LIVRE PREMIER

I

L'esprit vers le passé, je revois, au plus lointain de l'enfance, si loin, en un climat brumeux, mouillé, sous un ciel gris voilé comme de larmes, une ville, longues rues sans passants, toutes droites, et, au milieu, isolée par sa hauteur, une très ancienne cathédrale, lourd dôme rond, avec le triple étirement, grêle dans l'air, d'une croix où le blanc brouillard opaque, qui s'effiloque, met les lambeaux d'une robe de martyre...

La ville presque tout le jour demeure silencieuse et solitaire ; rarement, ici, là-bas, la sonnaille d'un sabre d'officier sur la dalle du trottoir, le long des maisonnettes, ou un bruit de buveurs attablés, qui sort de la porte mi-close d'une brasserie ; plus souvent, vers les faubourgs neufs dont les hautes cheminées percent la brume épaissie et noircie de charbon, un râle de machine, ébranleur des murs, un sifflement aigu, acerbe, qui lacère. Puis le silence encore, et la solitude ; on dirait qu'en chaque maison aux vitres claires sans passage de formes, habite le néant d'un cercueil diaphane, déserté. Mais, un peu avant le soir, après de sourdes fermetures de portes, qui se succèdent ainsi que d'écho en écho, de longs convois de femmes, par rangs de trois, descendent des faubourgs, vers les logis. Ce sont les Ouvrières des fabriques. Hautes, hàves, exsangues, elles portent, haillonneuses, des chapeaux de paille noués d'une ficelle sous le menton, d'étroits chàles de laine jaunâtre ou marron, au ramage déteint, croisés sur la proitrine plate, et qui, derrière, s'allongent en pointe effrangée vers des talons éculés de souliers d'homme, trop grands, où claquent à chaque pas les pieds nus. Chacune pareille à toutes et toutes pareilles à la vivante misère, elles vont, sans rires, sans paroles, sans gestes, d'une marché égale de soldats, passives, résignées enfin à la discipline de l'éternel labeur et du désespoir. Parfois, l'une des femmes se détache d'un rang, sans adieu à ses compagnes, tourne dans une rue, s'éloigne, disparaît ; la place est tout de suite prise par la première du rang suivant, remplacée à son tour ; c'est dans toute la file une prompte évolution, sans désordre, régimentaire. D'autres s'écartent, plus fréquemment à mesure que le convoi entre plus avant dans les quartiers où séjournent les misérables. Mais, de moins en moins long, il marche encore, dans le crépuscule assombri, par lignes de trois. Réduit à quelques rangs, il ne cesse pas de s'avancer, à chaque instant diminué. Enfin il n'y a plus que trois femmes, que deux femmes, il n'y en a plus qu'une seule ; elle va toujours, entre les maisons rapprochées, sans hâte, d'une marche égale de soldat ; peu à peu s'enfoncent dans l'ombre son chapeau de paille et son châle de laine au ramage déteint.

La cathédrale est morne aussi, en sa grandiose pérennité  ; mélancolie auguste des âges parmi l'ennui ou les angoisses du moment, austère et morne reproche de l'antique foi renoncée par la satisfaction inerte des heureux et la rancune des misérables.

Même les pieuses personnes n'y hantent guère, sentant leur ferveur pusillanime s'effarer devant le gigantesque portail de bronze que fendit d'un coup de griffe le colossal Satan noir des légendes ; leurs cœurs s'oppresseraient d'une religion trop solennelle à l'aspect des vastes autels aux nobles colonnades, de la chaire vers laquelle monte un large escalier en spirale, et qui, le quadruple volet replié, darde l'incendie d'une mosaïque énorme de rubis et de crysolithes. Humbles fidèles, — bourgeois, bourgeoises, employés de l'Etat, menues commerçantes, — on est mal à l'aise pour dire des prières sans éperdu amour, pour offrir, à confesse, de mesquines contritions, pour remplir, en un mot, tous les médiocres devoirs de la dévotion courante, près du trône de marbre fruste où siégea le grand Empereur et. de la pierre qui couvre sa poussière de géant, entre les lames sépulcrales de tant d'évêques guerriers et la grille, plutôt rougie de sang, dirait-on, que rouillée, de l'effrayant reliquaire où s'entassent, blanchissants, les innombrables ossements des martyrs qui confessèrent Dieu en les affres extasiées des supplices  ! et l'on préfère la petite église neuve, sœur familière des maisons, jolie, aimable, où l'on entre sans émoi, en souriant, comme si on rendait visite à un voisin ; où l'on s'agenouille sous le plafond bleu-ciel étoilé d'or, — on s'en ferait peindre un pareil, dans la salle de quelque château, si on était riche  ! — sur des chaises qui sont d'acajou comme celles de la salle à manger ; où le Seigneur n'est que le bon Dieu, et, dans le grand tableau du maître-autel, — œuvre d'un artiste avec qui l'on se rencontre chez des amis communs, —a l'air si bénin, avec son sourire indulgent et sa grande barbe pas hérissée, qu'on le prendrait vraiment, n'étaient la draperie d'azur et les archanges en armes, pour le portrait d'un grand-père qu'on a eu, excellent homme, qui ne grondait jamais et avait toujours, du temps qu'on était petit, des jouets et des sucreries plein ses poches.

De sorte que la cathédrale antique, au milieu de la triste ville, demeure le plus souvent déserte. Elle ne s'ouvre guère qu'à de rares visiteurs, artistes, touristes, guidés par le bedeau ou le sacristain ; et bientôt, rentrée en sa paix, s'isole de toute la vivante vie. Mais ce qui fut en elle, au temps où s'agenouillaient des cortèges sous la crosse des évêques et le sceptre des empereurs, l'occupe et la magnifie de majesté et de terreur sacrée. Le silence s'y emplit de voix inentendues, la solitude s'y peuple d'impalpables réexistences ; l'auguste passé s'y épanouit dans le néant. Vide, avec ses froides pierres que peint d'une fresque de fantômes le reflet d'un vitrail, avec ses escaliers qui, les uns, montent sans fenêtres jusqu'à la plate-forme où c'est le ciel, qui, les autres, descendent sans souvenir de jour vers les cryptes où la blancheur des stèles imite des linceuls se tenant debout, avec ses autels de marbre blême que hantent des absences agenouillées de pénitents défunts depuis mille ans, et ses corridors longés d'un effacement de pas, et ses sépultures d'où se redresse la chimère des survivances, et le chœur d'où s'érigent, innombrables, en des cantiques qu'aucun écho ne pourrait répéter, des bras aux sacerdotales manches, que nul œil ne pourrait voir, elle est pleine de rien ; mais en ce rien dix siècles d'orgueil et de foi séjournent et s'éternisent mystérieusement. Tel qui entre, soudain recule, alarmé, sans cause pourtant d'alarme. Mais qui sait si, la nuit, car la nuit donne à ce qui n'est pas la réalité fluide de l'ombre — ils ne sont pas vivants, en effet, les trépassés de jadis ? si les stèles, pareilles à des linceuls debout, ne montent pas, spectres ou ressuscites, les escaliers des cryptes ? si l'homme qui veillait sur la plate-forme ne descend point, comme ce fut sa coutume, pour allumer les cierges, et si l'Empereur, chair ou squelette, bardé de fer, — la lame tombale levée, — ne heurte pas les dalles d'un agenouillement sonore, tandis que, leurs os retrouvés et mis en place, les martyrs rompent les treillis et les grilles, et, glissant sinueux entre les piliers, procession glorieusement saignante des blessures de leurs bienheureux supplices, renovent d'antiques rites dans la cathédrale terrible  !

Mais, au temps de l'histoire que je veux conter, la vieille église avait pour familière habitante et pour petite amie, une fillette de neuf ans, bien vive, toute menue et toute mignonne, qui était la nièce du bedeau ; Marthe de son nom baptismal, elle fut nommée Luscignole, par un prêtre de la paroisse, à cause qu'elle sifflait et chantait comme les rossignols.

II

Luscignole donc, dès qu'elle sut marcher, fit ses petits pas sur la pierre où est gravé le nom de l'Empereur roi des Romains, et ce fut l'un de ses premiers jeux que de tremper, grimpée au pilier, un doigt dans l'eau bénite, pour, après, le sucer goulûment ; elle y trouvait un goût de sel qui lui amusait la langue.

Quand sa mère, veuve depuis deux ans d'un marchand d'images de sainteté et sœur d'Alas Schlemp, le bedeau, mourut de dénuement tant vaut dire, car elle ne gagnait guère à louer des chaises et à vendre des cierges en cette église sans fidèles, rien ne fut changé pour l'enfant, sinon qu'elle eut de moins quelques gronderies et quelques rares baisers de mère un peu hargneuse ; elle dormit, comme hier, dans l'une des trois pièces qu'Alas Schlemp avait obtenu de s'aménager au premier étage de la tour, et vagua encore après les heures de l'école dans la solitude de l'antique édifice. Qu'elle eût préféré, les premiers ans, jouer le long des rues avec les autres gamines lâchées par bandes, c'est probable ; mais son oncle exigeait qu'elle s'absentât le moins longtemps possible, afin que, si des étrangers se présentaient pour visiter la cathédrale, il en fût averti tout de suite, soit dans une chambrette de la tour, pleine de cages à rossignols, où il passait une bonne partie de la journée, étant très féru d'oisellerie, soit dans la brasserie voisine où il occupait le reste de son temps à boire, jusqu'à la plus hébétée ivresse, de la bière brune et du schiedam ; et, peu à peu, l'isolement entre les vieilles murailles fut à la fillette un habitude sans chagrin.

Non pas que, grandissante, elle devînt morose à l'exemple des Bienheureux de pierre, un doigt sur la lèvre, qui rêvent avec de mornes yeux blancs, ou des immobiles figures long-étendues sur les sépulcres ; mais, au contraire, parce qu'elle retrouvait aux lugubres formes, aux choses religieuses ou funèbres, la vive joie que son enfance y avait mise, en souriant autour.

Elle puérilisait l'immémoriale église, qui ne la vieillissait point  ! Gaie, frivole, jetant, parfois, des cris fous, pareils à des fusées de bruit, elle était le clair tumulte victorieux des obscurs silences ; et, un peu enroué du souvenir des Pie Jesu et des Dies iræ, l'écho essayait de rire avec elle, y parvenait, non sans un reste de grondement, auquel elle ne prenait pas garde. Elle pouffait aux coins les plus hargneux, faisait la nique au renfrognement des icones tumulaires ; un jour que, par hasard, — glane des funérailles d'un riche homme, banquier juif converti de qui ç'avait été la suprême fantaisie de faire célébrer son office mortuaire en la Carlovingienne basilique — une longue guirlande de roses traînait sur les dalles, elle en usa comme d'une corde à sauter, et fit des doublés entre le récent silence de l'orgue et les cierges à peine éteints.

Mais elle n'avait pas besoin qu'un peu de vie extérieure, cortège de la mort, pénétrât dans la cathédrale, pour y sourire et s'y plaire.

Elle avait inventé des jeux où elle obligeait à se mêler l'auguste vieillerie des marbres et les airains. Allant, venant, jamais en place, elle jouait au volant avec une Notre-Dame dont l'immobile main, levée comme une raquette, lui renvoyait le bouchon empenné  ; si un peu de soleil voulait traverser le vitrail, au saint Synésius de bronze, debout entre la troisième et la quatrième station de la croix, elle pariait \(non sans tricher un peu, car elle allongeait la tête, sournoisement\), que le rayon lui dorerait le bout du nez, de son nez, à elle, avant de se poser, papillon de jour, sur le nez vénérable. Aux Chérubins se pressant, les joues bouffies, l'absence de corps voilée de touffues ailes d'or, dans les hauts-reliefs de pierre peinte, elle disait : « Si nous jouions à cache-cache, hein, voulez vous ? » et elle s'allait blottir, — guettant si on ne la guettait point, — soit dans le sarcophage d'Auguste, soit derrière un volet du triptyque où sont peintes les onze mille vierges, soit sous le couvercle de cuivre de l'énorme baptistère que décorent en robes de granit les vierges folles pleurant sous leurs lampes éteintes ; et elle criait : « C'est fait  ! » attendait, riait, criait, encore : « C'est fait », et, parce qu'on ne l'avait pas trouvée, retournait vers la chapelle des Chérubins, leur faisait un pied de nez, triomphante, persuadée peut-être qu'ils l'avaient suivie et cherchée en vain, et que, de dépit, ils s'étaient remis en leurs places.

Elle se hissait au piédestal des chevaliers à genoux, se hissait encore, essayait de voir ce qu'ils cachaient derrière la visière à demi levée de leur heaume, et faisait : « Pfui  ! les vilains  ! » à leur haleine, de poussière.

Elle avait envie de jouer avec les petits Jésus aux bras des saintes vierges, n'osait pas le demander, moins familière qu'avec les Chérubins qui, en somme, ne sont que les gamins ailés du ciel, et craignant le reproche des maternelles Maries.

Elle avait des querelles avec les zigzags du jour sur les carreaux du parvis, entre les cannelures des piliers, sur les fleurs dorées des candélabres, se fâchant que, par malice, ils ne voulussent point se laisser prendre ; une fois, s'étant avisée d'un nid que des arondes avaient fait, sous l'avancement du portail extérieur, au cou d'un bienheureux sans tête, elle l'y alla prendre, l'emporta, les petits tout pépiants, et le plaça, près du maître-autel, dans la gueule largement torsion-née du Dragon terrassé par l'Ange : et ce lui était un amusement de voir tout le long du jour le père oiseau et la mère oiselle \(car elle n'avait pas reclos le vantail de bronze\) porter à manger aux petites hirondelles dans la bouche du diable.

Mais, pour jouer dans la cathédrale, n'avait-elle point de petites amies ? si fait. Et qui donc ? les souris du reliquaire.

Elle étaient toutes menues, d'un gris blanc, comme les os des martyrs ; par le treillis des grilles, l'air futé, elles passaient parfois des têtes inquiètes et babouinantes, les retiraient au moindre bruit.

La première pensée de Luscignole, le jour où elle les vit pour la première fois, fut d'aller prévenir son oncle ; car, enfin, il ne convenait pas du tout qu'il y eût des souris parmi les ossements sacrés ; voyez un peu si l'on pouvait admettre que le crâne de sainte Catulla ou le tibia de saint Hersilien fût mis en poudre par de viles dents sacrilèges ? Mais Luscignole songea aussi qu'on leur ferait du mal, à ces petites bêtes, qu'on mettrait des pièges ou qu'on enfermerait des chats dans le reliquaire. Elles étaient si mignonnes, avec leurs yeux roses, malicieux, et leurs brèves lèvres vives  ! L'enfant imagina un moyen de tout accommoder. Elle sauvegarderait les reliques, en épargnant les souris. Quel moyen ? elle acheta des gâteaux, grâce à quelque menue monnaie de cuivre volée en la poche de l'oncle, — car elle était si ingénue qu'elle n'avait pas d'honnêteté —et les émietta près de la grille de l'ossuaire ; il était bien certain que d'intelligents animaux, comme ceux-ci paraissaient être, ne manqueraient pas de préférer de la farine fraîche, récemment cuite et bien feuilletée, à des humérus, à des chevilles, à des côtes, depuis si longtemps décharnés, et à qui la sainteté ne devait pas suffire à donner un goût bien succulent. Elle ne s'était pas trompée dans ses prévisions. Les souris se hasardèrent, pour grignotter les friandises, à sauter par les mailles du treillis, se plurent à ces nouveaux repas ; même, reconnaissantes, elles se familiarisèrent avec celle qui les leur offrait. Elles perdirent la peur d'en être approchées, s'en laissèrent caresser, prirent enfin la coutume, elle agenouillée et riante et prodiguant les miettes, de lui monter le long des mains, le long des bras, le long du cou ; c'en vint de part et d'autre à une telle amitié que Luscignole — à moins qu'un survenant n'effarouchât la fillette et les bestioles — ne se promenait plus dans la cathédrale, n'y riait plus au nez des ancestrales figures, n'y jouait plus à cache-cache avec les chérubins d'or, que suivie par le tumultueux trottis de vingt petites souris grises.

Luscignole, d'ailleurs, avait d'autres plaisirs, plus graves, plus dignes de la fille de neuf ans qu'elle allait être. Les reliques augustes que recélait la chapelle de l'Empereur, et que, trois jours tous les sept ans, venus de tous les points de la chrétienté, adoraient tant de pèlerins, ne consistaient pas seulement en quelques pàles ossements : il y avait dans un plus petit reliquaire, chambre mystérieuse dont Luscignole déroba la clef, un peu du berceau de Jésus, esquille d'une planche de cèdre jadis rabotée par le bon charpentier Joseph ; l'un des clous de la croix ; une épine, rose encore d'une goutte du divin sang, et, plus précieuse que toutes les autres reliques, une chemise de Notre-Dame la Vierge, pâle lambeau, au mur pendu  ! Très pieuse, malgré les mauvais exemples que lui avaient donnés ses amies les souris, Luscignole s'attardait volontiers parmi ces saintetés, dans la chambre haute, à tous défendue, presque obscure, qu'obscurcissait encore de vieilles odeurs douces, éparses, l'encens d'un invisible encensoir. Une chose la contrariait, c'était que le linge qui frôla jadis la divine Mère fût en si mauvais état, jaune ici, troué là  ; le long temps passé depuis qu'on le tailla et qu'on le cousit n'était pas une excuse à un tel dé labrement. Si bien qu'un soir Alas Schlemp, qui, depuis une heure, par toute l'église, appelait et cherchait sa nièce, la surprit enfin, assise à croppetons, très affairée, faisant une reprise, sous la lueur de la première étoile, à la chemise de la Vierge.

Cependant ce serait une exagération de dire que Luscignole passait, avant et après l'école, toutes ses heures dans la cathédrale ; très souvent, plus souvent à mesure qu'elle avançait en âge, elle allait dans la tour tenir compagnie aux rossignols d'Alas Schlemp ; même elle faillit en oublier les souris grises du reliquaire.

III

La ville comptait, parmi ses meilleures gloires, les rossignols d'Alas Schlemp. Ils étaient quarante, en des cages pendues au mur d'une chambrette de la tour. Muets le jour, ils chantaient dès le soir, d'un gosier violemment sonore, indice d'une parfaite santé  ; et leur ramage, ne s'interrompant jamais avant son complet achèvement, étonnait par une netteté éclatante. C'était une habitude chère aux citadins qui s'attardèrent en de graves propos autour de la table chargée de cruches mousseuses, d'aller sur la place de la Cathédrale — avant la rentrée au logis où dorment depuis longtemps et l'épouse et la fille — entendre les rossignols d'Alas Schlemp, qui, l'un après l'autre, parfois deux par deux, parfois tous ensemble, emplissaient le silence nocturne de leurs belles voix pures ; les lourds cuveurs de bière, en cercle, ne parlant pas, attentifs, les mains au ventre et dodelinant de la tête, approuvaient.

Car l'élève des oiseaux chanteurs fut en grand honneur dans la ville où se passa cette histoire ; ce n'était pas aux savetiers courbés sur leurs genoux dans l'échoppe, ou aux fillettes des mansardes, qu'on laissait le plaisir des cages gazouillantes ; les personnages les plus considérables par l'âge, la fortune, l'état dans le monde, ne dédaignaient pas de consacrer leurs loisirs à prendre soin qui de fauvettes, qui d'alouettes, qui de bouvreuils ; M. le Procurateur de la Chambre Criminelle se montrait fier, non moins qu'il l'eût été d'un triomphe oratoire, d'avoir obtenu le premier prix pour le beau roucoulement de ses tourterelles, au dernier concours régional ; en effet, elles avaient roucoulé aussi remarquablement que possible. M. le Recteur de la Faculté de Théologie s'enorgueillissait à juste titre de ses pinsons aux écarlates ventres, qui, en des luttes égosillées, contraignirent enfin au silence, c'est-à-dire au trépas, quatre enragés serins des Canairies, et M. le Professeur de Droit Romain s'infatuait de ses rouges-gorges.

Mais, par les rossignols, Alas Schlemp triomphait.

Ce bedeau inspirait peu de sympathie. Son corps de nain grêle, avec une énorme tête ronde, tout à coup, sur les épaules, — on aurait toujours dit qu'elle lui avait jailli du corps, la minute d'avant, en une explosion colère, — lui donnait, plutôt que d'un homme, l'air d'un de ces gnômes, broyeurs de houblon ou rouleurs de tonnes, qui sont aux fresques des brasseries ; et il avait— tandis que s'effarait méchamment, sous de gros sourcils, la rondeur rose de ses tout petits yeux —des lèvres fort déplaisantes : l'une, celle d'en haut, si mince et si rétractée que l'on pensait voir une lèvre d'hyène ; l'autre si grassement lourde et suante qu'elle semblait la basse moitié d'une bouche de gorille. D'ailleurs ses pieds, sous le chancellement tantôt en avant, tantôt en arrière, de son grêle corps que surchargeait la tête, se mouvaient toujours, très vite, comme des pattes de chien qui repousse ses ordures.

Et il était un ivrogne fort redouté.

Quand il avait, après douze cruches de bière, vidé douze verres de schiedam, il fonçait volontiers, pour peu qu'on eût l'air de le regarder sans politesse, sur les buveurs assis en face de lui ; et il avait entre les tables et les escabeaux renversés de furieuses dislocations d'épileptique qui se tord et qui bave. Un surcroît de quelques verres de schiedam le rendait tout à fait extravagant. Il s'échappait de la brasserie comme une bête s'évade, courait à travers les rues, tombant, se relevant, battant des bras les murs, battant du front les portes, jusqu'à ce qu'enfin, ouverte d'une saillie de pierre ou d'un angle de volet, sa tête s'abattît, et après avoir, grâce à sa pesanteur lancée, fait évoluer par-dessus elle le léger corps, s'immobilisât, comme morte, la nuque au ruisseau.

