I -- La vente de charité

— C'est bien vous ?

— C'est bien moi.

— Êtes-vous à Paris, homme errant, heureux David ?

— Je suis à Paris depuis quatre jours, mon cher Dragonneau.

Un jeune homme fort élégant d'aspect, mais très français d'accent et d'allure, avait le premier jeté son exclamation étonnée en apercevant un jeune gommeux de la plus belle eau, très étranger d'allure et d'accent.

Celui-ci lui répondait du haut d'un phaéton qui s'était enchevêtré au milieu d'un groupe compact de voitures de tous les genres, arrêtées place Vendôme, en face du ministère de la justice.

— Allez m'attendre au coin de la rue Castiglione, dit le jeune étranger au domestique en livrée qui était assis au-dessous de lui.

Et, sautant lestement à terre, il vint serrer la main au passant.

— D'où venez-vous, Louzéma ?

— De Vienne.

— Et comment trouvez-vous Paris, maintenant ?

Le jeune homme au teint mat, au nez aquilin, au front fuyant, posa ses doigts sur ses lèvres épaisses et rouges :

— Exquis, dit-il.

Et il ajouta :

— Où allez-vous, Dragonneau ?

Son interlocuteur leva la main vers le cintre de la porte cochère la plus voisine.

— Au ministère de la justice ? dit David qui avait suivi le mouvement de sa main.

— Non, hélas ! Lisez plus bas.

— Vente de charité au profit...

— C'est cela, mon cher, ce n'est que trop cela.

— Savez-vous ce que c'est qu'une vente de charité ?

— À peu près. C'est une sorte de kermesse où les femmes de votre connaissance tiennent boutiques de cigares, de bouquets et de bibelots.

— Vous paraissez pressé ? Je vous accompagne à cette vente, si vous le voulez ?

— Avec plaisir. Je vous avertis seulement que ces sortes d'exhibitions commerciales sont un véritable guet-apens.

Et tout en se dirigeant avec son compagnon vers le ministère de la justice, il continua :

— Si je n'avais des motifs particuliers de ne pas déplaire à la femme de mon chef hiérarchique, chez laquelle je dîne quelquefois et qui m'a envoyé une carte, je ne mettrais pas les pieds à cette vente.

Le jeune étranger fit un geste d'insouciance.

— Pour moi, dit-il, je donnerai avec plaisir quelques pièces d'or pour les sourires de ces jolies actrices, qui, en véritables sirènes, nous...

Tout en causant, ils avaient traversé une cour étroite, monté un perron de quelques marches et pénétré sous un vestibule grandiose.

Ce fut là que retentirent les paroles évidemment malsonnantes de David, car son compagnon jeta autour de lui un coup d'œil rapide, puis se rapprochant de lui :

— Mon cher, ce ne sont point des actrices que vous allez trouver, dit-il à voix basse ; nous sommes ici sur un autre terrain ; ne l'oubliez pas.

— Ah ! j'ai toujours entendu dire qu'à Paris elles se fourrent partout.

— Non, non, répondit non sans embarras le jeune Français qui appartenait évidemment au monde qui se respecte. Ce sont encore les femmes honnêtes qui ont le monopole de la charité.

Et il ajouta plus bas :

— On leur laisse cet ennui-là.

Sur cette parole il monta le majestueux escalier, et sur l'indication d'un homme en livrée, au service du ministre républicain du moment, il passa en se découvrant dans un premier salon qui avait été transformé en buffet.

Dans ce buffet qui n'est pas la partie la moins fructueuse en vente de charité, aucune des élégantes vendeuses ne les saisit au passage. Généralement ces dames laissent entrer. C'est à la sortie qu'une main blanche se place d'un air engageant sur la poignée du récipient d'argent qui contient le punch ou le chocolat, c'est alors que circulent les assiettes dorées, couvertes de gâteaux délicats, qu'on peut dire sans prix.

Les jeunes gens traversèrent les salons, prenant ici un billet de loterie, là une fleur offerte par une gracieuse enfant encore trébuchante.

Mais nulle demande indiscrète ne se produisit.

On a beaucoup calomnié les ventes de charité. Elles n'ont été vraiment redoutables pour les bourses qu'à l'aurore de leur invention. Leurs beaux jours sont passés, on n'est plus tenu d'y commettre des extravagances de générosité et les hommes ne doivent plus craindre de s'y fourvoyer.

L'ami de David ne fut aucunement dévalisé, et en arrivant tout au fond du dernier salon, où une comtesse polonaise aux grands yeux tenait boutique de bibelots précieux, il n'avait pas dépensé vingt francs.

Vis-à-vis de ce comptoir, une jeune femme de race royale vendait aussi, mais tout à fait en princesse.

Assise au fond du comptoir, elle promenait avec une certaine indifférence ses yeux bleus au regard profond sur la foule qui s'amassait volontiers devant sa royale boutique, et laissait à ses demoiselles de magasin le soin de servir les aeheteurs.

Pendant que M. Dragonneau cherchait dans les élégants bibelots de la belle comtesse polonaise l'objet qui pouvait lui convenir, David examinait les tableaux accrochés aux boiseries et souriait du contraste que présentaient les austères figures des grands magistrats français avec les visages féminins qui pullulaient dans leurs environs.

Tout à coup ses yeux s'abaissèrent machinalement et sa physionomie devint attentive.

Ses yeux perçants avaient rencontré une grande jeune fille aux cheveux châtains, qui passait en vendant des roses qui n'étaient ni plus satinées ni plus fraîches que ses joues.

Le jeune étranger fit même quelques pas en avant pour la suivre, puis il se ravisa et rejoignit M. Dragonneau, qui, se décidant enfin, achetait quarante francs un porte-cigares qui en valait dix, mais avec lequel il emportait le plus charmant des sourires.

— Où allez-vous ? lui demanda David en lui saisissant le bras, nous n'avons rien à voir de ce côté. Pilotez-moi un peu par ce grand salon où vient de s'égarer une marchande de roses et de violettes, que je désire revoir.

L'ami se laissa faire et les deux jeunes gens parcoururent le second salon, qui était fort encombré en ce moment.

— Eh bien, la découvrez-vous ? demanda monsieur Dragonneau.

— Non ; mais aussi quelle cohue !

— Ah ! la voilà. Regardez là-bas, dans ce comptoir de l'angle où vous apercevez cette dame aussi frisée que maigre.

— La marquise de Valroux.

— Peut-être. Dites-moi, connaissez-vous la jeune fille que je vous indique ?

— Je ne vois à ce comptoir que mademoiselle Bellinard, la baronne de Lichtnel...

— Je vous dis que c'est une jeune fille. Regardez un peu à gauche, elle se tient debout contre une panoplie. Elle a une robe montante gris-bleu, des cheveux châtains magnifiques. Elle se dégage. Enfin, voyons, mon cher, elle se détache assez sur ce fond de dames plus ou moins laides.

— Ah ! j'y suis, elle porte en sautoir une corbeille de violettes et de roses.

— Précisément. Son nom ?

— Mademoiselle de la Rochefaucon.

— Ah ! connaissez-vous son prénom ?

— Quelque chose comme... Voyons, on l'a souvent prononcé devant moi. Roberte, Alberte...

— Alberte, interrompit David, c'est cela.

Et il ajouta en souriant :

— La petite duchesse (1).

— Elle n'est point duchesse du tout, mon cher David.

— Si, comme je l'entends, d'après un souvenir déjà lointain. Dites-moi, la connaissez-vous quelque peu ? Lui avez-vous été présenté ?

— Je la connais par Roger de Châteaugrand et par son beau-frère Médéric de Valroux.

— Approchez alors. Que je la voie de près.

— Mon cher, un instant. Sa sœur la marquise de Valroux va nous dévaliser, je vous en avertis. C'est vers un guêpier que vous me conduisez.

— Allez toujours, répondit David avec son geste insouciant, vous avez acheté à votre chef hiérarchique et à cette ravissante Polonaise aux grands yeux. C'est à mon tour.

Et il entraîna le jeune Parisien, qui portait machinalement la main à la poche de son gilet en se dirigeant vers le large comptoir tenu par de gracieuses petites femmes, qui déployaient d'autant plus d'activité dans leur commerce qu'elles n'avaient jamais su ni de près ni de loin ce que c'est que le commerce.

L'une d'elles, la petite femme maigre et frisée que monsieur Dragonneau avait désignée sous le nom de la marquise de Valroux, l'aperçut et s'élança vers l'angle du comptoir qu'il allait dépasser.

— C'est bien aimable à vous, monsieur, de ne pas nous oublier, dit-elle. Médéric m'avait prédit que vous ne nous oublieriez pas. Il m'a dit ce matin : Soyez sûre que vous aurez la visite de mon ami Dragonneau. Que voulez-vous ? Un porte-allumettes, un encrier, un porte-montre, un polichinelle, une théière, un porte-monnaie, une badine, des denrées coloniales ?

Et elle se mit à rire de sa propre énumération.

M. Dragonneau se tourna vers son compagnon.

— David, que choisissez-vous ? dit-il, non sans une pointe de malice.

— Madame, dit David en s'inclinant profondément, je m'étonne de ne pas voir de fleurs à votre étalage.

— Des fleurs, mais nous en avons. Mademoiselle Bellinard, passez donc vos bouquets.

Et mademoiselle Bellinard, une très belle personne sérieuse, fit passer une grande corbeille pleine de fleurs ravissantes, en disant :

— Elles sont l'œuvre des jeunes apprenties, monsieur.

— Oui, oui, et c'est une double bienfaisance de les acheter, reprit avec volubilité la marquise de Valroux. Acheter cela, monsieur, c'est entrer dans le vif de l'œuvre, qui est si belle, si touchante.

S'arrêtant court, madame de Valroux, qui n'avait jamais mis le pied dans un atelier, ajouta en souriant :

— Mademoiselle Bellinard, vous qui la connaissez si bien, vous qui êtes si dévouée à tout cela, venez donc un peu intéresser ces messieurs. Vous savez que c'est vous qui avez fanatisé ma sœur, qui nous fanatisez toutes avec vos idées sublimes sur cette œuvre que j'avoue ne pas connaître à fond. Venez décider ces messieurs à acheter nos fleurs.

— Votre gracieuseté suffit, madame, répondit galamment David.

Il prit entre ses doigts un brin de bruyère blanche, et de l'autre main déposa dans la main de la marquise de Valroux un billet de cent francs.

— De la monnaie, vite, demanda la marquise en mettant sens dessus dessous une boîte qui contenait des pièces blanches ; je n'ai guère qu'une vingtaine de francs à rendre à monsieur.

— Vous n'avez rien à me rendre, madame, cette fleur est charmante, charmante comme la main qui me l'a donnée. Je regrette seulement qu'il vous manque.

Il promena ses yeux autour du comptoir.

— Quoi, monsieur ? demanda la marquise qui agitait machinalement par un petit geste de triomphe le billet bleu.

— Que vous ne vendiez pas de fleurs naturelles ; je les adore.

— Mais nous en avons, monsieur, nous en avons. Mesdames, où est Alberte ? Cherchez Alberte. Où est-elle ? qu'est-elle devenue ? Elle manque sans cesse la vente.

— Elle était là il n'y a qu'un instant.

— Monsieur, si vous voulez bien attendre une minute, ma sœur va vous offrir les fleurs que nous avons fait venir de Nice. Mais c'est surtout en hiver qu'il doit y avoir des fleurs naturelles aux ventes de charité. Mesdames, allez donc chercher Alberte, je ne connais pas de vendeuse plus négligente.

Plusieurs dames s'élancèrent à la recherche de la vendeuse de roses et elle reparut bientôt entourée de jupes traînantes qui ne faisaient qu'entraver sa marche.

Mademoiselle Alberte de la Rochefaucon était une très jolie femme de vingt ans, qui alliait en sa personne, dans la plus harmonieuse mesure, l'élégance aristocratique moderne et la robuste vitalité de ces grandes races militaires qui n'avaient jamais consenti à s'énerver dans les cours, mais chez lesquelles la vie active des camps entretenait la force et la richesse du sang.

La pose un peu fière, quoique naturelle, de sa tête ornée d'une opulente chevelure aux reflets châtain clair, lui donnait, de loin surtout, une dignité fort différente de la hauteur et encore plus de l'impertinence. De près son délicieux sourire et la douceur de son regard la rendaient extrêmement séduisante.

Le regard ! C'est bien là qu'il faut chercher le degré de puissance donné par l'intelligence et par l'amour. Aussi quand en ces mystérieux flambeaux des yeux, qui paraissent avoir été allumés par le feu du ciel, l'esprit et le cœur semblent se fondre en une flamme unique, la beauté captive souverainement et la laideur elle-même se transfigure.

Avant d'arriver au comptoir, Alberte ayant été instruite de ce qu'on attendait d'elle se dirigea droit vers les deux jeunes gens et leur tendit gracieusement sa corbeille de fleurs.

David, tout en dardant sur elle son regard perçant, se mit à fourrager au hasard dans les violettes et dans les roses.

— Ces fleurs ont un parfum vraiment délicieux, dit-il. Sous quel soleil ont-elles éclos, mademoiselle ?

— Sous le soleil de Nice, monsieur ; nous les faisons venir directement de Nice. Celles-là sont d'hier, celles-ci sont arrivées ce matin.

En entendant cette voix perlée et profonde, David eut un sourire qui eût pu paraître singulier. à la jeune fille, si elle n'avait eu les yeux baissés sur ses fleurs.

Le souvenir qui guidait évidemment le jeune homme dans sa curieuse recherche sortait tout à coup des régions du vague pour entrer dans la pleine réalité.

Il avait connu naguère mademoiselle de la Rochefaucon, c'était certain ; néanmoins, il ne la reconnaissait qu'en rassemblant un à un les éléments épars en sa mémoire ; mais elle avait parlé, et au son magique de cette voix exquise, ce qui lui restait de doutes s'était subitement évanoui.

Il y a des voix qu'il suffit d'entendre une fois pour se les rappeler toujours.

— Les fleurs de Cannes sont belles aussi, dit-il en prenant une rose que lui tendait Alberte, et en arrêtant sur elle le regard scrutateur de ses yeux noirs.

— Très belles, répondit-elle simplement.

— Je connais les fleurs de Cannes.

— Et moi aussi, monsieur, permettez-moi de vous dire que celles de Nice ne leur cèdent en rien ni comme éclat ni comme parfum.

Et elle détacha d'une botte superbe une violette que David s'empressa de joindre à la rose qu'il tenait entre ses doigts.

Puis il passa les deux fleurs à sa boutonnière, et, laissant tomber dans la corbeille d'Alberte un billet de cinq cents francs, il s'inclina profondément et s'éloigna.

— Cinq cents francs, deux fleurs ! dit la marquise de Valroux en prenant le billet au fond de la corbeille de sa sœur ; mesdames, nous pouvons constater que l'espèce des nababs n'est pas disparue.

— Certes, ce monsieur est de la famille, c'est clair, fit une grosse dame que cette riche aubaine rendait jalouse, il est jaune et laid comme un Oriental.

La marquise de Valroux protesta vivement.

Elle trouvait son acheteur très beau, le type un peu juif ; mais cela était fort bien porté.

Mademoiselle Bellinard, qui écoutait en souriant tout ce qu'elles débitèrent là-dessus, termina le différend en disant à Alberte qui passait le billet à la caissière :

— Alberte, quoi qu'il en soit, vous relevez nos affaires. Est-ce que ce généreux jeune homme vous connaît ? Est-ce que vous l'avez rencontré dans le monde ?

— Non, mademoiselle, je dois le rencontrer pour la première fois, et cependant, je ne jurerais pas que je ne l'ai jamais vu.

Tandis que ces commentaires allaient leur train, David et M. Dragonneau traversaient rapidement les derniers salons.

Dans le vestibule où se tenaient les livrées, le jeune Parisien en se couvrant dit à David :

— Mon cher, vous voilà pour quelques jours une sorte de héros aux yeux de la marquise de Valroux. Mais votre générosité me stupéfie ! Quel est donc ce mystère ? et faut-il vous compter au nombre des rivaux de Roger de Châteaugrand ?

— Plaît-il ? fit David on s'arrêtant sur la première marche de l'escalier ; qui est ce monsieur ?

— Un prétendant attitré à la main de mademoiselle de la Rochefaucon..

— Châteaugrand ! murmura David, encore un nom surgissant du passé.

Il descendit quelques marches, et prenant familièrement le bras de M. Dragonneau pour sortir du vestibule, il ajouta :

— Mon cher, si vous supposez un mystère, quel qu'il soit, vous manquez de flair. C'est l'histoire la plus innocente du monde. Surtout n'allez pas la raconter et que je ne la voie pas imprimée demain.

« Voici le fait : Enfant, j'ai passé toute une saison à Cannes avec ma sœur Luna.

« La villa de mon oncle touchait à celle de la duchesse de la Rochefaucon et nous voisinions avec sa petite nièce Alberte, une échappée du collège... non... du couvent.

« De ces liaisons d'enfance, il ne reste rien ou presque rien pour nous autres étrangers qui avons des connaissances dans le monde entier. Mais celle-ci avait une saveur toute particulière et avait fait époque dans notre vie. Ma sœur avait même imaginé de se faire élever au couvent du Sacré-Cœur, pour l'amour de celle que l'on avait surnommée la petite duchesse.

« Seulement, au bout d'un an, elle en avait assez.

« Et vraiment j'avais absolument oublié la petite duchesse.

« Luna, qui n'aime guère les cellules et qui n'était restée qu'une année à ce couvent de Paris, n'a pas été plus fidèle que moi à son souvenir. Il était si bien effacé, qu'en revenant de l'Exposition, il y a deux ans, son nom n'a pas même été prononcé entre nous.

« Mais cette jeune fille m'a regardé par hasard en passant, et le souvenir d'Alberte de la Rochefaucon m'est aussitôt revenu.

« Vous avez vu comment j'ai refait connaissance. Il me fallait l'entendre parler, car sa voix d'enfant ne ressemblait déjà à aucune autre.

— Ses quelques paroles ont été d'or, mon cher, elles vous ont coûté cinq cents francs.

— Peuh ! dit David, qu'est-ce que cela ? D'ailleurs je vous avouerai que j'admire beaucoup les femmes françaises qui s'occupent de charité. Elles commencent ces choses alors qu'elles sont spirituelles, recherchées, jeunes et charmantes, quand nos femmes à nous ne sont occupées que de toilette et de plaisirs.

« Les religions me sont aussi indifférentes les unes que les autres ; mais il y aurait de l'enfantillage à nier que la religion catholique est une école de dévouement et d'abnégation tout à fait supérieure.

— Il y en a qui, de ce fait très remarquable, déduisent logiquement qu'elle est la seule vraie, puisque la charité consiste plus encore dans les œuvres que dans la foi.

David répondit par son geste ennuyé et dit :

— Mon cher, ne soulevez pas ces questions gênantes et dites-moi où et quand je vous retrouverai.

— Je suis chez moi, rue Saint-Dominique, 112, tous les jours de midi à une heure, après mon déjeuner.

— Et moi, à l'hôtel Continental. Impossible de vous dire le jour et l'heure ; mais j'irai vous voir.

Sur ces paroles, les deux jeunes gens se serrèrent la main.

Léon Dragonneau, qui connaissait la mobilité des relations avec les étrangers, remonta la place Vendôme en se disant in petto qu'il n'était pas prêt à revoir David, et David descendit la rue Castiglione jusqu'à l'hôtel Continental.

Dans la cour, il parut hésiter ; mais ses yeux s'étant arrêtés sur les portes vitrées qui lui faisaient face, il distingua un groupe de femmes qui entraient dans les salons mauresques et il prit cette direction.

Son entrée fit sourire un groupe de jeunes filles qui feuilletaient d'un air désœuvré les gigantesques albums posés sur la table du milieu, et l'une d'elles, une charmante fille à la taille souple, aux cheveux d'ébène, aux yeux singulièrement fendus, mais superbes, à la bouche de corail rouge, se détacha du groupe et vint à lui, la main tendue, le sourire aux lèvres :

— David, tu dînes donc avec nous ?

— Si tu veux, Luna, répondit David en distribuant des poignées de main aux dames présentes et en saluant de loin deux mères assises dans des fauteuils.

— Oh ! David, que tu es gentil !

Et trois ou quatre petites filles aux fourreaux de velours et aux cheveux de soie, qui avaient suivi Luna, ajoutèrent :

— Oh ! monsieur David, que vous êtes gentil !

Puis toutes, sur un signe des mères qui s'étaient levées la montre à la main, se dirigèrent vers la salle à manger, suivies par de graves gentlemen qui avaient rejoint David et qui lui parlaient en anglais.

— Un couvert de plus, commanda une des mères en s'asseyant à une table ronde qui leur était évidemment gardée.

— Madame, vous oubliez que je fais toujours mettre un couvert pour David auprès du mien, remarqua Luna avec son radieux sourire.

Et elle appuya le doigt sur le rouleau de vermeil qui enserrait une serviette blanche placée sur l'assiette voisine.

David la remercia du regard, et la petite colonie commença à dîner.

Après la bisque d'écrevisses, arriva le champagne, que tous ces étrangers, hommes et femmes, buvaient à pleines coupes dès le commencement du repas, et David saisit un moment où l'on s'occupait d'une petite fille qui ne mangeait pas, pour dire à sa sœur :

— Devine, Luna, qui je viens de rencontrer à Paris.

— Je ne sais pas deviner les énigmes, répondit Luna.

Et elle ajouta en se tournant vers sa voisine :

— Carmen, questionnez David, s'il vous plaît.

La jeune Cubaine à laquelle elle s'adressait était fort laide, mais d'une physionomie très intelligente.

— Est-ce un homme, monsieur David ? demanda-t-elle.

— Non, mademoiselle.

— Est-ce une jeune fille ?

— Oui.

— De quel pays ?... Anglaise ?

— Non.

— Américaine ?

— Non.

— Algérienne ?

— Non.

— Espagnole ?

— Non.

— Parisienne ?

— Oui et non.

— Française, en tout cas ?

— Oui.

— Luna, continuez, dit-elle, je ne connais pas toutes les Françaises que vous connaissez.

— Mais si, Carmen, mais si. Vous étiez avec nous quand nous sommes venus visiter l'Exposition universelle. David, dis-nous bien vite le nom de cette inconnue.

— Devinez.

— Est-ce une personne aimée ? redemanda Carmen.

— C'est une personne très aimée.

Luna, d'étonnement, laissa tomber sur son assiette l'aile de perdreau qu'elle tenait au bout de sa fourchette.

— Alors, s'écria-t-elle, elle doit nous être très connue. Voyons, qui est-ce ?

— Devinez.

— Est-elle blonde ? reprit Carmen.

— À peu près.

— Est-elle grande ?

— Oui.

— Jolie ?

— Très jolie.

— Belle ?

— Oui et non.

— De quelle couleur sont ses yeux ?

— Bleu de mer.

— Porte-t-elle un nom connu ?

— Son nom n'est pas vulgaire.

— Quel est son petit nom ?

— Ah ! vous brûlez, Carmen, je le vois bien à l'air de mon frère, s'écria Luna ; réponds vite, David.

— Elle s'appelle Alberte.

— Je n'en ai jamais connu, dit Carmen, en regardant Luna.

Les yeux de velours de Luna s'étaient involontairement baissés.

Tout à coup elle regarda son frère et s'écria :

— Alberte de la Rochefaucon, la petite duchesse ?

David inclina la tête en signe d'assentiment.

— Oh ! je veux la revoir, s'écria ardemment Luna. Où, comment, quand l'as-tu vue ?

David raconta sa visite à la vente.

Sa sœur trépignait d'impatience en l'écoutant.

— Et tu ne lui as pas parlé de moi, s'écria-t-elle quand il finit, tu ne t'es pas fait reconnaître ?

— Ce n'était ni le lieu ni le moment.

— Oh ! moi je l'aurais fait, dit Luna. Où est cette vente ? Je veux y aller.

— Elle est finie, Luna, il faut chercher un autre moyen de te retrouver avec mademoiselle de la Rochefaucon.

— Lequel, David ? Lequel, Carmen ? Mais à quoi bon chercher tant de détours : je me présenterai tout simplement chez elle.

— Et moi, qui ne puis agir avec cette simplicité, comment ferai-je, ma sœur ?

— Je lui dirai : David grille d'envie de causer avec vous du passé, permettez-lui de m'accompagner.

— Tu oublies qu'il s'agit d'une Française de l'aristocratie, très vertueuse et très haute.

— Cherchons un autre moyen. Dans notre colonie, il y aura bien quelqu'un qui connaîtra une de ses parentes ou une de ses intimes.

Carmen tira un carnet d'ivoire de sa poche et préparant un mignon crayon de vermeil :

— Je m'en charge, dit-elle, dictez-moi les noms, monsieur David.

David dicta quelques noms : celui d'Alberte, celui de sa sœur, celui des autres vendeuses.

— C'est bien, dit la jeune Américaine en serrant son calepin, avant deux jours j'aurai bien découvert quelqu'un de la connaissance de cette jeune fille.

On était arrivé au dessert et la conversation s'engageant en espagnol devint à peu près générale, jusqu'au moment où tout le monde se leva de table.

-- Viens, allons à l'Opéra, on donne Faust  ; viens-tu, David ? demanda Luna.

David répondit qu'il était engagé et que d'ailleurs il préférait la musique d'Offenbach à celle de Gounod, et il s'éclipsa avec un jeune homme proche parent de Carmen qui venait le chercher, laissant ces dames préparer leur toilette de théâtre.

II -- Les deux sœurs

Le lendemain de ce jour, une voiture de place s'arrêtait devant un antique hôtel de la rue de Lille. Un jeune officier de dragons en descendit le premier, et offrit la main à une femme aux cheveux blancs, dont les traits délicats avaient une telle affinité avec ses beaux traits, que le premier passant venu eût deviné que cette femme était sa mère.

Ils se dirigèrent vers la porte d'entrée située au fond de la cour, et le jeune homme, qui avait inspecté les hautes fenêtres d'un regard attentif, donna un coup de sonnette retentissant.

— Madame la marquise de Valroux ? demanda-t-il au domestique qui se présenta.

— Madame est sortie.

— Mademoiselle de la Rochefaucon ?

— Mademoiselle est sortie avec madame.

Le jeune officier se détourna d'un air très désappointé vers sa mère.

— Monsieur le marquis de Valroux ? demanda celle-ci à son tour.

— Sorti aussi.

— Roger, as-tu ta carte ? demanda-t-elle en descendant les marches du perron.

Il se pencha vers elle.

— Si nous entrions pour attendre ?

Elle hocha la tête.

— Non, dit-elle, ce domestique nous est inconnu, Madeleine a encore changé ses gens ; nous reviendrons, mon fils. Ne manque pas d'ajouter mon nom et mon adresse sur ta carte ; Alberte s'arrangera pour venir me trouver.

Il obéit, traça quelques mots au crayon sur une carte, la tendit au domestique et descendit lentement, comme à regret le large perron.

Le domestique referma la porte et monta l'escalier, la carte à la main.

Comme il arrivait sur le palier, un pas léger et un frôlement de robe se firent entendre, et Alberte de la Rochefaucon le traversa.

— John, qui sont ces visiteurs ? demanda-t-elle d'une voix légèrement émue.

John lui tendit la carte.

Alberte lut à demi-voix :

ROGER DE CHÂTEAUGRAND

Lieutenant de dragons, et sa mère descendue à l'hôtel du Louvre.

— Je m'en doutais, reprit la jeune fille ; quelque chose me disait que cette dame, que je n'ai fait qu'entrevoir, lorsqu'elle traversait la cour, était ma tante de Châteaugrand. Pourquoi ne les avez-vous pas reçus ?

— Par ordre de madame la marquise.

— Madame de Châteaugrand ne m'a donc pas demandée ?

— Pardon ; mais madame la marquise avait dit : Je vais sortir avec ma sœur, nous n'y sommes pour personne.

Une vive contrariété se peignit sur le visage d'Alberte, et elle étendit la main vers la rue ; mais au moment de donner un ordre, elle entendit un bruit de roues sur le pavé ; c'était le fiacre qui s'en allait.

— Trop tard, murmura-t-elle.

Et elle se perdit dans les profondeurs du vaste corridor en murmurant :

— Je vais savoir pourquoi Madeleine, qui reçoit ses amies, me prive de recevoir ma tante de Châteaugrand.

Elle frappa un coup léger, mais sec, à une porte à demi dissimulée sous une portière extérieure, et entra chez sa sœur.

Madame la marquise de Valroux causait à demi enfoncée dans un fauteuil au coin d'une cheminée, dont les hauts chenets de fer avaient dû voir flamber du chêne, mais entre lesquels avait été posée une élégante corbeille de fonte, en ce moment remplie de coke incandescent.

— C'est ma sœur, dit-elle négligemment à une jeune femme qui lui tenait compagnie, je vous disais bien que je reconnaissais son pas et son coup.

Alberte, en voyant l'étrangère, arrêta la demande qui venait à ses lèvres et répondit avec une politesse un peu froide à des questions empressées sur sa santé, qui en vérité n'appelait pas si tendre intérêt.

— Je ne te dis pas de t'asseoir, dit la marquise de Valroux, car je devine que tu viens me demander quelque chose.

— Mademoiselle, ne vous gênez pas, je m'éloigne, dit l'étrangère en faisant rouler son fauteuil de quelques pas.

— Ma chère, restez ; Alberte sait parfaitement que je n'ai pas de secrets pour vous.

Alberte, tout habituée qu'elle était aux étranges caprices de sa sœur, ne put retenir un léger mouvement de surprise.

L'amie présente était une connaissance de la dernière saison des eaux, et une connaissance très légèrement acceptée par la marquise de Valroux, qu'on avait avertie, mais inutilement, que les bruits les plus fâcheux avaient couru sur la jeune femme que s'était donnée le baron de Lextreville.

La marquise de Valroux, qui n'aurait pas consenti à frayer avec un monde autre que celui dans lequel une femme n'entre jamais que par l'étroite porte de l'honneur, avait néanmoins d'étranges aveuglements, et se liait avec une imperturbable légèreté. Il est vrai qu'elle se déliait de même. Ses amitiés excentriques duraient si peu, qu'elle n'avait pas le temps de voir mûrir leurs mauvais fruits.

— Ce que j'ai à te demander n'a rien de mystérieux, répondit Alberte après un silence assez embarrassant. Il paraît que tu as donné l'ordre de ne pas recevoir.

— C'est selon, Alberte ; j'ai seulement signalé à John certaines personnes dont la visite me fatiguerait aujourd'hui.

— Notre tante de Châteaugrand est-elle aujourd'hui de ce nombre ?

— Mais certainement.

— Madeleine, je ne te comprends pas.

— Allons donc, tu sais bien qu'elle me navre de plus en plus, et qu'il faut que tout soit absolument rose autour de moi pour que je puisse supporter sa visite.

Elle se tourna vers madame de Lextreville et, parlant avec volubilité, elle ajouta :

— Figurez-vous, ma chère, que la comtesse de Châteaugrand, notre parente au cent deuxième degré, a eu le malheur de perdre un fils de vingt ans, et qu'elle en est restée inconsolable. C'est un affreux malheur, je le sais bien. Si je perdais Agnès ou Maurice, j'en ferais peut-être bien autant ; mais enfin, mes enfants se portent bien et je n'aime pas à broyer du noir avec madame de Châteaugrand. Son Jean était un charmant garçon, séduisant au possible, comme tous les poitrinaires. Avez-vous remarqué que les poitrinaires ont toujours les plus beaux yeux du monde ? Mais enfin, un deuil ne dure pas dix ans. Le malheur est immense, mais on en prend son parti.

