BLONDINE
ROMAN NOUVEAU
PAR MME CÉCILE DE VALGAND.
PARIS
LIBRAIRIE DE CHARPENTIER
Au Palais-Royal, Galerie d'Orléans, n°16.
ANNÉE 1853.
I. --- L'HÔTEL DE NOLAR.
À l'entrée de la rue du Faubourg Saint-Honoré, se trouvait un hôtel d'une majestueuse simplicité ; sur le portail on lisait en lettres gravées : Hôtel de Nolar. Il y avait environ cent cinquante ans que les mêmes lettres frappaient les yeux des passants, et huit générations s'étaient succédées dans cet hôtel.
De cette demeure venait de partir un magnifique corbillard, attelé de quatre chevaux aux longues housses de crêpe noir.
Ce corbillard contenait un cercueil renfermant le corps du marquis de Nolar, lieutenant-général, l'un des derniers descendants d'une haute maison. La chute de Charles X avait causé la mort de cet homme, à peine âgé de quarante-cinq ans ; ami de son roi dans toute l'acception du mot, croyant aux principes, à la foi jurée, M. de Nolar succomba le jour où, selon lui, la ruse et la trahison remplacèrent l'honneur et la fidélité.
La famille des Nolar, une des plus illustres et des plus anciennes du royaume, marchait de pair avec les Créqui, les Montmorency, les Saulx-Tavannes, les Brézé, les Rohan, etc. etc. Elle avait les armes d'azur à deux épées d'or, fleurdelysées d'argent.
Les Nolar possédaient plus de noblesse que d'argent ; leur fortune se réduisait à 400 mille francs, provenant de l'indemnité des émigrés, et à l'hôtel patrimonial.
Le défunt marquis de Nolar recevait en outre 25, 000 francs de son grade de lieutenant-général, et 25, 000 francs comme chevalier d'honneur de madame la Dauphine.
Par esprit de philantropie il avait placé toute sa fortune dans l'industrie. « La prospérité des fabricants, disait-il, fait la prospérité des ouvriers, et par contre, celle de l'État. Les masses étant heureuses, les révolutions ne sont pas à craindre. »
M. de Nolar ne recevait que 5 pour cent de son argent ; en vain plusieurs fois, un filateur de laine, M. Boulland, qui faisait valoir une partie des fonds du Marquis, voulut-il lui donner des bénéfices bien légitimes ; le Marquis refusa constamment.
« Rendez vos ouvriers heureux, soignez-les dans leurs maladies, disait-il à M. Boulland, et n'ayez aucun scrupule. Employez en bonnes œuvres l'excédant d'intérêt que vous m'offrez. »
Le marquis de Nolar n'avait qu'une fille unique, âgée d'environ vingt ans ; elle s'appelait Jeanne. Sa tournure et ses traits étaient également distingués.
De grands yeux noirs, doux, voilés et expressifs, comme ceux d'une Espagnole, un nez romain, une bouche souriante, un sang fluide et généreux, qu'on voyait pour ainsi dire circuler sous une peau fine et transparente, une taille svelte et cambrée, telle était Jeanne de Nolar.
Le 5 juillet 1830, elle avait épousé Albert de Nolar, son cousin-germain, à cette Époque lieutenant au 4e régiment de dragons. Tous deux, enfants uniques, avaient perdu leurs parents.
Orphelin, dès son bas âge, Albert avait été élevé par son oncle, le marquis de Nolar, comme son propre fils ; et quoique mademoiselle de Nolar possédât, à elle seule, presque tout le patrimoine de la famille, on l'avait mariée à son cousin.
De quels soins, de quelles prévenances, Jeanne était-elle entourée par son mari ! et quelle conformité de caractère, d'éducation, de sentiments ! Elevés ensemble, ayant les mêmes relations, les mêmes amusements, tout ne devait-il pas leur sourire dans l'avenir ?
A peine trois mois s'étaient-ils écoulés depuis leur mariage, qu'une révolution éclatait, et que cette révolution emportait le père de Jeanne. Comme les siens, profondément attachée à la famille déchue, madame de Nolar attribuait à celle d'Orléans l'exil des Bourbons aînés, et toutes leurs disgraces.
À genoux sur un élégant prie-Dieu, Jeanne ne pouvait ni prier, ni pleurer. Elle était dans un de ces moments où la pensée est suspendue, et où le fil des idées vous échappe. C'est comme un avant-coureur de l'anéantissement que nous subirons un jour.
Aussi le bruit de pas, résonnant sur les dalles de l'église, ne parvint-il pas jusqu'à son oreille.
Le nouvel arrivant fut obligé de toucher légèrement Jeanne, pour annoncer sa présence. Elle tressaillit en se retournant, et reconnut son mari. Tout est fini, murmura-t-elle en jetant sur lui ses grands yeux noirs. Un serrement de main lui répondit, et, entraînée par Albert de Nolar, elle quitta la chapelle.
Ils entrèrent en face, dans une grande pièce appelée le salon de réception, dont les panneaux étaient couverts des portraits en pied de la famille. C'est que le portrait de chacun des Nolar, lors de son mariage, entrait dans cette galerie, et n'en sortait plus. Ce fut en face de celui de son père qu'Albert fit asseoir sa femme : puis il prit place à ses côtés, et la regardant tendrement :
« Jeanne, tes yeux sont secs, ton teint pâle, tes lèvres serrées... tu souffres bien, et je partage ta douleur. Celui qui nous aimait tant n'est plus ! Oh ! ma bien-aimée, pleure-le ! car il meurt victime de son dévouement à Charles X !
Bientôt, des hommes tels que ton père, ne se trouveront plus, et la génération avenir, en lisant leurs vertus, leur abnégation, les admirera, mais ne les imitera pas.
Pleurons ensemble sur notre père, pleurons sur notre avenir ; notre passé était trop beau !
Enfants gâtés de la vieille société, nous devons succomber avec elle ; c'est un chêne déraciné par la tempête politique. Nous, nous sommes ses pauvres feuilles destinées à mourir comme lui ! Parfois je lève mes yeux au-dessus de la terre, et je cherche si une main tutélaire s'étendra sur nous. Alors j'entends un tocsin sinistre, éloigné, comme dans la nuit du 28 juillet ; le chagrin, la misère, la mort passent devant moi, et ces monstres me forcent à verser des larmes. « Albert de Nolar, me crient-ils, ne sois pas orgueilleux de ta beauté, de ta noblesse, de ton esprit ; abaisse cette tête que lu tiens si fière, voile ton regard trop hardi. » Bien-aimée, un atmosphère de tristesse nous environne ; et nous sommes si jeunes ! et nous nous aimons tant ! »
Jeanne se jeta dans les bras de son mari, et fondit en larmes. Celui-ci la serra tendrement contre son cœur ; il regardait les pleurs de sa femme comme un baume salutaire pour elle. Effectivement, la douleur contenue est mortelle, mais non celle qui peut s'exhaler.
M. de Nolar aimait sa femme comme les fleurs aiment le soleil, l'air, la rosée du matin ; à ses yeux rien de beau, d'accompli comme Jeanne.
Un enfant, gage d'un mutuel amour, allait bientôt venir au monde. Avec quelle impatience Albert attendait-il cet instant ; quels magnifiques rêves, quels doux songes, quelles brillantes pensées d'avenir ce petit être inconnu inspirait-il à son père ! « O mon aimée, disait M. de Nolar à sa femme, si le Ciel exauce mes vœux les plus ardents, il m'enverra une fille. Contempler en elle ton portrait à toute heure du jour ; admirer une autre Jeanne, en tout semblable à sa mère, c'est peut-être trop de félicité pour moi. »
II. --- NAISSANCE DE BLONDINE.
M. et madame de Nolar se tenaient habituellement dans une petite pièce voisine du salon de l'hôtel. C'était là qu'ils échangeaient leurs pensées les plus intimes ; que loin des importuns ils parlaient de leurs espérances et caressaient de doux rêves que brillantaient leur avenir.
« A la venue de mon enfant, dit Jeanne, je doterai quatre jeunes filles en son nom. » Albert ne répondit pas. Afin d'éviter tout chagrin, toute inquiétude à sa femme, il ne parlait jamais devant elle d'affaires d'intérêt. A part lui, il répéta : « Pauvre Jeanne ! elle se croit toujours au temps de Charles X, alors que nous avions 80,000 francs de revenu ; mais à présent, il ne nous reste, en sus de notre hôtel, que les 400,000 francs placés chez M. Boulland. Avec 20,000 francs de rentes seulement, notre maison est toujours montée comme elle l'était du vivant de notre père. Huit mois à peine se sont écoulés depuis la révolution de juillet, et un déficit de 30,000 fr. existe déjà dans nos finances. »
Quelques coups frappés à la porte interrompirent ces réflexions.
Un domestique vint demander si M. le Marquis était visible, et en même temps il lui remit une carte pliée à l'un de ses coins. On lisait au milieu de cette carte \(gravé en grosses lettres\) ce nom : Louville ; plus bas, écrits au crayon, ces mots : Pour affaire personnelle à M. le Marquis.
Le jeune Nolar eut froid en recevant cette carte ; elle lui était d'un mauvais augure. « Faites entrer dans mon cabinet, dit-il, je vais m'y rendre. »
« M. le Marquis, dit un homme haut de taille, bien mis, à la figure assez affable, je vous demande mille pardons de me présenter sans avoir l'honneur d'être connu de vous ; mais j'espère que vous m'excuserez quand vous apprendrez le motif de ma visite.
– Vous avez 400,000 francs placés chez M. Boulland, filateur de laine ?
– Oui, Monsieur, reprit le Marquis.
– Je ne sais, continua Louville, si dans la haute position que vous occupez, vous vous êtes aperçu de la souffrance et de la perturbation que la révolution de 1830 a jetées dans les affaires. »
\(M. de Nolar n'avait que vingt ans, et ne s'était jamais frotté au monde commercial ; il pressentit cependant une partie de la vérité.\)
– Vous venez de la part de M. Boulland, me demander du délai pour le remboursement échéant en mars ?
– D'abord, M. le Marquis, ensuite.....
\(Louville s'arrêta pour chercher à lire dans les yeux de M. de Nolar. Celui-ci était calme\)
– Je vous attends :
Les affaires de M. Boulland ne sont pas prospères en ce moment ; plusieurs maisons avec lesquelles il était en rapport ont manqué, et lui-même est sur le point de déclarer sa faillite.
\(Dans un premier moment, M. de Nolar porta la main dans ses cheveux, en s'écriant : mais je vais être ruiné !\)
Monsieur le Marquis, remettez-vous. Je viens en ami, de la part de M. Boulland. Si vous voulez perdre 40 pour 100, vous aurez le remboursement immédiat. Je suis homme d'affaires, honnête et estimé de tout le quartier ; je vous conseille d'accepter cette offre. M. de Nolar hésitait. Vous pouvez m'en croire, la faillite de M. Boulland sera déclarée dans quinze jours, et ses créanciers n'auront pas 25 pour 100.
Ce pauvre homme m'a fait appeler ce matin. « Voyez M. de Nolar, m'a-t-il dit, je professe une grande estime pour lui ; priez-le d'accepter ces 240,000 francs, dont je puis disposer aujourd'hui ; encore quelques jours et les créanciers auront tout saisi. »
– M. Louville, répondit le Marquis, j'accepte.
– En ce cas, veuillez recevoir cet argent, qui est dans mon portefeuille, et m'en donner décharge.
Le pauvre Marquis sentait les larmes l'envahir. « Jeanne ! Jeanne ! répétait-il mentalement, que deviendrons-nous ? » Il se dépêcha de signer, et congédia M. Louville.
« Resté seul, M. de Nolar récapitula : Deux maîtres, huit domestiques, quatre chevaux, et nourrir tout ce monde avec 12, 000 francs de revenu. Impossible ; il faut donc aviser. L'hôtel doit être vendu dans le plus bref délai. Avant les événements, il valait 600, 000 francs ; maintenant, admettons qu'on ne le vende que 400,000, il nous restera 30,000 fr. de rentes ; mais que de pertes causées par la révolution ! Dieu veuille que nous n'éprouvions pas de nouveaux désastres. Maintenant ma conduite est tracée. Jusqu'à la délivrance de Jeanne, je vais laisser les choses en leur état, afin qu'elle ne soupçonne rien.
Une fois Jeanne rétablie, je lui ferai part de la réduction de notre capital, et alors nous verrons ensemble. »
Vers la fin de mars, madame de Nolar eut une petite fille charmante, qui fut appelée Jeanne, comme sa mère. Les petits cheveux blonds de cette enfant étaient tellement fins et dorés, que son père la surnomma Blondine. « Ma Blondine, lui disait-il en la prenant dans les bras, cher petit ange, arrivé du Ciel, sois la bienvenue parmi nous. Nous t'accueillons avec tendresse ! Puissent tes jours s'écouler calmes, doux et sereins. Si jamais l'avenir recelait dans ses flancs quelque douleur pour ma fille chérie, mon Dieu, je t'en supplie, détourne-la ; et s'il faut absolument que cette douleur arrive ici-bas, envoie-la moi, mon Dieu !
« Mon enfant, ma Blondine, je te bénis du plus profond de mon cœur : encore quelques mois, et tu m'aimeras ; tes petits bras se tendront à mon approche, et la jolie bouche me sourira ! Plus tard, tes lèvres prononceront des mots enfantins, inintelligibles pour le vulgaire, mais joyeux, ravissants pour moi. Maintenant, ô ma petite Blondine, dors paisiblement dans ton berceau ; le sommeil est si doux et si salutaire à l'enfance. »
M. de Nolar, afin d'éviter toute fatigue à sa femme, avait fait venir une grosse et belle nourrice des environs de Fontainebleau. Quoique délicate de formes, Blondine se portait fort bien, et promettait déjà d'être jolie. Cette enfant inspirait une espèce d'idolâtrie à ses parents. « Elle a tes yeux, disait Albert de Nolar à sa femme : --- Non, ce sont les tiens, répondait celle-ci. Elle est blanche comme toi, mon Albert » ; et Jeanne, ôtant de son cou le portrait de son mari, à l'âge de huit mois, il fut convenu que Blondine avait tous les traits de son père. Madame de Nolar témoigna le désir de faire peindre sa fille ; aussitôt, une des plus charmantes miniatures vint éclore sous les doigts d'un peintre célèbre.
Albert était assez embarrassé pour apprendre à sa femme la perte d'argent essuyée chez Boulland, et par contre pour soumettre à Jeanne un plan de réforme. Bonne amie, dit-il à sa femme, loin de moi la pensée de vouloir te causer la moindre peine ; mais il me semble que nous menons trop grand train pour notre fortune. --- Ami, ne nous reste-t il pas au moins 50,000 francs de rente ? --- Non. --- Oh ! reprit Jeanne, notre immeuble vaut au moins 600,000 francs, et puis n'avions-nous pas les 400,000 francs de capital ?
– Amie, dans ce monde, il est des épreuves à subir ; nos 400,000 fr. se sont réduits à 240.
– Oh ! mon Dieu, mais c'est énorme, par quelle fatalité ? tu aurais dû me prévenir.
– Cette perte a eu lieu trois mois et demi avant la naissance de notre fille chérie. Pouvais-je te causer une émotion, ma Jeanne ! mettre ta vie et celle de Blondine en danger ? Non, mille fois non.
J'ai gardé le silence, préférant souffrir seul. --- Jeanne embrassa son mari.
– Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle.
– Nous sommes deux, ma femme, pour supporter les maux de cette vie, et à deux on a plus de courage. Voici ce que je te propose : 1° la vente de l'hôtel...
– Mon ami, c'est impossible ; chaque pièce, chaque corridor, chaque coin est un souvenir pour moi. Albert, dans cet endroit où je te parle, nos pas se sont essayés pour la première fois ; plus loin, dans cette chambre, ma pauvre mère est morte en répétant : Ma fille ! ma fille ! avec un accent si douloureux, que mon père s'écria : rassure-toi, Jeanne ne sera pas malheureuse ! Enfin, près d'ici, mon pauvre père était agonisant il y a huit mois. Les tentures, les tableaux, les meubles, me parlent, me connaissent, me comprennent ce livre que je tiens était l'intime ami de mon père. Albert, tout ce que tu voudras, tout, excepté la vente de l'hôtel.
– Pauvre Jeanne, n'en parlons plus, tu me brises le cœur. Écoute, cependant. Sur les 240,000 fr. qui nous restent, nous devons 40,000 fr., reste à 200,000 fr. Déjà j'ai visité un architecte, il demande juste 100,000 francs, pour arranger l'hôtel de manière à le mettre en location. Nous resterions donc à peu près réduits à notre seul immeuble. Les appartements se louent très-difficilement dans ces temps-ci. Suppose un instant que nous ne trouvions pas de locataires pendant un an, que deviendrions-nous ?
– Albert, c'est cette malheureuse révolution qui est la cause de tous nos maux. --- Sans doute, mais le mal est fait, tu ne peux l'empêcher. --- Mon ami, ne m'entretiens plus d'affaires d'intérêt, je n'y comprends rien ; agis pour le mieux et donne-moi notre fille pour me consoler. »
M. de Nolar résolut de vendre l'hôtel ; il avait un acquéreur en vue, c'était le marquis d'Osna.
M. de Nolar s'adressa d'abord à madame d'Osna, afin qu'elle décidât son mari. Madame d'Osna était une femme de vingt-neuf ans, sèche, grande, brune, sous les ordres de laquelle il fallait plier.
– « Il y a longtemps, dit-elle à M. de Nolar \(en recevant sa visite\), qu'on ne vous a vu.
– Madame, je vous demande mille pardons, mais la mort de notre père, la naissance de notre fille, m'ont empêché de vous rendre mes devoirs.
– Ah ! vous avez une petite fille, vous êtes bien heureux ; moi, je n'ai que ce méchant petit garçon ; et elle montra un enfant de cinq à six ans. Eusèbe, approchez-vous, et saluez M. le Marquis. L'enfant s'inclina gracieusement ; Albert le prit sur ses genoux, en fit beaucoup de compliments à sa mère, et pria le petit de lui dire ce qu'il désirait.
– Marquis, c'est bien inutile, monsieur ne s'amuse plus avec les joujoux, on lui en a trop donné.
A propos Marquis, que dites-vous de nos affaires politiques ?
– Rien. --- Comment...
– Je vous avoue que je trouve vraiment incompréhensible que deux cent vingt hommes aient eu le pouvoir de plonger la France entière dans le malheur.
– Marquis, vous ferez probablement comme M. d'Osna, vous resterez étranger à la politique ; vous ne servirez pas Louis Philippe.
– Non, madame la Marquise, et cependant je regrette l'état militaire, la fumée du canon, les piétinements des chevaux, cette ardeur dont on se sent embrasé pour les conquêtes, quand, comme moi, on n'a que vingt ans. Toutes ces choses sont belles, et je les ai quittées ; déjà j'étais lieutenant de dragons, mon avenir se levait radieux et brillant, et je l'ai brisé, plutôt que de prêter serment à l'usurpateur.
– Très-bien, Marquis. »
Après quelques phrases échangées, M. de Nolar se retira.
Trois jours après, Mme d'Osna, accompagnée de son garçon, vint voir Mme de Nolar.
« Quelle délicieuse petite fille vous avez, cher Marquis, vous devriez me la donner ; mon fils Eusèbe serait enchanté d'avoir une sœur.
– Oui, maman, répondit l'enfant, et il dit quelques mots à sa mère.
– Mon fils voudrait porter votre fille, le permettez-vous ? Madame de Nolar, soutenant Blondine, la mit dans les bras du petit garçon. Celui-ci l'embrassa cordialement, et les deux mères de sourire.
– Marquis, j'admire toujours votre hôtel, dit Mme d'Osna ; si vous vouliez m'accompagner pour me le montrer en détail, je vous serais infiniment obligée. Nous laisserions les deux enfants à madame de Nolar, qui voudrait bien s'en charger pendant notre absence.
Eh bien ! Marquise, lui dit M. de Nolar après avoir visité le jardin, si l'hôtel Vous plaît tant, je suis prêt à vous en faire le sacrifice. --- Comment ! vous vendriez l'hôtel de Nolar ? --- Peut-être.
– Il faut une fortune comme la vôtre, Marquise, pour y figurer dignement, et la révolution nous enlève cinquante mille francs de revenu. En outre, nous avons perdu des fonds chez Boulland le filateur.
– Je voudrais être homme, Marquis, j'étranglerais tous les révolutionnaires. »
M. de Nolar sourit.
« Sérieusement, Marquise, reprit-il, si vous êtes disposée à faire l'acquisition de l'hôtel, je vous l'offre.
– Je ne dis pas non, nous en causerons avec mon mari. »
Au bout de quelques mois, l'hôtel de Nolar, ainsi que le mobilier, étaient vendus aux d'Osna, moyennant cinq cent mille francs.
Après s'être consulté avec sa femme, M. de Nolar, qui ne croyait nullement à la durée du règne de Louis-Philippe, et qui n'avait aucune confiance dans la rente, résolut de placer ses fonds sur hypothèque. Il alla donc chez M. Baulin, le notaire de la famille. M. Baulin le reçut parfaitement, et lui dit qu'il avait un placement magnifique pour des fonds ; que si cela lui était agréable, il lui enverrait le lendemain un clerc dé l'étude pour prendre les fonds.
M. de Nolar consentit.
Deux mois s'étaient à peine écoulés, que M. Baulin avait disparu, emportant plus de six millions aux personnes confiantes en sa probité.
Albert de Nolar attendait l'acte du prêt hypothécaire Ne se défiant nullement, il remettait de jour en jour pour passera l'étude. Enfin, il y va, demande M. Baulin, les clercs se regardent silencieusement. M. de Nolar répète, croyant qu'on n'a pas entendu.
Le premier clerc le fait entrer dans le cabinet de l'ancien notaire, lui parle grandement de la révolution de juillet, de son immoralité, des malheurs dont elle a été cause, et finit par lui annoncer la fuite de M. Baulin.
C'est une chose affreuse, reprend M. de Nolar, mais mon argent est placé sur première hypothèque.
– Hélas ! non, M. le Marquis.
– Où est M. Baulin ? dit M. de Nolar. En faisant cette question, ses yeux flamboyaient.
– Je ne pourrais vous l'indiquer, reprit le clerc ; --- oh si, Monsieur, --- et M. de Nolar le prit et le secoua violemment --- « ce que je fais est indigne, se dit-il aussitôt, laissons cet homme ; » et il sortit de l'étude la tête en feu, les oreilles pleines de bourdonnements, et répétant machinalement le long du chemin, ces deux horribles syllabes : ruiné ! ruiné !
En rentrant chez lui, M. de Nolar ne courut pas embrasser sa femme et son enfant, comme il avait coutume de le faire.
La tête dans ses mains, appuyé sur une table, il voulut réfléchir ; impossible, c'était un homme atterré. Deux heures s'écoulèrent ainsi ; la tête lui pesait horriblement : soudain il sent un baiser, déposé sur ses mains brûlantes enlaçant son front : « Jeanne, s'écrie-t-il, et, l'attirant à lui : bien-aimée, donne-moi de la force, du courage, sois mon guide, mon appui.
– Albert, tes traits sont bouleversés ; ne me cache rien, tu vas te battre en duel.
– Plaise à Dieu.....
– Ma femme, M. Baulin nous emporte nos 680,000 francs, toute notre fortune. »
Jeanne essaya de faire contenance ; pauvre femme ! elle éprouvait un saisissement au cœur ; mais elle craignait, en laissant voir son émotion, de désespérer son mari.
Ses grands yeux noirs se fixèrent doucement sur Albert, et, lui serrant les mains dans les siennes : nous sommes jeunes, nous travaillerons pour élever notre enfant !
II. --- MADAME DELVOIE.
M. de Nolar commençait à reprendre courage ; il avait vendu ses équipages, congédié ses domestiques, fait choix d'une carrière ; celle du barreau. Dans cette intention il travailla assidûment à se faire recevoir bachelier.
A ses heures de loisir, il cherchait un appartement, voulant, autant que possible, éviter cet embarras à sa femme.
Déjà M. de Nolar avait beaucoup couru, rien ne lui souriait : toujours il trouvait les pièces trop petites ; involontairement il ne pouvait s'empêcher de les comparer à celles de l'hôtel de Nolar ; mais le temps s'écoulait, et il fallait une décision prompte.
En face de l'hôtel il y avait une maison de médiocre apparence, paraissant assez bien tenue, Albert y entra, et s'adressa à la concierge, jeune femme d'environ vingt ans, jolie, propre et douce. Une grosse fille de trois ans allait et venait dans la loge, ainsi nommée par le rapport que ces pièces ont avec celles qui servent aux animaux du jardin des plantes.
– Vous avez un appartement à louer ? dit M. de Nolar à la portière, nommée madame Delvoie.
– Oui, Monsieur.
– De quel prix est-il ?
– De mille francs, au second sur la cour, composé de cinq pièces, antichambre, salle à manger, salon, chambre à coucher et une belle cuisine.
– Pourrait-on le voir ? --- Oui, Monsieur ; et prenant la petite fille dans ses bras, elle accompagna M. de Nolar. A moitié chemin de l'escalier, elle posa la petite par terre, en disant : elle est beaucoup trop lourde, elle me fatigue.
– Donnez-la moi, dit Albert ; une petite fille, cela me connaît.
– Monsieur est beaucoup trop bon.
– Vous avez une magnifique enfant, Madame ; elle doit faire envie à bien des mères.
– Ah ! Monsieur, vous ne voyez rien, et retroussant mademoiselle Clarisse, elle la montra in naturalibus à M. de Nolar. Tâtez-moi ça, c'est ferme, c'est ragoûtant, c'est solide.
M. de Nolar examina minutieusement le nouveau local, il était vide, et l'on pouvait le parcourir à l'aise. Madame Delvoie essayait de lire sur la physionomie d'Albert.
Vous le trouvez à votre goût, n'est-ce pas ?
– Peut-être.
Tout-à-l'heure je vous ai dit que le prix était de mille francs, mais pour quelqu'un de comme il faut, comme vous, M. Bonorgueil, le propriétaire, le laisserait à huit cents francs. --- Vous me décidez, Madame, donnez-moi l'adresse du propriétaire. --- Vous n'irez pas loin... C'est au magasin d'épiceries, juste au-dessous de nous ; et, d'un air triomphant, madame Delvoie l'amena chez M. Bonorgueil, où, après plusieurs paroles, on fut définitivement d'accord.
En sortant, Madeleine Delvoie dit à M. de Nolar : « Quand vous serez ici, vous pourrez vous vanter d'être dans une maison très comme il faut ; au-dessous de vous habite un M. Louville, le premier homme d'affaires de Paris, et l'étage au-dessus est occupé par M. Cracoviski, célèbre pianiste. »
– Je vous remercie, et M. de Noter mit dix francs dans la main de Madeleine pour le denier à Dieu.
– J'aurai une chose à vous demander : savez-vous faire la cuisine, un ménage ?
– Oui, Monsieur. --- Et quel serait votre prix pour avoir soin d'un appartement comme celui que je viens de louer ?
– Monsieur, cela dépend ; s'il s'agit seulement d'entretenir les chambres, je prends dix francs par mois, et quand je fais la cuisine, c'est vingt francs.
Eh bien ! madame Delvoie, comme nous sommes sans domestique, si vous voulez entrer chez nous aux conditions que vous énoncez, vous m'obligerez, ainsi que ma femme.
– Bien volontiers, Monsieur.
– Nous emménagerons dans huit jours.
Je puis donc compter sur vous ? voici votre mois d'avance.
En voilà-t'il, un bel homme ! disait Madeleine à son mari, en lui parlant de M. de Nolar, sitôt qu'il fut parti. On n'a pas de plus beaux yeux bleus, de plus belles soucis noires, une plus jolie bouche....
– Auras-tu bientôt fini ; quand tu parles d'un homme, tu en as plein la bouche. Sans aller loin, tu ne taris pas d'éloges sur le compte de M. Louville, de ce vieux libertin, amoureux de toutes les femmes.
– Vieux, il a vingt ans de moins que toi...
– Cela reste à savoir.
– Du tout ; tu as cinquante-six ans bien sonnés, et je suis sûre que M. Louville en a à peine trente-six.
– Tu plaisantes ; il commence à grisonner ; mais quand il passe... Belle dame, vous n'avez pas de lettres pour moi ? et il allonge son museau dans la loge pour voir si j'y suis : Quand il me trouve, il file vite ; si tu es seule, il s'assied, et Dieu sait ce qu'il te débite : enfin, je suis la risée de tout le quartier.
– Ce sont de méchantes langues...
– Du tout ; voilà plusieurs fois que je le trouve avec M. Louville, et cela ne me va pas. Je n'ai qu'une chose à te dire : si tu te laisses séduire par ce godelureau, lu commettras un grand crime \(Madeleine hochait la tête de droite et de gauche\). Il est inutile de m'écouter ainsi : Apprends donc que M. Louville est ton père... --- \(elle s'exclama : cette nouvelle lui paraissait on ne peut plus bouffonne\).
– Ma grand'mère ne m'a jamais dit cette chose-là. Toujours elle m'a parlé de mes pauvres parents, que j'ai eu le malheur de perdre étant fort jeune.
Delvoie ouvrit un secrétaire, en tira des papiers, les montra à sa femme, en lui disant : regarde cet acte de naissance et lis : « Ce jour, quinze février mil huit cent douze, on a présenté à la mairie une enfant du sexe féminin, auquel a été donné les noms de Madeleine Griffon. La mère seule a reconnu cette enfant. » --- Tu vois, aussi clair que le jour, que tu es une bâtarde.
Madeleine n'était pas à son aise.
Le mari reprit : en t'épousant, je savais tout ; juge de l'honneur que je l'ai fait ; par moi tu as été réhabilitée.
Mes seize ans, ma gentillesse valaient, je crois, tes cinquante-trois ans et ta jalousie de chaque jour. A présent, sur quelles preuves fondes-tu ma parenté avec Louville ?
– Écoute : avant ton mariage, ta grand'-mère m'entretint en particulier, et me dit ceci.
« Je ne veux pas que vous ayez quelque chose à me reprocher. La naissance de ma petite-fille est une faute de ma pauvre Purpurine : à quoi je répondis : je m'en doutais, et tout le village aussi : c'est bien par rapport à la fausse position de Madeleine, pensais-je, qu'aucun garçon ne se présente : elle a beau n'avoir que quinze ans, être jolie comme les amours, tous ces imbéciles répètent : le plus souvent que j'épouserions une bâtarde. En ma qualité d'ancien maître d'école, en homme exempt des préjugés du vulgaire, j'ai dit : Madeleine me va, c'est une belle et bonne fille, qui paraît intelligente, que m'importe le reste !
– Encore un coup, répéta Madeleine, comment M. Louville est-il mon père ?
– Voici :
– C'était en 1811, au 25 de mai, jour de la fête de Franchart, dans la forêt de Fontainebleau : j'avais alors vingt ans de moins qu'aujourd'hui. Une joyeuse troupe dont je faisais partie, défilait de la Chapelle-la-Reine, notre village, et arrivait à Franchart, sautant et devisant. Parmi cette troupe, il y avait des jeunes filles, et parmi ces jeunes filles on distinguait entre toutes, Purpurine, ta mère, non que Purpurine fût extrêmement jolie, mais elle était aussi fraîche que son nom, et droite comme un arbre ; seize ans se lisaient sur son front. Quant à sa figure, je ne sais si tu te la rappelles, mais tu n'as qu'à regarder notre Clarisse, c'est tout le portrait de sa grand'mère : yeux gris mutins, nez mignon, bouche de corail.
Aux premiers sons de l'orchestre, j'invitai ta mère à danser : elle me refusa ; cependant, un beau monsieur de Paris, aux gants blancs et culottes courtes, se présente devant elle en la saluant. Elle l'accepte pour cavalier et danse non une, non deux, non trois, mais quatre, cinq, enfin, je ne me souviens plus du nombre de contredanses qu'ils ont sauté ensemble. J'étais derrière eux, et ta mère disait, avec une petite voix flûtée : Je m'appelle Purpurine Griffon ; mon père est aubergiste à la Chapelle-la-Reine, et je suis la dernière de cinq filles. Toutes mes sœurs sont à la maison ; je devais y rester aussi, mais j'ai tant supplié mon père, qu'il a fini par céder, et me voilà. --- C'est bien heureux, reprit le jeune homme en lui serrant la main ; je vous dois aveu pour aveu. On me nomme Adolphe Blanchard, et je suis premier commis dans une maison de soieries, rue des Bourdonnais : --- il mentait, ce jeune homme, plus tard tu le verras ; mais il avait tant de grace à débiter des sornettes, que ta mère crut plus à lui, qu'aux vérités qu'on lui répétait chaque jour, 1° qu'une jeune fille ne doit pas écouter un jeune homme qu'elle ne connaît pas ; 2° qu'il faut qu'elle se défie plus de son imagination que de son cœur.
Lorsque nos deux jeunes gens eurent dansé comme des perdus, que la taille de ta mère se fut abandonnée souvent dans les bras du beau Monsieur, l'heure de la retraite sonna. Nous nous mîmes en route, chacun avec sa chacune, bien entendu, Purpurine au bras d'Adolphe, nom que s'était donné le nouveau venu.
Moi seul n'avais pas de compagne, je les suivais, espérant empêcher un malheur que je prévoyais ; mais Adolphe changea tout-à-coup de direction, et il me fut impossible de les retrouver.
Quand Purpurine revint à la Chapelle-la Reine, à l'hôtel du Chat noir, il faisait grand jour : le jeune homme l'avait laissée à l'entrée du village, voulant sans doute éviter d'être reconnu ; mais ses traits étaient gravés dans ma mémoire, et je te jure que cet homme, aujourd'hui comme alors, est M. Edmond Louville. Deux mois se passèrent : au bout de ce temps, ta mère devint malade, ses couleurs s'en allèrent ; enfin, sept mois plus tard, elle accoucha de toi... Te dire la clameur, les holà des vieilles dévotes, les propos des méchantes langues, les sermons de monsieur le curé, l'isolement dans lequel ta pauvre mère fut laissée, tout cela est impossible.
Toi, pauvre petite créature, qui n'avais pas demandé à naître, on t'appela Madeleine, en signe de repentir, et l'on te mit en nourrice jusqu'à l'âge de quatre ans. Pendant cet intervalle, afin de faire taire des langues qui ne tarissaient point, on répandit le bruit de ta mort. Un beau jour, une vieille femme se présenta chez moi et me demanda si je ne voulais pas me charger d'une pauvre abandonnée, je la remerciai... Elle alla chez le curé, chez le maire, partout même refus. Enfin, elle vint chez les Griffons, où elle eut le bonheur de t'installer. Dans tout le village il n'y eut que les Griffons qui furent dupes de la petite comédie qu'eux-mêmes avaient inventée, et lorsque je te demandai, en mariage, ta grand'mère ne m'apprit plus un secret...
Quant à la pauvre Purpurine, elle mourut de chagrin...
Madeleine Delvoie était devenue pensive en entendant ce récit.
Mais cet homme \(dit-elle tout-à-coup\) qui a séduit ma mère, sans jamais la revoir, cet homme est un monstre !
– Et pour qui prends-tu donc M. Louville ? Je l'observe sans qu'il s'en doute. Y a-t'il au monde un plus grand sournois, un plus grand coquin, un plus grand coureur ? va, c'est bien ton père...
– Merci du compliment \(Madeleine, en elle même, se moqua de son mari ; elle pensa que la jalousie l'égarait\). Cependant il avait raison, elle était bien réellement la fille de Louville.
III. --- MONSIEUR LOUVILLE.
Il y avait déjà quelques semaines que monsieur et madame de Nolar étaient installés dans leur demeure, rue du faubourg Saint-Honoré.
Albert de Nolar travaillait sérieusement pour se faire recevoir bachelier, afin de commencer son droit : maintenant, l'avenir lui appartenait, il se voyait l'un des premiers avocats de Paris, et il aurait vite fait, pensait-il, de regagner la fortune de ses pères. La jeunesse a tellement le sentiment de sa force, qu'elle se console aisément ; il n'en est pas de même de l'âge mûr, l'expérience l'accompagne, afin de lui montrer la profondeur des pertes et la difficulté de les réparer.
Le soir, après son travail, Albert de Nolar, entre sa femme et son enfant, ne demandait à Dieu que la continuation de cette vie paisible.
La petite Blondine commençait à parler et à trottiner : il jouait avec elle, cherchant à l'égayer de mille manières ; souvent il priait Madeleine Delvoie d'amener Clarisse, et il prenait plaisir à voir ensemble les deux enfants se rouler à terre comme de jeunes chiens, se battre, s'embrasser et se relever.
En entrant dans la maison, M. de Nolar en avait visité les principaux habitants, notamment M. Louville ; celui-ci parut vivement s'intéresser à M. de Nolar, et offrit de l'aider en toute occasion.