Puis il se redressait, calme. On aurait cru qu'il n'était plus soûl. Il l'était bien plus encore après la bouleversante crise. Il avait, sans un tremblement, avec toutes les apparences de la parfaite santé et de la parfaite raison, une ivresse formidable. Plus il semblait paisible, plus il était terrible. Il allait, directement, il ne savait où. Il accomplissait, sagement, les plus épouvantables folies. C'était quelque chose comme un aveuglement lucide. Alors, parla ville noire, s'il rencontrait quelque chat furtif, in certain, qui va traverser la rue vers un soupirail de cave, il le guettait, un peu à l'écart, très subtil, très sournois, prenant ses avantages, stratégique ; et quand la bête se hasardait, lui, avec un rire qui grince des dents, s'allongeait lourdement sur elle, comme un couvercle de piège ; l'empoignait, sans hâte, méthodiquement ; l'étranglait, d'une seule main, la tête tournée pour voir si personne ne vient ; puis, tirant de sa poche un canif, la dépouillait, morte, de sa peau, à loisir, adroitement, comme ferait un empailleur, et se plaisait à regarder la roseur lisse du petit cadavre nu. Même on assurait qu'on avait surpris Alas Schlemp, un soir de pluie, le derrière au trottoir, dépeçant sur son genou, où il avait posé un mouchoir en guise de nappe, un corps saignant de rat d'égout, qu'ensuite il commença de manger, tout cru, en choisissant les meilleurs morceaux, comme un dineur délicat, qui, du poulet servi, se réserve les aiguillettes ; et, par moment, s'interrompant du hideux repas, il avançait, sous le vacillement du réverbère, sa lourde tête aux roses yeux qui clignent, écoutait, craignait d'être surpris, pareil à un singe qui s'alarme et observe, serrant entre sa patte grêle quelque chose d'à demi mangé.

Qu'il y eût exagération dans les récits que l'on faisait d'Alas Schlemp, cela est probable ; ce n'était sans doute qu'un ivrogne assez violent après boire, comme il y en a beaucoup. Quoi qu'il en soit, on l'eût fort méprisé, peut-être même eût-il perdu sa place de bedeau, dont il vivait et faisait vivre sa nièce, si on ne lui avait pardonné beaucoup de choses à cause de son art à faire chanter les rossignols. Et on avait raison. Car c'est un art difficile.

IV

Le rossignol est farouche.

Il va de soi que l'on ne parle point de ces rossignols, pris tout jeunes au nid, qui, n'ayant pas connu les sauvages charmes de la libre forêt, se domestiquent vite. Ceux-là ne chanteront jamais de la voix qui fait se pâmer l'écho des lointains sous la lune. Ils rie reçurent pas les leçons du père et de l'aïeul, déchirés d'amour sur la branche conjugale. Ils seront d'agréables ramageurs, voilà tout, qu'égale la fauvette ou la babillarde mésange ; non de mâles et fiers oiseaux lyriques, pindares aux fauves ailes  !

On parle du rossignol pris adulte, des le printemps, dans le jeune bois reverdi.

Celui-là, le seul de qui la voix puisse, dans les villes, évoquer la solitude lunaire et l'immense azur, celui-là, captif, ne veut pas chanter, ne veut pas aimer, ne veut pas vivre. Longtemps il se rencoigne dans le fond obscur de la cage, entre la toile verte où la ruse de l'oiselier lui offre la ressemblance des, feuillages perdus ; il ne s'emporte pas en colères, en tumultes ; ne se heurte pas, les ailes ébouriffées, aux barreaux ; ne s'ensanglante pas, entre l'acier, le crâne ou le bec, comme ferait quelque médiocre passereau dont l'excessive douleur se consolera vite. Non, lui, le sombre, le mystérieux hôte des arbres, lui, en qui aime et pleure une grande âme, il s'isole en son désespoir, refuse les plus alléchantes nourritures, s'obstine, solennellement, en son refus de l'esclavage, et, si on mettait à côté de lui quelque femelle, celle même pour le regret de laquelle il se meurt d'infinie et grave mélancolie, il la tuerait, furieux, à coups de bec, pour n'être point tenté d'avilir dans la cage l'illusion du libre nid ; ou du moins, austère, sans un gazouillement, il s'écarterait d'elle, plus noble que le lion, dont, fauve comme lui, il est le frère ailé  ; le lion n'hésite point à accepter la servitude jusqu'à l'accouplement derrière la grille des ménageries ; mais le rossignol ne veut pas engendrer des ailes esclaves.

On ne saurait imaginer \(à moins d'être un oiselier pratiquant comme le fut l'écrivain de ce récit\) ce que, pour persuader aux rossignols de subir l'emprisonnement, et d'y vivre, et d'y chanter, il faut de soins, de science, de ruse, de stratagème et de patient amour  ! Oui, d'amour. C'est à force de les aimer que l'on résout à l'existence ces mélancoliques amants ; si Alas Schlemp pouvait arborer la gloire d'avoir en la chambre de la tour quarante rossignols aussi bons chanteurs que leurs frères des bois, —quarante  ! — c'était parce qu'il les chérissait éperdument.

Éperdument.

Cet être piètre et vil, de qui l'esprit, comme le corps, était nain ; stupide quand il n'était pas ivre, féroce quand il était soûl ; fondait tout en tendresse à la pensée de ses chers oiseaux, inventait, balourd, d'exquises délicatesses à ne les pas effaroucher lorsqu'il tirait, pour la nettoyer, la planchette des cages, lorsqu'il remplissait d'eau fraîche le godet de porcelaine à côté de la mangeoire où, sur de la pulpe de maïs, il avait symétriquement espacé les tronçons, remuants encore, des vers de farine que tout à l'heure, d'un fin couteau, il tranchait avec tant de zélée minutie.

Et, dès le premier sifflet, précurseur du chant, qui vient de très loin si proche que soit l'oiseau ; en qui l'immémorial silence des forêts semble ordonner d'écouter au soudain silence de tous les bruits humains, Alas Schlemp s'extasiait  ! Béant vers la voix, il avait en tout lui le religieux délice, promesse de paradis, que met au cœur du chrétien l'hostie déjà fondante. Puis, l'ode auguste s'affirmant en de nettes mélopées, les roulades, comme de menus remous qui virent, rompant la longue nappe du son, et les redoublées, les frénétiques modulations finales, imitant les délirants hoquets d'une âme qui succombe à trop de mortelle joie, il se pâmait, vraiment, une bave aux lèvres ; et, basse opacité traversée de lumière, surdité pleine de musique, rampement vers des ailes, il ressemblait à quelque gnôme, hideux et ravi, qui, du niebelheim, s'érigerait vers l'auroral oiseau de Siegfried  ! Même les pesantes ivresses de la bière ou les folies forcenées du schiedam ne l'insensibilisaient pas aux mystérieux charmes du verbe chanteur. Le lendemain d'une soirée où, dans la brasserie épouvantée enfin, il avait, des fureurs d'alcool lui enflant la gorge, failli étrangler deux ou trois paisibles buveurs, on l'aurait pu surprendre en la chambre de la tour, assis sur une chaise basse, et pleurant comme un petit enfant, parce que la dernière plainte de ses oiseaux, voix délicieuse de l'ombre, venait de se disperser dans la première lueur du jour.

V

Les aimant à tel point, Alas Schlemp en était jaloux. Ce n'était pas sans colère qu'il songeait, les écoutant, la nuit, que d'autres personnes, groupées sur la place de la Cathédrale, les pouvaient entendre aussi ; longtemps, comme un avare ne veut pas qu'on rôde autour de son coffre-fort, il défendit à Luscignole d'entrer dans la chambre aux quarante cages.

Mais une curiosité ardente, tendre aussi, attirait l'enfant vers les captifs de qui, parfois, issu comme de si loin, le chant traversait la pénombre de la cathédrale, mêlé aux crépusculaires lueurs qui, des vitraux, en traversaient le silence. A force de patience et de mignonnes façons d'apporter la pipe à son oncle, et de lui dire : « Les gens sont bêtes de raconter qu'hier soir vous vous êtes déchiré le visage aux pavés de la rue  ! non, non, jamais on ne vous vit meilleure mine ; » à force de caressantes puérilités, elle obtint d'être admise près des oiseaux.

Alors, les souris oubliées, — voici qu'elle avait dix ans déjà — elle négligea un peu le Synésius de bronze et la Notre-Dame qui joue au volant avec son immobile main levée ; un instinct, et l'inconsciente espérance de quelque fraternel retour, lui ordonnant d'aimer les rossignols.

Elle se plaisait dans l'étroite pièce carrée, aux murs blancs, où les cages, là-haut, s'espaçaient à d'égaux intervalles. C'étaient comme de petites geôles en bois, avec de fins barreaux d'acier ; et, tirée jusqu'au milieu des cages, une lustrine verte y mettait un fond d'ombre et de mystère. Luscignole, trop peu grande, ne pouvait pas voir les prisonniers, même si elle montait sur quelque chaise ou sur la table. Mais, rencoignée en l'angle assombri des murs, comme eux en la mi-nuit de leur prison, elle les devinait, les savait là, tressaillait d'un émoi attendri au bruit, si léger, d'une patte grêle sautant d'un bâton à l'autre, à un brusque bruissement de plumes secouées ; et si, bien que ce fût le jour, ils hasardaient, presque pas, d'une voix qu'eux-mêmes entendaient à peine, quelque gazouillis où s'ébauchait le futur hymne nocturne, elle était contente au point qu'elle riait tout bas.

Les soirs, — Alas Schlemp s'attardant à la brasserie, — elle sortait de son petit lit, en chemise, n'importe, les pieds nus sur les carreaux, afin d'entendre de plus près les chanteurs, et, alors, elle se sentait infiniment, délicieusement troublée ; il s'en fallait de peu qu'elle pleurât. Il lui arriva une fois de sangloter tout à coup parce que l'un des oiseaux, après les exaspérées frénésies du ramage, s'était tu si brusquement qu'il avait expiré peut-être ; les bras tendus, elle cria : « Oh  ! je t'en prie, chante, chante toujours, mais chante donc  ! tu n'es pas mort, chante que tu n'es pas mort  ! » et, chancelante, elle se fût évanouie d'angoisse, si, resurgissant de la cage, l'auguste voix ne s'était épandue, seigneuriale, dans la nuit  !

Futile comme l'était son âge, elle n'avait pas toujours ces ferveurs ; il lui arrivait de pouffer de rire parce qu'un rossignol avait chanté trop mélancoliquement.

Mais bientôt elle redevenait moins frivole ; ayant, enfin, des gravités à cause de la vieille église austère où elle vivait. Ce qui la faisait amie aux rossignols, c'était qu'elle portait en elle, — si fillette pourtant, — la rêverie et la solitude de la cathédrale, comme ils avaient, en leur petit cœur sonore, tout le lointain de la forêt.

Physiquement aussi, elle leur ressemblait.

Une fois que, agrippée à la ferraille de la fenêtre, et le bout de ses pieds au rebord d'un cadre de vitre, elle parvint à voir l'un des oiseaux, pensif, une patte en l'air, et qui s'écartait, l'œil terne, fixe, étrange, presque terrible, elle eut un étonnement, tant il lui parut qu'elle différait peu des prisonniers ailés.

Et elle courut vers un miroir.

C'était vrai, elle leur ressemblait. Elle avait des bandeaux pareils à de petites ailes fauves, une menue bouche qui avançait, presque pointue, en forme de bec, et, bien qu'en ses yeux il y eut, plus qu'en les leurs, de clarté et de vie, elle y voyait, en la rondeur pareille, une fixité écarquillée, que, du temps des souris aux prunelles roses, elle n'aurait jamais cru avoir.

Et de penser qu'elle était comme leur grande sœur, elle aima bien davantage les rossignols. Elle ne se borna plus à prendre plaisir d'eux, ce lui fut un tendre besoin, un cher devoir, de veiller sur eux, de les protéger ; il lui semblait qu'elle avait charge, comme une aînée, de ces petites âmes captives ; plus d'une fois elle délibéra si elle n'ouvrirait point les cages et la fenêtre pour que les rossignols s'envolassent vers les bois dont ils avaient tant de regret sans doute. Mais elle était retenue par la crainte de son oncle, ivrogne redoutable, qui l'aurait tuée si elle s'était avisée de rendre la liberté aux oiseaux. Elle se résigna à les soigner, à les défendre. Attendri enfin par la tendresse qu'elle leur témoignait, Alas Schlemp l'initia aux menus soins de l'oisellerie ; elle s'en acquittait à merveille, avec une gravité méthodique qu'on n'aurait pas espérée d'une petite personne fort étourdie de son naturel. Où qu'elle se trouvât, quoi qu'elle fit, même en train de jouer à cache-cache avec les chérubins du haut-relief, elle devenait sérieuse tout de suite si la pensée la traversait d'un danger menaçant les chères bestioles farouches ; et elle s'élançait vers la tour  ! prête à tous les dévouements, à toutes les audaces. Ainsi, bien qu'elle eùt une grande peur des chats \(peut-être à cause de son amitié de naguère pour les souricelles du reliquaire\), bien qu'un frisson la parcourût toute à la seule vue d'une de ces traîtresses bêtes qui allongent et enfoncent des griffes soudaines, le bedeau la surprit, un soir, debout devant la porte de la chambre aux oiseaux, violente, terrible, et d'un geste qui levait une escabelle, menaçant un maigre rôdeur de gouttières, effrayant vraiment, aux yeux faméliques, qui allait bondir  !

Quelque temps plus tard, l'idée lui vint qu'elle aurait dû chanter comme les rossignols, puisqu'elle leur ressemblait. Oui, voyons, pourquoi ne chantait-elle pas comme eux, étant leur soeur ? Il était bien évident qu'il y avait là quelque chose d'absurde, qui ne pouvait pas durer.

Elle essaya d'imiter les beaux ramages nocturnes.

Maintenant, chaque soir, de longues heures, avant le retour de l'oncle, elle les écoutait non plus seulement pour le délice de les entendre, mais pour en découvrir le secret. Allongeant les lèvres, enflant la gorge par petites secousses, elle se faisait bec et gosier pleins de muets gazouillis.

Pourquoi ne proférait-elle pas un son, silencieuse imitatrice ? parce qu'elle craignait que sa voix fùt trop différente de celle qu'elle rêvait d'avoir ; parce que cela aurait été terrible si les rossignols s'étaient tus, indignés d'une outrageante parodie. Ce fut loin d'eux, dans le fond de la cathédrale, — et encore après bien des hésitations, — qu'elle se hasarda à chanter, si peu, à mi-voix, prête à s'interrompre tout de suite si l'illusion n'était pas possible. Eh bien, dès le premier essai, elle ne fut pas très mécontente d'elle. Sans doute, elle n'avait point ce mystérieux surgissement de la première note, où il semble qu'une âme s'approche, le lent sifflet pur qui enchante si mélancoliquement la nuit ; mais la rapidité des roulades ne laissait pas que d'être assez ressemblante.

Et il parut à l'enfant que, de jour en jour, elle faisait de grands progrès. Voici qu'elle se plaisait presque à son propre ramage. Un soir, à peu près sûre d'elle-même, elle eut une grande témérité  : elle osa confronter sa voix à celle des rossignols  ! Tout près d'eux, elle siffla, du plus lointain de son âme ; elle gazouilla avec toute la volubilité dont elle était capable, elle râla frénétiquement les modulations suprêmes ; et les oiseaux ne se taisaient point ; même ils répondirent, se méprenant, à la ramageuse  ! Une grande joie l'emplissait. Ainsi, véritablement, elle avait réussi à conquérir le chant des rossignols ? elle était tout à fait, même par la voix, leur sœur, enfin ?

Elle reçut un grand coup de poing dans les reins.

Alas Schlemp venait d'entrer, et se fâchait. Quoi  ! cette petite s'était imaginée qu'elle parviendrait à égaler les sublimes oiseaux ? vraiment c'était à faire pitié  ; elle pouvait se vanter d'être joliment impertinente et folle ; et furieux, il la frappait à tour de bras, en se tordant de rire, pendant qu'elle pleurait toutes les larmes de son corps. Non point qu'elle eût beaucoup de chagrin d'être battue. Oh  ! mon Dieu non, quelques horions, ce n'est pas bien grave. Mais parce qu'elle se disait qu'Alas Schlemp avait raison, qu'il s'y connaissait mieux qu'elle et qu'elle ne saurait jamais chanter comme les rossignols, —à moins d'un miracle.

Il se fit, ce miracle.

VI

Une fois, comme elle entrait dans la chambre de la tour, elle recula de peur, tant Alas Schlemp, le dos au mur, l'œil fixe, était livide.

— Mon oncle  !

Il dit :

— Tiens, regarde.

Ce qu'il montrait dans sa main ouverte, c'était un cadavre d'oiseau. Le plus aimé, le plus admirable des rossignols était mort. Tout à l'heure, en ouvrant la cage pour emplir la mangeoire, le bedeau l'avait trouvé, parmi le sable de la planchette, sans vie, hérissé, horrible. Et c'était une irréparable perte. D'autres rossignols, naguère, avait succombé  ; ce furent des tristesses vite oubliées ; au printemps prochain, ils seraient aisément remplacés. Mais celui-ci n'était point de ceux que l'on remplace. Il était l'honneur et l'exemple de volière dans la tour  ! Vieux et résigné à l'esclavage, mais gardant la majesté de l'antique et libre solitude, chantant comme chantent les Dante en exil et les Tasse en prison, il fut superbe et incomparable  ! C'était sa voix surtout qui, montante dans l'étroite nuit de la ville, donnait l'illusion des lointains lunaires et des illimités espaces.

L'enfant l'avait pris de la main de son oncle, elle le baisait, désespérée, pauvre petit défunt, et pleurait dans les plumes.

Alas Schlemp disparut en sanglotant ; sans doute, il allait à la brasserie ; il noierait sa peine dans la rageuse folie du schiedam.

Mais la petite résolut de faire à l'oiseau de dignes funérailles. A côté de la lame qui couvre la poussière du grand Empereur, il y avait, elle s'en souvint, un angle de dalle cassée jadis sous quelque talon, et qui remuait chaque fois qu'on y mettait le pied.

Elle descendit dans la cathédrale, elle souleva le morceau de pierre, fit, dessous, avec ses ongles, dans le ciment friable, une petite fosse.

Le cadavre de l'oiseau était là, tout proche.

Elle le prit, elle le mit dans la fosse, replaça la pierre. Le rossignol et l'Empereur étaient enterrés tout près l'un de l'autre. Elle alla, à un autel de la Vierge, prendre un bouquet de fleurs qu'elle effeuilla sur la sépulture.. Elle alla au bénitier mouiller l'un de ses doigts et aspergea d'eau sacrée la sépulture. Puis, à genoux, elle pensa, toute pleurante, qu'il n'y a pas de belles obsèques sans musique, et elle se lamenta, elle se lamenta si mélodieusement, si harmonieusement, la voix toute pareille, cette fois, toute pareille à celle des rossignols  ! car l'âme de l'oiseau mort chantait en Luscignole.

FIN DU LIVRE PREMIER.

LIVRE DEUXIEME

I

Maintenant ils étaient tout à fait heureux, Luscignole et Alas Schlemp, elle de si bien rossignoler, lui qu'elle rossignolàt si bien. Il avait, les soirs, une telle hâte de revenir à la tour pour ouïr sa nièce et ses oiseaux, qu'il ne se donnait pas toujours le temps de se saouler jusqu'à la rage ; en montant son escalier il lui arriva de ne perdre pied que deux ou trois fois, tant il était peu gris. A la vérité, nul enchantement ne valait celui d'entendre ramager la petite  ! Elle filait des sons, faisait des roulades, prolongeait de plaintives tenues, qui tour à tour mettaient l'àme en liesse et en délicieuse mélancolie. Bien qu'il ne fût point sentimental de son naturel, Alas Schlemp ne pouvait s'empêcher de s'attendrir pour la fillette qui lui causait de tels plaisirs ; et il l'aima enfin— lui caressant parfois les bandeaux de cheveux fauves, qu'elle avait pareils à des ailes, —comme il avait aimé le noble rossignol mort, hélas  ! et couché sous la pierre à côté de l'Empereur.

Il n'était pas seul à écouter la petite virtuose ; les amateurs d'oiseaux manquaient rarement, les nuits d'été, après la brasserie close, de venir sur la place de la cathédrale ; et avec beaucoup de joie ils éprouvaient beaucoup de surprise ; car ils savaient que le bedeau avait perdu le meilleur de ses chanteurs, et ignoraient encore que celui-ci eût été remplacé par Luscignole. Il leur parut enfin tout à fait extraordinaire, et même outrageant pour eux, que cet homme de rien, un bedeau, d'ailleurs face horrible à voir et répugnant ivrogne, eût de tels oiseaux, tandis que, professeurs, juges, riches bourgeois, gens, en un mot, de la bonne société, ils devaient se borner à des pinsons criards ou à de bredouillantes fauvettes ; l'admiration ancienne, décidément, se muait en envie, et celle-ci, comme elle a coutume, ne tarda pas à inventer de fâcheux soupçons ; à se répandre en mauvais propos.

A quelque temps de là, c'était dans la ville un bruit partout courant que, pour charmer à ce point les farouches captifs, Alas Schlemp recourait à des pratiques condamnables, peut-être à des pratiques de sorcellerie ; on n'allait pas jusqu'à affirmer que le bedeau eût fait pacte avec quelque Belphégor spécialement chargé de tenter les oiseliers, mais les personnes même qui ne croyaient ni à Dieu ni à diable ne manquaient pas de rappeler, sournoisement, ces légendes anciennes où des éleveurs d'éperviers, de cormorans, de cigognes, vendent leur âme en échange de précieux secrets.

Des gens qui eussent bien ri de tels bruits, ce sont les grands ornithophiles d'Amsterdam, de Rotterdam, ou de La Haye ; ils auraient vite deviné quel moyen, répréhensible peut-être, mais non pas surnaturel, Alas employait pour rendre plus éclatante, plus persistante, plus magnifique, la voix de ses rossignols.