« Madame de Châteaugrand ne l'entend pas ainsi. Après la mort de son fils, elle s'est retirée du monde. Elle vit comme une recluse, elle s'habille de cachemire noir, et vous a une de ces figures à la Maintenon qui glacent tout autour d'elles.

— Madeleine, ceci est de la pure fantaisie, dit Alberte : ma tante de Châteaugrand est la bonté et l'amabilité même.

— Pour toi, c'est possible, et ses raisons ne sont un mystère pour personne. Pour moi, elle a été d'une sévérité parfaitement injuste. Madame de Châteaugrand ne comprend pas le monde moderne, pas plus que ne le comprenait notre chère et défunte grand-tante, la duchesse de la Rochefaucon.

— Quoi qu'il en soit, je te demanderai de me permettre de la recevoir, et de ne pas donner des ordres collectifs sans me prévenir.

— Je n'y manquerai pas. Aujourd'hui, j'avais donné des ordres à John, ayant le projet d'aller au lac. Mais je me sens à la tempe un petit point névralgique qui ne me permet pas de sortir. Médéric d'ailleurs ne peut pas nous accompagner. Aimez-vous à patiner, madame ?

— Je ne le sais point faire, et monsieur de Lextreville ne me permet pas de l'apprendre, craignant les chutes sur la glace.

— Allons donc ! on n'en meurt pas. Nous patinons en famille : c'est très amusant.

— Je voudrais vous voir en cet exercice qui fait tant valoir les grâces de la personne.

— Eh bien, venez demain avec nous. J'aurai une place à vous donner, Médéric étant plongé jusqu'au cou dans ses essais photographiques.

— J'irai ; on dit que c'est charmant.

— Charmant ; surtout cette année, où il n'y a nul danger à craindre : la glace est d'une solidité à toute épreuve. Eh bien, Alberte, tu t'en vas ?

— Oui, je vais écrire un mot d'excuse et de regret à ma tante de Châteaugrand.

— Joins-y les miens, si tu veux. J'éprouve en effet un très vif regret de ne pas m'entendre avec elle, surtout sur certains sujets. C'est assez, n'est-ce pas ? Sois tranquille, ceci est une énigme que la baronne de Lextreville ne pourra deviner.

Et, s'adressant à la jeune femme qui venait de répondre à la dernière révérence d'Alberte, elle ajouta :

— Comment trouvez-vous ma sœur ? Plus jolie qu'aimable, n'est-ce pas ?

La jeune femme, qui avait parfaitement saisi les nuances de l'impression éprouvée par Alberte au moment où la marquise de Valroux se la donnait pour confidente, répondit par un sourire plein de malice ; puis, prenant sur son fauteuil la pose abandonnée que l'entrée d'Alberte lui avait fait perdre, elle reprit :

— Suis-je indiscrète en devinant que ce nom de Châteaugrand se lie intimement au petit roman que vous m'avez conté l'autre soir au raout de la comtesse Mirbier ?

Madame de Valroux tressaillit et s'écria :

— Ma chère, vous devinez tout. C'est un don dangereux, savez-vous ? Oui, ce jeune officier de dragons qui rêve de devenir mon beau-frère est Roger de Châteaugrand.

— Et pourquoi ne le deviendrait-il pas ? Voilà ce que toute la pénétration que vous m'accordez ne m'a pas laissé deviner.

— Je vous l'ai dit, certainement. Plusieurs membres de ma famille s'y opposent, moi en tête.

— Cela ne suffit pas pour enrayer une volonté comme celle de mademoiselle Alberte.

— Évidemment, Alberte a aussi son motif particulier, personnel. Sans cela, comme vous le supposez très bien, il y a longtemps qu'elle aurait passé outre. Dans la famille, nous nous appuyons sur la fortune de Roger de Châteaugrand, qui est moindre que la sienne, sur la vie peu agréable qui l'attend à Châteaugrand, transformé en un véritable ermitage depuis la mort de Jean, sur la question de la santé, sur ceci, sur cela.

« Elle n'a qu'un point de résistance, mais il est solide, vu l'attachement de Roger pour ses épaulettes : c'est la nécessité de courir de garnison en garnison à la suite d'un mari officier.

« Telle que vous la voyez elle est très casanière, elle admire la vie de ces châtelaines du moyen âge qui prenaient le deuil au départ de leur époux pour la croisade, et qui filaient, solitaires, en l'attendant.

« La vie nomade du régiment, qui m'aurait si bien convenu, que j'aurais si passionnément aimée, lui répugne au point de faire échec à sa très vive sympathie pour Roger et à sa grande et bien inconcevable affection pour sa mère.

« Sans cela, sans ce parti pris, il y a longtemps qu'elle nous aurait plantés là, nous et nos espérances.

« Car, dans la famille, on fonde de grandes espérances sur Alberte. Nous voudrions lui voir faire un grand mariage, un mariage complet, où naissance, fortune, position seraient réunies.

— C'est difficile, quand on ne veut pas sacrifier les prétentions à la personne.

— Certes, elle n'épousera jamais ni un idiot ni un vieillard, dit avec une étourderie tout à fait inconsciente la marquise de Valroux.

— Eh bien, elle le ferait, surtout si elle y était obligée ! répondit madame de Lextreville avec un amer sourire.

Et passant son mouchoir brodé sur ses lèvres, elle ajouta d'un ton badin :

— J'ai mené à bien notre petite affaire de l'autre jour, non sans peine assurément. Il m'a fallu fouiller tous les registres des grands hôtels de Paris ; mais enfin, je sais le nom de votre jeune nabab.

— Enfin ! s'écria madame de Valroux ; est-ce un vrai nabab, au moins ?

— C'est un nabab richissime, Indien de naissance.

— Parfait. Je savais bien que ce n'était pas un juif. Son nom, bien vite ?

Madame de Lextreville prit dans son manchon un petit papier plié en quatre, l'ouvrit et lut :

— La famille Louzéma, bien connue à Londres et très estimée, a pour chef David Louzéma, qui voyage avec sa sœur Luna et une tante, fille d'un général anglais mort aux Indes. Fortune colossale, amassée dans le commerce des diamants, le plus haut des commerces, à ce que vous voyez.

— J'avais bien remarqué ses boutons de manchettes, dit madame de Valroux, de vraies opales. Ah ! il s'appelle... comment déjà ?

— Louzéma.

— Ce n'est pas absolument vulgaire ; cela a même une certaine parenté avec le nom du malheureux roi du Mexique. Il me semble que madame la duchesse de la Rochefaucon a parlé devant moi de gens portant ce nom. Elle les appelait, elle, les Montézuma ; ce qui faisait beaucoup rire Alberte.

— C'était plus noble, en effet, mais nos nababs n'ont pas besoin de noblesse, ils ont tant d'argent !

— À sa générosité, j'ai bien deviné qu'il était cousu d'or.

Elle appuya son front sur ses mains et murmura :

— Ah ! l'or, quelle puissance ! Je ne vois pas de ces étrangers sans les envier un peu.

— Moi de même, ajouta madame de Lextreville, devenue songeuse aussi. Quel débarras de n'avoir jamais nul souci, quelles que soient les dépenses qu'il plaît de faire !

« Ainsi voilà ces Louzéma installés au Continental, à cent francs par jour, je ne parle pas des domestiques, et se donnant plaisirs sur plaisirs, sans que cela entame d'un centime leurs revenus.

— Quelle heureuse vie ! Moi, quand je fais un voyage à l'étranger, -- j'adore les voyages, -- il me faut subir six mois d'économies et de récriminations.

« C'est pourquoi j'engage Alberte à choisir parmi ses prétendus, non pas le plus titré, non pas le plus beau, mais le plus riche.

— Même si elle devait s'appeler un jour madame David Louzéma ?

Madame de Valroux fit un mouvement.

— De ce nabab, il n'est point encore question, madame, dit-elle.

— Et si je vous disais que ce nabab l'admire très fort et la suit partout où elle va, sans se montrer, bien entendu !

— Est-ce possible ?

— Cela est ; je suis très bien renseignée par une dame espagnole. Je vais vous étonner, mais il est fort question de votre sœur Alberte, dans ce groupe d'étrangers, depuis le jour de la vente.

— Eh quoi ! cette première entrevue aurait eu cet effet foudroyant !

— L'effet s'appuyait sur un souvenir : monsieur David et mademoiselle Alberte se sont connus enfants.

— Où ? comment ? Je n'ai jamais vu d'Indiens à Paris.

— Ils ont passé une saison à Cannes, dans une des villas voisines.

— Ah ! je me souviens. Pendant un de mes voyages en Écosse, je laissai Alberte, qui ne pouvait pas souffrir le pensionnat, aux soins de notre tante de la Rochefaucon, qui l'emmena à Cannes et à la Rochefaucon. Elle en revint convertie.

— Je ne suppose pas que les petits Indiens y aient contribué, remarqua madame de Lextreville avec un sourire sournois. Ils étaient fort gâtés, m'a-t-on dit, et, à cette heure, ce ne sont rien moins que des saints.

— Comment l'entendez-vous ?

— Oh ! rien de grave. La jeune fille cavalcade, danse, chante, et compte parmi les plus intrépides de la colonie étrangère. Lui je ne sais rien de lui, mais il ressemble sans doute à tous les jeunes gens qui ont des millions à jeter par la fenêtre.

— C'est une vraie fortune que la leur ?

— Tout ce qu'il y a de plus vrai.

— Et elle se monte à combien ?

— Le frère et la sœur ont quelque chose comme un million de rente.

— Un million !

— Au premier mariage, le partage aura lieu, cela ne fera plus que cinq cent mille francs à chacun.

— Que ! s'écria madame de Valroux ; vous en parlez bien à votre aise, vous qui n'avez ni enfants ni charges. Cinq cent mille francs de rente, c'est superbe. Jamais prétendant d'Alberte n'a atteint ce chiffre. Ah ! pourquoi ce jeune homme est-il Indien ? C'est un vrai guignon.

— C'est un Indien très civilisé, madame ; n'était son teint, on le prendrait pour un Parisien pur sang.

— Certainement. Vous dites qu'il a remarqué Alberte ?

— Il en est fort occupé ; il cherche un moyen de se faire présenter dans les règles. Consentiriez-vous à le recevoir ?

— Eh ! pourquoi pas ? Je vous demande un peu si dans notre temps on refuse l'entrée de sa maison à des étrangers de cette distinction.

— Il y aurait cent moyens de vous les faire rencontrer.

— Il y en a mille.

— Choisissez-en un.

— Voyons !

La marquise devint pensive ; puis elle s'écria :

— Vos Indiens patinent-ils ?

— Je sais qu'ils ont l'intention de le faire.

— Eh bien, vous venez demain avec nous. Qu'ils se rendent eux-mêmes au tir aux pigeons. Vous les rencontrez, nous vous rencontrons, et vous me les présentez.

— Parfait. La glace sera d'autant plus vite rompue que mademoiselle Alberte sera probablement bien aise de revoir son ancienne connaissance de Cannes.

— Nous verrons cela. Alberte ne m'a jamais parlé d'elle qu'avec indifférence, et elle est pétrie de préjugés. Enfin nous essayerons. Un prétendant de plus, ce sera un adversaire de plus pour Roger de Châteaugrand, et je ne veux pas ce mariage, non, je n'en veux pas.

Et son pied frappa plusieurs fois le tapis par un mouvement fébrile.

— C'est à votre expérience à guider cette jeune fille, dit madame de Lextreville en se levant. Je vous aiderai en ceci. Demain nous commençons les hostilités, par la présentation. Je préparerai les choses et les gens ; mais que votre sœur ne manque pas au rendez-vous.

— Oh ! ne craignez rien, elle aime à patiner et ma fille l'entraînerait de force, s'il le fallait. Comptez sur nous.

— J'y compterai. Si nous manquions cette petite partie, tout manquerait à la fois. Plusieurs Espagnols veulent entraîner les Louzéma à Saint-Pétersbourg et leur départ de Paris ne tient qu'à un cheveu, à un cheveu de mademoiselle Alberte.

— J'ai peine à le croire, répondit madame de Valroux, en se levant à son tour ; enfin nous verrons. À demain. Faut-il passer vous prendre ?

— Ayez cette amabilité.

— Deux heures vous conviennent-elles ?

— Parfaitement ; le rendez-vous sera à trois heures. Préviendrez-vous votre sœur ?

— Je m'en garderai bien ; je réveillerais quelque préjugé. Non, non, ceci entre nous... et mettons-y une certaine prudence. Ne vous avancez pas, car enfin... cet Indien... un marchand de diamants... un Louzéma !

— Et cinq cent mille francs de rente.

— Ah ! cela, c'est superbe, dit madame de Valroux avec un gros soupir ; cela, c'est magique, madame.

Elles se serrèrent la main et madame de Lextreville sortit en disant :

— À demain.

III -- En patinant

Le lendemain, un peu avant deux heures, la voiture de la marquise de Valroux venait l'attendre devant le perron de l'hôtel.

Le cocher, le nez enfoncé dans sa pèlerine de fourrure, maintenait difficilement ses chevaux ferrés à glace, auxquels le froid très vif donnait des ardeurs inusitées.

Mais il lui fallait attendre, la marquise de Valroux ne se décidant pas à descendre sans sa sœur, et Alberte refusant, on ne savait pourquoi, d'aller patiner ce jour-là.

Madame Valroux, dont la grêle petite personne disparaissait dans ses riches fourrures, continuait à combattre la résolution de sa sœur, sans toutefois lui révéler encore le motif secret de son insistance.

— Au moins, dis-moi pourquoi tu ne m'accompagnes pas aujourd'hui, s'écria-t-elle, je ne puis m'expliquer ce caprice. Es-tu souffrante ?

— Non, répondit Alberte qui continuait de dessiner avec le plus grand sang-froid, je ne me sers jamais d'un prétexte, quelque commode qu'il soit.

— Donne-moi une raison, alors.

— J'en ai deux.

— Voyons.

— D'abord je crains que ma tante de Châteaugrand ne revienne aujourd'hui.

— Ce n'est que cela ? J'enverrai John à l'hôtel avec ma carte et un mot avertissant madame de Châteaugrand que nous passerons par l'hôtel du Louvre en revenant du bois.

Alberte tendit la main à sa sœur et dit :

— Je te remercie, Madeleine, mais sans faire un mouvement pour se lever.

— J'ai fait ce que tu veux, va donc vite t'habiller.

— Tu oublies que j'ai une autre raison.

— Laquelle ? Si elle vaut l'autre !...

— À celle-ci tu ne peux rien.

— Allons, dis vite.

Alberte déposa son crayon et, levant les yeux sur sa sœur, dit gravement :

— Je ne tiens pas à me montrer au bois dans la même voiture que madame de Lextreville.

Madame de Valroux rougit jusqu'aux tempes et recula brusquement jusqu'à la porte comme pour sortir ; puis, reprenant un peu d'empire sur elle-même, elle répondit d'une voix pleine d'irritation :

— Voilà où te mènent les absurdes cancans de nos douairières.

— Madeleine !

— Eh ! certainement. Je n'ai jamais vu médire comme en certains salons réputés dignes de servir de refuge à toutes les vertus. Ta crédulité m'agace, Alberte.

— Et moi ton audace, Madeleine. Tu te lies avec les gens sans les connaître du tout : la réputation est un bien précieux, cependant.

Madame de Valroux sourit d'un air moqueur.

— Notre tante de la Rochefaucon t'a légué autre chose que ses bijoux, dit-elle ; tu parles absolument comme elle.

— Il n'y a pas deux manières de comprendre certaines choses, Madeleine, et j'ai tout pris dans l'héritage de la Rochefaucon, même les choses gênantes.

— Garde-les. Pour moi je m'arrange fort bien des libertés modernes, et d'ailleurs je suis bien libre de recevoir la femme du baron de Lextreville. Ce vieillard était un ami de mon père.

« Mais nous perdons du temps en ces discussions oiseuses. Nous ne nous sommes jamais entendues, nous ne nous entendrons jamais.

« Viens-tu au bois ? Je t'assure que si je n'avais un motif particulier de te faire m'accompagner aujourd'hui, je serais déjà partie.

— Et quel est ce motif ? demanda Alberte.

— Je voulais te faire une surprise, et une surprise très agréable. Te rappelles-tu cette famille indienne que la duchesse de la Rochefaucon appelait : les Montézuma ?

— Si je me la rappelle ! répondit Alberte d'une voix profonde, nous nous aimions beaucoup, mes petits voisins et moi.

— Eh bien, ils sont à Paris, et la jeune fille qui a un nom étrange...

— Luna, interrompit Alberte.

— Peut-être ; la jeune fille a le plus grand désir de te rencontrer. Mais tu sais, tu t'es donné une réputation telle, que toute personne qui n'est pas connue, très connue, présentée, très présentée, n'ose t'approcher.

« Traiteras-tu ton Indienne avec la même désinvolture que cette pauvre baronne de Lextreville ?

— Je ne sais ce qu'est devenue Luna, répondit Alberte en rangeant machinalement ses crayons sur son chevalet ; mais une première visite n'engage à rien, et je serais heureuse de la revoir.

— Alors tu nous accompagnes ?

Alberte réfléchit un instant et répondit :

— Si Médéric est de la partie.

— Ah ! il te faut Médéric ?

— Oui. Je ne veux pas qu'on dise que mademoiselle de la Rochefaucon se promène seule au bois avec madame de Lextreville.

— Et moi ?

— Oh ! toi, tu ne comptes pas. On te sait légère et inconséquente ; mais cela est accepté.

Madame de Valroux fit une révérence.

— Merci du compliment, dit-elle.

Elle se détourna vers la porte qui s'ouvrait.

— Agnès, dit-elle, va dire à ton père que mademoiselle de la Rochefaucon désire qu'il l'accompagne au bois.

Une jolie tête d'enfant, coiffée d'une toque bordée de grèbe, s'allongea derrière la porte et une voix joyeuse s'écria : Mademoiselle de la Rochefaucon, prépare-toi, pendant que je vais faire ta commission, car les chevaux ont froid.

Alberte se leva, et, au grand contentement de madame de Valroux, se dirigea vers une armoire à glace qu'elle ouvrit.

— Je vais voir si tout est préparé, dit la jeune femme ; hier nos chaufferettes étaient à peine tièdes pour un froid de je ne sais combien de degrés.

Et elle disparut.

Alberte fit rapidement sa toilette de sortie.

Elle posait sur ses épais bandeaux à l'ingénue une capote de velours, quand la porte s'ouvrit devant la petite Agnès qui entraînait un homme d'une quarantaine d'années, dont les grands favoris ondoyants étaient blond mêlé de gris, et dont la taille haute et mince se voûtait avant le temps.

— Alberte, je ne comprends pas du tout ce que me raconte Agnès, dit-il moitié riant, moitié fâché. Elle me fait manquer une superbe épreuve photographique en pénétrant malgré ma défense dans la chambre noire.

— Médéric, si je vous avais su occupé de vos photographies, je ne vous aurais pas demandé de m'accompagner, répondit la jeune fille. Madeleine veut absolument que j'aille au bois aujourd'hui

— Et depuis quand vous suis-je nécessaire pour patiner ?

Alberte s'approcha de lui.

— Madame de Lextreville vient avec nous, dit-elle, et, pour une première fois surtout, je désire beaucoup votre présence.

M. de Valroux leva au ciel ses mains blanches tâchées de collodion.

— Absurde, dit-il ; Madeleine m'avait promis de s'en tenir aux visites privées ; mais Madeleine n'a jamais su tenir sa parole. Eh ! parbleu, si cette compagnie ne vous convient pas, n'allez pas au bois aujourd'hui.

— Aujourd'hui précisément j'ai le désir d'y aller.

— Quelle rage de patiner vous possède !

— Ce n'est point seulement pour patiner, je dois y rencontrer une amie d'enfance.

— C'est différent. Eh bien, que Madeleine laisse de côté sa baronne de Lextreville. Je vais lui parler de cela et vous débarrasser d'une compagnie gênante.

Il sortit vivement, et Alberte attendit en remettant tout en ordre sur son chevalet.

Tout à coup elle s'entendit appeler par la claire petite voix d'Agnès. Elle sortit de son appartement et vit madame de Valroux qui descendait l'escalier au bras de son mari, en toilette de promenade.

Alberte sourit. Elle était habituée à ces volteface d'un mari trop complaisant ; mais celle-ci avait été exécutée avec une telle rapidité, que M. de Valroux, en offrant la main à sa belle-sœur pour monter en voiture, lui dit à voix basse :

— Il a bien fallu en passer par là ; grâce à vous, je serai de corvée chaque fois qu'il faudra subir madame de Lextreville ; aussi cela ne durera pas longtemps.

Un second sourire fut la réponse d'Alberte, et la voiture roula vers le boulevard Saint-Germain, encombré de ces pyramides noirâtres de neige dont l'édilité ornait les rues de Paris en cet interminable et terrible hiver de 1880.

Quand la calèche s'arrêta devant la superbe maison neuve dont le baron de Lextreville occupait le premier étage, madame de Valroux aperçut un coupé arrêté devant la porte cochère. À travers la vitre se voyait le visage maladif et ennuyé d'un vieillard, enveloppé de couvertures jusqu'aux yeux.

Sur un ordre donné de l'intérieur, le coupé décrivit une courbe et vint se placer à droite de la calèche. Le carreau de celle-ci se baissa sous la main de madame de Valroux en même temps que celui du coupé sous celle de madame de Lextreville, et les deux jeunes femmes se penchèrent l'une vers l'autre.

— Madame, pardon, dit la baronne ; mais il veut absolument m'accompagner au lac.

Et elle étouffa un méchant éclat de rire dans son manchon de martre.

— Alors nous nous y rendons chacune de notre côté ?

— Si vous le voulez bien ; mais promettez-moi de m'attendre à l'arrivée.

Madame de Valroux répondit par un signe d'intelligence, les deux glaces retombèrent et les deux voitures prirent d'une allure différente le chemin du bois.

Les chevaux ardents du marquis de Valroux eurent bientôt devancé la grande jument bai brun du baron de Lextreville.

Excités par la froide bise qui leur entrait dans les naseaux, ils volaient sur la neige durcie, se croisant avec de rares équipages et avec des traîneaux que les passants suivaient d'un œil curieux.

Au-delà de l'Arc de Triomphe les véhicules vulgaires devinrent très rares et, à la bifurcation des allées conduisant vers les parties bien distinctes du lac, on ne vit plus que d'élégants équipages prenant à la file la belle route neigeuse qui conduisait à la partie réservée aux aristocratiques patineurs. Là, du moins, il n'y avait pas d'intrusion possible. Les quelques étrangers qui avaient été admis à patiner en cet endroit réservé avaient fourni des références suffisantes, et, malgré toute sa légèreté d'esprit, la marquise de Valroux commençait à se demander ce qu'elle aurait fait de madame de Lextreville s'il n'avait pas plu à son vieux mari de la suivre, malgré la rigueur du froid.

— Je vous engage à en rester là de vos intimités avec madame de Lextreville, lui avait dit son mari quand les deux voitures s'étaient séparées, et en parlant tout bas à sa femme, afin qu'Alberte et Agnès ne comprissent pas ses paroles, il est tout à fait question de la mettre en quarantaine.

Madame de Valroux protesta en chuchotant si haut qu'Alberte comprenait tout ce qu'elle disait ; mais M. de Valroux tint bon et déclara qu'il n'accepterait pas qu'Alberte se montrât avec elle dans les lieux publics.

— Pour aujourd'hui elle ne vous gênera pas, répondit madame de Valroux avec aigreur, puisqu'elle aura son mari et sa voiture.

— Heureusement ! Ne manquez pas de lui dire qu'elle ne peut quitter ni l'un ni l'autre.

— Elle a assez de tact pour savoir se conduire, Médéric, et je vous trouve d'une sévérité bien singulière. Il y a des femmes dans notre société, qui ont fait plus de scandale que cette pauvre madame de Lextreville.

— Notre société n'en est pas plus fière. C'est déjà bien assez de subir les folies des nôtres sans aller nous mettre sur le dos celles d'une femme étrangère, doublée d'une intrigante.

— Oh ! vois donc, Madeleine, le charmant équipage, s'écria Alberte, qui essayait d'attirer l'attention d'Agnès au dehors pendant cette conversation imprudente ; je n'en ai pas vu de mieux réussi ; c'est du russe pur, n'est-ce pas, Médéric ?

Les deux époux se penchèrent pour mieux regarder.

— C'est mon nabab, s'écria madame de Valroux, oubliant toute prudence. Quelle merveille d'équipage !

Le traîneau qui arrivait par une allée latérale était en effet aussi original que charmant.

Un magnifique cheval gris le traînait au son clair des clochettes de son attelage, il était élégamment conduit par un jeune homme, dont les yeux noirs étincelaient sous la fourrure fauve de sa toque.

Sur le second siège, se trouvaient deux femmes enveloppées jusqu'au menton et soigneusement voilées.

Rapide comme l'éclair, il glissa devant la calèche et disparut dans un nuage de neige friable.

— Voilà le plus joli traîneau de Paris, déclara madame de Valroux qui avait baissé la vitre pour le regarder passer.

« Comme il va, voyez donc, Médéric !

« L'année prochaine, s'il neige, vous m'achèterez un traîneau. Il est ridicule de traverser ce beau paysage sibérien dans une voiture vulgaire.

— Nous verrons cela l'an prochain, répondit M. de Valroux avec un hochement de tête significatif. Ce sont de chers caprices que ceux-là.

— Papa, il neigera l'an prochain, n'est-ce pas, s'écria Agnès qui passait son temps à essuyer la vitre avec ses gants fourrés pour regarder au dehors, c'est si beau la neige !

— Cela rompt la monotonie de l'hiver, c'est certain, dit madame de Valroux.

Et elle ajouta en se pelotonnant dans ses fourrures :

— Si les rues étaient assez propres pour qu'on ne craignît pas de casser les jambes à ses chevaux en allant le soir au théâtre, je m'accommoderais parfaitement de ce froid sibérien pendant trois mois.

— Et moi donc ! dit Agnès gaiement ; et toi aussi, ma tante Alberte.

« Tu ne dis rien ; est-ce que tu n'aimes pas la neige ?

— Je la trouve admirablement belle, ici surtout, répondit sérieusement Alberte ; il y a là-bas un massif d'arbres féeriquement joli.

« Plus loin on dirait une carrière de blocs de marbre, c'est de la neige solidifiée. Près de nous, les arbustes sont de verre filé ; c'est aussi ravissant que fragile.

— Et sur cet arbre, vois donc ces gros morceaux de neige, ma tante, on dirait de gros chats angoras tapis entre les branches. Et cette grande pelouse blanche, et ces sapins si noirs, car il en y a qui ont secoué la neige. Je ne sais plus du tout dans quel pays je suis. Je n'ai jamais vu tant de neige, tant de glace. Je voudrais que tous les hivers il fît ce temps-là.

— Ce serait souvent, Agnès, répondit Alberte, et tout le monde ne serait pas de ton avis.

— Si, je t'assure ; tu vois comme il y a des patineurs.

— Ce n'est pas là tout le monde. Tu ne penses jamais qu'aux heureux, Agnès. J'aime aussi cette neige brillante, ce froid vif me plaît beaucoup ; mais il fait horriblement souffrir les pauvres, et il y a tant de pauvres dans Paris !

— Voilà Alberte ! dit madame de Valroux avec un léger haussement d'épaules en regardant son mari. À propos de la neige, elle vient vous parler des pauvres.

Alberte allait répondre ; mais tout à coup la voiture s'arrêta, ils étaient arrivés devant le tir aux pigeons.

Entre les deux élégants colombiers à la toiture de neige, était tendue une corde contre laquelle voltigeaient des oriflammes rouges. Au-delà étincelait la nappe de glace couverte de patineurs.

Agnès ne comprenait pas les lenteurs que sa mère mettait à entrer dans l'enceinte réservée.

— Médéric, allez avec votre fille, dit tout à coup madame de Valroux ; il me paraît poli d'attendre madame de Lextreville, qui peut désirer descendre de voiture. Alberte, tu peux suivre ton beau-frère. Je ne charge personne des corvées que je me suis imposées.

Alberte ne se le fit pas dire deux fois. Elle prit Agnès d'une main, passa l'autre sous le bras de M. de Valroux, et ils entrèrent dans l'enceinte réservée après s'être fait reconnaître.

S'attacher des patins aux pieds fut l'affaire d'un instant, et bientôt Alberte et Agnès s'élancèrent, les mains croisées, sur la brillante surface, et se mirent à décrire les courbes les plus gracieuses.

Alberte avait relevé son voile et s'adonnait tout entière à son plaisir gymnastique.

Tout à coup Agnès l'arrêta dans son élan.

— Regarde donc M. de Lextreville, dit-elle, il me fait peur.

Alberte regarda vers l'entrée. Le coupé de monsieur de Lextreville était arrêté vis-à-vis de la barrière d'entrée, et derrière la vitre se dessinait le profil souffrant du vieil époux de la nouvelle amie de madame de Valroux.

— Vois-tu madame de Lextreville dans le coupé ? demanda Alberte.

— Non, ma tante. Ah ! la voilà qui passe la barrière derrière maman.

— On a l'air de l'arrêter... non... elle entre. Partons, ma tante ; notre grande figure maintenant, en l'honneur de l'entrée de maman.

— Il est mieux d'aller saluer madame de Lextreville, répondit Alberte. Un peu de repos nous fera du bien.

Et elle entraîna la petite fille vers l'endroit où elles pouvaient se débarrasser un instant de leurs patins pour venir retrouver madame de Valroux et madame de Lextreville.

Ces dames s'étaient assises sous une guérite de paille, asile préparé pour le public et aussi pour les patineurs fatigués. Un brasero, placé à leur portée, leur envoyait de bienfaisantes bouffées de chaleur.

— Madame, dit tout à coup madame de Lextreville, saisissons l'occasion aux cheveux, voici mon Espagnole qui m'amène ses amis Louzéma, je vous les présente, et vous les retenez jusqu'à l'arrivée de votre sœur.

— C'est cela, répondit madame de Valroux en laissant tomber négligemment à ses pieds la peau d'ours de la guérite, qu'elle avait remontée sur ses genoux. Quelles élégantes toilettes !

« C'est bien lui qui conduisait le joli traîneau qui nous a dépassés. Je l'ai aussi aperçu pendant que je vous attendais. Il regardait Alberte patiner.

« Un Indien ! C'est fort drôle.

— Cinq cent mille francs de rente ! murmura madame de Lextreville.

— Heureux mortel ! soupira madame de Valroux.

Et elle ajouta :

— La jeune fille est très jolie ; si j'avais un frère, je la lui ferais épouser sur-le-champ.

Elle n'en dit pas davantage, car la dame espagnole venait serrer la main à madame de Lextreville et lui présenter David et Luna dont les yeux étincelaient, et dont un vêtement d'une grande richesse enserrait la taille, extraordinairement mince et souple.

Après quelques mots échangés, madame de Lextreville présenta les deux jeunes gens à madame de Valroux, qui leur prodigua ses plus aimables sourires, et qui s'empressa de rappeler les souvenirs de la saison pendant laquelle ils avaient connu sa sœur.