Un mot sur M. Louville :
Edmond Louville, bien qu'il parût à peine trente-cinq ans, en avait quarante sonnés. Ses yeux étaient d'un gris verdâtre assez brillant ; leur expression significative, son nez relevé, fort du bout, sa bouche vermeille, ornée de belles dents, le teint frais, les cheveux châtains, très-épais. Toujours bien mis, sans être esclave de la mode, Edmond Louville ne laissait pas que de plaire aux femmes, et malheur à celles qu'il distinguait : souple, adroit, tenace, il était comme le renard, ne lâchant jamais sa proie. Sans remords, sans principes, incapable de céder à un mouvement de générosité, les femmes, selon lui, n'étaient mises au monde que pour son bon plaisir. Aussi, sans compter Purpurine, quelle quantité d'autres petites paysannes séduites, comme elle, sans lendemain... et les filles comme il faut, combien en avait-il démoralisé sous les yeux de leurs mères, par ses discours insidieux et pervers ? Un tel homme eût dû être mis à l'index ; du tout, les femmes se l'arrachaient, se l'enviaient. Sa place avouée dans le monde, était celle-ci : homme d'affaires. Sa position non avouée, employé : secret du ministère de l'intérieur à six mille francs d'appointement. Comme tel, il était chargé de surveiller au dehors, les intérêts du gouvernement. Il devait donc pénétrer dans le sanctuaire de la famille, afin d'y rechercher les opinions les tendances, la manière de voir de chaque individu.
Le soir de l'installation des jeunes Nolar, un homme de la police vint chez Louville et lui recommanda ses voisins d'une manière spéciale. A cette époque les légitimistes étaient l'objet d'une attention toute particulière de la part du gouvernement.
M. Louville alla donc chez les Nolar. La beauté de Jeanne l'impressionna si vivement qu'il en devint éperduement amoureux : « Quelle charmante femme, disait-il, quels yeux, quelle taille, et quel air distingué. Les bourgeois ont beau dire et faire, il leur est défendu de mettre au monde de telles femmes. Voyez ensemble madame Bonorgueil, la propriétaire et madame de Nolar : que cette dernière a les doigts longs, minces, aux ongles transparents comme de la dentelle ; comme son pied est mignon, comme son corps est à l'aise dans ses vêtements, tandis que madame Bonorgueil a la main lourde, un pied de bœuf, l'air empesé comme un beau dimanche. »
Tous les matins, madame de Nolar allait à la messe. Louville y fut aussi. D'abord il n'osa pas se mettre près d'elle, enfin, il s'enhardit et finit par lui présenter l'eau bénite.
« M. Louville est un homme pieux, disait Jeanne à son mari. C'est étonnant combien il gagne à être connu. --- Jeanne, ma toute belle, défie-toi ; je ne sais pourquoi cet homme, ce Louville me déplaît. »
– Oh ! c'est bien à tort, il est d'une politesse, d'un respect envers nous. L'autre jour, tu n'y étais pas, il n'a pas voulu s'asseoir à la maison. --- Je lui sais gré de cette déférence.
– Bienaimée, j'ai rencontré Mme d'Osna, qui m'a dit qu'on ne te voyait plus à l'hôtel. Dans peu j'aurai besoin de relations, il faudra que je sois aidé ; un avocat parvient rarement seul.
– Mon ami, Mme d'Osna occupe la chambre de mon père, et quand j'entre dans cette chambre, mes yeux deviennent humides ; mais dès l'instant où tu désires que je suive les visites avec elle, je le ferai pour toi.
Cependant Louville avait juré de posséder madame de Nolar. Jusqu'à présent, ses yeux seuls parlaient, et encore était-ce malgré lui... Il comptait sur le temps, sur un événement imprévu, la séparation du mari. Les batteries de Louville n'étaient pas encore dressées ; il attendait, bien persuadé qu'aux premiers mots d'amour qu'il aurait le malheur de prononcer, il serait infailliblement jeté à la porte.
Il flottait indécis, ne sachant quel parti prendre, quand son monsieur de la police revint et lui dit : dès ce moment, employez toute votre sagacité, soyez tout yeux, tout oreilles, le gouvernement de juillet est encore menacé.
– Qu'y a-t-il de nouveau ?
– La duchesse de Berry est à Marseille et de là se rend à Nantes, où elle va faire une levée de boucliers en faveur de son fils. --- Je vous remercie, et un éclair de joie illumina l'œil de Louville. « Enfin, répétait-il tout bas, je tiens madame de Nolar, elle ne m'échappera pas. »
Le lendemain, il monta, remonta l'escalier tant de fois, qu'il finit par y rencontrer M. de Nolar. C'était ce qu'il voulait.
Après les préliminaires d'usage, M. Louville dit à M. de Nolar : « Veuillez prendre la peine d'entrer chez moi, je désirerais vous parler sans témoins. » Albert y fut.
– Vous ne savez pas, Marquis, la grande nouvelle ; madame la duchesse de Berry est à Nantes, où elle fait appel à tous ses fidèles serviteurs, afin qu'ils aient à soutenir la cause de son fils.... \(et pareil à un homme qui lance une bombe incendiaire, et qui se tient à distance pour mieux en observer l'effet, M. Louville examina le jeune homme\). La joie illumina d'abord la figure d'Albert ; il vit Henri V sur le trône de ses pères et par contre, lui, marquis de Nolar, reconquérant, d'un seul coup, une haute position sociale ; mais presqu'aussitôt, la réalité vint chasser l'illusion, il pâlit, et Louville put s'apercevoir du trouble que ses paroles avaient jeté dans l'ame de M. de Nolar.
« Si vous doutez de mon assertion, continua Louville, allez aux bureaux du journal légitimiste, et là vous vous convainquerez par vous-même. »
La tête basse, le regard à terre, agité de mille réflexions, M. de Nolar se rendit rue du Doyenné, où il demanda le gérant d'une feuille bien connue.
Quand M. de Nolar eut décliné son nom, mille politesses lui furent faites : on lui montra les dépêches non encore livrées à l'impression, et il vit que Louville avait dit vrai.
L'humeur de M. de Nolar devint triste, chagrine, et le lendemain, sa petite Blondine n'eut pas le baiser paternel de chaque jour.
Qu'as-tu, mon ami ? dit sa femme, tu ne vois pas Blondine, qui se met sur la pointe de ses petits pieds, et te tend inutilement sa fraîche joue.
Moi, répondit Albert, sans la moindre attention pour sa fille, mais... rien... et il se mit à une table et écrivit. Jeanne avança sa charmante tête par-dessus l'épaule de son mari afin de voir les caractères qu'il traçait ; vite il déroba le papier. --- Oh ! dit-elle en prenant la main d'Albert, que t'ai-je fait ? il la prit alors dans ses bras, la serra tendrement, et l'inonda de larmes. Mon Dieu, cria-t-elle ! quel nouveau malheur nous menace ?
Voici cette lettre, que j'ai voulu te cacher... lis-la ..
« MADAME,
J'ai eu connaissance de votre arrivée en Bretagne ; n'écoutant que mon dévouement pour vous, je m'arrache du foyer de la famille, et bientôt vous compterez un soldat de plus.
ALBERT DE NOLAR. »
La jeune femme tressaillit ; elle voulut parler, et les mots s'arrêtèrent sur ses lèvres.
– Écoute, lui dit son mari...
Veux-tu être la femme d'un lâche ? si tu y consens... soit.
Oh ! fit-elle...
– Eh bien ! je dois te quitter. Entends-tu ? non pas dans quelques mois, dans quelques semaines, dans quelques heures, mais de suite ! Nos grands parents ont payé de leur tête leur dévouement à la royauté. Ton père est mort de chagrin de la chute de Charles X. Moi, l'unique rejeton de la famille, puis-je déserter la cause du roi légitime ?
– Non, mon ami, je t'aime ainsi ; le Ciel veillera sur toi ; il ne laissera pas sans appui une femme et une enfant. »
Et pâle, le cœur serré, Jeanne prépara les effets destinés au voyage de son mari.
– Surtout, ajouta M. de Nolar à sa femme, cache mon départ à M. Louville ; sans pouvoir m'en rendre compte, il ne m'est nullement sympathique. Je t'en prie, pas de confiance en lui ; évite ses visites autant que tu le pourras, toutefois sans être malhonnête.
Et maintenant... adieu... Puis de chaque bras, soulevant sa femme et son enfant, il les inonde de caresses et de pleurs. Tout-à-coup, il les rejette et se précipite dans l'escalier.
Il est parti..
Jeanne est à genoux priant pour lui.
IV. --- TRAHISON.
Les instructions de M. de Nolar avaient été fidèlement suivies par sa femme. Sans paraître éviter M. Louville, elle s'en était tenue à distance. Remarquant que vers une heure de l'après-midi, il venait quelquefois lui rendre ses devoirs, elle habillait vite sa petite Blondinette, et à midi juste, elle partait en promenade avec l'enfant.
M. Louville s'était aperçu de ce petit manége, et il en riait. « Son mari serait-il en Vendée, et pourrais-je enfin la poursuivre de mes hommages ? je le saurai... »
Quelques jours se passèrent : M. Louville affecta la plus grande discrétion envers madame de Nolar. Puis, quand il eut jugé que le moment était venu, il changea l'heure de ses visites et alla chez elle le soir.
Madame de Nolar n'avait pas de domestique, et forcément elle ouvrait la porte. On ne peut pas soi-même, décemment, dire à quelqu'un qu'on n'y est pas. Louville fut donc reçu.
Dans les plis de son manteau, il avait caché une superbe poupée, qu'il s'empressa de montrer à Blondine, sans consulter sa mère : et l'enfant de sauter après lui, de grimper sur ses genoux et de l'embrasser pour le remercier du joujou.
Madame de Nolar n'eut pas le courage d'empêcher sa fille d'accepter une chose qui lui plaisait tant ; et M. Louville était si aimable, savait tant d'historiettes amusantes, trouvait Blondine si jolie, que Jeanne, involontairement, prit plaisir à le voir et a l'entendre.
– Et notre cher mari, dit-il un soir à madame de Nolar après lui avoir fait plusieurs visites, avons-nous de ses nouvelles ? opère-t-il des prodiges en Vendée ?
– Monsieur, il n'y est pas, répondit vivement la jeune femme.
– Pourquoi cette précipitation ? Vous n'avez pas la moindre confiance en moi ; vous ne ressemblez nullement à Blondine ! Et à quoi servent donc les amis, si notre cœur est toujours fermé pour eux ? Si un mur d'airain s'élève constamment entre eux et nous ? Moi qui vous ai tant admirée, tant aimée, même alors que vous n'étiez qu'une toute jeune enfant ! Je vous vois encore de ma fenêtre, un beau jour d'hiver : vous aviez une robe de velours gros bleu, un petit chapeau de satin blanc, et sous ce chapeau, de belles boucles brunes ondoyantes. Votre taille mignonne était déjà cambrée, votre œil noir déjà vif et fier. Combien, me suis-je dit : si jamais j'ai une enfant, je veux qu'elle ressemble à celle-là, à nulle autre : et je vous aimais à l'égal d'un père, car ces qualités que j'admirais en vous, étaient les filles, les bienaimées de mon imagination. Et vous vous méfiez de moi ! Oui, une chose que personne n'ignore, que tout le monde sait, vous me la cachez à moi seul ; à moi, vieil ami de vingt ans. Vous souriez ; je sais qu'il n'y a que quelques années au plus que vous avez peut-être daigné savoir que j'existais ; mais je vous ai vue, portée dans les bras ; aux Tuileries ; j'ai été témoin de vos premiers pas... plus tard j'ai pris part à vos jeux, à vos joies enfantines... encore plus tard... je me tais... je ne vous dirai qu'un mot... je suis devenu fou !... Et pour récompense, à cette heure, des paroles froides, une dissimulation continuelle, quelquefois même de l'ironie. Si vous m'aviez dit naïvement : M. Louville, mon mari, est en Vendée, je vous aurais instruit de ses succès, je vous aurais dit qu'à présent, son nom est l'égal de celui des Charette, des Cathelineau, je vous aurais dit enfin : Votre mari est un héros !
– Oh ! merci, Monsieur, continuez, je me sens si heureuse !
Louville parla longtemps encore de la bravoure de M. de Nolar, du retour d'Henri V, de l'énergie de la duchesse de Berry.
La jeune femme alors, s'abandonna entièrement, et bientôt après, Louville prit congé d'elle.
– Imprudente jeune femme, se dit-il. Enfin, j'ai son secret, et Louville s'établit dans son fauteuil près de son bureau, prit une plume, qu'il trempa d'encre, avança du papier devant lui et réfléchit avant d'écrire.
Sans doute des ordres supérieurs m'ont envoyé chez les Nolar ; j'ai été chargé de rendre compte de leurs moindres actions, d'être constamment près d'eux : en ceci, j'ai trouvé mon devoir excessivement facile, car madame de Nolar est une femme charmante. Il n'en est pas de même de Monsieur, quoique je lui aie rendu service dans l'affaire Boulland ; car les créanciers de ce pauvre homme n'ont eu que vingt-cinq pour cent.
M. de Nolar m'observe, me regarde, ses yeux suivent les miens ; il voudrait y lire. Ah ! pauvre petit, d'autres plus malins que toi l'ont essayé. Comme de toi je me suis débarrassé d'eux ; ils ont eu aussi leur Vendée. Maintenant, dénoncerais-je, oui ou non, M. le marquis Albert de Nolar ? A mon insu, je subis l'influence vertueuse de Madame.
En ce moment, le même individu de la police se présente devant Louville. Le ministre, dit-il à ce dernier, trouve que votre rapport sur les Nolar se fait attendre ; si vous ne pouvez parvenir à savoir où s'est caché M. de Nolar, on vous prie de ne pas retenir plus longtemps cette affaire ; un autre ira sur vos brisées, et votre réputation de finesse, d'habileté n'y gagnera pas.
Louville se cacha la tête dans les mains... Je suis entré dans une voie infâme, et je dois y persister, se dit-il ; en même temps, il écrivit rapidement... « Tenez, Monsieur, prenez ce papier, et partez vite.... un quart-d'heure encore, et l'on ne saurait rien. »
L'émissaire partit, emportant une note ainsi conçue :
« Le sieur Albert de Nolar est en Vendée ; il a rejoint la duchesse de Berry. »
Deux heures après, un courrier chargé de cette petite note, partait du ministère de l'intérieur, pour aller trouver le préfet de la Loire-Inférieure et lui remettre en mains l'indication concernant M. de Nolar.
Le lendemain, M. Porquet, l'agent de la police, revint encore chez M. Louville. --- « A propos, lui dit-il, hier, j'ai oublié de vous parler d'un petit voyage que vous serez obligé de faire dans le Midi. Les carlistes lèvent leurs têtes menaçantes ; plusieurs complots s'ourdissent à Nîmes, à Montpellier... il s'agirait de déjouer plusieurs menées secrètes, et le gouvernement a jeté les yeux sur vous. Ce voyage vous sera grassement payé, vous n'en doutez pas, je crois. »
Louville ne se souciait nullement de partir ; madame de Nolar lui tenait au cœur. Il refusa tout d'abord : --- Comme vous voudrez, répondit Porquet ; et son œil vitreux s'attacha sur la physionomie de Louville. Ce regard disait : obéissance ou démission. --- Ah ! quel gouvernement avec ses exigences ! répliqua Louville.
– Mon cher, quand on veut être maître, il faut savoir se faire servir. Ainsi, c'est convenu, dans deux jours au plus tard, en route.
– Oui, répondit Louville avec un soupir, et en lui-même :
« À quoi me servira d'avoir envoyé M. de Nolar en Vendée ? il sera probablement de retour avant moi. On le prendra peut-être les armes à la main ; peut-être sera-t-il jugé par contumace. Que m'importe ! Est-ce que je me soucie de lui ? mais sa femme ! oh ! la belle madame de Nolar ! la quitter au moment où son sourire répondait au mien ; où ses yeux si doux, si voluptueux, se reposaient avec confiance sur moi ! Oh ! Louville, il y a de quoi renverser le gouvernement ! »
Cependant, au grand déplaisir de M. Louville, deux jours après il avait pris la route de Nîmes.
V. --- UNE PAUVRE FEMME.
Lors de la visite de M. de Nolar, rue du Doyenné, il s'était abonné à la Gazette de France, et tous les jours sa femme recevait le journal.
Un soir, après avoir couché sa fille, et alors qu'elle la contemplait dans son berceau, madame de Nolar vit venir à elle la petite Clarisse, âgée de trois ans à peine, qui apportait le journal. Avant de l'ouvrir, madame de Nolar caressa l'enfant, qui lui dit qu'elle voudrait embrasser Blondine.
– Viens ; mais ne fais pas de bruit, de crainte de la réveiller ; et Clarisse appliqua ses lèvres fraîches sur le gracieux visage de Blondine.
– Elle est bien zolie, vot'petite fille, Madame, c'est ma petite sœur...
– Oui, mon enfant, répondit madame de Nolar en souriant ; et elle ouvrit la porte à Clarisse, qui redescendit joyeuse chez sa mère.
Madame de Nolar déplia la Gazette, et, comme d'habitude, fut droit à l'article Vendée. Cet article annonçait ce qui suit :
« Un engagement a eu lieu au château de la Vezouzières. Les blancs ont été repoussés de toutes parts ; Bermont et Nolar sont tombés en braves, après avoir fait des prodiges de valeur. Un instant on a pu douter de leur mort, mais leurs cadavres ont été trouvés le lendemain, dans les blés... »
Jeanne ne peut croire à ce qu'elle a lu... elle relit machinalement... A cet endroit, « Bermont et Nolar sont tombés en braves, » les caractères du journal semblent s'agrandir démesurément ; les lignes dansent devant les yeux de madame de Nolar ; un nuage les couvre bientôt, et la malheureuse femme tombe à la renverse privée de sentiment.
Le bruit de sa chute réveilla la petite Blondine : mue par un instinct suprême, elle se mit à crier de toutes ses forces, et ce furent ses cris qui tirèrent Jeanne de son évanouissement.
– O mon Dieu ! dit-elle en revenant à la vie, que votre volonté soit faite et non la mienne !
Puis, elle leva Blondine, la serra contre son cœur et pleura silencieusement. L'enfant passa sa petite main sur la joue de sa mère pour en essuyer les pleurs.
– Pauvre mignonne, tu sais déjà que j'ai du chagrin ! A présent, tu es orpheline ; tu ne reverras plus ton père ; en vain ta bouche balbutiera son nom, il ne l'entendra plus ! tes petits pieds auront beau courir après lui, il ne viendra plus ! Mon Dieu ! mon Dieu ! si c'est pour mes fautes que vous m'avez punie ainsi, votre vengeance est trop forte, je ne puis la supporter !
Blondine s'était endormie sur les genoux de sa mère, qui la remit alors dans son berceau, et qui resta deux ou trois heures dans un état complet de prostration.
A mesure que le temps s'écoula, la douleur de madame de Nolar devint plus vive, surtout lorsque le jour eut succédé à la nuit, et que, dès le matin, la petite Blondine, en s'éveillant, réclama les soins de sa mère. Combien cette journée fut longue et douloureuse, et combien les heures en parurent lentes et cruelles à madame de Nolar. Enfin, le soir vint :
A vingt-deux ans, la nature épuisée demande vite à réparer ses forces. Malgré elle, madame de Nolar s'endormit. Alors, son mari lui apparut, pâle, défait, consterné ! Il avait à la poitrine une large plaie d'où le sang sortait abondamment.
Jeanne le vit ouvrir la bouche... puis, articuler de ses lèvres tremblantes du froid de la mort, ce mot : Vengeance !
« Jeanne, continua-t-il en s'animant \(telle on voit une flamme presqu'éteinte vaciller de nouveau\), tu n'es qu'une femme... tu n'as qu'un faible souffle ; mais, agis malgré ton corps si chétif ; mêle ton souffle à la voix colossale de la France qui, à l'heure dite, de ses accents renversera Louis-Philippe. » Ayant parlé, M. de Nolar tomba au milieu des piétinements des chevaux.
Jeanne se réveilla précipitamment, et se souvenant, elle s'écria ! « Que je souffre ! »
Combien furent pénibles et douloureuses les autres nuits que la pauvre femme passa ! Combien son oreiller fut humide et chaud de ses pleurs ! Et le lendemain, quelle n'était pas sa tristesse, en pensant qu'elle ne reverrait plus celui que, seul, elle aimait au monde !
La table sur laquelle il avait coutume d'écrire, l'encre, le papier dont il se servait, ses habits, ses vêtements, ses livres favoris, en un mot, tout ce qui était à son usage, tout était là, lui seul manquait.
En vain la fille de madame de Nolar, la petite Blondine, couvrait-elle sa mère de baisers, cherchait-elle déjà, la pauvre enfant, à consoler une douleur qu'elle devinait plutôt qu'elle ne la comprenait, la mère restait insensible. Quelquefois le fil des idées lui échappait, elle cherchait à le reprendre et elle répétait machinalement... « Je suis seule à présent, pour donner du pain à ma petite, et je n'en ai pas pour moi... Mil huit cent trente m'a tout pris. Père, mari... En disant ces mots, elle fouillait dans un secrétaire et en retirait deux billets de mille francs... c'est tout ce qui me reste... et lorsqu'ils seront dépensés... après... pourquoi donc, mon Dieu, ne pas m'avoir enlevée à la place du père de cette enfant, elle n'aurait pas à redouter la misère !
Les premiers moments de la douleur de Jeanne un peu calmés, elle examina et chercha quelles pourraient être ses ressources. « Je sais l'allemand, un peu de musique, un peu de dessin, je puis donner des leçons. Allons, du courage, faisons quelques visites, et prions que l'on s'intéresse à moi.
Mesdames de Farmoutiers, de Bois-d'Eve, d'Osna, qui, si souvent s'entretenaient de mon orgueil, seront bien étonnées quand elles verront Jeanne de Nolar solliciter leur appui. Rien ne me coûtera ; et prenant sa petite Blondine dans ses bras, elle alla frapper à la porte de celles qui jadis se disaient ses amies. » Là, de nouvelles tortures, les humiliations l'attendaient.
Quand Jeanne racontait sa ruine et la mort de son mari, il fallait voir le visage de ces belles dames essayer de se composer sur le sien... il fallait entendre leurs paroles emmiellées... La pauvre femme était si malheureuse, qu'elle y crut un instant ; mais, lorsqu'elle retourna chez ces dames, leurs domestiques lui répétèrent invariablement cette formule :
« Madame n'y est pas. Le suisse seul disait : Montez... » Quelque temps, elle put pénétrer jusqu'à la porte des appartements. Bientôt, ce fut seulement jusqu'au vestibule, car les ordres étaient donnés en bas.
Que resta-t-il à Jeanne, pour réclamer à ces dames l'effet de leurs promesses ?... La rue : Jeanne les y attendit, car elle voulait du pain pour son enfant, et une mère est forte alors !
Quand elle vit leurs visages altiers se détourner du sien, madame de Nolar essaya de les terrasser de son regard, et dès ce moment, elle cessa toute démarche.
Un jour, le petit d'Osna, le fils de ceux qui avaient acheté l'hôtel de Nolar, dit à sa mère qui le tenait par la main... --- Quelle est donc cette femme tout habillée de noir ? elle me fait peur... et Jeanne entendit distinctement ces paroles que prononçait madame d'Osna : « En vérité, ces mendiants sont insupportables. »
Le découragement gagnait madame de Nolar : quoiqu'elle eût été élevée d'une façon princière, on ne pouvait lui reprocher de ne pas mettre tout l'ordre possible dans ses petites finances.
Lors de la mort de son mari, de suite elle avait donné congé de son appartement, s'était reléguée dans une mauvaise chambre, au cinquième, dans la même maison, et avait remercié madame Delvoie.
Ce n'est pas tout de vivre d'une manière économique, il faut encore pouvoir le faire. Jeanne restait indécise : elle était comme bien des gens, qui, rebutés de démarches incessantes, se croisent les bras et attendent.
Un jour, elle entend frapper à sa porte... C'est M. Louville, de retour de son voyage... --- Je croyais ne plus vous revoir, lui dit la malheureuse femme, vous n'êtes donc pas comme les autres ?
En voyant les vêtements de deuil de la mère et de l'enfant, Louville regretta, d'abord, de ne pas avoir écouté le premier cri de sa conscience, et se reprocha presque la mort de M. de Nolar, mais ce bon mouvement ne fut que passager.
Dans sa pensée, la belle madame de Nolar, sans soutien, sans fortune, presque sans ressources, ne pouvait manquer de lui appartenir dans un temps donné.
Il commença donc par s'établir son protecteur. Connaissant les affaires de Jeanne, et se doutant de la gêne où l'avait plongée la mort de son mari, Louville avait emporté un livre allemand dont on demandait, disait-il, la traduction. Madame de Nolar avait appris cette langue, et la connaissait parfaitement.
Ce fut en pleurant quelle prit le livre et qu'elle remercia M. Louville de sa bonté.
Au bout de trois mois, l'ouvrage était traduit et mis au net, et M. Louville l'avait payé mille francs.
A dater de ce moment, M. Louville passa ses soirées chez madame de Nolar.
Souvent, dans ses entretiens avec lui, elle ne pouvait s'empêcher d'exhaler sa haine contre le gouvernement de mil huit cent trente... --- Oh ! c'est une honte, disait-elle, que des barricadeurs, des conspirateurs soient à la tête de notre belle France.
Quelquefois Louville cherchait à la ramener à des idées plus justes et plus en rapport avec le siècle.
– Tout ce que vous voudrez, reprenait madame de Nolar, mais vous n'empêcherez pas les journées de juillet d'être une catastrophe. --- Ne pensez-vous pas que si l'on eût, à ce moment, déporté quelques-uns de nos hommes politiques, nous serions toujours heureux ! Oh ! les conspirateurs, gens plus dangereux que ne le sont les assassins.....
– Madame, Madame.....
– Vous vous récriez ! Mais à l'assassin, il ne faut qu'un homme : au conspirateur, des milliers d'individus ne suffisent pas. On a vu l'innocence, la beauté, les cheveux blancs faire reculer un bras voleur armé d'un poignard. Jamais ils n'ont empêché le conspirateur d'avancer... c'est un être sans pitié !
A son insu, Louville adoptait quelques-unes des idées de Jeanne, et commençait à trouver des torts au gouvernement que lui-même avait contribué à mettre sur le pavois. Il y tenait encore, à la vérité, mais ce n'était que par ambition. Voyant que les députés seuls arrivaient aux grandes positions, il voulut être député. Pour y parvenir, il sollicita l'appui du gouvernement ; cet appui lui fut refusé.
Modestement il rabattit ses prétentions et demanda la croix d'honneur ; c'est un faible dédommagement, pensait-il, mais cela fait très-bien dans les affaires : on l'éconduisit encore.
Sans se déconcerter, il alla voir les hommes de l'opposition, leur offrit ses services, qui furent acceptés, et, au bout d'un certain temps, il envoyait fièrement sa démission d'employé secret du ministère de l'intérieur.
Voici un homme habile, détaché de son parti, ébranlé d'abord par les paroles de madame de Nolar, décidé ensuite par des exigences non satisfaites.
Mainte et mainte fois, M. Louville faisait des demi-déclarations à madame de Nolar.
Celle-ci ne paraissait jamais se douter des attentions et des soins de M. Louville à son égard. La première pensée de ce dernier avait été la séduction... Mais Jeanne était si chaste, avait tant de droiture, son enfant l'occupait tellement, que Louville, quoiqu'elle fût ruinée, ne rêvait d'autre bonheur que de l'avoir pour femme.
Cependant, quand il regardait Jeanne passionnément, qu'il parlait de ses projets d'avenir, du bonheur de diriger l'éducation d'une jolie petite fille comme Blondine, madame de Nolar devenait froide et parlait d'autre chose.
Un jour, il lui dit : --- Madame, vous n'avez pas été sans vous apercevoir de l'amour, du dévouement que j'ai pour vous... Jeanne ne répondit pas, il insista :
– « Vous ne savez donc pas, dit-elle alors, le sentiment que j'avais pour M. de Nolar ! Oh ! c'était pour moi ce que la foi a de plus ardent, ce que l'amour a de plus pur et de plus saint. A toute minute, mon mari est là près de moi, je converse avec lui, chaque objet me le rappelle... »
– Pauvre femme, disait Louville, quel dommage que je n'aie pas été sa première affection !
Comme, malheureusement, il y a toujours dans l'homme un peu du péché originel, lorsque, Louville vit que madame de Nolar rejetait ses propositions, ses visites devinrent de plus en plus rares.
– Je ne peux plus aller chez madame de Nolar, se disait-il..... Par ses refus, elle m'attaque les nerfs.
Une vague idée de déménagement lui passa par l'esprit. Ce n'était pas encore une chose résolue, lorsque Delvoie vint lui parler de la fête de Fontainebleau, de toutes les circonstances qui s'y rattachaient, et finit par lui dire qu'il parierait cent francs contre un sou que lui, Louville, était le père de sa femme.
Louville fut impassible ; cependant il se souvint parfaitement de cette peccadille de sa jeunesse, et cela, joint aux autres considérations qui le faisaient balancer, le détermina à donner congé de l'appartement qu'il occupait.
VI. --- DOULOUREUX MOMENTS.
Ces jours et ces nuits qui se renouvellent constamment sans qu'aucune douleur, aucune joie ne puissent les arrêter ; le temps, en un mot, s'était écoulé depuis que Jeanne de Nolar avait perdu son mari. Nous sommes arrivés en mai 1839, et sept années ont suffi pour transformer une jeune et magnifique femme en une femme flétrie, maigre et maladive. Le blanc et le rose ont disparu des joues de madame de Nolar, pour y être remplacés par des teintes livides et ternes. Ses yeux noirs se sont agrandis démésurément, les larmes ont usé leurs cils. Ses cheveux, naguère abondants et épais, sont devenus rares, et ont perdu leur brillant.
Madame de Nolar avait eu beau combattre, la douleur s'était trouvée plus forte que sa volonté. Ni les raisonnements, ni la vue continuelle de Blondine, n'avaient pu vaincre cette cruelle ennemie. Comme le cancer qui vous ronge, la douleur, envahissant madame de Nolar, ne lui laissait pas un instant de repos, et cependant Jeanne ne vivait, ne respirait que par son enfant. O mon Dieu, s'écriait la malheureuse femme, ma petite n'a que moi en ce monde, par pitié ne me retire pas d'elle.. !
Blondine avait alors huit ans, ses traits étaient fins, sa physionomie intelligente, son extérieur chétif. Elle faisait toutes les commissions de sa mère ; le matin elle allait chercher le pain, le lait, tout ce qu'il fallait pour leur petite subsistance. Aussi, la marchande de lait lui versait pour deux sous, dans un pot de terre bien propre, la même quantité qu'elle donnait aux autres pour trois. La boulangère lui cherchait le pain le mieux cuit. Chacun aimait et plaignait cette enfant. Clarisse, la fille de madame Delvoie, abordait Blondine lorsqu'elle passait... Tu ne me dis rien aujourd'hui ? --- Je n'ai pas le temps, ma mère souffre...
Pauvre petite, disait madame Delvoie, sa mère ne souffrira pas longtemps. En a-t-elle eu du chagrin cette femme ! et s'adressant à son mari : mon vieux, en a-t-elle eu !
L'autre jour, en causant avec elle, je lui ai dit, pour voir un peu : Savez-vous qu'on prétend qu'Henri V va revenir ? Ma bonne dame, me répondit-elle, Henri V ne pourrait rentrer en France qu'avec une nouvelle révolution. Mil huit cent trente a fait assez de malheureux, pour que Dieu, dans sa miséricorde, n'en augmente pas le nombre ; et en même temps, deux grosses larmes tombaient le long de ses joues.
En voila-t-il une brave femme, et son mari était-il beau... Vous le rappelez-vous, quand, avec son air aimable, il entrait ici, et qu'il disait : madame Delvoie, n'avez-vous rien pour moi ? c'est toujours comme ça : les amours d'homme s'en vont de dessus c'te terre, il n'y a que les horreurs qui restent.
Jusqu'à ce jour, le travail de Jeanne avait suffi pour la nourrir, ainsi que son enfant ; elle faisait des traductions pour vivre, et le Galignani's Messenger de la rue Vivienne lui en procurait de temps en temps ; mais, chez Jeanne de Nolar, la maladie était venue, et elle avait dit au travail : ces bras, ces jambes que tu fais remuer, cet esprit que tu éclaires, il me les faut pour les jeter dans la gueule béante de la mort. Depuis quelques semaines, Jeanne sentait au cœur un malaise indéfinissable... Plusieurs fois par jour elle répétait : Mon Dieu, ne m'enlevez pas à ma fille, n'en faites pas une orpheline ! et elle avait pour Blondine des redoublements de tendresse... elle la prenait sur ses genoux, embrassait ses blonds cheveux, et lui disait : ma fille, je sens que j'ai peu de temps à vivre, les jours du passé me reviennent en foule ; j'entends mon père et le tien qui m'appellent... j'ai beau leur répéter... attendez encore un peu ; ici-bas un pauvre petit être souffrirait trop ; ils me répondent... ton heure est sonnée : Je ne te laisse, mon enfant, qu'un nom pur et sans tache ; conserve-le, n'y fais pas la moindre souillure...
Tu seras jolie ; déjà tu es bonne, tu souffriras, ma fille ; quel est le mortel qui ne connaît pas le chagrin ? Si dans le cours de ta vie, tu rencontres des individus qui te froissent, qui essaient de te fouler aux pieds, pardonne-leur, ô ma fille... le pardon est la seule chose véritablement grande de notre misérable humanité. Je m'accuse à toi, ma fille ! longtemps j'ai eu de la haine au cœur pour la nouvelle royauté. A cette heure, je la plains, et je redoute la vengeance pour elle. Si mes sentiments eussent été plus humains, si mon cœur eût été plus dégagé de l'amour de la créature, je vivrais encore pour toi, mon enfant... je n'aurais pas le regret éternel de t'abandonner seule au monde... mon Dieu ! mon Dieu ! laissez-moi sur cette terre pour veiller, pour protéger ma fille !
Vaines et inutiles prières ! madame de Nolar était attaquée d'un anévrisme au cœur, infirmité qui ne pardonne jamais, venue à la suite de ses chagrins.
Le 12 mai 1839, l'émeute grondait encore dans les rues. Appuyée dans un vieux fauteuil, les bras sur les accotoirs, madame de Nolar se sentait plus oppressée que de coutume ; elle voulait dire des mots que ses lèvres ne pouvaient prononcer. Sa figure bleuissait par instant, ses mains cherchaient la tête bouclée de sa Blondine pour la bénir ; car, madame de Nolar sentait sa dernière heure approcher... je suis là, disait la petite, maman, ici tout près de toi, et elle se serrait près de sa mère le plus qu'elle pouvait ; tout-à-coup, les yeux de madame de Nolar se renversèrent convulsivement dans leur orbite ; un bruit sourd se fit entendre dans son gosier... elle expira.
Maman ! maman ! cria Blondine effrayée, que t'arrive-t-il ? et elle soutint la tête de madame de Nolar. Un médecin, mon Dieu ! du secours ! et les cris de l'enfant redoublèrent.
La petite Clarisse Delvoie, âgée de dix ans, se trouvant en ce moment dans l'escalier, accourut vers Blondine.
– Qu'as-tu donc ?
Clarisse, au nom du Ciel, cherche un médecin, ma pauvre mère est bien malade.
Clarisse descendit quatre à quatre, et dit à sa mère que probablement madame de Nolar allait mourir.
Madeleine Delvoie courut vite chez madame de Nolar, alla droit vers elle, lui leva les bras, qui retombèrent inertes : elle lui mit la main sur le cœur, ne sentit aucun mouvement.
Elle est morte, bien morte, répéta Madeleine Delvoie.
Ma mère, exclama Blondine, maman... morte... cela ne se peut... oh non ! mère, mère ! ma chère petite maman ! et la pauvre enfant se mit à étreindre sa mère de toutes ses petites forces. Madeleine voulut faire retirer Blondine, mais cette enfant ne la voyait, ni ne l'entendait ; elle continuait à presser sa mère, sa mère, hélas ! qui n'existait plus.
Madame Delvoie revint à la loge avec sa fille... Clarisse, lui dit-elle, tu vas rester ici, car me voilà dans la nécessité d'aller à la mairie, pour faire la déclaration du décès.
Voila-t-il une journée maudite ! ce gueux de Delvoie, qui est sorti depuis six heures du matin avec son fusil ! bien sûr qu'il est à l'émeute ; les hommes, ce sont des propres à rien...
– Maman, lui dit Clarisse, que va devenir Blondine ?
– Ah ! oui, autre chose.
– Si nous la prenions chez nous en attendant ? répliqua Clarisse.
– Il le faudra peut-être bien.
Madeleine réfléchit quelques instants...
– Au fait, ce sera un moyen de m'en faire donner par les personnes charitables ; car à présent, nous sommes furieusement dans la gêne. Si ton père eût continué à donner des leçons de lecture et d'écriture, comme il le faisait au commencement de notre mariage, nous serions à l'aise à présent, et je pourrais me charger de cette orpheline. Mais baste ? ce fainéant de Delvoie est toujours dans les émeutes ; et lorsqu'elles sont passées, il va dans les réunions secrètes.