Les petites gens d'ici n'avaient ni tant de science ni tant de perspicacité. Sur la foi de graves personnages, ils n'hésitèrent pas à croire que le bedeau vivait en bonne intelligence avec l'Enfer. De telles superstitions, malgré l'ironique incrédulité des âmes modernes, étaient moins invraisemblables qu'il ne semble, en la ville où nous sommes ; en dépit des usines aux cheminées lacérant l'air d'acerbes coups de sifflet, et des mornes Ouvrières des fabriques, en qui couvent la rancune réclamatrice de la faim et la colère du dénuement, elle était toute pleine encore des illusions du passé. Elle n'avait pas oublié l'histoire de l'impératrice qui garda sous sa langue morte l'inestimable perle apportée par le Serpent, ni celle de l'étang où la perle disparut, ni celle de la hotte pleine de sable marin que Satan avait sur le dos et qui, tombant de la diabolique épaule enfin découragée à cause de l'adroit propos d'une vieille, mit une colline dans la campagne. Une telle ville, en le provincialisme de son antique rêverie, était encline à admettre même l'étrange, même l'impossible ; les envieux d'Alas Schlemp ne tarderaient pas d'en venir à leurs fins, si, comme il est probable, ils avaient pour but de susciter un scandale qui attirerait contre le bedeau l'attention du clergé de la cathédrale et les délivrerait enfin du vilain gnome et de ses rossignols.

Lui, il continuait d'aller, à peine dessoulé par la musique et le sommeil, de la tour à la brasserie, et, ivre-mort, de la brasserie à la tour ; ignorant les complots et le péril chaque jour s'aggravant.

Or, une fois, la mendiante bientôt centenaire qui obstinée, malgré la rareté des visiteurs, à se tenir, la tête branlante et une pièce de cuivre tintinnabulant toujours dans le gobelet d'étain qui lui servait de sébile, devant le portail de bronze fendu d'un coup de griffe satanique, fit signe à Luscignole, et lui dit, chuchotante :

— Vraiment, une petite demoiselle, sage et pieuse comme vous l'êtes, et toujours fourrée dans l'église, ne devrait pas rester avec un homme qui fait sa société du diable.

— Eh  ! de quel homme, dit Luscignole, voulez-vous parler, je vous prie ?

— D'Alas Schlemp, le bedeau.

— C'est mon oncle, bonne femme, qui fait sa société du diable ?

— Nul n'en doute par la ville. Ce qui est étonnant, c'est qu'en montant l'escalier vous n'ayez jamais vu s'esquiver un bout de queue ou senti une odeur de roussi.

D'abord, la fillette pouffa de rire. Mais la vieille poursuivait :

— Cela ne vous servira de rien de ne pas me croire. Ce qui est vrai est vrai. Vous pouvez demander à tout le monde s'il n'est pas certain qu'Alas Schlemp a consenti d'être emporté en enfer, avant dix ans, à la condition qu'il obtiendrait les secrets qui font chanter les oiselets en cage mieux qu'ils ne chantent dans le bois. Du reste, vous n'avez qu'à le guetter lorsqu'il est seul auprès des rossignols  ! Vous verrez bien qu'il n'est pas avec eux comme seraient d'autres gens, et, pour moi, je ne serais pas étonnée qu'ils ne fussent eux-mêmes de vilains diables d'enfer habillés en oiseaux...

Luscignole s'éloigna toute pensive. C'était vrai pourtant : il était extraordinaire que de si admirables voix sortissent des cages d'Alas Schlemp, il était extraordinaire aussi qu'elle chantât, elle-même, comme les voix des profondes forêts. Il se pouvait qu'il y eût en tout cela quelque sortilège. Elle était une petite âme en qui, comme en les lointains des colonnades, et comme autour, le soir, du baptistère, et comme près des lames tombales, hantaient parfois les chimères de la peur. S'être cachée dans le sarcophage d'Auguste ou derrière les stèles mortuaires ne l'empêchait pas de craindre la possibilité d'une blancheur, peut-être fantôme, glissant d'entre les sépulcres. Sa mère lui avait cent fois conté que le diable, jadis, avait prêté de grosses sommes à un couvent de carmes déchaux qui n'étaient pas assez riches pour achever d'ériger la cathédrale ; plein de rancune, il revenait peut-être en effet dans le temple où, grâce à un moine très sournois, il n'eut, en échange de ses bons offices, qu'un cœur de louve au lieu d'une àme de chrétien.

L'oncle de Luscignole, bien souvent, l'avait effrayée de ses colères saoules, et des féroces rides mouvantes qui lui secouaient toute la peau du visage ; elle savait d'ailleurs qu'on l'avait surpris dans les rues, la nuit, mangeant à même des rats d'égout, crus  ! Mais, à présent, il l'épouvantait bien davantage encore d'une autre façon. Elle s'imaginait que des mains d'Alas Schlemp et de ses vêtements sortait une odeur singulière comme de soufre et de suie.

Enfin, une nuit, elle eut un songe où lui apparut, menu spectre aux vagues ailes, le rossignol qu'elle avait couché près de l'Empereur, sous un angle de dalle.

Il parla, il chanta du moins, disant, en modulations balbutiées, — car les oiseaux morts susurrent si imperceptiblement  ! — des choses troublantes ; « qu'Alas Schlemp n'était pas bon pour les rossignols, qu'il les aimait, mais qu'il les aimait mal, et qu'elle ferait bien, elle si douce, qui n'avait jamais eu de méchanceté pour les chanteurs captifs, qui était comme leur grande sœur... » Il se tut, s'évanouit.

Elle s'éveilla, en sueur, les poings aux tempes, et elle pensa, biens des jours, au songe qu'elle avait eu.....

II

Désormais elle épia l'inquiétant oiselier.

Le plus souvent, ayant fermé derrière lui la porte de la chambre-volière, assis sur la chaise basse, les yeux levés vers les cages, il ne se retournait pas à cause d'un bruit si léger qu'il l'avait pris pour un saut de rossignol d'un barreau à l'autre, ou pour un frisselis de plumes. Mais, d'autres fois, à cause d'une chute de loquet, ou d'une maladresse de l'enfant heurtant quelque boiserie, il se dressait en fureur, comme quelqu'un en effet qui a été sur le point d'être surpris en faute ; et, se jetant vers Luscignole, il la menaçait d'un poing levé, ou même la battait, pauvre mignonne criante et pleurante. Le seul moyen qu'elle eût de ne pas être rouée de coups jusqu'à grave blessure ou trépas c'était de se mettre à rossignoler ; tout de suite ravi, il épargnait, oiselle, celle qu'il aurait tuée, fillette.

D'ailleurs, ni les menaces ni les bourrades ne la détournaient de son dessein. Quoi qu'il pût en survenir, elle obéirait au conseil, inachevé, du rossignol-fantôme.

Qu'était-ce donc qu'elle espérait découvrir ? elle ne savait pas au juste, si désireuse pourtant, si effrayée aussi de la découverte possible. Oh  ! s'il lui arrivait, un matin, tout à coup, la tète passée entre la porte et le mur, d'apercevoir, noire ou rougeàtre, et çà et là phosphorescente de bleu et de vert — comme sont en des images les Belzébuth ou les Lucifer —quelque hideuse forme, cornue du front, fourchue du pied, qui, penchée vers Alas Schlemp à l'heure où il remplit les mangeoires, lui donnerait à voix basse, les lèvres à peine remuantes, le conseil d'une infernale mixture propre à exaspérer l'àme chantante des bestioles  ! ou bien, si, les soirs, à l'heure où il revenait de la brasserie, Alas ayant bu dans le schiedam l'intrépidité d'affronter de démoniaques présences, elle le voyait attentif aux enseignements d'un lutin ou de quelque kobold qui, une flûte sans musique aux lèvres, enseigne aux oiseaux les roulades par la muette précipitation des doigts ?

A ces idées, des frissons la parcouraient de la tête aux pieds ; presque oiseau, il lui semblait sentir sur toute elle comme un hérissement de plumes effarées.

Mais non, elle ne surprenait rien de véritablement anormal dans l'attitude de l'oiselier, dans ses façons d'agir ; il se saoulait abominablement, comme il avait toujours fait, se montrait assez brutal pour elle, ne devenait tendre, avec des extases reconnaissantes dans ses roses yeux atroces, que si, pour le réjouir, elle rossignolait avec les rossignols.

Ce n'était pas la peine, vraiment, qu'elle eût fait, d'une vrille, dans la porte, un trou assez grand pour que s'y glissât un regard ; puisque, même inaperçue, elle ne découvrait rien.

Elle en vint à penser que la centenaire mendiante était depuis longtemps folle, ne savait ce qu'elle disait ; et que les petits oiseaux endormis près des empereurs ne se lèvent pas en effet de leurs tombes pour donner des avis aux fillettes qui sifflent et gazouillent comme ils faisaient, vivants...

Mais Alas Schlemp, enfin, lui parut étrange. Ce fut vers le commencement d'un mois d'avril. Jusqu'en la grise atmosphère de cette ville qui mêlait aux brumes de son ciel la vapeur de ses usines, il y avait de furtives éclaircies de soleil ; des brises, avec une odeur de bois lointains, traversaient l'air, mettant des gaietés légères même aux tristes cheveux des Ouvrières, sous les chapeaux de paille qui semblèrent moins défraîchis ; et, aux montées presque vertes d'un liseron vers les fenêtres de la tour surgirent de toutes petites pointes bourgeonnantes, timides promesses de fleurs. Une hirondelle trissa dans la mâchoire d'une gargouille ; ce fut après ce premier cri de bestiole ailée que furent vraiment sensibles les changements survenus dans les façons d'Alas Schlemp.

Loin de dormir la grasse matinée, comme c'était son invétérée habitude, il se levait de grand matin ; de la chambre voisine, à travers l'épaisseur de la muraille, Luscignole entendait un bruit de savates sur les carreaux nus ; elle se levait à son tour, très vite, allait mettre l'œil au pertuis de la porte. Elle voyait des choses singulières, pas effrayantes en soi, effrayantes cependant à cause de la peur qu'elle avait de les voir telles. L'oiselier, courbé, arrondissait en demi-cercle des fils de fer, les joignait, deux par deux, en liait les quatre pointes d'un roulis d'autres fils de fer, très serrés. Ou bien, près de la fenêtre, une cordelette nouée à la crémone, il faisait aller et venir, tourner autour d'un court bâtonnet des fils de soie glissant d'une navette d'ivoire, qui se prolongeaient quand il faisait un mouvement du petit doigt ; et des mailles se formaient, devenaient un filet.

En même temps Luscignole voyait sur la table des tubes de fer-blanc, ronds, sortes de gaines ; ils ne devaient guère avoir que quinze ou vingt centimètres de longueur.

A quoi serviraient tous ces engins ? Elle avait, avec des réminiscences, un pressentiment de l'emploi auquel ils étaient destinés, ne se rendait pas bien compte des choses pourtant.

Puis, deux ou trois fois, elle remarqua qu'il agitait les grands pots de terre où il conservait les vers de farine, qu'il y prenait des poignées de son, et les regardait attentivement. « Bon  ! Bon  ! » dit-il, parce qu'une grosse mouche noire lui grimpait le long du pouce. Luscignole savait les metamorphoses que subissent les vers de farine ; cette mouche ne l'étonna point. Mais pourquoi Schlemp avait-il dit : « Bon  ! Bon  ! » Elle s'enfuit très vite, parce que son oncle marchait vers la porte.

Le lendemain matin, elle eut une surprise plus grande. L'œil au trou dans le bois, elle ne vit point l'oiselier. Elle courut vers la chambre voisine, où il couchait ; chambre vide aussi, avec le lit, défait. Alas Schlemp n'était pas dans la tour : et il n'était pas dans la cathédrale où l'enfant le chercha durant toute une heure. Une telle infraction aux habitudes du bedeau était absolument extraordinaire.

Mais ce qu'il y eut de plus étrange ce fut son air, à son retour.

Vers midi, Luscignole, qui faisait le guet dans un angle du grand portail de bronze, vit Alas Schlemp arriver en courant, sans chapeau, des broussailles dans les cheveux, des herbes dans la barbe, les poches gonflées d'elle ne savait quoi, l'habit renflé sur la poitrine, à droite et à gauche, comme de choses dérobées ; et, — pourtant à cette heure il ne devait pas être saoul encore — il avait, ainsi qu'un homme qui vient de faire un mauvais coup, la face bouleversée, et toute blême, comme celle d'un assassin blessé qui perdit du sang dans la criminelle lutte.

Rapidement, il entra par l'étroite poterne de la tour, monta trois par trois les tournantes marches de pierre, si vite qu'à chaque instant il se heurtait la tête au mur ; poussa la porte, la referma brutalement.

Puis, un bruit de clef.

Quand Luscignole fut arrivée au palier, elle trouva que la porte était close ; et, chose singulière, voulant regarder par le trou, elle ne vit que de l'ombre ; hasard ou précaution, quelque chose d'opaque, un linge, un habit, interceptait le jour. Tout ce que Luscignole put percevoir, ce fut des allées et venues dans la chambre et des déplacements de cages, et des bruits, très menus, d'eau versée, et un petit cri épouvanté d'oiseau qui s'est heurté et qui s'est fait du mal.

Elle retourna dans la cathédrale, lasse d'un guet inutile.

Qu'était-il donc arrivé  ? Qu'est-ce que son oncle avait fait, le matin, hors de chez lui : Que faisait-il maintenant dans la chambre-volière ? Elle résolut de prendre patience. Dans quelques heures, elle saurait tout. Après le dîner, Alas Schlemp irait à la brasserie, selon son habitude ; elle pénétrerait dans la chambre dont il n'emportait jamais la clef.

Espérance déçue.

Le repas achevé, — la pénombre du soir d'avril bleuissait mélancoliquement la vitre, — le bedeau ne quitta point la tour ; les lèvres vite essuyées, il retourna dans la volière, s'y enferma de nouveau ; et Luscignole, qui l'avait suivi, eut le front heurté du repoussement de la porte-Comment ? elle ne saurait rien ? La chose qui se passait, elle l'ignorerait toujours, malgré le devoir que lui conseilla le rossignol-fantôme ? Instinctivement, elle baissa l'œil jusqu'au pertuis, elle vit un peu de clarté vespérale. Sans doute le linge, ou l'habit, pendu à quelque clou, ou à la clef, était tombé dans le sursaut de la porte secouée. Luscignole pourrait voir  ! Elle regarda, fixement, ardemment, l'œil opiniâtre. Elle avait tant le désir d'apprendre qu'elle n'en avait plus la peur ; il fallait qu'elle fût instruite de la vérité, si horrible que cette vérité dût être.

Elle voyait, dans le crépuscule assombri, Alas Schlemp aller d'un mur à l'autre, s'arrêter près de la table avec les menus gestes de quelqu'un qui dispose des objets.

Ah  ! mon Dieu  ! si la nuit se faisait tout à fait ténébreuse avant l'accomplissement des choses ?

Mais il y eut un bruit d'allumette frottée ; Alas Schlemp, tournant le dos à la porte, avait de la clarté autour de lui, espèce d'auréole l'environnant partout. Sans doute il allumait une lampe posée sur la table. Non. Quand il se détourna un peu, il n'avait, l'allumette éteinte, que de l'ombre sur la face ; ce fut seulement quelques minutes après qu'une lueur, —une lueur singulière, pas celle de la lampe assurément, — lui lécha le visage, le cou, la chemise, les mains, d'un vacillement rose. Luscignole ne pouvait s'y tromper : du charbon de bois commençait à s'embraser dans le fourneau sur lequel elle avait coutume, petite ménagère, de faire chauffer les fers à repasser le linge. Pourquoi Alas Schlemp avait-il allumé ce feu ? A la flamme qui s'en dispersait, elle distingua sur la table trois ou quatre des gaines en fer-blanc qu'elle avait remarquées naguère, puis, — ustensiles imprévus, outils de quelque besogne peut-être affreuse, — de longs tuyaux de pipe sans godet à tabac, et, non loin, presque semblables à des aiguilles à tricoter, de très fines lances luisantes, pointues ; la rougeur plus épanouie du réchaud teignait cruellement les choses et la face d'Alas Schlemp, qui se penchait, sinistre.

A cause d'un mouvement du bedeau, — en ce moment ressemblance d'un démon plutôt que d'un homme, — Luscignole eut le ventre serré d'une épreinte d'angoisse.

Après avoir allongé l'une de ses mains, Alas prit entre deux doigts, délicatement, l'une des fines lances, et, la tenant d'un bout, il mit l'autre bout parmi le charbon embrasé.

Oh  ! pourquoi faisait-il cela ?

Elle tremblait, se retenait de trembler, craignant que sa présence ne fût révélée par un heurt de genou au bois de la porte.

Il ne bougeait plus.

Pourtant, à deux ou trois reprises, il leva la lancine, dont la pointe déjà était rose, la remit dans la braise flambante, attendit. Il la retira encore ; la pointe n'était plus rose, mais blanchissante. Alors, ayant entre le pouce et l'index de la main droite, la petite lance pareille à une aiguille à tricoter, il prit de l'autre main l'un des longs tuyaux fins, blancs, pareils à un tuyau de pipe sans godet, et, ainsi armé, — armé, oui, mais contre qui ? — il fit, de l'ongle de l'annulaire, glisser le couvercle, où l'on voyait de petits trous, de l'une des gaines en fer-blanc.

Ce qui apparut ce fut la petite tête fauve, hérissée, aux yeux ronds, d'un rossignol  !

Luscignole pensa que, d'effroi, elle allait perdre l'esprit. Pourquoi cet oiseau, — l'un des chers oiseaux dont elle était la sœur, — était-il là  ? Qu'est-ce qu'on allait lui faire ? Elle prévoyait, elle devinait qu'il se passerait quelque chose d'épouvantable. Elle voulait crier, n'osait pas, regardait toujours, éperdue.

Enserré dans un de ces tubes ronds et étroits où l'on met les très sauvages oiseaux récemment pris, pour que, immobilisés, ils ne puissent se rompre les pennes ni se friper le duvet, le rossignol restait sans mouvement, sa tête même prise entre le haussement serré des ailes. Ses yeux seuls vivaient  ! hagards, profonds, farouches, nostalgiques prunelles qui ne verront plus la vaste forêt mystérieuse. Ces yeux, Luscignole s'en étonnait. Les yeux des chanteurs en cage, — elle s'en souvenait, — ne semblaient pas faits d'un tel éclair sombre ; ils auraient semblé des yeux morts à côté de ceux-ci. Ah  ! comme en ceux-ci vivaient la grandiose plainte de l'exil et le refus de la servitude et le défi à la nuit des prisons  !

Cependant, Alas Schlemp.....

— Non  ! non  ! cria-t-elle.

Mais son cri, râle plutôt, mourut dans sa gorge serrée.

Alas Schlemp n'avait rien entendu. La face toute ensanglantée à présent par l'écarlate charbon, il continuait sa besogne.

A l'un des yeux du rossignol, il appliquait, très précisément, sans déviation d'une ligne, le tuyau blanc. D'une minutieuse circonspection de mère qui, pour le baiser sans le désendormir, écarte du nouveau-né les dentelles d'un berceau, il avait, çà et là, chassé du souffle, la fumée du fourneau, et, maintenant, si adroit, d'une main à la fois légère et sûre, dans le trou du tuyau, il insinuait l'aiguille chauffée à blanc, vers l'œil.

Elle hurla, Luscignole  !

Peut-être crut-elle s'entendre hurler ; ou bien, tout entier à son effroyable devoir, le gnome-bourreau ne pouvait-il plus rien ouïr. Il l'achevait, il l'achevait, la besogne ; tandis que, terrifiée, menaçante aussi, les ongles entrés dans la porte comme des griffes d'oiseau dans l'écorce d'un d'arbre, elle regardait encore, en un vertige d'horreur.

La pointe atteignit l'œil  ! car il y eut, — avec un petit bruit grésillant, qu'elle imagina sans doute, — un roidissement de toutes les plumes sur la fière tête martyrisée et une secousse de tout le corps enserré, si vive qu'elle fit rouler deux fois la pesante gaine de fer-blanc.

Puis, le tuyau et l'aiguille écartés, Luscignole vit un petit œil rond, où il n'y avait plus la nostalgie des profondes forêts, qui était nul, qui était mort, ô pauvre petit œil où se mira une rêverie infinie d'étoile  ! Alas Schlemp, paisiblement, avait remis l'aiguille à chauffer, parce que, pour sécher l'autre œil, elle n'était plus assez brûlante. Deux ou trois fois, il la retira des braises pour voir si elle était rose, pour voir si elle était blanche ; il attendait, avec patience.

L'enfant, derrière la porte, devenait folle.

Naguère, en jouant dans l'abside, elle avait entendu dire, par un diacre parlant à un archiprêtre, que la cathédrale était fort menacée des mauvaises gens de la ville ; que les Ouvrières des fabriques, et les Ouvriers, malheureuses et malheureux, las, à ce qu'ils osaient prétendre, de la surdité de Dieu, et de l'avarice des riches, et de la cruauté des patrons, avaient souvent prémédité de mettre le feu à l'église, symbole ancien des servitudes toujours continuées. Les paroles du diacre, à peine comprises, oubliées, elle s'en souvint tout à coup  ! et elle admettait, oubliant les parties de cache-cache avec les Chérubins et la raquette à cinq doigts de la Sainte Vierge qui bénit et qui joue, approuvant presque les petites souris d'avoir voulu ronger les os du reliquaire, elle admettait \(elle regretta d'avoir fait une reprise à la chemise de Notre-Dame  !\) qu'on incendiât une vieille bâtisse où se passaient de telles abominations. Elle y aurait mis le feu, elle-même, si elle avait pu.

En même temps, elle s'expliquait pourquoi les gens haïssaient le bedeau, pourquoi la centenaire du portail lui reprocha de vivre auprès de quelqu'un qui faisait, du diable, sa société. Eh  ! le diable n'était pour rien dans l'affaire. Mais Alas Schlemp était bien pire que s'il eût vendu son âme pour quelque secret d'oisellerie. La vérité, c'était que ce monstre ne se bornait pas à emprisonner les rossignols, chose déjà cruelle ; mais, à peine pris, il les aveuglait pour les isoler davantage de toutes les choses, pour que, nulle clarté n'éveillant en eux l'inquiète reminiscence des chères forêts natales, d'or verdissant, ou pâles de lune, ils chantassent plus assidûment, plus parfaitement.