— Alberte sera charmée de vous revoir, mademoiselle, dit-elle à Luna.

— Oh ! moi, j'ai une envie folle de l'embrasser, s'écria l'ardente jeune fille. Depuis que mon frère m'a parlé d'elle, j'en rêve toutes les nuits. Estelle arrivée ? Est-elle ici ?

— Mademoiselle de la Rochefaucon patine depuis une demi-heure, dit David ; tu l'as croisée plus d'une fois sur la glace.

— Et tu ne me l'as pas dit, David ! C'est d'une malice !

— J'ai voulu t'éviter une chute, Luna. Mais tu n'as rien perdu pour attendre. La voici.

Alberte arrivait en effet, Agnès à son bras.

Luna s'élança vers elle. On entendit ces deux noms :

— Alberte -- Luna.

Puis les deux jeunes filles s'embrassèrent avec effusion.

— Madame, vous permettez, s'écria Luna. David, viens donc ; mais viens donc !

« Alberte, je vous présente mon frère, l'auriez-vous reconnu ?

David s'inclinait devant Alberte qui lui tendit la main et dit en souriant.

— Mon acheteur de roses.

— Trop heureux de vous avoir rencontrée, mademoiselle.

— Avons-nous vieilli depuis Cannes ! s'écria Luna gaiement. Je n'aurais peut-être pas reconnu la petite duchesse.

— Moi, j'aurais reconnu Luna, répondit Alberte en la contemplant.

En ce moment arriva M. de Valroux qui venait s'informer du motif qui arrachait Alberte et sa fille à l'exercice du patin.

Madame de Valroux recommença les présentations du fond de sa guérite ; puis Luna entraîna Alberte et bientôt on les vit toutes deux voliger sur la glace en offrant le plus joli tableau du monde par le contraste.

— Voilà en vérité deux femmes charmantes, chacune dans leur genre, dit madame de Lextreville qui les suivait des yeux.

— Votre sœur est ravissante, monsieur, ajouta la marquise de Valroux en s'adressant à David, qui était resté près d'elle.

— Elle a toute la grâce particulière aux femmes de notre pays, répondit-il.

La conversation se continua ainsi surtout entre David et la marquise de Valroux, qui se montra prodigue d'amabilités.

Monsieur de Valroux, qui s'amusait à traîner sa fille sur la glace dans un petit fauteuil roulant, revint le premier vers ces dames.

— Vous devez en avoir assez, dit-il à sa femme ; n'avez-vous point froid dans cette guérite ?

— J'y suis fort bien, patinez tout à votre aise, répondit-elle.

— Alberte m'a dit qu'elle désirait rentrer ; la voici qui revient.

— Pourquoi ?

— Elle va vous le dire elle-même.

Alberte et Luna revenaient appuyées sur le bras l'une de l'autre.

— Tu veux partir ? dit madame de Valroux.

Alberte tira de sa ceinture une petite montre d'or.

— Il est quatre heures, répondit-elle.

— Eh bien, nous dînons à sept. Tu peux rester une heure encore.

— Et notre visite à ma tante de Châteaugrand ?

— Se fera un autre jour.

— Je désire la voir aujourd'hui, je me suis fait annoncer.

— Et les chevaux ! Il paraît qu'on glisse horriblement rue de Rivoli.

Alberte eut l'air contrarié.

— Est-ce vrai, Médéric ? demanda-t-elle.

— Je n'en sais absolument rien.

— Papa, cria la voix claire d'Agnès, voici mon oncle Roger.

M. de Valroux se détourna et aperçut le jeune officier de dragons en petite tenue.

— Parfait, dit madame de Valroux en se renfonçant dans la guérite ; tu vas pouvoir le charger de tes regrets.

« Pour moi, je n'ai pas le temps d'aller à l'hôtel du Louvre ce soir.

— Nous allons le dire à Roger, répondit M. de Valroux, en marchant au-devant du jeune homme.

Ils revinrent ensemble en causant, et Roger, après avoir salué et serré la main à Alberte et à sa sœur, qui lui offrit deux doigts de fort mauvaise grâce, demanda si ces dames allaient patiner.

— Je me disposais à partir, Roger, dit Alberte, j'espérais aller voir ma tante ce soir ; mais il paraît que la rue de Rivoli est très glissante.

— Pas plus que les autres rues de Paris, ma cousine.

— Allons-nous ? demanda Alberte en regardant sa sœur.

— Il est trop tard, répondit-elle ; ma tante dîne de très bonne heure.

— À six heures, dit Roger.

— Nous arriverons au milieu de son dîner, remarqua de nouveau madame de Valroux.

— Ce sera donc pour demain, répondit Alberte avec un soupir de regret.

« Roger, j'irai surprendre ma tante demain matin.

« Veuillez le lui dire.

— Je le lui dirai, Alberte. Votre visite lui fera d'autant plus de plaisir, qu'elle est seule tous les matins, mon service m'obligeant à la quitter à sept heures.

— Vous partez ? demanda madame de Lextreville en voyant madame de Valroux se lever.

— Oui, décidément Médéric a raison, le froid devient saisissant.

— Allons, répondit madame de Lextreville.

Et elle ajouta avec un sourire plein de malice :

— Je crois que monsieur de Lextreville en aura assez du patinage et qu'il sera guéri du désir de m'accompagner.

On se salua, Luna et Alberte prirent leurs mesures pour se revoir, et s'en allèrent ensemble vers la barrière d'arrivée.

Roger de Châteaugrand les suivit et offrit la main à ces dames pour monter en voiture.

Pendant que madame de Valroux s'installait dans la calèche, il se pencha vers Alberte.

— Quel est ce jeune homme qui causait tout à l'heure si familièrement avec votre sœur ? demanda-t-il.

— C'est un étranger, un ami d'enfance, répondit-elle avec embarras.

— Mon cousin, accompagnez donc madame de Lextreville jusqu'à son coupé, dit en ce moment la voix perçante de madame de Valroux.

Mais Roger y mit si peu d'empressement, que M. de Valroux dut offrir le bras à madame de Lextreville, qui s'en alla en jetant au jeune officier un coup d'œil malfaisant.

M. de Valroux revint en grommelant. Il avait trouvé M. de Lextreville à moitié gelé, et il dit qu'il espérait que cette expédition était la dernière avec cette femme, qu'il n'entendait pas admettre dans sa société intime.

Madame de Valroux écouta impatiemment son petit speech et répondit aigrement :

— Laissons cela, je ferai ce qu'il me conviendra.

Et se tournant vers Alberte, elle ajouta :

— Parle-moi de tes étrangers, Alberte, ils sont charmants !

IV -- Vie intime

— Laissez-moi donc tranquille avec vos Châteaugrand, Médéric ; je vous dis qu'Alberte ferait la plus grande folie du monde en épousant Roger. Elle est fort à la mode en ce moment, et si je pouvais tout vous dire, vous reconnaîtriez comme moi qu'elle aurait le plus grand tort de se laisser endoctriner par madame de Châteaugrand.

— Encore un nouveau mystère, Madeleine. Si vous voulez me convertir à vos idées, le mieux serait de me parler franchement et clairement.

— Je ne peux pas, en vérité, je ne peux pas, dit madame de Valroux en s'asseyant devant la petite table sur laquelle avait été déposé son premier déjeuner, c'est à peine si j'ose y croire moi-même. Ce secret ne m'appartient pas encore.

Monsieur de Valroux sourit d'un air ironique, et s'écria :

— Si c'est un secret, il est en bonnes mains.

— Mais certainement, dit madame de Valroux en faisant tourner sa petite cuiller de vermeil dans le chocolat parfumé ; vous ne le savez pas encore : donc j'ai su le garder.

— Oh ! moi, je suis le confident de la onzième heure. Franchement, Madeleine, à combien de personnes avez-vous déjà conté ce merveilleux secret ?

— À personne, Médéric, à personne encore, je vous le jure.

Monsieur de Valroux se mit à rire ; puis il ajouta :

— Enfin c'est bien entendu, vous ne voulez pas que je propose à Alberte de la conduire à l'hôtel du Louvre ?

— Non, certainement. Ce n'est pas à vous à la jeter dans les bras des Châteaugrand. D'ailleurs il fait trop froid pour qu'elle sorte en voiture découverte.

— C'est cela, vous avez inventé le plus admirable des prétextes. Sur ce, je pars. Si Alberte veut sortir, d'ailleurs, elle fera atteler le coupé.

Monsieur de Valroux fit un geste d'adieu à l'adresse de sa femme, prit son chapeau et sortit.

Il traversa le large corridor, frappa à une porte et entra dans une vaste salle entourée d'armoires vitrées pleines de livres.

Au milieu se trouvait une table carrée, recouverte d'un tapis vert ; sur cette table, des encriers, des livres, du papier. Autour trois personnes : une jeune fille vêtue avec cette élégance de mauvais goût particulière aux Parisiennes de la banlieue, et deux enfants.

Agnès écrivait d'un air docte ; un petit garçon, plus jeune qu'elle, avait fait un oreiller de ses livres et de ses cahiers.

— Eh bien, Maurice, c'est comme cela que tu prends ta leçon ? dit M. de Valroux après avoir salué courtoisement la jeune maîtresse qui s'était levée à son entrée.

Et il alla prendre par son petit toupet frisé Maurice, qui avait le visage aussi gracieux qu'ennuyé.

— M. Maurice ne veut rien faire absolument ce matin, dit la jeune fille.

— C'est toujours comme cela quand ma tante Alberte n'est pas dans la bibliothèque, déclara Agnès, à laquelle Alberte avait fini par inspirer un certain goût pour l'étude.

— Et pourquoi ne vient-elle pas, ce matin ?

— Elle m'a dit qu'elle devait sortir.

— Mais je ne crois pas, répondit monsieur de Valroux. Maurice, prenez votre place, ajouta-t-il en grossissant sa voix.

Cela dit, il embrassa ses enfants, salua la maîtresse et sortit.

Il n'avait pas fermé la porte que Maurice jetait son porte-plume au plafond.

— Je vais chercher ma tante, s'écria Agnès.

— Non, non, cria le petit garçon.

Mais Agnès était fort résolue.

Elle eut bien vite fini de sauter de dessus son tabouret et de s'échapper, avant que Maurice pût aller lui barrer le passage à la porte.

Elle arriva toute haletante dans la chambre d'Alberte, qui, debout, en toilette de sortie, regardait tomber la neige.

— Ma tante, viens vite dans la bibliothèque, s'écria Agnès, Maurice est très méchant ce matin et il répond très mal à mademoiselle Adèle.

— Il faut prévenir ta maman, Agnès, répondit Alberte.

— Maman lui donnera du chocolat praliné, ma tante, et il deviendra plus méchant encore.

— C'est que je vais sortir avec ton père.

— Papa est sorti tout seul.

— Je l'ai fait prévenir cependant.

— Écoute, dit Agnès, papa siffle son cheval.

Alberte se détourna vivement vers la fenêtre.

Monsieur de Valroux, qui avait fait avancer sa charrette anglaise jusqu'au portail, venait d'y monter, et, en prenant les rênes des mains de son domestique, il sifflait doucement, ce qui était sa manière de se faire reconnaître de son cheval favori.

Alberte porta vivement la main à l'espagnolette de la fenêtre et l'ouvrit ; mais au moment même la voiture légère s'éloignait.

Elle referma la fenêtre, secoua la tête pour faire tomber de ses cheveux le grésil qu'une bouffée de vent y avait jeté, et dit à Agnès :

— Va donc demander à ta mère quelle voiture je dois prendre pour aller à l'hôtel du Louvre.

— Je veux bien, ma tante ; mais si tu ne viens pas dans la bibliothèque, Maurice ne fera pas ses devoirs ce matin !

— J'y cours, dit Alberte, tu m'y trouveras.

Elles sortirent. Agnès s'élança vers l'appartement de madame de Valroux, Alberte entra dans la bibliothèque et trouva Maurice galopant à cheval sur une règle.

À l'entrée d'Alberte, il interrompit son exercice équestre, et, sur son commandement formulé d'un ton très sévère, grimpa sur sa chaise d'écolier.

Alors Alberte, sans en demander davantage, s'assit auprès de lui, et, tantôt le caressant, tantôt lui parlant sévèrement, elle parvint à le faire entamer sa page de copie.

Il traçait de superbes majuscules sur son cahier quand Agnès rentra dans la salle d'étude. Elle ne prit pas garde à Maurice qui lui jetait un coup d'œil triomphant, et, s'approchant de sa tante, elle lui dit bien bas :

— Maman dit qu'il est dangereux de faire sortir les chevaux ce matin à cause du verglas.

Et passant ses deux bras autour du cou de sa tante, elle ajouta en lui parlant à l'oreille :

— Maman est très mécontente que tu ailles voir ta tante à l'hôtel.

— Si je n'y vais pas, je ne la verrai pas, répondit Alberte en dissimulant la contrariété que lui faisait éprouver le refus déguisé de madame de Valroux. Agnès, si j'étais en voyage, à l'hôtel, tu viendrais bien m'y voir, n'est-ce pas ?

— Oui, tante, j'irais te voir partout. Maman a dit aussi que tu serais plus raisonnable de faire travailler Maurice, qui ne fait rien quand tu n'es pas là.

— Chaque chose a son temps, dit sérieusement Alberte. Ma tante part demain, je n'ai pas à choisir le moment de ma visite qui est annoncée. Il fait beau, je vais aller chercher mon vieux Morin. Nous irons aussi vite à pied qu'en voiture.

« Cependant je me ferai peut-être attendre pour le déjeuner.

— Tu es bien heureuse d'avoir ton vieux Morin, et de sortir quand tu veux !

Alberte sourit, embrassa tour à tour les deux enfants, recommanda à mademoiselle Adèle de lui laisser une note écrite sur la manière dont Maurice finirait sa leçon, et sortit de l'appartement.

Dans le corridor, elle s'arrêta un instant tout hésitante. Irait-elle avertir elle-même-sa sœur de sa résolution d'aller à pied visiter sa tante de Châteaugrand ?

— Non, dit-elle avec un petit hochement de tête un peu altier ; j'ai un devoir à remplir, je le remplirai sans entendre des récriminations incompréhensibles.

En conséquence, elle ne remonta pas le corridor, mais le suivit jusqu'au bout. Là se trouvait l'escalier qui conduisait aux étages supérieurs.

Alberte le monta, et, au second étage, prit un petit escalier de service qui desservait les mansardes. Elle sonna à une porte qui ouvrait sur l'aile dont le rez-de-chaussée était occupé par les écuries. Elle lui fut aussitôt ouverte par une femme encore jeune.

— Oh ! mademoiselle, c'est vous ! dit celle-ci en souriant. Croiriez-vous que mon père vous a reconnue à votre coup de sonnette ?

— Je viens le chercher, Marie, dit Alberte, si toutefois vous ne craignez pas qu'il lui arrive quelque accident.

— Non, non, mademoiselle, mon père est très solide encore sur ses jambes. Il est allé promener les enfants hier, et le plaisir de vous conduire le ferait sortir par n'importe quel temps.

Comme elle disait ces paroles, une porte s'ouvrit et un vieillard maigre et voûté, dont la tête vénérable était couverte d'une abondante chevelure blanche, parut sur le seuil.

— Mon bon Morin, voulez-vous m'accompagner à pied à l'hôtel du Louvre, où est descendue ma tante de Châteaugrand ? s'écria Alberte.

Le vieillard salua respectueusement.

— Vous me faites trop d'honneur, mademoiselle. Faut-il revêtir ma livrée ?

— Non, non, je suis pressée. Prenez un pardessus très chaud et une canne.

Le vieillard disparut dans le fond de l'appartement et revint, son chapeau à la main et une forte canne sous le bras.

— Travaillez-vous aujourd'hui pour ma sœur ? demanda Alberte à la fille du vieux Morin.

— Non, mademoiselle ; j'ai les repassages d'hier à porter chez madame la marquise.

— Eh bien, allez-y le plus tôt possible et faites avertir madame de Valroux que je suis partie pour l'hôtel du Louvre avec Morin. Elle sait que je le prends dans les cas extrêmes, mais aujourd'hui je me demandais s'il aurait osé sortir.

— Et pourquoi pas ? mademoiselle, répondit le vieillard en s'inclinant pour la laisser passer et en la suivant le chapeau à la main ; je suis trop heureux de servir encore à quelque chose. Cela me fait penser au temps où j'accompagnais au catéchisme de Sainte-Clotilde la petite duchesse.

— Ah ! que ce temps-là est loin de nous ! Ne me le rappelez pas, Morin, c'est si triste de vieillir !

— Mademoiselle, dans la noble famille de la Rochefaucon, personne n'a à se plaindre de la vieillesse.

« Voyez madame la duchesse ! Elle avait ses quatre-vingt-trois ans sonnés, et elle se porterait encore comme vous et moi, si elle avait voulu laisser faire du feu dans ses appartements le 18 mai, veille de sa mort.

— Elle est donc morte de froid, ma pauvre tante, Morin ?

— Mademoiselle, quand le sang vieillit, il perd de sa chaleur, et il est nécessaire de prendre certaines précautions contre le refroidissement.

« Chez madame la duchesse, le calorifère et les feux de cheminée s'éteignaient ensemble le 1er mai.

« Il paraît que c'était un usage à la cour de commencer et de finir le feu à des dates régulières, et madame la duchesse tenait beaucoup à ses anciennes habitudes.

« Aussi quand, le matin du 17 mai, je lui demandai la permission de faire chauffer les appartements, la température étant tout à coup devenue glacée, je ne fus pas bien reçu.

« Et quand, le même jour, j'apportai à madame la duchesse sa chaufferette de salon, elle me dit : À quoi pensez-vous, Morin ? Jamais je ne permettrai de feu chez moi dans le mois de mai.

Et, dans la nuit, elle fut saisie par une sorte d'apoplexie causée par le froid, et elle mourut le jour même, après avoir reçu avec une grande dévotion les derniers sacrements.

« Et, sur cette dernière parole, le vieillard soupira profondément.

— C'était une femme énergique que ma tante la duchesse ? dit Alberte.

— Oui, trop courageuse, si l'on peut dire, et d'un cœur !...

« J'avais gagné de quoi vivre à son service, et je n'avais qu'à finir mes jours en paix. Mais je ne connaissais pas encore toute la générosité de ma maîtresse. Quand le notaire a lu devant moi son testament où elle disait : « Je désire que les appartements de l'aile gauche soient donnés en viager à mon fidèle Morin, afin qu'il meure dans cette maison où il m'a prodigué ses bons services », je pleurai comme un enfant, mademoiselle.

— Je vous crois sans peine, Morin, dit Alberte qui descendait lentement les deux étages, en prêtant une oreille attentive à ce que lui disait le vieux serviteur.

Arrivée devant la porte qui desservait l'hôtel de ce côté, elle pria le vieillard de venir à son aide, et ils gagnèrent la rue.

Une fois dehors, toute conversation cessa. Morin, appuyé de la main droite sur sa canne, tenait ouvert de la main gauche le parapluie d'Alberte, afin de la préserver de la neige qui tombait capricieusement en flocons rares et fins.

Alberte marchait légèrement auprès de lui, les mains enfoncées dans son manchon.

Une mince couche de neige étendue sur le bitume rendait la marche beaucoup plus facile qu'on ne l'aurait supposé, et ils ne mirent pas plus de trois quarts d'heure à se rendre à l'hôtel du Louvre.

Alberte, en prenant ses renseignements au bureau, devina sans peine que Roger avait compté qu'elle tiendrait sa promesse, car à peine eut-elle prononcé le nom de la comtesse de Châteaugrand, qu'un domestique reçut l'ordre de la conduire à l'appartement que la mère de Roger occupait.

Elle monta au second étage, précédée par le domestique et suivie, à la distance règlementaire, par Morin, qui redressait sa taille courbée, et reprenait à l'occasion cette tenue d'une irréprochable correction qu'il avait acquise au service des la Rochefaucon.

Le domestique s'arrêta devant la porte à deux battants qui portait le n° 85, et frappa.

Une voix de femme, très faible, répondit :

— Entrez.

Morin fit un geste pour écarter le domestique et ouvrit la porte. Alberte entra et se jeta dans les bras que lui tendait une femme au visage pâle et doux, qui, après l'avoir embrassée avec effusion, prit sa main gantée dans sa main blanche, avec le geste d'une mère conduisant son enfant.

— Mon bon Morin, dit-elle au conducteur d'Alberte, entrez donc et asseyez-vous dans ce petit salon. J'emmène ma nièce dans ma chambre.

Et elle entraîna Alberte dans une chambre à coucher et la fit asseoir sur le canapé placé entre deux fenêtres.

Elle s'assit auprès d'elle pour dénouer de ses mains délicates les rubans couleur feu qui rattachaient son chapeau à son opulente chevelure.

Puis, la regardant avec des yeux qui n'étaient que tendresse et mélancolie :

— Comme il y a longtemps que je ne t'ai vue, dit-elle, comme il y a longtemps !

— Ma tante, pourquoi ne venez-vous jamais à Paris ?

Madame de Châteaugrand passa sa main d'ivoire sur son beau front.

— Le bruit de Paris me fatigue, dit-elle. Et puis c'est à Paris qu'un médecin célèbre m'a dit : Votre fils est perdu, madame, il faudrait un miracle pour le sauver. Emmenez-le à Cannes, mais n'espérez rien.

« Quand je suis sortie de cette maison avec cet épouvantable secret dans le cœur, appuyée sur le bras de mon pauvre enfant, et dévorant mes larmes, quand je me suis sentie mêlée à cette foule indifférente et cruelle, j'ai pris Paris en horreur.

— Chère tante, dit Alberte d'une voix tremblante d'émotion, vous ne vous consolerez donc jamais ?

— Jamais, Alberte ; je ne me ferai jamais à cette absence.

« La vie n'est pas assez longue pour se consoler de pareilles douleurs. Heureusement elle passe vite ! Je vois s'avancer l'heure de la réunion.

« Mais à quoi bon t'accabler de mes tristesses ? C'est bien mal à moi. Cependant elles se relient au scrupule qui m'a tout à coup saisie à ton sujet.

« Si je suis venue en cette rude saison à Paris, c'est pour te le confier, ma chère Alberte.

— À moi, ma tante ?

— À toi. Je me suis dit : Alberte vit dans la joie, dans les plaisirs mondains les plus raffinés ; Alberte n'est plus l'enfant qui sympathisait aveuglément avec ma douleur ; Alberte a une jeunesse radieuse, sinon du côté du cœur, au moins du côté des succès, des sympathies, des admirations. Qui sait si les délais, les hésitations d'Alberte né viennent pas de la pensée de se donner une belle-mère d'une incurable mélancolie ! Qui sait si l'effroi de vivre une saison à Châteaugrand avec cette pauvre femme qui porte le deuil de son cœur sur ses vêtements ne se met pas en travers de la sympathie qu'elle éprouve pour son fils ! Ne serais-je pas, moi, avec mes éternels regrets, un obstacle au bonheur de mon cher Roger ?

« Voilà la question que je me pose depuis deux mois.

Alberte se pencha vers elle, et baisa avec tendresse ses cheveux blancs.

— S'il y avait un motif assez puissant pour me faire épouser Roger tout de suite, ce serait celui de me donner une mère comme vous, dit-elle.

— Dis-tu vrai, ma chère Alberte ? ton entourage ne met-il pas en avant l'ennui de vivre avec la triste comtesse de Châteaugrand ?

Alberte secoua la tête.

— Mon entourage pense et dit ce qu'il veut, s'écria-t-elle ; mais je n'écoute pas ses raisons quand elles sont puériles ou fausses.

Madame de Châteaugrand respira longuement.

— Tu me délivres d'un grand poids, Alberte, je sais que tu ne sais pas mentir.

« La pensée que j'étais pour quelque chose dans tes atermoiements m'a fait beaucoup souffrir.

« Et maintenant, mon enfant, sois sincère jusqu'au bout. Pour quel motif as-tu remis à six mois pour donner ta réponse définitive ? Pourquoi as-tu remis à six mois le bonheur de mon fils ?

La voix de madame de Châteaugrand était devenue pénétrante comme son regard.

Alberte baissa la tête sans répondre.

— Mon enfant, reprit madame de Châteaugrand, il ne faut pas jouer avec le cœur d'un homme comme Roger. Il t'aime profondément, uniquement. Tu ne trouveras chez aucun autre une vie plus pure, une intelligence plus haute, un cœur plus droit. Est-ce la différence de fortune qui t'influence ? Tu mènes une vie luxueuse, et la puissance de l'argent ne t'est plus inconnue.

Alberte fit un geste négatif.

— Est-ce la question de santé ?

Alberte pâlit légèrement et dit tout bas :

— Il y en a qui la mettent en avant, ma tante.

Une vive souffrance se peignit sur le visage de madame de Châteaugrand ; mais elle reprit avec une grande énergie :

— Alberte, ceux-là ont tort. Je connaissais mieux que personne le tempérament de mes deux enfants.

« Jean avait comme moi une santé délicate. Ce n'était point un poitrinaire ; mais c'était un délicat que son patriotisme a tué.

Elle leva les yeux en haut et reprit de sa voix lente et douce :

— Ce que je dis est vrai. Dieu seul et sa mère savent les héroïques imprudences qu'il a commises, lors de cette guerre fatale.

« S'il s'était arrêté à temps, s'il s'était laissé renvoyer de l'armée par le major qui me suppliait de le rappeler, il vivrait encore.

« Mais non ; en ce corps délicat, il y avait une âme forte.

« Il m'avait dit en partant, sans y être obligé : « J'aime assez la France pour me sacrifier pour elle. »

« Et il s'est sacrifié ! Et il a été un des plus vaillants, et il s'est battu partout, et il est resté blessé dans un marais pendant deux jours et deux nuits. Aussi quand il est revenu, ayant dépensé toutes ses énergies, il n'y avait plus d'espoir possible.

Elle joignit les mains et ajouta :

— Voilà comme nous aimons la patrie !

— C'est admirable ! murmura Alberte.

— Enfin Dieu veuille nous tenir compte de nos amers sacrifices !

« Maintenant reprenons la question de santé.

« Je te l'ai dit, Jean me ressemblait. Dans les veines de Roger, au contraire, coule le sang généreux des Châteaugrand.

« Il est né vigoureux. Le métier des armes, qui a tué son frère, a décuplé ses forces physiques.

« Vois-tu, Alberte, je désire ardemment le bonheur de mon Roger, et je sais qu'il le trouverait dans l'union qu'il rêve ; mais je te connais depuis trop longtemps, je t'aime trop, pour te sacrifier, même à mon propre fils.

« Si le redoutable fléau qui m'a enlevé Jean était héréditaire dans ma famille, et si Roger y avait la plus légère prédisposition, je t'aurais avertie. Je te le dis devant Dieu, et d'après le témoignage des hommes les plus savants, cela n'est pas.

« Ah ! que cette question est grave !

« Tu ne sais pas à quel martyre je t'exposerais s'il en était autrement. Rien n'empoisonne la vie comme cette horrible maladie. Elle attend que ses victimes soient dans la fleur de leur âge, elle les laisse vivre jusqu'à vingt ans.

« Je ne crois pas qu'il existe une destinée comparable à celle d'une mère qui voit ce germe de mort se développer lentement chez son enfant.

« Le mal ne se montre qu'à intervalles, les crises sont courtes, la santé revient en apparence.

« Puis, tout à coup, reparaissent l'alanguissement la toux, les symptômes morbides.

« Ah ! quel lent et affreux martyre !

« Et ils sont si doux ces enfants qui doivent mourir à vingt ans, ils sont si attachants ! Tu as connu Jean ; je n'ai pas besoin de t'en dire davantage (1).

— Ma tante, dit Alberte, je vous comprends, et je vous assure que ce que vous venez de me dire détruit complètement cet obstacle qu'élevaient contre mon mariage avec Roger plusieurs de mes parents, entre autres la chanoinesse de Bonlieu, qui est un docteur en jupon.

— Tu m'ôtes un grand souci. Je ne voulais pas t'écrire ces choses, et je pensais cependant que tu as l'âge de les entendre et que tu restes par trop désarmée devant ta parenté, qui nous est hostile, grâce à ta sœur Madeleine. Je ne puis comprendre d'où viennent ces résistances.

« En compensation d'une fortune moins considérable, Roger a un grand avenir militaire devant lui. Il est sorti le second de Saint-Cyr, il a été l'un des premiers à l'École de guerre.

« Sa supériorité s'affirme tellement, que ses chefs les plus hostiles à ses opinions religieuses et politiques n'oseraient pas, ne voudraient pas (ils ont encore assez de patriotisme pour cela), enrayer une carrière qui donne les plus belles espérances.

— Ce n'est rien aux yeux de Madeleine, dit Alberte ; elle n'aime plus l'armée depuis ses défaites ; mais je n'ai pas besoin de vous dire que, le moment venu, je ne prendrai pas ses conseils.

« Et voulez-vous que je vous donne une preuve de mon indépendance à l'égard de ma sœur ? Si vous le voulez, j'irai passer le mois de février avec vous à Châteaugrand.

— Chère enfant, ton cœur t'inspire délicieusement ; mais ne sera-ce pas bien sévère ? Tout un mois à la campagne en cette saison, en tête-à-tête avec une femme triste, ne te fera-t-il pas peur ?

« En ce moment même, tout sera plaisir et fêtes pour toi à Paris.

— Ma tante, je n'ai pas le cœur tellement épris du plaisir que je ne sache lui rien sacrifier, répondit Alberte dont le front se rembrunit. Je sais que cet hiver on s'amusera beaucoup dans notre monde, mais je trouve le moment bien mal choisi.

Elle se leva, et, posant la main sur l'épaule de sa tante, elle ajouta d'un ton sérieux :

— Moi aussi, je suis Française de cœur et d'âme, et il m'arrive de souffrir lorsque je me vois rire et danser au milieu des humiliations de ma patrie.

Madame de Châteaugrand se leva à son tour pour l'embrasser.

— Oh ! toi, dit-elle, tu es digne à tous égards d'être la femme de mon fils.

« Viendras-tu vraiment à Châteaugrand ? ou me fais-tu cette promesse généreuse uniquement pour adoucir la peine que ton délai m'a fait éprouver ?

— Je vous la fais sérieusement, ma tante, dit Alberte.

Et elle ajouta en souriant :

— Vous verrez que cette démarche me compromettra tout à fait.

— Voilà une parole qui sera un baume pour le cœur de Roger, dit madame de Châteaugrand ; me permets-tu de la lui répéter ?

— Certainement, ma tante, et aussi que je ne reculerai plus devant une décision. Je suis à peine majeure, comme, vous savez, et les partages ne sont pas encore terminés.

Cela fait, je suis bien décidée à prendre un parti, car la vie chez ma sœur n'est pas possible : c'est une contradiction perpétuelle ; elle a toujours je ne sais combien de prétendants à m'offrir ; cela devient fatigant.

Sur ces paroles, elle embrassa une dernière fois madame de Châteaugrand, dont le doux visage reflétait une joie profonde, et elles passèrent toutes les deux dans le petit salon où Morin les attendait debout et découvert.

— Un de ces jours vous me la ramènerez, mon bon Morin, dit madame de Châteaugrand ; cette petite promenade à pied est très saine, et Alberte n'aimerait pas faire trop attendre les cochers par ce froid sibérien.

Et elle ajouta, en se penchant à l'oreille de la jeune fille :

— À bientôt, n'est-ce pas ? Je pars au commencement de la semaine prochaine.