– Ma Clarisse, c'est convenu, tu garderas la porte, je pars pour la mairie.
Au bout de deux heures, Madeleine Delvoie revint avec le médecin des morts : après avoir examiné madame de Nolar attentivement, il dit : elle est bien morte !
– Il faut enmener cette enfant, dit le médecin, en voyant Blondine.
Oh ! Monsieur, reprit celle-ci, en joignant les mains : laissez-moi, j'ai du courage !
Il y avait tant d'accent et de douleur dans son regard, qu'il eût fallu être un tigre pour l'arracher de la chambre.
Quelle misère, dit le médecin à madame Delvoie !
– Vous allez rester avec cette enfant, n'est-ce pas ?
– Sans doute ; seulement il faudra que je me précautionne de quelqu'un pour ma loge, car je ne puis la confier à ma petite Clarisse, qui n'a que dix ans.
– Et votre mari.. ?
– Ne me parlez pas de lui. Dieu sait où il est.
Blondine, abîmée de douleur, aux pieds de sa mère, était depuis trois heures dans un état voisin de l'anéantissement. La pauvre petite ne s'était pas aperçue de la disparition du jour, ni même de la présence de madame Delvoie ; en face de sa mère, elle croyait encore voir son sourire gracieux, et entendre sa voix si douce.
Madame Delvoie, aidée d'une demoiselle Colette, avait remis madame de Nolar sur son lit, et s'était emparée de son fauteuil.
Les nuits sont courtes au mois de mai ; le jour reparut bientôt, et l'enfant vit la face de sa mère entièrement décomposée par les signes terribles que la mort y avait imprimés.
Mère ! s'écria de nouveau Blondine en s'arrachant de grosses poignées de cheveux blonds, je veux mourir avec toi.
En cet instant Madeleine ronflait paisiblement.
Ouvre, Blondine, ouvre, maman criait-on du dehors, j'apporte à manger ; mais n'obtenant aucune réponse, Clarisse se mit à secouer la porte, qui céda sous ses faibles mains.
Clarisse était une grosse fille, au teint brun, aux narines larges et retroussées ; tout en elle annonçait la santé la plus robuste.
– Viens, dit-elle, en prenant Blondine par la main, viens avec moi.
– Non... non.
Clarisse réveilla sa mère et lui dit que Blondine s'obstinait à rester dans cette vilaine et triste chambre.
– Eh bien ! mon enfant, dit madame Delvoie à la petite Nolar, en l'embrassant, tu ne veux pas être raisonnable ?
L'enfant la regarda fixement.
– Oh ! Madeleine, je suis bien malheureuse ! Je ne sais pourquoi, le bon Dieu ne prend pas tous les orphelins. Maman souffrait beaucoup aussi, mais elle était moins à plaindre que moi ; elle m'aimait ! et je n'ai plus ni mère, ni père, je n'ai plus personne à aimer.
– Ta mère était une pieuse et sainte femme, reprit madame Delvoie. Avoir été si riche et mourir si pauvre, sans proférer de plaintes.
Un fauteuil de paille, un petit matelas et un beau portrait d'homme en pied, voilà tout le mobilier de madame de Nolar.
Albert, marquis de Nolar, tel était le personnage représenté sur la toile en lieutenant de dragons. Sa blonde tête était nue, pleine de finesse et d'expression. Ses yeux noirs, ombragés de longs cils, vous regardaient en souriant. Derrière M. de Nolar se trouvait un magnifique cheval de bataille, au milieu d'un vaste horizon. Pauvre Albert ! cet horizon ne devait pas se dérouler devant lui.
Madeleine Delvoie se posa devant le portrait, et le contempla longtemps. --- Oh ! c'est bien lui ! il me semble qu'il me parle, qu'il me recommande sa fille... Oui, M. de Nolar, dit tout haut Madeleine, je jure d'adopter Blondine et de lui servir de mère. Entends-tu, petite, tu vas devenir ma fille, j'aurai soin de toi, comme de ma Clarisse ; tu m'appelleras maman.
Blondine se mit à genoux près de madame de Nolar, et lui parla, comme si elle eût été vivante...
– Enfant, dépêche-toi de converser avec cette morte, qui t'entend peut-être, dépêche-toi.... bientôt cette consolation te sera ravie. Tu n'auras plus même le cadavre de ta mère !
A trois heures après-midi, deux hommes vulgairement appelés croque-morts, portant une bière, se présentent devant Blondine, escortés de madame Delvoie.
– Allons, vite, dit le plus vieux au plus jeune, prends la morte et la met dedans.
Le premier coup de marteau que l'enfant entendit, retentit dans tout son être ; ses jambes fléchirent sous elle. --- Messieurs, dit-elle aux croque-morts, mettez-moi à côté de maman, je ne veux pas la quitter. Les clous s'enfonçaient toujours, sans que ces hommes eussent une parole pour cette enfant.
Quand ils eurent fini, ils soupesèrent le cercueil en disant : --- Tant mieux ! au moins il n'est pas lourd ; et le prenant chacun par un bout, ils descendirent l'escalier.
Madeleine Delvoie et Blondine venaient après eux. La pauvre petite sanglottait tout haut.
Ces hommes mirent le cercueil de sa malheureuse mère, la marquise de Nolar, dans le corbillard des pauvres.....
Madame Delvoie, à ce moment, serra contre son cœur l'enfant presque étouffée par les larmes, et lui dit : --- Ma Blondine, je ne puis t'accompagner au cimetière, car je suis seule à la loge ; mais voici mademoiselle Colette, qui me remplacera. Promets-moi d'être raisonnable.
Sur l'ordre du commissaire des morts, le corbillard se mit lentement en marche, ayant pour tout cortége la pauvre Blondine \(dont les jambes fléchissaient\) et mademoiselle Colette, ancienne cuisinière, assez insouciante pour regarder tous les passants. A la hauteur de la rue Blanche, elle aperçut une connaissance, et s'empressa de quitter Blondine.
Le char roulait toujours, n'ayant plus qu'une enfant pour escorte.
C'était un triste et douloureux spectacle que la vue de ce corbillard.
Ne remuait-il pas la fibre de votre cœur, à vous observateur attentif des misères humaines, qui ne faisiez que l'apercevoir ? ne vous répétait-il pas à chaque mouvement, à chaque oscillation, ce mot cruel ?... abandon....
Jeanne de Nolar, belle et bonne entre toutes les femmes, issue d'une des plus illustres familles de France, voilà donc tes funérailles, la sépulture de l'aumône !...
Ta dépouille ne fut pas placée dans un caveau somptueux. Elle entra dans la fosse commune.
Quand Blondine vit le cercueil dans cet horrible gouffre, elle s'évanouit en jetant un seul cri. Revenue à la vie, Blondine s'agenouilla près de sa mère, et pria longtemps.
Qu'elles durent être tristes les pensées de cette enfant de huit ans ! Ses yeux, qui avaient tant pleuré, pleurèrent encore ! Que lui faisait le monde entier, sa place était près de sa mère, comme celle du chien fidèle est près du corps inanimé de son maître.
Tout-à-coup Blondine se sent enlever par des bras vigoureux, ce sont ceux de madame Delvoie,
VII. --- UNE ORPHELINE.
Voyez un petit oiseau dans son nid, il est heureux et se repose doucement ; l'enlève-t-on de ce même nid, il devient triste, découragé, plaintif. Telle était Blondine chez madame Delvoie. L'enfant pensait aux caresses de sa mère, à ses douces étreintes, à son regard d'amour maternel ; et Blondine disait à Clarisse : en perdant ma mère, j'ai tout perdu !
Ces deux petites, à peu près du même âge, couchaient dans le même lit, afin d'éviter un surcroît de dépense. Souvent Blondine ne dormait pas ; lorsque la nuit était bien noire, elle ouvrait ses yeux tout grands, et il lui semblait voir sa mère s'avancer vers elle et lui parler. Elle répondait alors, et éveillait involontairement Clarisse, qui lui disait, en la prenant dans ses bras, et en l'embrassant : --- Repose-toi, ma pauvre Blondine, demain il te faudra travailler.
Autant Blondine plaisait à madame et à mademoiselle Delvoie, autant elle répugnait au père. Cet homme, ancien maître d'école, qui n'avait pu se soutenir dans sa profession par rapport à son humeur acerbe, son ton brusque, ses manières déplaisantes envers ses élèves, détestait la petite Nolar.
– Qu'aviez-vous besoin de vous charger de cette enfant, disait-il à sa femme, sommes-nous trop riches, avec nos cent écus d'appointements, pour que vous apportiez une nouvelle dépense à la maison ? Je vous demande un peu pourquoi les enfants-trouvés sont-ils établis, si de pauvres gens comme nous élèvent les enfants des autres ? Écoute, Madeleine, je suis sûre d'une chose : je parie que, si le père de Blondine ne t'eût pas regardée, tu n'aurais pas adopté sa fille.
– Non-seulement tu es méchant, reprenait la femme, mais encore tu es bête : ta conduite le prouve d'un bout à l'autre. Ainsi, tu as exigé que je vendisse le portrait de M. de Nolar à un marchand de bric-à-brac. La petite avait beau crier : ne m'enlevez pas mon père, se mettre à tes genoux, tu as été sans pitié. Maintenant, tu veux que je la mette à la charité, cela ne sera pas.
Vieux jaloux, tu dis que c'est parce que M. de Nolar me plaisait que je me suis chargée de la petite. Eh bien ! oui, c'était un brave et digne homme, pas fier, et beau comme on ne l'est pas. Et madame de Nolar, y a-t-il une sainte au calendrier aussi sainte qu'elle..... et je laisserais leur enfant à la charité... Non, non, tant que j'aurai du pain, la petite en aura : d'ailleurs, elle ne te coûtera rien. Et appelant : Blondine, Blondine.
– Me voici.
– Commence par ôter ta robe, tu vas porter le deuil de ta mère. Clarisse, donne-moi ta robe noire, que je la passe à Blondine.
– Ah ! mon Dieu, trop longue d'un demi pied, quelle différence entre ces deux enfants : comme la mienne est plus grande pour deux ans de plus. C'est égal, je vais prendre une aiguille et y faire un pli, En un clin-d'œil, Blondine fut ajustée, tant bien que mal. Maintenant, ma fille, nous allons quêter ensemble, afin d'avoir de quoi payer M. Delvoie.
– Madeleine, ma bonne Madeleine, répliqua l'enfant, ne me fait pas mendier, aie pitié de moi.
– Blondine, tu as huit ans pour l'âge, mais lu en as douze pour la raison : écouté, c'est un déshonneur de demander quand on peut gagner sa vie ; mais l'enfant et le vieillard peuvent toujours tendre la main sans honte.
– « Tu as raison, ma bonne Madeleine, partons. »
Elles allèrent d'abord chez M. Bonorgueil, marchand épicier, propriétaire de la maison, occupant tout le rez-de-chaussée. Sitôt qu'il aperçut madame Delvoie, il lui cria : --- L'émeute est finie ; encore une de passée.
– M. Bonorgueil, cette vilaine émeute a tué la mère de cette enfant que vous voyez devant vous, la petite Blondine.
– Diable ! diable ! fit Bonorgueil en se grattant l'oreille, c'est cette femme du cinquième à laquelle madame Bonorgueil donnait de l'ouvrage de temps à autre.
– Oui, Monsieur.
– Et les six mois de loyer, dus par madame de Nolar, qui les payera ?
– Moi, Monsieur, quand je serai grande, dit Blondine...
Il fallait voir la physionomie de cet être maladif, délicat, à la figure amaigrie ; on aurait pu compter les battements de son cœur.
– Et c'est pour m'annoncer que tu me payeras un jour ou l'autre que te voici, C'est bien, ma petite, une telle pensée t'honore.
Blondine devint pourpre.
– M. Bonorgueil, ne taquinez pas c't'innocente, elle est ici pour vous demander quelqu'argent, n'importe quoi, ce que vous voudrez.
– Madame Delvoie, l'émeute n'arrange pas trop les affaires des marchands ; mais je rougirais de refuser un morceau de pain à une orpheline. Tenez, voilà cinquante francs, ménagez-les lui comme la prunelle de vos yeux ; là-dessus, il embrassa l'enfant.
Encouragée par ce premier succès, Madeleine Delvoie arpenta la maison de haut en bas et ramassa encore cent francs. Puis, toujours escortée de Blondine, elle alla chez M. Louville, rue Neuve-des-Petits-Champs.
Après les préliminaires d'usage, Madeleine lui raconta la mort de madame de Nolar et comme quoi sa petite-fille restait sans ressource.
A cette nouvelle, Louville se frappa le front. A part lui, il se dit : c'est probablement la mort de son mari qui l'a conduite au tombeau. Je n'aurais pas dû me mêler de cette malheureuse affaire de la Vendée. --- Pauvre jeune femme que j'ai vue enfant, que j'ai tant admirée plus tard, où es-tu ?
– M. Louville, reprit Madeleine Delvoie, je viens vous prier de m'aider à me charger de Blondine. Elle n'a plus de parents à c't'heure ; et si je l'abandonne, une maison de charité serait sa seule ressource ; et vous savez combien madame de Nolar aurait souffert à cette seule idée. J'ai compté sur vous.
– Vous avez eu raison, madame Delvoie, et prenant un rouleau de cent francs, il le lui mit dans la main...
« Quand il sera dépensé, demandez-m'en un autre. »
Et s'adressant à Blondine : --- Dis-moi, mon petit ange, n'as-tu pas au moins une cousine, un cousin à la troisième ou quatrième génération ?
– Je ne crois pas, Monsieur, maman me répétait souvent : « Ma Blondine, lu n'as que ta mère au monde, prie le bon Dieu qu'il te la conserve ; » je l'ai bien prié, cela ne l'a pas empêché de me prendre maman ; et la petite avait les larmes aux yeux.
– Elle est charmante, Madeleine, cette enfant, c'est le portrait de sa mère.
– Monsieur Louville, faudra voir, en attendant, c'est tous les traits du père.
Ayant encore réussi près de M. Louville, l'idée vint à Madeleine Delvoie, de mener Blondine chez le curé de la paroisse et chez plusieurs dames charitables. A tout ce monde, elle conta l'histoire de l'orpheline, en mettant toujours la faute de ses malheurs sur la révolution de mil huit cent trente.
En politique, on dira : Une femme, une enfant jetées dans un coin, que peuvent-elles ? La femme n'a que des larmes, l'enfant que des cris. Mais ces larmes et ces cris émeuvent, entraînent, excitent la compassion, soulèvent la vengeance, ces deux plus lourds leviers de la puissance humaine.
La recette de madame Delvoie opérée à l'aide de Blondine, s'élevait à mille francs.
Dans son chemin, Madeleine avait acheté un sac pour mettre l'argent.
Neuf heures du soir sonnaient, comme Madeleine Delvoie et sa fille adoptive rentraient à leur domicile.
Madame Delvoie jeta fièrement le sac d'argent sur une table près de son mari, et lui dit : --- Compte, vieux méchant, il y a mille francs appartenant à Blondine, dont elle te fait l'abandon pour payer sa pension.
VIII. --- DEUX JEUNES FILLES.
Blondine a seize ans ; c'est une ravissante jeune fille ; impossible de reconnaître en elle l'enfant chétif et malingre des dernières années. Blonde, élancée, aux sourcils bruns, à l'œil bleu, au regard doux et caressant, au teint suave et rosé, Blondine est une de ces gracieuses apparitions, provoquant les rêves et tout un monde idéal. Sa bonté, sa douceur, sa gentillesse, égalent son charmant physique ; mais son instruction avait été complétement négligée. C'est pour Clarisse seule que les Delvoie s'étaient décidés à payer des maîtres. Aussi, cette dernière savait-elle lire, écrire et chiffrer ; de plus, elle jouait du piano.
Madame Delvoie, en femme habile, avait profité d'une saisie mobilière pour s'adjuger un piano, et le demander au propriétaire, comme gratification. --- Monsieur, répétait-elle sans cesse à M. Bonorgueil, avec ce piano ma fille ne serait plus concierge, ce serait une dame...
Accablé d'importunités, M. Bonorgueil avait fini par donner le piano ; restait le chapitre des leçons.
Madame Delvoie avisa une enfant de douze ans, élève du Conservatoire, lui procura quelques leçons, mais à la charge par elle d'enseigner la musique à sa fille. Soit que celle-ci n'eût pas de dispositions, soit que l'enfant ne fût pas un très-bon maître, mademoiselle Clarisse ne savait en musique, après plusieurs années d'étude, que le peu qu'il en faut pour étourdir tous les locataires d'une maison, et elle se croyait un joli talent.
Mademoiselle Clarisse était bien faite, vous avait de ces yeux à l'évent, une de ces bouches gracieuses qui sollicitent l'amour.
On ne pouvait nier que ce ne fût une jolie fille, mais quelqu'un de franc eût pu lui dire : « Mademoiselle, vous savez trop que vous êtes charmante, aussi vos petites manières, votre coquetterie, votre présomption vous nuisent-elles énormément ! »
Elle était plus grande que Blondine, et souvent elle s'amusait à la regarder par-dessus l'épaule, en lui jetant un regard protecteur.
Son père, le vieux Delvoie, était en extase devant sa fille.
– Je ne comprends pas, disait-il à Madeleine, qu'on puisse trouver au monde une fille comparable à la nôtre, comme talent et comme beauté.
Quelle belle brune, comme elle est grande, forte et majestueuse !
– Certes, reprenait Madeleine Delvoie, l'avenir de notre fille est magnifique, nul doute qu'un brillant seigneur ne devienne amoureux d'elle, et ne l'épouse.
– A propos d'amoureux, femme, je t'engage à surveiller les fillettes ; il y a dans la maison, M. Sylvestre, garçon épicier, qui les attire toujours.
– Ce M. Sylvestre ne serait pas un mauvais parti pour Clarisse.
Il a vingt mille francs comptant le jour de ses noces, et de plus, il a fait ses études jusqu'en quatrième.
– Oui, mais ce n'est pas de Clarisse qu'il est amoureux : remarque, quand les petites vont dans la boutique, il leur donne, ou du sucre candi, ou du chocolat, ou des raisins de Corinthe, et c'est Blondine qui toujours a la plus grosse part.
– Tiens, femme, j'ai un pressentiment ; tu as tort de t'obstiner à vouloir garder la petite Nolar ; elle nuira considérablement à notre fille.
– Que t'es bête, comme si Clarisse n'était pas cent fois belle comme Blondine !
– Possible, eh bien, écoute ; j'avais juré de ne t'en rien dire ; avant-hier, dans la cour, M. Sylvestre m'a demandé Blondine en mariage, car il la croit notre fille.
– Oh ! répliqua la femme, c'est un petit traître ; il y a quelques jours il a pressé très tendrement la main de Clarisse.
– Cela n'empêche pas. Il s'est parfaitement exprimé : je l'ai fait répéter plusieurs fois, et ce soir, il doit venir dans la loge savoir la réponse. Mon avis est qu'il faut lui bailler Blondine au plus vite ; de cette manière elle ne nous coûtera plus rien.
– Je ne marierai pas Blondine avant Clarisse ; ma fille est l'aînée, je ne lui donnerai jamais ce crève-cœur ; avec cela qu'elle a tant de dispositions à la jalousie !
Je verrai Sylvestre ; tu auras mal compris.
Maintenant je vais avec les petites faire une visite à M. Louville.
– Encore ; c'est égal, vas-y ; maintenant qu'il est député de l'opposition et qu'il taille de la besogne au gouvernement, je le déteste moins, et puis, à force de voir Clarisse, peut-être s'y attachera-t-il, et lui laissera-t-il une partie de sa fortune.
– Je crois qu'il n'a pas grand'chose !
– Bah ! c'est un inventeur...
– De quoi ?
– De ce piége à bascule, la réforme.
C'est une bonne idée avec laquelle il attrapera tout le monde ; je devine cela moi.
– Laisse-moi avec ta politique, tu m'ennuies. --- Et sans écouler davantage son mari, elle appella : --- Blondine ! Clarisse ! --- Elles ne répondent pas. Je parie qu'elles sont dans la boutique occupées à causer avec M. Sylvestre. Les voilà qui viennent, elles se parlent bas ; ces jeunesses ont l'air de s'aimer tout de même ; --- regarde donc, Delvoie, elles sont mieux ensemble que séparément : le brun et le blond, ça se marie bien.
M. Louville était dans son cabinet, méditant sérieusement sur la réforme et les banquets, dont on s'occupait partout en 1847.
– Le gouvernement est bien bas, par sa faute, se disait Louville...., refuser une position à des hommes tels que moi... à des hommes qui n'ont pas reculé devant le sacrifice de leur honneur, pour éclairer et défendre la monarchie....
Un domestique lui demanda s'il pouvait recevoir madame Delvoie.
Non, dit-il d'abord, ensuite se ravisant... oui... n'imitons pas les parvenus.
– Bonjour, ma chère dame Delvoie, eh mon Dieu, les charmantes demoiselles ; vraiment, c'est honneur à vous, madame Madeleine.
– Vous êtes un amateur, dit en riant cette dernière. Là, franchement, quelle est celle que vous trouvez la plus jolie des deux ? elles ne se fâcheront pas.
– Bien vrai, Mesdemoiselles, je vais être franc, c'est mademoiselle Clarisse.
– Oh ! tant mieux, dit ingénument Blondine j'avais peur que ce ne fût moi.
– Clarisse est plus grande que vous, répliqua Louville, elle est plus formée, sa figure est plus pleine, plus rebondie que la vôtre.
– Et une éducation, ajouta la Delvoie, bien supérieure à celle de Blondine.
– A la vérité, reprit Louville, les grands yeux bleus frangés de cils noirs de votre fille adoptive fouillent dans le fond de votre âme, et font naître l'amour, puis, s'adressant à Blondine
– Mademoiselle, à votre vue j'éprouve un attendrissement dont je ne puis me défendre ; vous me rappelez votre mère ; je la vois à votre âge, sortir riante et parée du bel hôtel de Nolar, tandis que vous, pauvre enfant, innocente victime des événements, vous partagez la modeste habitation de la famille Delvoie.
– Pourquoi rappeler le passé, M. Louville ? aujourd'hui Blondine est ma fille, et rien de plus, dit madame Delvoie.
– Je ne veux pas abuser de vos moments. Ne pourriez-vous pas, dans vos nombreuses relations, nous trouver une autre place ? Le nouveau propriétaire, celui qui a acheté la boutique et le fonds de M. Bonorgueil, veut nous diminuer de cinquante francs, et vous pensez que mon mari et moi ne pouvons rester à deux cent cinquante francs.
– J'y pense, répliqua Louville ; le concierge du marquis d'Osna est bien malade, les médecins n'en espèrent plus rien, c'est une place de douze cents francs, vous pourriez prendre les devants.
– Oh ! merci de votre excellente idée ; veuillez me donner de suite une lettre pour ce Marquis.
– Impossible ! le marquis d'Osna est un jeune homme fier, léger, dédaigneux ; les personnes qu'on lui recommande sont justement celles-là qu'il éloigne. Lorsque je vais chez lui, j'ai l'honneur de faire anti-chambre, et M. le Marquis rit alors en m'abordant.
– Un mot, Monsieur ; ce Marquis aime-t-il les femmes ?
– Je ne sais, répondit Louville en riant, à peine entre-t-il dans le monde ; ayant perdu ses parents cette année, il commence seulement à jouir de sa fortune. Maintenant, madame Delvoie, si par bonheur vous parvenez jusqu'à M. d'Osna, ne lui parlez nullement de la naissance de mademoiselle de Nolar, car, à coup sûr, il ne voudrait pas une personne d'un si grand nom dans une loge de portier.
Au surplus, vous êtes une femme capable ; cette place est à vous, si vous la savez prendre.
– Monsieur, je vous remercie beaucoup, et saluant Louville, elle se retira avec ses filles.
Madeleine Delvoie ne dormit presque pas de la nuit ; ambitieuse à l'excès, elle répétait sans cesse : Une place de douze cents francs presque vacante, et dire qu'on pourrait l'avoir. Sans compter que M. le marquis d'Osna deviendra peut-êre amoureux de ma Clarisse ; --- elle est si belle ! Supposons encore que ce M. d'Osna soit froid comme la glace, notre pain n'en est pas moins cuit. --- Douze cents francs au lieu de trois cents, qu'on veut nous réduire encore !
Le lendemain de grand matin, Madeleine déclare à son mari qu'elle ne fera pas le ménage, attendu qu'il lui faut du temps pour sa toilette. Elle se peigne avec le plus grand soin, lisse bien proprement ses cheveux, se met un bonnet neuf orné de rubans rouges, passe sa robe des dimanches, et ainsi vêtue, court à l'hôtel de M. d'Osna, et demande à parler au Marquis.
– Une grande brune la regarde de travers et lui dit que le Marquis ne reçoit personne.
– C'étaient des papiers de famille que j'avais à lui remettre, continua Madeleine.
– Vous pouvez les laisser, on les lui portera de suite.
– Je devais les donner à lui seul...
– Eh bien, allez trouver M. Louville le député, qui est chargé des intérêts du Marquis.
– J'irai, répondit Madeleine, voyant qu'il était inutile d'insister.
Rien n'aiguise le courage comme les difficultés ; Madeleine se jura de parler au Marquis. A cette fin, elle se fit donner le signalement de ce dernier par M. Louville.
Pendant quelques jours, Madeleine Delvoie fut constamment sur le pas de la porte pour guêter le Marquis.
Un matin, dans la cour de l'hôtel d'Osna, entrait un magnifique cheval ; plusieurs curieux s'étaient glissés à sa suite, en répétant « la belle bête, le superbe cheval. » Madame Delvoie se trouvait au nombre des curieux. On entendait sa voix par-dessus toutes les autres ; elle se trémoussait, allait, venait, flattait l'animal, lui donnait de petits coups avec sa main ; certainement, Madeleine seule valait dix trompettes.
Quoiqu'elle eût trente-six ans, elle n'était pas mal ; grande, brune, conservée, elle ne laissait pas que de donner dans l'œil au palefrenier. Aussi dit-il à M. d'Osna, en parlant de Madeleine, cette femme paraît avoir beaucoup de connaissance à l'endroit dos chevaux. Le Marquis fut vers elle et lui demanda son opinion : inutile de dire qu'elle venait d'apprendre seulement quelques mots de la science hippique et que la manière adroite dont elle les entremêla fit croire à M. d'Osna qu'effectivement elle pouvait être consultée.
Eusèbe d'Osna l'écoutait donc volontiers.
– Monsieur le Marquis, dit-elle tout-à-coup, je voudrais vous demander un conseil et m'en rapporter aux lumières de votre haute expérience... et elle regardait la figure d'Eusèbe ; cette figure paraissait approuver. Madeleine continua. « J'ai entrepris une chose au-dessus de mes forces ; je me suis chargée d'une orpheline, et je crains d'être obligée de l'abandonner. Là-dessus elle porta la main à ses yeux. »
– Vous avez fait une action méritante, ma brave femme ! et M. d'Osna, tirant deux louis de la poche de son gilet, les lui présenta.
– Oh ! Monsieur, ce n'est pas cela, je vous remercie, il s'agirait simplement de me protéger pour améliorer ma position. Mon mari jadis était maître d'école ; les malheurs des temps l'ont réduit à accepter l'emploi de concierge, et nous demeurons en face depuis bien des années. Nous ne gagnons que trois cents francs et nous sommes quatre personnes à manger dessus.
– Je voudrais de tout mon cœur vous être utile, mais je ne sais trop comment.
– Si Monseigneur veut me permettre de le voir demain, je le lui expliquerai.
– A demain donc.
– J'y pense, objecta Madeleine, on ne voudra pas me laisser entrer.
– Rassurez-vous, je donnerai les ordres en conséquence.
« Que de bontés, dit-elle en s'en allant et joignant les mains ! »
Le lendemain, Madeleine était dans l'hôtel, et un domestique en livrée la conduisait aux appartements particuliers du Marquis. En y entrant, elle fut frappée du luxe qui s'offrait à ses yeux ; à peine osait-elle poser ses pieds à terre ; mais elle fit de son mieux pour dissimuler, pensant qu'il était de bon ton de ne pas paraître étonnée.
Après avoir traversé deux ou trois pièces, le domestique frappa à une porte latérale et il attendit.
Quelques minutes s'écoulèrent et Madeleine fut introduite. Elle éprouva quelqu'embarras en voyant une femme sur un canapé, et le Marquis assis près d'elle.
– Je vous dérange, sans doute, Monseigneur ?
– Du tout. Puis, s'adressant à la dame en face de lui : « Bonne amie, c'est une brave femme qui vient me demander ma protection. » Et le Marquis parlant à Madeleine :
– Avez-vous réfléchi, et comment puis-je vous être utile ?
– Mon Dieu ! Monseigneur, je ne voudrais pas être importune, je vais vous apprendre, de suite, ce que j'ambitionne : ne vous fâchez pas, je vous prie. « Je m'étais dit : voilà le concierge du marquis d'Osna bien malade, peut-être mourra-t-il, et ce serait une place vacante magnifique. Cette place sera sans doute bien enviée, bien recherchée, mais enfin, elle dépend de Monseigneur, et je suis sûre que parmi les aspirants, il n'y en a pas un qui comme moi se soit chargé d'une orpheline ; elle s'arrêta. »
– Oui, mon pauvre concierge est tellement mal qu'il ne passera pas la nuit ; mais j'ai tant de recommandations si pressantes ! Voici une lettre de madame la vicomtesse de Linval, elle me parle d'un homme père de huit enfants.
« Et toi, charmante ! cet ancien militaire auquel tu t'intéresses, et qui se trouve dans la misère parce qu'il n'a pas le temps voulu pour la pension du gouvernement. »
– Oui, Monseigneur, je comprends, mais se sont-ils chargés des enfants des autres ? « Tenez, ma belle dame, je vous fais juge vous-même. A trois cents francs, on n'a pas trop pour vivre trois. Une femme meurt dans ma maison ; elle était le seul soutien d'une petite fille que sa mort plongeait dans une détresse absolue. Qu'ai-je fait ? n'écoutant que mon cœur, j'ai dit à cette enfant :
– Viens, Blondine, je rognerai un peu sur ma part et tu te trouveras nourrie. Aujourd'hui, cette enfant a grandi, et si personne ne vient à mon aide, je verrai forcée de m'en séparer. »
– Eusèbe, dit la belle dame, en faveur de cette femme je renonce à mon protégé ; je trouve qu'il est bien de récompenser les bonnes actions.
– Merci, Madame, merci mille fois, et elle se précipita aux pieds de Blanche, en cherchant à lui baiser les mains.
– Je n'ai pas encore dit oui, répliqua M. d'Osna en secouant la tête...
– Permettez, Monseigneur ; je cours chercher Blondine.
– Allez donc, et dépêchez-vous, je serai bien aise de voir votre élève.
Blanche, à ces derniers mots, se leva.
– Mon cher Eusèbe, à trois heures, viens me prendre, nous irons au bois.
– Tu ne veux pas attendre la protégée de cette bonne femme ?
– Un autre jour ; d'ailleurs, je suis pressée, j'ai donné rendez-vous à ma marchande de modes ; et de la main, faisant un geste gracieux au Marquis, elle disparut.
Madeleine Delvoie revenait alors avec sa pupille ; celle-ci, en apercevant le Marquis, devint pourpre comme le plus beau carmin, et tint constamment les yeux baissés.
Deux types se lisaient sur sa figure, le type Raphaélique et celui de la Vénus des anciens.
M. Eusèbe d'Osna ne put se défendre d'un mouvement d'admiration.
– Comment vous appelez-vous, ma belle enfant ?
– Blondine, Monsieur.
– Y a-t-il longtemps que vous demeurez avec cette brave femme ?
– Huit ans, Monsieur...
– Elle a toujours eu bien soin de vous ?
– Oui Blondine se sentait oppressée en prononçant ce mot ; la pauvre enfant ne pouvait, sans être émue, se voir dans l'habitation de ses pères.
– Mademoiselle Blondine, votre vue a parlé plus haut, en faveur de madame Delvoie, que toutes les paroles qu'elle a pu me dire. Dès cet instant, je la nomme concierge de l'hôtel.
IX. --- L'HÔTEL D'OSNA.
Ce nom d'hôtel d'Osna, appliqué à l'habitation du jeune Marquis, on avait bien de la peine à le lui donner ; généralement dans le quartier, on ne désignait l'hôtel que sous son ancien nom de Nolar, malgré le superbe écusson aux armes d'Osna qui décorait la porte d'entrée. --- C'est qu'il n'y avait guère plus de douze à quinze ans que cet hôtel ne portait plus le nom séculaire de Nolar. Aussi, dit-on, qu'en présence de Blondine, dans le manoir de ses pères, les pierres de cet antique édifice suintèrent des larmes de joie pour fêter le retour de l'enfant de la maison.
L'ancien concierge était mort et enterré ; Madeleine Delvoie, ainsi que sa famille, occupaient la loge depuis huit jours, Madeleine guettait constamment le Marquis, afin de lui présenter sa fille Clarisse.
Je suis curieuse, pensait la concierge, de juger de l'effet que ma fille produira sur M. Eusèbe d'Osna, car la surprise qu'il a ressentie en voyant Blondine, me prouve que les femmes lui reviennent assez.
Mais le Marquis, retenu chez lui par une légère indisposition, ne passait pas. En revanche, Madeleine avait le bonheur d'apercevoir mademoiselle Blanche, qui, tous les matins, venait consacrer deux ou trois heures à son amant. Blanche, danseuse célèbre de l'Opéra, avait, au théâtre, de forts émoluments, et y joignait une somme de trente mille francs, qu'elle tenait du caprice ou de la générosité de M. d'Osna.
Madeleine, qui connaissait tous ces détails, songeait à faire apprendre sérieusement le chant à sa fille et à la présenter ensuite comme cantatrice à l'Opéra. Ma Clarisse a une si belle voix, c'est un véritable contralto, m'a-t-on assuré : aussi n'était-il sorte de prévenances que madame Delvoie ne fît à Blanche. Comme la plupart des mères, Madeleine se faisait une grande illusion sur le chant et sur le talent musical de sa fille. A peine Clarisse mettait-elle une romance sur l'air, que Madeleine la comparait aux plus grands acteurs.
– Ah ça, Clarisse, lui disait-elle, je te recommande d'être bien mise, bien corsetée, et d'avoir toujours l'air aimable.
– Puis, s'adressant à son mari Delvoie : achetez-vous donc un habit et un pantalon ; maintenant que vous êtes à votre aise, vous pouvez vous donner ces objets.
– Quant à vous, Blondine, ne répétez pas toute la journée que vous êtes née ici, que vous êtes une Nolar, dispensez-vous de raconter les hauts faits de vos ancêtres. Si une semblable chose arrivait aux oreilles du Marquis, vous nous feriez renvoyer tous. Les gens nobles, vous le savez, n'aiment pas à être servis par leur pareils.
Mademoiselle Clarisse n'avait garde de ne pas obéir à sa mère. Tout le long du jour elle était occupée à se pomponner et à faire des nœuds de rubans ; elle portait les tailles de ses robes extrêmement longues, afin de paraître plus mince ; ses jupons balayaient presque le ruisseau pour rendre sa démarche plus majestueuse.
Presque tous les huit jours Clarisse changeait la coiffure de ses cheveux, s'imaginant toujours que la dernière lui seyait mieux.
Quoiqu'elle fût dans une condition modeste, il n'était pas une petite ruse, en fait de coquetterie, qui lui échappât ; sourire, regard, air de tête, tout chez elle était étudié.
C'était la femme dont le premier coup-d'œil dit au passant : regardez-moi ; le second, admirez-moi ; le troisième, aimez-moi.
Il n'en était pas de même de Blondine : la pauvre enfant n'avait aucune espèce de prétention ; sa modeste toilette du matin, restait celle de la journée ; jamais ses yeux n'étaient provoquants, jamais son rire n'était calculé ; le sentiment des convenances se trouvait inné chez elle. Simple, douce et bonne, Blondine était comme la robe blanche de la jeune fille au jour de sa première communion ; comme l'oasis que l'Arabe trouve dans le désert. En un mot, la femme, telle qu'elle a dû sortir des mains de Dieu, le jour de la création.
Madame Delvoie était fière de ses deux filles, comme elle se plaisait à les nommer ; inutile de dire que Clarisse avait toute sa préférence : n'était-elle pas sa vraie fille, sa fille par le sang, et l'amour maternel n'est-il pas le plus aveugle, comme il est le plus profond des amours ? En voyant sa fille souriante et parée, Madeleine éprouvait un sentiment, d'orgueil ; souvent, en regardant son mari, elle pensait : je ne comprends pas qu'un homme pareil ait une si belle fille.
– Maman, se mit à crier Clarisse, voici monsieur le Marquis.