Elle comprenait aussi pourquoi lui apparut l'oisillon enterré près de l'Empereur. Il vint se plaindre, pauvre revenant ailé, du supplice que, vivant, il avait subi, qu'on ferait subir à d'autres ses pareils ; et lui demander, à elle, petite fille pas méchante, de défendre, de sauver les misérables et chers captifs, de leur épargner la nuit éternelle sous des paupières brûlées  !

En songeant à cela, il lui semblait, presque oiselette, qu'à elle aussi on infligerait un jour l'effroyable supplice, qu'elle aurait une pointe rouge aux prunelles, qu'elle n'y verrait plus...

Cependant que faire ? Comment s'opposer aux forfaits d'Alas Schlemp ? Tandis qu'elle hésitait, bourrelée aussi, le tortureur, très adroitement, par le tuyau, insinuait l'aiguille, chauffée à blanc, vers l'autre œil du rossignol.

Cette fois elle poussa un cri d'horreur et de rage que répéta tout le silence de la cathédrale ; et, dégringolant les escaliers, poussant des portes, levant ses bras dans l'air libre, elle s'enfuit.

III

Elle courait à travers les rues nuitées de silence, ensilencées de nuit. Elle ne savait pas où elle allait, où elle irait. Elle continuait de fuir.

Un instant, l'idée de se réfugier dans la cathédrale, de réclamer asile aux profondes cryptes, protection aux saintes images des anges qui étaient depuis si longtemps ses petits amis ; de demander pitié pour les rossignols à ce qui restait de céleste miséricorde en la tunique qu'elle reprisa et sous qui avait battu le cœur de madame Marie  ! Et peut-être, à côté de la grande lame de granit pesante sur les os de l'Empereur, l'oiseau-revenant se serait levé, vêtu d'un tout petit linceul blême que troue l'osselet d'une aile, et lui aurait enseigné ce qu'il convenait de faire.

Mais elle avait peur de tout ce qui était proche d'Alas Schlemp.

La face rouge de braise qui grésille, et la pointe de l'aiguille rosissante ou blanchissante hors du long tuyau pâle, elle les retrouverait, où qu'elle se cachât dans l'église ; et, malgré les ténèbres des caves sacrées et l'immobile secours des images, elle n'éviterait pas l'épouvantable approche, et la main sur son épaule, du brûleur d'yeux.

Elle fuyait toujours. Aucun passant. Fenêtres éteintes, mortes comme les yeux des oiseaux aveuglés. Pour plus de tristesse, il y avait des étoiles, çà et là, dans le bleu noir. Pourquoi ces étoiles luisaient-elles encore, lorsqu'étaient clos à jamais les yeux où elles se mirèrent ? Puis, vraiment, à quoi pensaient en leurs songes les gens endormis derrière ces paisibles murs ? est-ce qu'ils n'auraient pas dû se lever, sortir, et s'armer, et courir vers la tour, et châtier d'injures et de coups l'exécrable bourreau des frêles chanteurs ? Ah  ! mon Dieu  ! les pauvres petits, ils étaient aveugles, tous, tous, hélas  ! les uns depuis naguère, les autres depuis si longtemps. Luscignole savait les choses enfin. Elle se rappelait les yeux étranges, si ternes, si fixes, au fond des cages ; et elle se faisait, affolée, des reproches. Elle avait profité, elle, des crimes d'Alas Schlemp. C'était parce qu'il était horrible qu'elle avait eu tant de joie à entendre les nocturnes oiseaux ; et même — puisque de les entendre si bien ramager, l'envie lui était venue de ramager comme eux — elle devait à ces abominables pratiques la rossignolante voix dont elle fut si fière.

Elle courait encore, les bras jetés en arrière, avec un instinct de repousser des poursuites ; ses cheveux défaits, que suivaient, or pâle à de l'or pâle mêlé, des rayons d'astres, faisaient un sillage blond dans la nuit des rues. Ce fut comme la queue d'une très petite comète qui s'en va très vite et très loin. Luscignole traversa la muette ville obscure, traversa les mornes faubourgs, vit, au delà, l'embrasement rouge des usines et des forges nocturnes, eut la pensée—grandissement des choses par l'effroi — de cent Alas Schlemp, énormes devant d'énormes brasiers, et faisant en de prodigieux fours écarlates chauffer des barres à brûler des yeux de rossignols géants  ! Ses affres redoublèrent, elle se précipita, plus rapide, vers le loin, vers l'inconnu, vers le noir plus éclairé d'étoiles. Car il y a plus d'étoiles sur les plaines que sur les villes ; pudeur d'astres qui ne veulent pas être vus. Essoufflée, chancelante parfois, elle courait, elle courait. Elle grimpa une côte, — c'était la pente de la colline tombée de la hotte du Diable, — crut qu'elle ne pourrait pas aller plus haut, grimpa encore, se laissa rouler — car, de tant se hâter, elle ne savait plus si c'était des mains ou des pieds qu'elle touchait le sol — le long de l'autre côté, et enfin, mourante, mais prête à revivre pour fuir encore si apparaissait la menace d'Alas Schlemp avec ses aiguilles, elle se trouva assise sur la lisière d'un bois où la lueur de la lune laissait voir qu'il y avait des violettes dans l'épaisseur de l'herbe.

Alors, seule, ayant tout quitté, orpheline de tout, que fit-elle, pauvre enfant fuyarde ?

Elle chanta.

Oui, comme il arrive quelquefois aux plus farouches rossignols, le jour même où on les prit, de moduler, en leur première désespérance voisine encore de l'espoir, leurs plus belles odes \(bientôt, ils se tairont, et jamais plus ne chanteront que vaincus enfin, et aveugles  !\) elle chantait, la fillette-oiselle ; et il fut, son chant, si mélancoliquement, si délicieusement, un chant de luscinie, que tous les rossignols des bois, ici, là, ailleurs, partout, éveillés sous les branches et laissant à la silencieuse femelle la surveillance du nid, extasièrent l'immense nuit de leur mélodieuse plainte qu'écouta peut-être, et garda en son cœur, et garda en son âme, pour en faire la mélodie et le rythme de quelque noble élégie, un poète passant, sur le chemin sans gîte, de l'autre côté de la colline  !

Brisée d'angoisse, de joie aussi, elle se tut, — une rose ligne au point où naît l'aube, — quand ils se turent, et s'endormit dans les bruyères qui lui faisaient comme un grand nid.

Eveillée, le bois était charmant... mais elle le reconnut. Elle se souvint d'être venue, toute jeunette, avec sa mère, dans cette toute petite forêt où les gens de la ville, les dimanches, faisaient des pique-niques ; car la mère de Luscignole essayait parfois, à vendre des fleurs, de gagner les quelques liards qu'elle ne gagnait pas à vendre des cierges. Et, malgré le rose de l'aube aux pointes des frémissantes herbes, malgré ce que laisse de blancheur aux gazons de la lisière la traîne des fées danseuses en rond, malgré le gazouillis des mésanges et le fredon si léger, qui glisse, des libellules, malgré toute la fraîche clarté qui verdit l'envers instable des branches et s'y meut, Luscignole pleura, parce qu'elle était si près de la ville.

Elle avait cru se délivrer à jamais du méchant Alas Schlemp ; hélas  ! pauvres petites jambes, qui firent trop peu de chemin en toute une nuit d'évasion. Que tenterait-elle maintenant ? de quel côté irait-elle ? l'horreur des chemins où l'on mendie lui apparut, démesurée. Et voulût-elle fuir encore, on la retrouverait. On dirait que, gamine, un soir, elle était allée toute seule se promener dans les bois ; et tout s'achèverait ainsi ; et on la ramènerait dans la tour où l'on aveugle les oiseaux. Ce qui la faisait plus triste encore, c'est qu'à présent, dans le jour, les rossignols ne chantaient plus.

Il y eut, au lointain de la route, un bruit de grelots, joli, amusant, multiplié, comme si Obéron venait de ce côté.

Ce ne fut pas un nain, fantasque et cliquetant, qui survint, mais un cheval tout harnaché de sonnailles, un très vieux cheval pie, chétif, poussif, boitant, soufflant, râlant, et gai, malgré tout, comme un bruit de chapeau chinois, dans la puérilité heureuse de la matinée.

Derrière le cheval, au coin de la route tournante, parut une voiture, charrette, carriole, n'importe, quatre planches dessous, quatre à droite, quatre à gauche, entre le virement des roues, sous la rondeur, carcassée de joncs, d'une tente en arc de tunnel, d'où sortit, avec des jurons, des rires, et tout un bruit de maisonnée errante, un avancement de têtes enfantines qui s'éveillent.

Luscignole s'ébahit.

Elle s'étonna surtout de l'une des enfantines têtes, museau enfariné, surmonté d'une perruque d'où s'érigeait, falote, une pointe de filasse pâle.

— Clown, cria une grosse voix dans la toux matinale des invétérés ivrognes, dis à Polyphème de s'arrêter.

Le clown, c'était la petite face enfarinée, emperruquée de filasse ; Polyphème, c'était le cheval. Ils causèrent entre eux, le jeune garçon, peut-être un nain, grimpé sur la rosse et lui parlant dans l'oreille, la rosse approuvant d'un remuement de front.

Et la voiture ne roula plus.

Il en descendit, le bout du soulier ne s'attardant pas au marchepied et sautant vite sur la route, un homme fort obèse, habillé d'une robe poupre où il y avait des éploiements de cigognes d'or ; une très vieille demoiselle, pas jolie, du fard effrité aux pommettes, qui avait, grêle, étique, un peu verte, et toute grésillante de gaze fripée, l'air d'une libellule centenaire ; un très long, très fluet, très émacié pître, ressemblant, tant luisait partout son habit collant mi-partie jaune et bleu, à une couleuvre d'eau, démesurée ; et trois loups, plutôt chiens, mais fauves ; et, lentement, un ours blanc, énorme, la tête dodelinante. L'ours, d'ailleurs, ôta sa tête et montra un jeune visage rougeaud de gamin réjoui, en disant : « Ce qu'il y a de bon dans le costume d'ours, c'est qu'il tient chaud à l'heure fraîche du matin. » Puis dégringolèrent trois petites filles habillées de paillons. Quant au clown, il continuait de causer avec Polyphème. Seulement, il était obligé de se retenir, tantôt à l'oreille droite, tantôt à l'oreille gauche, parce que, définitivement, il s'était mis à califourchon sur l'encolure de la bête.

L'homme habillé de pourpre et de cigognes, qui était le chef, ronchonna :

— Fichue nuit  ! Il n'y a pas de plus mauvaise coucheuse que Cunégonde. Elle n'est contente que si elle met ses jambes en travers de la roulotte.

Ce nom, Cunégonde, fut celui de la centenaire libellule ; elle répliqua, grincheuse :

— Pas moyen de s'étendre  ! Japhet se cropetonnait contre moi.

— Non ? dit Japhet, l'ours blanc à tête d'homme, j'aurais dû peut-être me laisser étouffer par l'homme-serpent, qui répète ses exercices en songe ?

L'homme-serpent, le long et fluet pître aux miroitements de couleuvre, objecta :

— C'est la faute des chiens. Ils se croient des loups, vraiment  ! et, en rêvant, ils me mordaient les mollets.

— Tu te vantes  ! dit la vieille libellule. D'ailleurs on reconnut, généralement, que les chiens seuls avaient été cause de la mauvaise nuitée ; ceux-ci ne protestèrent pas, laissèrent dire., grognant à peine. Cependant l'homme obèse :

— Le plus pressé, c'est de déjeuner.

— Oui.

Qui avait dit oui ? tout le monde, hormis le clown, enfant ou nain ; il s'interrompit de bavarder dans l'oreille gauche de Polyphème.

— Bon  ! déjeuner, avec quoi ?

— Il y a des provisions  ! s'écria la libellule alarmée.

— Il y en avait. Nous les avons mangées, cette nuit, moi, les petites et les chiens.

Il y eut une explosion de colère. Mais le nain exagérait. On retrouva, sous la tente, la, moitié d'un gros pain bis, quelques os d'un ancien pot-au-feu, et même un panier de mures noires, acheté à une petite mendiante du village d'hier, pour lui faire la charité. Quelques minutes plus tard, tous ces gens, compagnie de saltimbanques en voyage vers la foire voisine, s'asseyaient, devant la nappe verte de la lisière, et mangeaient, goulûment, avec des gaietés, sans envie d'un meilleur repas ; les chiens aux airs de loups, le derrière dans les violettes, bâillaient de faim, attendant les rebuts ; tandis que Polyphème, la carriole aux reins, plus légère, broutait dans l'herbe, avec les fleurettes, les blancheurs qu'y laissa la traîne des fées danseuses.

Luscignole, à demi cachée derrière un tronc de mélèze, regardait ces étranges personnes, s'en épouvantait, mais à peine, les regardait encore avec une surprise où il y avait toujours moins d'alarme ; elle pensait bien que c'étaient des baladins faisant leur repas sur l'herbe après la nuit cahotée dans la carriole ; et elle savait qu'ils n'étaient pas. méchants, puisqu'ils riaient entre eux. Ils n'auraient pas, ces vagabonds-là, que méprisaient peut-être les personnes graves, crevé les yeux à de pauvres oiseaux  ! Ce qui surtout lui inspirait confiance, c'était la présence des petites filles habillées de paillons, qu'elle trouvait très belles ; et les loups n'avaient pas l'air méchant. De plus en plus elle s'enhardissait ; enfin, s'approchant :

— Bonjour, dit-elle en une jolie révérence.

— Tiens, d'où sort-elle, cette petite ? demanda le minime clown avec un étonnement où il y avait de la bonté.

Nain, il se croyait géant, et protégeait volontiers, avec indulgence.

Elle eut courage, surtout parce que les chiens n'avaient \[pas grondé, la considérant sans colère.

Elle répondit :

— Je sors du bois.

— Et, avant, où étiez-vous ?

— Dans la cathédrale, dit-elle.

Venir d'un bois et d'une cathédrale, devait être pour ces accoutumés à tous les gîtes, une explication très suffisante ; ils n'en demandèrent pas devantage. Seul, Japhet, le gamin rougeaud qui érigeait sa tête hors de la peau d'ours, interrogea encore :

— Et qu'est-ce que tu veux, petite ?

— Je voudrais, dit-elle, m'en aller avec vous, pour jouer la comédie.

— Ça, dit l'homme habillé de pourpre et de cigognes d'or, patron de la compagnie, c'est difficile. D'abord, la troupe est au complet. Il est bien sûr que l'homme-serpent, qui est étique, mourra dans deux ou trois mois, à moins qu'il n'engraisse à force de boire. En attendant, nul emploi à prendre. D'ailleurs, tu es trop petite et pas assez souple pour imiter des boas constrictors glissant entre des barreaux de chaises.

— Et puis, dit la libellule, qui d'être vieille était maussade, on ne recueille pas, comme cela, des enfants sur le chemin ; c'est peut-être une voleuse, cette fille-là.

Le clown dit :

— Il n'y a pas de voleuses, ni de voleurs. Les gens riches prétendent qu'on leur a emporté leur argent, pour être dispensés d'en donner à ceux qui n'en ont jamais eu. Tenez, deux hommes entrent dans un tribunal : un va-nu-pieds et un millionnaire. Le millionnaire dit : « Ce va-nu-pieds m'a pris ma montre. » On condamne le va-nu-pieds. Bien. Mais on a tort.

— Oui, dit Japhet.

— Pourquoi ? demanda Cunégonde.

— Parce que, si les millionnaires ont des montres, c'est qu'ils les ont volées aux va-nu-pieds, il y a six mille ans.

— Où ça ?

— Dans le Paradis terrestre.

La libellule reprit :

— Des bêtises. En somme, on ne peut pas prendre avec soi des petites, sans savoir qui elles sont... — après, on nous accuse de voler des enfants...

— Si on les vole, dit le clown, c'est la faute de ceux qui les laissent sur les routes.

— Et sans savoir, continua-t-elle, ce qu'elles savent faire.

Le chef dit :

— Ça c'est vrai. Qu'est-ce que tu sais faire, mion ?

— Moi ? fit Luscignole.

— Oui, toi.

— Je ne sais pas, dit-elle.

— Comment ? tu ne sais pas ce que tu sais faire ?

— Non.

— Et tu veux t'en venir avec nous ?

— Oui.

— Voyons, sais-tu seulement danser sur la corde ?

— Non.

— Sais-tu sauter d'un trapèze à l'autre ?

— Non.

— Sais-tu te tenir toute droite sur un cheval sans selle ?

— Non.

— Sais-tu manger des étoupes enflammées, avaler des sabres, envoyer des poignards dans une planche autour d'une dame qui écarquille les mains ?

— Oh  ! non, non.

— Eh  ! bien, alors, qu'est-ce que tu veux que nous fassions de toi ?

— Vous avez raison, dit Luscignole en se détournant.

La libellule dit :

— A la bonne heure  ! qu'elle s'en aille  ! qu'elle s'en retourne chez ses parents, si elle en a. Il y a bien assez de bouches à nourrir dans la troupe, sans qu'on se charge encore de toutes les vagabondes qu'on rencontre. D'ailleurs, elle n'est pas jolie, celle-ci.

— Parce qu'elle est trop jeune  ! dit le clown en éclatant de rire ; à cinquante ans elle sera très bien.

Luscignole éloignée, ils achevèrent leur repas. Puis, ensommeillés, ils s'étendirent sur le vert de la lisière, nappe maintenant couche. Elle leur était douce, habitués aux quinquets, aux sueurs, aux parades enfumées, cette fainéantise dans l'air matinal, parmi les vrais arbres, sous le vrai ciel ; ils s'emplissaient de saine vie. La somnolence, aggravée de digestion, les enfonçait, les uns près des autres, en l'épaisseur moelleuse de l'herbe ; repues, les fillettes paillonnées dormaient la tête sur le ventre moins creux des chiens.

Mais Japhet :

— Sapristi  !

— Eh bien ? dit en sursaut l'homme pourpre.

Et les autres se secouèrent aussi.

— Rien  ! rien  ! dit Japhet. C'est que c'est extraordinaire, tout de même. Les rossignols, d'habitude, ne chantent guère après le jour levé, et jamais je n'ai entendu un rossignol chanter comme celui-ci... Écoutez  ! écoutez  !

Ils prêtèrent l'oreille, même les moins réveillés et les plus lourds de fatigue. Car c'était, sous les branches, proche sans doute, lointain peut-être, le plus admirable ramage que puisse entendre l'écho des solitudes ; et le sifflet précurseur étonnait les silences, et les roulades garrulaient éperdûment, et le râle des sanglots suprêmes s'achevait en une explosion furieuse qui défaille.

— Sûrement, dit Cunégonde charmée elle-même, il chante bien, cet oiseau.

Luscignole sortit d'entre les arbres. Elle s'approcha, elle dit :

— C'est moi, l'oiseau.

— Je t'engage  ! dit l'homme à la robe toute dorée de cigognes.

Et ils l'emmenèrent. Le clown, enfant ou nain, dans l'oreille gauche de Polyphème, disait : « Va, va  ! avec une pareille virtuose, tu mangeras de la belle luzerne fraîche à des râteliers d'argent massif  ! »

IV

Je crois qu'il n'y a pas dans le monde de cité plus ancienne que celle où, pour la foire qui s'y tient chaque année durant deux semaines d'avril, arriva la troupe de saltimbanques, avec Luscignole.

Éparse sur la rougeâtre colline vineuse, entre deux ruines écroulées qui furent, celle-là, un autel de Bacchus, celle-ci, un temple de Minerve, — car à l'Ivresse il est séant que fasse pendant la Sagese, — elle dégringole en maisons vieilles et partout lézardées, en tronçons de tours qui s'éboulent, vers le grand fleuve pacifique aux monotones eaux. De loin, on dirait la chute d'un grand troupeau de noirs béliers cornus et hérissés, qui se pétrifia tout à coup. Elle est peu vaste ; trop grande encore, tant les habitants y sont rares ; et s'ils se hasardent parfois hors du logis \(ils ne sortent guère, craignant peut-être de recevoir dès le seuil la catastrophe d'une cheminée ou de toute une façade qui ne tient plus\), ils ont, faisant si peu de bruit avec leurs pas glissant dans l'éternel crépuscule des bâtisses près de choir l'une sur l'autre, l'air des passants-spectres d'une ville-fantôme. Et tout se tait, dans cette ville. C'est un bruit à peu près oublié, que l'aboi d'un chien, ou, derrière la vacuité des vitres, un cri d'enfant. Seul le vent circule, plaintif et obscur, entre le prolongement des maisons. Et l'heure, ici, ne sonne pas. Hormis à l'Hôtel de la Poste, où, au fond de la salle basse, tictaque un balancier dans une haute gaine noire, il n'y a point d'horloge dans tout le vide silence. Mais, les nuits \(pas une fenêtre allumée  !\), des hommes ça et là, qu'entend mais ne voit point le rare voyageur, qui sont peut-être d'anciens veilleurs de nuit, morts depuis tant de jours et promenant dans l'accoutumance des ténèbres leurs mânes attardés, crient les heures et les heures en une langue ancienne, faite d'étranges croassements, et que personne ne comprend plus.

D'ailleurs, il n'est pas besoin de l'ombre pour qu'elle soit sombre, la ville ; même aux clairs jours d'été, elle s'isole obscurément sous l'immémoriale mélancolie d'immobiles nuages.

Puis, brusquement, — comme s'éveillerait en gambades un noir troupeau de béliers pétrifié sur la colline, — elle sursaute, et s'anime, et s'élance, et s'amuse, et sonne l'heure à cent horloges, à des clochers pleins des cloches battantes, à des cabarets, à des théâtres, se vivifie de pas, de rires, de chansons, et, le soir, allume des feux d'artifice entre les ruines de l'autel de Bacchus et celles du temple de Minerve, sous le dispersement effarouché des antiques nuées  ! Le lent fleuve monotone emporte, languissamment étonné, des paroles folles et de vives musiques et des sautèlements de danse dans la glissante élégie de l'onde où chanta Lorely.

Ce réveil, c'est la foire annuelle.

Foire célèbre dans tout l'univers à cause d'une particularité que lui envient celle de Leipzig, et celle de Dresde, et celle de Nijni-Nowgorod, et celle de Sirinagor, et celle de Neuilly, fameuses pourtant.