Alberte répondit par un geste d'intelligence, et elles se séparèrent.

V -- Le bal travesti

La cour du vieil hôtel de la Rochefaucon s'emplit de brillants équipages. Une foule élégante s'engouffre par la porte du milieu, qui ne s'ouvre que dans les circonstances solennelles, et sur le fronton de laquelle est sculpté l'écusson armorié portant : de gueules, au faucon naturel chaperonné d'azur , posé sur une roche de sable, et surmonté du tortil de baron qui avait précédé, dans la nuit des temps, la couronne ducale.

Le vestibule grandiose est transformé en vestiaire, et les femmes, dépouillées de leur sortie de bal, apparaissent dans les costumes les plus fantaisistes. Ces Italiennes, ces Suissesses, ces Écossaises, ces Égyptiennes, ces Transtévérines, montent au bras de leurs cavaliers, travestis comme elles, le bel escalier de granit à rampe de fer qu'on a eu le bon goût de ne pas travestir.

— David, dit tout à coup une charmante jeune fille dont le costume somptueux, composé d'un sari de soie pourpre, d'une écharpe dorée, de pantalons brodés d'or, avait été emprunté à l'extrême Orient, cet escalier farouche est superbe sous la lumière ; ne le trouves-tu pas ?

— Oui, Luna, répondit le jeune rajah, auquel l'habit et le pantalon brodés de perles, l'écharpe de soie étincelante d'émeraudes, le turban dont le sirphey d'or rayonnait sous les feux d'un diamant superbe, seyaient mieux que l'habit et le chapeau européens. Il y a ici un luxe à part, celui que j'aime.

Luna se pencha vers lui.

— Nous voici lancés dans le noble faubourg, dit-elle ; la pauvre Carmen est navrée de notre bonheur.

David, qui arrangeait commodément à sa ceinture son tarwar dont la poignée était constellée de pierres précieuses et qui se plongeait dans un fourreau en peau de rhinocéros, sourit orgueilleusement.

— Elle peut l'être, dit-il ; on ne donne pas avec de l'argent, à des fêtes, le cachet de celle-ci.

— Mais, David, nous pourrions bien faire bâtir un vieil hôtel avec un vieil escalier de pierre et une rampe de fer enguirlandée de fleurs de lis.

David hocha la tête.

— Peut-être, dit-il, mais tout l'or du monde ne nous donnerait pas le passé qui communique sa grandeur à ces vieilles murailles.

En ce moment ils atteignirent le palier, et Luna quitta avec empressement le bras de son frère pour prendre celui que lui présentait monsieur de Valroux à la porte du premier salon.

— Oh ! monsieur, dit-elle, quelle est cette jeune fille qui vient de vous quitter et qui est costumée en Grecque ? C'est un rêve de beauté.

— C'est mademoiselle Marie-Antoinette de la Rochefaucon, fille du duc Enguerrand de la Rochefaucon, mademoiselle.

— C'est une merveille ! dit Luna.

Et elle entra le sourire aux lèvres dans le salon, précédée par la belle jeune fille dont elle venait de demander le nom. Elle traversa, ses grands yeux pleins d'une curiosité admirative, ces splendides salons qui avaient été meublés sous Louis XIII et qu'on avait pu préserver des injures du temps et de celles des révolutions.

— Madame, dit-elle, en faisant la révérence à la marquise de Valroux, déguisée en Vénitienne, et qui recevait ses hôtes tout en causant avec une dame âgée, habillée de satin violet, qu'elle appelait ma tante, il me semble que je vois la France pour la première fois.

La marquise répondit par une cordiale poignée de main à ce délicat compliment, et, se tournant vers David, incliné devant elle, elle dit :

— J'ai fait votre commission à Alberte, monsieur, vous êtes inscrit pour la première valse.

David lui lança un regard éloquent de remerciement et se retourna vivement en entendant sa sœur s'écrier :

— Ah ! chère Alberte, que vous avez de belles aïeules et de superbes aïeux !

Alberte, costumée en châtelaine du moyen âge, leva ses yeux bleus sur la ligne de portraits enchâssés dans la boiserie blanche, et répondit gracieusement :

— La beauté est de tous les temps, Luna. Vous êtes-vous fait peindre en ce ravissant costume ou en toilette de bal ?

— Non, jamais. On nous représente maintenant avec nos fourreaux disgracieux ; c'est très vulgaire. David, tu me feras peindre en costume de gala, par un vrai peintre, n'est-ce pas ?

— De tout mon cœur, répondit David ; demain je me mets à la recherche de l'artiste.

Là-dessus, Alberte présenta Luna à sa tante la chanoinesse de Bonlieu, la dame en satin violet, puis elle passa son bras sous le sien et la conduisit à la place qu'elle lui avait assignée auprès d'une jeune femme étrangère elle-même et toute disposée à bien accueillir mademoiselle Louzéma.

— Ces jeunes filles forment un agréable contraste, dit la dame en satin violet. L'étrangère a un costume admirable. Avec cela, elle est fort jolie, et l'étrangeté de sa toilette ne fait que mieux ressortir l'élégante simplicité de celle d'Alberte.

Votre sœur est la dernière de nos jeunes filles qui soit fidèle à la simplicité ; mais aussi il faut dire qu'elle peut la supporter.

« Mais répétez-moi donc, Madeleine, les noms de ce petit monsieur jaune et de sa sœur.

« Qu'est-ce qu'ils sont ? Chinois, Andalous, Mohicans ?

— Ils sont de l'Inde, répondit madame de Valroux, cela se voit à leurs costumes, qui n'ont pas leurs pareils dans Paris.

— De quelle caste ?

— De la plus haute, ma tante. Dans tous les cas, très riches.

— Ce petit homme me paraît bien attentif auprès d'Alberte.

« Ce n'est pas là le prétendant mystérieux que vous voulez substituer à Roger de Châteaugrand ?

Madame de Valroux ne répondit pas sur-le-champ, elle tendait le bout des doigts à une jeune Bohémienne que conduisait son mari revêtu du majestueux costume d'un doge. Cela fait, elle salua les hommes qui accompagnaient ce couple élégant, et, répondant à demi-voix à la chanoinesse de Bonlieu :

— Chut ! dit-elle, gardez-moi bien le secret, ma tante ; c'est lui. Madame de Bonlieu plaça vivement un lorgnon sur son nez, qui tombait en ligne trop droite de son trop grand front, et reprit :

— Il est laid ; il a quelque chose d'un singe, mais ses yeux sont superbes, et il vous a une tournure qui n'est pas celle du premier venu. Et quelles pierres ! quels diamants ! La grosse perle de la poignée de ce sabre recourbé vaut bien, je m'y connais, dix mille francs.

— On se passe ces fantaisies quand on est riche, soupira madame de Valroux. Je vous assure que je ne comprendrais pas Alberte de refuser un semblable parti.

— Est-ce qu'il l'a demandée ?

— Il n'ose pas ; mais voilà deux mois qu'il la voit plusieurs fois par semaine, grâce à sa sœur qu'Alberte a prise en grande amitié, et il n'est pas besoin de voir très clair pour deviner qu'il en est très épris.

Madame de Bonlieu tourna ses yeux grisâtres vers madame de Valroux, et sa bouche prit un pli dédaigneux pour lui répondre :

— Vous parlez un peu légèrement de ces choses-là, ma nièce. Avant d'admettre ces étrangers dans une intimité telle qu'il peut survenir un mariage, avez-vous été bien renseignée sur leur origine, sur leur fortune ?

— Très bien, très complètement renseignée, ma tante. La colonie étrangère est aussi connue que la société française.

— Notre famille ne se contentera pas de renseignements superficiels, je vous en avertis, Madeleine.

— Elle est libre de prendre ceux qu'elle voudra. Pour moi, je préfère cent fois voir Alberte épouser David Louzéma, un prince indien, que Roger de Châteaugrand, lieutenant de dragons.

— Ce petit homme jaune est prince ?

— Oui, ou quelque chose d'approchant.

— Prince ! peut-être comme quelques-uns sont comtes, de fabrique bonapartiste ?

— Si vous voulez faire échouer mon projet, appuyez beaucoup là-dessus. Acceptez monsieur David comme il se pose, ou dites franchement que vous lui préférez Roger de Châteaugrand.

La chanoinesse hocha la tête en souriant.

— Non, dit-elle, je n'ai jamais aimé les Châteaugrand. Ce sont des gens d'un esprit à part.

« Quant à Roger, il mourra poitrinaire comme son frère, et il y aurait folie à l'épouser.

— Eh bien, si nous ne nous mettons pas tous contre Alberte, vous verrez qu'elle l'épousera.

— Malgré nous ?

— Certainement.

— Figurez-vous que...

Madame de Valroux s'interrompit de nouveau : il fallait recevoir toute une série d'invités.

Quand elle eut prodigué suffisamment de sourires et de paroles banales, elle reprit :

— Figurez-vous qu'elle avait arrangé d'aller passer le mois de février à Châteaugrand avec ma tante.

— Et Roger, sans doute ?

— Non, Roger ne peut quitter l'École de guerre, et d'ailleurs, aller rejoindre Alberte eût été tout à fait en dehors de son genre rigide. Néanmoins, si Alberte avait passé un mois d'hiver à Châteaugrand en compagnie de la mère de Roger, il n'y avait plus qu'à publier les bans.

— Et comment avez-vous évité ce danger ?

— En jetant dans les bras d'Alberte cette jolie étrangère qui est une sorte d'amie d'enfance, et dont elle ne se défie point.

« Je me suis liée avec les Louzéma avec frénésie. Tous les jours nous allions patiner ensemble.

Le soir nous nous retrouvions au théâtre. Et puis Alberte qui est dévote s'est imaginée de convertir Luna qui ne l'est point, cela les a rapprochées de plus en plus. Aussi, quand monsieur de Châteaugrand a réclamé Alberte, mademoiselle Luna a jeté de grands cris.

« Elle n'avait plus qu'un mois à rester à Paris, elle ne se consolerait pas du départ d'Alberte, elle planterait là ses études religieuses, et son frère ferait de même.

« Il faut vous dire que tout ce monde-là était fort païen et que, sur les instances de Luna, David a aussi imaginé de s'enquérir d'une religion. La suave mademoiselle Bellinard et lui ont des entretiens là-dessus.

« Pendant les pourparlers, il a eu l'esprit de ne rien dire, sa sœur seule était en cause, et Alberte, qui a des sensibilités tout à fait imprévues, s'est laissé persuader et a continué ses conférences.

« La liaison s'est de plus en plus resserrée, et maintenant je ne jurerais pas que mon rajah n'ait fait assez de chemin pour écarter momentanément Roger.

« C'est tout ce que je voulais. Nous verrons plus tard.

— Alberte n'a qu'à se bien tenir, dit la chanoinesse avec le même sourire qui découvrait des dents petites et blanches qui paraissaient faites pour mordre ; on finira par la marier contre son gré.

« Mais il me semble que votre mari vous appelle, Madeleine. Il est probable que quelque personnage fait son entrée.

— Allons, dit la marquise de Valroux en se levant, voulez-vous vous promener un peu, ma tante ?

— Non, non, je suis bien ici. J'effaroucherais ces élégants. Je n'ai jamais été jolie et l'on s'est peu occupé de moi ; me voici très vieille, on ne s'en occupe plus du tout.

« Allez, allez, ma nièce, et laissez-moi me tirer d'affaire comme je l'entendrai. Je suis venue ici pour le coup d'œil, rien que pour le coup d'œil.

La marquise de Valroux se le tint pour dit et rejoignit son mari, qui l'attendait pour marcher au-devant d'un invité princier dont on lui signalait l'arrivée et dont on attendait la présence pour ouvrir le bal.

Sur un signe de M. de Valroux, l'orchestre, placé dans une encoignure voilée par de larges draperies, fit entendre les premiers accords, et on vit les couples se ranger dans le grand salon, chassant devant eux les quelques hommes graves qui s'étaient fourvoyés en cette fête, et qui allèrent se grouper dans le salon contigu au buffet.

La chanoinesse de Bonlieu seule resta bravement au coin de sa grande cheminée, regardant, écoutant et classant dans sa mémoire, qui était étonnante, mille remarques et observations destinées à servir de pâture à son petit cercle, où elle comptait des personnalités étrangères à la famille de Valroux.

La marquise de Valroux l'avait complètement oubliée, quand un jeune mousquetaire s'approcha d'elle et lui dit :

— Madame, votre tante madame de Bonlieu désire un moment d'entretien avec vous, et elle a daigné me choisir pour ce message, dont je me suis chargé d'autant plus volontiers que j'ai pensé que vous me feriez l'honneur d'accepter mon bras pour traverser les salons et gagner le boudoir où elle vous attend.

La marquise de Valroux sourit, posa sa main sur le bras qui lui était offert, et remonta jusqu'à son boudoir, séparé du salon par une portière en ce moment assez relevée pour permettre aux personnes qui s'y trouvaient de jeter un coup d'œil sur le bal.

Madame de Bonlieu s'y trouvait seule en ce moment. Elle remercia le jeune mousquetaire, qui s'éloigna après avoir salué profondément les deux dames.

— Ma chère, vous m'abandonnez tout à fait, dit la chanoinesse en riant, je vois cependant d'ici des choses bien intéressantes que vous ne serez pas fâchée de connaître.

« Si je n'avais été saluée par ce petit Dragonneau, qui a de fort bonnes manières et qui me rappelle en ce costume un certain mousquetaire de ma jeunesse, vous eussiez fort risqué de perdre le fruit de mes observations.

— Et j'aurais beaucoup perdu, ma tante ?

— Jugez-en. Votre prince indien ne quitte pas les environs d'Alberte. Ses assiduités sont fort remarquées et fort commentées, je vous le déclare.

— C'est ce que je veux. En donnant ce bal travesti qui permet aux Louzéma de se montrer sous un jour des plus brillants.

— Brillants n'est pas assez, c'est rutilants qu'il faut dire.

« Leurs diamants, leurs rubis et leurs perles éblouissent tous ceux qui sont capables de se laisser éblouir.

— J'en étais sûre et, je vous le répète, c'est un peu en vue de cette mise en scène que j'ai imaginé ce bal travesti.

— C'est fort ingénieux, d'autant plus qu'il y a dans le grand salon un témoin désespéré des assiduités du nabab, qui n'a pas perdu un de ses regards ni un de ses gestes.

— Roger serait ici ?

— Il est ici, précisément en face de l'ouverture de cette portière. Le voilà là-bas à demi caché par cette console dorée. Il porte un costume Henri III. Le voyez-vous ?

— Je n'ose pas trop regarder de ce côté encore.

— Osez, il n'a d'yeux que pour le nabab qui danse avec Alberte, et, d'ailleurs, si nous le voyons très bien, il ne peut nous apercevoir.

— Je le vois. Ce costume lui sied à ravir.

— C'est vraiment un charmant cavalier ; tout le portrait de son père. Ah ! son père, il a infligé à une personne de ma famille une humiliation qu'elle ne lui pardonnera jamais.

— Je me suis toujours doutée qu'il y avait entre vous et les Châteaugrand autre chose qu'une dissemblance de caractère, dit madame de Valroux.

La chanoinesse la regarda dans les yeux.

— Surtout n'allez point babiller là-dessus avec vos étourdies de toute nation, dit-elle.

— Non, si vous voulez tout me dire, ma tante ; autrement il faudra bien que j'essaye de deviner.

— Mon Dieu, ma chère, cela ne vous serait pas difficile, curieuse et rusée comme vous l'êtes. Ce secret était celui de Polichinelle pour tous nos contemporains. Oui, ils savent tous que ma sœur Geneviève devait épouser Jean de Châteaugrand, qui, ma foi, était si beau qu'il n'avait nul souci des jolies femmes. En ce monde le contraste est roi. Donc, il recherchait surtout l'esprit, tout en n'étant point dédaigneux de la naissance et de la fortune ; et, de tout cela les Bonlieu n'étaient pas dépourvus. Mais voilà qu'au beau milieu des pourparlers au sujet de Geneviève, il rencontre dans un château normand cette langoureuse et dévote comtesse et la plante là pour elle.

« Vous comprenez que tous les Bonlieu ont gardé une dent contre tout ce qui tient directement à cette branche des Châteaugrand. Et voilà pourquoi ma sœur ne veut pas entendre parler de ce mariage, et pourquoi nous vous serons de fidèles alliés pour empêcher que cette jolie Alberte ne se fourre dans ce guêpier de poitrinaires. Ceci, c'est une raison à moi. La pauvre petite devrait se rendre à cette seule raison-là.

— Je vous avouerai, ma tante, que mon cousin Roger ne me semble pas devoir marcher sur les traces de son frère Jean.

— Je vous dis, moi, qu'il mourra comme lui et que c'est cette crainte qui rend la comtesse de Châteaugrand inconsolable. D'ailleurs, à quoi bon épiloguer là-dessus ? Vous voulez que votre Indien soit prince, je veux que Roger de Châteaugrand soit poitrinaire, mettons tous nos prétextes dans le même sac, ils se valent.

En ce moment, les deux causeuses furent interrompues par monsieur de Valroux, lancé à la recherche de sa femme.

— Je trouve inconcevable votre idée de disparaître dans ce boudoir en tête-à-tête avec madame de Bonlieu, lui dit-il en lui offrant le bras. Vous avez l'air d'oublier que c'est vous qui donnez cette fête.

— Médéric, que vous êtes exigeant !

— Il m'est bien permis, je pense, de me reposer un instant, le bal ne manque pas d'entrain. Voilà mon prince indien qui redanse avec Alberte. Aucun costume ne peut rivaliser avec le sien.

— Il est en effet d'une richesse incomparable. Mais, dites-moi, êtes-vous bien sûre de ces étrangers ; tout le monde les remarque et tout le monde demande qui ils sont.

— Ils sont Indiens et fabuleusement riches, d'une richesse qui donne le premier rang partout.

— Eh bien, allez dire cela à ce groupe curieux qui...

Il se pencha à l'oreille de sa femme.

— Qui a remarqué que votre prince indien fait ouvertement la cour à Alberte.

— Et pourquoi pas ? répondit madame de Valroux ; il me semble qu'un homme cinq fois millionnaire lui serait un parti plus avantageux qu'un officier sans fortune.

Et cette flèche lancée droit contre Roger de Châteaugrand, la première de cette force, elle marcha seule vers le groupe d'amis qui s'inquiétait du nom et de la qualité des brillants étrangers reçus ex abrupto dans les salons du noble hôtel de la Rochefaucon.

Monsieur de Valroux, à cette claire déclaration, avait froncé les sourcils ; mais tout à coup son front se dérida et il tendit la main avec empressement au blond jeune homme qui portait le pourpoint et la toque à la mode sous Henri III.

— Vous arrivez bien tard, mon cher Roger, dit-il.

— Je suis arrivé un des premiers, Médéric, répondit Roger de Châteaugrand d'un ton sérieux, mais je n'ai pas voulu vous distraire dans votre devoir de maître de maison.

— Vous avez vu Madeleine ?

— J'ai salué la marquise de Valroux sans qu'elle ait daigné me reconnaître.

— Les travestissements changent tellement les personnes, répondit monsieur de Valroux avec une nuance d'embarras, que vous ne devez pas vous en étonner. J'ai passé auprès d'une de mes nièces sans la reconnaître. Avez-vous dansé ?

— Non. J'espérais danser avec Alberte. Quand je suis arrivé, elle avait tout promis. Ordinairement elle me réservait au moins un quadrille, sachant bien que le service militaire enchaîne trop notre liberté pour que nous puissions être exacts à toutes les fêtes.

— Mon cher, vous le savez, souvent femme varie.

Roger se tourna tout d'une pièce vers monsieur de Valroux, et d'une voix sourde il dit :

— Aurais-je été fou de me fier à Alberte, Médéric ?

— Oh, je ne dis pas cela, non, non ; mais enfin les jeunes filles les meilleures ont de ces légers caprices.

— Caprices est le mot, car en vérité je n'aurais jamais supposé un rival dans ce petit homme, surchargé de bijoux, qui lui impose si souvent sa présence.

— Mon cher, dit monsieur de Valroux en prenant familièrement le bras du jeune homme, il faut laisser passer cette fantaisie sans y faire plus d'attention qu'elle n'en mérite. Alberte aime beaucoup la sœur de ce petit nabab, ma femme est toquée de leurs brillants et de leur manière de jeter l'or par les fenêtres. Y attacher trop d'importance serait une grande maladresse, croyez-moi.

— Vous me tirez un poids de dessus le cœur, Médéric. S'il y a une sœur, je m'explique l'assiduité. Montrez-la-moi, je vous prie.

— C'est cette jeune fille aux yeux étincelants et au costume de soie brodé d'or qui vient de s'asseoir auprès d'Alberte.

— Ah ! je l'avais déjà remarquée ; mais elle est si jolie en comparaison de ce petit homme, que je ne pouvais supposer qu'une parenté si proche les unît. Ma mère m'a donné une lettre pour Alberte. Voulez-vous m'accompagner près d'elle.

— Allons, dit monsieur de Valroux en jetant un coup d'œil vers le fond du salon où se trouvait sa femme.

Et il ajouta entre ses dents :

— Tant pis, à chacun son tour.

Ils fendirent la foule qui se plaçait et se déplaçait comme un paravent vivant devant la banquette où Alberte et Luna venaient de s'asseoir après une valse, et, pendant que monsieur de Valroux échangeait quelques paroles avec Luna qui s'éventait avec un superbe éventail en plumes de paon, Roger de Châteaugrand tendit une lettre cachetée à Alberte en lui disant :

— Ma cousine, ma mère, supposant que j'aurais le plaisir de danser avec vous ce soir, m'avait chargé de ce message. Pardonnez-moi de vous l'offrir au milieu d'une fête, mais demain j'aurai probablement quitté Paris.

— Pour longtemps, Roger ? demanda Alberte qui semblait embarrassée.

Le jeune homme montra le papier du geste et répondit :

— Votre réponse à cette lettre fixera le temps de mon absence.

Cela dit, il salua profondément et s'éloigna avec monsieur de Valroux.

— Mon cher Roger, reprit celui-ci, vous paraissez très impressionné. N'allons pas soulever de tempêtes dans un verre d'eau. Il y a un froid entre vous et Alberte, c'est certain. Pourquoi avez-vous disparu depuis son refus d'aller à Châteaugrand. Elle vous a donné une raison qu'elle croyait bonne, et toute la famille, les Bonlieu en tête, se fût opposée à son départ. Ne vous quittez pas froissés, on ne sait où cela peut vous conduire. Allez plutôt vous proposer à madame de Valroux pour conduire le cotillon. Vous excellez dans ce rôle et je sais que, ne vous ayant pas sous la main, elle était embarrassée.

« Pas de susceptibilités de ce côté non plus. Madeleine a d'excellentes qualités ; mais autant vaudrait fixer une girouette par un vent d'hiver que de fixer ses préférences. Il ne s'agit pas d'elle.

Le cotillon vous donnera dix occasions de parler à Alberte. Elle est fière, si vous vous fâchez à propos de rien, elle se fâchera.

Roger de Châteaugrand sourit mélancoliquement, mais répondit :

— Je suis votre conseil, je vais adresser ma requête à madame de Valroux. Voulez-vous m'attendre un instant ?

Monsieur de Valroux fit un signe d'assentiment et le jeune homme s'en alla à la recherche de la marquise.

Monsieur de Valroux demeura quelques minutes à cet endroit du salon, échangeant des paroles et des sourires avec les groupes d'invités qui passaient.

Enfin il aperçut le cavalier Henri III qui revenait vers lui. Il était pâle et il s'approcha tout près de son cousin pour lui dire :

— C'est l'Indien qui conduit le cotillon. Vous le voyez, je n'ai plus qu'à partir.

— En vérité, elle le met à toutes les sauces, répondit monsieur de Valroux en haussant les épaules.

Et il serra la main à Roger, qui se perdit dans la foule.

Le dernier regard que le jeune officier jeta à Alberte en passant non loin d'elle, avant de quitter le grand salon, fut saisi au vol par Luna.

— Alberte, dit-elle avec sa liberté ordinaire, quel est le nom de ce jeune homme qui vous a remis une lettre et qui est un des plus beaux cavaliers de cette fête ?

— C'est mon cousin Roger de Châteaugrand.

— Le parent du Jean que nous avons tant pleuré à Cannes (1) ?

— Son frère.

— Eh bien, sa visite vous a rendue toute songeuse. De qui est cette lettre ?

— De la comtesse de Châteaugrand.

— Vous mourez d'envie de la lire, lisez-la.

— Pas ici, dit Alberte, il y a trop de curieux.

— Qu'importe ?

— Cela ne se fait pas, répondit Alberte, qui prenait volontiers avec Luna un air de supériorité ; mais nous pouvons nous rendre dans le boudoir de Madeleine, car, en vérité, il me tarde de savoir ce que m'écrit madame de Châteaugrand.

Elles se levèrent et gagnèrent le petit salon où les intimes allaient se reposer du bruit et du mouvement et se faire de mutuelles confidences.

Il était vide par un heureux hasard, et Alberte, s'approchant de la cheminée sur laquelle brûlaient deux lampes dont les abat-jour roses voilaient l'éclat, brisa le cachet de la lettre que Roger lui avait remise, et lut rapidement ce qui suit :

« Ma chère Alberte,

« Il faut bien que tu le saches, nous avons le cœur angoissé par tout ce que nous apprenons. J'ai reçu les plus tristes confidences de Roger, qui croit ses espérances sérieusement menacées.

« Il n'est question que des assiduités d'un riche étranger que ta sœur, avec sa légèreté ordinaire, a reçu dans son intimité.

« Les amis de Roger le tiennent cruellement au courant de ce qui se passe à l'hôtel de la Rochefaucon.

« Vos promenades, vos réunions lui sont rapportées, et il m'est arrivé désespéré, prêt à se faire incorporer dans les cadres de l'armée d'Alger. Je souffre horriblement à l'idée de la séparation qui me menace. Écris-moi, je t'en supplie. Dis-moi avec cette sincérité, que mon pauvre enfant commence à soupçonner, ce qu'il y a de vrai dans ces bruits.

« Il faut sortir de cette impasse. Je t'ai pardonné ton manque de parole de cet hiver. Ta promesse était trop généreuse et tu n'es pas toujours libre d'agir comme tu le désires.

« Mais il faut nous tirer de ces poignantes incertitudes. Il y va de mon bonheur et de celui de mon enfant.

« Hélas ! ce projet si tendrement caressé, cet avenir si longuement préparé vont-ils être détruits ?

« Je t'embrasse de tout mon cœur, en te conjurant encore une fois de me répondre avec la franchise qui est une de tes plus précieuses qualités.

« Comtesse de Châteaugrand. »

— Voilà une vilaine lettre qui vous a mis un nuage sur le front, s'écria Luna en frappant le papier du bout de son éventail, laissez-moi en faire une allumette.

Alberte secoua la tête, plia la lettre et la mit dans la poche mignonne attachée à son corsage de velours bleu.

— Cette lettre m'afflige en effet, dit-elle, mais je devais m'attendre à son contenu.

— Quel est-il ? demanda Luna avec son impétuosité naturelle.

Et elle ajouta tendrement :

— Alberte, vous connaissez tous mes secrets, et vous me cachez tous les vôtres.

Alberte lui répondit par un regard aimant, mais l'entraîna sans mot dire hors du boudoir.

À la porte se tenait David, qui, en sa qualité de conducteur du cotillon, attendait Alberte.

— Mademoiselle, dit-il respectueusement, voilà un papier que vous risquez fort de perdre en dansant. Voulez-vous me le confier ?

— Merci, répondit Alberte, en rougissant légèrement, je vais le placer en lieu sûr.

Elle ouvrit la jolie aumônière garnie d'acier qui pendait à sa ceinture, et y enfonça la lettre de madame de Châteaugrand.

Puis regardant avec une certaine froideur David, dont l'accent en parlant de la lettre lui avait déplu, elle dit :

— Me voici toute prête à commencer, monsieur.

VI -- Le pour et le contre

— À qui écris-tu ? Alberte.

— À ma tante de Châteaugrand, Madeleine.

Madame de Valroux, qui faisait à sa sœur une visite matinale en peignoir et dont le visage portait les traces de la fatigue de la veille, prit l'air contrarié.

— Est-ce à la missive que t'a remise Roger hier au soir que tu réponds ? dit-elle.

— Oui.

— Tu n'es pas exigeante. A-t-on jamais vu remettre des lettres pendant une fête ? Il aurait dû au moins se déguiser en facteur.

— Roger va voir sa mère qui attend ma réponse.

— Il fait bien d'aller se refaire un peu à la campagne. La chanoinesse le trouvait horriblement changé. Pour moi, je l'ai à peine vu, et il paraît qu'il n'a pas dansé. Mais il n'y a pas à s'en étonner, ces Châteaugrand ont un caractère !

Elle fit une pause et reprit :

— Seras-tu des nôtres tantôt ?

— Mon Dieu, où allez-vous tantôt ?

— Visiter Chantilly. Tes amis Louzéma ne connaissent pas Chantilly, c'est une horreur ; et on leur en a tant parlé, qu'ils ont décidé sur-le-champ cette expédition.

— Ils la feront sans moi, dit Alberte.

— Comment ! tu ne viendras pas leur montrer Chantilly ?

— Non certes, le bal a duré jusqu'à deux heures et nous avons ce soir la fête de la duchesse de Craonville.

— Qu'est-ce que cela fait ? Les jours de carnaval, on s'arrange à s'amuser doublement.

— Pas moi, dit Alberte, je n'ai pas un tempérament à supporter tant de veilles ni tant de fêtes.

— Toi, s'écria madame de Valroux, il te va bien de te plaindre de la fatigue, alors que moi, je la supporte.

Alberte regarda sa sœur et répondit d'un ton légèrement ironique :

— Ah ! toi, Madeleine, tu as une santé à part. Tu n'es positivement malade que pendant le carême et à la campagne, où tu t'ennuies, enfin.

— Ah ! certainement, et je m'étonne de t'entendre te plaindre, toi qui ne t'ennuies nulle part.

— Je ne veux rien faire d'excessif.

— Et moi, c'est l'excessif qui m'amuse.

— Va donc à Chantilly ; je me repose.

— C'est ridicule. Les Louzéma se fâcheront.

— Qu'ils se fâchent.

Madame de Valroux regarda fixement sa sœur.

— Parles-tu sincèrement ? demanda-t-elle.

— Tu sais, Madeleine, que c'est mon habitude.

— Tu n'aimes pas ton amie plus que cela ?

Ce fut au tour d'Alberte à regarder Madeleine.

— L'affection consiste-t-elle donc à se tuer en choses frivoles pour ceux qu'on aime ?

— Elle consiste à les suivre et non pas à se séparer d'eux. Je te trouve d'une ingratitude révoltante envers Luna et son frère.

— Son frère ? répondit Alberte, non sans hauteur. Quelles obligations ai-je contractées envers son frère ?

— Comment ! Mais il est à tes pieds ! Mais, sur un signe de toi, équipages, domestiques sont à ma disposition. Tu sais que tu es bien pour quelque chose dans leur installation avenue des Champs-Élysées. Il t'a suffi de dire que tu ne comprenais pas la vie à l'hôtel pour qu'il ait quitté le Continental.

— Assez, dit Alberte, je sais qu'il fait assez de folies comme cela ; mais j'en suis parfois plus contrariée que charmée.