C'était un jeune homme de vingt-un ans à peine, d'une taille élevée, au teint brun, aux yeux noirs ; son nez était fin, délié vers les arcades sourcillaires, droit à son extrémité ; sa bouche, un peu grande, mais ornée de dents excessivement blanches, qui contrastaient avec son teint lorsqu'il ouvrait la bouche. Sa tenue était celle d'un fashionable ; son cou se détachait bien de la cravate, ce qui donnait une grande aisance aux mouvements de la tête. Son habit, toujours d'une coupe élégante, faisait ressortir la souplesse de sa taille. Il était ce qu'on appelle vulgairement un lion, c'est-à-dire un homme présomptueux, riche, parfaitement mis, et croyant d'une œillade captiver une femme.
Clarisse et Madeleine ouvrirent elles-mêmes la porte au Marquis, et madame Delvoie, s'adressant à lui :
– « Voici ma fille, Monseigneur ; est-elle grande et forte ? Dire que cela n'a pas dix-huit ans. »
Le Marquis sourit en regardant mademoiselle Clarisse, dit à sa mère qu'elle avait une fille charmante, et continua son chemin.
– Il m'a trouvée charmante, répétait, Clarisse. Et grace à ce mot magique, le Marquis avait à ses yeux une beauté remarquable.
Au reste, il était le type rêvé par la jeune et folle Clarisse : elle aimait cette tête brune, ces yeux expressifs, cet air distingué, cette mise irréprochable. Sans se l'avouer, elle rapportait au Marquis toutes ses pensées. Sans cesse en admiration devant lui, ses yeux étaient constamment portés sur les croisées de la chambre de M. d'Osna ; elle ne perdait aucun de ses mouvements, ni de ses gestes. Même aux heures où il s'habillait et où ses rideaux tirés le cachaient, Clarisse le voyait encore. Dans ces moments, elle était douée d'une seconde vue, comme les somnambules.
Étant grand chasseur, M. d'Osna avait plusieurs chiens fort beaux : souvent il prenait plaisir à les visiter.
Clarisse sachant l'heure où le Marquis se rendait à son écurie, passait et repassait devant la porte. En cachette du piqueur, elle donnait de gros morceaux de sucre à un superbe épagneul, de grande race, appelé Phanor, et dès que cet animal entendait venir mademoiselle Clarisse, on ne pouvait l'empêcher de courir après.
Alors mademoiselle Delvoie entrait dans l'écurie pour y ramener le chien et se trouver avec M. d'Osna.
– Mademoiselle, lui dit un jour ce dernier, vous paraissez avoir le cœur sensible ?
– A quoi donc voyez-vous cela, Monsieur ? \(Et Clarisse baissa les yeux et les releva vivement sur son interlocuteur.\)
– A votre tendresse pour Phanor. « Rassurez-vous, vous n'êtes pas payée d'ingratitude... »
Effectivement, le chien, dès qu'il voyait Clarisse, sautait après, frôlait sa belle tête contre les plis de sa jupe, avait un petit jappement amical, et donnait tous les signes d'une grande joie.
– Phanor, à bas, veux-tu m'écouter ? et affectant de rire comme une enfant, Clarisse, en se baissant, caressait, de sa blanche main potelée, la tête et le dos de l'animal.
– Phanor est bien heureux.
– Je suis sûre, Monsieur, reprenait Clarisse en minaudant, que vous ne pensez pas un mot de ce que vous me dites.
M. Eusèbe sourit et se dit à part lui : « Ah ! tu veux me plaire, eh bien ! tu n'as qu'un tort : celui de t'offrir. Tu ne sais pas encore, malgré ta coquetterie, que les hommes dédaignent les choses qu'ils peuvent avoir trop facilement et que les femmes semblables à toi pleuvent sur mon chemin. »
Et rouge, les yeux brillants de joie et de plaisir, après avoir vu le Marquis, Clarisse disait à Blondine : « On n'est pas plus aimable, plus gracieux, plus spirituel que M. Eusèbe d'Osna. L'autre jour, il a eu la bonté de s'informer de toi. Ma chère, tu ne peux juger cet homme là. Quelle différence de lui avec M. Sylvestre ; en voilà un lourdeau, un rouget ; et ma mère, qui visait à me le faire épouser. Ah ! le plus souvent ! c'était toi qu'il préférait, mais ses parents t'ont trouvée trop pauvre pour lui.
Tu peux me croire, je ne comprends pas que les hommes soient tous de la même race, Ainsi compare M. Sylvestre et M. d'Osna : ne dirait-on pas deux êtres d'une autre espèce ? Sylvestre n'a-t-il pas la mine de sortir d'un pays de Hotentots, et M. Eusèbe d'appartenir à la race des dieux ? » Enfin, Clarisse Delvoie ne vivait plus que par M. d'Osna.
Rentrait-il, sortait-il, pour elle c'était sujet inépuisable de conversation.
Blanche, la danseuse de l'Opéra, la chiffonnait un peu ; volontiers elle eût pris sa place, et toute la journée elle répétait à Blondine :
– Peut-on aimer une rousse ? cela ne durera pas ; qu'en dis-tu ?
– Je ne sais, répondait celle-ci.
Clarisse, nous ne devrions pas nous occuper autant de M. d'Osna : son regard me trouble ; quand ses yeux se jettent sur les miens, je m'imagine être une pauvre perdrix fascinée par le magnétisme de la prunelle d'un chien chasseur.
– Que signifient tes craintes ? Si nous n'avions pas M. d'Osna, notre temps se passerait d'une manière bien triste.
Je ne puis t'exprimer combien je me trouve heureuse d'être ici. Toi, c'est le contraire, tu parais moins gaie. Si par hasard M. Eusèbe se met à la croisée pour nous regarder, vite tu te caches au fond de la loge, et une fois je le surpris à rire en te voyant t'enfuir.
– Clarisse, ne me parle pas tant de cet homme, il nous portera malheur.
– Oh ! que je le voudrais !
– Tu plaisantes, et tu me fais mal.
Voici M. François, le valet-de-chambre du Marquis ; il vient sans doute en ambassade de sa part.
M. François pouvait avoir cinquante ans ; sa voix n'était pas très-haute, et ses yeux ne regardaient pas tout-à-fait droit devant eux. C'était une personne qui n'avait l'air ni de voir, ni d'entendre ; aussi, dans toute la maison, ne l'appelait-on que le Tartufe ; titre qu'il ne méritait nullement.
Au demeurant, c'était un brave et honnête homme, ayant la qualité de ne jamais rendre compte des actions de son maître.
– Cela va bien ce soir, M. François ? dit Clarisse. Il y a longtemps que votre maître est sorti, je ne l'ai pas vu depuis ce matin.
Il ne rentrera pas de la nuit, il est à la campagne.
– A la campagne ou ailleurs, reprit finement Clarisse.
– Mademoiselle, j'ai l'honneur d'appartenir à M. le Marquis ; comme tel j'exécute ses ordres, et ne m'inquiète nullement de sa conduite.
– C'est très-sensé ce que vous dites-là ; le Marquis, par hasard, vous aurait-il chargé d'une commission pour nous ?
– Oui.
– Quoi donc ?
– Madame Delvoie est priée de faire remettre les lettres qui arriveront au Marquis, par mademoiselle Blondine.
– Vous vous trompez, M. François, c'est par moi, dit Clarisse, vous aurez confondu les noms.
– Possible, reprit celui-ci, n'attachant aucune importance au message dont on l'avait chargé : du reste, arrangez-vous, ma commission est faite, et il s'en alla.
– Paraît-il bête et niais, ce François, dit Clarisse à sa mère ; il allait envoyer Blondine chez le Marquis ; oh ! je parie que M. d'Osna eût été bien fâché de la voir à ma place ; il y a mieux, il m'aurait trouvée malhonnête.
Le lendemain à midi, M. Eusèbe était revenu.
Dans la prévision d'avoir une lettre à porter, mademoiselle Clarisse s'était parfaitement coiffée : de grosses boucles brunes encadraient sa figure ; ses yeux pétillaient et son nez avait un certain air agaçant. Elle portait une robe de mousseline de laine à carreaux rouges et blancs. Un petit col au crochet, fait par elle-même, et sous lequel était un ruban de même couleur que la robe. Ajoutez à cela un bas blanc, bien tiré, terminé par une bottine grise de satin turc. Supposez tout cela neuf et sur une grande, grosse fille de dix-huit ans, fraîche comme ses étoffes, et vous vous direz que s'il y a mieux que Clarisse, il y a pire aussi.
Eh bien, lorsqu'elle porta la lettre à M. Eusèbe, il se mit à rire, et lui dit : merci, Mademoiselle, mais ce n'est pas vous que j'avais fait prier de ce soin....
– C'était donc Blondine ?
– Sans doute....
– Mais.....
Que ce simple mot voulait dire de choses ; que de reproches indirects il contenait !
Mais..... cette syllabe fut répétée par M. d'Osna avec un ton si léger et si railleur que, malgré elle, Clarisse comprit qu'elle n'avait qu'à s'en aller.
Très-mécontente, elle ne put s'empêcher de raconter à sa mère la réception du Marquis.
– Je n'en reviens pas, ma fille, après tous les jolis mots qu'il t'a dits.
Madeleine était la confidente de Clarisse, et elle croyait presque à l'amour d'Eusèbe pour sa fille. Il est vrai que les gentilles paroles du Marquis acquéraient beaucoup de prix en passant par la bouche de Clarisse, car elle avait le talent de les tripler de valeur, talent commun à beaucoup de femmes.
– Ce serait trop fort, disait Madeleine, si le Marquis allait agir comme ce petit polisson de Sylvestre ; et regardant Blondine avec des yeux d'envie :
– Ma mie, voulez-vous monter chez le Marquis, ce joli billet tout parfumé qui vous a l'odeur de mademoiselle Blanche ?
La jeune fille n'hésita pas ; selon elle, cette lettre était une sauvegarde.
Ce fut donc sans battement de cœur qu'elle tira le cordon de sonnette de la porte des appartements du Marquis.
François ouvrit et lui dit : --- Veuillez me suivre, Mademoiselle.
La peur, la honte commencèrent à prendre Blondine, elle voulut retourner sur ses pas ; il était trop tard.
Eusèbe d'Osna se trouvait devant elle en tenue de chasseur : casquette anglaise de velours vert sur la tête, habit coupé à la française, également en velours, guêtres de cuir montant jusqu'au-dessus du genou, dessinant parfaitement sa jambe.
M. d'Osna avait au bras un petit fusil, qu'il s'empressa de déposer, dès qu'il vit Blondine.
Elle était tellement embarrassée, qu'elle oubliait la lettre qu'elle avait à la main.
– Enfin, vous voilà, Blondine !
– Il se souvient de mon nom, se dit-elle bien bas, sans pouvoir se défendre et se rendre compte d'une satisfaction intérieure.
– Vous n'êtes pas l'enfant de madame Delvoie : Pourriez-vous me donner des renseignements sur vos parents ?
Blondine se ressouvenant des recommandations de Madeleine, au sujet de sa naissance, hésita.
– Ma demande semble vous contrarier, admettez que je ne vous l'aie point faite.
Et en lui-même ; c'est sans doute une des mille enfants de Paris auxquelles l'amour n'a donné que l'existence.
– Madame Delvoie vous a-t-elle appris quelque chose ? savez-vous lire, écrire ?...
– Lire, oui.... maman me l'avait appris...
– Et écrire !...
Elle rougit et ne répondit pas.
– Parlez donc, ma petite, pas de fausse honte ; à votre âge il y a tant de ressources.
– Monsieur, je ne sais pas écrire... et elle attacha un regard timide sur M. d'Osna.
– Si vous voulez, je vous enseignerai l'écriture. J'espère aussi vous mettre à même de vous créer des ressources honorables.
– Que de bontés, Monsieur.
– Venez demain à la même heure, vous prendrez votre première leçon.
– Blondine était un peu plus rassurée :
– Et la lettre, dit-elle, que j'oubliais.
– Merci, mon enfant, et Blondine sortit en faisant une de ces révérences naïves et timides qui n'ont que seize ans.
Clarisse et Madeleine Delvoie l'attendaient sur les premières marches de l'escalier.
Que t'a-t-il dit ? demandèrent-elles toutes les deux à la fois.
– Oh ! Clarisse, que tu as raison, c'est bien le jeune homme le plus aimable, le meilleur et le plus beau qu'il y ait au monde. Il m'a demandé mon nom de famille, mais je ne le lui ai pas dit ; je me suis rappelée de vos recommandations, maman Delvoie.
Puis, embrassant Clarisse avec effusion :
– Ma bonne Clarisse, imagine-toi qu'il va me montrer à écrire : demain je retourne chez lui.
A ce dernier mot, la mère et la fille échangèrent un regard qui échappa à Blondine. Ce regard était envieux et méchant.
Madeleine, avec son expérience, vit de suite que Blondine l'emportait sur Clarisse. Cette dernière conservait encore de l'illusion ; elle pensait que le Marquis n'avait attiré sa compagne chez lui, qu'afin qu'elle, Clarisse, pût y aller plus tard sans être compromise.
X. --- PREMIER AMOUR.
Le lendemain, Blondine fut exacte au rendez-vous. Un beau pupitre aux incrustations dorées, un paquet de plumes, du papier, avaient été préparés pour elle. Eusèbe mit lui-même le papier devant sa nouvelle élève et commença par lui tracer des caractères.
Blondine ne venait pas à bout de les imiter ; alors, M. d'Osna lui prenait la main et la dirigeait.
Quelle jolie créature, se disait-il à lui-même ; comme ses doigts sont effilés et gracieux. Que sa taille est bien prise. Et la tête brune et prononcée d'Eusèbe effleurait le mignon et frais visage de Blondine. Les yeux noirs, un peu renfoncés du Marquis, la dévoraient tellement, qu'elle n'osait plus lever la tête.
Eusèbe s'aperçut de cet embarras. --- Je ne veux nullement vous contrarier, Mademoiselle, ne vous intimidez pas.
– Monsieur, vos yeux sont si vifs, que je ne puis soutenir leur regard.
Eusèbe sourit à ces mots.
– Vraiment, vous écrirez à merveille, vos lettres sont déjà presque formées, et, attirant à lui la jolie main de Blondine, il y déposa le premier baiser d'amour qu'elle eût reçu.
Impossible de rendre l'émotion qu'elle en éprouva, le rouge colora ses joues, et un monde nouveau s'ouvrit devant elle.
Les leçons continuèrent et avec elles l'intimité vint entre Blondine et le brillant Marquis.
– Maintenant que notre connaissance est faite, lui disait-il, expliquez-moi pourquoi vos yeux évitent toujours les miens, et pourquoi, quand je vous admire de ma fenêtre, vous vous cachez vite au fond de la loge ;
Blondine ne répondait pas, une palpitation violente au cœur l'en empêchait.
– Ma belle enfant, continuait Eusèbe : vous m'avez dit que vous saviez lire ; pourriez-vous me déchiffrer ce peu de mots ?
Blondine prit le papier et lut avec hésitation :
« Depuis que je t'ai vue, les autres femmes n'existent plus pour moi. »
– Vous lisez on ne peut mieux.
Maintenant, voulez-vous m'écrire un mot dont les lettres soient faciles à former ? Je suis content de voir vos progrès, et Eusèbe dicta le mot, Amour !
La pauvrette l'écrivit tant bien que mal ; ses grands yeux bleus s'attachèrent sur ceux de M. d'Osna ; celui-ci l'attira contre son cœur, et sa bouche effleura des lèvres fraîches comme un bouton de rose entr'ouvert depuis le matin seulement.
Aussitôt le Marquis s'éloigna, dans la crainte d'un entraînement irrésistible. Passionné comme on l'est à vingt ans, il eût voulu posséder Blondine ; mais il y avait en elle une ingénuité, une candeur, un charme extraordinaire, qui la mettaient à l'abri des séductions.
– « Ah ! Maman, disait Clarisse à Madeleine pendant les entrevues de Blondine et du Marquis, j'espère qu'ils restent longtemps ensemble ; si du moins elle m'emmenait avec elle, comme je l'en ai priée souvent, les apparences seraient sauvées ; mais Mademoiselle s'en garde bien. Il y a mieux, Mademoiselle prend ses leçons à l'heure juste où le Marquis descendait pour voir ses chiens et ses chevaux : j'ai beau me promener devant l'écurie, je ne vois que le gros piqueur, qui me dit d'un ton goguenard : --- Mademoiselle, vous pouvez entrer, M. le Marquis n'y est pas. Et prenant un ton de voix calin : --- Tiens, bonne mère, j'ai eu des torts, mais je veux les réparer ; j'ai manqué de confiance envers toi.
« Blondine m'a dit que le Marquis l'embrassait tout le temps des leçons ; elle a même ajouté : je pense que bientôt il me fera une déclaration. »
Évidemment Clarisse prouvait que la jalousie ne recule pas devant la calomnie, car mademoiselle Delvoie mentait en cet instant.
– Mais c'est une horreur ! Delvoie, exclama la femme. Blondine est donc un petit serpent !...
– Ah ! t'y voilà, femme ; te souviens-tu, lorsque je te disais : pourquoi nous charger de cette enfant, elle ne nous causera que des chagrins, d'ailleurs, n'avons-nous pas notre fille ? Tu ne m'as pas écouté, tu as parlé de bon cœur, de charité, de bienfaisance et autres sornettes ; eh bien ! tu l'élevais tout uniment pour un libertin.
– Delvoie, tais-toi, je t'en prie au nom du Ciel ; si quelqu'un t'entendait, nous perdrions notre place à la minute.
– Mais, ne sommes-nous pas entre nous ?
– Chère mère, je connais un moyen qui fera cesser les entrevues de mademoiselle Blondine.
– Lequel ?
– Parle un peu de ceci à mademoiselle Blanche, et ce caprice du Marquis passera vite.
– Que je t'embrasse, ma fille, pour ta bonne idée.
– Si la maîtresse du Marquis, objecta le vieux Delvoie, lui dit un seul mot, c'est alors que notre place est flambée.
– Du tout, elle aura intérêt à nous faire conserver ; trente mille livres de rente dont la gratifie M. d'Osna, ne se trouvent pas aisément.
En ce moment entrait Blondine, gaie, légère et sautillante comme le petit pinson au bord des bois, par un beau jour d'été. Elle était si heureuse, que la joie débordait de sa figure.
– Comme te voilà épanouie, lui dit Clarisse ?
– Il n'y a rien de tel que l'amour pour embellir les femmes, murmura le vieux Delvoie.
– Ta leçon a été bien longue aujourd'hui, continua Clarisse.
– Mais, non, elle n'est même pas finie, car je vais encore retourner après m'être un peu reposée.
– Maman t'attendait pour s'en aller \(et en même temps elle faisait des signes réitérés à sa mère\).
Celle-ci la comprit et sortit pour se rendre rue de Provence, où se trouvait le domicile de mademoiselle Blanche.
En cheminant, une voix intérieure lui répétait : « Pauvre Blondine, elle aime le Marquis de toute son âme, pourquoi briser si vite son illusion ? Si cette enfant était ta fille, en agirais-tu de la sorte ? » Mais madame Delvoie fit bientôt taire tous ces scrupules.
Elle trouva Blanche nonchalamment assise sur une causeuse ; ses cheveux abondants, d'un blond anglais, tombaient à moitié sur ses épaules nues ; un fin peignoir de batiste, garni de dentelles, l'enveloppait.
Sitôt que Blanche vit la concierge du Marquis, elle prit un air aimable. --- Eh ! bonjour, bonne femme, qu'est-ce qui me procure votre visite ? le Marquis serait-il indisposé ?
– Non, Madame.
Prenant un air de mystère, elle alla s'assurer si toutes les portes étaient bien fermées.
– Je ne sais comment vous expliquer ma présence chez vous. Peut-être est-ce un tort de ma part, une fausse crainte, n'importe quoi. Voici le fait : « Il y a six semaines environ que M. le Marquis donne des leçons d'écriture à ma fille adoptive. Ces leçons, je n'en doute pas, sont données et reçues en tout bien, tout honneur ; cependant, je m'aperçois que ma petite Blondine n'est plus comme autrefois. Elle, si attentive, si prévenante pour mes moindres désirs, se fait répéter le même ordre plusieurs fois. Enfin, toute la journée elle parle du Marquis avec ma fille... A ses yeux, c'est l'homme le plus aimable, le plus généreux, le plus noble qu'il y ait au monde. Ne croyez plus que Blondine s'occupe de la loge... Du ton le plus naturel, elle m'a dit : cela fait de la peine à M. le Marquis de me voir tirer le cordon. J'ai donc imaginé que peut-être elle aurait la folie d'aspirer jusqu'au Marquis, et je suis venue vous prévenir, sachant que vous aviseriez mieux que moi. »
– Merci, retournez vite... Est-elle avec le Marquis en ce moment ?
– Oui.
– Je vais agir, ne vous inquiétez de rien.
« Ah ! monsieur le Marquis, vous voulez faire le philantrope ; c'est une manie dont je saurai vous corriger. »
Relever ses cheveux, mettre un cachemire et un chapeau, descendre l'escalier, monter dans une voiture, tout cela fut pour Blanche l'affaire d'un instant.
Arrivée dans l'antichambre de M. d'Osna, un domestique lui objecta que M. le Marquis n'était pas visible.
– Allez vous en assurer ; et le suivant, elle entra en même temps que lui dans la pièce où se tenait Eusèbe.
Les mains de Blondine étaient dans celles du Marquis, ses yeux dans les siens.
Mais voici qu'une voix stridente et railleuse laisse tomber ces mots : --- Je savais que vous y étiez pour d'autres que pour moi.
Eusèbe, étonné, se retourne, et aperçoit Blanche. Son front se plisse légèrement ; et, sans montrer d'émotion, il lui offre un fauteuil.
Blanche examine Blondine et se dit : « Le danger est plus grand qu'on ne le supposait. »
Puis, à haute voix : --- Merci, Monsieur, je ne m'assiérai pas, je vous dérange, continuez une leçon si bien commencée ; ma portière a aussi six enfants que je vais vous envoyer pour que vous les instruisiez. Là-dessus, elle sort.
Blondine reste interdite ; cette femme l'a profondément troublée ; elle se lève et laisse le Marquis, qui ne demande pas mieux que d'être seul.
Les Delvoie se réjouissaient.
« Voilà que ça chauffe là-haut, disait le vieux. »
– La visite de Blanche n'a pas été longue, reprit Clarisse ; bon, voilà mademoiselle Blondine, et, d'un air aigre-doux : tu parais triste, petite sœur ?
– Oh oui !... peux-tu venir un instant ?...
Toujours des secrets, dit Madeleine ; Blondine, ne t'éloigne pas ; donne-moi la main, afin que je te prédise ta destinée, et elle prit la main de son enfant d'adoption.
– Ton amour est mal placé, tu as une rivale, et une rivale qu'on aime mieux que toi.
– Madame Delvoie, finissez, de grace, permettez-moi de me retirer dans ma chambre ?
– Allez, allez, Mademoiselle !
Le panorama de la vie commençait à se dérouler devant Blondine, panorama trop souvent triste, nuageux et où parfois le soleil n'arrive jamais.
La pauvre petite pleurait ; ses larmes étaient bien amères.
XI. --- TOURMENTS.
Le Marquis se demandait si la visite de Blanche devait être attribuée au hasard ou à l'indiscrétion ; dans ce dernier cas, il se réservait de punir sévèrement.
Aimait-il Blanche ? ne l'aimait-il pas ? lui-même n'eût pu répondre.
Un jeune homme élégant doit avoir de beaux chevaux, des équipages bien tenus, les aime-t-il ? Une femme du monde a des adorateurs, des cachemires, des robes superbes, les aime-t-elle ?
Ils n'en savent rien, mais ces choses leur sont indispensables, ils ne peuvent s'en passer.
Une maîtresse enviée, courtisée, recherchée était nécessaire à M. d'Osna.
Le soir, en sortant de l'hôtel, Blondine eut le chagrin de l'entendre dire à son cocher : A l'Opéra ! Clarisse répétait en riant du bout des lèvres : « Ma pauvre sœur, décidément mademoiselle Blanche est plus aimée que nous. C'est mal à vous, M. le Marquis, de vous jouer de deux petites sottes comme nous.
Au théâtre, M. d'Osna cherchait partout mademoiselle Blanche, afin d'avoir une explication. Il avait déjà fait deux ou trois tours dans le foyer, lorsqu'il la rencontra donnant le bras à un embassadeur, gesticulant, riant, et attirant tous les regards par ses éclats de voix et sa folle gaîté ; puis M. d'Osna entendait autour de lui :
– « Vous ne savez pas la nouvelle ? Blanche n'est plus avec d'Osna. C'est un ambassadeur qui le remplace. »
Par une de ces contradictions si fréquentes dans l'esprit humain, cette femme, à laquelle le matin même, il était inconstant, ne lui parut jamais si belle. Il s'approcha de Blanche et fut reçu comme une simple connaissance. Furieux, il jura de ne plus la revoir ; serment qu'il tint jusqu'au lendemain. Dès ce même jour, il se présenta chez elle, mais inutilement. Alors il jura de la remplacer par Blondine et se dit que la beauté de cette dernière surpassait de beaucoup celle de Blanche.
Pendant qu'il s'occupait ainsi de sa maîtresse, Blondine, comme à l'ordinaire, était venue chez lui pour prendre sa leçon ; elle eut le cœur gros en apprenant que M. d'Osna était sorti.
Madame Delvoie, Clarisse et le vieux portier riaient sous cape...
– Le Marquis a donc oublié son élève, ajoutait Madeleine d'un air narquois.
Dans le courant de la journée, le Marquis fit demander son écolière, qui se rendit près de lui.
– Ma mère, dit Clarisse, que pensez-vous de tout ceci ?
– Ma fille, je crains qu'il ne l'aime !
– Oh mon Dieu, n'y aurait-il aucun moyen de les brouiller de nouveau ? Et Clarisse, prenant sa tête dans ses mains, réfléchit.
– Oui, écrivons au Marquis, avec une fausse signature... et cette jeune fille au teint rose, à l'air parfois candide, commit, sans la moindre hésitation, sans le moindre scrupule, le crime le plus noir, le plus infâme, le plus vil... Elle eut recours à la lettre anonyme greffée sur le faux, moyen criminel, dont les auteurs mériteraient le stygmate du pilori.
Voici la lettre de mademoiselle Clarisse :
« Excusez-moi, monsieur le Marquis, de vous déranger pour si peu. La petite Blondine Lechar, la fille adoptive de madame Delvoie, répand partout que vous avez l'intention de l'épouser.
Je dois vous prévenir que c'est une petite rouée, ayant déjà eu une intrigue avec un nommé Sylvestre, garçon épicier, dans la maison où elle demeurait avant d'être ici. »
Suivait une signature illisible.
Clarisse, sûre de n'être pas découverte, mit elle-même à la poste, dans un quartier éloigné, cette lettre, sa première infamie. La main ne lui trembla pas en la glissant dans l'ouverture de la boîte.
Elle revint tranquillement chez elle comme elle en était sortie et attendit.
Deux heures s'étaient écoulées sans que Blondine descendît de chez le Marquis.
Clarisse, qui, d'habitude, comptait fièvreusement les instants où Blondine était avec M. d'Osna, désirait, cette fois, que la leçon se prolongeât, afin que Blondine fût présente au moment de la remise de la lettre.
Pendant que Clarisse était ainsi préoccupée, voici ce qui se passait dans le cabinet de M. d'Osna :
A son arrivée, la petite avait apprêté les plumes et le papier.
– Laissez cela, Mademoiselle, nous n'écrirons pas aujourd'hui, j'ai à vous parler de choses graves.
La figure du Marquis était soucieuse, il paraissait préoccupé.
« Blon... dine, accentua-t-il lentement, avez-vous jamais réfléchi à votre position dans le monde ?
Vous donnerez-vous à un ouvrier, ou bien ferez-vous le bonheur d'un homme élevé par sa position et sa fortune ?
– Je ne vous comprends pas ?
– Je vais essayer de vous parler clairement. « Quels sont vos projets, avez-vous jamais songé à vous établir, à vous marier ? »
– Je suis heureuse en ce moment, je ne demande pas autre chose.
– Enfant, vous ne resterez pas toujours ainsi, vous avez un cœur, il parlera et alors !...
– Alors, je me tairai, si mon amour est dédaigné, et une légère pâleur se répandit sur le visage de Blondine.
Eusèbe continua :
« Placée comme vous l'êtes en ce monde, où tout est positif, vous ne pouvez prétendre à rien. Je vous parle ici un langage qui peut froisser vos idées de jeune fille, mais c'est celui de la raison. --- Oh ! Blondine, croyez à mon amour, à ma discrétion... et il s'arrêta... »
– Enfin, je vous ai compris ; voici ma réponse : « Jamais Blondine de Nolar ne sera la maîtresse de M. d'Osna. »
C'est à ce moment qu'on remit la lettre anonyme de Clarisse au Marquis.
Piqué au vif du refus net et tranchant de Blondine, M. d'Osna se mordit les lèvres et lut la lettre pour éviter de répondre.
Sous l'empire de la mauvaise impression que cette lettre venait de faire naître en lui, le Marquis dit ironiquement à cette jeune fille : --- Veuillez répéter votre phrase, Mademoiselle, je vous avoue qu'elle m'étonne. Évidemment, vous parlez d'une autre personne que de vous-même, ou bien vous confondez votre nom.
« Vous vous appelez Blondine Lechar, et non de Nolar, comme vous paraissez vouloir me le faire supposer.
– Moi, Monsieur !... je suis réellement mademoiselle de Nolar.
– N'importe, je conçois qu'après avoir écouté M. Sylvestre, le garçon-épicier, on ne puisse descendre jusqu'au marquis d'Osna.
À ces paroles, l'innocente créature rougit d'autant plus qu'elle se rappela que madame Delvoie lui avait défendu de parler à Sylvestre.
– C'était donc un crime, fut tout ce qu'elle put dire.
Par un geste dédaigneux, le Marquis lui jeta la lettre qu'il venait de recevoir, en prononçant ce seul mot... Lisez.
– Avez-vous connu M. Sylvestre ?... Oui ou nom...
– Oui, Monsieur.
– Vous a-t-il jamais parlé d'amour ?
– Oui, Monsieur.
– Vous en convenez.
Le malheur commençait à étreindre Blondine, avec sa griffe de fer. Elle le sentait venir, et n'avait pas assez de force pour le conjurer.
Aux derniers mots d'Eusèbe, les larmes furent prêtes à l'envahir, et, par un sentiment de délicatesse et de fierté, voulant cacher ses pleurs au Marquis, elle ne répondit rien et fit un mouvement pour s'en aller.
En une minute, la malheureuse enfant comprit la distance qu'il y avait d'elle au Marquis. Aucun mot de justification ne sortit de la bouche de Blondine ; elle ne joua pas les grands sentiments, n'en appela pas à son honneur méconnu. Pourquoi ? C'est que sa résolution était prise.
Décidée à rester digne de sa famille, quoiqu'elle aimât de toute son ame, elle préférait renoncer à l'amour d'Eusèbe, plutôt que de céder à ses désirs.
– Mais, cet homme, reprit le Marquis, parlez-m'en donc. Et voyant la jolie figure de Blondine remplie de tristesse, il s'adoucit.
– Oh ! je vous en prie, un mot, ne me rejetez pas du Ciel en Enfer.
« Blondine, je souffre autant que toi. Dis-moi, si tu veux, que tu ne savais pas me connaître un jour ; que tu n'as éprouvé pour ce Sylvestre qu'un sentiment passager. Mais à cette heure, dis que je suis ton seul aimé ; dis ! et tout est pardonné.
– Laissez-moi, reprit Blondine ; je vais vous chercher la preuve que je suis la fille des marquis de Nolar, dont vous habitez l'hôtel ; cette preuve répondra pour moi.
Blondine, seule dans sa chambre, s'assit sur une chaise et pleura. Puis, un rayon d'espérance vint à luire sur sa jeune tête, et elle chercha ses papiers ; ils devaient se trouver dans une petite boîte renfermée dans une armoire. Blondine même avait poussé la précaution jusqu'à dissimuler cette boîte sous son linge.
Ces paroles de sa mère retentissaient sans cesse à son esprit :
« Garde ces titres, ils sont le seul bien que je te laisse... »
Blondine soulève d'abord les objets qui embarrassent la cassette. Son cœur bat en la prenant : elle l'ouvre ; mais elle ne trouve rien... les papiers en ont disparu. « Mon Dieu ! dit-elle, il y a huit jours, ils y étaient encore. J'aurai peut-être oublié de les remettre en place, et elle prit et déplia une à une chaque pièce que contenait l'armoire..... Rien.... Rien....
Mon Dieu ! que faire, que devenir ? madame Delvoie me les aura peut-être pris, afin de me les garder, et elle courut, d'un trait, chez cette dernière.
– Madame Delvoie, rendez-moi, je vous prie, les actes qui attestent ma naissance.
– Que voulez-vous dire, Blondine ?
– Madame, j'ai déclaré mon origine à M. d'Osna, et je tiens à la lui prouver.
– Blondine, ne vous avais-je pas défendu de jamais parler de vos parents ? Vous êtes cause que le Marquis va nous renvoyer.
– Non, Madame, mais ; au nom du Ciel, faites-moi retrouver mes papiers.
Madeleine haussa les épaules en disant : --- Je crois que vous devenez folle.
A l'instigation de sa fille, dont la jalousie contre Blondine ne connaissait plus de bornes, Madeleine avait brûlé tous les titres de la famille de Nolar.
On peut les ravoir, ces papiers, dira-t-on ; sans doute, mais une jeune fille connaît-elle quelque chose aux lois ? Et Blondine était tellement descendue de sa positon sociale, que son nom dans sa bouche paraissait une plaisanterie.
Quelques heures après, le Marquis ne la voyant pas revenir, passa près d'elle dans la cour, et lui dit :
– La preuve que vous êtes une Nolar ?
– Je ne puis la donner.
– Je m'en doutais, et il sortit.
XII. --- FUITE.
Soucieux, triste et préoccupé, M. d'Osna réfléchissait. La lettre anonyme était devant lui. De temps en temps il la relisait : --- Oh ! lettre infernale, je ne pouvais te croire, disait-il, et cependant tu disais vrai. --- Cette petite ira loin ; quelle effronterie elle cache sous un air de candeur !
Moi qui m'imaginais avoir ses premières pensées ! --- C'en est encore une dont j'ai été la dupe. --- N'y pensons plus. Et malgré cette parole, Blondine l'occupait tout entier.
Deux jours s'étaient passés sans qu'il l'eût vue.
Recherché par les femmes, fat de sa nature, Eusèbe éprouvait néanmoins une souffrance intérieure en pensant à Blondine, qui captivait toutes ses idées.
Décemment il ne pouvait plus l'envoyer chercher ; mais que n'eût-il pas donné pour se trouver encore en tête-à-tête avec cette enfant.
Il se disait : Peut-être me demandera-t-elle une explication ? alors je serai sans faiblesse et sans lâcheté. Je lui mettrai sa conduite sous les yeux. Elle est si jeune, que je pourrai la corriger.
Pendant que M. d'Osna ne rêvait qu'à Blondine, elle était chez les Delvoie où, à force de ruses et de cajoleries, on avait fini par lui arracher l'aveu de l'amour du Marquis.
– O mon Dieu ! c'est une horreur, lui dit Madeleine, j'espère bien que vous ne retournerez plus chez cet homme. Que dirait votre pauvre mère, si elle vivait encore ; elle, la sainteté même ? Vilain débauché, on t'en donnera des poulettes à croquer.
Promettez-moi bien de ne plus aller chez lui, sous aucun prétexte.
– Je le veux bien, dit Blondine avec un soupir.
– Désormais, continua madame Delvoie, toutes les lettres que recevra M. le marquis d'Osna lui seront remises par Clarisse.
Maintenant, ma belle, vous paraissez fatiguée, vous pouvez vous retirer dans votre chambre.
Et quand Blondine fut sortie, la Delvoie dit à sa fille et à son mari : savez-vous que Blondine fait un tort inimaginable à Clarisse ? elle lui enlève tous ses amoureux. Tant qu'elle sera ici, nous ne marierons pas notre enfant. Mademoiselle Blondine vous a un tact inoui pour ensorceller les jeunes gens, Vous rappelez-vous Sylvestre ?
– Celui-là, dit le père Delvoie, me l'a bien demandée en mariage. J'ai voulu la lui bailler, vous n'avez été de cet avis ni l'une ni l'autre ; à présent je ne vois autre chose à faire que de jeter Blondine à la porte.
– Ne précipite rien, Delvoie, dit Madeleine, l'occasion se présentera toujours assez tôt.
– Donc il est bien entendu que nous allons nous débarrasser de mademoiselle Blondine. Dieu soit loué !
Plusieurs jours après, madame Delvoie reçut une invitation d'aller à la noce ; c'était madame Bernard, cordonnière, qui mariait sa fille à M. Lemaire.
– Il paraît, dit Madeleine, que ce M. Lemaire est un rentier, car il n'a aucune qualification sur la lettre de faire part. Et s'adressant à Blondine : Allez vite chez le marchand de nouveautés chercher une robe de mousseline blanche pour Clarisse, et faites la lui de suite.