C'est dans cette foire que tous les dompteurs du monde viennent s'approvisionner de bêtes féroces. Les Bidel ne capturent pas eux-mêmes les lions au piège dans des trous creusés au sable du Sahara ; les Pezon se rebifferaient si on leur imposait l'obligation de prendre des tigres au lacet entre l'épaisseur des jungles ; même la belle et brave charmeuse de fauves, dont une panthère jalouse écrasa, d'un enfoncement de patte, la gorge déchirée, aurait reculé devant la nécessité d'aller soi-même, dans les lointaines solitudes, chercher les guépards et les onces que l'on dressera à sauter par des cerceaux de fusées. Donc il y a un marché de bêtes sauvages ; et c'est dans la ville éparse sur une rougeâtre colline vineuse qu'il se tient. Nul ne connaît la raison qui, pour un tel négoce, fit choisir ce lieu plutôt qu'un autre. Il n'offre aucune des commodités que semblerait réclamer l'occurrence de bêtes assez rebelles au transport. Ici n'aboutit aucun chemin de fer  ! ici n'arrivent que des diligences irréparables enfin après tant d'accidents  ! N'importe, c'est ici que des profondeurs lumineuses de l'Inde, et des noires broussailles du Congo, et des secs sables de l'Egypte, et des humides marais des Florides où les serpents-coraux vont, d'une triple langue, redemander du venin au cœur empoisonneur des orchidées, affluent, — sur de longs bateaux plats pareils à des radeaux, — tous les monstres  ! les animaux mordeurs, déchireurs, tueurs, et aussi l'enchevêtré glissement des reptiles de qui la paresse se souvient encore de s'être enroulée aux bambous cassés sous sa lisse lourdeur.

De sorte que, arrivant en cette ville, les bêtes sont neuves. Chose prodigieuse : des gens, maquignons de fauves, — marchands-héros  ! — amènent ici des lions qui, le mois d'avant, buvaient encore à même la mamelle mâchée des chamelles, des tigres depuis si peu de temps enfermés derrière les odieux barreaux qu'ils ont encore l'illusion de les pouvoir broyer entre leurs belles dents pas cariées. Et ces animaux, mangeurs de viandes crues, qui ne connurent de l'homme, trop rarement, que le goût de sa chair, et des singes aussi, — car il y a des singes, folàtrerie parmi la férocité,—pareils, par la candeur de l'instinct, à ceux qui suivirent, innocents compagnons, l'armée de Rama, et des perroquets, si ingénus qu'aucune vanité ne les trouble encore d'imiter le langage humain, font sursauter la ville \(les veilleurs de nuit se taisant\) de tous les hurlements et de toutes les jacasseries dont s'épouvantaient ou s'amusaient naguère les mystérieuses solitudes.

Cependant cette foire n'est pas que terrible, avec tant de sauvages grincements aux grilles et de gueules fumantes d'où s'allongent des langues roses ; on y met aux enchères la faim des jungles, la soif des sables, la rage des déserts violés, avec les belles dents blanches et le bâillement et les farouches crinières et les yeux sanglants des bêtes souveraines  ! marchandises à présent ; mais des saltimbanques aussi, profitant d'une occasion célèbre, y viennent pour divertir les gens accourus de toutes les régions voisines.

L'avril où s'y rendit la compagnie errante qui emmenait Luscignole, la foire eut un éclat tout particulier ; on se souvint longtemps, dans le pays, des amusements qu'elle offrit. Il y avait des cirques aux vastes tentes remuées du vent : là de lourds chevaux sellés d'une plate-forme de satin aux soutaches d'argent et d'or, tournaient sous des envolements de mousseline étoilée d'où s'écartelait le rose d'un maillot ; il y avait un géant si énorme que, pendu à un poteau, son pantalon, aux démesurées jambes, prolongeait son ombre double de l'un à l'autre côté de la rue jusqu'au dernier étage d'une très haute maison  ! et un nain si petit que son menu habitacle de bois peinturé, aux vingt fenêtres tricolores \(tantôt il mettait sa tête à l'une des vingt fenêtres, tantôt à la lucarne du toit  !\) n'aurait pas suffi à abriter une nichée de tout petits écureuils ; des trombones sonnaient la gloire d'une femme colosse de qui un plancher électrique faisait vibrer, en un bas de coton rose, le prodigieux mollet ; des singes et des chiens jouaient une pantomime où l'on condamnait à mort un ouistiti, conscrit réfractaire qui, tombé sous la fusillade, gardait, dans une patte de derrière, tremblotante, un morceau de sucre à demi rongé  ; des escamoteurs, aux doigts si vifs que l'œil s'en effarait, faisaient, d'un gobelet à l'autre, circuler des muscades fuyantes et disparaissantes comme sous la patte invisible d'un chat ; une ballerine, glissant sur un fil de fer, taquinait, du bout d'un soulier rose, la langue noire, pendante, d'un ara perché à la cordelette d'un trapèze sous le braillement cuivré de l'orchestre ; et des nègres mangeaient des lapins crus, et des almées haussaient et abaissaient impudemment leur ventre, et des lutteurs jetaient des gants jaunes, aux revers de cuir rougi, à des garçons bouchers, en blouse bleue, et la musique enragée de trois bals dansait entre des tentes qu'enflaient des chaleurs d'odeurs et d'haleines, et les tirs sonnaient de coups brefs, et les balançoires se mouvaient furieusement, ou s'abandonnaient, lasses, en des courbes mourantes, tandis que, dès le soir montant, parmi l'air empuanti de quinquets et l'air éclaboussé de fusées, riaient les hyènes, et glapissaient les chacals, et miaulaient les panthères et rugissaient, debout, griffes aux barreaux, les lions  !

Mais dès que fut ouverte aux gens la baraque, — quatre poteaux fichés en terre, et joints d'une toile grise, — où s'exhibaient sous le glorieux patronat du chef habillé de cigognes, la vieille libellule dansante, et l'homme-serpent, et Japhet, ours qui s'avouait homme, et le clown, enfant ou nain, cabrioleur sans rival, et, à cheval sur les trois loups, les trois fillettes paillonnées, les autres forains constatèrent une singulière baisse de leurs recettes ; même les maîtres de ménageries, venus là pour acheter, qui un orang-outang, qui un éléphant, qui un tigre royal, s'écartaient des encans pour aller à la petite baraque qui, tout le jour et tout le soir, ne cessait d'être pleine ; et c'était à cause de Luscignole.

Car jamais on n'avait ouï une aussi parfaite siffleuse.

Sans doute, sans doute, venues de pays lointains, d'Amérique ou d'Espagne, dans des théâtres, dans des concerts s'étaient fait entendre, les unes s'accompagnant du xilophone, les autres empruntant du ramage à l'adroit roucoulement des flûtes, des demoiselles en robe blanche qui, gonflant une joue, et un doigt sur une narine, proféraient des sons presque semblables au chant des oiseaux  ! Mais on reconnaissait bien vite, même les yeux fermés, qu'elles n'étaient que de médiocres imitatrices ; en outre, et sans parler de leur supercherie à souligner leur voix de xilophone ou de flûte, on ne tardait pas à apprendre qu'elles se servaient, hypocritement, de menus sifflets d'or ou d'argent, cachés entre les dents et la lèvre, sinon d'un noyau d'abricot, usé contre de la pierre, et percé de part en part.

Mais Luscignole, c'était, vraiment, un rossignol  ! Même les plus basses âmes s'emplissaient tantôt de mélancolie, tantôt de sérénité, à l'entendre siffler si naturellement, si miraculeusement. On était tenté de croire qu'elle avait sous l'ourlet de sa robe, près du gosier, quelque oiseau. On ne pouvait pas savoir qu'elle portait en elle l'âme du rossignol endormi dans la cathédrale à côté de l'Empereur.

Son succès fut tel que le directeur d'un spectacle à peine forain où les bancs et les chaises avaient des élégances et des conforts comme dans les théâtres des villes, offrit de grosses sommes pour avoir Luscignole dans sa troupe.

— Cinq mille florins  !

— Une misère  ! dit le patron habillé de pourpre et de cigognes d'or.

— Six mille  !

— Peuh  !

— Sept mille  !

— Bah  !

— Huit mille  !

— Fi  !

— Et qu'est-ce donc que vous voulez ?

— Garder Luscignole.

Néanmoins, comme la vie n'était plus tenable, dans la baraque, ni dans la carriole, a cause des rages de la libellule qui ne pouvait tolérer, danseuse dédaignée, les triomphes de la siffleuse ; comme l'ours Japhet, et le clown, et l'homme-serpent, artistes humiliés par la réussite éclatante d'une camarade, et même, avec les trois fillettes, les trois chiens-loups grognant de jalousie, faisaient fort mauvaise mine à la fillette, le patron de la troupe finit par se montrer moins intraitable et consentit à céder — pour dix mille florins, somme appréciable, — son premier sujet ; Luscignole fut avertie qu'après la foire elle partirait avec le directeur du grand théàtre. Partir ? cette idée la chagrina d'abord, parce qu'elle avait pris l'habitude, — les heures du matin, où elle ne sifflait pas, — d'aller vers les cages des fauves.

C'était singulier : elle s'intéressait, si mignonne, si frêle, aux monstres énormes ; elle avait une amitié, comme une fraternité de sauvagerie, elle rossignolante, pour eux, rugissants. Et, quand il n'y avait personne dans les bazars-ménageries, elle chantait par douceur pour les féroces bêtes, qui se couchaient alors, la tête sur les pattes, et ne hurlaient plus, et la regardaient longuement ayant dans les yeux la rêverie profonde du désert et de la nuit.

Mais elle songea que, de toutes façons, il lui faudrait, la foire finie, se séparer des fauves vendus et dispersés ; et elle ne vit pas d'inconvénient à suivre un autre maître. Au contraire, elle en vint à se réjouir de ce changement, grâce auquel elle s'en irait plus loin, plus loin encore d'Alas Schlemp ; elle serait contente pourvu qu'on ne lui défendît pas de chanter et qu'elle s'écartât toujours davantage de l'horrible homme qui brûlait les yeux des oiseaux.

Et bientôt elle connut la gloire, la vraie gloire.

Après avoir de village en village, de petite ville en petite ville, charmé les menues gens, paysans ou bourgeois, elle conquit les grandes cités marchandes, et les capitales où sont les gentilshommes et les princes. Car, certain du succès, le directeur du spectacle vagabond osait maintenant affronter les vrais connaisseurs. Le luxe relatif de sa baraque-théâtre était devenu du faste. Un peintre fameux peignit sur des toiles aux cadres d'or des aventures où l'on voyait, autour de Lussignole rossignolante, tomber, vaincus, des branches, cent rossignols humiliés ; ou bien des ambassadeurs emplumés de rouge, de vert, de jaune, semblables, ceux-ci, à de pompeux aras, ceux-là à de rutilants paradisiers, se prosternaient devant la petite fille ; car ils venaient demander sa main pour le roi du pays des oiseaux, l'auguste Oiseau-Lyre, de qui le portrait était porté par quatre merles, le bec en l'air, qui semblaient un cortège de nègres  ! Et, dès le matin, par les boulevards et les rues, passaient à cheval des valets magnifiquement chamarrés, sonneurs de trompes, qui annonçaient la représentation prochaine et clamaient la gloire de Luscignole. Et, les soirs, pour entrer dans le théâtre, le public, non pas cohue de médiocres gens, mais fastueuse affluence de grands seigneurs et de hautes dames, foulait des tapis d'Orient, entre des tentures de velours cramoisi. La salle, surtout, resplendissait, de satin, d'or, et de paillons furieux, rivaux triomphants des pierreries. Sous un plafond, qui était un ciel de soie étoilé de scintillements adamantins, les chaises des loges, les fauteuils, même les stalles de parterre ou du paradis, avaient des housses de rares étoffes. Les lustres des théâtres impériaux, soit à Vienne, soit à Pétersbourg, ne font. pas resplendir de plus magnifiques opulences ; la salle était digne, en un mot, des personnes qui s'y venaient asseoir.

Mais quel spectacle ? pas d'autre que celui de Luscignole s'avançant toute seule, dès la toile levée, dans un décor de branches ; et, dès qu'on la voyait, on s'étonnait, délicieusement.

Bien qu'elle portât, toute menue, un éclatant costume de baladine, sa ressemblance avec les oiseaux frappait les yeux les plus distraits ; c'étaient des ailes de rossignol, ses bandeaux fauves ; moins rose, c'eût été un bec de rossignol, cette petite bouche avançante  ! même il y avait un commencement d'essor en chacun des pas de l'enfant.

Puis, elle commençait de ramager : c'était un universel enthousiasme.

Depuis qu'elle avait quitté la tour de la cathédrale, elle avait fait encore de très grands progrès. Elle ne se bornait plus à l'ordinaire ramage des luscinies, perchées, une patte dans les plumes et s'ébouriffant d'effort, au plus profond mystère des arbres. Non, elle commençait par pépier à peine, comme dans le nid le tout petit oiseau éclos l'heure d'avant ; c'étaient, presqu'inentendus, de tout légers murmures où se révélaient à peine les promesses du glorieux hymne futur. On eut dit d'un vague froissement de deux jeunes feuilles lisses plutôt que d'une voix d'oiselet. Pourtant, bientôt, le chant s'affirmait ; il imitait celui du jeune rossignol qui déjà saute de ramure en ramure, mais qui n'aima point encore, pour qui le nid n'est encore que le berceau. Déjà, écoutant la sonore leçon du père qui se lamente mélodieusement sur la branche, il s'essaye à de longs sifflets, à des roulades, et à ces râles qui sont comme l'amoureuse agonie d'une âme ; n'importe  ! il ne réussit guère qu'à égaler la loquacité bredouilleuse des fauvettes à tète noire. Il faut, pour qu'il ramage vraiment selon sa race, qu'il se soit renforci, qu'il ait, l'automne survenant, traversé les ciels, franchi les mers, et que des lointaines contrées, il rapporte, en les nôtres, dès le printemps revenu, l'immensité profonde et claire à la fois des cieux sans ombre, et le silence sonore des temples ruinés, et tout l'inconnu vierge des augustes forêts. Alors, vraiment, à côté de la femelle couveuse qui l'écoute, il est grave, attendri, puissant, sublime. Et Luscignole devenait, à ce moment du concert, toute cette miraculeuse voix ; de cette petite bouche en forme de bec, — elle disloquait un peu ses bras dans l'effort comme l'oiseau qui se torsionne jusqu'à la douleur, — sortaient des infinis, furieusement ou mélancoliquement modulés, de lumière, de ténèbres, de solitude  ! Et, enfin, elle défaillait, à bout de force, à bout de vie, à bout d'àme eût-on dit. Quelquefois on trouve dans les bruyères, cadavre aux plumes hérissées encore, un rossignol mort d'avoir trop chanté. On pouvait craindre que Luscignole, l'œil écarquillé, le gosier s'enflant, se désenflant, s'enflant encore, ne succombât aussi à la fureur de son chant  !

Mais, après le dernier sanglot, elle souriait tout à coup, jolie ; alors, furieux, poussant des cris, jetant des fleurs, l'enthousiasme de la foule enveloppait la triomphante virtuose.

Sa renommée fut telle qu'elle parvint jusqu'à la cour d'Allemagne. Un jour de grand gala au Palais à propos de l'ouverture d'une Exposition universelle, l'impératrice mère fit venir Luscignole, en même temps que des chanteurs illustres dès longtemps à Paris et à Munich. Ce fut un grand honneur, pour une petite qui était en somme une siffleuse foraine, d'être jointe à de si fameux artistes. Mais voici le plus étrange : on complimenta à peine, malgré la princière courtoisie, Mallinger, Niemann, et Madame Krauss, et Schnorr lui-même, l'irréprochable Tristan, — ils se souvinrent longtemps de l'humiliation qui leur fut, ce soir-là, dévolue — car toute l'admiration allait vers Luscignole seule ; quand elle eut, cette petite, rossignolé un instant, on oublia tout à fait que Siegfried venait d'entendre le cri solaire de Brunehild enfin éveillée ; et c'était de l'enfant-oiselle qu'on était fou.

Le lendemain, l'impératrice mère envoya à Luscignole, dans un coffre en bois des îles, énorme, tant de pantins et de poupées qu'on en aurait pu approvisionner vingt magasins de jouets ; il y eut aussi d'innombrables soldats de plomb, venus de Nuremberg, car l'impératrice, très chrétienne, était guerrière un peu. Le grand-duc de Weimar fit tenir à la fillette par un chambellan qui la salua comme on salue une Altesse, les plus exquis bonbons que l'on put trouver dans les plus renommées confiseries ; il les avait fait distribuer en vingt bonbonnières dont la moins précieuse était une merveille ou d'écaille taillée ou d'or ciselé. Et quelques jours plus tard, la princesse de Galles, retournée en Angleterre, adressa à Luscignole une caisse, non en bois mais en vermeil, de raisins qui avaient mûri dans la serre princière. Ah  ! de combien de présents encore fut honorée, jouets, bonbons, colliers, bracelets, bagues, — car les courtisans suivirent l'exemple des maîtres, — la fillette qui rossignola dans la tour, dans les foires, et à la cour  !

Si célèbre, était-elle heureuse ? oui, heureuse, sans doute. C'était une si étonnante fortune, tout ce triomphe, pour elle, si humble, et de qui la mère louait les chaises dans l'église. Puis, enfin, on est contente, lorsqu'on a chanté, d'être applaudie ; et il est amusant de jouer avec des poupées d'or, et de croquer des bonbons parfaits, et de s'orner de bijoux, quand, tout cela, on l'a gagné, bien gagné, en sifflant.

Pourtant, pas tout à fait heureuse.

Petite fille, elle avait un peu d'épouvante de tant de monde, de tant d'acclamations, de tant de gens la complimentant, qui étaient des princes et des reines. Elle se rappelait la silencieuse cathédrale, le sarcophage d'Auguste, où elle se cachait pour n'être point trouvée par les chérubins des hauts-reliefs, les parties de volant avec la sainte Vierge, aux cinq doigts levés, bénissante et jouante, — toute son enfance dans l'intimité d'une immense solitude ; et cela la gênait, très souvent, d'être vue, d'être écoutée, d'être admirée par trop de tumultueuses per sonnes ; elle aurait regretté les soirs où elle chantait pour Alas Schlemp dans la chambre-volière, si elle ne s'était souvenue de l'affreuse aiguille chauffée à blanc qui, par le tuyau pâle, va vers l'œil des rossignols.

Puis, oiselle, elle se sentait mal à l'aise, sur des théâtres ou dans des chambres, entre des décors ou des murs. Sa vraie vie eût été de vivre dans des bois, parce que de l'air libre y passe parmi les branches. Elle avait eu tort de demander à la troupe nomade de l'emmener  ! elle aurait dû rester sur la lisière ; sans doute elle aurait réussi à éviter la poursuite d'Alas Schlemp, et, s'accoutumant peu à peu à ne boire que l'eau trouble des mares, à ne manger que les mouches d'or qui rôdent ou les fourmis volantes, elle serait devenue véritablement un rossignol.

En même temps, un autre désir sourdait mystérieusement en elle : celui de vivre dans une cage.

Rien de plus étrange puisqu'elle était la sœur des libres ailes, mais rien de plus naturel puisque, toute jeune, elle portait en elle l'âme d'un vieil oiseau qui enfin se résigna à la captivité. Et les soirs, avant le sommeil, en la lassitude des admirations de la ville enthousiaste et de la cour applaudissante, la vision désormais la hanta, tenace, d'une solitude verte où elle serait à la fois rossignol en prison et rossignol dans la forêt.

Elle aurait voulu habiter une cage pendue à une branche.

Pourtant, sa gloire l'amusait. On est oiseau, mais on est virtuose ; et l'on ne dédaigne pas toujours les acclamations. Elle accepta volontiers d'aller, le printemps prochain, à Saint-Pétersbourg, où le tzar avait dit au prince Fédro-Schemyl qu'il la verrait volontiers à la cour ; mais ce qui la charma surtout, ce fut d'apprendre qu'un jeune roi, le roi de Thuringe, fort célèbre, en ce temps, à cause de son goût pour la musique, avait témoigné le désir de l'entendre.

V

Bien qu'il ne s'inquiétât guère des choses du gouvernement, et qu'il manquât rarement, les heures où il devait travailler avec ses ministres, d'aller émietter des brioches aux cygnes de l'étang dans le jardin de la Résidence ; bien qu'il ne s'occupât, en aucune façon, du bonheur de son peuple, n'ayant qu'assez rarement ses rêves troublés, — ses rêves, non pas ses sommeils, car il dormait si peu  ! — à cause des famines qui désolent les campagnes et des gens qui meurent de faim dans les rues des villes ; bien que, pour s'émerveiller une heure d'un palais nouveau, ou pour faire représenter dignement quelque œuvre de Hans Hammer, il eût de ses propres mains volé, dans le trésor public, les sommes destinées à armer les forteresses et à entretenir les armées ; bien qu'il fût —chose avérée — brutal à ses serviteurs, sauvage à ses amis, ingrat à ses parents, sans pardon pour la moindre irrévérence, et cruel jusqu'à donner à manger à ses éperviers des souris vives qu'il avait lui-même dévêtues de leur peau, n'importe  ! aucun roi ne fut populaire à l'égal de celui-ci, à cause du bel air qu'il avait, — pareil à quelque jeune duc Thésée d'une idéale Athènes, — lorsqu'en son uniforme d'argent comme une armure il passait devant le front des troupes, parmi le nuage de neige éparpillée que lui faisait la crinière de son cheval cabré   !

Car il est, au cœur des peuples, un instinct sacré, auquel ils ne sauraient désobéir : les simples conçoivent obscurément que la Beauté est la sublime rédemptrice des fautes et des crimes.