— Pourquoi ?

— Mais parce que cela a l'air de m'engager. Or, je tiens à honneur de te le dire, je mets encore une différence entre Roger de Châteaugrand et David Louzéma.

— Elle existe, mais pas dans le sens que tu voudrais le croire. Il n'y a que toi à penser ainsi.

« Grand Dieu ! comment comparer ces deux hommes en tant que partis !

« Avec Roger, tu ne seras, malgré ta naissance, qu'une vulgaire femme d'officier, le suivant de garnison en garnison, obligée de voir, de visiter des gens avec lesquels il ne te fût jamais venu à la pensée de frayer, qui seront tes supérieurs, et qui pourront te faire mille avanies sans que tu puisses t'en plaindre.

«Avec une armée composée comme la nôtre, il n'y a plus moyen que nous, nous épousions des officiers sous les drapeaux, des serviteurs du plus ridicule des gouvernements.

Alberte releva vivement la tête.

— Roger ne sert que la France, dit-elle, et il sera toujours très noble de servir la France.

Madeleine sourit ironiquement.

— Si ma tante de Bonlieu était ici, elle te dirait que tu es admirable de chauvinisme. Moi, je suis plus terre à terre, et je vois les choses comme elles sont.

« Nous sommes dans un siècle d'argent. Monsieur David, avec ses millions et sa position, me paraît le plus charmant des prétendants. Et ici, il n'y a pas à avaler de ces hontes qui stigmatisent certaines mésalliances, il n'y a pas de différence dans l'éducation, dans l'existence. Ce sont des étrangers de le plus haute distinction. Étaient-ils assez éblouissants hier au soir ! Beaucoup de gens qui m'en voulaient de cette liaison se sont singulièrement adoucis. Autres temps, autres mœurs. Si mademoiselle Luna veut, demain elle sera princesse.

Alberte fit un mouvement.

— Eh ! certainement, reprit madame de Valroux, d'un air triomphant, on a déjà tâté le terrain hier, pour ce beau prince italien qui n'a plus qu'un palais à vendre, et qui ne peut se résoudre à ce dernier sacrifice. Les alliances de ce genre, même parmi nous, ne se comptent plus. Ce ne serait pas celle-ci, ni celle-là qui trouveraient que tu déroges. Leurs frères, leurs sœurs en ont fait autant.

« Que sont nos fortunes auprès de celle des Louzéma ? Des gouttes d'eau.

Alberte fit un geste d'impatience.

— Tu ne parles que d'argent, dit-elle ; je sais qu'ils en ont à revendre, mais je ne me marierai jamais par intérêt.

— Monsieur David est un charmant cavalier et il t'aime follement.

Alberte rougit légèrement et murmura :

— Je ne le connais pas.

— Comment ! voilà deux mois que tu le vois presque tous les jours, et tu ne le connais pas ?

— Non, répondit Alberte.

Elle prit une attitude fatiguée et ajouta :

— À quoi bon parler de ces choses ? Elles ne sont pas aussi avancées que tu le crois, ni surtout autant que tu le désires. Ce n'est pas une petite affaire d'enchaîner sa destinée à celle d'un étranger.

— Comme tu es restée provinciale dans tes idées ! On dirait que tu n'as pas quitté le château de la Rochefaucon dans le Cotentin. Ne sais-tu pas qu'avec les facilités modernes de voyager, personne au monde ne regarde à épouser un étranger qui peut devenir Parisien si bon lui semble.

— Madeleine, dit Alberte d'une voix profonde, tu n'as pas dans le cœur une parcelle de patriotisme.

C'est en ce moment qu'on eût jugé immédiatement la différence profonde qui existait entre les deux sœurs.

Ce mot austère de patriotisme, prononcé avec tant d'âme par les lèvres roses de l'enfant de vingt ans ne remua pas une fibre dans le visage enfiévré de la femme de trente ans.

— Mais que tu es démodée ! Alberte, fit-elle avec une froide ironie ; le patriotisme est un vieux mot et une vieille chose. On ne le met pas plus dans sa vie comme un obstacle, qu'on ne s'imagine d'imposer aux Parisiens du dix-neuvième siècle les tirades de Corneille et de Racine. C'est démodé, rococo, impossible.

« Je t'assure que tu te rétrécis tous les jours en dévotion comme en autre chose. Tu finiras par te faire chanoinesse au moins, si cela continue.

— Tu ne me comprends pas, Madeleine ; donc restons-en là, et laisse-moi écrire à ma tante de Châteaugrand.

— Es-tu bien décidée à ne pas venir à Chantilly ?

— Très décidée.

— C'est bien, je dirai que tu as la migraine.

— Mais, Madeleine, avec tous les prétextes que tu te donnes le plaisir d'inventer, tu me rends un très mauvais service.

— Comment ? Je ne comprends pas.

— En me gratifiant d'une santé détestable. Chaque fois que je refuse de t'accompagner, chacun s'enquiert le lendemain de ma santé, avec un intérêt tout particulier : « Et votre migraine ? et votre mal de dents ? et votre névralgie ? » Une fois pour toutes, je désire que tu dises la vérité :

« Alberte ne veut pas sortir aujourd'hui. »

— Cela nuira à ton caractère ; aimes-tu mieux cela ?

— Allons donc ! crois-tu que les personnes sensées ne blâment pas la vie de plaisirs sans trêve que mène Luna ?

— Alors pourquoi ne la prêches-tu pas, puisque tu te mêles de la convertir ?

— Je prêcherais dans le désert. Elle veut bien se lever à dix heures le dimanche pour aller à la messe ; elle veut bien prier quelquefois, faire maigre le vendredi ; mais rester chez elle, mais donner deux heures à la vie sérieuse, impossible.

— Tu l'aimes comme cela, cependant ?

— De tout mon cœur.

— Et bien ! alors...

— Mais rien ne m'oblige à vivre comme elle ; aucun devoir ne me fait une obligation de la suivre partout où elle va.

— Dieu ! que tu es raisonneuse ! s'écria madame de Valroux. Encore une fois, je m'étonne que tu n'aies pas l'idée de prendre le voile.

— Si Roger de Châteaugrand avait de la fortune, et s'il n'était pas d'une famille de poitrinaires, je te dirais : Épouse-le donc tout de suite et retire-toi du monde.

— Il y a un milieu entre se retirer du monde et lui donner le meilleur de sa vie, Madeleine.

— Assez, tu me donnerais une crise de nerfs. Puisque tu passes la journée en méditations, tu pourras bien t'occuper un peu d'Agnès et de Maurice, n'est-ce pas ?

— Certainement.

— Seulement, tu sais, ne sois pas d'une sévérité outrée pour Maurice. Il est comme moi, très nerveux, très délicat ; ne le contrarie pas trop.

Alberte répondit par un sourire, et madame de Valroux, satisfaite de ce qu'elle croyait un acquiescement tacite à ses idées, la quitta.

Après son départ, la jeune fille demeura quelque temps songeuse ; puis, elle reprit sa plume et écrivit d'une main posée la lettre suivante :

« Ma chère tante,

« Votre lettre m'a grandement affligée. Non seulement Roger doute de moi, mais sa mère est toute prête à m'accuser.

« Pardonnez-moi tous les deux de tâtonner un peu, et attendez le terme fixé.

« Ce n'est pas ma faute si je ne vois pas encore très clair dans ma destinée.

« Mais soyez bien assurée que je ne subirai pas l'action des influences contraires, et que les bruits qui courent n'ont pas l'importance qu'on y accorde. »

Ici, Alberte appuya la tête sur sa main, et tomba dans une profonde rêverie.

Son cœur ne s'était pas détaché de Roger ; mais pouvait-elle en toute sincérité écrire à sa mère que l'étranger n'était pas devenu un rival redoutable ?

Ce jour-là, elle avait brusquement interrompu la vie vertigineuse qu'elle menait depuis quelque temps ; ce jour-là, elle avait voulu échapper à la compagnie de Luna et de David.

Était-ce parce qu'elle se sentait entraînée vers les Louzéma ?

Était-ce, au contraire, parce que la vue de la tristesse de Roger l'avait impressionnée ?

Elle ne se rendait pas un compte exact de ses impressions, mais elle reconnaissait que ses deux prétendants restaient en face l'un de l'autre, sans que son cœur ou sa raison se décidassent à sacrifier l'un à l'autre.

La voix intime, celle qui résonne au plus profond de l'âme, prononçait le nom de Roger ; l'autre, la voix qui se fait entendre tous les jours, à chaque minute, celle qui se répercute à l'infini, parce qu'elle trouve partout de l'écho, la voix de l'intérêt personnel, lui apportait le nom de David.

Roger, c'était à la fois l'harmonie et la dépendance.

David, c'étaient les contrastes et la liberté.

L'un représentait la vie connue, uniforme, concentrée, relativement modeste.

L'autre, la vie inconnue, mouvementée, expansive, brillante.

L'un, c'était l'affection profonde, fidèle, délicate.

L'autre, c'était la passion à la fois fougueuse et dissimulée, mais persévérante.

Aussi, arrivée à ce paragraphe de protestation, Alberte s'arrêtait machinalement et mesurait, non sans un secret effroi, la modification survenue dans ses sentiments depuis son entrevue à l'hôtel avec sa tante de Châteaugrand.

Quand elle reprit la plume, deux larmes tombaient de ses cils soyeux sur son papier, et, sans songer à les essuyer, elle reprit :

« Je ne suis pas libre d'échapper à la société étrangère que voit Madeleine ; j'aime beaucoup mademoiselle Louzéma, qui me rappelle une année émouvante de mon enfance ; mais enfin tout ceci ne pèse pas encore sur la décision à venir. Croyez bien, ma chère tante, que, s'il en était autrement, j'aurais la loyauté de vous prévenir. Rassurez donc Roger, et qu'il laisse parler le monde, qui, la plupart du temps, ne sait pas ce qu'il dit.

« J'assiste ce soir à un dernier bal ; le carnaval se meurt, les cancans de salon mourront avec lui.

« Avec quel soulagement je vois arriver le carême ! Je vous avouerai, ma chère tante, que je commençais à en avoir assez.

« Cette vie de plaisirs est bien dangereuse. On ne sait plus ni ce qu'on fait, ni où l'on va. Sous ce rapport, j'ai été faible ; je me suis laissé entraîner beaucoup plus loin que je ne l'aurais voulu. Mais, encore une fois, voici le carême et les prédications de Notre-Dame. Mes étrangers, si ardents à me suivre aux fêtes, vont certainement m'abandonner ici ; j'en ai la certitude. Je respirerai enfin.

« Quand je pense que dans quelques mois il me faudra prendre une résolution irrévocable, je sens le besoin de me recueillir un peu.

« Que n'êtes-vous ici ! Pourquoi Roger n'y est-il pas ?

« Adieu, ma chère tante ; attendez à m'en vouloir, attendez à me condamner, car, en vérité, je vous aime de tout mon cœur.

« Alberte. »

« P. S. Médéric a été fort mécontent de ce que Madeleine ait jugé à propos de changer de conducteur de cotillon. Cela m'a privée de danser avec Roger. »

Cette lettre terminée, Alberte la mit sous enveloppe, la cacheta, écrivit l'adresse et alla elle-même la jeter dans la boîte placée dans le corridor.

Cela fait, elle se dirigea vers la salle d'étude, où mademoiselle Adèle enseignait, avec une patience bien mal récompensée, les premiers éléments de l'écriture au futur marquis de Valroux.

L'entrée d'Alberte produisit son effet ordinaire : Maurice reprit son porte-plume, qu'il s'amusait à faire rouler d'un bout de la table à l'autre, et Agnès étudia avec une ardeur nouvelle sa leçon d'anglais.

Alberte vint s'asseoir entre les deux enfants, et elle y resta patiemment pendant la dernière heure de l'étude, s'occupant surtout de Maurice, qui avait ses leçons en horreur.

Quand l'heure fut venue pour mademoiselle Adèle de plier bagage, Alberte dit quelques mots à voix basse à Agnès. La petite fille disparut et revint accompagnée d'une femme de chambre qui portait un plateau couvert d'un goûter copieux.

La jeune institutrice jeta à Alberte un regard reconnaissant.

Elle venait des Batignolles tous les matins, et, pour tout déjeuner, mangeait en omnibus un petit pain d'un sou.

Aussi, à onze heures, après trois heures de leçons multiples, elle paraissait absolument épuisée, et c'était un des plaisirs d'Alberte de lui faire prendre ce goûter, arrosé d'un verre de vin généreux.

Pendant que mademoiselle Adèle reprenait des forces, Maurice et Agnès se précipitaient vers l'appartement consacré à leurs jeux, suivis par Alberte, qui se faisait une obligation de conscience de ne pas les quitter, quand leur mère lui en avait remis la garde.

— Je vais m'habiller en dragon, comme mon cousin Roger, dit tout à coup Maurice ; tante, donne-moi mon casque.

Alberte décrocha un petit casque doré, orné d'un superbe cimier et d'un panache rouge, et aida complaisamment le petit garçon à s'équiper.

— Suis-je beau comme cela ? dit-il.

Et grimpant sur une chaise, il se contempla dans une glace en disant :

— Je suis, sur cette chaise, presque aussi grand que Roger, n'est-ce pas, ma tante ?

Alberte sourit sans répondre, car en ce moment un domestique en petite livrée ouvrait la porte et annonçait que mademoiselle était servie.

Alberte eut quelque peine à décider Maurice à quitter son uniforme, qu'il voulait garder pour aller déjeuner. Il obtint de garder son ceinturon, et il gagna la salle à manger, pendu au bras d'Alberte et regardant traîner le sabre qui lui battait les talons.

La salle à manger, éclairée par deux grandes fenêtres qui ouvraient sur le jardin, était un des plus beaux appartements de l'hôtel. Au-dessus de chaque porte étaient représentées de main de maître des scènes champêtres ou mythologiques. Sur le large panneau à droite de la vaste cheminée, on avait sculpté tout l'attirail d'un chasseur ; sur le panneau de gauche, tous les engins de pêche. Les rosaces du plafond débordaient de fleurs et de fruits ; une vigne chargée de raisins enguirlandait la corniche du pourtour ; tout rappelait, de près ou de loin, l'usage auquel l'immense salle avait été affectée de temps immémorial.

Trois couverts avaient été disposés en haut de la solide table de chêne, et Alberte se plaça entre les deux enfants, qui paraissaient enchantés de ce déjeuner à trois.

Alberte avait l'air d'une véritable jeune maman entre ses deux convives, dont elle écoutait le babil animé avec une attention pleine de condescendance.

Le déjeuner fini, elle proposa une promenade en voiture, ce qui fut accepté avec enthousiasme.

Par une prudence exagérée, madame de Valroux ne permettait que très rarement, pendant les jours de glace, les promenades en voiture à ses enfants, et ils éprouvaient une véritable joie à l'idée de revoir les Champs-Élysées et le bois de Boulogne. Ils allèrent chercher Morin, et ils partirent avec Alberte, qui leur avait laissé le choix de l'itinéraire de la promenade.

Paris gardait encore les traces de son terrible hiver. Le balai municipal, quelque gigantesque qu'il soit, n'avait pas encore fini son office.

Les passants jetaient maint coup d'œil mécontent ou ironique sur les tas de neige solidifiés et salis. On se demandait volontiers dans la rue à quoi songeaient les édiles parisiens, et on les conjurait bien haut de s'occuper moins de politique et un peu plus d'administration.

Les enfants, dans la calèche bien fermée, regrettaient la neige, les traîneaux, tout ce qui avait momentanément transformé Paris en ville du Nord. Ils eurent au moins le plaisir de voir patiner sur le lac. Les fanatiques patinaient encore, mais non pas avec la pleine liberté des premiers jours. Çà et là, se voyaient des piquets signalant les endroits où le ramollissement de la glace rendait le patinage dangereux.

Agnès et Maurice obtinrent d'Alberte la permission de descendre de voiture et de traverser la Seine là où de nombreux patineurs attestaient la solidité de la glace.

Le vieux Morin, debout sur le rivage, regardait marcher Alberte ayant un enfant de chaque main. Ils formaient le plus joli groupe du monde, la beauté, la grâce et l'élégance se trouvant réunies en ces deux âges charmants de la jeunesse et de l'enfance.

Il était déjà tard quand la voiture retourna vers Paris.

Alberte avait donné ses ordres au cocher, qui les conduisit devant l'église Sainte-Clotilde. Là, elle renvoya la voiture, et, accompagnée des enfants et du vieux Morin, elle assista à la bénédiction qui terminait le touchant exercice des Quarante-Heures.

En effet, tandis que le Paris folâtre ou impie se livrait à ses saturnales, le Paris sérieux et fervent remplissait les temples et chantait avec toute son âme le Parce, Domine.

Ainsi se rétablit l'équilibre de cette terrible balance où s'entassent devant le Juge suprême le bien et le mal accomplis sur cette terre.

S'il y en a qui blasphèment, il y en a qui adorent ; s'il y en a qui offensent, il y en a qui expient ; s'il y en a qui maudissent, il y en a qui rendent grâces ; s'il y en a qui descendent au niveau de la brute, il y en a qui s'élèvent jusqu'à celui des anges.

Alberte, entraînée à la suite de sa sœur et plus vite qu'elle ne l'aurait voulu dans le tourbillon mondain au milieu duquel on abuse tellement des plaisirs permis qu'il ne faut qu'une secousse un peu violente pour faire tomber les âmes faibles dans le gouffre des joies illégitimes et fatales, aimait à reposer dans la prière son pauvre cœur tiraillé.

Là, plus qu'ailleurs, dans le silence et dans la paix, elle réfléchissait au prochain dénouement de sa destinée.

Or, si toutes les influences terrestres la poussaient vers David, les influences divines la ramenaient vers Roger.

David, par une ruse habile, ne la heurtait jamais dans ses croyances ; mais elle était trop intelligente, partant trop clairvoyante, pour ne pas deviner que c'était Roger qui les partageait.

La foi de David se greffait sur son amour pour un membre de la famille catholique de la Rochefaucon ; la foi de Roger en demeurait indépendante.

Et cela même faisait sa grandeur aux yeux d'Alberte. Elle se sentait flattée du rôle qu'elle remplissait envers ses amis étrangers dont elle faisait des prosélytes ; mais elle reconnaissait qu'en cette question très délicate de la religion, il appartenait à l'homme d'être dans sa famille l'initiateur et l'exemple.

La bénédiction reçue, les promeneurs reprirent à pied le chemin de l'hôtel, où Alberte fut accueillie par une verte réprimande.

Madame de Valroux, qui venait d'arriver, la gronda sévèrement d'avoir emmené les enfants à Sainte-Clotilde. Elle avait espéré les embrasser en arrivant. Alberte devait penser qu'une mère qui avait été privée de ses enfants pendant toute une journée avait soif de les revoir.

À cet étalage de sentiments Alberte ne répondit que par son silence.

L'humeur de madame de Valroux s'adoucit un peu pendant le dîner et elle daigna parler de sa visite à Chantilly, qui avait été une désillusion.

Il avait fait un froid de loup, la forêt était affreuse, on n'avait pas pu montrer le château aux promeneurs, le duc d'Aumale venant d'arriver ; on avait fait un déjeuner détestable,

— Et les Louzéma, demanda Alberte, ont-ils été aussi déçus que toi ?

— D'abord David était d'une humeur de dogue, parce que tu n'étais pas là : il n'a pas ouvert la bouche ; ensuite Luna a pris un mal de gorge et ne parlait pas non plus.

« Je suppose que tu trouveras poli d'aller savoir demain des nouvelles de ton amie.

— J'irai, dit Alberte, espérant par cette promesse diminuer le courroux de sa sœur, qui lui attribuait d'avoir, par son refus, changé une journée de plaisir en une journée d'ennui.

— Je le lui ai promis de ta part ; elle était vraiment souffrante, elle ne viendra pas ce soir à l'Opéra.

— Il faut en effet qu'elle se sente indisposée. J'aurais bien envie de faire comme elle.

Madame de Valroux lui lança un regard mécontent.

— Qu'est-ce qui te prend ? dit-elle. As-tu imaginé de commencer ton carême aujourd'hui ?

— Je me sens fatiguée, dit Alberte, et si tu voulais me permettre...

— Du tout, il ne manquerait plus que cela ! Médéric, ne vous avais-je pas dit qu'Alberte avait des idées de carême ?

— Vous me l'avez dit, Madeleine ; mais enfin si elle se sent fatiguée.

— Allons donc ! c'est de l'esprit de contradiction tout pur. Qu'est-ce que notre pauvre petit carnaval à nous ! Ce n'est pas celui de ces riches étrangers.

« Mademoiselle Luna m'a avoué que voilà cinq semaines qu'elle ne se couche qu'à trois heures du matin.

— Aussi elle est quasi malade, dit Alberte, elle tousse beaucoup depuis quelque temps.

— Eh bien, je t'avertis que si elle n'avait pas la gorge prise, elle eût été quand même des nôtres ce soir. Mais quand il faut s'emmitoufler, il n'y a pas moyen d'aller au théâtre dans une loge aussi en vue. Monsieur David viendra et il a même pensé à toi.

« Médéric, où avez-vous mis les bouquets que monsieur David nous a fait remettre en voiture ?

— Je les ai fait placer dans l'eau. Ils sont superbes.

— Superbes ! Je ne sais pas où il a pu se procurer ces fleurs. Mais il a tant d'argent et il est Parfaitement aimable !

— Moi, je ne l'aime pas, cria le petit Maurice qui écoutait, il n'a pas d'uniforme et il ne fait pas attention à nous, n'est-ce pas, Agnès ?

— Maurice, taisez-vous, vous êtes un mal élevé !... Agnès, emmène ton frère. J'irai vous dire bonsoir quand je serai habillée. Alberte, ne te dérange pas pour ces enfants, la gouvernante n'a pas besoin de ton aide.

— Je voudrais voir les bouquets, dit Maurice.

— Ceci est plus raisonnable. Je permets à Alberte d'aller vous les montrer. Médéric, où sont-ils ?

— Dans votre cabinet de toilette.

— Alberte, tu entends ? Quelle toilette mettras-tu ce soir ?

— Celle que tu voudras, dit Alberte.

— Il y a beaucoup de roses dans ton bouquet, mets-toi en rose.

Alberte fit un signe d'assentiment et sortit avec les enfants.

À peine la porte se fut-elle refermée derrière elle, que madame de Valroux, regardant son mari avec un effroi comique, s'écria :

— La comprenez-vous ? Un peu plus, elle nous faussait compagnie ce soir.

Monsieur de Valroux se mit à rire.

— Défiez-vous d'elle, Madeleine, elle n'est point aussi avancée dans vos projets que vous le croyez.

— Vous pensez qu'il serait imprudent de risquer la demande maintenant ?

— Oui.

— Cependant, vous comprenez que David ne peut pas demeurer indéfiniment à Paris, et qu'il n'attend plus qu'un signal pour se déclarer.

— Je comprends ; je comprends que vous assumez là une très grande responsabilité, Madeleine, et que toutes vos intrigues pourraient bien échouer au dernier moment.

— Ce sera de votre faute, Médéric.

« Si vous m'aidiez un peu plus énergiquement aussi ! Si vous vous ralliiez franchement à David !

« Mais non ; vous êtes pour le pour et pour le contre . Il serait temps cependant de vous décider à embrasser notre cause. Sans vous, nous ne pouvons rien. »

Monsieur de Valroux leva les épaules.

— Ce ne sont pas mes affaires, dit-il, et je vous prie de ne pas me rebattre sans cesse les oreilles des prétendants de votre sœur.

Il se leva de table évidemment contrarié et s'en alla dans son fumoir, le seul endroit de la maison où il fût assuré d'échapper aux importunités de sa femme.

VII -- Alberte en visite

Si Alberte avait écouté les conseils de sa sœur, elle se fût rendue de très grand matin chez Luna Louzéma ; mais elle avait ses raisons particulières de retarder sa visite.

D'abord, elle consacrait aux exercices religieux cette matinée du mercredi des Cendres, ensuite elle avait reçu la veille, de David, une sorte de déclaration, amenée en quelque sorte naturellement par la déception qu'il avait éprouvée de la voir manquer à la partie de Chantilly, et elle ne voulait pas aller voir sa sœur à une heure où elle pouvait être assurée de le rencontrer.

En conséquence, malgré madame de Valroux qui prétendait qu'elle devait surprendre Luna, elle assista à l'office et accepta d'être conduite, après le second déjeuner, par monsieur de Valroux qui s'en allait à une longue conférence avec son carrossier, dont les magasins se trouvaient aux Champs-Élysées.

Elle partit donc vers deux heures de l'après-midi, en compagnie de son beau-frère, qui s'était engagé à aller la reprendre.

— Surtout, Alberte, ne me dites pas un mot de vos prétendants, dit avec un sourire monsieur de Valroux en saisissant les rênes blanches de ses mains gantées ; je ne sais comment s'y prend Madeleine, mais sa conversation intime ne roule plus que sur cela. J'en suis énervé.

— Médéric, dois-je donc vous croire absolument indifférent dans la question, ainsi que vous le proclamez, ou tout à fait partisan de monsieur Louzéma, ainsi que Madeleine le prétend ?

— Elle prétend cela ? C'est d'une force !

— Ce n'est pas vrai ?

Monsieur de Valroux allongea un coup de fouet à son cheval.

— Parbleu, c'est faux. Cependant, entendons-nous bien, je ne veux pas vous influencer, je veux rester neutre, absolument neutre. Je suis au balcon et je regarde la joute. Les deux champions me sont également sympathiques ; mais ce n'est point mon affaire.

— Cependant, Médéric, un mot, un conseil me serait précieux, et à qui voulez-vous que je le demande, si ce n'est à vous ?

— Alberte, je vous supplie de ne me rien demander. En toutes choses, excepté en politique, je suis partisan de la non-intervention, et ici tout me commande la neutralité.

« Si j'épousais la cause de Roger de Châteaugrand, mais il ne me resterait plus qu'à plaider en séparation, la vie commune ne me serait plus possible avec votre sœur.

— Il n'est pas généreux de me laisser sans appui, Médéric.

— Allons, vous n'en manquez pas. Le duc de la Rochefaucon, chef de nom et d'armes, votre sœur, votre tante de Bonlieu, etc., etc.

— Vous savez bien, Médéric, que ce monde-là ne s'occupe que des choses extérieures.

« D'ailleurs ils ne s'entendent pas.

« Mon oncle de la Rochefaucon ne veut pas sacrifier la naissance à la fortune.

« Ma tante de Bonlieu estime qu'un demi-million de rente nivelle tout ; quant à Madeleine, vous ne connaissez que trop sa partialité pour David.

— Mais vous enfin, mais vous, Alberte, quel est le fond de vos sentiments sur ces deux hommes ?

« Voyons : ce n'est pas uniquement par courtoisie que vous accueillez les hommages de cet étranger.

Alberte rougit sous son voile.

— Il feint une si grande passion, dit-elle ; j'en suis touchée parfois jusqu'à me demander jusqu'où irait ma compassion.

— Je me doutais bien que la mine qu'il creusait arriverait jusqu'à votre cœur, et c'est pourquoi, ma chère Alberte, je suis resté neutre.

— Oui, en préférant Roger.

— Parbleu !

Mais après cette exclamation qui lui était échappée, monsieur de Valroux reprit gaiement :

— Restons-en à vos préférences, je vous prie, et qu'il ne soit jamais question des miennes.

— Cependant, Médéric, vous seul pouvez me parler des choses dont on ne parle guère. Vous avez dit souvent : « Roger est le seul homme auquel je donnerais ma fille avec joie. »

« La donneriez-vous à David Louzéma ?

Monsieur de Valroux se mordit les moustaches et répondit évasivement :

— Roger, ma chère, est en certaines choses une véritable exception ; il ne faut comparer personne à Roger.

— Mais enfin, que pensez-vous de David ?

— David est un très galant homme, c'est un homme comme tout le monde.

« Mais où en sont nos conventions, Alberte ! Je vous avais priée de pas me dire un mot de vos soupirants et, pour peu que nous continuions, nous en parlerons encore quand je vous déposerai à la porte de votre amie.

« Enveloppez-vous donc mieux que cela : il fait un froid de loup.

— Il fait beau, dit Alberte.

Et ils continuèrent à parler de la pluie et du beau temps jusqu'au moment où le cheval s'arrêta tout blanc d'écume devant un élégant hôtel de l'avenue des Champs-Élysées.

— John, dit monsieur de Valroux au domestique assis en arrière, demandez si mademoiselle Louzéma peut recevoir mademoiselle de la Rochefaucon.

Le domestique ne fit qu'un saut jusqu'à la grille et revint annonçant que mademoiselle Luna y était.

En conséquence Alberte descendit, donna rendez-vous à son beau-frère dans une heure et se dirigea vers le perron. Elle en atteignait les dernières marches quand la brillante porte d'entrée s'ouvrit devant elle.

Un domestique l'attendait ; il la débarrassa de ses vêtements de surplus et elle monta au premier étage par un escalier à rampe dorée, recouvert d'un tapis éclatant. Tout d'ailleurs éblouissait dans cette maison, tout révélait la richesse et le goût étranger.

À la porte de l'appartement de Luna, le domestique qui conduisait Alberte s'inclina et s'éloigna après avoir frappé.

Ce fut une femme étrangement vêtue, aux yeux noirs pleins de feu, et au regard fixe et doux, qui vint ouvrir.

— Rika, puis-je voir votre maîtresse ? demanda Alberte.

Mais avant que Rika eût pu répondre, Luna elle-même, Luna en peignoir de cachemire rose, en babouches brodées d'argent, Luna, sa magnifique chevelure d'ébène éparse sur ses épaules, était accourue et s'était jetée dans les bras d'Alberte.

— Chère, comment allez-vous ? demanda Alberte à la gracieuse créature qui était si frêle dans son élégant vêtement.

— Beaucoup mieux ; ce n'est rien ; votre visite va me guérir tout à fait, répondit Luna en passant son bras sous le sien. Si vous étiez venue hier à Chantilly, je n'aurais pas pris froid. Mais vous êtes cruelle, tout à fait comme autrefois, chère petite duchesse.

Et ce disant, Luna l'embrassa et la conduisit jusqu'à un sofa bleu placé contre la cheminée, où brûlait un grand feu.

Rika était allée s'accroupir sur un large coussin placé au pied du lit, à l'autre bout de l'appartement, et Alberte voyait briller ses yeux de flamme toujours attachés sur sa jeune maîtresse, dont elle habitait l'appartement et dont elle était, comme dans l'Inde, l'esclave dévouée.

Ce témoin n'en était pas un, Rika ne comprenait en fait de langues européennes que le mauvais portugais qui se parlait dans son lointain pays, et elle était toujours là comme une sentinelle vigilante et fidèle.

— Je vous trouve changée, Luna, dit Alberte en arrêtant ses yeux profonds sur le visage de la jeune fille.

Luna porta la main à sa poitrine.

— J'ai là un feu terrible, dit-elle.

— Luna, vous ne devriez plus sortir le soir : c'est imprudent.

— Et que voulez-vous que je fasse ?

Alberte jeta un coup d'œil autour du luxueux appartement où ne se voyait rien qui, de près ou de loin, rappelât le travail sous sa forme intellectuelle ou manuelle.

— C'est vrai, dit-elle ; vous ne savez pas vous occuper chez vous, ma pauvre Luna.