– Si cela vous était égal d'y envoyer Clarisse, je suis si chagrine !
– Eh bien ! oui, va, ma fille.
Mademoiselle Delvoie courut acheter sa robe, et revint aussitôt.
– Maintenant, Blondine, dit madame Delvoie, je sors avec Clarisse, afin de faire les autres emplettes.
« La noce a lieu demain ; ainsi, petite, dépêche-toi de couper l'étoffe. »
Restée seule, Blondine tailla la robe ; mais ses idées étaient ailleurs.
La coupe du corsage fut complètement manquée ; Blondine avait confondu la taille de Clarisse avec celle de sa mère.
En rentrant, la première chose que firent les Delvoie fut de regarder la robe. --- Clarisse l'essaya.
– Mais, Blondine, où as-tu la tête ? Cela m'est une fois trop large ; ce serait tout au plus bon pour Maman.
– On voit bien, répliqua Madeleine, que l'étoffe ne coûte rien à Blondine ; pourvu qu'il en reste assez ; sans compter qu'il faudra travailler toute la nuit, afin d'avoir cette malheureuse robe ; tu seras peut-être obligée, ma fille, d'aider Blondine, et quel teint auras-tu !
– Madeleine, je vous supplie de me dispenser de coudre cette nuit. Je me sens par trop malade.
– En voilà une sévère ; et, pour tes beaux yeux, Clarisse se dispenserait d'aller à la noce ! Pauvre choutte ! qui ne vous a jamais un moment de distraction. Ce n'est pas comme vous, Mademoiselle, qui tous les jours passez trois, quatre heures à minauder dans de beaux salons.
« Vous devriez cependant vous souvenir que je vous ai recueillie, élevée par charité, et que vous me devez quelque chose... mais vous êtes une ingrate, une malheureuse ! une enfant perdue. »
La voix de Madeleine s'élevait à mesure qu'elle parlait. Aux derniers mots, elle avait atteint le diapason colossal des halles. Elle termina : « Nous ne pouvons plus vivre ensemble ; je n'ai pas assez d'argent pour nourrir une fainéante. D'ailleurs, vous nuisez à l'établissement de Clarisse ; ainsi, vous n'avez qu'à vous en aller de chez nous. »
– Madame, Madame, cria Blondine en joignant les mains, que voulez-vous que je devienne ?
– A votre âge, je n'étais pas si embarrassée, dit madame Delvoie... Savez-vous la coutume de notre pays ? Dès qu'une enfant a quatorze ans, on lui met cent sous dans la main en l'envoyant chercher fortune.
Il y avait trop longtemps que M. Delvoie voyait d'un mauvais œil l'introduction de Blondine dans le ménage, pour qu'il ne profitât pas d'une si belle occasion.
L'enfant fut harcelée sur tous les points : on lui reprocha les attentions de Sylvestre pour elle ; on alla même jusqu'à lui faire comprendre qu'on la soupçonnait d'avoir une liaison avec le Marquis. Alors, Blondine se leva fièrement, et, les larmes aux yeux, elle dit aux Delvoie : « Je pars. »
On était au 15 du mois d'août ; huit heures du soir venaient de sonner. Blondine descendait la rue Saint-Honoré, tournait à droite, prenait les arcades de la rue Castiglione, et entrait dans le jardin des Tuileries.
Là, les femmes les plus élégantes, les plus jolies s'y faisaient admirer.
La journée avait été chaude, accablante, et la brise du soir alors rend si heureux !
Partout de doux propos, de joyeux murmures. C'était l'heure où le jeune homme, à la faveur de la brune, commençait à serrer secrètement la main de la jeune fille.
Que de promesses d'amour, à ce moment, furent tacitement reçues et échangées ! Que de félicité, que d'avenir dans ces milliers de jeunes têtes !
Au milieu d'eux passait un petit être, une toute jeune fille, presqu'une enfant ; car Blondine avait à peine seize ans, et pas une parcelle de cet air embaumé ne venait la consoler. Elle était si légère que ses pieds effleuraient à peine le sol qu'ils touchaient : ils allaient, ils allaient, ces pieds mignons, sans obéir à aucune idée, car la pauvre Blondine n'en avait plus. Seulement, par un mouvement machinal ; elle portait de temps en temps la main à son front, en répétant : « Que je souffre ! »
L'air tourbillonnait autour de la tête vide de la pauvre petite, et elle entendait des sons étranges, qu'on pouvait comparer au bruit de la mer, à son flux et reflux.
Blondine passa comme une flèche décochée par un habile arbalétrier, traversa le jardin des Tuileries, le Pont-Royal, la rue du Bac, la rue de Sèvres jusqu'à la barrière, et, poussée par un instinct suprême, elle revint involontairement à l'hôtel d'Osna, leva le marteau, et vit la porte s'ouvrir.
Alors elle jeta un cri perçant, se voila la figure, et s'en fut épouvantée. La perception des idées commençait à lui revenir, elle se souvint de ses malheurs. Comme à travers un brouillard, madame Delvoie, Clarisse, M. d'Osna lui apparurent. Enfin, ce dernier domina seul ; elle ne pensa plus qu'à lui.
« Peut-être avait-il raison, se disait-elle, lorsqu'il me priait de faire son bonheur. Une pauvre fille comme moi que peut-elle espérer ?
Je l'aimais tant !
Mais, non, j'ai bien agi !
Ma mère, ton souvenir a été plus fort que mon amour. Je suis restée digne de toi ! »
Blondine reprit alors le même chemin qu'elle venait de parcourir.
Revenue au Pont-National, elle se mit à regarder l'eau, et se pencha au-dessus du parapet.
Il lui sembla que les mille voix de la Seine lui disaient : Viens, ma fille, ma bienaimée, cher ange égaré sur la terre ; regarde comme je suis pure et limpide ; vois les étoiles et les lumières se réfléter dans mon sein. Oh ! je suis belle, douce et bienfaisante ; je suis la reine du calme et de l'oubli. Ah ! viens ! et l'eau s'avançait toujours, afin de la mieux attirer. Les pieds de Blondine ne touchaient plus à terre ; elle perdait déjà l'équilibre, lorsqu'un homme, en passant, l'enleva brusquement et la remit sur le pavé. La secousse lui fit perdre connaissance, et elle tomba presque ; mais cet homme la soutint, l'assit par terre, jeta quelque monnaie dans son tablier et continua sa route.
En moins de deux ou trois minutes Blondine fut entourée par différentes personnes. Les dernières survenues demandaient aux autres : --- Qu'y a-t-il ? Celles-ci répondaient : --- C'est une femme qui se trouve mal. Les unes restaient, les autres passaient leur chemin.
– Il faut la mener chez le pharmacien, disait-on : --- attendez un peu, elle va revenir.
Un sergent-de-ville vint sur ces entrefaites, fit écarter le monde et dit à Blondine : Suivez-moi.
Elle ne l'entend pas, il la soulève : Allons, la belle, pas de comédie ; en même temps il la prend par le bras, et tous les sous qu'on venait de donner à Blondine tombent à terre. La secousse la fait revenir à elle. Mon Dieu, que me voulez-vous ? dit Blondine en regardant cette figure rébarbative qu'elle n'avait jamais vue.
– Suivez-moi, sans répliquer, n'aggravez pas votre position. Machinalement elle obéit à cet homme et se laisse conduire par lui.
Mais qu'ai-je donc fait ? et le rouge remontait aux joues de la pauvre abandonnée, dont les idées se brouillaient de nouveau.
Au bout de quelques minutes, on arrive dans la maison où demeure le commissaire de police du quartier. Il habite le deuxième ; le sergent-de-ville fait d'abord monter Blondine, et la suit. Celle-ci, cherchant à échapper au danger inconnu, le pire de tous, prend son élan, monte cinq fois plus vite que son conducteur et se trouve en moins de quelques secondes, au bout de l'escalier. Un corridor est devant elle ; un autre escalier y aboutit. Le descendre fut pour Blondine l'affaire d'un instant. Elle se trouva dans une autre rue, dont elle ignorait le nom... Prendre la fuite, courir comme une biche égarée, tel fut l'instinct qui la guida, afin d'échapper aux poursuites dont elle se voyait l'objet.
Bientôt, des éclats de rire perçants et joyeux se font entendre ; elle s'arrête, essaie de reconnaître d'où ils viennent, et voit à travers des vitres une immense quantité de fleurs. Puis de jeunes filles occupées à les tresser en guirlandes, et à en former des bouquets. Un homme est au milieu d'elles ; il tourne le dos à la porte d'entrée.
Involontairement Blondine s'arrête, regarde les demoiselles de magasin.
– Que nous veut donc cette petite ? dit la brune Isabelle à la gentille Marie. Sans doute elle demande l'aumône.
– Non, réplique la grande Adèle, elle est trop proprement vêtue. --- Madame n'est pas là : si nous nous amusions à attirer ici cette inconnue ?
– C'est cela, c'est cela, et la plus mutine des demoiselles, la petite Aglaé ouvrit la porte en la priant d'entrer.
La pauvre enfant ne se fit pas répéter cette offre. Elle était si lasse, et avait tant besoin de repos !
– Mesdemoiselles, leur dit-elle, je ne puis assez vous remercier de votre obligeance.
Sa voix était si douce, il y avait tellement d'aménité dans son regard, que les dispositions moqueuses de ces jeunes filles changèrent, et qu'elles se mirent à lui parler avec affabilité.
L'homme auquel elle n'avait fait aucune attention, lui prit tout-à-coup la main.
– Vous ne me reconaissez pas, Blondine ; il est vrai qu'il y a longtemps que je ne vous ai vue.
– M. Louville, s'écria-t-elle... et joignant les mains : « Monsieur, ayez pitié de moi... je suis si malheureuse ! Madame Delvoie vient de me renvoyer ; j'ai obéi, mais en ne sachant que devenir. Il y avait des larmes dans les yeux et dans la voix de Blondine.
– Rassurez-vous, mon enfant, vous pouvez compter sur moi.
Attendez le retour de madame Duplan, la maîtresse de cet établissement, et nous verrons ensemble à quoi nous pourrons vous utiliser.
– Oh ! merci, Monsieur, merci mille fois. M. Louville s'était rendu chez madame Duplan, dont le mari était lieutenant de la garde nationale, pour lui parler de son grand projet de la réforme, et l'y faire adhérer. Il n'avait trouvé que les demoiselles du magasin, s'était assis au milieu d'elles, et leur avait annoncé la révolution sociale. Avant peu, disait-il, les femmes seront députés, ministres, avocats, etc. En un mot, elles jouiront de la plénitude des droits civils et politiques. Avant peu se vérifiera celle maxime de l'Évangile : Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. »
Bientôt nous n'aurons plus de rois, nous n'aurons plus que de belles reines devant lesquelles nous serons trop heureux de nous prosterner.
– Oh ! le jour n'est pas loin où la jeune République lèvera la tête en appelant à elle toutes les capacités.
M. et madame Duplan rentrèrent comme il achevait ces mots.
– Madame Duplan, dit-il en lui présentant Blondine, voici une bonne œuvre à faire.
Cette enfant est sans famille, et je la mets sous votre protection.
– Monsieur, répondit cette dame assez sèchement, le nombre de mes ouvrières est complet ; d'ailleurs, je suis sûre que mademoiselle ne sait pas travailler.
– Mais vous lui apprendrez... J'aime que les affaires aillent vite. Voulez-vous prendre mademoiselle comme apprentie, et combien lui ferez-vous payer son apprentissage ?
– Je vous le répète, je n'ai besoin de personne ; mais à votre considération, ce serait trois cents francs la première année, deux cents la seconde, et la troisième au pair, pourvu que Mademoiselle ne soit pas dénuée d'intelligence.
– C'est une affaire convenue.
Vraiment, madame Duplan, vous n'entendez guère vos intérêts, de ne pas avoir accepté mademoiselle Blondine les bras ouverts : Regardez-donc comme elle est jolie ; je suis sûre qu'elle ne sera pas huit jours avec vous que vous ne pourrez suffire aux commandes, les messieurs viendront tous les jours vous acheter des fleurs nouvelles.
– Mademoiselle, dit alors madame Duplan en l'examinant et trouvant que M. Louville avait raison de vanter sa beauté, soyez la bienvenue ; dès que vous arrivez de la part de M. Louville, vous avez droit à tous nos égards et je vous admets comme apprentie de la maison.
Blondine ne savait comment témoigner sa reconnaissance à M. Louville.
– Allons, mon enfant, du courage. Adieu, venez me voir demain matin. Vous passerez la nuit ici. Madame Duplan aura seulement la bonté de faire jeter un petit matelas dans le magasin, et je lui réponds que vous dormirez fort bien dessus.
– Duplan, dit-il en s'adressant au mari... je désirerais vous parler ; si vous voulez sortir avec moi, nous irons ensemble au café de la porte Saint-Denis.
– Volontiers.
Mesdemoiselles, dit madame Duplan, il est dix heures, le gaz va s'éteindre. Rentrez tout l'étalage ; dépêchez-vous d'allumer une chandelle. Maintenant, Jean, fermez les volets.
Mademoiselle Blondine, voici des draps, un matelas ; demain vous serez mieux couchée.
– Oh ! Madame, vous êtes mille fois trop bonne.
XIII. --- BLONDINE FLEURISTE.
Blondine se jeta tout habillée sur son matelas et le trempa bientôt de ses larmes. La pauvre enfant ne pouvait encore se rendre compte des événements de la journée. En vain elle cherchait à se trouver coupable.
Je ne sais pourquoi les Delvoie voulaient me faire passer la nuit pour cette malheureuse robe ! On l'aurait bien finie le lendemain. Et comme ils m'ont renvoyée, comme ils n'ont pas compris mes combats intérieurs, comme ils ont été sans pitié ; ils n'ont pas osé me dire que j'étais la maîtresse du Marquis ; mais leurs yeux méchants, leurs gestes emportés parlaient à leur insu.
– Moi, Blondine, être la maîtresse de quelqu'un ? Oh ! non, mieux vaudrait succomber à ma souffrance que de ternir cette belle guirlande de pureté et d'innocence que Dieu a mis indistinctement au front des jeunes filles. Et cependant j'aimais le Marquis de toute mon ame ! Et je m'étais imaginée qu'il m'aimait aussi... lui ! Je me disais : sa voix est si tendre, ses yeux sont si vifs que je me sens animée sous son regard. Ah ! je croyais à son amour ! et je n'étais pour lui qu'une distraction passagère.
Comme il a souri dédaigneusement quand je lui ai révélé ma naissance ! Avec quel geste de mépris il m'a jeté cette lettre infâme qu'on lui a écrite ! D'où vient-elle cette lettre ? Serait-elle de Clarisse ?... Ma tête s'y perd... Jusqu'à mes papiers qu'on m'a pris ! et madame Delvoie m'atteste que ce n'est pas elle qui s'en est emparée. C'est peut-être son mari... Oh ! quelle fatale journée !...
Toute la nuit Blondine donna cours à ses regrets. Ce sergent-de-ville, si brusque, lui revenait à l'esprit. Elle ne pouvait comprendre ce qu'il lui avait voulu. Elle ignorait que la regardant comme mendiante et vagabonde, il avait cru devoir l'arrêter.
Le jour paraissait à peine, qu'elle était debout, attendant que sept heures du matin eussent sonnées, afin de se rendre chez M. Louville.
Elle y alla bien timidement.
– « Monsieur, lui dit-elle, je viens vous remercier de votre bienveillant appui : sans vous je serais peut-être morte de honte et de douleur. Oh ! je n'ai de ma vie été si malheureuse qu'hier, » et les larmes mouillèrent les yeux de Blondine.
– Pauvre enfant ! Bien jeune vous avez connu la souffrance.
– Monsieur, si vous saviez tout !
– Parlez-moi, ma petite, à cœur ouvert ; j'ai toujours été bon pour vous, que pouvez-vous redouter ?
Blondine avoua qu'elle avait révélé sa naissance à M. d'Osna, que celui-ci n'avait pas voulu la croire, et que les papiers qu'elle cherchait pour attester la vérité de son dire, avaient disparus.
– Vous aimez le marquis d'Osna.... Blondine baissa les yeux sans répondre.
– La conduite de madame Delvoie s'explique maintenant.
– Voulez-vous vous fier à ma vieille expérience ? laissez faire au temps ; ne vous inquiétez pas.
Vous me demandez d'attester votre naissance à M. d'Osna ; je n'en ferai rien dans votre propre intérêt. En ce moment, ma conduite peut vous paraître singulière, mais vous m'en remercierez un jour. Le Marquis a de l'amour pour vous, Blondine ; vous êtes trop jolie pour qu'il n'en soit pas ainsi.
Votre fuite de l'hôtel le tourmentera, soyez en sûre. Dans votre propre intérêt, gardez-vous bien d'éclairer le Marquis.
Une femme est toujours sûre du succès lorsqu'elle est parvenue à occuper le cœur et l'imagination de celui qu'elle aime.
– Enfant, vous ne savez quels sont les sentiments qui nous animent, alors que nous aimons. Auriez-vous tous les défauts, tous les vices, que ces défauts et ces vices deviennent pour votre amant autant de qualités.
Je vous le répète encore, tenez-vous calme, et vous avancerez cent fois plus.
Blondine revint toute triste chez madame Duplan. On me refusera donc jusqu'à mon nom ? pensait-elle.
– Mademoiselle connaît sans doute Paris ? dit madame Duplan à Blondine.
– Oui, Madame.
– Ce soir vous irez porter cette parure à madame la marquise de Châtillon, rue du faubourg S.-Honoré.
– Oui, Madame.
En revenant de sa course, Blondine s'arrêta devant la demeure du Marquis, et y resta longtemps. Tous les volets en étaient fermés. Une petite lueur scintillait à travers leurs rainures. Il est là, se dit-elle ; et moi que fais-je ici ? Un pouvoir, plus fort que ma volonté, me retient à cette place. Eusèbe ne me verra pas ; Eusèbe ! J'entends une voix qui me crie : Blondine n'aime plus cet homme ! Son amour est fatal ! Son amour ! mais m'aime-t-il ?
Pauvre malheureuse, enfant abandonnée, recueillie par la charité d'une portière !
Blondine, un instant tu as pu croire que le marquis d'Osna, jeune, beau, riche, brillant, jeterait les yeux sur toi ! que peut-être il t'épouserait. Folie... Et je l'aime !...
Mon Dieu ; oh ! je vous en prie, élevez-moi jusqu'à lui, ou abaissez-le jusqu'à moi.
Oui, j'en suis sûre, j'étais aimée ! Les yeux, la voix, le geste de mon Eusèbe, tout cela n'a pu mentir.
Peu à peu, les couleurs transparentes de Blondine s'en allèrent. Elle perdit son appétit ; son caractère si doux devint un peu difficile ; Eusèbe d'Osna fut constamment devant ses yeux ; elle essaya de chasser de cette vision importune, qui reparut avec plus de ténacité.
L'ouvrage, loin d'avancer, se fanait dans les mains de Blondine ; toujours les feuilles de rose qu'elle assemblait étaient tachées de ses pleurs.
À moitié repliée sur elle-même, laissant échapper de ses yeux, des larmes qu'elle voulait, mais ne pouvait retenir, elle cherchait à se mettre le plus près de la porte, afin de voir si son Eusèbe ne passait pas dans la rue.
« Oh ! disait-elle, le revoir une fois, un moment, une minute ! » Mais les heures, les jours, les semaines s'écoulaient sans qu'il parût.
Souvent elle s'imaginait l'apercevoir, s'échappait furtivement et revenait honteuse et désolée.
Tout cela ne faisait pas le compte de madame Duplan. Au bout d'un mois, elle dit à Blondine : --- Mademoiselle, je vois que vous n'avez aucun goût pour les fleurs.
– Par égard pour M. Louville, je vous garderai jusqu'à ce que vous ayez trouvé une autre place.
Je me conformerai à vos désirs, Madame, répliqua Blondine.
XIV. --- REPENTIR.
Personne, dans l'hôtel, ne s'était douté du départ de Blondine. Le Marquis, en rentrant et en sortant, affectait de ne pas jeter les yeux dans la loge de madame Delvoie.
Cependant le matin, lorsque l'horloge de l'hôtel sonnait dix heures, M. d'Osna ne pouvait s'empêcher de penser à cette enfant. Il la voyait présente devant lui ; il aspirait son souffle si pur, souvent contenu.
Déjà menteuse, effrontée, sous des traits si délicats !
Une fille comme elle, oser se dire une Nolar ! Et ce M. Sylvestre, ce garçon épicier, qui lui a fait la cour ! Elle ne m'en ouvrait pas la bouche, l'ingénue.
Ses relations avec lui auraient-elles été innocentes ? Je le saurai.... et sonnant son domestique ! --- François, lui dit-il, va chez le marchand épicier qui demeure en face de l'hôtel, et amène-moi Sylvestre, un de ses commis.
– Oui, Monsieur.
Quelques minutes après, Sylvestre est introduit près du Marquis. La tenue de ce pauvre garçon est gauche, embarrassée. Il tourne ses deux pouces à la fois dans une casquette qu'il tient des deux mains sur son abdomen, comme pour le cacher.
Il regarde M. d'Osna en dessous, et attend que ce dernier l'interroge.
– Vous avez connu une jeune fille appelée Blondine ?
– Oui, Monsieur.
– Je désirerais savoir de vous si l'on peut s'intéresser à elle.
– Je crois bien ; Blondine ! mais c'est la douceur, la vertu, l'innocence même.
– Vous l'avez demandée en mariage ?
A ces mots, Sylvestre regarda de nouveau le Marquis, et sembla lui dire : --- Qu'est-ce que cela vous fait ?
Le Marquis continua :
Et cependant, ce mariage n'a pas eu lieu...
– Sans doute, fit Sylvestre avec un soupir ; mes parents ne le voulaient pas et mademoiselle Blondine paraissait ne pas m'aimer.
Le Marquis était temblant....
– Oh ! continuez, jeune homme ! continuez... Elle ne vous a jamais donné d'espoir ? Songez à ce que vous allez répondre ; je puis donner une dot à Blondine, et vous marier ensemble.
– Monsieur, vous êtes bien bon ; mais malgré le désir que j'ai d'épouser mademoiselle Blondine, je ne saurai dire qu'une chose, c'est qu'elle a été douce et bonne envers moi, comme elle l'est envers tout le monde ; mais pour m'avoir donné le moindre encouragement, hélas ! non jamais.
– Et mademoiselle Clarisse, la bonne amie, l'inséparable de Blondine ?
– Mademoiselle Clarisse, c'est différent ; c'est une bonne grosse fille qui aime à rire, et qui vous a de jolis yeux.
Et Sylvestre regarda le Marquis d'un air malin.
– Merci de vos renseignements, je suis fâché que mademoiselle Blondine n'ait pas de préférence pour vous ; cela dérange tous mes plans.
– Moi aussi, Monsieur, j'en suis contrarié ; mais je suis honnête homme avant tout : peut-être si vous-même annonciez à mademoiselle Blondine l'intention où vous êtes de la doter, cela pourrait-il changer la chose ; et là-dessus Sylvestre salua et se retira.
Ah ! je commence à croire que j'ai été bien injuste envers cette enfant. Essayons de réparer ma faute en la faisant demander : François alla donc de suite chez madame Delvoie, et lui dit d'envoyer sa pupille chez le Marquis.
– Elle est sortie, répondit négligemment la portière.
– Mon Dieu, quel parti prendre ? dit-elle à son mari, dès que François fut dehors. A-t-on jamais vu un caprice pareil à celui-là ? Qui pouvait s'y attendre !
– Mais, reprit le concierge, le père de Blondine avait bien fait votre conquête, il n'est pas étonnant que sa fille, qui est tout son portrait, en ait fait une autre.
– Oh ! les hommes ! ils sont insupportables. C'est vous qui êtes la cause de son départ ; c'est vous qui serez la cause de notre malheur ; car tout ceci ne se passera pas à l'eau de rose. Plutôt que de me donner un bon conseil, vous retournez à vos idées de jalousie. Clarisse ! appela-t-elle, descends.
– Me voici, maman.
– Que me disais-tu ? que le Marquis te regardait constamment depuis que Blondine n'était plus ici, qu'il te cherchait, et que tu ne mettais pas en doute que bientôt il te parlerait d'amour. J'avais beau le répéter, Clarisse, ne reste pas constamment sous les fenêtres du Marquis à l'examiner ; de deux choses l'une, ou il se moquera de toi, ou qui pis est, il n'y fera pas la moindre attention.
– Pourquoi ces reproches, ma mère ? --- M. d'Osna fait redemander Blondine.
– Pas possible !
– Autre chose ; je viens de voir passer cet imbécile de Sylvestre ; sûr qu'il sort de chez le Marquis, par rapport à la lettre anonyme.
– Nous sommes dans une jolie passe.
– Que faire ?
– Clarisse mit la tête dans ses mains.
Qui l'eût pensé, disait-elle, que Blondine plairait de préférence à moi, elle si petite, aux traits si chiffonnés. Il faut avoir bien mauvais goût pour remarquer une femme pareille. Tous les jours il en passe de semblables dans la rue.
Peut-être, tout ceci n'est-il qu'une ruse prolongée du Marquis, pour me rendre jalouse. Quand je suis sous ses fenêtres, ses yeux cherchent les miens... et alors je me sens plus qu'heureuse, car ses regards sont loin d'être sévères.
– Eh bien ! Clarisse, cria la Delvoie, tu médites longuement.
– Ma mère, cette circonstance est si malheureuse !
– Sans doute, mais il faut en sortir ; écoute, va chez le Marquis, dis-lui que Blondine a disparu de chez nous seulement depuis deux jours, parle de l'amitié que tu as pour elle ; au besoin rejette la faute sur moi... j'ai bon dos ; d'ailleurs, ma fille, mon temps est fait, il faut songer au tien. Clarisse n'était pas à son aise. Elle eût mieux aimée un autre prétexte pour sa visite à M. d'Osna.
– Monsieur, lui dit-elle de sa voix la plus douce en faisant sa révérence la plus gracieuse, je ne sais comment vous annoncer une chose inconcevable et qui n'est nullement de notre faute.
– Mademoiselle, pourquoi votre compagne n'est-elle pas avec vous ?
– Mon Dieu, monsieur le Marquis, je voudrais pouvoir vous dire la vérité ; j'aimais tant Blondine ; là-dessus Clarisse porta la main à ses yeux.
– Parlez, qu'y a-t-il, serait-elle malade ?
– Hélas !
– Dépêchez-vous ; je n'aime pas l'incertitude. Où est Blondine ?
Partie, M. le Marquis.
– Partie, répéta-t-il.
– Mais vous savez sa nouvelle demeure ? Monsieur, fit Clarisse en joignant les mains et pliant son corps à moitié, je vous jure que je ne suis coupable en rien de la fuite de Blondine. Je donnerais tout mon sang pour retrouver mon amie.
– Il y a deux jours, Blondine était triste, ne parlait pas. Ma mère lui demanda un léger service ; elle le refusa. Ma mère, alors, lui reprocha son peu de complaisance. Sans rien dire à personne, Blondine sortit pour ne plus revenir.
A ces derniers mots, le Marquis entra en fureur.
– Mais vous auriez dû la suivre, veiller sur elle. Pauvre enfant !
Écoultz, Mademoiselle, je vous donne deux jours, ainsi qu'à votre mère, pour la retrouver ; si au bout de ce temps, Blondine ne paraît pas, vous vous en irez de ma maison.
– Si vous saviez déjà combien j'ai cherché Blondine, combien j'ai pleuré en pensant à elle, vous ne seriez pas si dur envers moi, M. le Marquis. Blondine est pour moi plus qu'une sœur.
Tous les jours elle peut revenir ; si elle ne nous trouve plus, osera-t-elle retourner chez vous ? Non... car peut-être êtes-vous la cause involontaire de sa disparition.
L'accent de Clarisse était plein de bonhomie, de vérité ; le Marquis s'y laissa prendre.
– Oui, mais il me faut Blondine, entendez-vous....
L'espoir, l'amour, la jalousie, toutes ces passions se lisaient sur la figure de Clarisse.
Après avoir considéré attentivement Eusèbe, elle se dit : Ce n'est pas moi qu'il aime. Alors, malheur à toi Blondine ! Le moment où la femme s'aperçoit qu'elle s'est trompée en croyant à la préférence d'un homme, ce moment est terrible ! Vive, impressionable, d'une imagination vagabonde et pleine de désirs, Clarisse sentit au cœur une douleur navrante et cruelle.
– M. le Marquis, vous pouvez vous reposer sur nous. Quelques données, quelques lueurs fugitives nous sont parvenues sur Blondine. Avant deux jours peut-être, l'aurons-nous retrouvée ! Les grands yeux gris de mademoiselle Clarisse s'étaient attachés sur ceux de M. Eusèbe avec la même fixité que les yeux peints de certaines toiles.
Resté seul, le Marquis s'enferma à double tour. Son cœur se contracta ; il eut froid dans tous ses membres, et il appela Blondine ! Oh ! viens, la seule femme que j'aie aimée, viens, mon bel ange, mon idéal, ma joie, ma vie !
A peine as-tu seize ans et j'ai la tyrannie de te faire souffrir ! je t'ai méconnue, je suis indigne de toi !
Plusieurs coups avaient été frappés respectueusement à la porte ; le Marquis ne s'en était pas aperçu. Plus calme, il alla ouvrir. C'était François ; il avait dans la main un tout petit objet enveloppé de papier.
– Monsieur, excusez-moi si je prends la liberté de paraître sans être appelé ; mais je viens de trouver une boîte en velours renfermant un petit médaillon qui, je pense, vous intéressera, et il défit le papier qui l'enveloppait.
C'était le portrait de Blondine à l'âge d'un an. On retrouvait tous ses traits, son teint, son nez mignon, sa bouche vermeille, ses cheveux blonds, rien n'était changé. On eût dit que la Providence avait voulu la conserver telle, afin qu'on pût la reconnaître au besoin.
– Où as-tu trouvé cette miniature ?
– Dans le beau nécessaire de toilette que Monsieur m'a donné, et qui provenait du mobilier des Nolar. Il y avait un double fond à ce nécessaire, je viens seulement de m'en apercevoir. J'ai poussé un ressort et voici : Pendant que M. d'Osna regardait la petite miniature et qu'il se plaisait à retrouver Blondine de plus en plus, François examinait la boîte et lisait, à l'intérieur écrit en lettres d'or, d'un côté 12 avril 1832 ; de l'autre, ceci est le portrait de notre fille Blondine de Nolar, née le 2 juin 1831.
– Monsieur veut-il voir les inscriptions qui sont en dedans de la boîte ?
– Volontiers.
– François, écoute, j'ai une grande injustice à réparer. L'orpheline que madame Delvoie a recueillie est véritablement mademoiselle de Nolar, et c'est au moment où j'en ai la preuve, où peut-être je ne la verrai plus, que le sort prend plaisir à m'accabler. Oh ! pourquoi n'avoir pas cru aux paroles d'une enfant naïve et pure ? Pourquoi l'ai-je cruellement flétrie dans mon cœur !
– Vous ne vous souvenez nullement des parents de Blondine, continua François, vous étiez trop jeune ; mais jadis, dans mes courses du matin, je voyais une femme habillée de noir, tenant son petit enfant par la main. Cette femme, oh ! j'en suis sûr à présent, c'était madame de Nolar, et l'enfant était Blondine. Je me rappelle aussi que madame votre mère m'avait défendu de les recevoir.
– Assez, François, ne m'accable pas : et prenant une bourse pleine d'or et la lui mettant dans la main : cours, fait les recherches les plus actives ; Blondine a quitté l'hôtel depuis deux jours.
Depuis deux jours, répéta le vieux domestique tout bas ! il y a bien un mois que je ne l'ai aperçue. Sans en rien dire à personne, le Marquis fut lui-même à la police, où il donna le signalement exact de Blondine. Les hôtels garnis, la morgue, tout fut exploré sans aucun résultat.
Clarisse avait rapporté exactement à sa mère la conversation qu'elle avait eue avec le Marquis. Celle-ci jugea la perte de la place certaine, si sous peu Blondine ne se retrouvait pas.
M. Louville, se dit Madeleine, est l'homme de Paris le plus à même d'entreprendre les choses les plus difficiles, et je gagerais que Blondine aura été tout droit chez lui, pour se recommander.
La Delvoie alla donc chez Louville, où elle apprit qu'il venait de partir pour Arras, dans l'intention d'assister à un banquet, et que de là il parcourrait plusieurs villes et ne serait de retour à Paris que dans une quinzaine de jours.
Madame Delvoie résolut de poursuivre Louville et de quitter Paris le soir même, Son mari voulut la détourner de son projet. Il objecta l'argent que ce voyage coûterait.
– Eh ! vieil imbécile, lui riposta sa moitié, sans moi tu mourrais de faim ; et mettant quelques nippes dans un sac de nuit, elle partit incontinent. Au bout de peu de jours, elle était revenue triomphante.
– Eh bien ! disait-elle, je sais la demeure de mademoiselle Blondine, rue S.-Denis, chez madame Duplan, marchande de fleurs. Cours vite, Delvoie, et parle à ma fille adoptive, afin qu'elle ne fasse pas de quiproquos.
Toi, Clarisse, va chez le Marquis ; tu es adroite, tire le meilleur parti possible de la découverte du séjour de mademoiselle Blondine. Clarisse exécuta les ordres de sa mère ;
– M. le Marquis, lui dit-elle, j'espère que le sujet qui m'amène vous fera excuser la hardiesse de ma visite.
– Vous avez des nouvelles de Blondine ? À ces mots, certes, la femme intérieure souffrit ; mais Clarisse, dissimulant, répondit : vous l'avez deviné.
– Eh bien ! que fait-elle, où est-elle ? que je la voie à l'instant même.
Il est trop épris, se dit Clarisse, il ne saura qu'une partie de la vérité.
– M. le Marquis, après des démarches sans nombre, nous sommes parvenus à savoir que Blondine reste rue S.-Denis, dans une boutique, comme apprentie.
Rue S.-Denis, quel numéro ? Apprentie de quoi ? Est-elle lingère, modiste ?
Nous n'en avons pu apprendre davantage... et Clarisse essaya de détourner l'attention du Marquis. Elle prit ses mines les plus provoquantes, ses regards les plus insinuants : mais le Marquis n'y faisait pas attention, il était sur des charbons ardents.
– Cela suffit, je récompenserai madame Delvoie.
Une idée fixe dominait Clarisse, celle d'être aimée de M. d'Osna. Tout en indiquant vaguement la demeure de Blondine, un espoir fugitif lui restait, celui qu'on ne la retrouverait peut-être pas. En revoyant sa mère, elle lui dit que le Marquis ne paraissant pas attacher grand prix à la découverte de Blondine, elle lui avait seulement indiqué la rue Saint-Denis.
Le père Delvoie venait de rentrer, il n'avait pas trouvé Blondine à la boutique, mais c'était sa demeure.
Sans perdre une minute, M. d'Osna fit atteler deux cabriolets, un pour lui, l'autre pour François, et appelant ce dernier :
François, parcours toute la rue S.-Denis, du côté des numéros pairs, entre dans toutes les boutiques et demande mademoiselle Blondine... va....
Le Marquis s'était réservé l'autre côté de la rue. Le cheval de M. d'Osna, conduit par lui, ne marchait pas, il volait.
XV. --- LE RETOUR.
Blondine avait dit à ses compagnes que madame Duplan l'avait renvoyée.
A seize ans, sauf quelques exceptions, toutes les jeunes filles s'aiment entr'elles ; plus tard elles deviennent envieuses et jalouses.
Entourée de ses compagnes, qui s'efforçaient de la consoler, Blondine pleurait à chaudes larmes.
– Tu ne t'en iras pas ainsi, lui disaient-elles, ou nous partirons ensemble. Quelle est celle d'entre nous, étant apprentie, qui n'a pas gâché d'étoffe ? madame Duplan la première.
Notez, reprit Isabelle, qu'à l'heure qu'il est, elle ne sait pas encore faire les fleurs. Heureusement pour nous que les achats sont sa partie, et que ses absences nous laissent un peu de liberté. Sans cela nous ne pourrions tenir chez elle.
Petit à petit la conversation changea, et nos fillettes parlèrent de leurs amours. A propos, j'y pense, dit Aglaé ; si nous nous racontions nos jolis péchés ! une confession générale, où l'on dira tout, et où celle qui gardera quelque chose à part, donnera un gage.
Tu es folle, dit Isabelle, occupe-toi donc plutôt de cette garniture de robe qui presse tant et que nous devons livrer avant midi.
– Blondine, va donc à la fenêtre me prendre des roses, j'en ai besoin.
Comme elle cherchait des fleurs dans l'étalage, une figure d'homme se collait en dehors de la vitre.
Tomber à la renverse en jetant un cri perçant, voilà ce que fit Blondine.
Elle venait de reconnaître M. d'Osna, et n'avait pas été maîtresse de sa première impression.
– T'es-tu fait mal ? lui disaient ses compagnes en la relevant. Ce sera sans doute un vertige, un éblouissement qui t'auras pris.
– Oui.