Puis, une chose recommandait Frédérick à l'amour de toutes les femmes de Thuringe : plus joli que les plus charmants jeunes hommes, puissant entre les plus puissants monarques, aucune princesse, aucune archiduchesse n'aurait refusé de devenir l'épouse d'un tel roi ; même, comme dans les contes des fées, il y eut à Nonnenbourg des arrivées d'ambassadeurs suivis de magnifiques cortèges, et portant, dans des coffrets d'or, des portraits de royales jeunes filles ; mais, au lieu de se tenir sur son trône pour accueillir les nobles émissaires, il s'esquivait vers la montagne où il allait manger chez sa vieille nourrice du pain bis trempé dans du lait ; et même la petite Lisi, archiduchesse un peu paysanne, qu'il faillit aimer, il ne l'épousa point. Du moins avait-il eu des tendresses, ou seulement de brefs caprices, pour quelque dame de la cour, ou pour l'une de ces belles courtisanes que l'éternel tentateur envoie aux rois et auxquelles il confie, sûr de leurs rouges lèvres, la ruine des empires et le désespoir des peuples, ou pour l'une des divas brûlées d'art et d'amour en qui s'incarnait l'âme dévorante de Hans Hammer ? point du tout. Or, n'ayant jamais aimé, n'aimant point, il aimerait peut-être. De sorte que chaque femme du royaume pouvait espérer d'être un jour l'épouse ou l'amante élue ; et s'il était probable, — comme songeaient les illustres demoiselles de la cour, — qu'il s'éprît un jour de l'héritière de quelque nom fameux, il était possible, — songeaient les petites bourgeoises à marier, — que, rôdant incognito, ainsi qu'il avait coutume, dans les rues de sa capitale, il s'énamourât d'une jeune personne qui brode au plumetis derrière la vitre de la croisée, et il était à peine invraisemblable, — songeaient les bergères de moutons et les gauleuses d'oies, — que, le printemps prochain, allant faire visite à sa nourrice dans la montagne, il s'affolât de quelque pauvre fillette, hier sauvage et rustique, dont il ferait, dans le palais de Nonnenbourg, une favorite ou une reine  !

Et tous les jeunes cœurs de femmes, en ce pays, se tournaient, tendres ou éperdus, et sans cesse, — comme vers Apollo Clytie, — vers le mystérieux adolescent royal qui, de si loin, de si haut, de plus haut encore, les éblouissait délicieusement.

Une fois, un désespoir faillit les prendre. Le bruit avait couru que, durant son séjour dans la capitale d'une nation lointaine, Frédérick avait senti son cœur s'attendrir enfin pour l'impératrice de cet empire ; en effet, dès son retour, il fit élever dans l'un de ses jardins une chapelle de marbre rose, où, chaque soir, il priait pendant deux heures. A quel bienheureux ou à quelle sainte était dévouée cette chapelle ? ni à une sainte ni à un bienheureux. Sur la guipure de la nappe d'autel, entre les vases d'or et les chandeliers d'où les tiges blanches des cierges érigeaient des fleurs-étoiles il y avait, au lieu d'icone sacré, une relique ; et c'était, dans un étroit cercueil de verre, une rose blanche, restée fraîche et comme à peine éclose par la science de quelque merveilleux chimiste ou de quelque magicien, — momie étrange de fleur, — la rose qu'un jour avait pour la lui donner cueillie de son corsage l'impératrice du pays lointain.

Ainsi le roi était amoureux, véritablement ; et jamais il n'aurait d'yeux ni de cœur pour ses tendres sujettes.

Mais, quelques mois passés, l'oublieux cessa de venir prier à la chapelle dans le jardin ; les cierges ne s'allumaient plus ; l'or des vases s'éteignit ; il y eut des grimpements de lierres, comme aux pierres d'une ruine, sur la roseur attristée du marbre ; et les sauvages grandissements des verdures fermèrent d'une porte de feuilles et de ramilles la chapelle où, dans son cercueil obscurci, se fanait enfin la momie de la fleur.

Et toutes les grandes dames, toutes les bourgeoises, toutes les paysannes, se reprirent à espérer vers le jeune monarque, qui rêvait, insensible encore, mais bientôt sensible peut-être, parmi les rayons et les musiques, dans les féeries de quelque château sur les monts, où des cygnes qui n'étaient point des oiseaux, mais qui étaient des machines vêtues d'ouates et de satins de neige, voguaient en chantant sur le cristal bleu des lacs, où l'azur d'un plafond de malakite, incrusté de rubis et de perles, imitait le ciel astral, où tout le mensonge des êtres charmants et des choses exquises, où tout l'irréel de la nature enchantait, désolait peut-être, l'âme du jeune roi fatalement éprise d'artificiel Idéal.

Le jour où Frédérick la manda, on introduisit Luscignole, avec une brusquerie de poussée, dans un très étrange jardin.

— Mademoiselle, dit un jeune garçon, presque un enfant, habillé de cuir et de fer, qui était l'un des petits écuyers du roi ; vous ne pouvez voir Sa Majesté, mais elle vous voit et vous entendra ; chantez donc, s'il vous plaît.

Là-dessus, il disparut.

Luscignole, interdite, regardait le jardin.

Il paraissait très grand, presque immense, avec des lointains de ciel au fond de longues voûtes de branches ; pourtant, on n'y respirait point ainsi qu'en un lieu ouvert, traversé de vent : c'était comme si, par quelque miracle, on eût été la figure, réellement existante, d'un paysage peint ; on se sentait, vivant, le captif de choses sans vie ; la largeur, la hauteur, tout l'espace, enserrait comme une geôle. Luscignole, à vrai dire, enfant qui l'était davantage d'être presque oiseau, tremblant instinct posé sur un vacillement de branche, ne pouvait être impressionnée aussi subtilement ; mais son inconscience éprouvait ; et, dans ce vaste jardin, comme dans une étroite chambre partout close, elle haletait un peu.

Et la lumière aussi ne lui paraissait pas semblable à la lumière du jour. Oh  ! elle voyait bien, plus haut que la cime des grands arbres, magnolias, cèdres, eucalyptus, planer une radieuse rondeur fauve, qui était le soleil, mais elle reconnaissait mal la solaire splendeur, et il n'y avait pas de vrais rayons dans le jour.

Elle commençait d'avoir peur  ! D'un recul elle rencontra des plantes, crut qu'elle allait choir, se retint, des deux bras jetés en arrière, à des rameaux, qui ne plièrent point ; et, les feuilles qu'elle touchait des doigts, il lui sembla que ce n'était pas des feuilles. Elle se retourna, toucha encore, regarda de tout près, vit de fines découpures de soie, qui mettaient de la verdure aux arbrisseaux... Tout à coup, un ramage  ! elle leva la tête, elle aperçut une fauvette des roseaux — cette oiselle svelte et rousse, sœur déchue de la race des rossignols, — qui sautelait de lamelle en lamelle, et gazouillait éperdûment. Ceci la rassura ; ce lui fut comme à l'exilé en de très lointaines régions la rencontre d'un compatriote ; elle courut vers la fauvette ainsi que vers une camarade  !... Elle s'arrêta. Ce qui voletait, ce qui ramageait, n'était pas un petit corps vivant, habillé de vraies plumes, mais un de ces menus automates que l'on voit aux étalages des marchands de jouets, et qui, serinettes ailées de petits sursauts à ressorts, ne chantent que si l'on tourne la clé. Et le mensonge de fauvette, dès qu'approcha Luscignole, disparut derrière une fleurette soulevée qui retomba comme la planche d'une ratière.

Luscignole s'épouvanta tout à fait  ! Une seule idée : fuir. Elle se jeta dans l'une des longues allées, sortes de tunnels feuillus. Elle ne courut pas longtemps, le front tout de suite heurté à un mur peint en bleu, qui était le lointain céleste.

Alors elle éclata de rire. Elle comprenait. On l'avait conduite dans un jardin pareil à ces décors où elle rossignolait tous les soirs ; et, un peu cabotine, — puisqu'elle ne sifflait pas pour elle seule  ! — elle eut la fierté de montrer qu'elle n'était point dupe. Sa Majesté, lui avait-on dit, pouvait la voir et l'entendre ? à la bonne heure. Sans doute le roi était caché derrière quelque vitrage peint de treillis fleuris, comme sont des gens au fond des loges grillées. Il s'agissait d'être digne de sa réputation  ! Elle se campa, le coude à l'écorce d'un arbre, se piéta dans le sable, — non du sable, mais de friable et roulante poussière de pierres fines peut-être, — et, après avoir lissé ses bandeaux qu'elle savait semblables à des ailes de rossignols, elle commença de ramager, la fillette oiselette  ! Vraiment, elle ramagea très bien. Qu'elle eût sifflé, si c'eût été l'instant d'éveiller l'émulation de ses frères dans les bois, plus simplement et d'une âme plus emplie des rêveries de l'infini, on peut le croire ; mais, du moins, tout ce que, d'être artiste devant le monde, elle avait acquis d'adroits procédés suppléant aux inspirations naïves, elle l'employa merveilleusement ; on peut faire quelque effort pour un roi qui se connaît en musique. D'ailleurs, ce fut en vain qu'elle s'efforça d'avoir seulement du talent ; elle portait une petite âme sincère, indocile aux souvenirs des succès d'hier, et vite elle redevenait la puérile et loyale poétesse, — poétesse des bois et des cages, — qui chantait pour le plaisir et croyait toujours s'entendre pour la première fois.

Comme elle défaillait de délice en la suprême pamoison du ramage, une voix très proche dit d'un accent qui supplie et ordonne à la fois :

— Oh  ! encore  ! encore  !

Celui qui parlait, c'était le roi sans doute, le roi des belles féeries, le jeune roi-fée, caché derrière le mensonge de quelque arbre ou de quelque coin de ciel, fait d'un miroir bleuissant.

Elle rossignola encore  ! plus délicieusement  ! plus douloureusement  ! le souffle lui manqua, et la force, et l'âme  ! exquisement torturée, elle se tut.

Mais la voix du roi invisible, plus brutalement et plus tendrement ensemble :

— Encore  ! encore  !

Elle se redressa, elle se vainquit, elle chanta de nouveau, plus mélancolique, plus mystérieuse d'abord, puis plus emportée en de râlantes mélodies  ! si bien qu'enfin, comme trépassée, elle chut sur le gazon qui était fait de fils d'or et de fils de soie verte, mêlés.

Elle resta longtemps en la prostration, extatique à la fois et si angoissée, de l'artiste inspiré qui fit son devoir en livrant tout son être.

Une parole la tira du cruel enchantement qui sera tout à l'heure oublié comme un délice trop formidable pour que la conscience en puisse garder le souvenir.

— Mademoiselle ?

Elle se leva, elle secoua, ainsi qu'un oiseau ses plumes, les fanfreluches de sa robe foraine, se frotta les yeux, avec l'air d'une enfant qui s'éveille, se tourna, vit, tout de blanc habillé, et si grand, et si joli, en un habit qui était de l'argent, de la neige et des pierreries couleur de lys, quelqu'un qui était plus charmant que tous les Princes Charmants des Contes.

D'abord, en l'effarement de son plaisir, elle ne songea point que ce pouvait être le roi, — est-ce qu'elle se souvenait seulement qu'il y a des rois sur la terre  !— mais elle crut qu'elle s'éveillait en un monde où des anges prennent plaisir à écouter le chant des rossignols et les viennent complimenter après les avoir entendus. Ou plutôt elle n'imaginait rien sinon qu'elle était heureuse au delà du possible à cause de cette apparition si blanche, si jolie, et si hautaine aussi.

Elle ne répondait pas, elle contemplait toujours, en un effroi charmé. Elle remarquait, — car l'extase, parfois, sans rien perdre de son immensité, s'attache à des détails où elle se renforce, — que la vision avait des yeux pareils à de tout petits coins de ciel, où se presseraient mille étoiles, et qu'elle portait, descendant du cou sur la poitrine, un collier fait de constellations. Et Luscignole tendait les bras, suppliante, comme pour demander pitié à trop de joie  !

La voix de l'adorable inconnu dit encore :

— Mademoiselle ?

Alors, polie en son ravissement :

— Monsieur..., répondit-elle.

Mais il frappa du pied, avec colère.

— Dites : Sire  ! cria-t-il.

Elle baissa le front. C'était le roi. Elle fut en même temps ravie et un peu désillusionnée, car c'était très beau que ce fùt le roi, mais peut-être avait-elle espéré que ce serait mieux que le roi  !

D'ailleurs, habituée aux façons cérémonieuses des cours :

— Sire  ! murmura-t-elle après s'être inclinée trois fois.

Plus calme, Frédérick dit :

— Vous chantez, en vérité, fort bien.

Elle salua de nouveau.

— Tenez-vous beaucoup à suivre les saltimbanques qui vous conduisent de ville en ville ?

— Oh  ! non, sire  !

— Vous plairait-il de vivre auprès de moi, et de chanter pour moi seul ?

— Hélas  ! que cela me plairait  ! dit-elle.

Et elle osa lever le front. Elle regardait le roi, le roi la regardait. Il y eut, en les yeux de l'un, en les yeux de l'autre, comme une confrontation d'âmes, qui sait ? également pures, également tristes, également puériles, également cruelles aussi, car les rossignols sont aussi féroces que les jeunes Nérons innocents. Et ils ne cessaient pas, le maître d'un grand royaume et la siffleuse foraine, de se regarder, comme on se mire.

Enfin, après un sursaut, il reprit :

— Restez donc un instant dans ce jardin, Mademoiselle, et attendez mes ordres.

— Oui, sire, dit-elle.

Et il disparut derrière une tenture de mousse et de roses, levée et retombante ; ce fut comme la fuite, tout à l'heure, de l'oiseau mécanique de l'autre côté de la fleur qui chut avec la vitesse d'une planchette de ratière.

Frédérick parti, l'extase de Luscignole s'évanouit, pas tout à fait cependant, lui laissant des douceurs et des langueurs, et ce qu'il reste de splendeur éteinte dans un cristal où une étoile se refléta. Elle s'assit au pied d'un cèdre fort bien imité, dans la mousse de soie et d'or, et, perplexe, elle se demandait :

— Que va-t-il m'arriver ? Est-ce que je serai princesse, ou bien le roi me fera-t-il chanter dans les opéras de Hans Hammer, dont on parle tant ?

Elle attendit.

L'écuyer, habillé de cuir et de fer, reparut, et, s'inclinant avec les marques du plus profond respect :

— Mademoiselle, dit-il, daignez me suivre.

— Ah  ! je veux bien, dit-elle.

Il passa devant, en écartant les branches de l'étrange jardin. Elle se trouva dans une salle où s'espaçaient des colonnes d'or sous un plafond peint de surannées mythologies. Sur un signe de son guide, elle marcha entre une double haie de serviteurs chamarrés, — peut-être des chambellans, — sortit de la salle, monta un escalier étroit et tournant, semblable à ceux des tours de cathédrales, entra dans une vaste chambre, meublée de meubles très anciens, de meubles comme elle n'en avait jamais vu ; et, l'écuyer s'étant retiré, trois vieilles dames, aux tresses blanches sous de longs voiles de crêpe noir, en sombre robe qui traîne, pareilles à de revêches nonnes d'un très austère et très funèbre cloître, se levèrent de chaires antiques, et, après trois saluts, dirent ensemble :

— Mademoiselle, c'est ici que vous logerez en attendant que soit disposé le séjour que Sa Majesté vous destine.

VI

Elle s'ennuya beaucoup dans le sévère appartement.

Le soir, les trois vieilles dames la couchaient dans un grand lit d'ébène, à colonnes, entre des tapisseries où l'on voyait, ici, à la tête de ses rouges mousquetaires, là, recevant des ambassadeurs agenouillés, plus loin, dansant majestueusement parmi des danseurs de qui le respect s'écarte et s'extasie, ailleurs, à cheval au bord d'un fleuve qu'une armée traverse à la nage, un Roi beau sans doute, mais trop imposant, et coiffé d'une énorme perruque si fauve qu'on l'aurait crue faite de rayons de soleil roulés la veille en papillottes. Ah  ! qu'il était plus joli, le jeune roi Frédérick en ses habits blancs brodés de neige, de lys, de perles, qui avait, sous une courte chevelure frisée, du ciel dans les yeux  !

Le matin, les vieilles dames, toujours, car elle ne voyait qu'elles, — lugubres nonnes gardiennes d'une toute petite novice—lui apportaient le chocolat et vingt friandises ; mais, quoique fort gourmande, elle y goûtait sans plaisir, avec des soupirs d'ennui qui auraient attendri les plus insensibles personnes ; les antiques femmes ne s'attendrissaient point.

Et toute la journée était morose. Car on ne permettait pas à Luscignole de s'approcher des fenêtres, voilées d'ailleurs d'épais rideaux qu'à peine traversait le jour et pas du tout le bruit de la ville.

Elle n'avait d'autre distraction que de considérer dans une galerie voisine de sa chambre, étroite et longue, éclairée d'en haut, des portraits de femmes, accrochés aux murs. Il y avait des visages poupins, trop roses sous la poudre, la peinture ayant bien imité le fard ; de nobles figures pâles, casquées de torsades noires, figures de reines ou d'impératrices ; et, le buste vêtu d'étranges oripeaux, des personnes de tous les pays, des Russes aux seins emperlés comme ceux des Panagias des Circassiennes, de qui la blancheur s'exhausse insolemment entre les splendides ramages des soieries ; et des négresses, aux poitrines pareilles, selon la brutale et juste expression d'un poète, aux deux moitiés d'un boulet de canon ; et de belles filles de Paris, bouches rouges de récents baisers, qui dansèrent aux Porcherons et déjeunèrent à la Rapée ; non sans des favorites du siècle dernier, poudrées, musquées, exquises, une rose entre deux doigts, et des reines anciennes, Colombes aux becs de fer, ou Serpents du Nil, les unes blondes d'or clair, les autres brunes d'or noir.

Quelques heures Luscignole s'amusa de ces portraits ; il y en avait quarante, et son adroite curiosité finit par obtenir des trois vieilles nonnes l'aveu que c'était là la collection des plus belles femmes du monde, jadis réunie par Frédérick Ier, roi poète, roi tendre, roi extravagant, qui fut le grand-père de Frédérick II, roi fée. Mais elle se lassa bien vite — si jolies fussent-elles, et si amusantes avec leurs costumes divers, — de la seule compagnie de ces peintures ; si, pour se divertir de sa morose vie, elle n'avait eu l'espérance des gloires que le roi lui réservait, sans doute, elle serait morte de chagrin.

Mais qu'il tardait à accomplir ses desseins  ! Il l'avait peut-être oubliée ? Peut-être lui avait-on amené quelque autre fillette rossignolant mieux qu'elle ? De ses gardiennes elle n'obtenait que cette réponse : « Attendez ? » ou celle-ci : « Il faut laisser à Sa Majesté le temps de préparer ce qu'elle désire. » Elle trouvait qu'elle attendait depuis trop longtemps  ! et, un soir, pendant qu'on la déshabillait pour la mettre dans le grand lit à colonnes, elle décida à part soi que, le lendemain, — si, quelque chose de nouveau ne s'était pas produit, — elle se fâcherait, et dirait qu'elle voulait sortir, qu'elle voulait s'en aller chanter dans les forêts ou dans les foires ainsi qu'elle avait coutume  !

Or, ce soir-là, dès que les vieilles se furent retirées après lui avoir offert à boire, dans une coupe de Bohême incrustée de rubis, un vin rose qui lui assurerait, dirent-elles, un long et bon sommeil, elle se sentit, la tête à peine sur l'oreiller, si lasse, avec les paupières si lourdes, qu'elle n'eut plus le loisir de penser, et qu'elle s'endormit tout à coup, profondément.

Mais, pour endormie qu'elle fût, elle n'était pas tout à fait absente de la vie. Des choses se passaient autour d'elle, qu'elle percevait, chimère, ou réalité vague dans la brume du rêve.

Il lui sembla qu'on la faisait glisser du lit, qu'on l'habillait d'étranges habits, d'habits qu'elle n'avait jamais portés.

Puis, on la souleva, on l'enleva. Qui ? des formes confuses, qui avaient de l'or aux manches, des fantômes richement vêtus. On se donnait bien garde de lui faire du mal, on la touchait avec des mains qui frôlent à peine. On l'emportait cependant très vite.

Et voici qu'après des escaliers descendus en d'opaques ténèbres çà et là rouges de torches, et des escaliers encore, qui tournent, — elle n'aurait pas pu faire un mouvement ni ouvrir les yeux, mais elle sentait qu'on la remuait et elle voyait l'ombre rougeoyante, — une fraîcheur claire lui caressa le visage, et, sans l'éveiller, la charma. Ce fut comme un souffle d'aurore dans une très sombre nuit.

Bientôt elle s'imagina qu'on la couchait dans quelque carrosse ; il y eut des hennissements de chevaux, des clics-clacs de fouets, des jurons de postillon. Mais elle était bien sûre que tout cela n'était qu'un rêve ; elle se promettait de s'en souvenir pour se le raconter à son réveil. Un bruit grinçant de chevaux qui décarrent  ! Le carrosse, d'un essor que Luscignole crut sentir venir d'elle, s'élança si vite, si vite, qu'il fut, dans le vague du songe, comme une flèche qui emporterait l'archer.

Aux vitres se posaient des étoiles pareilles à des mouches d'or, puis elles couraient avec la noire vitre fuyante, ainsi que des lueurs qui roulent en des nuées d'orage.

Et Luscignole, immobile comme si on l'eût mise dans un cercueil avant de la hisser dans la voiture, entendit un immense et sonore froissement. Sans doute on traversait une forêt, ou bien on voyageait le long de la mer. Comme elle aurait voulu voir, tout à fait  ! comme elle aurait voulu entendre, tout à fait  ! Mais un effort qu'elle fit pour lever les paupières, pour écarquiller l'ouïe, vaincu, stérile, la replongea dans plus d'ombre, dans plus de silence : elle fut tout à fait comme une morte.

Une lueur rosée d'aube, — après combien de temps ? — lui traversa la paupière, la lui souleva lentement, doucement, comme un petit doigt de matineuse fée, diaphane et si léger qu'on le sent à peine ; elle s'étonna de ne point s'éveiller dans la chambre ancienne, aux imposantes tentures.

Tout ce qu'elle avait cru rêver n'était donc pas un rêve ?

Elle se frotta les yeux, s'accouda, regarda, fut tout à fait stupéfaite, sans effroi cependant.