— Non, non, dit Luna en agitant sa jolie tête, ce n'est pas notre genre à nous de tirer l'aiguille, ou d'annoter de gros livres bien sérieux.

— Aussi, vous vous ennuyez chez vous.

— Ma chère, je ne suis pas bien sûre que vous vous amusiez, vous autres Françaises, quand vous avez une tapisserie entre les mains ou une plume entre les doigts.

— C'est ce qui vous trompe, Luna. Le travail, surtout quand il a en vue quelque chose d'utile, est souvent distrayant.

— L'utile ! Qu'est-ce que cela ? dit la jeune fille en se pelotonnant dans ses coussins. Rika, ma boîte de pastilles.

Après cet ordre donné à son Indienne, elle passa un de ses bras autour du cou d'Alberte, l'embrassa, et, lui souriant tendrement, elle reprit :

— L'utile, ma chérie, qu'est-ce donc que cela ?

— À quoi bon vous le dire, Luna, votre vie est jetée dans un moule à part. Je croyais cependant que vous aviez reconnu la nécessité de vous créer une occupation quelconque dans votre intérieur.

— Oui, Alberte ; mais quoi ? mon Dieu, quoi ?

— Vous ririez bien si je vous répondais en Française, Luna, encore plus si je vous répondais en Allemande.

« Mais enfin, si l'utile vous est étranger, vous avez l'agréable.

« Faites de la musique... puisque vous l'aimez.

— J'aime surtout celle des autres, dit Luna en prenant des mains de son Indienne une petite boîte de bois de santal. Quand vous voyez mon piano ouvert, c'est que David est venu me faire une visite. Il est très fort, David, et il s'enthousiasme de plus en plus pour la musique. Il y a une certaine rêverie... voulez-vous une pastille, Alberte ?... une rêverie de... un nom allemand.

— Mendelssohn.

— Précisément, celle que vous aimez tant et que vous jouez si bien, il en est passionné. Il la joue chez moi, il la joue chez Carmen, qui ne peut pas la souffrir parce que vous l'aimez.

— Luna, quelle plaisanterie !

— C'est la vérité. Carmen ne vous aime pas. Elle vous trouve dédaigneuse pour notre colonie. Et puis il y a une autre raison, une raison majeure, celle-là ! que je ne vous dirai pas.

Luna, croqua une pastille, se mit à faire rouler la boîte entre ses doigts, et ajouta en s'appuyant sur l'épaule d'Aberte :

— L'aimable marquise vous a-t-elle dit la fureur de David, hier ? Non, je ne l'ai jamais vu dans une telle colère rentrée.

— Monsieur David avait sans doute quelque motif d'être contrarié, répondit Alberte, que le regard de Luna embarrassait.

— Il avait... celui-là. Il s'est contenu devant monsieur et madame de Valroux, mais à son retour cela lui a repris de plus belle. Il a cravaché son cheval tout comme autrefois, vous en souvient-il ? il cravachait son petit nègre Boulboul (1).

— Je me souviens, dit Alberte ; mais, à notre prière, il s'était adouci.

— À la vôtre, Alberte, à la vôtre. Oh ! vous avez toujours fait de lui ce que vous avez voulu.

Mais, dites-moi, à l'Opéra ne vous a-t-il pas fait une mine affreuse ?

— Il a été ce qu'il est toujours, Luna.

— Allons, voyons, regardez-moi. Vous avez donc quelque calmant appliqué sur le visage, vos yeux distillent donc quelque baume ? Car, en vérité, quand il est venu m'embrasser, il était tout pâle et tout crispé. Si je n'avais été sans voix, je me serais habillée pour l'accompagner, tant je craignais qu'il ne fît des scènes. Ah ! c'est qu'il est jaloux, David, très jaloux.

— C'est un bien vilain défaut, dit Alberte d'un ton sérieux.

Et elle ajouta en touchant la main effilée de Luna, qui était brûlante :

— Qui est-ce qui vous soigne, Luna ? Vous toussez beaucoup, il me semble, et vous avez certainement un peu de fièvre.

— Tout le monde et personne, répondit Luna portant à ses lèvres son mouchoir de batiste.

« Les docteurs me consignent à la maison au moindre rhume, et je ne les consulte plus.

« Mon vrai médecin, c'est Rika. Elle fait des tisanes exquises avec je ne sais quelle graine de notre pays, et cela guérit mes simples rhumes.

Elle détourna languissamment la tête et parla doucement en portugais à l'Indienne accroupie sur son coussin, et Alberte ne se rappelait pas avoir rencontré un regard plus aimant que celui par lequel répondaient à Luna les yeux pleins de flamme de sa suivante.

— Alberte, je ne puis plus vous donner rendez-vous au bal de ce soir, reprit Luna ; c'est bien ennuyeux, le carême.

— En effet, le sermon remplaçant le bal, cela a de quoi vous désespérer.

— Mais il nous reste le théâtre. Vous allez au théâtre en carême, je suppose ?

— Non.

— Grand Dieu ! Et madame de Valroux ?

— Ma sœur fait ce qu'elle veut. Je ne parle que pour moi.

— Ah ! je comprends bien que notre colonie veuille quitter Paris, s'écria Luna. Je suis bien tentée de partir aussi pour l'Italie.

— Pourquoi n'y allez-vous pas, Luna ? Le climat de l'Italie vous conviendrait beaucoup mieux que le nôtre.

— Je le sais bien ; tous les docteurs m'ont engagée à passer l'hiver dans un Midi quelconque, nous ferions un charmant séjour à Rome pour la semaine sainte, qui aura, il paraît, une vogue éternelle ; mais voilà, David ne veut pas entendre parler de quitter Paris.

Elle regarda fixement Alberte et ajouta d'un air plein de malice :

— Mais, Alberte, demandez-moi donc bien vite pourquoi ?

Alberte rougit, mais répondit avec un léger mouvement d'épaules :

— Mon Dieu, que vous êtes enfant, Luna ! Je n'ai jamais su me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— Alberte, oh ! que vous êtes ingrate ! s'écria Luna. Pouvez-vous dire de cet air de glace que cela ne vous...

La main d'Alberte se posa sur la bouche de Luna.

— Chut, dit-elle, chut, on frappe à votre porte.

— Oh mais, je ne reçois pas aujourd'hui que je vous tiens, répondit Luna vivement.

Elle s'adressa en portugais à Rika, qui se leva aussitôt et alla entrouvrir la porte.

Mais une poussée venue du dehors l'ouvrit tout à fait, et un véritable tourbillon de jeunes filles envahit la chambre.

Elles étaient sept, toutes plus jolies et plus élégantes les unes que les autres, à l'exception de la Portugaise Carmen.

— Mais vous m'étoufferez, s'écria Luna quand elles se précipitèrent ensemble dans ses bras. Voyons, que venez vous faire chez moi aujourd'hui ?

— Savoir de vos nouvelles, répondirent-elles en chœur.

— Cela ne valait pas la peine, je n'ai pas été mourante. Qui est-ce qui vous a dit que j'étais indisposée ?

— Ton absence hier soir, répondit Carmen.

-- Alors, il m'est défendu d'être fatiguée ? Je serai maintenant obligée d'aller à l'Opéra chaque fois qu'on jouera Faust . Je vous dis que vous êtes folles.

« Ne vous asseyez pas encore, s'il vous plaît, laissez-moi vous présenter à mademoiselle de la Rochefaucon.

— Nous connaissons mademoiselle, répondit Carmen avec un regard profond. J'ai aidé à la découvrir, il me semble. C'est bien votre petite duchesse, n'est-ce pas, Luna, l'Alberte de monsieur David ?

— Oui, oui, oui, dit Luna trois fois sans oser regarder Alberte. Eh bien, Sixta, pourquoi ne vous asseyez-vous pas, maintenant que ma présentation est faite ?

— Examinez-moi bien, Luna, dit la jeune Portugaise, dont la toilette était fort excentrique.

— C'est fait. Je vois que vous roussissez, à force de poudre rouge, vos cheveux blonds, et que vous vous habillez de telle façon qu'on vous prendrait de loin pour un ballot bien ficelé.

— Je ne sais quelle ressemblance avec une sauterelle, ajouta Carmen, qui était fort intelligente.

La jeune fille secoua sa crinière rouge d'un air dépité, et s'écria :

— Luna, vous regretterez bien toutes ces moqueries quand vous saurez pour qui l'on m'a prise l'autre soir.

— À qui donc ressemble-t-elle ? demanda Luna en s'adressant à Alberte ?

Un nom vint sur les lèvres d'Alberte, mais elle ne le prononça pas, et se contenta de sourire avec une nuance de dédain.

— Enfin, Luna, c'est frappant, s'écria la sœur cadette de la jeune fille. Hier, trois auteurs dramatiques sont successivement entrés dans notre loge, croyant trouver... devinez qui ?

— La plus fameuse de nos comédiennes, dit Luna.

La jeune fille bondit de joie.

— Voyez-vous, dit-elle, je lui ressemble extraordinairement, tout en étant moins belle.

Et elle soupira.

— Moins belle ? dit Alberte. Elle n'est point belle, que je sache. C'est une bonne comédienne, qui a une voix charmante ; mais ne parlons pas de sa beauté.

Toutes, même Luna, se récrièrent.

Alberte n'eût pas appartenu au noble faubourg, elle n'eût pas été jolie, que tout ce peloton de jeunes filles ne lui eût pas pardonné d'oser toucher à leur idole.

Luna elle-même ne manqua pas de se faire le champion de l'actrice.

Elles parlèrent si vite, elles crièrent tellement à l'unisson, qu'Alberte jugea prudent de s'envelopper dans un silence hautain qui détermina bientôt la fin de la visite.

Au fond, toutes ces jeunes filles étaient aussi bonnes que belles et appartenaient à des parents qui savaient les garder des liaisons équivoques.

Néanmoins leur admiration pour les actrices, leur fanatisme pour les chanteurs en vogue, avaient si parfaitement déplu à Alberte, que, quand Luna revint vers elle après les dernières embrassades à la porte, où ces demoiselles rencontrèrent leurs mentors, elle lui dit d'un ton blessé :

— Ma chère Luna, je ne comprendrai jamais les sympathies de votre monde ni les vôtres pour le demi-monde.

Luna, avant de répondre, lui passa le bras autour du cou avec cette tendre câlinerie qui avait pris le cœur de la fière descendante des La Rochefaucon et dit d'un ton badin :

— Que voulez-vous, Alberte, ces gens-là nous amusent ; et ces messieurs excitent notre intérêt pour ces femmes en parlant sans cesse d'elles et de leurs aventures.

Alberte fronça ses sourcils châtains.

— Ah ! dit-elle, les hommes de votre monde s'entretiennent de cela devant les jeunes filles !

— Pas tous, dit Luna visiblement embarrassée, pas tous. Oh ! nous avons des papas qui sont si raisonnables, si raisonnables ! Et Carmen aussi est très réservée là-dessus, vous l'avez remarqué ; mais elle est moins désintéressée que vous dans la question. Elle sait que tous ces racontars déplaisent à David... et à moi aussi, depuis que nous nous voyons intimement, Alberte.

« Je ressemble de moins en moins à mes amies, qui vivent du théâtre.

« Cette petite folle d'Isabelle, qui se rougit ses beaux cheveux blonds, en sait bien quelque chose.

« Un jour elle dit devant nous : « Le théâtre est un intérêt suprême dans ma vie, le théâtre me suffit. »

Et quand elle fut partie, David s'écria : « Voilà une femme que je n'épouserai jamais. »

Alberte ne releva pas cette dernière parole, elle demanda à Luna :

— Viendrez-vous dimanche à Notre-Dame ?

— Si vous voulez, Alberte. On dit que c'est beau.

— Très beau.

— David s'est arrangé pour avoir une bonne place. Sa conversion avance, Alberte. Il a chez lui des livres gros comme ça.

Elle éloigna d'un demi-mètre ses mains l'une de l'autre et reprit, riant toujours :

— C'est peut-être pour l'achever qu'il veut rester à Paris, pour écouter les sermons de ce Père en robe blanche... et les vôtres.

— Ils sont bien beaux, dit Alberte, qui ne jugea pas à propos de relever la plaisanterie, et si vous y venez, nous tâcherons de comprendre.

— Ce n'est donc pas facile.

— Pour des femmes... non. Mais je ne veux pas vous effrayer à l'avance. Venez toujours et couvrez-vous très chaudement. Notre-Dame est glaciale.

Et, sur cet avis, Alberte se leva,

— Est-ce que vous me quittez, Alberte, déjà ?

— J'ai cru entendre la voiture de mon beau-frère, je ne voudrais pas le faire attendre.

Luna posa le doigt sur un timbre d'argent. Rika, qui semblait sommeiller, releva vivement la tête, et s'élança vers la porte à laquelle on frappait.

Le domestique qui avait introduit Alberte venait l'avertir que M. le marquis de Valroux et sa voiture l'attendaient.

Ceci détruisait tout le petit plan que Luna essayait d'arranger pour retenir sa visiteuse.

En conséquence, les deux jeunes filles s'embrassèrent, se dirent tendrement au revoir, et Alberte quitta Luna, qui s'en alla lever le store brodé de l'une de ses fenêtres, pour se donner le plaisir de la voir traverser la cour.

Elle ne fut pas la seule. Au moment même où Alberte quittait la chambre de Luna, une portière s'était soulevée dans le fond de l'appartement, David était entré sur la pointe du pied et il s'était avancé jusqu'à cette fenêtre d'où l'on voyait toute la cour que mademoiselle de la Rochefaucon traversait de son pas aussi noble que gracieux.

VIII -- Où en sommes-nous ?

— C'était bien elle, dit David en laissant retomber le store et en se mettant à marcher à grands pas dans l'appartement, j'avais bien cru reconnaître sa voix parmi les criailleries de nos compatriotes.

Luna, qui s'était retournée en souriant, regarda son frère avec étonnement.

— Et tu n'es pas venu ! s'écria-t-elle, je faisais tout mon possible pour la retenir, espérant que tu arriverais.

Il leva légèrement les épaules.

— Voilà où tu en es des habitudes du grand monde ? dit-il.

— Je ne comprends pas, dit Luna. Chaque fois que je reçois la visite d'Alberte, tu te présentes.

— Parce que tu reçois mademoiselle de la Rochefaucon dans ton salon ; mais je ne parais jamais quand, te sachant souffrante, elle vient te voir dans ton appartement.

— Bah ! au point où vous en êtes ! dit Luna en se laissant tomber sur le sofa bleu.

David tourna sur lui-même et se plaça devant sa sœur.

— À quel point en sommes-nous donc ? demanda-t-il d'une voix sifflante. Je te serais bien obligé de me le dire.

Luna plaça sa main d'ivoire devant ses yeux.

— Ne fais pas cette physionomie-là, David, dit-elle, tu me fais peur pour elle.

Il sourit étrangement et, adoucissant sa voix, il reprit :

— Ne t'occupe pas d'elle ; mais dis-moi, dis-moi à quel point nous en sommes.

— Assieds-toi, David, tu as l'air agité, nerveux, assieds-toi.

— Voilà, dit le jeune homme en poussant du pied un pouf en face de sa sœur.

Elle lui sourit tendrement, et, le menaçant du doigt :

— Tu répondrais mieux que moi à cette question, dit-elle. Ai-je besoin de te rappeler la déclaration que tu as risquée hier au théâtre ? N'a-t-elle pas été bien accueillie ?

— T'en aurait-elle parlé ?

— Non, elle ne m'en a pas dit un mot.

— Tu vois bien. Et maintenant, Luna, dis-moi où nous en sommes.

— Mais, David, il me semble que nous touchons au dénouement. Monsieur de Châteaugrand ne paraît plus à l'horizon et madame de Valroux parle du trousseau à mots couverts.

David fit un geste de dépit.

— Tu ne sors point de madame de Valroux, dit-il ; il ne s'agit point d'elle. Ce n'est point sur cette tête folle qu'il faut compter.

— David, quelle ingratitude ! C'est grâce à cette chère marquise que nous avons pu arriver au point où nous en sommes.

— Soit. Après ?

— Mais tout le monde parle, comme d'une chose toute simple, de ton mariage avec Alberte.

David croisa les bras.

— Et que fait tout le monde à cette affaire ? Que dit-elle elle-même ? Le sais-tu, Luna ?

— Elle est si délicate, si réservée ! répondit Luna avec embarras. Les femmes françaises sont fort distinguées, mais si peu expansives !

— C'est pour cela que je rêve d'en épouser une, murmura David.

— Eh bien, quand la demanderas-tu ? Car enfin il faudra bien en venir là.

— Quand je serai sûr de ne pas être refusé.

— Madame de Valroux affirme que tu ne le seras pas.

— Qu'en sait-elle ?

— Mais, David, elle ne s'avancerait pas ainsi si elle n'était pas sûre du résultat. Elle travaille la famille de la Rochefaucon, et beaucoup se rendent, affirme-t-elle.

« Il reste le duc et la chanoinesse de Bonlieu qui n'aime pas les Châteaugrand, mais qui est pétrie de préjugés. Je lui fais mille avances, quand je la rencontre chez madame de Valroux, mais je n'ose pas encore me présenter chez elle.

David fit entendre un petit ricanement.

— Ah ! dit-il, s'il n'y avait que ces obstacles à surmonter, je m'en moquerais bien. Mais c'est elle, c'est elle. Vois-tu, Luna, je ne croyais pas qu'il y eût sur terre un être plus orgueilleux que David Louzéma.

« Eh bien, il y en a un, et c'est Alberte de la Rochefaucon.

— Je ne trouve pas, dit Luna.

— Comment ! voilà une femme pour laquelle je fais la folie de me marier à vingt-cinq ans, à laquelle j'offre une fortune princière, aux pieds de laquelle je dépose mon indépendance, puisque je lui donne le droit de me mettre sous le joug d'une religion, puisque je la laisse libre de choisir le lieu où je planterai ma tente, et tous ces sacrifices ne m'obtiennent que la permission de prétendre à sa main !

« Ah ! Luna, il y a des moments où je hais cette passion, où je déteste l'influence que cette trop séduisante Française a prise sur moi, où j'ai envie de partir pour l'Inde et de m'établir là, où je règne sur un peuple d'esclaves.

— David, tu renoncerais à Alberte ! s'écria Luna dont les yeux se remplirent de larmes.

Il bondit sur ses pieds et, avec des yeux qui lançaient des flammes, il dit :

— Non. Il n'y a en Europe qu'une aristocratie pour moi, c'est l'aristocratie française.

« Je ne vois pas pourquoi je n'épouserais pas une de ses filles, moi qui ai de l'or et deux siècles de domination sur les sauvages de nos établissements.

« Mais attendre ne m'est plus supportable. Je suis las de me plier à tous les caprices de mademoiselle de la Rochefaucon, las de la suivre dans des régions éthérées qui ne sont pas les miennes.

« Cette liaison n'est qu'un charme de plus pour ta vie, Luna, elle enraye la mienne.

— Je ne comprends pas, dit Luna.

David l'enveloppa d'un regard admiratif.

— N'y a-t-il pas, dit-il d'une voix singulièrement pénétrante, un être appelé salamandre auquel il a été donné la faculté de passer au travers des flammes sans se brûler ? C'est comme toi, Luna.

— Je comprends de moins en moins ; parle plus intelligiblement, David.

— À quoi bon ? Ah ! tu ne comprends pas que tu es une exception dans notre société enfiévrée, qui ne poursuit qu'une chose : le plaisir.

— Mais, David, tu railles. J'aime le plaisir à me rendre malade. Ma bronchite vient de ce que j'ai trop dansé pendant le carnaval.

— Oui ; mais en salamandre, toujours en salamandre.

— Dieu ! si je ressemblais à certaines de nos compatriotes, Alberte ne voudrait pas seulement me donner la main, s'écria Luna.

— Aussi je te regarde comme mon plus ferme appui dans mes projets, sans toi je les aurais abandonnés. Mais, en vérité, ma patience est à bout, et je commence à croire que nos alliés nous trahissent. Madame de Valroux ne sait pas trouver le moment de préparer à ma demande le duc de la Rochefaucon ; madame de Lextreville, qui était si certaine d'agir sur la chanoinesse de Bonlieu par une étourdie de sa connaissance, ne donne pas signe de vie.

— Elles attendent la demande, peut-être ; une fois la demande faite, elles agiront surtout si elles devinent le consentement d'Alberte !

David enfonça ses mains blanches dans ses cheveux crépus.

— Ah ! grommela-t-il, si je le devinais, je n'attendrais pas le bon plaisir de tous ces antiques ; mais j'hésite, car je tremble.

« Lui as-tu parlé de notre résolution de rester ce carême à Paris ?

— Oui ; elle a paru contente.

— Je suis effrayé du nombre de sermons qu'il me faudra subir.

— On dit que c'est si beau, les sermons de Notre-Dame.

— Oui... dit-il d'un air sombre ; mais d'une beauté à part... Il y a de l'aigle chez ces grands orateurs catholiques. Je ne dis pas que ce soit la puissance de la vérité qui les élève si haut ; mais ces vérités-là sont écrasantes pour un homme comme moi !

— Je ne trouve pas, dit Luna avec son sourire d'enfant.

Elle se détourna.

— Qu'est-ce que tu me veux, Rika ? Une lettre ?

Elle tendit la main et prit la lettre que lui présentait l'esclave.

À peine en eut-elle lu quelques lignes, qu'elle s'écria :

— David, écoute, oh ! écoute. Une des forteresses s'est rendue.

— Explique-toi, Luna.

— Écoute, c'est de la baronne de Lextreville.

Et, ouvrant le papier, elle lut d'une voix qui tremblait de joie :

« Mademoiselle, la personne dont je vous ai parlé m'apporte une nouvelle tout à fait inattendue.

« La farouche chanoinesse s'adoucit. Elle n'est pas éloignée de se rendre, et avec elle toute une branche de la famille de mademoiselle de la Rochefaucon.

« Mais elle a dit : « Ces jeunes gens ne m'ont pas fait de visite. Cependant, j'aimerais assez à voir de près celui qui aspire à devenir mon neveu ».

« Or c'est aujourd'hui son jour de réception. Il serait politique de profiter sans tarder de la permission accordée.

« Allez-y donc ; mais ne lui parlez pas de moi, car elle ne peut me souffrir. Laissez-la vous parler d'hygiène. Acceptez tous les remèdes qu'elle vous indiquera, ce sera la prendre par son faible.

« Adieu, bon succès et bien affectueusement à vous.

« Baronne de Lextreville. »

« Voici l'adresse de madame la comtesse de Bonlieu : rue de Verneuil, 51. »

— Allons-nous ? demanda Luna.

— Mais ta gorge !

— Précisément, ce sera un sujet de conversation.

— Allons, dit David, en se dirigeant vers la porte par laquelle il était entré.

— Fais-toi beau, David.

— Fais-toi belle, Luna.

« Dans combien de temps seras-tu prête ?

— Dans une demi-heure au plus.

— Quelle voiture veux-tu ?

— Le landau fermé.

— Va pour le landau, dit David.

Et il disparut, laissant sa sœur préparer la toilette avec laquelle elle devait se présenter devant la terrible tante d'Alberte.

IX -- La chanoinesse

La chanoinesse de Bonlieu habitait, rue de Verneuil, l'aile gauche de son hôtel. Le reste était loué à un grand industriel retiré des affaires, qui s'était pris d'affection pour cette grande maison tranquille, qu'il n'habitait guère que quatre mois de l'année.

Mais en sacrifiant le grand corps de logis dont elle n'aurait su que faire, la chanoinesse ne s'était pas résignée à avoir l'air d'habiter un coin de son propre hôtel et, devant la principale entrée du pavillon, elle avait fait élever un escalier surmonté d'une marquise. En ce moment une grande calèche sur laquelle se voyait l'écusson armorié des la Rochefaucon, était arrêtée devant.

C'était en effet le duc de la Rochefaucon et sa fille, Marie-Antoinette, qui se trouvaient en ce moment chez la chanoinesse, installée dans son salon de réception.

La conversation se tenait entre elle et le duc, un homme d'une cinquantaine d'années qui, sous la vulgarité des vêtements modernes, demeurait ce qu'il était : un fort grand seigneur.

Quant à sa fille, elle était, en sa toilette de ville, ce que nous l'avons vue à l'hôtel de la Rochefaucon : belle, sérieuse, silencieuse, un vrai lis, disait la chanoinesse, et un lis destiné à fleurir sur un autel.

La chanoinesse, confortablement assise dans un grand fauteuil Louis XIII, expliquait à son cousin les merveilleuses propriétés d'un remède nouveau contre la goutte.

— Voyez-vous, Enguerrand, disait-elle, en médecine tout est possible. Il est certain que Dieu a donné des remèdes pour toutes les maladies. C'est aux hommes à les découvrir.

— Je ne sais si les maladies auxquelles vous faites allusion ont bien leur place dans le plan divin, ma cousine. Comment penser que le Créateur ait imaginé un remède pour un mal qui a sa source dans les excès de la bonne chère, par exemple ?

— Il y en a, il y en a, il doit y en avoir, je suis à l'affût de cette découverte, car Dieu sait combien de gens la goutte martyrise.

Le duc s'inclina en souriant.

— Rien ne vous défend de l'espérer, dit-il.

Il jeta un coup d'œil sur la table de chêne aux pieds cannelés qui servait d'accoudoir à la chanoinesse et ajouta :

— Ce n'est pas la matière qui vous manque pour vos méditations hygiéniques ?

La chanoinesse passa sa main blanche sur les livres à couverture commune qui encombraient la table.

— Il y a là des trésors de santé, dit-elle, malheureusement ces auteurs-là se contredisent quelquefois.

« J'ai beaucoup ri tout à l'heure en lisant en deux volumes différents un article sur la fièvre typhoïde, c'était le jour et la nuit. Il serait vraiment temps de s'entendre sur le régime à suivre en une maladie trop commune et trop connue.

— Ah ! s'entendre, ma cousine ! C'est en tout le grand point.

— Surtout en politique, je vous vois venir, Enguerrand ; mais je suis de plus en plus brouillée avec la politique. Si vous tenez à m'être agréable, n'en faites jamais chez moi. Savez-vous pourquoi je trouve charmante la société des étrangers, savez-vous pourquoi je la recherche ? C'est parce que ceux-là du moins ont la politesse de ne point m'entretenir des faits et gestes du gouvernement qui nous est échu. Leur ignorance fait ma joie.

« L'autre jour un brave gentilhomme portugais confondait le ministère Martignac avec le ministère Guizot, pour lui c'était tout comme.

— Il me semble qu'il y a peu d'étrangers à Paris en ce moment.

— Pardon, il y en a beaucoup. Je vois quelquefois chez Madeleine de Valroux des étrangers, des vrais. Ceux-là sont de si loin, que je parierais bien qu'ils ignorent jusqu'aux noms de nos gouvernants actuels.

— Vous voulez peut-être parler de cette charmante jeune fille indienne que voit beaucoup Alberte, dit Marie-Antoinette.

— Précisément. N'est-ce pas qu'ils sont intéressants ?

— Un peu trop, je crois, dit le duc en se mordant les lèvres.

— Ah ! vous les connaissez, mon cher Enguerrand ?

— Je les ai vus au bal travesti qu'a donné Madeleine cet hiver. On en parlait un peu trop dans ses salons.

— Que voulez-vous, la mode est aux alliances étrangères.

— Permettez, ma cousine, ce serait en ceci qu'il faudrait s'entendre.

— Eh ! certainement. Je n'approuve pas, il s'en faut bien, qu'il soit question d'un mariage prochain entre Alberte et ce jeune étranger.

— Est-ce qu'il en serait question ? demanda vivement le duc.

— Je ne sais pas. Il est colossalement riche et Madeleine en est fort entichée.

— Mais pas Alberte, s'écria la jeune fille.

— Alberte ne m'a jamais fait l'honneur d'une confidence, dit la chanoinesse, je ne connais pas du tout les sentiments d'Alberte à ce sujet. Qu'elle se laisse un peu éblouir par la fortune, il n'y aurait rien d'étonnant à cela. Elle serait bien de son siècle.

Comme elle prononçait ces paroles, la lourde portière se souleva et un domestique en livrée annonça :

— Monsieur et mademoiselle Louzéma !

— Bon, ce sont eux, murmura la chanoinesse.

Et étendant la main en avant :

— Restez un instant, Enguerrand, dit-elle, il est bon que vous les voyiez de près, ne fût-ce que pour conseiller Alberte à l'occasion.

Et cela dit, elle releva la tête et prit un fort grand air pour accueillir ses visiteurs.

Mais sa physionomie était la grâce même auprès de la physionomie glacée du duc.

Luna, qui ne manquait pas d'aplomb, ne prit nul souci de cela, et joua très gracieusement son rôle.

Sa tante étant absente, elle ne faisait guère de visites hors de son cercle ; mais elle n'avait pas voulu remettre à plus tard à présenter ses hommages à la tante de madame de Valroux.

Cette gracieuse entrée en matière dérida la chanoinesse, qui se mit en frais d'amabilité à la barbe de son cousin Enguerrand dont la grande froideur la vexait un peu.

Quand il se leva pour partir, elle ne dit plus un mot pour le retenir.

— Mais, madame, vous avez des nièces charmantes, dit Luna, quand le duc et sa fille eurent disparu. Est-ce que la beauté serait un don attaché à la famille de la Rochefaucon ?

La chanoinesse sourit à ce délicat compliment et répondit :

— Mademoiselle, vous devinez parfaitement juste. Il y a un proverbe qui dit que toute femme de la famille de la Rochefaucon doit avoir : beaux yeux, belle taille, bel esprit.

« Quoi qu'il en soit, je puis vous affirmer que dans la génération que j'ai connue le proverbe n'a pas été démenti. Mon cousin Enguerrand qui vient de me quitter a été des plus beaux cavaliers de France et de Navarre, cela se voit bien encore, et sa fille est vraiment belle ; ce qui ne l'empêchera pas d'aller un de ces jours s'enfermer dans un Carmel.

— Oh mon Dieu ! s'écria Luna en frémissant.

— Madame, son père ne permettra pas ce crime de lèse-famille ? ajouta David.

— Et pourquoi pas, monsieur ? Pourquoi voulez-vous qu'un père empêche sa fille de suivre cette vocation, alors qu'il doit être prêt à la laisser épouser un homme souvent absolument inconnu ?

« Dans nos familles nous pratiquons encore la vraie liberté, et nous ne disputons pas nos enfants à Dieu quand il leur fait l'honneur de les appeler à prendre rang de cette phalange d'élite qui abandonne la terre aux disputes des hommes.

« Plus d'une fille de roi a méprisé le monde, qui, après tout, est pétri d'ingratitude et d'égoïsme. Mais je vous parle trop longuement de ces choses. Vous n'appartenez pas, je crois, à la religion catholique.

David et Luna se récrièrent en même temps avec une chaleur qui acheva de leur conquérir les bonnes grâces de la chanoinesse. La conversation en changeant de sujet devint de plus en plus cordiale et, quand l'heure de la fin de la visite sonna, madame de Bonlieu alla très aimablement reconduire le frère et la sœur jusqu'à la porte de son salon. Après avoir décrit ses dernières révérences, elle se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur la cour. Soulevant légèrement le store de guipure, elle regarda les Louzéma monter dans leur fringant équipage.

— Luxe princier, murmura-t-elle, luxe de bon aloi, fortune vraiment tentante.