De toute cette journée, Blondine ne put travailler. Aussi, quand madame Duplan examina le travail de chacune de ses demoiselles, et qu'elle vit qu'aucune fleur n'était éclose sous les doigts de Blondine, elle l'apostropha sévèrement.
– Vous êtes-vous procurée une place, ainsi que nous en étions convenus ?
– Elle a été malade, ce matin, dirent à la fois toutes les jeunes filles. Si nous eussions su que vous fussiez si sévère envers elle, nous l'aurions aidée.
– Madame, répliqua Blondine, je ne veux pas être ici malgré vous, dès demain, je chercherai sérieusement à me caser.
Elle voulait aller chez le marquis d'Osna, lui jurer qu'elle était vraiment mademoiselle de Nolar, et en appeler à la loyauté de M. Louville et à celle de madame Delvoie.
La vue du Marquis avait bouleversé toutes les idées de Blondine. Loin des gens, que de projets ne forme-t-on pas ? et en leur présence, combien peu s'exécutent !
Il ne m'aime plus, pensait la pauvre petite, Sa figure était pâle et fière, alors qu'il m'a reconnue. A sa place, comme je serais entré en disant : Blondine, je t'ai méconnue, pardonne-moi.
Elle se trompait : tout en ayant le plus vif désir de l'arracher immédiatement de chez madame Duplan, M. d'Osna sut néanmoins se contenir assez pour ne pas entrer dans le magasin, de crainte de la compromettre. Il rendra bride abattue à l'hôtel, et envoya de suite François avec ce billet :
Ma chère Blondine,
Pénétré de douleur et de repentir, je viens vous demander mon pardon. Oserais-je vous prier de me l'apporter vous-même, en consentant à suivre François à l'hôtel ? »
A mesure que Blondine lisait, elle devenait rouge, pâle, son teint passait par toutes les nuances que vous donnent les émotions....
– Oh mon Dieu ! la joie m'étouffe, je ne pensais pas qu'elle faisait tant de mal.
– C'est un événement heureux qui t'arrive, n'est-ce pas Blondine ? dirent toutes les demoiselles à la fois.
– Oui... Madame Duplan, veuillez me permettre de m'absenter quelques instants.
– Mademoiselle, aux termes où nous en sommes, je ne puis vous empêcher de sortir, Blondine monta dans une voiture que François avait amenée et qui, par convenance, ne s'était pas arrêtée devant la porte du magasin.
Redoutant la famille Delvoie, Blondine pria François de la faire entrer du côté du jardin.
Le Marquis attendait impatiemment dans le vestibule. Sitôt qu'il aperçut Blondine, il courut à elle, et, l'attirant sur sa poitrine :
– Méchante enfant, que vous m'avez fait souffrir ! oh ! venez, venez, et il l'emmena dans la même pièce où elle prenait ses leçons autrefois.
Alors Eusèbe d'Osna tombe aux genoux de Blondine, et lui prend les mains, qu'il couvre de pleurs et de baisers.
– Blondine de Nolar, vous avez refusé d'être ma maîtresse... Refuserez-vous d'être ma femme ?
– Oh ! Monsieur, Monsieur, ne vous moquez pas de moi. Votre femme ! est-ce bien à la pauvre orpheline, est-ce bien à moi, est ce bien à Blondine que vous proposez un tel honneur ? votre femme ! c'est le paradis, c'est le ciel !
Après les premiers élans de joie, le Marquis dit à Blondine :
– Comment avez-vous pu vous décider à quitter l'hôtel... et comment ne m'avez-vous pas envoyé la femme Delvoie pour attester la vérité de vos paroles.. ?
Blondine fut embarrassée ; elle ne voulait pas charger Madeleine, et, d'un autre côté, dissimuler, manquer de confiance envers Eusèbe au moment où il lui donnait de si grandes preuves de tendresse, n'était-ce pas se montrer ingrate ?
Elle lui dit toute la vérité, cherchant, autant que possible, à atténuer la faute des Delvoie. Leur idée fixe, continua Blondine, était qu'ils perdraient leur place, si jamais vous veniez à découvrir ma naissance. Les nobles, me répétait Madeleine, n'aiment pas à être servis par leurs pareils.
– En vérité je ne comprends pas cette femme, reprit le Marquis ; après vous avoir chassée, c'est elle qui vous a retrouvée.
– C'est elle qui m'a nourrie de son pain, pendant des années, quoiqu'elle ne fût pas heureuse ; oh ! je lui ai bien des obligations, et si elle a eu des torts envers moi, ne doivent-ils pas s'effacer devant son action sublime : élever l'enfant d'un autre ?
– Que j'aime à vous voir ainsi, Blondine ! votre ame est cent fois plus belle que le corps charmant qui lui sert d'enveloppe.
Je viens de donner l'ordre à François d'aller chercher des robes, des chapeaux qui soient plus en rapport avec votre condition : vous quitterez bientôt votre costume d'ouvrière, sous lequel cependant vous me plaisez tant, Blondine ; mais trop jolie pour une mise modeste, vous allez devenir une des reines de la mode ; de longs jours d'amour et de bonheur vont luire pour nous.
– Ne pensez-vous pas qu'il serait convenable de vous mettre dans une pension de jeunes filles, au moins jusqu'à notre mariage ?
– Monsieur, reprit-elle, je vous en supplie, ne m'éloignez pas d'ici ; je deviens si malheureuse alors que je n'y suis plus. Enfant, j'ai perdu père et mère loin de l'hôtel de Nolar. Qu'y a-t-il au monde de plus à plaindre qu'une orpheline ?... Adolescente, vous savez ce que j'ai souffert loin de vous. Mon bon génie, j'en suis certaine, réside en ces lieux ; n'exigez pas que je m'en éloigne. --- Il est un moyen qui peut tout concilier : ayez l'obligeance de me donner un petit appartement, je l'habiterai avec Clarisse, sous la surveillance de sa mère.
– Blondine, je n'ai rien à vous refuser.
Pendant que le Marquis et Blondine s'entretenaient, Clarisse cherchait comme d'habitude à savoir ce qui se passait chez le Marquis ; afin d'être plus à même de l'épier, elle avait placé une glace en face de la croisée de sa chambre, et cette glace répétait les objets de l'appartement de M. d'Osna.
Tout à coup elle devint pâle...
– Blondine ! Blondine ! s'écria-t-elle, est-ce un rêve ! ma pauvre tête est-elle le jouet de quelqu'hallucination ? Blondine chez lui !
Puis, courant vers sa mère... --- As-tu vu passer Blondine ?
– Non... cependant je n'ai pas bougé...
– Eh bien, ma mère \(la voix de Clarisse était hatelante, sa respiration précipitée...\) eh bien.... Blondine.... est.... à l'hôtel....
– Pas possible !
– Le Marquis l'aime donc bien ? Je crois que ma pauvre tête finira par se briser. Qui eût pensé qu'on me préférerait une pareille miévreté ; moi si grande, si forte, si belle !
– Clarisse, lui dit sa mère... je t'en prie... tais-toi...
– Je devrais fuir, m'en aller d'ici... mais non, je resterai... j'aimais tant Blondine lorsqu'elle était petite ; depuis que le Marquis l'a remarquée, je la déteste, je la hais
Dussé-je y perdre la raison et même la vie, il faut qu'Eusèbe ouvre les yeux, qu'il me préfère à Blondine.
– Clarisse, dit encore sa mère, tu m'effraies.... tu es donc amoureuse du Marquis ?
– Pourquoi me dis-tu cela ?
– Ah ! c'est que nous sommes toutes malheureuses en amour dans notre famille... moi qui te parle, la grand'mère et peut-être toi, ma fille...
– Le Marquis est aux pieds de Blondine, sans doute... il lui jure une fidélité éternelle...
Au même instant François entrait dans la loge pour prier Clarisse de venir chez le Marquis de la part de Blondine.
– Allez-y ma mère, je ne le puis...
– Ma fille, je ne demande pas mieux que de t'accompagner, mais il faut absolument que tu la voies : les yeux sont ouverts sur nous ; songe aux railleries amères dont nous serions accablées si l'on devinait ton amour pour le Marquis...
– Ma mère, je vous suis.
En revoyant Blondine auprès du Marquis, Clarisse se sentit défaillir ; le sang se retira des joues pour affluer au cœur ; elle se cramponna au premier meuble venu.
– Mais qu'as-tu, Clarisse ? lui dit Blondine.
– Ce n'est rien ; je demanderai seulement la permission de m'asseoir.
Blondine approcha vivement un fauteuil ; Clarisse suivait avec anxiété tous les mouvements du Marquis, et voyait le rayon de ses yeux, son sourire chercher sans cesse Blondine.
– Oh ! tout pour elle, et rien pour moi, se disait Clarisse ; à elle tout le bonheur, toutes les joies ! à moi l'amour méconnu, le désespoir, l'angoisse. Le regard de Clarisse était sombre comme sa pensée.
– Vous paraissez réellement souffrir, lui dit M. d'Osna.
Ce simple mot ranima Clarisse ; il fut comme la rosée bienfaisante tombée sur une pauvre fleur.
M. le Marquis, dit madame Delvoie, le plaisir de revoir ma chère Blondine m'a fait oublier que j'avais une lettre pour vous. La voici.
– Mademoiselle Blondine, vous me permettez de la lire ?
C'est une chose extraordinaire, se dit-il à lui-même... j'avais totalement oublié Blanche.
– Mademoiselle de Nolar, j'ai une visite qui me force à une absence de quelques heures ; je vous laisse, et il salua gracieusement.
– Mademoiselle de Nolar, reprit Clarisse, veut-elle me permettre de lui adresser une question ?
– Oh ! Clarisse, quel ton, et l'embrassant ne suis-je pas toujours ta sœur ?
– Oh ! oui, dit madame Delvoie, tu es aussi mon enfant... je le vois bien au pardon que tu parais nous avoir si généreusement accordé.
– Comment se fait-il, continua Clarisse, que tu sois ici ? Faut-il attribuer ta présence à un bon mouvement de ta part, ou M. d'Osna...
– Clarisse, j'aurais préféré mourir plutôt que de reparaître à l'hôtel sans y avoir été demandée. Le Marquis s'est noblement conduit envers moi ; il m'a offert sa main, et sous peu, je serai sa femme !
Oh ! fit Clarisse ! et elle sentit la glace courir en fils le long de ses membres : elle ouvrit la bouche et voulut parler ; des sons rauques, inarticulés arrivèrent seuls ; sa figure verdit, ses traits se contractèrent.
– L'intention de M. d'Osna, reprit Blondine, est aussi d'assurer un sort à ta famille. Tu comprends que lorsque je serai devenue marquise d'Osna, tes parents ne peuvent plus rester concierges de l'hôtel. Le Marquis veut donc leur donner une pension de deux mille francs, afin qu'ils puissent vivre convenablement.
– Merci, ma fille, lui dit madame Delvoie ; avec cette somme nous retournerons dans notre pays, où nous serons considérés comme de gros seigneurs.
– Mais que deviendrai-je, moi qui t'aime tant ? reprit Clarisse, qui s'était remise un peu. Ses paroles n'étaient nullement d'accord avec sa pensée ; ne pas quitter M. d'Osna, tel était désormais le but de son ardent désir.
Il est, peut-être, un moyen de m'attacher à toi. Si tu priais M. d'Osna de consentir à ce que je devienne ta dame de compagnie ?
– Clarisse, tu me connais ; tu sais que la franchise et la loyauté forment le fond de mon caractère ; ainsi ne te formalise pas si je te demande une explication ?
Deux événements passés à de proches intervalles, m'ont fait te soupçonner, Clarisse.
– Quoi donc ! répondit celle-ci, faisant l'étonnée.
– D'abord la visite de mademoiselle Blancheau moment de la leçon de M. d'Osna ; ensuite une lettre anonyme sur mon compte, dans laquelle on disait que j'avais aimé Sylvestre.... et Blondine regarda fixement Clarisse...
– Celle-ci, préparée à l'attaque, sut se composer un visage trompeur ; elle reprit : « Pourquoi vouloir me faire descendre à une justification ?... Si tu veux te débarrasser d'une personne importune, reproche-moi donc la confiance entière que j'avais en toi : reproche-moi de t'avoir parlé du Marquis ; fais-moi repentir de mes paroles imprudentes et de mes pensées folâtres ; dis-moi : va-t'en de mon bonheur ! Les mauvais jours, les jours de misère où souvent mon pain a été partagé, tu as bien voulu, Blondine, les passer avec moi... mais à présent, riche, heureuse, tu dois jouir seule ; les honneurs, les fêtes, les enivrements de la beauté, tout t'appartient, et Clarisse doit se trouver trop heureuse de la chétive existence que tu veux lui faire assurer. Blondine, je m'en irai d'ici, ce sera mon cadeau de noces. »
– J'ai tort, pardonne-moi ; ma sœur, nous resterons ensemble, nous nous aimerons autant qu'autrefois, et elle embrassa Clarisse.
– Enfin, je te retrouve... mon amie, je te promets de ne pas te quitter.
Blondine avait encore son modeste costume ; de magnifiques robes, des cols, des guimpes, des manches brodées étaient étendues sur un canapé.
– Veux-tu que je t'habille, mon enfant ? lui dit madame Delvoie.
– Je ne demande pas mieux.
Le bonnet de Blondine fut d'abord enlevé ; ses cheveux, frisant naturellement, tombèrent de suite en grosses boucles le long de ses joues. Sa robe d'indienne à mille raies, glissa le long de ses hanches, pour être remplacée par une robe de soie écossaise. Elle chaussa de petites bottines de même couleur et de même étoffe que sa robe ; on eût dit Cendrillon transformé par la baguette des fées.
Mais qu'était devenu le Marquis ?
La lettre que Madeleine Delvoie venait de lui remettre était de Blanche, sa maîtresse, dont il n'entendait plus parler depuis plus d'un mois. Comme on le sait, un instant, elle s'était donnée l'orgueilleuse satisfaction de fermer sa porte au Marquis. Différents mobiles avaient fait agir Blanche : la jalousie et le dépit d'abord, la rouerie ensuite. Elle croyait à l'amour de M. d'Osna, et elle pensait que, rencontrant de la résistance, il ne manquerait pas de faire mille folies pour arriver à la rejoindre ; mais elle ne se doutait pas qu'elle viendrait échouer contre un écueil : la passion du Marquis pour Blondine.
Blanche ne comprenait donc rien à la conduite d'Eusèbe à son égard. Chaque jour elle répétait : Je ne ferai pas une avance, c'est un roué qui se lassera ; demain il sera à mes genoux, et ce demain était encore à venir. Inquiète, enfin, elle avait écrit le billet le plus aimable et le plus gracieux. En réponse à ce billet, Eusèbe allait en personne annoncer à Blanche son mariage avec une autre, et par conséquent sa rupture avec elle. Il avait hésité s'il ne chargerait pas M. Louville de cette négociation ; mais par caractère, le Marquis aimait assez les difficultés ; et le dirons-nous, il pensait que le spectacle d'une femme en colère ne serait pas sans attrait pour lui. Entré chez Blanche dans ces dispositions, sa figure respirait cette fine fleur de moquerie et d'aisance qui compose la physionomie d'un certain monde.
Blanche était enfoncée dans un grand fauteuil confortable ; elle avait une robe de velours vert, ouverte par devant jusqu'à la naissance des seins ; sa tête était penchée sur un roman nouveau.
Sans se lever, elle fit une inclination de tête à M. d'Osna, et de la main, lui désignant un siége, elle le pria de s'asseoir.
– A présent, il nous faut une explication. Le jeune homme fit un signe d'approbation.
– Bien du temps s'est écoulé depuis que nous nous sommes entretenus.....
« Nous qui ne pouvions autrefois passer un jour sans nous voir, un grand mois nous a séparés. Aussi faut-il avouer que vous êtes un entêté, et que si je n'avais été bonne fille, une année entière, un lustre, que sais-je.. peut-être encore le temps nous eût-il emportés, sans que nous nous fussions revus.
Eusèbe sourit.
– Je conviens que les créatures humaines sont peu de chose ; que souvent un souffle les entraîne ; mais, grace à Dieu, nous sommes encore de ce monde. Vous me demandez une explication, je vais vous la donner franche et entière. Un autre que moi pourrait rejeter sur la jalousie le long temps passé sans que nous nous soyons rencontrés, je me montrerai plus loyal ; rien ne vous sera dissimulé, ni caché. Vous apprendrez la première une nouvelle d'où dépend, en grande partie, ma destinée.
– Je me marie....
– Vous !... vous voulez vous amuser à mes dépens ! et elle le regarda fixement. Ses yeux brun-roux plongèrent dans ceux du Marquis ; ils étaient presque flamboyants.
La figure d'Eusèbe fut impassible. \(Blanche se leva toute droite.\)
– Croyez bien que ce sont les circonstances seules qui font mon mariage....
– Encore, répéta-t-elle.... Vous voulez donc m'exaspérer ?
– Remettez-vous, prenez du calme.
– Quand vous autres, hommes, avez parlé de calme, vous avez tout dit.
– Mais jamais, il me semble, je ne vous ai fait aucune promesse engageant mon avenir.
– Assez, Monsieur ; j'ai eu le tort immense de vous aimer, de m'illusionner. J'aurais dû savoir qu'à vos yeux j'étais une marchandise destinée à passer de main en main ;... et elle pleura.
– Vous n'êtes pas raisonnable.
– Toujours vous ! pas un seul mot d'amitié ! Oh ! dis, mon Eusèbe, que tu ne te maries pas, dis que tu as seulement voulu m'effrayer avec ce vilain cauchemar, ce vilain mot --- mariage... et elle le fixa de nouveau.
– Blanche... adieu... au revoir.
– Au revoir... mais tu ne reviendras pas...
– Je vois clair à présent...
– Tu m'as dit vrai...
– Tu prends une femme...
– Eh bien, écoute ceci : je ne connais pas la malheureuse qui, pour la vie, unit son sort au tien. Elle se glorifie sans doute de ta beauté, de ton nom, de tes immenses richesses. Mais à quoi lui serviront ces choses tant enviées ? Avec toi, le désespoir, la mort l'attendent. Ne hausse pas les épaules. L'homme pour lequel les femmes ne sont que des automates qu'il brise sans pitié dès qu'il ne s'en sert plus, cet homme est un monstre, Et tu es plus qu'un monstre, car non-seulement tu es un homme capricieux, tu as encore tous les défauts et tous les vices. Et celle que tu as choisi pour compagne, plus elle sera douce et bonne, et plus son âme, au contact de la tienne, se froissera.
– Vous vous emportez, ma chère amie ; je pensais vous trouver plus souple, plus facile ; d'ailleurs, vous devez comprendre qu'avant de vous quitter, je veux vous assurer un sort, une position.
– Mon cher, je ne suis ni vieille, ni laide. Je me suffis encore à moi-même ; et lui montrant la porte avec un geste théâtral, elle disparut.
Enfin ! se dit Eusèbe, et bientôt après il était dans son cabriolet pour retourner auprès de Blondine.
– Oh ! la belle et ravissante chose qu'une figure de femme douce et jolie, dit Eusèbe en revoyant Blondine, et la comparant à la figure colère et courroucée de Blanche.
– Vous ne me faites pas votre compliment, Monsieur ? dit Blondine au Marquis. Vous ne vous apercevez seulement pas que j'ai changé de costume.
– C'est vrai ; mais la nature vous a plus parée que tous les ornements ne pourront jamais le faire.
– Que Blondine est heureuse, reprit Clarisse avec un soupir qu'elle ne put réprimer.
– Oh oui, dit Blondine en joignant les mains et regardant le Marquis. Comment jamais m'acquitter en vers vous ! comment vous témoigner ma reconnaissance ! Vous avez réalisé mes rêves de jeune fille, vous avez daigné descendre jusqu'à moi !
– Descendre jusqu'à vous, ma bien-aimée ; l'amour justifie mes sentiments, lui dit Eusèbe en lui serrant les mains ; et la famille de Nolar est plus noble que celle d'Osna.
– Qu'ai-je donc fait, pensa Clarisse, pour que de telles souffrances me soient réservées ?
XVI. --- LA VEILLE DU BONHEUR.
Il y avait à peine trois jours que le mariage de Blondine était arrêté, que de toutes parts on venait la complimenter. Ce furent d'abord M. et madame Bonorgueil, complètement perdus de vue depuis dix ans.
M. Louville, qu'elle vit avec grande joie, puis des comtesses ruinées ; d'anciens chevaliers de S.-Louis sortirent de terre et l'accablèrent de tendresses et d'amitiés. Tout ce monde lui parla de sa mère, de ses vertus, de ses malheurs.
Blondine était enchantée. Lorsqu'elle sortait, de doux murmures, de joyeux chuchotements la suivaient sur son passage. C'est elle, disait-on, c'est la future marquise d'Osna. Qu'elle est jolie ! quelle taille charmante ! et ses yeux donc...
Jeune fille, hâte-toi de profiter de ta vie innocente et folâtre, oublie le passé, n'envisage pas l'avenir, et jouis du présent.
Comme Blondine l'avait annoncé, M. d'Osna fit deux mille francs de pension aux époux Delvoie ; il fut convenu qu'ils iraient vivre dans leur pays, à la Chapelle-la-Reine, près Fontainebleau, et que leur fille Clarisse resterait auprès de Blondine, en qualité de dame de compagnie.
Par moments, Blondine ne pouvait croire à sa félicité ; nonchalamment assise, elle rêvait ; des larmes de bonheur et d'amour tombaient de ses yeux, quand un coup de sonnette vint interrompre ses douces rêveries, C'étaient les ouvrières de madame Duplan. Elles apportaient à la mariée un grand carton, contenant une couronne, un bouquet et une guirlande de robe en myrthe et en fleurs d'oranger.
– Voilà notre cadeau de noces, lui dit Isabelle, la première ouvrière du magasin. Nous pensons, Mademoiselle, que vous accepterez ce petit souvenir en mémoire de nous.
– Je vous remercie vivement, répondit Blondine. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, je devenais orgueilleuse dans la nouvelle position où je vais entrer, je regarderais ces fleurs et elles me rappelleraient que, sans vous, j'aurais peut-être succombé à mon désespoir.
– Non, répliqua Isabelle, vous avez l'âme trop élevée pour jamais devenir orgueilleuse. En regardant nos fleurs, vous direz plutôt : Ces emblêmes de l'innocence et de l'amour sont en même temps un gage de la plus sincère amitié.
Blondine embrassa les demoiselles et les invita toutes à sa noce, qui devait avoir lieu le 10 janvier 1848.
Pendant que le bonheur enivrait Blondine, que chaque jour M. d'Osna lui faisait entendre les paroles les plus flatteuses, les plus suaves, les plus ravissantes, en un mot le langage de l'amour, Clarisse sanglottait souvent, ses yeux se creusaient, elle ne mangeait presque plus, ses nuits n'avaient plus de sommeil. Un instant elle s'était imaginée détester M. d'Osna.
– Je le trouve trop brun, sa parole est brève, il n'est pas bon, j'en suis sûre, disait-elle à Blondine.
Celle-ci souriait doucement.
Clarisse, s'il t'exprimait sa tendresse, tu ne pourrais t'empêcher de l'aimer.
– Oh ! tu ne le crains plus à présent, tu ne rougis plus à son approche ; tu ne dis plus : Clarisse, ne parlons plus de cet homme, il nous portera malheur.
Clarisse, Clarisse, aurais-tu de la jalousie ? Que le Ciel nous préserve toutes deux de cet horrible défaut !
Alors que Clarisse, comme dans cette circonstance, craignait d'être pénétrée par Blondine, elle l'embrassait avec effusion et l'appelait ma bonne petite sœur ; mais quand elle était seule, elle se tordait parfois les bras en répétant : Avalerai-je le calice jusqu'à la lie ;... ce mariage s'accomplirait-il ?... Et qui l'empêcherait... moi ! dérision ! Les obstacles que j'ai suscités, la lettre anonyme, et l'avertissement à Blanche n'ont fait que rendre le Marquis plus amoureux de Blondine. Hélas ! je puis me l'avouer : auprès de lui j'ai employé tour à tour mes regards les plus séduisants ;... j'ai pris ma voix la plus douce ;... un jour j'espérais, ... le lendemain, un simple mot d'Eusèbe me rejetait dans la réalité ; je m'apercevais qu'il ne m'aimait pas...
Ton triomphe, Blondine, te coûtera cher ! Je me souviens de tes airs candides, de ta fausse timidité, de tes coups d'œils lancés en dessous au Marquis : un jour nous réglerons nous deux...
Mais je rêve ! Blondine ne peut m'être préférée ; je suis cent fois plus belle, et Eusèbe doit m'appartenir, car je l'aime !
La cour de l'hôtel était pleine d'ouvriers qui le décoraient. Clarisse entendait les coups de marteau mille fois répétés. Comme ils retentissaient douloureusement dans tout son être !
Non, ce n'est pas une illusion. Blondine sera demain la marquise d'Osna, moi... je resterai Clarisse !
XVII. --- MARIAGE.
La nuit du 9 au 10 janvier 1848, Blondine ne dormit presque pas. Le peu qu'elle fut assoupie, elle crut voir sa mère à son chevet, pâle et murmurant d'une voix plaintive : « Ma fille ! ma fille chérie ! il en est temps encore ; renonce à M. d'Osna ; vos deux natures sont trop dissemblables. Ma fille, écoute les conseils de ta mère. Du séjour des bienheureux où je suis, je veille toujours sur toi, ma Blondine. » Mais le jour venu, lorsque Clarisse et madame Delvoie entrèrent avec une magnifique toilette de mariée, elle oublia l'impression pénible qu'elle avait ressentie la nuit. La cérémonie, fixée pour onze heures du matin, avait lieu dans la chapelle de l'hôtel.
A cette heure les équipages arrivent de tous côtés à l'hôtel d'Osna ; les jolies femmes, les merveilleuses, les élégantes, les lions, les dandys, les fashionables s'y donnent rendez-vous.
On attendit un peu les mariés.
Contre l'usage, ils parurent en se tenant la main. Tous deux jeunes, tous deux orphelins, ils s'assirent seuls au pied de l'autel. A leur arrivée, un murmure d'admiration s'éleva. Qu'ils sont beaux ! fut le cri général. Clarisse suffoquait ; sa mère la voyait pâlir et la plaignait profondément. Quand on tendit au-dessus de la tête des deux époux le voile nuptial de satin blanc, emblême du même toit sous lequel ils doivent vivre, mademoiselle Delvoie devint aussi blanche que l'était la fille de Lazare au moment de sa résurrection. Les grands yeux verts de Clarisse s'éteignirent, un voile les couvrit. Oh ! la contraction, la douleur vive, poignante, le désespoir la mordaient trop cruellement au cœur pour ne pas lui faire perdre le sentiment.
Voir celui par lequel on existe, celui qui vous donne à son gré le courage du héros, la force du martyre, le voir enchaîné pour la vie à une autre ! assister aux cérémonies qui consacrent à tout jamais votre désillusion, la perte de votre idole ! y a-t-il au monde, un supplice plus amer, plus cruel ?
Par prudence, madame Delvoie parut ne pas s'apercevoir de l'état de sa fille. Tous les yeux étaient tellement occupés des nouveaux mariés, que Clarisse ne fut pas l'objet de la moindre attention.
La cérémonie terminée, le marquis et la marquise d'Osna montèrent dans leurs appartements, où un déjeûner splendide les attendait, ainsi que les nombreux invités. Vers les huit heures, on ouvrit le bal. Blondine elle-même donna le signal de la danse avec son mari.
Chaque femme, dit-on, a été belle une fois en sa vie. Les unes un jour, d'autres une heure ; enfin, toutes l'ont été.
Le 10 janvier 1848, il fut impossible d'imaginer une créature plus gracieuse, plus belle, plus jolie que Blondine. C'était une figure séraphique, en quelque sorte éclairée intérieurement, tant la peau en était transparente. Ses belles boucles blondes ondoyaient sur ses joues, et retombaient sur ses épaules. Ses yeux bleus foncé, bordés de longs cils et entourés de sourcils bruns, relevaient singulièrement la blancheur de son teint. Ajoutez à tous ces charmes, une expression indéfinissable, et vous vous ferez à peine une idée de Blondine. Aussi, ces mots : On n'est pas plus belle ! circulèrent de bouche en bouche. Elle les entendit, et son cœur en fut joyeux.
Blondine avait seize ans. La jeunesse, l'amour, la beauté, cette trinité sublime résidait en elle.
L'orchestre était animé, vibrant. On respirait dans la salle un atmosphère parfumé de mille fleurs.
– « Vous pouvez me croire, disait la marquise de Mont-Luc à madame de Voisenoze, je ne suis pas retournée au bal depuis le 5 juillet 1830, époque à laquelle s'est mariée la mère de madame d'Osna. Le dernier bal où j'assistai, avait lieu dans le même hôtel que celui-ci. Il était tout aussi brillant, les jeunes gens aussi beaux : il me semble que je suis toujours à la fête de 1830 ; réellement ce soir, j'ai vingt ans de moins.
– Vous rappelez-vous mademoiselle de Nolar avec ses beaux yeux andalous, et sa taille fine et cambrée ? et M. de Nolar, quel ravissant jeune homme ! On eût dit qu'il avait emprunté la forme du duc de Lauzun, de si brillante mémoire.
– M. de Nolar, reprit madame de Voisenoze, est mort à 21 ans en Vendée, et sa femme, dit-on, a été bien malheureuse ; baissant la voix : le 5 juillet 1830, une conspition planait dans l'air, une révolution était imminente. Aujourd'hui, même situation ; les banquets de la réforme renverseront Louis-Philippe.
– Voyez-vous là-bas, à gauche, cet homme grand, à l'air orgueilleux et hautain, c'est un des adversaires les plus redoutés du gouvernement, on le nomme Louville. A la chambre, il fait une opposition extrême au ministère. Dieu sait ce que nous verrons, continua madame de Mont-Luc ; je suis de 93, ma chère. La République et moi datons de la même époque, et j'ai déjà vu sombrer une demi-douzaine de gouvernements.
– Oh ! les Français, les Français, ils sont sans patriotisme aucun. Jamais ils n'ont su faire de sacrifices à temps, et c'est ce qui les a perdus.
– Regardez donc la mariée, interrompit madame de Voisenoze ; que d'adorateurs l'entourent : voyez donc comme sa gaîté est franche et animée ! Si jamais j'ai formé des vœux pour quelqu'un, c'est bien en faveur de cette enfant.
Minuit sonne, Eusèbe s'incline devant sa femme, et lui demande si elle veut se retirer dans ses appartements. Elle rougit, choisit un moment où son mari n'est pas occupé d'elle, et s'esquive. Arrivée dans sa chambre, elle y trouve madame Delvoie, Clarisse, et une nouvelle femme de chambre, dont l'extérieur annonçait une certaine distinction ; Clarisse est toute bouleversée : des taches rouges plaquent sa figure ; ses yeux sont ternes et renfoncés dans leur orbite.
– Qu'as-tu donc, lui dit la Marquise d'Osna ? Rien. Je pense à toi et j'ai peur.
– Quel enfantillage !
– Te souviens-tu, lorsque tu me disais : Clarisse, ne nous occupons pas du Marquis ; son regard me fait mal.
– Alors je n'étais pas sa femme, comme aujourd'hui.
– J'en conviens, mais combien de maris tiennent peu les serments qu'ils prodiguent à leur femme.
– Clarisse, pourquoi jeter des doutes sur la loyauté de M. d'Osna ?
Madame Delvoie regarda sévèrement sa fille.
Eulalie, la nouvelle femme de chambre, éprouva, dès ce moment, un véritable mépris pour mademoiselle Clarisse.
De petits coups donnés discrètement à la porte leur annoncèrent qu'elles devaient se retirer. C'était M. d'Osna.
XVIII. --- LA MARQUISE D'OSNA.
Avoir été une pauvre jeune fille, ne sachant sous quel toit reposer sa tête, et se trouver tout à coup grande dame, fêlée, admirée, enviée ! Telle était la situation de la marquise d'Osna. Ne connaissant, ne sachant rien, tout pour elle devenait plaisir. Un souhait de sa part était aussitôt exaucé qu'exprimé.
Dans les bals, dans les spectacles, sa parure attirait tous les regards.
Toujours on lui voyait de ces jolies fantaisies qui seules complètent une toilette. C'étaient tantôt des bouquets en diamants, retenant les manches de sa robe, sur ses blanches épaules et tantôt des fleurs naturelles se jouant sur ses blonds cheveux et parant son mignon corsage. Les jeunes gens, les lions de l'époque, comme on les appelait, ne juraient que par madame d'Osna. Ses moindres paroles étaient recueillies, et passaient de bouche en bouche. Souvent son dire pouvait paraître insignifiant, mais le son de la voix, le balancement de la tête, le regard, que sais-je, tout cela avait un charme qui n'appartenait qu'à Blondine, et quand elle racontait à mademoiselle Delvoie, combien elle était heureuse depuis qu'elle était marquise d'Osna, lorsqu'elle lui faisait le récit d'un bal ou d'une fête, Clarisse devenait soucieuse et demandait à connaître ce monde qui plaisait tant à Blondine.
Un jour la Marquise parla de son ancienne amie à M. d'Osna, et du désir qu'elle avait de les accompagner dans la société.
– « C'est impossible, répondit nettement M. d'Osna. »
Blondine n'insista pas ; seulement, désormais elle évita de parler de ses succès à Clarisse.
M. et madame Delvoie étaient partis de l'hôtel, pour aller habiter la Chapelle-la-Reine, leur pays.
Le notaire avait régularisé la pension qu'ils tenaient de la générosité du Marquis.
En s'en allant, Madeleine pressa sa fille adoptive contre son cœur, et lui recommanda Clarisse.
– « Souviens-toi, lui dit-elle les larmes aux yeux, que Clarisse a été ta sœur, sois toujours Blondine pour elle... Aime-la bien, mon enfant ; remplace-moi près d'elle, je te confie son bonheur. Parmi ce monde brillant où tu es entrée, garde toujours une place en ton cœur pour elle. »
Ce fut au milieu de fêtes, d'enivrements, d'adulations, dont Blondine était l'objet, que la révolution de février 1848 éclata comme un coup de foudre, six semaines après le mariage de madame d'Osna ; celle de juillet 1830 avait eu lieu six semaines aussi après le mariage de madame de Nolar.
Le 24 février 1848, on eût dit que le temps n'avait pas marché depuis 1830. Les mêmes choses se passèrent, seulement avec des acteurs différents. Louis-Philippe était à la place de Charles X ; la duchesse d'Orléans à la place de la duchesse de Berry, et le comte de Paris remplaçait le duc de Bordeaux.
La révolution de 1848 fut soudaine, inexplicable ; ce fut une de ces trombes bouleversant tout sur leur passage.
Si les yeux ne l'eussent vu, croirait-on jamais que le roi d'une des premières capitales du monde, entouré d'une grande famille et de nombreux courtisans, ait commencé un repas, qu'il n'a pu achever, sans se voir détrôné ? Croirait-on qu'avant la fin de ce repas, le Roi des Français, tenant sa vieille épouse par la main, ait fui devant une petite émeute en jetant un triste et dernier regard sur ce palais, où il ne devait plus rentrer !
Oh ! Louis-Philippe, si quelqu'un d'assez courageux t'eût dit en 1830 : « Duc d'Orléans, ce trône que tu envies, on ne te le donnera que pour mieux t'en chasser.
Ce trône, c'est l'antichambre de la République démocratique et sociale. Ce trône, c'est ton bannissement et celui de ta famille ! Qu'aurais-tu répondu ? Tu eusses pris le jeune Henri V par la main, et, à l'exemple de Lafayette, qui a dit au peuple en te montrant : Voilà la meilleure des Républiques ! en présentant aussi l'héritier légitime, tu aurais dit : Voilà la meilleure des Royautés !
La République de 1848 mit fin aux bals et aux fêtes. La vie de M. d'Osna devint plus intime au logis, et ses soirées s'écoulèrent tranquilles entre sa femme et Clarisse.
Cette dernière était là, patiente comme l'homme qui creuse la terre pour y trouver une mine, guettant, épiant, sans se lasser.
Avec quelle anxiété ses yeux cherchaient-ils à lire dans ceux de M. d'Osna, afin d'y découvrir si l'amour qu'il avait pour Blondine se refroidissait ! Comme le cœur de Clarisse se contractait douloureusement, alors qu'elle reconnaissait que le regard d'Eusèbe s'arrêtait heureux et animé sur la ravissante figure de sa femme !
Il est bien constant, disait-elle ! S'apercevra-t-il, enfin, qu'il y a ici une autre femme que la sienne !
Clarisse avait le secret de ces petites mines, de ces yeux roulants, de ces inflexions de voix, toutes choses que possède la femme, afin d'attirer l'homme et de le prendre au piége.