Elle n'était pas étendue sur un lit, mais le long d'un énorme bâton, qui était comme un tronc d'arbre, transversal, en l'air ; et, vers elle, penchée plutôt que couchée, venaient d'en bas, les senteurs fraîches d'une clairière déjà mouillée de rosée, venaient, d'en haut, des bleuissements encore nocturnes, déjà plus clairs, de ciel bientôt matinal. Une chose tremblante lui frôla le front : une branche, une vraie branche ; les souffles froids de toute une forêt lentement remuée passaient sur elle délicieusement.

Elle ne bougeait pas. Elle ne savait pas où elle était, elle était contente d'être là. Elle éprouvait l'aise de quelqu'un qui, après un long exil, s'éveille en sa patrie, ou en un lieu semblable à la patrie, dans la maison longtemps désirée. Elle se sentait chez elle ; et elle aspirait avec un charme de convalescent qui boit pour la première fois après une longue fièvre, l'air du grand bois et du vaste ciel et le frissonnant silence où se mouraient les derniers chants des rossignols.

Et le jour se faisait peu à peu.

Et peu à peu Luscignole vit s'ébaucher des formes, s'affirmer des lignes. Pendant qu'au-dessus d'elle s'illuminait l'azur, l'herbe de la clairière, ici se dorait, là se rosait au-dessous d'elle. Mais il lui semblait qu'au-dessus, au-dessous, et à droite, et à gauche, elle apercevait le ciel, l'herbe, la forêt comme à travers une claire-voie. Alors la pensée lui vint de se considérer elle-même. C'était d'un habit fait de plumes fauves et sombres qu'elle s'apparut vêtue, et, — le soleil déchirant toute la pénombre, — elle connut qu'elle était, rossignol, dans une cage, énorme, aux barreaux espacés, accrochée entre les deux maîtresses branches d'un chêne gigantesque, au milieu de la forêt.

FIN DU LIVRE DEUXIÈME.

LIVRE TROISIÈME

I

Elle était en cage, en cage au milieu des bois. Autour d'elle bruissait l'infini sauvage et charmant d'une forêt traversée de soleil, et il lui venait, de partout, des fraîcheurs de verdure, et des gazouillements de nids, et des parleries éteintes de ruisseaux lointains, et des odeurs d'herbe mouillée, qui se vaporisaient. Elle était vraiment entourée de l'immense douceur glacée des arbres et des sévérités de la solitude.

La cage était très grande. Faite de barreaux qui étaient de jeunes troncs de frêne à qui on laissa l'écorce, large, bien plus large que les chambres où s'ennuie l'oisiveté des citadins, elle laissait entrer de tous les côtés, accrochée entre deux branches s'écartelant, le vent, les senteurs, la verte vie végétale.

Quelques heures après le réveil, Luscignole, d'abord effarée, puis heureuse, comprit que, par une inconcevable magie, son double rêve était enfin réalisé d'être à la fois rossignol en cage et rossignol dans la forêt.

Plusieurs jours s'écoulèrent. L'habitude lui rendait plus douce la solitude, plus chères la clarté du soleil, la clarté de la lune. Pourtant elle ne chantait pas ; faisant silence aux chants des rossignols qui se lamentaient, dès le soir, dans le profond mystère, au chant de l'un surtout, son voisin du même arbre.

Où dormait-elle ? dans l'un des bâtons, transversal, creusé comme une pirogue ; on y avait mis des fourrures pour qu'elle n'eût point froid.

Où mangeait-elle ? dans de grandes mangeoires où, durant ses sommeils, des mains invisibles servaient un repas fait de friandises agréables à une fillette, et qui, en même temps, aurait plu à l'appétit d'un oiseau.

Tous les matins, en rouvrant les yeux elle s'apercevait que l'on avait mis de l'ordre dans la cage, épousseté les barreaux, renouvelé l'eau des godets en porcelaine. On s'occupait d'elle, on prenait soin d'elle ; elle était fière parce qu'on la traitait, fillette sauvage, comme on eût fait d'un rossignol récemment pris.

A quoi passait-elle le temps ? Assise sur l'un des bâtons, celui qui était dans le plus d'ombre, elle guettait les mouches vertes qui passent, s'amusait du frémissement des fourmis volantes, s'intéressait à un bruissement des feuilles, s'effarait d'un pas de bûcheron sur la lisière ; parfois elle se rencoignait au fond de sa chère prison, une jambe en l'air dans le grossissement de ses plumes, regardait fixement devant soi, avec des yeux ronds, grands ouverts ; et elle ne s'imaginait pas que l'on pût être plus heureuse qu'elle.

Mais le roi ?

Le troisième jour après son emprisonnement dans la délicieuse solitude, elle entendit, un soir, à l'heure où les premières étoiles écartent, comme d'une flèche d'argent vacillante, l'épaisseur des feuilles, le bruit de quelqu'un qui s'approchait ; elle devina que Sa Majesté l'écoutait ; et, puisqu'elle était le rossignol du roi, elle se mit à chanter, ravie.

Jamais elle n'avait ramagé aussi admirablement  ! car, maintenant, elle savait toutes les mélodies de la forêt, tous les rythmes des rayons de lune glissant de branche en branche, et les harmonies de l'infini silence. En sa voix se pâmait l'âme mystérieuse de la forêt et de la nuit, et les rossignols, silencieux, l'écoutaient.

Puis, à son tour, elle se tut, ayant deviné, à cause d'un froissement de feuilles et de branches écartées, que le roi s'éloignait. C'était pour lui seul qu'elle voulait chanter.

Ce fut pour lui seul que tous les soirs elle chanta, de l'instant où un bruit de pas dénonçait la présence de Frédérick à celui où des frissons de feuillage avertissaient de son départ. Ah  ! quelle fierté, quel ravissement c'était pour elle que d'être écoutée par un prince si joli et qui se connaissait si bien en musique  ! Même il lui plaisait qu'il demeurât invisible, parce que, inconsciemment, elle aimait mieux se souvenir de lui que le revoir. Et, vraiment, il n'est bonheur ici-bas auquel eût voulu troquer sa joie Luscignole en cage dans la forêt.

Mais, une nuit, couchée sur le bâton, elle sursauta, brusquement éveillée. Pourquoi ? elle n'aurait pu le dire. Elle avait, les plumes hérissées, cette instinctive peur de l'oiseau qui sent venir, sans le voir, l'autour ou l'épervier qui plane et qui fondra.

Un bruit se fit, comme de branches ouvertes d'une lourde poussée. Le roi revenait-il ? non ; il n'avait pas cette pesante approche, furtive quoique pesante ; et son invisible arrivée écartait les feuilles du brusque élan, qui tout à coup s'arrête, d'un chamois farouche et hardi  ! le bruit, toujours plus rapproché, et comme rôdant sous elle, que Luscignole entendait, effarée, terrifiée, semblait d'un prudent malfaiteur, animal ou homme, redoutable, mais qui a peur. Qui donc venait ? était-ce à elle qu'il en voulait, cet inconnu ? Instinctivement, elle était certaine que jamais elle n'avait couru un aussi grand danger. Et elle n'osait pas regarder entre la claire-voie de la cage vers l'être qui s'avançait. Enfin il y eut une lourdeur de chute, comme si le survenant s'était, après un faux pas, assis dans l'herbe. Puis, plus rien. Seule dans le noir silence montait la lamentation du rossignol qui avait sa branche dans l'arbre où s'accrochait la cage de Luscignole. Et, pour cet oiseau, son voisin, — ils vaient fini par se connaître et s'aimer l'un l'autre à cause des ramages échangés, — elle avait peur autant que pour elle-même. Car elle savait bien que l'ennemi, silencieux maintenant, était toujours là  ; il guettait, immobile, se tenait en embuscade, attendant sans doute le jour pour accomplir quelque œuvre criminelle  ! elle sentait dans le vent courir la menace d'un souffle méchant.

Si lasse de terreur, elle ne ferma point les yeux pourtant, et, dans l'arbre tout proche, le rossignol aussi devait être alarmé puisque, ne chantant plus, il ne s'était pas endormi, la tête sous l'aile, dans la sécurité de la nuit ; distinctement Luscignole l'entendait sauteler, inquiet, de rameau en rameau, comme un oiseau que convoite et attire, ouverte dans l'herbe, une gueule de reptile.

Des heures passèrent ; il y eut un frémissement rose sur de lisses feuilles, ici, là, plus loin, partout, la rougeur première de l'aube s'insinuant parmi la forêt ; et il montait des bruyères peu visibles encore dans le balancement du vent, et des ravins herbus où s'éveillait l'argent fugace des ruisseaux, et de la clairière humide, des blancheurs opaques, moins opaques bientôt, dont s'enveloppa toute la forêt ; elle fut, dans l'ombre encore, avec ses hêtres et ses chênes aux troncs pareils à de vagues piliers, aux cimes courbées en voûtes, comme une énorme et mystérieuse église, pleine d'une brume d'encens.

Alors, un peu de clarté pénétrant la profondeur, Luscignole prit courage, tourna la tête, baissa la tête, cherchant à démêler dans l'obscurité du sous-bois celui dont elle savait la présence, dont elle devinait la menaçante attente. Longtemps elle ne discerna rien d'alarmant. Elle fut sur le point de croire qu'elle s'était effrayée à tort, que, seule, quelque innocente bête avait rôdé dans la nuit. Mais, descendue du bâton, et la face collée au plancher treillagé de la cage, elle vit tout à coup, dans la brume que diaphanisait le jour grandissant, —non pas au-dessous de la cage même, mais un peu plus loin, vers l'arbre, —une basse forme noire, courbée vers la terre, la forme d'un homme qui gît étendu sur le ventre.

L'homme, longtemps, ne bougea point. Mais voici que peu à peu il avança les bras, et d'une main qui mêlait des doigts rouges à l'herbe il arrachait le gazon par touffes ; il mit à nu tout un carré de terre noire et mouillée.

Luscignole releva la tête  ! parce qu'elle avait entendu un frémissement de plumes ; c'était que le rossignol, dans l'arbre voisin, s'agitait, s'intéressant, lui aussi, à la sournoise besogne ; et elle vit bien que, tournant le cou entre deux feuilles, il observait l'homme, d'un œil oblique. Elle trembla. Elle savait combien les rossignols sont curieux, et, instruite aux pratiques de l'oisellerie, que les adroits chasseurs tirent justement parti de cette curiosité pour faire choir dans des pièges ces sauvages oiseaux. Ce devait être un expert captureur d'ailes, cet inconnu qui avait fait le guet toute la nuit ; sans doute il préparait quelque embûche où tomberait le chanteur de l'arbre.

Elle eut envie de faire du bruit, pour que l'oiseau s'envolât. Mais il s'était habitué, depuis qu'il l'avait pour voisine, aux allées et venues dans la cage, aux petits sauts, aux rires de Luscignole, et, quoi qu'elle fit, il ne s'en effarouchait point. Ah  ! qu'elle était inquiète  ! Une fuite à travers les bruyères et les branches redoubla son alarme.

Hélas  ! elle ne s'était pas trompée : l'homme n'était plus là, mais, sur la terre fraîchement remuée, il avait placé, grand ouvert, un double filet rond, dont le dessus était soutenu par l'arrêt d'une aiguille en une coche de fin bâton au bout duquel se tortillait, tentateur, un ver de farine.

Les rossignols ne sont pas moins gourmands que curieux ; si l'oiseau qui regardait, le cou tourné, apercevait la vivante proie, il ne manquerait pas de descendre de l'arbre ; du bec, il saisirait le ver, et le couvercle tomberait, et les ailes battraient en vain entre les mailles du filet ; puis le chasseur, caché non loin derrière quelque tronc, accourrait, saisirait la pauvre petite bestiole.

Voici en effet que le rossignol descendait de rameau en rameau, avec de petits sauts hésitants, et, la tête en l'air comme pour s'envoler, — mais il ne s'envolait point, — se rapprochait, de plus en plus, du péril. Ah  ! mon Dieu, il marchait maintenant dans l'herbe, sur la terre, s'avançait, s'avançait toujours ; il avait, d'un air où l'étourderie se rassurait de fierté, des dressements de cou, avec, encore, des intentions d'essor ; mais, d'un regard oblique, il ne quittait pas le ver se tortillant, et il se trouva enfin, instable mais résolu, défiant mais affamé, à si peu de distance de la captivité, qu'il eût suffi d'un brusque allongement de bec pour faire choir le piège.

On ne saurait dire l'épouvante de Luscignole, ni sa pitié pour le pauvre oiseau qui allait se faire prendre, et que l'on mettrait en prison, et à qui l'on brûlerait les yeux peut-être, comme faisait Alas Schlemp, afin qu'il chantât mieux  !

Une idée lui vint  ! elle se mit à ramager ; mais à l'ordinaire ramage elle joignit, mêlé aux roulades, ce petit cri, convenu entre oiseaux depuis le commencement des races, qui avertit d'un danger mortel. Le rossignol entendit, comprit, et d'un soudain coup d'aile, il s'évada, loin du piège, parmi la complicité des feuilles vite ouvertes et refermées, vers les sûrs asiles de la forêt  ! Jamais Luscignole n'avait éprouvé un plus grand plaisir ; elle avait sauvé son petit frère du bois  ! il resterait libre, il chanterait, tout le printemps, pour ravir sa femelle amoureuse  ! et elle eut tant de joie qu'elle se reprit à rossignoler, éper dûment.

Mais cette joie fut brève.

L'oiseleur, revenu, regardait en l'air, à cause du chant, vers la cage qu'il n'avait pas aperçue encore, mêlée aux frondaisons des chênes, et Luscignole, pleine d'horreur, reconnut le hideux gnome Alas Schlemp qui la reconnaissait  !

Eh  ! oui, c'était tout naturel qu'il épiât les rossignols dans la forêt printanière, ce monstre qui se plaisait à emprisonner les ailes, et qui brûlait les yeux des divins chanteurs. Sans doute, il avait à remplir quelque cage vide dans la chambre-volière  ! et il s'était mis en chasse avec ses pièges et son affreuse boîte en fer-blanc où même le suicide est interdit aux prisonniers.

Cependant, lui, la regardait ardemment

En ses flambants petits yeux, riait le triomphe d'avoir enfin retrouvé sa meilleure virtuose ; et il y avait dans son immobilité d' un moment le prochain élan de tout lui vers elle, pour la ressaisir, pour l'emporter.

Luscignole fut prise d'une telle épouvante qu'elle se mit à sauter comme un oiseau fou d'un côté à l'autre de la cage ; ébouriffant ses plumes aux bâtonnets, ensanglantant sa face aux barreaux. Mais Alas Schlemp, un affreux rire aux lèvres, avait embrassé un tronc de chêne, et grimpait  ! Elle vit l'une des mains de l'homme pénétrer dans la cage. Elle comprit que, hissé, il allait lever en dedans le loquet, que l'huis s'ouvrirait, qu'il la reprendrait, l'exécrable brûleur d'yeux  ! Alors, elle cria, elle hurla : « Au secours  ! au secours  ! » et elle appelait encore, jetant le nom du roi. Mais Alas Schlemp se précipita dans la cage, empoigna la fillette en vain résistante.

— Laissez-moi  !

— Viens  !

— Allez-vous-en  !

— Viens  !

— Vous n'avez pas le droit de me prendre  !

— Viens donc  !

— Je suis le rossignol du roi  !

— Je te dis de venir  !

Et, la serrant contre lui, la forçant à se taire d'une main sur la bouche, il la mit sous son bras comme il eût fait d'une poupée, — elle était plus légère, étant oiseau, —s'agrippa d'une main au rebord de la cage, se laissa choir dans les herbes, et emporta Luscignole à travers la forêt.

II

De l'autre côté de la frontière, dès après la montagne descendue, il y a une auberge au bord d'un petit lac, rond, tout bleu, entre une circulaire inclinaison de sapinières. Brasserie plutôt ; car on n'y loge guère. C'est là que s'arrêtent un instant, pour reprendre haleine, les mendiants, sans doute voleurs, les vagabonds hâves, rôdeurs inquiétants, qui réussirent à s'évader de la terre thuringienne. Les nuits, le touriste, peu fréquent, qui s'est endormi dans la solitaire hôtellerie, s'éveille en sursaut parfois, à cause d'un grand bruit de pierres qui s'éboulent parmi des appels sourds et des chuchotements ; s'il ouvre la fenêtre et regarde au dehors, il est possible qu'il voie, dans l'obscurité nocturne, un long cadavre, traîné de cordes, comme en un sac roux, par quatre ou cinq hommes courbés, l'épaule en avant, qui ahanent d'effort ; il reste, sur le cailloutis du chemin, des flaques de sang, noires dans l'ombre, ou roses de lune ; le cadavre, c'est quelque cerf, tué par des braconniers dans la forêt voisine, et qu'ils dépèceront tout à l'heure dans la cave de l'auberge, pour l'aller vendre au marché de la ville prochaine, par quartiers rouges et poilus.

Quelques tables de pierre fruste, chacune sur un seul pied de chêne non décortiqué, s'espacent dans la salle basse, carrelée, au plafond de poutres qui s'effondrent, aux rugueuses parois barbouillées à la chaux.

C'est sur un banc, devant l'une de ces tables, qu'après la course à travers la forêt s'assit enfin Alas Schlemp ; il mit Luscignole sur le bois dur, à côté de lui, comme un paquet qu'on pose. Elle ne bougeait point, évanouie oumorte. Lui aussi demeurait immobile, pesamment accoudé, les poings aux joues, et ne soufflait mot. Seul, son rauque souffle d'ivrogne invétéré sonnait, grossissant jusqu'à gronder, dans le vide silencieux de la salle.

Mais quand la servante, hommasse, moustachue, l'air d'un reître habillé en femme, eut placé sur la table, avec des verres d'étain, un énorme broc de bière dont la mousse coulait, et une bouteille de schiedam, il frappa du poing, et se tournant vers Luscignole :

— Allons, dit-il, bois  !

Luscignole frémit, leva un peu la tête, sans ouvrir les yeux. Elle était blême comme un jasmin mort ; elle avait autour de ses lèvres, un peu avancées en bec, du sang, parce qu'elle s'était heurtée aux barreaux ; et les plumes fripées de son habit lui donnaient l'air d'un pauvre petit oiseau battu.

— Bois donc  ! reprit-il.

— Non, soupira-t-elle.

— Puisque je te dis de boire  !

Il parlait d'une voix si rude, que la fillette eut peur de recevoir des coups. Elle s'écarta, d'instinct, et ouvrit les paupières... Elle jeta un cri, tant son oncle était effrayant à voir  ! Si laid naguère, il était maintenant la hideur même, tant son énorme tête, poilue partout, pendait plus bas d'un cou rompu peut-être derrière les grasses rides flasques, tant la bave qui lui moussait aux lèvres lui donnait l'air d'une bête qui a la rage, et tant rougissait la férocité de ses petits yeux ronds, hagards. Et il était habillé de loques sordides d'où, par des trous effrangés, sortaient des rondeurs d'os, pareilles à des moignons.

Il comprit qu'il épouvantait l'enfant. Une colère lui en vint. Furieusement, il empoigna la bouteille de schiedam, en versa le quart environ dans le broc — car, à présent, pour être plus vite soûl, il mêlait l'alcool à la bière — et but à même, goulûment, la peau du cou saccadée de glouglous. Puis, dans un ricanement gras :

— Oui, voilà ce que je suis devenu, depuis que tu es partie, petite misérable  !

Il but encore, il poursuivit, dans des hoquets :

— Ah  ! tonnerre, quelle vie de chien  ! D'abord, la cathédrale a brûlé.

— La cathédrale  ! s'écria Luscignole.

— Ça, je ne sais pas comment ça s'est pu  ! des hangars, des maisons s'allument, bon, je le comprends, il y a des planches, des meubles, des étoffes. Mais une église, toute en pierres, — pas d'autres bois que les stalles des chanoines, —qu'est-ce que l'incendie peut trouver à manger là dedans ? On a dit, depuis, que le feu avait été mis par les ouvriers et les ouvrières des fabriques, au moyen de cartouches et de bombes jetées sous les bancs de la nef et dans les escaliers. Ça n'explique pas que le marbre et le granit brûlent comme de la paille. Et ils ont brûlé toute la nuit  ! Quand je suis sorti de la brasserie, dans tous les cris de la ville folle de peur et d'étonnement, des lèchements écarlates s'enroulaient aux gargouilles, des explosions de flammes défonçaient les vitraux qui fondaient ou se brisaient en braises de toutes les couleurs, et, pendant que le dôme s'effondrait dans des chutes qui ébranlaient tout le quartier, le grand portail de bronze devenait rouge comme si ç'avait été la porte d'un enfer tout flambant derrière.

— Oh  ! mon Dieu  ! dit Luscignole en sanglotant.

Car elle se souvenait de la bonne Vierge, aux doigts levés, avec qui elle faisait des parties de volant, et des chérubins du haut-relief, qui étaient ses petits amis ; surtout elle songeait au cher rossignol enterré près de l'empereur, et dont quelque pierre tombante avait dû défoncer la sépulture, écraser les menus os. Hélas  ! le pauvre petit squelette  !

Puis, la voix en pleurs :

— Mais, au moins, dit-elle, la tour n'a pas brûlé  ?

— Elle a brûlé comme le reste. Des fumées rouges sortaient de toutes les fenêtres  !

— Alors... les oiseaux  !

— Je me suis jeté dans l'escalier  ! mais au premier tournant, les flammes qui descendaient en sifflant m'ont mangé la peau et les poils, et j'ai dû revenir sur la place. Je regardais la fenêtre de la volière, il n'en sortait pas de flammes encore  ! mais les vitres étaient toutes rouges.

—Les oiseaux  ! les oiseaux  ! pleurait Luscignole.

— Puis les carreaux éclatèrent  ! et alors, dans la fumée blanche et noire et les étincelles, je vis des rossignols qui attaient des ailes. Sans doute, ils s'étaient échappés des cages à moitié brûlées.

— Et ils se sont envolés  ! Ah  ! ils ne sont pas morts...

Alas Schlemp détourna la tête, continua, la voix plus sourde :

— Si, si, ils sont morts  ! ils voulaient s'éloigner de l'incendie, mais ils ne savaient pas de quel côté s'enfuir ; ils palpitaient, allaient un peu loin, revenaient, se perdaient dans la fumée dévorante ; le lendemain, j'ai trouvé au pied de la tour, dans les gravats et les cendres, des osselets d'oiselets, tout noirs...