« Et ce petit homme jaune, vu de près, est terriblement séduisant ; il a les plus beaux yeux noirs du monde, Roger de Châteaugrand n'a qu'à bien se tenir. À la place d'Alberte j'hésiterais, j'hésiterais beaucoup. Ce sera une petite lâcheté, mais nous vivons à une époque étrange. Mauvaise époque en somme, la lâcheté court non-seulement les rues, mais les salons. Moi-même me voici toute prête à... mais non, chut, restons neutre, ce sera toujours un peu moins lâche.

X -- Où l'on cause

— Madame la marquise, pardonnez-moi de forcer un peu votre porte ; mais comment ne pas vous offrir mes compliments de condoléance sur un échec aussi inattendu.

— Un échec ! répondit vivement madame de Valroux qui entrait dans son salon où se trouvait madame de Lextreville, de quel échec parlez-vous chère madame ?

— Vous ne savez rien ?

— Rien absolument, dites-moi vite ce dont il s'agit.

— Je viens d'apprendre, prenez votre courage à deux mains, je viens d'apprendre que les Louzéma sont partis pour l'Italie.

— C'est là votre nouvelle ? dit la marquise de Valroux avec un triomphant sourire. Ah bien, elle est bonne ! Mais asseyez-vous donc.

— Je ne vous dérange pas ? On m'a tant dit que vous étiez souffrante et que vous ne receviez pas le dimanche.

— Ce qui n'a pas empêché qu'on vous ait reçue.

Vraiment John devient d'une intelligence extraordinaire. Il a compris que vous étiez de celles que je reçois quand même. Donc asseyez-vous sans remords.

« Mon mal de gorge est léger, si léger !

— C'est de la gorge que vous souffrez ?

— Oui, c'est mon mal de carême. Quand il faut accompagner monsieur de Valroux et ma sœur à cette glacière appelée Notre-Dame, j'inaugure ma bronchite. Plaisanterie à part, cette cathédrale m'enrhume et le sermon me donne une migraine folle. Je m'en prive donc en mettant en avant une toute petite bronchite passée à l'état chronique et en fermant ma porte... en apparence. John a ordre de distinguer, parmi les personnes de ma parenté ou parmi les personnes de mes relations, celles dont la société me serait agréable le dimanche, et il ne se trompe plus, il a fort bien deviné en vous laissant braver la consigne. Et maintenant, asseyez-vous et causons.

« Vous avez donc eu bien peur ?

— Et il y avait bien de quoi, madame.

« Jugez-en. Je rencontre à la messe d'une heure à Saint-Thomas d'Aquin une dame espagnole qui me confie ses peines. Une partie de sa colonie est partie la veille pour l'Italie, elle ne peut suivre à cause d'un enfant malade. Je lui demande par hasard le nom des fugitifs, et je frémis d'horreur en entendant celui des Louzéma.

— Madame, lui ai-je dit, ne faites-vous point erreur ? Je crois être sûre que mademoiselle Louzéma ne quittera pas Paris de ce carême.

« À cette affirmation elle a répondu qu'elle avait embrassé mademoiselle Luna en wagon. Donc elle était partie, donc notre projet, si caressé, si bien engagé, était à vau-l'eau.

— Et si je vous disais que ce voyage d'Italie avance plus nos affaires que toutes les intrigues du monde.

— Je ne comprends plus.

— Eh ! parce que vous ne savez pas que, si Luna part, David reste.

Ce fut au tour de madame de Lextreville à ouvrir de grands yeux.

— Il reste, s'écria-t-elle, il se sépare de sa sœur !

— Eh ! oui. C'est la plus amusante histoire du monde.

« Vous savez qu'Alberte, qui, est fort au courant des choses mystiques, a entrepris de convertir Luna et, par ricochet, son frère. Cela allait comme sur des roulettes et ma sœur comptait sur le carême et ses prédications pour achever de ruiner chez son amie le goût des plaisirs mondains et l'indifférence religieuse. Elle la conduisait régulièrement à Notre-Dame et partout où ses prédicateurs préférés se faisaient entendre.

« Luna se laissait faire, elle allait là comme un pauvre mouton à l'abattoir.

« Mais toutes ces grandes choses lui ont donné migraine sur migraine, névralgie sur névralgie, et un beau soir, tout en accablant Alberte de caresses, elle lui annonça qu'elle partait le lendemain pour Rome avec son amie Carmen.

« À ce moment, moi aussi, j'ai cru que tout croulait.

« Mais je ne connaissais pas David. C'est une tête de fer. Il a déclaré froidement que le carême à Paris ne l'effrayait pas et qu'il resterait à Paris. Il s'en est suivi une petite scène muette qui m'a donné plus d'espoir que je n'en ai jamais eu.

« L'émotion d'Alberte en entendant David proclamer sa rage de sermons m'a prouvé que ce dévouement-là touchait son cœur. Il y a bien de quoi, n'est-ce pas ?

Et les deux causeuses se mirent à rire de concert.

— N'est-ce point une comédie qu'il joue ? demanda enfin madame de Lextreville, cela me paraît bien fort pour lui.

— Je n'en sais rien, c'est une homme étrange, il ne se trahit jamais.

— Il sait qu'il a affaire à forte partie, et c'est pourquoi il s'ennuie avec une parfaite bonne grâce, ce qui est un grand art.

— Oui, oui, il est charmant et il a toutes les habiletés. Savez-vous qu'il s'est fait décorer de je ne sais quel ordre indien, et qu'il est en instance pour obtenir un poste dans la diplomatie ?

— Non, je ne savais pas cela.

— Eh bien, c'est fait, et quand il adressera la demande officielle à notre oncle de la Rochefaucon il pourra ajouter sur sa carte : « Ministre plénipotentiaire », ce qui fera très bien et ce qui a ravi la chanoinesse.

— Ce sera tout de même un diplomate pour rire.

— Qu'importe ! nos vieux parents seront contents et donneront leur consentement, c'est tout ce qu'il faut. La chanoinesse de Bonlieu est tout à fait sur le point de se rendre.

— Et ce fat de monsieur de Châteaugrand, que devient-il ?

— Il pâlit sur les cartes stratégiques.

— Et sa mère ?

— Boude Alberte, très heureusement pour nous. Notre orgueil n'est rien auprès de celui de ces gens-là, qui ont l'air si simple et si doux.

« Madame de Châteaugrand est blessée et ne daigne plus donner de ses nouvelles, ce qui nous sauve.

— C'est égal, vous ne serez sûre de rien tant que vous n'aurez pas écarté ce prétendant-là.

— Je le sais bien, et c'est pourquoi je me creuse la tête pour chercher un motif de l'évincer tout à fait.

— Vous le connaissez assez intimement cependant pour savoir son côté faible. On a toujours en soi quelque point délicat auquel il n'y a pas moyen de toucher sans causer des ravages et sans amener des froissements.

— Je n'en connais pas aux Châteaugrand ; tout ce que j'ai pu faire, je l'ai fait.

« J'ai déclaré Roger poitrinaire, n'en croyant rien.

« J'ai été indifférente, impolie même ; cela ne porte même pas. Roger fait bon marché de mes impertinences. Nous n'avons jamais sympathisé, et ce lui est un plaisir d'essayer de devenir mon beau-frère malgré moi, en quelque sorte.

— Il faudrait cependant arriver à découvrir quelque chose. Si l'affaire traîne en longueur, mademoiselle Alberte remerciera l'étranger. Nous ne gagnerons rien tant que nous n'aurons pas découvert le moyen de susciter une querelle entre mademoiselle de la Rochefaucon et son chevalier, qui tout en jouant l'indifférence reste toujours à l'horizon.

— Et ne désarme pas, j'en suis sûre.

Comme madame de Valroux prononçait ces paroles, John, le domestique si prisé pour son intelligence, souleva la portière et annonça madame la comtesse de Bonlieu. Et tandis que la chanoinesse, appuyée sur la petite canne qui annonçait l'invasion de ses rhumatismes, traversait péniblement le grand salon, les deux jeunes femmes échangèrent quelques paroles rapides.

— Faut-il me sauver, demanda madame de Lextreville ? Cette aimable chanoinesse ne m'accepte pas encore.

— Non, restez et laissons-la causer d'Alberte. Baissez votre voile. Elle ne vous connaît pas très bien, et je dirai que vous venez pour affaires.

Et là-dessus, madame de Valroux, remuant précipitamment sa longue traîné, courut au-devant de sa vieille parente.

— Eh bien, Madeleine, dit celle-ci, j'en croirai encore mes pressentiments. Je me disais que vous n'étiez pas à Notre-Dame et que, par conséquent, j'étais sûre de vous rencontrer. Vous n'êtes pas sortie, par ce beau temps ?

— J'ai une bronchite, ma tante, je ne puis suivre les prédications, à mon grand regret.

— Eh bien ! dit la chanoinesse en reprenant sa canne, ce ne serait pas une bronchite qui vous empêcherait d'aller à l'Opéra, ma chère. Enfin, enfin ! je ne puis dire qu'une chose : Heureux les ingambes. Mais vous n'êtes pas seule, je crois, ma nièce.

— Non, ma tante. Madame de... Lex... tre... ville... est venue me parler affaires. Mais vous ne me dérangez en aucune façon. Veuillez vous asseoir. Pas à contre-jour, il y en a si peu qu'il est inutile de s'en priver.

— Je suis bien, Madeleine, je suis très bien. Madame, faites-moi la grâce de ne pas vous déranger pour moi.

« Et maintenant Madeleine, donnez-moi des nouvelles. Votre mari, vos enfants vont bien.

— On ne peut mieux. Médéric est au sermon, Agnès et Maurice au Jardin d'acclimatation. Maurice a, comme moi, une passion folle pour les oiseaux étrangers. Tous les dimanches je l'envoie faire une visite à nos amours de perroquets et de perruches.

— Chacun son goût, ma chère, je trouve ces bêtes absolument détestables.

« Ah ! si je n'avais pas ma sciatique, je ferais comme Médéric et Alberte, j'irais à Notre-Dame.

— C'est fort beau, dit madame de Valroux en étouffant un bâillement.

— Fort beau, répéta madame de Lextreville.

— Certainement. Aussi quel n'est pas mon ennui d'être privée de ces sermons-là ! Ne pouvant entendre le P. Monsabré, je le lis.

« En ce temps de charabia, il est très doux de se prouver à soi-même que l'on parle encore, au moins en chaire, notre belle langue française.

Comme la langue française était le moindre des soucis de madame de Valroux, elle se contenta d'incliner la tête en signe d'assentiment.

— En vérité, je crois qu'on ne la parle plus que là, reprit la chanoinesse en agitant sa petite canne.

« Nos hommes politiques eux-mêmes sont d'une médiocrité telle, que quand je lis leurs discours, je me reprends à regretter Thiers. Oui, moi qui ai détesté ce petit foutriquet de Thiers, moi qui l'ai vu à l'œuvre pour démolir la monarchie, je le regrette amèrement, voyant par qui il a été remplacé.

— Vous avez toujours aimé la politique, ma tante.

— Eh ! sans doute : je n'admets pas qu'on se désintéresse des affaires de son pays, même quand on les fait sans que vous soyez aucunement consulté. Puis, enfin, beaucoup des nôtres mènent encore la vie militante. Je ne dis pas, par exemple, que cela les amuse. Aujourd'hui même j'ai la preuve du contraire. Si je suis sortie le dimanche c'est en l'honneur de ma nièce Thérèse de Bonlieu.

— Elle est à Paris ? s'écria madame de Valroux.

— Depuis deux jours, mais si exténuée, qu'elle ne pourra faire aucune visite et qu'elle m'a chargée de lui amener ses cousines de la Rochefaucon.

« Ah ! la pauvre femme, que je la plains ! On n'a pas l'idée d'une existence semblable.

« Mariée depuis quatre ans la voilà à son troisième enfant et à son septième déménagement.

— Quoi ! elle déménage encore ?

— Oui. Allez donc épouser des officiers !

« Lors de son mariage, on lui avait affirmé que son mari, étant dans la cavalerie, resterait dix ans dans la même garnison. Point du tout. Notre ministre de la guerre, piqué de la tarentule politique, s'est amusé à livrer ses régiments à une série de promenades militaires, ç'a été pour ces pauvres de la Croix-Sauvert un chassé croisé d'un bout de la France à l'autre et les voilà à leur septième déménagement.

— C'est une horreur, ma tante ; je ne comprends pas que monsieur de la Croix-Sauvert ne donne pas sa démission.

La chanoinesse fronça le sourcil.

— Comme vous parlez légèrement de cela, ma chère, dit-elle. Une démission ! mais c'est la chose la plus grave du monde. Une fois qu'un homme est entré dans l'armée française, une fois qu'il a l'honneur de porter l'épaulette, il ne jette pas comme cela le manche après la cognée pour de misérables tracas domestiques.

— Moi, je le ferais, ma tante, accablez-moi de vos dédains, moi, je le ferais. Déménager sept fois ! Jamais.

— Que vous êtes enfant, Madeleine ! Thérèse de Bonlieu est autrement énergique que vous. Elle gémit, elle se plaint, elle souffre ; mais jamais, au grand jamais, elle ne parlerait de démission à son mari.

« Elle a du plus pur sang français dans les veines, cela se voit.

— Le mien n'est pas persan, que je sache, ma tante ; mais jamais je ne me mettrai à la remorque d'une armée.

— Tant pis pour vous, ma chère. Moi, je suis de l'avis de mon neveu de la Croix-Sauvert et de monsieur de Châteaugrand. Quand on est sous les drapeaux, on y reste.

— C'est donc aussi l'avis des Châteaugrand, ma tante ?

— En ceci, oui. Thérèse et Henri ont passé deux jours à Nantes, où Roger est en garnison, et la conversation de ces messieurs était, il paraît, d'un héroïsme qui ne laissait rien à désirer. En définitive, la vieille France a le droit et le devoir de se faire représenter dans l'armée française.

— On dit que monsieur de Châteaugrand aime beaucoup la vie militaire, hasarda madame de Lextreville qui n'avait pas encore ouvert la bouche.

— Madame, il aime la France passionnément et il veut la servir. Il paraît d'ailleurs qu'il est comme mon neveu de la Croix-Sauvert, fanatique du métier des armes.

« C'est un goût de race, il n'y a pas à le blâmer.

— Cela pourra lui nuire pour son mariage, dit madame de Valroux d'un air docte.

— Ce n'est point cela qui lui nuira. Autrefois, je le sais il était de bon goût d'être officier seulement jusqu'au mariage ; mais nous avons été vaincu et les officiers d'avenir regarderaient le fait de donner leur démission comme un acte lâche.

« Cependant je n'engagerai jamais une jeune fille à se donner un mari officier, surtout depuis que j'ai entendu le récit de ma nièce Thérèse.

« Mais à propos de Thérèse, irez-vous la voir, Madeleine ? Je ne vous demande pas de vous emmener, puisque vous recevez tantôt ; mais promettez-moi d'aller l'embrasser avant son départ.

— J'irai, ma tante, si ma bronchite me le permet, j'irai noter ses gémissements pour les servir à Alberte.

— J'espère bien qu'Alberte se donnera la peine d'aller y compatir elle-même.

— Nous allons le savoir, ma tante, j'entends son pas et celui de Médéric dans le corridor.

— Me permettez-vous de l'emmener ?

— Oh ! certainement, emmenez-la. Je ne suppose pas qu'elle se fasse prier pour aller voir Thérèse. Cependant, qui sait ? elle est si fantasque depuis quelque temps.

— Comme les jeunes filles qui, étant très recherchées, ne savent où donner de la tête quand il s'agit de se prononcer.

— Entrez donc tout à fait, ma jolie nièce, j'ai un petit mot à vous dire.

Ces dernières paroles de la chanoinesse s'adressaient à Alberte qui entrouvrait la porte du salon, mais qui paraissait hésiter à entrer.

Sur cette invitation, elle s'avança toute rose sous son voile de tulle blanc et suivie par monsieur de Valroux qui portait un magnifique bouquet, dont madame de Bonlieu s'occupa après les salutations d'usage.

— Quelles fleurs ! s'écria-t-elle. Où avez-vous déniché ces fleurs-là, Médéric ?

— Il faudrait le demander au fournisseur de bouquets de madame de Valroux, répondit-il en offrant le splendide bouquet à sa femme.

— C'est lui ? demanda-t-elle en jetant un coup d'œil vers Alberte.

— C'est lui, répéta monsieur de Valroux d'un ton à la fois moqueur et emphatique.

Les petits yeux gris de madame de Bonlieu scintillaient de curiosité ; mais, comme il y avait une étrangère dans le salon, elle se retint et, se promettant in petto de demander plus tard le mot de l'énigme, elle s'écria :

— Médéric, dites-nous bien vite un mot de Notre-Dame. Était-ce beau ?

— Superbe ! répondit M. de Valroux. Vraiment on sort de là tout agrandi.

— Et par conséquent tout disposé au sacrifice, n'est-ce pas ? ajouta la chanoinesse.

M. de Valroux fit une grimace expressive.

— Ce serait en effet la conséquence rigoureuse des prédications religieuses, dit-il, et nous ne pouvons pas dire que le prédicateur ne nous prêche pas d'exemple. Cependant, ma tante, vous comprenez que le carême n'est pas assez avancé pour que nous acceptions pleinement la théorie de cette chose sublime, mais effroyable, qui s'appelle le sacrifice.

— Celui que je vais vous demander n'a rien d'effrayant, Médéric. Il s'agit seulement de venir avec moi chez la mère de la pauvre Thérèse de la Croix-Sauvert, née de Bonlieu. Vous savez que, depuis quatre années de mariage, la malheureuse Thérèse en est à son troisième enfant et à son septième déménagement.

— Thérèse est à Paris ? s'écria Alberte.

— Depuis deux jours, et la pauvre femme n'en pouvant plus et étant obligée de repartir cette semaine pour le Nord, grâce à cette horrible vie de garnison qu'elle a eu le tort d'accepter, elle m'envoie chercher les amies et les parentes qu'elle désire voir.

« Hier j'ai passé la journée entière dans mon coupé. Il y avait bien longtemps que mon vieux Grison n'en avait vu de pareilles, si bien que très fâché d'être ainsi attelé, et tout à fait contre son habitude, du matin au soir, il a failli me faire verser au coin du pont Royal. Malgré cela, j'ai recommencé aujourd'hui mes pérégrinations. Veux-tu venir voir Thérèse, Alberte ?

— Tout de suite, ma tante, répondit Alberte en se levant.

— J'y vais aussi, dit M. de Valroux ; il y a bien deux ans que je n'ai vu ce brave Henri de la Croix-Sauvert.

— Un des agréments de ce genre de vie absolument nomade, dit madame de Valroux en pinçant les lèvres, c'est qu'amis et parents ne se rencontrent plus. La vie de régiment est un fléau, elle détruit la vie de famille.

— Madeleine, Madeleine, dit la chanoinesse en se levant à son tour, vous ne comprenez pas les nobles esclavages. Moi, j'admire la vie militaire ; je ne lui fais qu'un reproche, c'est qu'elle est absolument contraire à l'hygiène. Il faut être doué d'un tempérament de fer pour s'en aller respirer tous les six mois une nouvelle atmosphère et passer sans transition des pays chauds aux pays froids. C'est bien cela qui a épuisé cette pauvre Thérèse. Je voudrais que son mari nous la laissât quelque temps et allât s'installer en garçon dans sa nouvelle garnison. Il en a peut-être pour cinq mois. Cela vaut-il la peine d'emmener cette petite et ses trois enfants dans le sombre pays de la betterave ? Vous allez m'aider à persuader Henri, Médéric. Donc j'accepte votre bras.

« Madeleine, soignez-vous bien, je vous enverrai une pâte d'invention nouvelle qui est souveraine contre les maux de gorge.

Cela dit, la chanoinesse salua cérémonieusement madame de Lextreville, qui avait rempli un rôle à peu près muet pendant sa visite, et s'en alla au bras de M. de Valroux, et précédée par Alberte.

Les deux complices demeurèrent seules.

— Voilà une visite qui me laisse une impression désagréable, dit madame de Valroux parlant la première ; moi, qui croyais ma tante de Bonlieu à moitié conquise, il faut que je l'entende vanter l'héroïsme militaire de Roger de Châteaugrand.

— Appréciation de vieille femme, répondit madame de Lextreville dédaigneusement. Ces bonnes dames du commencement du siècle aiment, au milieu de leurs rhumatismes et de leurs sciatiques, à se rappeler les brillants uniformes et les grands faits d'armes.

« La visite de cette bonne et originale chanoinesse m'a produit un effet tout contraire au vôtre, madame. Il est vrai que mon rôle muet me permettait l'observation. De tout ce qu'elle a dit je conclus que nous n'avons pas encore essayé d'un moyen très puissant de discorde entre votre sœur et son prétendu français.

— Lequel ? lequel ? s'écria madame de Valroux.

— N'avez-vous pas entendu dire que monsieur de Châteaugrand était fanatique du métier des armes ?

— Eh bien ! tout le monde le sait.

— Et ne m'avez-vous pas dit que votre sœur serait déjà comtesse de Châteaugrand, n'était sa répugnance à mener la vie d'une femme d'officier ?

— Cela, c'est certain ; cette vie, que je trouverais charmante, lui déplaît profondément, et bien souvent, quand il était question d'un prétendant, elle commençait par dire : S'il est officier, qu'on ne m'en parle pas.

— Et les choses étant ainsi, nous n'avons pas pensé à la seule chose qui pouvait opérer une rupture entre elle et monsieur de Châteaugrand !

— Mais laquelle, madame ? laquelle ?

— Mais, la démission de monsieur de Châteaugrand. Préparez les voies, et, le jour où vous la verrez pencher de ce côté, inspirez-lui de réclamer sa démission.

— Et s'il la donnait ?

— Il ne la donnera pas. J'ai beaucoup entendu parler de lui. Il est rivé à sa carrière. D'un autre côté, mademoiselle Alberte ne serait pas femme si, cette chose capitale lui étant refusée, elle passait outre.

— Ah mais, vous avez raison, cent fois raison, s'écria madame de Valroux. Dans la famille on est si entiché de l'avenir militaire de Roger, que jamais, au grand jamais, il n'est venu à personne l'idée de lui faire quitter l'état militaire. Je vais chauffer la question. Et si jamais Alberte se décide à demander ce sacrifice suprême à Roger, et si, comme je le crois fermement, il refuse de lui sacrifier ses épaulettes, je fais monsieur David adresser sa demande sur-le-champ, et il y aura bien des chances pour que, l'irritation aidant, il soit accepté.

— Voilà le véritable mot de la situation, dit madame de Lextreville en se levant. Jusqu'ici nous avons donné force coups d'épée dans l'eau. Il s'agit maintenant de réunir nos forces sur ce point puisque c'est le côté faible de mademoiselle Alberte.

— Son vrai côté faible, madame. Elle est casanière, elle a des goûts d'une étonnante simplicité, et elle est fort difficile en fait de relations.

— Je m'en suis aperçue, dit madame de Lextreville en se mordant les lèvres sous son voile.

Et elle aurait pu ajouter :

— Et c'est bien pour cela que je travaille à ruiner son bonheur.

Madame de Valroux, comprenant qu'elle avait prononcé étourdiment de ces paroles qui s'enfoncent comme un glaive empoisonné dans le cœur, se tira d'affaire en multipliant les amabilités à la porte de son salon et reprit le chemin de son appartement en disant :

— Je suis toujours d'une maladresse étonnante pour cette pauvre baronne ; heureusement qu'elle n'est pas susceptible, car elle ne se fâche jamais.

Et de son côté la baronne de Lextreville, en descendant lentement le grand escalier, pensait :

— Cette petite marquise, avec sa fausse bonhomie, vous plante en plein cœur des vérités cuisantes. Je lui revaudrai cela quand, grâce à cette femme étourdie, mais honorable, j'aurai séparé ces deux êtres dédaigneux que je déteste : Alberte de la Rochefaucon et Roger de Châteaugrand.

XI -- Grand dédain

— Ma chère enfant, je ne te demande pas de tes nouvelles, ta main est brûlante et tes joues sont marbrées çà et là de taches rouges.

« Tu as une grosse fièvre, c'est certain.

« Je vais te donner une ordonnance et même les éléments d'une tisane rafraîchissante, excellente, contre ce mouvement d'humeur que nous appelons : le vertige printanier.

Voilà ce que disait la chanoinesse de Bonlieu à Alberte de la Rochefaucon, qui venait de lui être annoncée et dont elle examinait avec une attention profonde le visage bouleversé.

— Ma tante, répondit Alberte, je vous assure que je me porte très bien et que la tisane ne m'est pas nécessaire.

— Quoi ! tu ne viens pas me demander une consultation ?

— Non, ma tante, pas une consultation médicale du moins.

— Eh bien, quand on m'a annoncé ta visite à cette heure insolite, j'ai pensé : Elle est souffrante, elle vient me consulter. Assieds-toi mon enfant, et avoue que tu as un peu de fièvre.

— Je ne dis pas non. Madeleine vient de me faire une scène affreuse, je me suis fâchée et, si Agnès n'avait tant pleuré à l'idée de me voir partir, je serais en quête d'un logis en ce moment.

Car, en vérité, il me prend envie de ne plus remettre les pieds chez ma sœur.

— La la, calmons-nous, dit la chanoinesse paisiblement. Il ne faut pas faire de coups de tête, mon enfant. Non, non, non. Dans notre monde, les coups de tête sont sévèrement jugés. Il est convenu que tu habites chez ta sœur, personne ne comprendrait que tu la quittasses avant ton mariage.

— Mais c'est justement ce malheureux mariage qui me rend la vie impossible chez elle. Madeleine a mis dans sa tête de me faire épouser monsieur Louzéma ; si elle pouvait, elle m'y forcerait.

— Ce jeune Indien si riche ?

— Oui, ma tante, lui-même. Est-ce que vous trouvez aussi que je dois sacrifier Roger de Châteaugrand ? Madeleine affirme que vous partagez complètement ses idées là-dessus, et c'est ce que je viens savoir.

Madame de Bonlieu hocha savamment la tête.

— La question est bien délicate ; mais enfin je puis dire qu'entre ce richissime étranger et un simple lieutenant de dragons on peut hésiter.

— Vous parlez sincèrement, ma tante ?

— Oui. Notre siècle est avant tout un siècle d'argent, il en faut beaucoup pour tenir son rang.

Quelle est la fortune de ce monsieur ?

— Je n'en sais pas le chiffre exact, cela m'importe si peu, à moi.

— On parle de six cent mille livres de rente, c'est tentant.

« Te plaît-il ? Voilà le vrai côté d'une question de ce genre.

— J'aime beaucoup sa sœur.

— Cette réponse-là est tout à fait digne de prendre rang dans le répertoire des finesses féminines. La sœur, ma chère Alberte, ne fait rien à l'affaire, surtout quand il s'agit d'étrangers.

— Mais si, puisque nous vivrions ensemble.

— On m'a dit qu'elle était partie pour l'Italie. Y est-elle toujours ?

— Toujours, s'amusant follement, il paraît.

Dans sa dernière lettre, elle me donnait le résumé d'une de ses journées. C'est incroyable. Elle mène tout de front : bals, dîners, chasses. Nous la reverrons bientôt, car elle me le dit elle-même : encore deux mois de cette vie-là, et elle est morte.

— Ces étrangères sont folles de plaisirs. Mais lui, pourquoi est-il resté à Paris ?

Alberte baissa les yeux.

— C'est bon, c'est bon, dit la chanoinesse, il ne veut pas quitter la place, et il a bien raison. Il y a un proverbe qui dit que les absents ont tort.

— Pas pour moi, ma tante.

— Est-ce que M. de Châteaugrand joue l'absent en ce moment ?

— Oui, je ne l'ai pas vu depuis le bal de Madeleine. Il faut dire aussi qu'il est très occupé. Un officier n'est pas libre du tout.

Madame de Bonlieu frappa sur la petite table qui était à sa portée.

— Ah ! voilà ce qui est détestable dans ce mariage, dit-elle ; mais tu ne crains peut-être pas cette horrible vie de garnison.

— Moi ! s'écria Alberte, c'est la seule chose qui me sépare de Roger. Vivre sur les routes, ce doit être un supplice.

— Oui, Alberte, un vrai supplice. Je l'avais dit à ma nièce Thérèse, lorsqu'elle a voulu épouser M. de la Croix-Sauvert. La pauvre femme a tenu à aller rejoindre son mari et a perdu un enfant dans le Nord, grâce au brusque changement de climat. Et maintenant la voilà dans une ville étrangère, à son huitième déménagement, avec un pareil chagrin dans le cœur.

« Depuis ce dernier événement, je n'engage pas les jeunes filles qui veulent épouser des officiers à venir me consulter. Je réponds carrément : Ne les épousez pas.

— Comme Madeleine. Madeleine est écrasante en cette question et notre dernière querelle est venue de là. Elle m'a déclaré que son mari lui-même ne consentirait à mon mariage avec Roger que s'il donnait sa démission.

— Ce serait en effet le plus beau cadeau qu'il pourrait déposer dans ta corbeille de mariage.

Alberte baissa la tête.

— Lui demander cela, n'est-ce pas une lâcheté ? murmura-t-elle.

— Non, dans le temps où nous vivons.

— Cela me coûte horriblement, ma tante.

— Il me semble que tu ne fais qu'exercer un droit bien légitime. Cette course au clocher à travers la France garde tous ses désagréments pour les femmes.

— Vous ne connaissez pas Roger, il aime passionnément son pays.

— Eh ! nous l'aimons tous, ma chère ; il ferait beau voir que nous autres vieilles familles françaises nous n'aimions pas la France. Mais cela nous oblige-t-il à accepter une vie désagréable et point du tout selon nos goûts ? Non, certes. D'abord, vois-tu, si tu désires un conseil favorable à monsieur de Châteaugrand, ne viens pas me consulter. D'abord, rien n'est plus connu, les Bonlieu et les Châteaugrand ne s'aiment point, ensuite depuis que j'ai vu souffrir ma pauvre nièce Thérèse, depuis que je l'ai vue ballottée avec ses enfants d'ici et de là, depuis que j'ai su toutes les tribulations militaires, les jalousies mesquines de régiment, jamais, au grand jamais, je ne laisserai de bon gré une personne de ma parenté épouser un jeune officier.

— Ma tante, vous aussi vous aimez mieux le mariage étranger, je le vois, dit Alberte en se levant ; il a aussi ses inconvénients, cependant.

— Lesquels ?

— C'est l'étranger, murmura Alberte.

— Ma chère, en ce monde moderne, toutes les barrières sont tellement abaissées qu'avec de l'argent on est du pays qu'on veut. Je suppose que ton prétendant n'a pas l'idée de t'envoyer vivre à Golconde ?

— Madeleine prétend qu'il vivra où je voudrai, mais toujours en Europe.

— Eh bien, mon enfant, tu choisiras la France. Elle est encore bien belle et bien grande, malgré ses abaissements et ses folies. Il n'y a qu'un pays au monde, vois-tu, c'est la France.

Et madame de Bonlieu, se levant à son tour, déposa un baiser sur le front d'Alberte, ce qui était la congédier.

— Ma tante, mon oncle de la Rochefaucon est-il à Paris ? demanda Alberte. Marie-Antoinette m'avait dit qu'ils allaient partir pour la Rochefaucon.