De temps en temps, mademoiselle Delvoie avançait son pied sur la barre du garde cendre de la cheminée, retroussait légèrement sa robe, et laissait voir une jambe fort bien faite. Elle avait de ces mouvements de hanches qui font deviner la souplesse de la femme. Souvent, en parlant, elle levait les bras et M. d'Osna pouvait admirer les plus beaux contours. D'habitude, elle avait une robe juste, fort décolletée, recouverte d'un léger tissu de dentelles. Elle avait pris un professeur de chant ; sa voix s'était assouplie et développée. De préférence, Clarisse choisissait les romances les plus tendres, les plus mélancoliques, les plus sentimentales. Involontairement, le Marquis la regardait, et craignait de la deviner. Quand elle se trouvait seule avec lui, elle parlait des amours immenses, incompris, méconnus. Elle souhaitait que son amant fût englouti par les flammes et qu'aucun secours ne fût possible. Alors elle arriverait vers lui, l'enlacerait de ses bras, et la flamme capricieuse, bizarre, mortelle, achèverait de les unir.
M. d'Osna lui demandait, en riant, le nom de l'heureux mortel qui lui inspirait de si beaux sentiments ; elle le regardait fixement, et répondait :
– Vous le saurez un jour.
Cependant, ses avances restaient sans résultat. Souvent, la nuit, elle se retournait dans son lit et demandait des inspirations à la jalousie. Un jour, elle alla chez Blanche, l'actrice qui avait eu des relations avec M. d'Osna, lui fit accroire que, malgré son mariage, le Marquis était toujours amoureux d'elle, et finit par la déterminer à donner une soirée, afin d'y avoir M. d'Osna. Blondine, pensa-t-elle, ne se montrera pas chez Blanche ; son mari, ce soir-là, sera pendant trois ou quatre heures en mon pouvoir, et...
L'invitation faite, Eusèbe s'excusa très-poliment et ne s'y rendit pas. Clarisse ne se tint pas pour battue. Eusèbe était un jeune homme d'une très-ancienne famille, mais grand partisan des améliorations, battant des mains à chaque idée nouvelle, et à ses moments perdus s'occupant à méditer sur des lois en harmonie avec la civilisation actuelle.
Le club des femmes était en ce moment en grande vogue. Eusèbe aimait ces imaginations ardentes, dévorant l'espace et l'inconnu, et enjambant les siècles en une minute. Après plusieurs conversations avec le Marquis, Clarisse jura de se faire une réputation à la salle Bonne-Nouvelle, où les dames tenaient habituellement leurs séances. Un matin, en parcourant son journal, M. d'Osna lut un article ainsi conçu :
« Au nombre des personnes qui fréquentent assidûment le club Bonne-Nouvelle, nous avons remarqué mademoiselle Clarisse Delvoie, dont l'éloquence égale la beauté.
– « Pour le coup, c'est curieux, s'écria-t-il, le club des femmes aura ma visite ce soir.
– Oh ! je vous en prie, mon ami, laissez ces dames s'agiter entr'elles, lui dit Blondine, et ne vous occupez pas de leurs démêlés. »
Madame d'Osna cherchait un moyen pour détourner son mari d'aller au club des femmes, et d'empêcher ainsi un rendez-vous avec Clarisse. Quoique jeune, elle commençait à lire dans l'esprit de son ancienne amie, et l'appréhendait parfois. Elle insista donc pour que son mari ne la quittât pas. Celui-ci l'embrassa.
– C'est bien, mignonne, je vous obéirai ; mais au bout de quelque temps : à propos, j'ai donné un rendez-vous au cercle ; et le soir venu, M. d'Osna partit pour le club des femmes.
– Me tromperait-il ? se dit Blondine. Aimerait-il Clarisse, me remplacerait-elle dans son cœur ? Non, non... et malgré cela, ce fut la première atteinte, la première petite flèche au cœur que ressentît Blondine depuis son mariage.
XIX. --- CLUB DES FEMMES.
Mademoiselle Clarisse Delvoie était une des héroïnes les plus brillantes de la salle Bonne-Nouvelle.
Sans elle, une séance n'eût pas été complète ; aussi, rien que sa vue provoquait des applaudissements. En entrant, elle ôtait un joli chapeau de velours violet orné de plumes et de dentelles, sortant de chez la première faiseuse, enlevait de ses épaules un élégant pardessus, et ses formes, que rien ne voilait alors, paraissaient dans tout leur éclat.
Un soir donc elle prononça ces quelques mots :
« Mes chères sœurs,
Je ne demanderai pas ici que les femmes participent davantage à ce gâteau magnifique, tout enduit de sucre et de miel, appelé budget. Non... A d'autres qu'à moi je laisse de traiter cette question ; je veux seulement présenter, ici, quelques observations. En France, les femmes se marient communément de vingt à trente ans. Remarquez que je parle des femmes heureuses, de celles qui parviennent à trouver un mari. La veille de leur union, on leur apporte une masse de colifichets dans le but de les amuser, et on y réussit sans peine, car, pour la plupart, ce sont de grands enfants ; ensuite, on signe le contrat de mariage. Dès ce moment, la femme est esclave. Monsieur est toujours le maître. Le mari est de droit chef de la communauté : il exerce un veto absolu sur la fortune de Madame ; il la voit, la touche, la palpe. Si Madame apporte en dot soit de la rente, soit une maison, elle ne peut vendre la millième partie de son apport sans le consentement de son seigneur et maître. En revanche et afin que justice soit égale pour les deux, Monsieur peut dénaturer l'avoir de Madame, le changer, l'aliéner sans qu'elle ait la moindre observation à faire. Et cependant, quel est celui des deux le plus sujet à erreur ? Quel est celui qui, par nature et par position, rencontre le plus d'embûches sous ses pas ? L'homme.
Maintenant le gardien le plus fidèle et le plus constant de la maison, celui qui ordonne la dépense de chaque jour et de chacun, qui nourrit, habille, donne le nécessaire et souvent le superflu ? Quel est-il ? La femme.
Eh bien ! la femme, l'être utile par excellence, le gardien, le conservateur par nature de tous les intérêts ; eh bien ! celui-là est constamment en tutelle et ne peut disposer d'un sou sans permission. De combien d'exemples pourrai-je m'appuyer ! En voici un entre mille.
Deux jeunes gens s'unissent. Leur avoir est égal. A eux deux ils possèdent douze mille francs de rente. Au bout de six ans, ils ont quatre enfants. Monsieur prétexte sans cesse des affaires, des parties de plaisir, ou de chasse avec des camarades. Un jour, il tombe malade et meurt. Tout entière à sa douleur, Madame n'a aucune crainte pour l'avenir matériel de ses enfants.
Peu de temps après, elle s'occupe, elle-même, de ses affaires d'intérêt, et elle découvre que, non-seulement, son mari a vendu tout ce qu'il possédait, mais encore qu'il est mort insolvable, et que si elle veut conserver le nom de ses enfants intact, il faut qu'à la minute, elle se dépouille de sa dernière ressource.
Cependant sous cette main de fer du despotisme, les femmes doivent se trouver heureuses aujourd'hui.
Avant 93, elles ne pouvaient seulement pas hériter de leur père. En arrivant au monde, la plupart étaient destinées à une prison perpétuelle, --- le couvent. En vain elles possédaient l'esprit, la beauté, la douceur, rien n'attendrissait des juges implacables. Et pas un cri, pas une plainte n'ont été jetés. Tout chez elles s'est traduit par ce mot, abnégation !
Avides, insatiables, les hommes se sont emparés de tout ! de la religion même. Et, je vous le demande, pourquoi donc une sœur de charité ne recevrait-elle pas, à défaut de prêtre, la confession d'un mourant, et pourquoi sa douce main n'imprimerait-elle pas sur un visage livide le signe de la croix en disant : Meurs en paix, mon fils, je te bénis ?
Oh ! mes sœurs, nous avons encore bien des luttes à soutenir, bien des peines à endurer ; mais notre heure sonnera, et nous-mêmes moulerons le métal qui annoncera dans les airs notre émancipation. »
En ce moment, un léger bruit se fait entendre du côté des tribunes. Clarisse regarde et aperçoit M. d'Osna. Lorsqu'elle fut convaincue qu'il était seul, elle lui adressa de longs regards très-significatifs. M. d'Osna descendit et lui prit la main avec effusion ; puis, il lui offrit de la reconduire dans son équipage, ce qu'elle accepta avec bonheur.
XX. --- TRIOMPHE DE CLARISSE.
Le lendemain à déjeûner, Clarisse fut radieuse ; elle parlait avec une volubilité des plus étonnantes, Blondine, au contraire, était triste ; ses yeux paraissaient fatigués. Regardant tour à tour Clarisse et son mari, elle ne pouvait se défendre de les soupçonner un peu, tout en essayant de rejeter ces mauvaises idées.
– « Qu'as-tu donc, bien aimée ? lui dit son mari, tu parais souffrante.
– Peut-être... Eusèbe, je voudrais te parler, seule, et elle l'attira dans le salon.
– Jure-moi que tu m'aimes toujours.
– Tu es une, enfant...
Blondine avait sur les lèvres l'aveu de sa jalousie au sujet de Clarisse ; mais elle pensa que c'était mal.
Pauvre fille, elle n'a pas de position ; il y a un an à peine, elle me considérait comme son égale, et j'abuserais de ce que je suis marquise d'Osna pour la chasser d'ici ! Non, non...
Ces idées furent rapides.
– Mon ami, lui dit Blondine en rougissant, je ne sais comment t'annoncer une heureuse nouvelle.
– J'attends.
– Je n'ose pas ; et elle balbutiait des mots, commençait une phrase et ne l'achevait pas.
– Ma bonne amie, je te devine, tu vas me donner un héritier ; et Eusèbe l'embrassa tendrement.
Les yeux de Blondine s'humectèrent de larmes de bonheur. En rentrant dans la salle à manger, Eusèbe pressa de nouveau sa femme contre son cœur. Clarisse, à cette vue, s'empressa de sortir...
Blondine, il t'aime autant que le premier jour, se dit Clarisse. Oh ? j'étouffe. Cette pâleur intéressante, ce regard paternel d'Eusèbe ! Je comprends ; il t'a rendue mère.
N'importe, mon triomphe en sera d'autant plus complet ; je l'emporterai sur la mère et sur l'enfant !
Pendant sa grossesse, Blondine sortait beaucoup moins que dans son état de santé habituel.
Qu'imagina Clarisse ? Elle savait que M. d'Osna montait à cheval et se promenait souvent au bois de Boulogne, une partie de la matinée. Elle résolut d'aller au manège sans prévenir personne, et quand elle se sentit assez forte en équitation, elle se vêtit en amazone, monta sur un bel alezan, et s'en fut rejoindre M. d'Osna.
C'était par une belle journée de mai, les arbres se montraient parés de leurs charmantes feuilles vertes ; l'air était tiède et embaumé.
Dans une des allées les moins fréquentées du bois, un jeune homme s'abandonnait aux caprices de son coursier. Rapide comme le vent, il passait si vite que l'œil à peine le distinguait.
Une écuyère se met à le poursuivre. Eusèbe rit de ses efforts et continue sa course. Bientôt, il se voit dépassé, sans avoir eu un seul coup-d'œil. A son tour de l'atteindre maintenant. Soit excès de lassitude, soit impuissance, son cheval, si souple, si docile, refuse de lui obéir.
L'écuyère s'arrête, l'attend et l'appelle par son nom, M. d'Osna.
– Clarisse ! dit-il aussitôt. En vérité, je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume. Vous êtes charmante ainsi ; ce vêtement vous va à ravir ; il dessine bien votre taille. Votre air de tête a je ne sais quoi de hardi qui sied à toute votre personne. Vous possédez aussi tous les talents. Aujourd'hui poète, demain écuyère consommée, il n'est rien que vous n'osiez entreprendre. Ce que peut la volonté ! Qui m'eût dit que tant de qualités se trouveraient réunies en Clarisse Delvoie ? »
Dans le monde, il arrive souvent qu'un homme et une femme se voient long temps sans aucun intérêt, sans aucun plaisir. Un jour, il échappera à l'un d'eux un mot, un geste, un sourire, qui font naître une sympathie réciproque. C'est ce qui venait d'arriver.
Il sembla au Marquis qu'une femme admirable comme Clarisse ne s'était jamais trouvée devant ses yeux. Il remarqua ces cheveux noirs, épais, cette taille grande et bien prise, ce teint brun où les grenades se mariaient aux pommes d'api. Lui-même voulut prendre les rênes du cheval de Clarisse : un éclair de joie illumina tout à coup l'œil de mademoiselle Delvoie. « Enfin, dit-elle, je le tiens... j'ai vaincu... »
On était près du restaurant de Madrid. Clarisse, sans paraître s'apercevoir de ce voisinage, laissa tomber ces mots : Le grand air m'a donné appétit.
Aussitôt Eusèbe de lui offrir d'entrer, et elle, avec un regard séduisant :
Je le veux bien.
L'exercice, l'air du bois avaient également excité l'appétit de M. d'Osna. Clarisse le mettait en belle humeur. Il demanda du Champagne. Quand leurs têtes furent échauffées, Clarisse s'assit sur un divan. Eusèbe l'y suivit.
Clarisse alors, l'œil à la fois plein de tendresse et de passion, se pencha légèrement sur l'épaule du Marquis. Il prit la taille de Clarisse et appliqua un baiser sur ses lèvres de feu.
Hors de lui, excité par les fumées du vin, il oublia sa Blondine tant aimée. L'univers n'exista plus à ses yeux ; en ce moment, il n'y eut au monde qu'une femme pour lui... Clarisse !
Mademoiselle Delvoie venait de séduire le marquis d'Osna.
Les heures s'étaient écoulées, rapides et joyeuses pour l'époux infidèle, tandis que pour Blondine, elles avaient été cruelles et lentes. Dès qu'elle vit son mari, elle se jeta dans ses bras en fondant en larmes.
A dater de ce jour, il y eut un langage muet établi entre Clarisse et M. d'Osna. Un nœud de ruban d'une certaine couleur, et mis d'une certaine façon, un mouchoir agité, une robe différente de la veille, tout avait un sens et devenait alphabet pour les nouveaux amants.
Eusèbe et Clarisse évitaient autant que possible de sortir en même temps. Une demi-heure se passait toujours sans que l'un rejoignît l'autre. Où leurs rendez-vous avaient-ils lieu ? Rue de Babylone, au coin de la rue du Bac, dans un élégant pied à terre loué par M. d'Osna. Ce petit réduit ne se composait que de deux pièces, une salle d'attente, et un boudoir. Le boudoir donnait sur des jardins, et l'odeur des fleurs venait le parfumer. Au plafond, orné d'arabesques, se voyaient à chacun de ses angles quatre anges dorés. Un magnifique lustre chinois aux mille sujets variés était au milieu. Les murs étaient tendus de draperies de crêpe de Chine fond noir, rehaussées de merveilleux dessins. Des miroirs de Venise aux cadres d'or sculptés, retraçaient et renvoyaient votre image.
Sur la cheminée à volutes de marbre blanc était une pendule basse, sur le globe de laquelle l'innocence et l'amour, couchés de droite et de gauche, se rejoignaient au sommet, en se donnant la main.
Les meubles de la pièce répondaient à la tenture. Entièrement recouverts de la même étoffe, leurs bois étaient complètement dissimulés.
Des bouquets de fleurs odoriférantes s'épanouissaient dans des jardinières de Sèvres.
Clarisse était la divinité de ce petit temple, et souvent elle y arrivait la première ; alors elle regardait la pendule et disait : « Dans un quart-d'heure Eusèbe sera là...
Je suis heureuse et fière de son amour... » et laissant le champ libre à son imagination, elle espérait, sans le prévoir, qu'un événement la mettrait à la place de Blondine.
Un baiser de M. d'Osna la tirait de sa rêverie, et ils passaient ensemble de doux instants.
XXI. --- JALOUSIE DE BLONDINE.
Afin d'éviter de se compromettre, le Marquis n'allait jamais en voiture jusqu'à la rue de Babylone. A quelques pas de là, il descendait et continuait à pied jusqu'à la maison.
Toujours il rentrait seul à l'hôtel et Clarisse ne paraissait que long-temps après lui ; mais Blondine les observait, la pauvre petite avançait dans sa grossesse, et aux souffrances physiques se joignaient les tortures morales.
Que de fois elle eut l'idée de faire suivre son mari !
« Et quand j'aurai acquis la certitude de son manque de foi, se disait-elle ; que je me serai dégradée au point de le faire épier, que deviendrais-je ?
Ma tête s'y perd. Si j'avais plus de force dans le caractère, Clarisse eût été renvoyée. Maintenant il est trop tard.
L'autre jour, mon mari partait ; je voulus la retenir en lui montrant la layette de mon enfant. Impossible, le parquet lui brûlait les pieds, elle ne m'écoutait plus. Sa personne était là, mais ses idées étaient ailleurs. Oh ! j'aurais parié la fortune de M. d'Osna qu'elle allait le rejoindre. D'avance j'entendais leurs discours, je voyais la flamme de leurs yeux. Clarisse, Clarisse, que tu me rends malheureuse ! que de tourments tu me fais souffrir ! »
Cependant Eusèbe n'était pas sans s'apercevoir des soupçons de sa femme. Par moments il redoublait de prévenances et d'attentions pour elle ; mais Clarisse, d'un signe d'intelligence, venait tout détruire.
« Plus de doute, s'écriait Blondine, je suis trompée ! Eusèbe ne m'aime plus. Et que puis-je à présent ? Pleurer et me taire.
Oh non ! je ne puis dissimuler plus longtemps. La souffrance briserait mon cœur, et menacerait peut-être la vie de mon enfant. »
En revenant de la rue de Babylone, M. d'Osna entrait habituellement chez Blondine. Une fois il la trouva tout en pleurs.
– Qu'as-tu donc, mon amie ?
– Eusèbe, j'avais juré de renfermer ma douleur ; mais je ne puis tenir ce serment que je me suis fait à moi-même ; je manque de force et de courage...
– Tu as des peines, mon aimée, et je n'en suis pas instruit le premier ?
– Eusèbe, .... Eusèbe.... Pourquoi me trahis-tu ?... et les larmes de Blondine coulèrent avec violence.
M. d'Osna fut décontenancé.
Qui donc avait ouvert les yeux de Blondine ? Il ne pensait pas que c'était lui-même. L'amour est une maladie qui ne peut se cacher, a-t-on dit depuis long-temps, et M. d'Osna, sans s'en apercevoir, donnait constamment raison à ce vieux proverbe.
Mademoiselle Delvoie avait surpris les sens et l'imagination du Marquis. Avec l'ardeur et la légèreté de son âge, il se laissait aller au plaisir, croyant qu'il lui suffisait, pour garantir le bonheur de Blondine, de cacher soigneusement son infidélité.
Excessivement surpris de l'état de sa femme, M. d'Osna lui prit les mains, lui essuya les yeux avec ses baisers, et l'apaisa de son mieux.
– Tu es une enfant ; parce que j'ai eu quelques attentions pour cette pauvre Clarisse, tu vas me soupçonner, ce n'est pas bien.
– Merci, mon ami, merci, répétait Blondine, j'ai eu tort... Pardonne-moi.... je suis une jalouse, je le vois à présent. Eusèbe, je t'aime tant, que je crois à tes paroles comme à Dieu même. Redis-moi que Clarisse ne m'a pas remplacée dans ton cœur.
– Oh ! que tu mériterais que je prisse la peine de te tourmenter.
– Eusèbe, ne me trompe pas, j'en mourrais, vois-tu... et peut-être l'enfant aussi... Puis, elle jeta ses bras autour du cou de son mari, et l'embrassa avec effusion.
– Jure-moi que tu n'as jamais eu d'entrevues secrètes avec Clarisse.
– Encore, Blondine ; décidément tu veux me faire subir un interrogatoire.
– Non, mon ami, mais c'est que la tenue, la mise, le regard de Clarisse, tout en elle me déplaît. Avant-hier je l'ai surprise le serrant les doigts, que tu n'as pas retirés de sa main.
« Quand je parle elle a de ces mouvements imperceptibles d'épaule qui ne sont nullement polis. Et te dirai-je tout.... à présent ce n'est plus moi que ton regard cherche, c'est elle...
Autrefois tu te moquais de son chant, maintenant, lorsqu'elle est au piano, tu deviens rêveur, et l'on voit que tu prends plaisir à l'écouter.
Eusèbe, tu n'as peut-être qu'un caprice, qu'un goût frivole et passager pour mademoiselle Delvoie ; mais prends-y garde, sans t'en douter tu feras ton malheur et le mien. Elle est méchante, impérieuse, vindicative... Du jour où tu ployeras sous sa main, tu seras son esclave, Eusèbe ; tu voudras en vain te relever, la pression sera trop forte.
Mon ami, veux-tu m'en croire ? engage doucement Clarisse à quitter l'hôtel.
En même temps propose-lui une position convenable ; ou bien si ces détails te répugnent, charges-en M. Louville. »
– Blondine, ce serait m'avouer coupable ; le marquis d'Osna doit garder sa réputation ; je vous ai dit que vos craintes étaient chimériques ; si vous m'aimez, ma parole doit vous suffire.
Blondine se tut. Elle comprit qu'elle avait dépassé le but.
Cette scène avait profondément impressionné M. d'Osna. Pendant quelques jours il ne retourna pas rue de Babylone ; Clarisse en fut pour ses frais d'attente, et quand elle se plaignit, on lui répondit froidement qu'il fallait se méfier de la surveillance de la marquise d'Osna.
– « Êtes-vous donc sous la tutelle de votre femme ? dit-elle railleusement à Eusèbe.
– Non.... mais, comme épouse, elle a droit à tous mes égards.
– Ah !... \(et dissimulant le coup que cette réponse lui portait au cœur\), Clarisse conçut dès lors contre Blondine de vagues projets de vengeance.
Le Marquis redevint attentif et assidu près de sa femme, comme il l'était dans les premiers jours de son mariage.
La santé de Blondine se fortifia, ses nuits eurent du sommeil, et sa jeune tête fut encore entourée de l'auréole du bonheur.
On était au mois de juin de l'année 1848 ; l'atmosphère politique se montrait gros de nuages : alors eurent lieu ces terribles et lugubres journées, appelées journées de juin, dans lesquelles dix généraux perdirent la vie.
Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six juin, aucune bataille, aucune guerre civile ne peuvent vous être comparées. Vous eûtes des femmes auxquelles pour drapeau, il fallut des têtes humaines fraîchement coupées.
On dit qu'à cette époque, l'enfer déchaîné s'apprêtait à escalader le ciel, si le socialisme eût été vainqueur.
Le marquis d'Osna se battit pour le triomphe de l'ordre, au faubourg S.-Antoine ; ce fut un de ceux qui reçurent l'archevêque mourant dans leurs bras.
Qui pourrait peindre les angoisses et les douleurs de madame d'Osna pendant ces moments maudits ? Elle oublia sa jalousie contre Clarisse, et pria même avec elle pour son cher Eusèbe !
Qui pourrait exprimer la joie, le bonheur de Blondine, lorsqu'elle revit, sain et sauf, celui qu'elle aimait au-dessus de tout ? Elle le pressait dans ses bras, l'embrassait, le mouillait de pleurs !
Ils ne t'ont pas tué, mon ami ! Comme mon père, la guerre civile ne t'a pas pris en holocauste. Mon Dieu ! mon Dieu ! que je vous remercie.
XXII. --- NAISSANCE.
Les domestiques de l'hôtel d'Osna se parlaient à voix basse, et osaient à peine marcher. Plusieurs bottes de paille étaient étalées dans la cour et dans la rue.
C'est que d'heure en heure on attendait la délivrance de madame d'Osna.
Dans une chambre attenante à celle de la malade, étaient plusieurs personnes, au nombre desquelles se trouvait Clarisse. Vers les trois heures de l'après-midi, M. d'Osna parut au milieu d'elles en leur disant : C'est un garçon, et il repartit aussitôt. A cette nouvelle, Clarisse pâlit extrêmement.
Un garçon ! Blondine est-elle heureuse ! Il est écrit que toujours elle l'emportera sur moi. Eh bien, je combattrai constamment, et elle me trouvera toujours entre elle et lui.
L'enfant du marquis d'Osna vint au monde chétif et délicat, par suite des chagrins et des douleurs de la mère. Ce petit garçon eut le nom d'Albert, celui de son grand'père paternel. Le lendemain de sa naissance, un évêque vint l'ondoyer. Quant au baptême, M. d'Osna voulant qu'il eût lieu avec solennité, il fut remis jusqu'au rétablissement de la jeune mère.
Albert était si mignon, sa petite figure bleuissait si vite que le médecin recommanda qu'on eût de lui les plus grands soins, ajoutant que la moindre négligence à l'égard du nouveau-né pourrait avoir des suites funestes.
Blondine nourrit son fils elle-même. Comme toutes les mères, elle était fière de son garçon. Parfois elle le voyait dans l'avenir au faîte des honneurs et de la puissance. Selon elle, il aurait le génie des Napoléon et des César ; en attendant, ce pauvre petit occupait sa mère constamment. Ses nuits étaient sans sommeil, ses souffrances se traduisaient par les cris, seule langue qu'il pût faire entendre. Sa mère le couvait des yeux, le réchauffait de son haleine, et, chose extraordinaire, le voyait fort et bien portant.
Quand parfois il souriait à Blondine, elle était plus qu'heureuse. Eusèbe, disait-elle à son mari, vois donc les beaux yeux bleus de ton fils, admire sa jolie bouche et les petits trous de ses joues ; prends-le donc ! Et l'enfant, comme s'il devinait sa mère, tendait ses petits bras à M. d'Osna.
Albert d'Osna avait un grand pouvoir ; c'était celui de retenir près de sa mère un volagé époux. Eusèbe contemplait souvent son fils des heures entières, et le temps lui passait vite.
Clarisse un jour, lui fit le reproche de la négliger.
– Pourquoi n'allez-vous plus au bois ? lui dit-elle. Il semble que cet enfant vous ait fait tout oublier. Vous avez eu trop de gages de ma tendresse pour que je sois délaissée ainsi.
– Ma chère amie, je vous aime sincèrement, n'en doutez pas ; mais je dois des égards à Blondine. Je ne vous cacherai pas non plus, que la santé de mon fils me cause des inquiétudes. Plus tard, quand le temps m'aura rassuré, je reprendrai mes promenades. »
À dater de cet instant, M. d'Osna, tout en continuant de ne plus donner de rendez-vous à Clarisse, se montra d'autant plus aimable envers elle, qu'il avait, selon lui, des torts à se faire pardonner.
Blondine, trompée par les apparences, crut à un retour de tendresse de son mari pour Clarisse, et devint plus jalouse qu'elle ne l'avait jamais été. Après avoir bien réfléchi, elle résolut de s'expliquer franchement avec son ancienne amie. Elle profita donc de l'absence de son mari pour se plaindre à Clarisse et lui avouer ses craintes.
Mademoiselle Delvoie fut surprise de cette attaque. --- « Blondine, se dit-elle, nous allons lutter ensemble derechef ; » et, dissimulant, elle répondit à la marquise d'Osna, qu'elle préférait s'en aller de l'hôtel, plutôt que de se voir exposée à de tels soupçons.
– « Clarisse, écoute : tu devines ma pensée, eh bien, oui, je souhaite ton départ : tu me donneras même une marque sensible de ton amitié en t'éloignant au plus vite. Tu comprends que j'assurerai ta position ; je ne veux pas que celle que je regardais comme ma sœur, ne partage pas mon bien-être. Plus tard, quand le temps aura passé sur mes souffrances, que mon fils sera grand, tu reviendras, Clarisse, et nous aurons, j'en suis sûre, du bonheur à nous revoir.
– Blondine, reprit Clarisse d'une voix entrecoupée, cette demande ou cet ordre de départ, vient-il de toi seule ?
– De moi seule.
Clarisse s'en alla..... Au fond de l'ame, elle avait comme un volcan en fermentation.
Tout le temps que devait durer l'allaitement d'Albert d'Osna, le Marquis avait résolu de coucher dans une chambre éloignée de celle de Blondine. La nuit donc, plusieurs pièces le séparaient de l'appartement de sa femme. Clarisse l'avait remarqué, et elle se proposait d'en profiter.
Plusieurs jours se sont écoulés depuis sa conversation avec madame d'Osna. Il est une heure du matin ; M. d'Osna ne dort pas encore. Des coups frappés à sa porte le surprennent. Il ouvre, une femme vêtue de noir entre silencieusement et s'assied à côté du lit. Cette femme est Clarisse.
– Qui vous amène ? lui dit M. d'Osna sèchement.
– Je ne devrais pas vous le dire... et, le regardant tristement :
Eusèbe, ne vous souvient-il plus de la pauvre fille qui vous a tout sacrifié ? Jamais vous ne saurez combien elle a souffert ! Écoutez :
Deux jeunes filles aiment un jeune homme fort au-dessus d'elles. L'une se voit constamment rebutée, et le dédain augmente son amour. Un instant elle peut croire que sa compagne partagera son sort, que cet homme se rira de ces petites filles égarées par l'imagination ; mais, du tout, il s'adresse à l'une d'elles, lui fait une cour assidue, lui donne de nombreuses preuves de tendresse et l'épouse... L'autre est témoin du bonheur, de l'ivresse de sa rivale.
Une de ces femmes se nomme Blondine, l'autre Clarisse.
Comprenez-vous maintenant ? vous faites-vous une idée des tourments, des folies qui bouleversèrent mon pauvre être ! Chaque baiser donné par vous à votre femme, était une blessure pour moi ; chacun de vos regards pour Blondine me perçait le cœur comme autant de flèches.
Que de fois ai-je appelé la mort à mon secours ! Une nuit, de désespoir, j'avalai du poison. Mes gémissements furent entendus de ma mère ; elle accourut et j'avouai tout. Je fus fâché, car je vous aimais, et l'espoir brillait encore à mes yeux.
Cette nuit était celle où vous vous étiez enchaîné par le mariage. Mais, au moment où je sentais la vie m'abandonner, le mariage n'était plus une barrière à mes yeux. Je vous voyais, Eusèbe, me presser dans vos bras, et je voulus vivre.
Cette vision est devenue une réalité, mais une triste réalité ; je me suis confiée à vous avec la sérénité de l'enfant qui s'endort sur le sein de sa mère. J'ai mis mon amour, ma foi, mon espérance en vous ! Pour vous, j'ai renoncé à l'hymen, ce seul bonheur de la femme. Pour vous, j'ai consenti d'avance, à marquer mes enfants du sceau de l'infâmie. Et vous !
En retour de tant de sacrifices, que m'avez-vous donné ? La crainte perpétuelle de votre abandon, des souffrances inouies, intolérables. »
Elle s'arrêta et versa d'abondantes larmes.
Eusèbe se sentit ému de cette douleur ; il prit la main de Clarisse et y porta ses lèvres.
– « O mon bien-aimé ! te voilà comme je te voulais, » et l'enlaçant dans ses bras : « Tu ne sais pas, il y a quelques jours, Blondine m'a prié de quitter l'hôtel. Et que deviendrais-je si je ne te voyais plus ? Car tu ne me chercherais pas, je ne suis pas nécessaire à ton existence. Tandis qu'Eusèbe est une portion de la vie de Clarisse. Je t'aime comme personne ne t'aime !
J'ai la force et la puissance de l'amour, » et un million de baisers, pareils à la flamme capricieuse et dévorante, acheva d'enivrer Eusèbe.
En cet instant, Blondine songeait à la discussion qu'elle avait eue avec Clarisse. « Je ne me suis pas montrée généreuse envers elle, pensait madame d'Osna. Mais je ne sais pourquoi, je la crains toujours. Oh ! je vois clairement qu'elle me hait. Elle ne se donne même plus, comme autrefois, la peine de dissimuler.
Hier encore, elle regardait mon fils avec des yeux méchants ; et, je l'entendais disant à Eulalie : Quel avorton !
Mon fils, mon Albert, » et Blondine admira son enfant et se pencha sur son berceau...
« Mais sa respiration paraît embarrassée... on dirait qu'il souffre... il agite ses petites mains... Comme sa figure est rouge... est-ce qu'il rêverait de Clarisse ?... Souvent il crie à son approche et cache sa tête dans mes bras... Son souffle devient plus bruyant... réveillons-le... » Blondine prit l'enfant hors du berceau, et sonna pour appeler Eulalie, la gouvernante d'Albert.
– « Mon fils est malade, dit-elle à cette dernière... »
Le petit avait les yeux ouverts, mais ils restaient fixes. On voyait que l'enfant ne reconnaissait pas sa mère.
– Madame, voulez-vous que j'aille chercher un médecin ?
– Attends un peu, je vais prévenir M. d'Osna. »
Blondine prend un bougeoir, traverse rapidement les pièces qui la séparent de son mari. Elle allait près d'Eusèbe chercher consolation et appui, lui demander le partage des douleurs, cette sainte chose de l'hymen.
Blondine arrive à la chambre de M. d'Osna, essaie d'ouvrir, éprouve de la résistance, s'en étonne et secoue la porte assez fortement. La porte cède et laisse le passage libre : madame d'Osna entre. Eusèbe, son cher Eusèbe est dans son lit ; mais il n'y est pas seul... Clarisse partage sa couche.
Immobile de surprise et de terreur, ne sachant encore si elle est éveillée ou si elle rêve, Blondine reste au chevet de son mari ne pouvant faire un pas. Une griffe de fer l'étreint au cœur. Elle regarde les deux coupables ; ils dorment profondément. Des pensées de vengeance agitent l'esprit de madame d'Osna.
« Qui m'arrête ? Chassons cette femme du lit de M. d'Osna. »
Mais le scandale au rire strident se dressa tout à coup comme un spectre devant Blondine. Elle en eut peur et s'en fut épouvantée. Dès lors, il lui sembla que son cœur, son âme, tous les ressorts de son être se brisaient simultanément en elle. Une pâleur mortelle se répandit sur sa figure, et elle revint près de son fils dans un paroxysme de douleur impossible à décrire.
– « Madame, lui dit Eulalie, qu'avez-vous ? D'où vient que vous êtes si bouleversée ?
– Eulalie, reprit madame d'Osna, en se contractant violemment ; il ne s'agit pas de moi. Mon fils est-il mieux ?
– Non, Madame.
– Envoie donc de suite chez le médecin. »
Dès que la gouvernante d'Albert fut partie, Blondine le prit, et, s'adressant à lui comme s'il la comprenait : « Mon fils, ton père est un infâme... et elle... Elle... mon Dieu !... Mais pour toi, mon enfant, pour ta réputation d'homme à venir, je me tairai. Pour toi, je saurai souffrir en silence.
Ils sont là près de moi dans les bras l'un de l'autre, et je ne dis mot pour mon fils. A dix-sept ans ne plus croire à l'amour ! s'immoler tout entière !... »
Ses larmes commencèrent à couler, et elle donna le sein à son fils.
Au bout d'une heure on annonça le médecin qu'on avait fait demander.
Blondine avait la figure tellement décomposée, que M. Dumare, le docteur, crut que c'était madame d'Osna qui avait besoin de son ministère.
– « Vous êtes bien agitée, Madame, je vais vous ordonner une potion qui vous calmera.
– Monsieur, je ne suis pas malade, c'est pour mon fils que je vous ai fait appeler. »
M. Dumare examine attentivement l'enfant, secoue la tête et dit : « Figure bleuâtre, face crispée, pouls petit, nerveux : tous les symptômes de convulsions internes.
– Madame la Marquise, ayez l'obligeance de faire avertir votre mari. Votre fils est plus malade que vous ne pensez. »
Aux paroles du docteur, Blondine fut saisie comme par une secousse électrique.
« Mon mari, ... mon mari, ... répétait-elle avec une sorte de frénésie, comme pour dire :... Mais je n'en ai plus ; une femme n'appartient plus à l'époux adultère. »
Le médecin suivait avec beaucoup d'inquiétude les progrès du mal.
« Mettre des sangsues à cet enfant, il est si faible, ce serait le tuer. Appliquons-lui la glace sur la tête, » et des compresses de glace furent ordonnées.
Aussitôt après, Albert rendit quelques gorgées de lait.
« Mais ce lait est décomposé, s'écrie le docteur ; il ne faut pas chercher bien loin pour se rendre compte de l'état de ce pauvre petit.
– Madame la Marquise, vous nourrissez votre fils ?...
– Oui, Monsieur.
– Voudriez-vous avoir la complaisance de défaire votre corsage ? »
Il tire alors le lait des seins, le met dans une cuillère, le retourne en tous les sens et lui dit :
– « Vous êtes bien nerveuse, vous devez avoir beaucoup souffert pour que votre lait se soit appauvri de la sorte.
– Mon enfant ne mourra pas, docteur ?... n'est-ce pas ? cela n'est pas possible ?... » Le docteur ne répondit rien.
– « Sauvez-le, Monsieur, sauvez-le ! » Cette pauvre mère était tombée aux pieds de cet homme, et ses larmes coulaient sur les mains du docteur.
– « Enlevez la glace, dit M. Dumare, les membres commencent à se raidir ; envoyez vite chez le pharmacien, nous allons attendre l'effet du breuvage que je vais ordonner. »
Mais lorsqu'on voulut approcher le liquide des lèvres du petit malade, il se tordit en grimaçant ; ses yeux se tournèrent dans leur orbite ; il succombait à une convulsion interne.