Luscignole, les yeux séchés de colère, cria :

— Parce qu'ils étaient aveugles  ! parce que vous leur aviez crevé les yeux avec des aiguilles  ! méchant  ! méchant  ! méchant  !

L'ivrogne, attendri, fondit en larmes.

— Oui, oui, c'est pour cela... oui... c'est peut-être pour cela...

Mais brusquement, après quatre gorgées de schiedam avalées au goulot, ses rages le reprirent.

— Et, comme il n'y avait plus de cathédrale, il n'y avait plus besoin de bedeau  ! On ne m'a même pas permis de dormir dans les décombres refroidis. Ils se vengeaient de moi, les bourgeois, les professeurs, les juges, que mes rossignols avaient si longtemps humiliés ; pas un asile offert dans un grenier ou dans une cave, pas une aumône, pas un morceau de pain  ! Même des gens m'ont déclaré que si je ne quittais pas la ville, je pourrais bien être accusé de complicité avec les ouvriers et les ouvrières. Les imbéciles  ! Brûler la cathédrale, je ne dis pas ; mais est-ce que j'aurais pu penser à brûler la tour où il y avait mes rossignols, mes chers rossignols qui chantaient si bien, qui me donnaient tant de plaisir  ! Enfin, il a fallu s'en aller. Ah  ! tonnerre  ! tonnerre du temps  ! quels jours et quelles nuits. Parce que je suis laid, parce que je suis difforme, parce que je bave, parce que je sens mauvais, personne ne voulait me recevoir ; je n'ai pas pu être valet de chambre, ni laveur de vaisselle, ni garçon de ferme, on n'a pas voulu de moi pour tourner la broche dans les cuisines  ! et, faute de souliers, j'usais aux pavés des rues ou aux cailloux des chemins la peau de mes plantes ; et, faute de paille sous la tête, je me déchirais la nuque aux orties des talus. Si bien que, crevant de faim, de soif et de fatigue, et plus misérable que les plus misérables, je me suis mis à mendier. Je m'assieds sur une marche d'église ou sur une borne de porte cochère, et je tends la main toute la journée, en me courbant plus bas, pour qu'on me croie plus bossu ; en bavant davantage, pour qu'on me croie épileptique. C'est ce qui fait horreur qui fait pitié. Mais on ne me donne guère ; le soir, j'ai à peine de quoi boire quelques brocs de bière et une demi-bouteille de schiedam. Non, cette vie  ! je suis maudit comme le chien du diable. Et voilà longtemps que ça dure, et ça durera toujours. Quelquefois, oui, j'ai de bonnes heures. C'est quand je vais chasser le rossignol, dans les bois, avec un filet que je me suis fait. Mais, quand j'ai pris un oiseau, à quoi cela me sert-il ? Il faut bien que je le lâche, puisque je n'ai pas de cage où le mettre, et que si j'en avais une je n'aurais pas de mur où l'accrocher  !

Après un haineux regard vers Luscignole, il continua, les dents grinçantes :

— Mais, à présent, je ne serai pas seul à crever de faim, à dormir dans la boue ou les pierres des fossés  ! Tu croyais peut-être que ça continuerait, ta belle vie heureuse ? On sait les choses, petite. On ramasse des journaux dans les rues, on lit les nouvelles. Tu avais du succès, dans les théâtres, dans les cours, tu couchais dans de bons lits, tu mangeais de bonnes choses, tu aurais pu, si tu avais voulu, boire tous les soirs vingt bouteilles de schiedam  ! mieux encore, tu étais la favorite d'un roi. On disait qu'il te préférait à Hans Hammer lui-même  ! Tonnerre du ciel, ma petite, tu t'es donné trop de bon temps, pendant que ton oncle souffrait comme les pierres d'un chemin toujours défoncé de chariots. Mais c'est fini, pour toi, de s'amuser, et pour moi, de souffrir tout seul. Puisque je t'ai retrouvée, par hasard, en chassant le rossignol, — une drôle d'idée qu'il avait eue, ton roi, de te mettre en cage  ! —je t'emmène. Je suis ton seul parent, tu n'appartiens qu'à moi  ! de toi, tout ce que je veux, je peux le faire. Il n'y a prince ni empereur qui m'empêchera d'être ton oncle. D'ailleurs, nous ne sommes plus dans le royaume de ton ami, nous avons passé la frontière. Je suis ton maître. Ah  ! tu en verras de dures, je te le promets. Je ne mendierai plus, moi ; je me croiserai les bras, sur la borne des portes cochères et sur la marche des églises. C'est toi qui tendras la main  ! et je te battrai, si on ne te donne pas.

La servante hommasse, moustachue, avec l'air d'un reître habillé en femme, venait de rentrer dans la salle.

— C'est vingt kreutzer, dit-elle.

— C'est vingt coups de pied dans le ventre  ! hurla Schlemp, tout à coup dressé, en lançant vers la servante la détente de sa jambe cagneuse.

Le coup fut tel \(car le gnome, surtout quand il était soûl, avait comme une force de géant, tassée\), que la servante tomba en arrière, tout de son long, sur les carreaux.

— Allons, hors d'ici  ! dit Alas Schlemp à Luscignole.

Et il s'évada, l'emportant.

III

Ils étaient des mendiants par les campagnes et les villes, demandant du pain à la grille des fermes, demandant des sous sous les fenêtres des riches maisons. Ils auraient pu dormir, presque tous les soirs, dans l'un de ces taudis où pour très peu d'argent on donne asile aux pauvres sans gîte ; car, à cause de l'air si doux et si souffreteux qu'elle avait, on lui faisait volontiers l'aumône ; mais les menues monnaies tombées dans la main de Luscignole, il les employait à boire. Il ne mangeait presque pas, il lui suffisait de boire ; ça le nourrissait assez. Elle se contentait de quelque croûte jetée d'une cuisine. Mais elle maigrissait. Elle faisait peine à voir. Les plumes de son vêtement, comme celles d'un oiseau qui mue, étaient tombées ; mais, comme elles n'avaient pas repoussé, elle n'avait plus qu'un pauvre habit de lainage collant, qui bientôt se haillonna ; et sous l'étoffe tendue, on voyait la bosselure grêle des os. Ah  ! la pauvre, si mignonne, qu'elle était chétive. Ses pommettes s'étaient éteintes, et ses lèvres ; mais ce qu'il y avait de plus triste, c'était ses pieds nus, égratignés des, ronces, déchirés des angles de pavé, et où on aurait vu partout des écorchures, s'ils n'avaient eu des souliers de poussière.

Et au dedans d'elle il y avait plus de tristesse encore. Dire qu'elle avait été reçue dans des cours, qu'elle avait porté de belles robes dorées, qu'on lui avait donné des jouets si beaux qu'ils auraient fait envie à une enfant-princesse, qu'elle avait été l'oiselle favorite du plus jeune et du plus beau des rois  ! Maintenant, incertaine du gîte, incertaine des repas, une loqueteuse errante en compagnie du plus laid et du plus brutal des gnomes.

Pourtant, Alas Schlemp, en somme, ne la traitait pas trop mal. Volontiers, il l'alarmait de menaçantes paroles ; mais il la battait fort peu, sinon quand il étai absolument ivre. Même, après quelque temps de vagabondage commun, il cessa tout à fait de la battre, et Luscignole dut s'apercevoir qu'il commençait à avoir des douceurs pour elle : comme, s'ils couchaient dans quelque grenier, de défaire une botte de paille pour qu'elle dormit plus à l'aise, ou de la prendre dans ses bras, pendant un instant, si le chemin était trop pointu de cailloux, ou de lui désigner, lorsqu'ils passaient dans une venelle, les branches chargées de noisettes vertes, les mûriers sanglants de mûres. Un jour, l'ayant quittée un instant dans quelque faubourg, il la rejoignit en courant et lui offrit des gâteaux : très probablement, il les avait volés chez un boulanger ; mais, enfin, volés ou non, il les lui offrait. Reconnaissante, elle les mangea, avec plaisir, étant un peu gourmande, comme les rossignols.

Les jours passant, il devenait moins cruel de jour en jour, presque doux, presque tendre. S'il n'avait pas été si criminel, si elle ne s'était pas souvenue des aiguilles chauffées à blanc et glissant dans les tuyaux pâles, elle en serait peut-être venue à aimer ce pauvre malheureux homme.

En même temps que meilleur, il devenait plus mélancolique. Dans ses yeux maintenant, la méchanceté se mourait parmi de la rêverie. Il lui arriva — comme s'il éprouvait quelque infinie douleur dont rien ne consolera — de replacer sur la table son broc plein, sans y avoir mis les lèvres. Souvent il avait l'air hagard, restait sans parole, les yeux fixés au loin, avec l'air d'une brute malade de nostalgie ; une fois il sanglota brusquement entre ses mains jointes, comme quelqu'un qui s'est souvenu tout à coup d'un mort tendrement aimé. De sorte que Luscignole fut à peine surprise, le soir où, assis tous deux parmi les pierres blanchâtres et la fange d'un chantier, il la prit dans ses bras, et la serra contre son cœur, avec des hoquets de tendresse et des pleurs, ainsi qu'une mère eût embrassé son enfant retrouvée.

IV

C'était un beau soir d'été, avec des étoiles partout dans le ciel, palpitantes et fourmillantes ; la serrant plus tendrement, il lui dit à l'oreille, tout bas, si bas qu'elle eut peine à entendre :

— Oh  ! je t'en prie  ! je t'en prie  !

De quoi la priait-il ? Elle lui demanda, émue malgré elle, tant il avait parlé doucement, tristement :

— Qu'est-ce que vous voulez ? dites ce que vous voulez.

Il répéta :

— Je t'en prie  ! je t'en prie  !

Et il se tut. Il y avait autour d'eux le silence des nuits désertes, des fenêtres closes, de toute la ville endormie, et sur eux le silence du ciel rayonnant. Pourquoi ne s'expliquait-il pas ? Pourquoi ne l'interrogeait elle plus ? C'était comme s'ils avaient eu peur, lui de proférer une demande précise, elle d'avoir, l'ayant obtenue, à y répondre. Et des gens, passant, auraient cru qu'ils dormaient, assis à côté l'un de l'autre.

Cependant, il reprit, d'une voix très basse, en se détournant un peu de Luscignole :

— Écoute, je meurs de chagrin ; c'est la vérité, je meurs. Je ne peux pas vivre sans les entendre, je ne peux pas vivre sans eux. Cela m'est bien égal de ne pas manger, de ne pas boire, d'être vêtu de chiffons boueux. Ce qui me ronge et me tue, c'est que je n'ai plus le chant de mes rossignols. C'est extraordinaire  ! je sais bien que je ne suis pas bon, que je suis horrible, que je suis un ivrogne, que je ne vaux rien du tout. Mais, vois-tu, si affreux que je sois, que j'aie toujours été, ils me mettaient dans tout l'esprit, dans toute l'âme, dans tout le corps, un ravissement infini, ces oiseaux. Personne ne saura jamais combien j'avais d'amour pour eux. Et je ne crois pas que les chants des anges soient plus doux à un damné qui aurait réussi à grimper jusqu'à la porte du paradis, que me l'était leur ramage. Ah  ! leur voix répandait en dedans de moi de la beauté, de la clarté, de la bonté   ! Il me semblait, quand ils achevaient leur chant, que j'allais mourir de tendresse. Et c'est fini maintenant  ! Je n'aurai jamais plus de rossignols. La fumée a brûlé les rossignols de la tour  ! je ne suis pas assez riche pour en élever d'autres. C'est fini, c'est fini, jamais plus je ne serai content.

Luscignole, en l'écoutant, s'attendrissait ; elle avait tant aimé, elle aussi, les chanteurs captifs dans les quarante cages.

Alors, Alas Schlemp, d'un accent plus suppliant :

— Mais toi, toi, fillette, tu chantes aussi bien qu'ils chantaient. Tu chantes mieux peut-être  ! Oh  ! je t'en prie, je t'en prie, tu es si bonne, je suis si malheureux, empêche-moi de mourir. J'ai été méchant, souvent, avec toi. Je t'ai forcée à mendier, je t'ai battue, je ne le ferai plus. C'est moi qui tendrai la main aux gens qui passent ; au lieu de te battre, je te caresserai tout le jour. Mais empêche-moi de mourir, chante pour moi, Luscignole  !

Il n'avait pas achevé qu'elle s'était dressée, et, d'une colère qu'elle n'avait jamais eue :

— Chanter pour toi ? moi, chanter pour toi ? non, non, non  ! cria-t-elle.

V

Il n'osa plus la prier de chanter. Sans doute, à l'air, à la voix de la fillette, il avait compris qu'elle ne céderait pas. L'obliger au ramage, par des menaces, par des coups, par le refus même de la rare nourriture dont elle maigrissait de plus en plus ? il y songea, en son âme mauvaise. Mais il savait que la brutalité échouerait où avait échoué la douceur ; connaissant l'obstination des rossignols, souvent muets des ans entiers dans le fond de la cage. Il ne se trompait pas. L'enfant, qui avait chanté pour le joli roi des lointaines féeries, ne donnerait pas au bourreau de ses frères ailés, à l'horrible brûleur d'yeux, la joie d'entendre les sons qui le charmèrent ; il serait puni de ses crimes par la privation, précisément, de la joie qu'il leur avait due. D'ailleurs, ces idées étaient confuses en elle, douze ans, toute fillette encore. Mais le certain, c'était qu'elle serait muette, pour Alas Schlemp, toujours.

Depuis quelque temps, leur misère était moins affreuse. Ils n'allaient plus de ville en ville, de bourg en bourg ; ils s'étaient fixés dans un village qui se trouvait sur le chemin d'une grotte célèbre, stalactites et stalagmites, où abondaient les touristes ; aussi tout le jour, devant la porte d'une masure qu'ils avaient louée, — le propriétaire, pour loyer, percevait un tant pour cent sur les aumônes, — ils recevaient, lui difforme jusqu'à paraître infirme, elle mignonne et l'air si plaintif, beaucoup de monnaie de cuivre et des piécettes blanches ; puis, quand il ne passait plus personne, il s'en allait se soûler au cabaret, pendant qu'elle entrait, croquant une pomme qui était son repas du soir, dans l'espèce de hutte à deux chambres, morne logis, aux fenêtres sans vitres, avec une ouverture dans un angle de la toiture, par où sortait la fumée de deux bûches vertes, suantes, en croix.

C'était sur un tas d'herbages secs, dans la plus grande des deux pièces, qu'Alas Schlemp, chassé, soûl, du cabaret, cuvait la bière brune et le schiedam ; Luscignole, dans l'autre chambre bien plus petite, avait un lit d'herbes aussi, mais moins fané, parce que tous les jours, comme on change des draps, elle en renouvelait la verdure ; et elle y laissait des fleurettes qu'elle respirait en s'endormant.

Elle s'était si bien habituée aux retours, les nuits, titubants, hoquetants et vomissants de son horrible compagnon, qu'enfin elle ne s'en éveillait plus ; elle avait de doux sommeils, refuges de sa petite âme endolorie, qui s'y amusait avec des songes comme avec des joujoux. Elle se revoyait dans la cathédrale encore, parmi les saintes et les chérubins ; elle montait dans la tour, cherchait, rencoignée, l'œil éteint d'un rossignol dans le fond d'une cage ; puis elle retrouvait les fêtes de sa gloire, et les impératrices et les princesses, — et le roi  ! il lui semblait qu'elle voletait dans la grande cage entre l'écartement du chêne.

Une nuit, son rêve eut peur. Sans doute, elle reconnaissait, en songe, la présence de l'ennemi, rampant dans l'herbe, qui l'effraya tant lorsqu'elle était oiselle dans la forêt. Mais non, elle entendait, ou croyait entendre un bruit bien différent d'un frisson de feuilles écartées. Il y avait comme un sifflement très léger, dans le son que percevait son oreille endormie  ! Une réminiscence la hanta, qui n'était point celle du murmure des bois, ni d'un tressaillement d'herbe, mais le renaissant effroi, angoissant, éperdu, fuyard, curieux aussi, d'un bruit qui, elle ne savait où, l'avait, jadis, terrifiée  ! et voici qu'elle ne savait plus si elle dormait... Seule peut-être, l'illusion du réveil encore ensommeillée l'induisait à croire qu'elle rêvait ce qui existait en effet. Plus nettement brutale, l'épouvante la prit à la gorge, comme une main qui étrangle. Elle pensait à des choses effrayantes, ou les voyait  ! Quelles choses ? Elles étaient si formidables qu'il fallait, à tout prix, s'y soustraire. Elle voulut sauter du lit. Mais non, elle ne pouvait pas bouger. Pourquoi ? Elle était-si serrée, comme d'un étroit linceul ou en des bandelettes de momie, qu'elle pensa aux rossignols enfermés, sans ébouriffement possible, dans les étroits étuis de fer-blanc. Prisonnière  ! On devait l'avoir liée, sur le lit d'herbages, avec des cordes clouées dans le sol, assujetties aux murs... Réveillée tout à fait, elle écarquilla les yeux  !

Lourd, bas, heurtant ses genoux cagneux, le gnome se tenait penché, dans la mi-ombre, vers une petite table où il y avait une rougeur qui mettait dans les ténèbres comme de la fumée de sang.

Luscignole cria  ! car elle reconnaissait, oui, elle reconnaissait le réchaud, l'affreux réchaud, et, à côté, les aiguilles, et, aussi, des tuyaux de terre pâle... Elle cria, ne pouvant remuer  ! elle cria, cria. Non, la voix s'éteignait dans de l'ouate qui lui emplissait toute la bouche, et, sans mouvements, sans paroles, elle regardait Alas Schlemp.

Il mettait une aiguille, et une autre aiguille, dans la braise du réchaud, les en retirait, s'apercevait qu'elles n'étaient que roses, les replaçait pour qu'elles fussent toutes blanches ; et il avait l'air tranquille et affairé d'un bourreau très méthodique.

Mais, puisqu'il n'y avait pas de cage, puisqu'il n'y avait pas d'oiseaux dans la maison, pourquoi faisait-il donc chauffer à blanc les aiguilles, deux aiguilles ? Et, aussi, pourquoi était-elle liée à sa couche, au point de ne pouvoir remuer, si peu que ce fût, bras ou jambe ? Et pourquoi était-elle bâillonnée ? elle ouvrait, toujours plus larges, ses yeux ; elle regardait, avec plus d'horreur, la préparation des tortures... Mais, enfin, est-ce que ?...

Il se tourna vers elle. Il était souriant, avec les lèvres bavantes. Ses yeux étaient si rouges, dans le rouge épais du réchaud, qu'on les aurait pris pour des plaies qui regardent. Et il s'approchait, l'échine penchée, le cou allongé, tenant d'une main une aiguille, et de l'autre un long tuyau. Crier  ! crier  ! oh  ! pouvoir crier  ! Mais elle avait de l'ouate dans toute la bouche. Et sous le sourire presque tendre d'Alas Schlemp, elle sentit à sa paupière la fraîcheur du tuyau pâle...

VI

Maintenant les voyageurs qui s'arrêtent dans la ville où brûla la chapelle de l'Empereur ne manquent jamais d'aller visiter les ruines de cette église. C'est une curiosité, fameuse dans toute l'Europe, et recommandée par les meilleurs Boedeker. Une quadruple palissade empêche d'entrer parmi les pierres éboulées, entre les antiques murs restés debout. Et, dans le portail de bronze, enflé par la poussée du feu, la fente qu'y creusa la griffe de Satan s'est élargie au point que l'on voit à travers, au delà des ruines amoncelées, le ciel  ! Mais on ne s'attarde guère à de si moroses spectacles, les touristes disent : « Bien  ! bien  ! » à l'homme chargé de montrer les restes de la cathédrale ; en s'en allant, ils manquent rarement, car on est charitable en voyage, de faire l'aumône à un affreux homme, tout courbé, tout bavant, quelque épileptique, pour qui mendie, sans bouger, une fillette si pâle aux yeux blancs et nuls ; car elle est aveugle ; c'est une taie blanchâtre qu'elle a sur les yeux. Elle n'y voit pas. Elle mendie. C'est triste dans ce jeune visage, ces deux yeux morts.

Donc Alas Schlemp et Luscignole sont revenus dans la cité où s'élevait la tour habitée de rossignols. Ils se tiennent là, tout le jour, assis sur un banc, contre la palissade. Ils sont les pauvres, comme officiels, de cet amas de décombres, et c'est seulement quand la nuit monte, quand le passage d'un étranger est devenu tout à fait improbable, qu'ils s'en ajournent vers le bouge où, depuis longtemps, ils logent. Avant de rentrer, Alas Schlemp s'arrête dans quelque brasserie. Il s'assied, elle reste debout pendant qu'il boit. Elle a l'air de regarder tout, avec le rien qui est ses yeux. Quand Alas Schlemp est soûl, ils s'en vont. Il peut à peine marcher, titube, va s'abattre, mais elle le soutient, et, parce qu'elle connaît le chemin, l'aveugle guide l'ivrogne. Ah  ! les pauvres êtres, lui, d'être si méchant, elle, d'être si martyrisée. Pourtant, ils ne sont pas aussi malheureux qu'on le pourrait croire. Au logis, Alas Schlemp tombe sur les planches, mais il ne s'endort pas, et Luscignole, près de la fenêtre, dans un rayon de lune, qui vient de loin, qui vient de la forêt, qui vient des solitudes, rossignole délicieusement pour la joie de l'ivrogne et pour sa propre joie. Jamais, quand ses yeux étaient ouverts, elle n'a aussi mystérieusement, aussi tendrement, aussi éperdument chanté   ! et elle s'extasie d'elle-même  ! elle ne se plaint pas du supplice qu'elle a subi, elle né regrette ni les ciels ni les fleurs, ni les passants qu'on voit marcher ; résignée, inconsciemment, à l'implacable loi qui impose pour condition à la parfaite beauté du chant, la douleur, l'ombre, et, au milieu de toute la vie, l'exil.

FIN

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TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). Lucignole. Lucignole. European Literary Text Collection (ELTeC). ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-3D41-4