« Mon fils, mon Albert, s'écria Blondine, ne me quitte pas, je t'en prie ; par pitié, par grâce ! Un mouvement, un geste, un cri... Sors de cette cruelle immobilité. Rien... Mon Dieu ! pourquoi donc faites-vous des mères, si vous leur prenez leurs enfants ! » Et Blondine se pencha sur le corps glacé de son fils. Le jour commence à poindre ; à la vive douleur de madame d'Osna succède une prostration complète.
La porte s'ouvre, M. d'Osna paraît, Clarisse le suit. Cette vue fait sortir la pauvre mère de son abattement ; elle va droit à son mari, et le prenant par le bras :
– « Votre fils est mort, Monsieur ! Oh ! maudit soyez-vous, et maudite soit Clarisse ! Maudits, maudits tous deux qui avez tué mon enfant. A présent que mon fils n'est plus, l'épouse outragée va se faire connaître. C'était pour mon fils que j'avais gardé le silence ; mère, j'étais capable de sacrifices surhumains ; maintenant, que je n'ai plus d'enfant, je parlerai. Dites, Monsieur, quelle était la femme qui occupait une place dans votre lit cette nuit ?
– Personne, balbutia M. d'Osna.
– Eh bien, cette femme, je vais vous la nommer : cette femme est Clarisse Delvoie ; cette femme est celle que j'appelais ma sœur. »
Au commencement des paroles de madame d'Osna, Clarisse s'était éclipsée ; un rire satanique avait erré sur ses lèvres, et elle s'était écriée mentalement :
« Me voilà vengée ! »
Blondine hors d'elle-même se tordait les bras en signe du plus violent désespoir. Tout à coup elle s'en prit à ses vêtements, se mit entièrement nue, courut au berceau de son fils, l'enleva dans ses bras, et chanta.
– « Ma femme, dit M. d'Osna, ma femme est folle. Malheureux que je suis ! »
Alors, Eulalie essaya de retirer l'enfant des bras de madame d'Osna, mais celle-ci le serrant avec plus de force, le retint convulsivement.
Eusèbe s'agenouille, et dans cette posture, se traînant vers Blondine : « Pitié, pitié, Madame, pour celui que vous aimâtes, pitié pour le père d'Albert. »
Apercevant un crucifix sur une table, il le plaça dans les mains du pauvre enfant.
– « Comme le Christ a pardonné, Blondine, pardonne-moi. »
On dit qu'à ce moment, une forme vague, aérienne, semblable à madame de Nolar, vint prendre l'enfant, le remit dans son berceau, et, effleurant doucement madame d'Osna, prononça le mot : Pardon.
Eulalie couvrit sa maîtresse d'un peignoir, et sur un signe de M. d'Osna, sortit de la chambre. Elle fut vite de retour. Une chaise de poste avait été préparée dans la cour par ses soins et sur l'ordre du Marquis.
– « Ma chère maîtresse, dit-elle à madame d'Osna, veuillez prendre mon bras ; » et elle essaya vainement de la soulever : François accourut, à l'aide d'Eulalie, et à deux ils contraignirent madame d'Osna de marcher.
– « Je veux rester ici, disait cette dernière d'une voix entrecoupée ; où me menez-vous ?
– Vous allez le savoir, répliquait Eulalie, un peu de courage, laissez-vous conduire. »
À la porte de la chambre, Blondine se raidit et déclara qu'elle n'irait pas plus loin. François et Eulalie firent alors un effort suprême, et la soulevant dans leurs bras, ils descendirent l'escalier, chargés de ce précieux fardeau.
Arrivés au vestibule, la voiture s'avança, les deux domestiques y montèrent leur maîtresse, qui se débattit inutilement.
M. d'Osna était d'avance dans la chaise de poste ; il reçut sa femme dans ses bras et aussitôt les postillons firent claquer leur fouet et partirent de l'hôtel au galop, dans la direction de Calais.
Le lendemain, Eulalie, la gouvernante du jeune comte d'Osna, prit soin de ses funérailles. Elle mit sa dépouille dans une bière de plomb doublée de satin blanc ouaté, afin que ses petits membres ne fussent point blessés.
Eulalie versa d'abondantes larmes, lorsqu'elle retira le corps d'Albert de son magnifique berceau, pour le placer dans le triste cercueil.
« Adieu donc, mon petit Albert ; toi que j'ai tant soigné, près duquel j'ai passé tant de nuits ; toi que j'aimais plus que si tu eusses été mon fils ! toi qui étais la joie, l'orgueil et l'espérance de ta pauvre mère, adieu !
Tu ne nous causeras plus ni chagrins, ni joies. Tu n'auras plus de sourire pour nous. Tes petits bras ne se tendront plus à notre approche. Les roses n'animeront jamais ton teint. Tu seras froid comme la tombe où tu vas entrer. Adieu, adieu... »
Un élégant corbillard, surmonté de panaches, attelé de chevaux blancs, reçut les restes d'Albert d'Osna, pour aller les déposer au Père Lachaise, où était la sépulture de la famille.
XXIII. --- UNE VENGEANCE.
A force de prières et de supplications, Eusèbe est parvenu à faire embarquer sa femme pour Londres. Il ne la quitte pas d'un instant, l'accompagne aux promenades et évite autant que possible les endroits où les enfants se promènent, afin de ne pas lui rappeler son petit Albert.
Dans la prévision de son retour en France, un des premiers soins de M. d'Osna a été d'écrire à M. Louville.
« Monsieur, comme chargé depuis longtemps de mes intérêts, je viens vous prier d'obtenir de mademoiselle Clarisse Delvoie qu'elle consente à quitter l'hôtel le plus tôt possible. Des circonstances graves, croyez-le bien, me forcent d'en agir ainsi.
Dans l'intérêt de mademoiselle Clarisse, veuillez l'engager à retourner près de ses père et mère. A cet effet, je doublerai la pension que je leur fais.
J'ai toute confiance en vous pour mener à bien cette affaire. »
C'est toujours ainsi, se dit Louville en recevant cette lettre ; chaque fois qu'il y a deux femmes dans une maison, on est sûr d'y voir arriver la discorde. »
Quoiqu'ayant beaucoup de défauts, Louville était un de ces hommes rares, ne remettant jamais une affaire au lendemain. Aussi dès la réception de la lettre du marquis d'Osna, fut-il trouver Clarisse.
Après lui avoir demandé de ses nouvelles, il s'informa de tout ce qui avait rapport à elle avec beaucoup d'intérêt.
– « Vous mariez-vous bientôt » ? lui dit-il.
– Non, Monsieur, jamais je ne m'engagerai. J'ai horreur de tout lien.
– Bravo. Quel malheur que la République n'ait pas marché, vous auriez été une de ses premières héroïnes.
– C'est vrai ; puis, en soupirant, elle ajouta : « Les hommes sont trop corrompus, trop méchants pour vivre en frères. Ainsi, moi, par exemple, qui suis certainement la cause indirecte du mariage de madame d'Osna, je me vois méprisée par elle. »
C'était où l'attendait Louville.
– « Clarisse, on parle de votre mésintelligence avec votre ancienne amie ; on va même jusqu'à prétendre que vous aimez son mari.
– Après....
– Mais c'est assez, ce me semble, et je vous assure que, si j'étais à votre place, je quitterais l'hôtel sans plus tarder. »
Clarisse se leva d'un bond sur sa chaise, et regardant Louville :
– « Oh ! vous venez de sa part... N'importe, je lui résisterai. Je ne partirai d'ici qu'entraînée par des gendarmes. Moi, lui céder ! jamais...
– Voulez-vous vous déshonorer en restant dans une maison, malgré ses maîtres ? Écoutez ; je ne suis pas ici de la part de madame d'Osna, mais de celle de Monsieur, » et il lui montra la lettre qu'il en avait reçue.
– « Oh ! lui, c'est impossible ! Il n'a pu vous écrire ces mots. Il serait plus cruel qu'un tigre.
Je reconnais l'œuvre de sa femme. Malheur, malheur à elle !
Monsieur, j'ai tant souffert, que la tête et le cœur sont brisés chez moi. Quand je m'examine, j'ai peur de devenir un monstre.
– Calmez-vous et envisagez les choses de sang-froid : Blondine est la femme de M. d'Osna.
– Mon Dieu ! pourquoi le répéter ?
– Clarisse, avez-vous donc renoncé à vos projets ? Vous vouliez, je crois, débuter à l'Opéra. Vous êtes belle, jeune, vous avez de la voix : grâce aux maîtres qu'on vous a donnés, vous possédez une excellente méthode.
– Oui, Monsieur, tout ce que vous dites, autrefois était vrai, mais un homme s'est trouvé sur mon chemin, et il a tout emporté, talent, vertu, avenir. Il ne m'a rien laissé. »
Quelques larmes mouillèrent les yeux de Clarise. Louville lui prit la main.
– « Mon enfant, je ne vous dirai pas, oubliez cet homme ; je sais que loin de maîtriser les passions, ce sont elles qui nous dominent ; mais, Clarisse, la dignité est une chose en votre pouvoir, conservez-la ; n'attendez pas qu'on vous chasse de cette maison ; quittez-la le plus tôt possible. En attendant que vous ayez fait vos dispositions pour rejoindre vos parents, je vous offre un asile et je vous prie de l'accepter.
– Ainsi, Blondine en sera venue à ses fins ! Il y a long-temps qu'elle voulait une séparation.
– Pas de raisonnement ; confiez-vous à moi, prenez mon bras et laissez-vous guider. »
Clarisse obéit machinalement, et en sortant de l'hôtel, elle dit : J'y reviendrai....
Un mois s'est écoulé... M. et madame d'Osna sont revenus de leur voyage. Eusèbe ne sort presque pas. Constamment près de sa femme, il épie ses moindres mouvements, s'efforce de lui prouver son repentir en la comblant de prévenances et de soins empressés.
Tous les jours Clarisse se promenait devant l'hôtel d'Osna, se donnant toutefois bien garde de s'y présenter. Un jour elle retourna rue de Babylone, et ce ne fut pas sans appréhension qu'elle demanda la clef de l'appartement à la portière.
– « La voici, Madame, » lui répondit simplement cette femme en la lui remettant.
Clarisse pleura presque en prenant cette clef. Ne lui rappelait-elle pas le bonheur, et ne lui donnait-elle pas l'espérance ? ne lui disait-elle pas : Je te garde encore des heures enivrantes et folles, de ces heures de passion et d'amour que nul or au monde ne saurait payer ?
En revoyant l'endroit où elle n'avait pas mis les pieds depuis deux mois, Clarisse éprouva un plaisir bien vif. Il s'augmenta lorsqu'elle reconnut que toutes les choses étaient rangées comme du temps de l'amour d'Eusèbe.
Elle avait donc dormi comme la Belle au Bois dormant, et un charmant prince allait achever de l'éveiller.
Sur ce même canapé où son amant l'avait enlacée de ses bras, Clarisse s'assit :
« Que cette journée est belle, dit-elle en ouvrant la fenêtre, et qu'il est doux de respirer ici ! Je ne sais quel pressentiment m'annonce qu'aujourd'hui je verrai mon Eusèbe ! » Puis elle tira sa montre, et regarda l'heure. Trois heures... ensuite elle remonta la pendule qui ne marchait plus et attendit...
« Il n'y a pas quatre mois qu'il venait toujours à ce moment ; jamais une minute de retard, il avait l'exactitude, cette politesse des rois, et il me rendait heureuse ! Le temps s'écoule... Eusèbe ne viendra plus...
A demain donc...
Oui, demain... » et Clarisse écrivit la lettre suivante à M. d'Osna :
« Oh ! merci, mon bien-aimé, tu n'as pas donné congé de l'appartement de la rue de Babylone : sois béni pour cette bonne pensée. C'est du pied à terre \(où nous avons passé ensemble de si doux instants\) que je t'écris.
Quoique je n'aime pas Blondine, je ne puis m'empêcher de louer la conduite que tu as tenue à son égard. Combien elle doit te savoir gré de ton dévouement, car elle n'a plus ton amour.
Eusèbe, il est temps de ne plus nous sacrifier tous les deux ; d'ailleurs, qu'est-ce que je te demande ?... Un peu de bonheur et de mystère ! Je suis femme aussi, et comme telle, n'ai-je pas droit à des égards ? Viens donc, mon Eusèbe... viens, je t'attends. »
Clarisse envoya porter sa lettre au Marquis par un commissionnaire ; elle fit à ce dernier les recommandations les plus pressantes, entr'autres de ne remettre la lettre qu'à Monsieur seul.
M. d'Osna n'était pas à l'hôtel lorsque le commissionnaire y fut ; celui-ci, pensant faire de son mieux, demanda Madame, et lui donna la lettre.
La pauvre Blondine, à peine remise de la mort de son enfant et de la secousse horrible que Clarisse lui avait fait éprouver, eut un tremblement nerveux après avoir lu cette lettre.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! répétait cette jeune femme, que vous ai-je donc fait pour être si malheureuse !
Eusèbe, je voudrais douter de ta culpabilité, que je ne le pourrais ! Oh ! cela fait mal, de ne pouvoir estimer celui qu'on aime !
Comme tous deux vous vous êtes joués de moi ! »
Au dîner, M. d'Osna voyant Blondine pâle et défaite, s'inquiéta de sa santé.
– « Eusèbe, lui dit sa femme de sa douce voix, vous m'avez trompée, mais je vous le pardonne...
– Que veux-tu dire ?
– Une infernale lettre qui vous était destinée et que le hasard a fait tomber entre mes mains, est venue me faire bien du chagrin. Tenez ; » et elle lui donna la lettre de Clarisse.
« Oh ! fit le Marquis en se frappant le front. »
Le lendemain, les meubles étaient déménagés de la rue de Babylone, et la clef remise au propriétaire.
Lorsque Clarisse revint, la portière lui dit que M. d'Osna n'avait plus l'appartement...
« Je te reverrai ; mais si tes yeux sont sans amour, et ta bouche sans parole... oh ! alors, malheur à ta femme ! Eusèbe... » et Clarisse pouvant à peine se soutenir, par suite de l'émotion qu'elle venait d'éprouver, reprit le chemin du domicile de M. Louville.
Elle était dans une agitation extrême ; par moments elle arpentait sa chambre à grands pas, en répétant tout haut : « Blondine ne m'enlèvera pas Eusèbe ! Non, je le jure : il faut absolument que je rentre à l'hôtel, je ne puis rester dans cette maison. Pour qui donc me parerais-je désormais, si je ne dois plus le voir ? pour qui chanterais-je ? pour qui serais-je belle !... Eusèbe, je ne vis plus qu'en toi, par toi, et pour toi ! »
Souvent M. Louville essayait de raisonner Clarisse et de la calmer.
– « Ma belle enfant, je ne vous reconnais plus ; autrefois vous vous occupiez de votre mise, de votre parure. Un certain désir de plaire animait votre physionomie ; vous aviez un de ces airs aimables qui enchantaient tout le monde ; et à présent, plus de sourire, une figure sombre et morne, un œil triste et sans chaleur, la toilette la plus négligée.
– Vous aimez donc bien M. d'Osna ? n'y a-t-il donc que lui au monde ?
– M. Louville, reprit sèchement Clarisse, jamais je ne me permets de vous interroger.
– Clarisse, défiez-vous de votre imagination ardente, de vos passions, que vous n'avez jamais appris à dompter ; défiez-vous, de vous-même. »
Mais elle n'écoutait pas M. Louville ; il était la voix sans écho prêchant dans le désert.
Mademoiselle Delvoie n'eut plus qu'un but, qu'une idée, qu'un désir, celui de voir M. d'Osna. Malgré ses démarches réitérées, elle ne put réussir à le rencontrer. Fatiguée du non résultat de ses courses, elle résolut de se mettre en observation du côté du. Elle savait que la porte en restait ouverte quelquefois par négligence. Clarisse se place donc en embuscade, attend patiemment un jour, deux jours. O bonheur ! elle peut entrer, se glisser le long des charmilles, et parvenir jusqu'à l'appartement de M. d'Osna, situé au rez-de-chaussée sur le jardin.
Les fenêtres sont entrebâillées, Clarisse les pousse de la main, et se trouve dans le cabinet du Marquis. Ce dernier n'y est pas. Elle s'assied et l'attend résolument.
Au bout d'une heure, il paraît vêtu de deuil des pieds à la tête, triste et rêveur.
– « Clarisse ! s'écrie-t-il en reculant involontairement.
– Oui, c'est moi. J'ai été douce, soumise à vos volontés, ainsi que vous en avez exprimé le désir ; je ne suis plus à l'hôtel. A présent j'attends vos ordres.
– Je serai franc avec vous. Le bonheur de Blondine m'a été confié, je tiens autant que possible à effacer mes torts envers elle. »
Clarisse le regarda jusque dans le fond de l'ame.
– « Tu n'aimes plus Blondine, seulement tu es l'esclave du monde, du préjugé. Écoute, ne me parle pas durement, prends pitié de moi. Un chien te demanderait un morceau de pain que tu le lui donnerais. Pourquoi te montrer cruel à mon égard ? Dis de ces paroles amicales, comme ta bouche en proférait naguère. Qu'elles soient fourbes, menteuses, ces paroles, n'importe, abuse-moi avec. Mon ame est tellement ulcérée ! Je t'en prie, je t'en conjure, ne me rejette pas. Un jour, mon Dieu, je me résignerai peut-être ; mais à présent, mon amour pour toi est immense, insensé. De grace, un mot, un seul mot. Si tu savais tout, si tes nuits, comme les miennes, se passaient sans sommeil ; si d'étranges visions te poursuivaient sans cesse ; enfin, si le crime t'appelait !.... Pitié, mon Eusèbe ! pitié ! »
Clarisse en délire s'était jetée aux genoux du Marquis. Celui-ci, devenu blanc comme un mort, l'écoutait avec angoisse ; il prit Clarisse par les mains et la releva.
– Mais c'est impossible, s'écria-t-il tout à coup... Que deviendrait la pauvre Blondine !...
– Et moi donc ! Eusèbe, ne te souvient-il plus lorsque tu me disais... Clarisse, nous sommes seuls au monde ! Clarisse, je n'aime que toi !
– Pourquoi me rappeler des moments de faiblesse que je déplore chaque jour, et qui ont amené de grands malheurs dans mon existence. Vous êtes jeune et belle. Eh bien ! au nom de cet amour que vous dites avoir pour moi, renoncez momentanément à me voir ; montrez que votre ame est noble et capable d'une bonne résolution ; prenez pitié du chagrin de Blondine, de ce pauvre ange que vous avez tant fait souffrir.
Quand l'âge aura amorti nos passions, Clarisse, vous vous retrouverez entre ma femme et moi ; vous ferez partie de la famille, et mes enfants auront en vous une seconde mère.
– Eusèbe, ton dernier mot !
– Vous osez le demander, Clarisse ! Maintenant, tremblez que je ne vous parle sévèrement et que je ne vous enjoigne à l'instant même de sortir.
– Oh !... oh !... j'étouffe ; il n'est pas de mots pour qualifier ta conduite.... Je pars, Eusèbe... Prie Dieu que je ne revienne pas. »
Clarisse tremblait, ses jambes ployaient sous elle ; en s'en allant, son regard encore chercha celui d'Eusèbe, mais ce dernier avait disparu.
Elle murmurait : « Plus cruel que le plus implacable ennemi, plus froid que la mort, plus farouche que le chacal d'une forêt vierge. Eusèbe ! ce nom que mes lèvres ont prononcé si souvent ! Eusèbe m'éloigne, me repousse, et c'est au nom de Blondine, de ma sœur adoptive, qu'il me traite ainsi...
L'aimerait-il toujours ?
Oh ! la tête me brûle ! J'ai du feu dans les yeux !
Blondine, Blondine... je ne sais plus que te haïr !
Tu es l'écueil au pied duquel viennent se briser toutes mes espérances.. Si la mort pouvait t'enlever, je deviendrais peut-être marquise d'Osna. »
Cette pensée infâme, pénétrant, sous toutes ses faces, dans l'esprit de Clarisse, elle en vint à examiner de sang-froid quel genre de mort passerait inaperçu.
Le poison ! mais qui le lui donnerait ? Non, ce serait dangereux... Mauvais moyen... Et le poignard donc ! « Ah ! je la tuerais avec joie ! Avec quel bonheur j'enfoncerais dans ses entrailles un fer aiguisé ? Et son sang, comme je le verrais couler ! »
Ces sinistres idées finirent par obséder Clarisse à un tel point, qu'elle résolut, de tuer Blondine. Chose étrange ! elle consentait cependant à laisser vivre son ancienne amie, mais à une condition, c'est que M. d'Osna ne romprait pas décidément avec elle, Clarisse. Elle se dit alors qu'elle aurait de la patience, qu'elle né précipiterait rien. Il lui fallait une justification au mal que d'avance elle préparait dans sa pensée.
Plusieurs fois encore, elle se trouva sur les pas du Marquis. Souvent elle lui parla. Fatigué de cette obsession continuelle, il finit par passer devant elle sans réponse et sans regard.
Il arriva qu'un jour, agitée d'une irritation fébrile, Clarisse, hors d'elle-même, s'empara violemment du bras de M. d'Osna.
– « Vous ne me reconnaissez pas ? lui dit-elle.
– Clarisse, au nom de votre considération, de votre honneur, laissez-moi, je vous prie.
– Ce moment est suprême, décisif, Eusèbe ; mon amour, ou ma haine, choisis... »
Sans sourciller, sans que son visage exprimât la moindre émotion, le Marquis fit signe à un cabriolet, y monta et dit au cocher : « Rue du faubourg S.-Honoré, à l'hôtel d'Osna. »
« Homme fourbe, menteur et déloyal, s'écria Clarisse, tremble... Avant peu, tu sauras ce que vaut la haine d'une femme. »
Aux yeux de mademoiselle Delvoie, Blondine ne fut plus qu'un monstre d'intrigue et de perfidie.
« Ah ! c'est ainsi, disait Clarisse d'une voix étranglée, c'est ainsi que tu me joues ; et je serais assez lâche pour recevoir tes coups sans te les rendre. Tu m'as causé trop de tourments, préparé trop de tortures ; tu as fait plus encore, tu m'as humiliée. Blondine, c'en est trop, le jour de la justice est venu pour toi. »
On était au mois de juin 1849. Clarisse demeurait toujours chez M. Louville. Un soir qu'il était sorti, elle essaya plusieurs vêtements d'homme, et finit par en adopter un. La nuit venue, elle sort secrètement de la maison, et s'en va droit à l'hôtel d'Osna.
Tous les détours lui en étaient parfaitement connus. Elle parvient à se glisser et à se cacher tout près de l'appartement de Madame, et lorsque la nuit eut étendu ses voiles, elle entra dans la chambre de Blondine. Celle-ci était couchée et paraissait assoupie. Un de ses bras soulevait sa tête, et l'autre retombait négligemment. Une veilleuse placée sur un guéridon, éclairait faiblement.
– « Ah ! vous êtes belle ainsi, murmura Clarisse. Vous êtes plus jeune que moi de deux années, je ne sais même si vos dix-huit ans sont accomplis ; mais vous allez mourir ! Votre ingratitude a été loin à mon égard ; ma mère et moi, nous vous avions recueillie, traitée comme notre enfant ; et vous ! vous m'avez fait chasser ignominieusement. Quel droit aviez-vous plus que moi sur le cœur d'Eusèbe ? Votre habileté, votre adresse me l'ont enlevé ! et vous voulez être sans pitié ! »
Clarisse tire alors un couteau-poignard caché sous ses vêtements, en met la pointe sur la gorge de Blondine et veut l'enfoncer. Le coup glisse.
Un léger soupir soulève le sein de madame d'Osna. Avec un sang-froid atroce, Clarisse recommence et frappe sa rivale en pleine poitrine. La sensation de douleur qu'éprouva Blondine, lui fit ouvrir les yeux, qu'aussitôt elle referma. Ce fut le dernier mouvement que durent faire ses belles prunelles, car la vie et l'ame venaient de les abandonner.
A ce moment suprême, Clarisse ne peut s'empêcher de tressaillir. Sa voix tremblante, sinistre comme la mort qu'elle avait donnée, appela Blondine !
Dès flots de sang lui répondirent. Ils ruisselaient sur le corps si blanc de sa victime, et les mains de Clarisse en étaient couvertes. Elle répéta : Blondine.....
Ce son ne resta pas sans écho.
La porte s'ouvre, M. d'Osna paraît ; en voyant Clarisse, il s'étonne.
– « Qui parle ainsi ?
– C'est moi.
– A pareille heure, que faites-vous ici dans la chambre de madame d'Osna ? »
Les lèvres de Clarisse se fendirent dédaigneusement ; un sourire convulsif les contracta et elles répondirent :
– « Oh ! certes, ce n'est pas pour lui prouver mon amour que je suis ici. Ce n'est pas pour être enlacée dans ses bras comme je l'étais dans les vôtres le 24 avril 1849, le jour de la mort de votre enfant ! » et plongeant son œil vert dans l'œil de M. d'Osna : « Eusèbe, ta maîtresse vient d'assassiner ta femme ! »
– « Malheureuse ! » Et d'un bond, s'élançant vers le lit de Blondine, il cherche à rappeler sa femme à la vie par ses embrassements ; mais quand il vit l'affreuse plaie béante qui souillait un si beau corps, qu'il eut acquis la certitude que sa Blondine n'existait plus, il se redressa soudain, et ne se possédant pas :
– « Clarisse, à nous deux maintenant.
– Eusèbe, je t'aime ainsi. Je préfère la haine à ton dédain. Attends, tu vas rejoindre Blondine, ton adorée et... tu ne me mépriseras plus... » Puis l'attirant avec une force inouïe donnée par la rage et l'amour exaspéré, elle le frappa juste au cœur avec la même lame qui venait de tuer Blondine.
M. d'Osna chancela sur lui-même et tomba aux pieds de cette femme implacable.
Lorsqu'elle vit son amant mort, sa fureur se calma tout à coup. Elle se jeta sur lui, et le tint étroitement serré contre sa poitrine. Elle veut fuir ; son corps cependant reste immobile et refuse d'obéir à sa volonté. Ses cheveux se dressent sur sa tête, tous ses membres tressaillent. Des sifflements inconnus arrivent à ses oreilles. « J'entends des pas, dit-elle ;... non, ce n'est rien encore ;... essayons d'ouvrir la fenêtre... »
Pour y arriver, elle s'accroche aux meubles, aux chaises, aux fauteuils, laissant partout l'empreinte du sang.
« Toujours ce sang !... Blondine, tu le disais : Clarisse, ne parlons plus de cet homme, son amour nous sera fatal... »
Enfin, elle atteint la croisée, et l'ouvre convulsivement. Il vient un peu d'air, cet air la ranime.
Elle s'écrie alors : « Fuis donc, infâme, fuis ! » et la peur lui donnant des ailes, elle a vite joint l'escalier dérobé, qu'elle saute plutôt qu'elle ne le descend. Arrivée au jardin, elle franchit le petit mur qui le sépare de la rue et se trouve entièrement hors de l'hôtel d'Osna.
Elle marche à grands pas et arrive en moins de quelques minutes chez M. Louville, où elle demeurait. La porte-cochère n'était pas encore ouverte. Voulant passer sans être vue, Clarisse se mit à marcher à travers les rues pendant une heure environ, et cette heure lui parut mortelle.
Ses habits étaient pleins de sang ; un manteau les recouvrait. A toute seconde, elle tremblait d'être arrêtée.
Ma mère, ma mère, se disait-elle, les angoisses que j'éprouve ne sont pas pour moi, mais pour toi. Tu aimais tant ta Clarisse ! Que de projets, que d'espérances n'avais-tu pas fondés sur elle ! --- Ma Clarisse, répétais-tu, est la plus belle, la plus instruite ; qui pourrait-on lui préférer ? »
« Eh bien... ta Clarisse à présent, est une criminelle... Peut-être son sang rougira-t-il bientôt l'échafaud... Mais c'est infâme ! avoir déshonoré toute sa famille, être montrée au doigt par une multitude avide et sans pitié qui se repaît des apprêts et des tourments du supplice, comme le lion dans son antre sauvage se délecte en mangeant de la chair humaine !
Mais ce crime, l'ai-je bien commis ?... » et Clarisse regardant ses mains : « Oh ! se dit-elle avec horreur, ces taches de sang me répondent. »
La porte de la demeure de Clarisse venait de s'entrebâiller. Elle s'y précipite et peut arriver jusque chez M. Louville sans être remarquée.
Elle se déshabille alors, reprend son costume de femme, se lave les mains et examine long-temps l'eau rougie du sang de ses victimes. « Je rêve, se disait-elle : il est impossible que j'aie donné la mort à mon Eusèbe, mon premier et mon unique amour. Ma tête est en feu, combien j'ai peur de me souvenir ! Hélas ! hélas ! il y deux heures à peine, animée par la rage, la jalousie, le désespoir, je l'ai tué... et je vis encore !... Oui... mais ce n'est pas pour moi, c'est pour ma malheureuse mère ! pour elle j'ai même la lâcheté d'effacer les preuves de mon crime... Cette eau, je la jette dans la rue afin qu'elle ne puisse pas déposer contre moi ; mais ces habits, qu'en faire ?... ».
Elle se rappela que Louville avait pratiqué une cachette dans le mur pour son usage personnel. Ce fut là qu'elle mit le poignard et les habits. Tous ces préparatifs faits, elle se jeta sur son lit, épuisée, morne, anéantie.
Alors il lui vint un moment d'hallucination. Comme au temps de son enfance, il lui sembla voir Blondine arriver légère, sautillante pour partager leur couche commune.
– Clarisse, lui, disait-elle, je viens à toi pleine de confiance ; fais-moi place à tes côtés, afin que je puisse m'y endormir d'un doux sommeil.
– Blondine, répondait Clarisse, nous ne sommes plus sœurs ; tu m'as ravi tout ce que j'enviais en ce monde : l'amour d'Eusèbe !
Tu savais cependant que je palpitais rien qu'à sa vue. Tu savais que mes journées entières se passaient à te parler de lui. Tu savais qu'il était l'homme de mes rêves, de mes pensées, qu'il avait toutes les perfections avec lesquelles j'aurais créé un être si j'en eusse eu le pouvoir ; tout cela, lu le savais, et tu m'as enlevé mon Eusèbe ! non pour une heure, pour un jour, mais pour l'éternité....
Ne m'approches pas, un nuage de sang commence à t'envelopper. Il monte, il monte... Blondine, je ne te vois plus ; à ta place, il n'y a plus que l'affreux nuage. »
Des visions vagues, incohérentes achevèrent de s'emparer de l'esprit de Clarisse. Elle fut en proie au délire le plus violent. « Ne cherchez pas qui les a tués, s'écriait-elle, c'est moi ! »
M. Louville avait coutume de prendre ses repas avec Clarisse. Ne la voyant pas paraître au déjeûner, il s'en inquiéta, et fut la chercher dans sa chambre. Il la trouva couchée, sous les atteintes d'une fièvre ardente. Son visage était pourpre, ses yeux hagards. Dès qu'elle le vit, elle se souleva, et d'une voix altérée : « Vous venez m'interroger, lui dit-elle sans le reconnaître... Eh bien... je souffre trop, j'aime mieux me livrer... la coupable est sous votre main, n'inquiétez plus personne. »
M. Louville ne comprenant rien à ces paroles incohérentes, s'assit près d'elle, et, lui prenant les mains : « Vous paraissez beaucoup souffrir ? »
A ce moment, Marthe la cuisinière, entra tout effarée pour annoncer à M. Louville qu'on venait de lui apprendre que M. et madame d'Osna avaient été trouvés assassinés cette nuit dans leur hôtel.
– « Qui t'a dit cela, Marthe ?...
– C'est M. Dumare, le médecin, que j'ai rencontré.
– M. Dumare n'annonce jamais de fausses nouvelles, » et, se frappant le front, Louville se dit :
« Clarisse serait-elle l'auteur du crime ?... Son trouble, son anxiété, tout le révèle... Malheureuse jeune fille, voilà donc où un fol amour et une fausse vanité t'ont conduite. As-tu dû souffrir avant de commettre ce meurtre ! Je te plains, mais des milliers de voix s'élèveront contre toi... Personne n'aura pitié de tes larmes, de tes remords, et, ton crime connu, chacun te criera : Arrière, assassin !
Essayons de sauver Clarisse, s'il en est temps encore. Selon toutes probabilités, elle est ma petite-fille, et ne le serait-elle pas, que je ne pourrais livrer à la justice une personne que j'ai tant connue.
Mon plan est tracé, c'est celui de l'attente. Afin d'échapper aux investigations des magistrats, j'éviterai de me rendre à l'hôtel. Tous ces jours-ci, je sortirai le moins possible... Maintenant, dans l'intérêt de Clarisse, essayons de savoir d'elle toute la vérité.
– « Clarisse, lui dit Louville, il y a quelques instants, vous m'avez parlé de coupable, auriez-vous donc quelques renseignements à fournir sur le meurtre des époux d'Osna ?
– M. Louville, répondit Clarisse, que le délire avait quittée momentanément... je puis me confier à vous. Si j'eusse écouté vos conseils, si j'eusse pu oublier Eusèbe, je ne serais pas aujourd'hui la plus vile, la plus malheureuse des créatures !
C'est ma main seule qui a répandu le sang d'Eusèbe et de Blondine. Oh ! ils sont là toujours... au chevet de mon lit. Je vois Blondine avec sa douce et pâle figure, ses magnifiques cheveux blonds couverts de sang, et sa poitrine frappée du coup mortel ! Je ne savais pas que, malgré tous les torts qu'elle avait eus envers moi, je la regretterais tant ! Et lui ! combien je voudrais le rejoindre, combien je désire la mort ! mais je ne puis me la donner, ce serait m'avouer coupable, et déshonorer ma pauvre mère, dont je suis la seule affection. »
A l'hôtel d'Osna, lorsqu'on s'aperçut du crime qui avait été commis, tout le monde fut dans la consternation la plus profonde. François surtout, le fidèle valet de chambre de M. d'Osna, qui l'avait vu venir au monde, et qui l'aimait comme un fils, ressentait une grande douleur. Il alla lui-même chercher la justice, et l'aida dans ses perquisitions.
Tout le personnel de la maison du marquis et de la marquise d'Osna fut surveillé par les magistrats. Après maintes recherches qui n'eurent aucun succès, Eulalie, une des femmes attachées au service de madame d'Osna, pria le juge d'instruction de rechercher Clarisse Delvoie, dont elle ignorait le domicile. « Sans prétendre l'accuser, dit-elle, je crois de mon devoir de vous faire part des plaintes que ma pauvre maîtresse exhalait souvent contre Clarisse. »
Le marquis et la marquise d'Osna furent embaumés, et la cérémonie funèbre n'eut lieu que quatre jours après le meurtre. C'était le 15 de juin ; le temps se montrait magnifique.
Clarisse, à laquelle, par pitié, M. Louville évitait de parler de ce cruel événement, voulut se lever de son lit et respirer l'air à une fenêtre donnant sur le boulevard, où elle demeurait. Soudain elle jette un cri.
Le corbillard de ses victimes défilait devant ses yeux, lentement et silencieusement.
La foule le suit et le précède, ne pouvant retenir une larme à la vue de cette touchante infortune.
Clarisse est tombée sur le parquet, privée de connaissance. Marthe, accourue à son aide, lui prodigue tous les secours nécessaires pour la rappeler à la vie.
Au bout d'une demi-heure, Clarisse ouvre les yeux et dit :
– « Blondine, ta vengeance commence. » Deux jours après, un prêtre recevait la confession in extremis de Clarisse Delvoie.
– « Mon père, prononçait la mourante d'une voix faible, ne me quittez pas, répétez-mois sans cesse que la religion catholique est la religion du pardon... Aidez-moi, soutenez-moi.
Grand Dieu, si je pouvais croire à votre miséricorde, je n'entendrais plus cette voix vengeresse qui me crie incessamment : Sois maudite ! car tu as tué ta sœur !
– « Ma fille, reprit le prêtre, souvenez vous de cette parole consolante de Notre-Sauveur : En vérité, je vous le dis, il y aura plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence, que pour quatre-vingt dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence. »
Encouragée, Clarisse alors s'accusa du double meurtre des époux d'Osna.
Le prêtre recula de surprise ; il ne pouvait concevoir ce crime de la part d'une femme aussi jeune, paraissant avoir les manières distinguées.
Mais, quand la pensée intime de la mourante se fut dévoilée aux yeux du prêtre ; quand elle lui dit que non-seulement elle avait été la maîtresse de M. d'Osna, mais que celui-ci n'avait cédé qu'à des provocations incessantes, le ministre de Dieu comprit, et supplia le Très-Haut de recevoir dans son sein une grande pécheresse.
Pendant cette fervente prière, Clarisse avait expiré.
Peu de moments après qu'elle eut rendu le dernier soupir, les délégués de la justice se présentèrent pour l'interroger ; mais ils ne trouvèrent qu'un cadavre.
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