— Sans doute, la petite hypocrite. Ne fallait-il pas préparer son père au mauvais coup qu'elle méditait ? Elle l'a emmené à la Rochefaucon, la rusée, et là, sous les arbres, elle a prêché pour son saint. Le pauvre homme, ayant déjà consenti au choix de la vocation, espérait bien garder son ange de fille au moins une année ; mais là, en tête-à-tête, elle a été si éloquente qu'il a tout permis. C'est, ma foi, aujourd'hui même qu'elle entre au Carmel, à ce qu'on m'a dit.

— Sans nous prévenir ! s'écria Alberte.

— Elle trouve que nous sommes assez prévenues comme cela et que nous ne ferions qu'embarrasser, ce qui est vrai.

— Ma tante, adieu, je cours chez mon oncle, dit Alberte ; j'arriverai peut-être à temps pour embrasser Marie-Antoinette.

— Oh ! je n'en sais rien, cela s'est tramé dans le plus profond mystère et si, par le plus grand des hasards, j'ai appris son retour de la Rochefaucon et son entrée aujourd'hui, j'ignore absolument l'heure du sacrifice.

— Il est bien tôt encore, dit Alberte, il me semble que j'ai des chances de la trouver en y allant tout de suite. Dans tous les cas, je veux laisser le temps à Madeleine de se remettre de sa grande colère et j'aurai peut-être la consolation d'entendre une personne de ma famille préférer le mariage français au mariage étranger.

— Ceux-là, certainement, préféreront monsieur de Châteaugrand ; mais ceux-là vivent encore par la pensée dans les temps chevaleresques.

« La preuve c'est qu'Enguerrand donne au Carmel sa ravissante fille. Devant les étrangers, j'approuve leur héroïsme, il nous honore, c'est certain ; mais, à part moi, j'enrage de voir s'éloigner du monde une femme charmante, destinée à en faire l'ornement.

Sur ces paroles de regret mondain prononcées avec une pleine conviction, la chanoinesse fit un gracieux signe d'adieu à Alberte et la quitta.

Dans la cour, la jeune fille retrouva le coupé qui l'avait amenée.

— Où allons-nous, mademoiselle ? demanda le vieux Morin en se découvrant.

— Chez mon oncle Enguerrand de la Rochefaucon.

Morin inclina la tête et prononça très haut l'adresse suivante :

— Chez monsieur le duc de la Rochefaucon, rue de Varennes, 49.

Cela dit, il monta sur le siège et la voiture partit.

Arrivé à l'adresse indiquée, Morin vint prendre les ordres d'Alberte.

Fallait-il entrer dans la cour, où se voyait une calèche tout attelée ?

— Non, non, répondit la jeune fille, que la voiture reste ici. C'est bien la calèche de mon oncle qui est là, seulement le cocher n'est pas sur son siège, c'est le groom qui tient les chevaux, je n'ai pas un instant à perdre.

« Morin, venez bien vite, c'est peut-être ma cousine qui part, et il faut que je lui parle.

Cela dit, elle sauta sur le trottoir, traversa rapidement la grande cour pavée, monta un perron, porta la main sur une magnifique poignée d'acier ouvragé et s'arrêta interdite sur le seuil de la porte qui avait roulé sans bruit sur ses gonds.

Le grand vestibule, auquel aboutissait l'escalier d'honneur, était plein de fleurs, et tous les serviteurs du duc de la Rochefaucon faisaient haie à droite et à gauche de la rampe de fer.

Au moment même où Alberte tournait la poignée de la porte d'entrée, un murmure s'élevait dans le vestibule et tous les yeux, rouges de larmes, se levaient vers le palier.

Marie-Antoinette de la Rochefaucon en toilette de ville venait d'y apparaître au bras de son père.

Derrière eux, Alberte reconnut la fille mariée du duc et son fils, renommé pour sa tête folle et son bon cœur.

La jeune fille descendait lentement, pressant avec amour ce bras paternel qui lui avait été si longtemps le plus doux des appuis. Et lui la soutenait sans que rien trahît l'émotion qui lui déchirait le cœur, rien sinon la rigidité de ses traits.

Parvenue au bas de l'escalier, la belle Marie-Antoinette passa devant la haie formée par ses domestiques, qui donnaient un libre cours à leur douleur.

Elle abandonnait sa main gauche à leurs baisers, elle leur souriait d'un air angélique et protestait qu'elle ne les oublierait pas au Carmel. Car c'était au Carmel qu'elle allait, dans son grand et profond dédain de la vie.

Elle quittait volontairement ce magnifique hôtel tout imprégné de gloire et de faste pour une pauvre cellule ; elle abandonnait ces êtres aimés pour des sœurs étrangères, elle marchait sur ses privilèges de beauté, d'intelligence, de naissance, de fortune pour aller s'enfermer dans ce que les hommes appellent l'éternel oubli.

Et elle souriait et il y avait derrière ce sourire comme un mystérieux avant-goût du bonheur qu'elle entrevoyait au-delà de ces voiles sombres qui s'appellent : pauvreté, obéissance, chasteté.

À la porte, elle embrassa sa sœur et son frère qui pleuraient, et là, en cet adieu plus cruel, elle devint blanche comme un lis, mais, comme son père, ne laissa pas échapper une larme.

Comme elle passait pour la dernière fois ce seuil paternel que son pied ne devait plus franchir, elle se détourna, jeta un regard aimant sur la vieille façade, puis ses yeux cherchèrent le ciel.

En ce moment, une main lui saisit le bras.

— Toi, Alberte ! dit-elle en se détournant, est-ce que tu as été prévenue ?

— Non, c'est le hasard, ou la Providence, répondit Alberte. Ah ! cousine, pourquoi t'en vas-tu si loin de nous ?

— Si loin ! Je serai tout près, au Carmel de Saint-Denis, à la maison de Madame Louise de France. Je compte sur ta visite. Et maintenant, laisse-moi, laisse-moi être toute à mon père en ces derniers instants si douloureux et si doux cependant. Je sens maintenant que j'ai quelque chose à offrir à mon Dieu, le brisement de mon cœur.

« Adieu, adieu.

Elles s'embrassèrent, et Alberte la laissa aller rejoindre le duc de la Rochefaucon qui, absorbé dans son immense douleur, ne s'était pas aperçu de la présence de sa nièce sur le perron. Quand la calèche s'ébranla, Marie-Antoinette jeta un dernier regard sur l'hôtel et adressa un dernier sourire à sa cousine.

Alberte essuya les larmes qui coulaient à flots de ses yeux et retourna tristement vers son coupé.

— Et son conseil ? murmura-t-elle en se laissant tomber sur les coussins de la voiture ; elle m'aurait bien conseillée, elle qui voit maintenant si haut et si loin par le détachement ! Ah ! elle est bien heureuse, mon Dieu, elle est bien heureuse !

XII -- À la fête enfantine

Les fêtes de Pâques ont été superbes à Paris. L'affluence des croyants dans les églises a formé la plus éloquente des protestations contre l'esprit antireligieux qui a l'ambition de tout envahir, de tout anéantir.

L'heure du départ pour la campagne va bientôt sonner, on cite des familles qui ont déjà repris le chemin de leurs terres. Chez la marquise de Valroux cette heure-là sonne le plus tardivement possible.

Valroux est une fort belle terre isolée où la marquise de Valroux s'ennuie de tout son cœur.

Aussi est-il réglé qu'elle ne quitte Paris qu'elle aime, que lorsqu'il lui est bien prouvé qu'elle n'a plus personne à voir à Paris, rien d'agréable à entendre à Paris.

Pour en arriver à ses fins, elle a maintenant un prétexte tout trouvé dans l'éducation de ses enfants.

Il faut, sans rire, l'entendre dire aux personnes qui s'étonnent de ses délais : « L'éducation de mon fils me rend de moins en moins libre de suivre mon mari à Valroux sitôt que la fantaisie lui en prend. »

Et c'est sans doute comme complément à cette éducation d'un bambin de sept ans qu'elle donne aujourd'hui une matinée d'enfants dans ses grands salons que le carême avait fermés.

La fête est des plus animées. Toutes les mignonnes créatures s'en donnent à cœur joie.

Agnès fait avec une grâce vraiment charmante les honneurs du salon de sa mère, et elle est secondée par sa tante Alberte, qui s'amuse franchement au milieu des groupes enfantins. Quelques belles grand-mères font cortège à la chanoinesse de Bonlieu et quelques jeunes mamans forment l'entourage de la marquise de Valroux ; mais les hommes sont naturellement fort rares dans l'enfantine réunion.

Monsieur de Valroux fait de loin en loin de rares apparitions ; entouré de quelques papas de son genre, il rit follement des airs conquérants de son fils et des empressements dont sa fille est l'objet de la part des grands écoliers en culotte courte et en col marin, puis il disparaît avec ces messieurs dans son atelier de photographie. Il a été question de reproduire une ronde conduite par Agnès, et il prépare les clichés. La surprise des dames réunies dans le grand salon fut donc extrême en voyant apparaître à la suite de John un jeune homme élégant qui s'avançait vers elles.

En ce moment, madame de Valroux et Alberte s'empressaient dans le salon voisin autour d'une pouponne qui, enlevée d'une main trop vigoureuse par son cavalier, venait de tomber sur le parquet.

Le jeune homme demanda madame la marquise de Valroux.

— Elle va venir, monsieur, dit la chanoinesse de Bonlieu, et reconnaissant tout à coup ce visiteur intempestif, elle ajouta :

— Monsieur Louzéna, veuillez prendre ce fauteuil.

Il s'inclina, mais resta debout, et quand il aperçut la marquise de Valroux qui s'avançait, il marcha vivement au-devant d'elle.

— Monsieur David, s'écria-t-elle, comment avez-vous pu vous fourvoyer dans un bal d'enfants ?

— Madame la marquise, je suis en effet bien déplacé aujourd'hui dans votre salon, mais je n'ai pas voulu quitter Paris sans vous faire part de l'affreuse nouvelle que je viens de recevoir.

— Une nouvelle... affreuse, ah mon Dieu ! mais vous êtes en effet d'une pâleur ! Venez avec moi dans le salon bleu, nous ne serons pas dérangés. Mais si j'appelais Alberte ? Voulez-vous d'Alberte pour votre confidence ?

Il s'inclina et répondit :

— C'est pour elle que je viens.

— Monsieur David, vous m'effrayez de plus en plus, enfin ! Allez donc nous attendre dans le petit salon, cette portière frangée de bleu là-bas, nous arrivons. Je vais charger ma tante de Bonlieu de me remplacer dans le grand salon ; une de mes amies dirigera les rondes.

Pendant que David prenait le chemin indiqué, madame de Valroux s'en alla dire à madame de Bonlieu qu'une affaire très grave et très triste l'obligeait à s'absenter un instant, et qu'elle la priait de recevoir les arrivants.

Cela fait, elle retourna dans le salon, où une ronde s'organisait sous la direction d'Alberte, et, marchant vers sa sœur, elle lui prit le bras en lui disant tout bas :

— Viens, il se passe quelque chose de terrifiant chez les Louzéma. Je ne te dirai pas quoi ; nous allons le savoir.

Et, sans attendre de question, elle l'entraîna vers le salon bleu.

David s'y trouvait, le coude appuyé sur la cheminée de marbre et le front dans ses mains.

Il tressaillit à l'entrée des deux dames, les salua et, sans mot dire, tendit à Alberte une lettre dépliée.

— Lisez, mademoiselle, dit-il d'une voix altérée.

— Lis tout haut, ajouta madame de Valroux.

Et Alberte lut toute pâlissante le court billet suivant :

« Mon cher David, frère de mon cœur,

« Tu n'auras pas aujourd'hui une lettre de six pages ! Me voici terrassée par la fièvre. Hier je n'étais pas bien ; mais on chassait, je n'ai pas eu le courage de renoncer à monter mon charmant Pasquino. J'ai chassé, j'ai dansé et aujourd'hui, à bout de forces, je me suis livrée à Rika, qui me croit morte ou peu s'en faut.

« Ce ne sera rien, je te promets qu'à l'avenir je ne serai plus si folle. J'aurais dû retourner en France, Alberte m'eût prêché la raison. Elle prêche si bien, n'est-ce pas, David ?

« Dis-lui donc de m'écrire.

« Adieu... je n'en puis plus, je vois trouble ; adieu, frère, Rika s'avance un bol de tisane à la main. Ne t'inquiète pas.

« Luna. »

— L'écriture est bien tremblée, dit Alberte avec des larmes dans les yeux ; Luna est peut-être plus souffrante qu'elle ne l'avoue.

Pour toute réponse, David lui présenta un second papier.

— Une dépêche ! murmura Alberte, de quand, monsieur ?

— D'il y a une demi-heure ; le temps de me rendre ici.

Alberte ouvrit le papier et lut :

« Venir immédiatement à Rome, Luna très malade, médecin inquiet.

« Carmen. »

Alberte fixa sur David ses yeux ruisselants de larmes.

— Vous partez, n'est-ce pas ? s'écria-t-elle.

— Ce soir, mademoiselle.

— Mais enfin on exagère sans doute la situation, s'écria madame de Valroux, on ne meurt pas parce qu'on a trop dansé et trop chassé.

— On meurt de tout, madame.

— Ah ! monsieur, que je vous plains ! Voyager en cette inquiétude est un supplice.

— Vous nous télégraphierez des nouvelles aussitôt arrivé.

— Monsieur David, je vous en supplie, appuya Alberte.

— Je vous le promets, mademoiselle.

Il prit son chapeau et faisant un pas vers elle :

— Quoi qu'il arrive, dit-il d'une voix profonde, faut-il revenir à Paris ?

— Réponds donc, dit madame de Valroux voyant sa sœur rester muette.

Alberte détourna la tête, un sanglot monta de son cœur à ses lèvres ; et tendant en avant une main que David serra respectueusement, elle répondit :

— Quoi qu'il arrive... oui... monsieur.

Et comme en ayant trop dit, elle sortit précipitamment du petit salon bleu.

— Êtes-vous inquiet, monsieur ? demanda madame de Valroux en accompagnant David à travers les salons.

— Horriblement, madame, répondit-il.

Et baissant la voix, il ajouta de sa voix passionnée :

— Si je n'avais entendu cette dernière parole de mademoiselle Alberte, je partirais pour ne plus revenir, madame. Ce sont les plaisirs de Paris, trop excitants, trop énervants, qui ont commencé ce que la fièvre romaine achève. Luna était malade quand elle est partie pour l'Italie.

Madame de Valroux sourit vaguement et lui serra les mains avec une cordialité des plus expressives.

Puis elle revint reprendre sa place dans le premier salon avec une physionomie tellement radieuse que la chanoinesse, toujours aux aguets, lui dit :

— Eh bien, ma chère, il paraît que votre mauvaise nouvelle a changé de nature.

— Au contraire, répondit étourdiment madame de Valroux ; mais à tout ce fiel s'est mêlé un vrai baume.

Et se penchant à l'oreille de madame de Bonlieu, elle ajouta :

— La sœur est très malade. Si un affreux malheur arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, le futur aurait un million de rente. Or Alberte vient de s'engager.

— Plaît-il, Madeleine, plaît-il ? Et le consentement du chef de famille ?

« Je suppose qu'elle ne doit pas s'en passer, et je vous assure que le duc de la Rochefaucon est de moins en moins disposé à la laisser faire ce mariage étranger.

— Ceci est le cadet de mes soucis, répondit de son ton impertinent la marquise de Valroux ; je ne sache pas que mon oncle nous consulte sur ses propres affaires, donc nous concluons les nôtres sans lui.

— Madeleine, le chef de nom et d'armes a au moins droit de conseil.

— Je le lui laisse, mon Dieu, je le lui laisse ; mais si son conseil ne nous convient pas, nous passons outre.

« Ah ! il serait bien venu de s'opposer au mariage d'Alberte avec David Louzéma, qui a un million de rente, lui qui laisse s'enfermer dans un couvent sa belle Marie-Antoinette !

« Le monde ne lui pardonnera pas cette horreur et bien il fera.

Là-dessus, madame de Valroux s'en alla trouver sa fille et la dépêcha vers son père afin qu'il arrivât bien vite avec ses appareils photographiques.

Et tandis qu'Alberte pleurait dans sa chambre sur cette pauvre Luna, victime, au moins momentanément, de son goût désordonné pour le plaisir, la ronde enfantine se formait dans le grand salon resplendissant, et Agnès de Valroux, qui n'était sage que par accès, préludait aux succès mondains de l'avenir en prenant devant l'objectif de son père une pose aussi coquette que possible.

XIII -- Le retour

La maladie de Luna a établi une correspondance très active entre David et la marquise de Valroux, qui commence à triompher sur toute la ligne. Alberte, prise dans l'engrenage, laisse son cœur aveugler son jugement et ne voit plus David qu'à travers l'aimante et aimable créature dont le souvenir lui remplit la pensée, et dont elle suit pas à pas la maladie. En ce moment, cette maladie étrange subit un temps d'arrêt.

Aux premières lettres de David, si sombres et si désespérées, succèdent des lettres pleines d'espoir, qui apportent le plus grand trouble à Alberte. David sait bien que ce qu'il écrit à la marquise de Valroux sera lu par sa sœur, et il profite adroitement de cette occasion unique pour donner un libre cours à ses sentiments et surtout à ses espérances.

Quand ces pages tombent des mains d'Alberte, elle sent une angoisse profonde lui envahir le cœur. Elle n'a commis qu'une imprudence, elle n'a dit qu'une parole, et la voilà, entraînée, enchaînée en quelque sorte, par ce mot qui lui a échappé dans un moment de profond attendrissement.

Elle essaye encore de s'étourdir sur les conséquences immédiates de sa parole, en ne s'occupant que de Luna, en suivant sa maladie phase à phase, par la pensée. Elle se dit que, Luna guérie, elle reconquerra l'indépendance qu'elle veut conserver jusqu'à l'heure de sa majorité, qui lui donnera la pleine liberté de choisir le compagnon de sa vie. Mais elle s'abuse un peu elle-même. Cet événement douloureux a uni momentanément son cœur et celui de David dans la même souffrance, a tenu leur esprit éveillé dans la même inquiétude. Aussi, maintenant, c'est Roger qui est au second plan. David, lui, s'est fait connaître, et madame de Valroux ne peut plus être démentie quand elle vante la fidélité de ses affections, son dévouement pour les êtres qu'il aime.

David, ce n'est plus l'énigmatique étranger sur lequel on n'ose se reposer avec assurance ; David, c'est le frère dévoué de Luna, c'est l'homme de cœur qui, laissant tout, plaisirs et affaires, est allé se constituer le garde-malade de sa sœur, et qui, dans ses lettres, tour à tour pleines de désolation et d'espérance, montre en quelque sorte son cœur à nu et dans ce cœur laisse voir l'image d'Alberte gravée en traits de feu.

Madame de Valroux, qui possède, à défaut d'intelligence, une de ces finesses aiguisées en quelque sorte par l'esprit des autres, assiste avec une joie mal contenue à ce qu'elle appelle la conversion d'Alberte.

Elle se passe parfaitement, en ce moment, des conseils de l'intrigante madame de Lextreville et du secours de madame de Bonlieu. Les lettres de David sont une arme suffisante, et elle s'en sert avec une adresse consommée.

Dans chacune de ses propres lettres, qu'elle lit d'un bout à l'autre à Alberte avec une sincérité feinte, elle glisse un papier qui porte ces mots : « Écrivez toujours, écrivez souvent, vos lettres sont d'une éloquence qui devient plus puissante chaque jour et qui ne laissera plus le souffle aux partis ennemis. »

Monsieur de Valroux assistait en témoin silencieux et muet au changement de sentiments qui paraissait s'opérer chez sa belle-sœur. Sa femme lui avait redit en l'amplifiant la petite scène du salon bleu, et il s'apercevait que chaque fois qu'il prononçait le nom des Châteaugrand, il causait à Alberte un sensible déplaisir. Il trouvait les choses si avancées, qu'il n'avait pu cacher ses inquiétudes à Roger de Châteaugrand, qui, grâce à une permission de vingt-quatre heures, était venu lui demander compte de l'indifférence progressive d'Alberte.

— Mon cher, lui avait-il dit, je ne vous cache pas qu'il se passe en ce moment un singulier phénomène chez ma belle-sœur. Autrefois, elle avait une confiance illimitée en vous et se défiait tellement de l'étranger, que je ne pouvais me figurer qu'il arrivât à se faire accepter. Aujourd'hui, sa confiance a changé d'axe, grâce à la maladie de son amie, et je ne sais trop ce qui pourrait survenir. Malgré tout, malgré ses feintes, je ne trouve pas votre cas désespéré. Il y a le fond du cœur sur lequel il faut toujours compter avec une femme.

— Dans tous les cas, je ne puis vivre dans ces perpétuels tourments, avait répondu le jeune officier. Quand le terme fixé par Alberte sera échu, je ferai adresser ma demande officielle au duc de la Rochefaucon, et mon sort sera fixé.

— Mon cher, croyez-moi, attendez la guérison de la sœur, qui se fait bien attendre, mais qu'on prédit tous les jours.

« Il y a beaucoup de la sœur dans ce petit changement de front d'Alberte, ce qui, en définitive, ne doit pas exciter votre jalousie outre mesure.

Ce dernier argument avait un peu relevé les espérances de Roger, et monsieur de Valroux, en le quittant, avait dit à sa femme :

— Vous savez, Madeleine, que Roger de Châteaugrand, malgré tout ce roman par lettres qui s'échange en l'honneur d'Alberte entre vous et David Louzéma, ne se décourage pas, et qu'il n'abandonne aucun de ses droits.

— Ses droits ! avait répété ironiquement la marquise de Valroux, je voudrais bien les connaître.

Comme il n'y avait pas moyen de penser qu'il s'entendît jamais avec sa femme sur ce sujet capital, monsieur de Valroux s'en était tenu à cette escarmouche ; mais il avait trouvé moyen de parler aussi à Alberte de la visite de Roger de Châteaugrand.

Alberte ne releva pas ce qu'il lui plut de dire à ce sujet. Elle était en ce moment tout entière sous l'impression d'une lettre de David qui annonçait que le mieux de Luna s'affermissait et que son plus vif désir était de retourner à Paris.

Elle ne se guérira que là, disait-il, et la compagnie de mademoiselle Alberte sera un des éléments de cette guérison. Les soirées américaines la fatiguent horriblement, elle ne rêve plus que de se retrouver dans notre petit hôtel des Champs-Élysées. Ce désir devient si impérieux, qu'il y aurait de l'imprudence à le contrarier. Je prendrai l'avis du médecin ; mais aussitôt un consentement obtenu, nous nous mettrons en route. Nous serons huit jours, s'il le faut, nous ferons les haltes nécessaires ; mais nous arriverons.

Elle relisait pour la dixième fois ce paragraphe, quand tout à coup sa sœur fit irruption dans sa chambre.

— Alberte, dit-elle, viens à mon secours. Croirais-tu que Médéric veut nous emmener à Valroux.

— Il me semble qu'à cette date nous sommes ordinairement parties de Paris, répondit Alberte que cette nouvelle ne paraissait pas émouvoir aussi désagréablement que sa sœur.

— Certainement, parce qu'il nous fait partir le plus tôt possible. Il faut qu'il aille visiter ses choux et tuer ses lapins ; mais cette année il y a mille et une raisons de rester à Paris. D'abord les théâtres ne fermeront pas, nous avons de très belles soirées en préparation ; ensuite Luna peut arriver d'un moment à l'autre.

— Ah ! Luna, c'est vrai, dit Alberte.

Et elle ajouta en regardant sa sœur :

— Serait-il bien généreux de retarder le départ de Médéric pour Valroux à cause de Luna ?

— Vas-tu faire du sentiment pour Médéric maintenant ? Comment ! il me laisse jusqu'en novembre dans ses bois humides et il ne m'accorderait pas le mois de mai à Paris ! On dirait que Médéric jure de me confiner désormais dans l'ennui.

« Ah ! ma chère, que tu serais heureuse d'épouser un homme sans goûts campagnards et sans idées préconçues. Parce que monsieur de Valroux a une terre qu'il aime, il me faut y aller tous les ans. Je n'aime pas les pastorales, moi, je déteste les odeurs du fumier à l'égal des clairs de lune.

« Voyons, la, franchement, ne trouves-tu pas que Médéric devient d'une exigence qui n'a pas de nom ? Je compte sur toi pour lui dire qu'il serait absolument cruel de quitter Paris au moment où cette pauvre Luna arrive. Il faut qu'elle te trouve à Paris, il le faut.

— Cependant si son arrivée est indéfiniment retardée, elle ne m'y trouvera pas, je ne puis entraîner toute ma famille à un pareil dérangement.

— Cela nous conviendrait à tous, excepté à Médéric. Tiens, voici Agnès qui va nous donner son opinion. Mignonne, entre tout à fait et dis-nous si tu n'aimes pas mieux Valroux que Paris ?

Agnès, à qui ces paroles étaient adressées, glissa dans la chambre de sa tante par la porte entrebâillée, et, la main sur la poignée de cristal, répondit avec un sourire malin :

— J'aime beaucoup mieux Valroux, maman.

Madame de Valroux la regarda avec stupéfaction, et s'écria :

— Petite fourbe, tu ne disais pas cela tout à l'heure.

La petite fille saisit la main de sa mère et, malgré sa résistance, la baisa.

— J'ai dit tout à l'heure que j'aimais bien Paris, répondit-elle, parce que je vois bien que papa va se fâcher aussi ; mais je vous assure que j'aime beaucoup Valroux et que je m'y amuse beaucoup mieux qu'à Paris.

« Maintenant, maman, voulez-vous revenir dans votre chambre, papa veut vous parler absolument, absolument.

— Alberte, viens, dit madame de Valroux en se tournant vers sa sœur, je ne me sens plus de force à lutter seule contre lui, et, je te le répète, à cause de Luna, tu dois retarder ce départ.

— Nous allons voir ce que pense Médéric, répondit Alberte qui se leva et suivit sa sœur, au bras de laquelle Agnès s'était suspendue comme un petit bouclier destiné à amortir les traits de la colère conjugale.

Alberte, au premier regard qu'elle jeta sur son beau-frère, reconnut sans peine qu'il en était arrivé à ce degré d'irritation au-delà duquel il ressaisissait violemment une autorité trop mollement exercée, le plus souvent.

Il arpentait la chambre, les mains dans ses poches et les sourcils terriblement froncés.

À l'entrée de sa femme, il revint vivement sur ses pas et dit brusquement :

— Ma chère, si vous ne voulez pas me fixer le jour du départ pour cette semaine, je vous déclare que nous partons demain.

— Pourquoi pas aujourd'hui ? dit avec une gaieté feinte madame de Valroux qui puisait une nouvelle force de résistance dans son entourage.

— Eh ! si vous me poussez à bout je dirai comme vous, Madeleine, pourquoi pas aujourd'hui ? répondit monsieur de Valroux d'un ton cassant.

— Médéric, quelle date avez-vous fixée à notre départ ? demanda Alberte qui jugea opportun de s'entremettre entre les époux.

— J'ai prévenu Madeleine il y a huit jours que nous partirions ces derniers jours de la semaine, et elle me déclare qu'elle n'a rien préparé et qu'il est absurde de quitter Paris en ce moment. Je ne sais quelles délices l'y retiennent ; mais, pour moi, j'en ai assez, je pense qu'il est temps de faire respirer à Agnès et à Maurice un autre air que celui de la rue de Lille, et je persiste dans mon projet de partir samedi.

— Qu'en dis-tu, Madeleine ? demanda Alberte.

— Mais qu'en dis-tu toi-même ? N'est-ce pas un peu pour toi que je ne veux pas aller à Valroux ? Ton amie Luna va arriver, il serait ridicule qu'elle ne te trouvât pas à Paris.

— Est-il absolument nécessaire que vous voyiez mademoiselle Louzéma à son arrivée, Alberte ? demanda monsieur de Valroux, il me semble que rien ne vous y oblige.

Ce fut avec une nuance d'embarras qu'Alberte répondit :

— Mon Dieu, Médéric, si j'étais libre, j'attendrais certainement son retour. Elle témoigne dans ses lettres un désir véhément, je puis le dire, de me retrouver. Voilà quinze jours qu'elle est en route pour Paris, monsieur David l'a écrit à Madeleine.

« C'est vous dire ce qu'est ce voyage pour la pauvre chère Luna. Elle ne fait pas trente lieues en chemin de fer sans qu'il s'en suive une halte de plusieurs jours.

— Et où en est-elle actuellement ?

— À Culoz, sur la frontière. Il lui a fallu s'arrêter dans ces montagnes. Il paraît que sa faiblesse est extrême.

— Il en est ainsi de toutes les convalescences, Alberte, et vous comprendrez que si votre amie s'imagine de rester huit jours à Culoz et que si elle met huit autres jours à regagner Paris, je ne puis attendre son arrivée. On a besoin de moi à Valroux, et vous savez bien que votre sœur a déjà épuisé toute la série de ses prétextes à retardement. D'ailleurs, qui vous empêchera de revenir à Paris ? Une fois installée à Valroux, il ne vous sera pas impossible de venir voir mademoiselle Louzéma, si elle arrive.

— Ce ne sera pas une visite que mademoiselle Luna réclamera d'Alberte, dit madame de Valroux qui, du fond de son fauteuil, suivait la conversation avec un intérêt marqué, ce sera une série de visites.

Monsieur de Valroux regarda fixement sa femme.

— Pensez-vous, dit-il, que les convenances s'arrangent des visites quotidiennes de mademoiselle de la Rochefaucon à l'hôtel des Champs-Élysées, où elle sera reçue par un jeune homme ?

— Vous ne lisez donc pas les lettres de David, Médéric ? Il y a maintenant une tante, veuve d'un général anglais mort aux Indes, et c'est elle qui fait momentanément les honneurs de la maison.

— Vous comprenez que les lettres de monsieur David n'étant pas écrites pour moi, je ne les lis pas avec une extrême attention, dit monsieur du Valroux mécontent d'être pris en faute. En cette question, je ne vois que l'obligation de rester à Paris un temps indéterminé. Je serais enchanté de faire plaisir à Alberte, je suis plein de sympathie pour sa charmante amie malade ; mais je ne puis pour ces raisons d'ordre sentimental remettre mon départ pour Valroux. Donc, demain samedi.

Il s'interrompit lui-même, entendant frapper à la porte, et dit :

— Qu'est-ce, John ?

— Une lettre pour madame la marquise.

— Donnez.

Monsieur de Valroux prit la lettre, jeta un coup d'œil sur l'écriture et alla la porter à sa femme en disant :

— Si je ne savais monsieur Louzéma à Culoz, je jurerais que cette lettre, qui n'a pas passé par la poste, vient de lui.

Pendant qu'il parlait, madame de Valroux déchirait l'enveloppe épaisse. Elle lut d'un coup d'œil le contenu et, passant le papier à son mari, elle dit victorieusement :

— Voyez, Médéric, s'il est possible que nous partions demain.

Monsieur de Valroux prit le papier et lut à demi-voix, mais assez haut pour être entendu d'Alberte :

« Madame la marquise,

« Un mieux subit, accompagné d'un effort de volonté très énergique, a fait un miracle. Nous sommes venus d'un trait de Culoz à Paris ; je vous écris de mon hôtel des Champs-Élysées, d'où je mets à vos pieds tous mes hommages.

« David Louzéma. »

— Elle est à Paris ? s'écria Alberte dans une explosion de joie. Oh ! Médéric, quel bonheur !

— Partons-nous demain, Médéric ? redemanda madame de Valroux de son ton de persiflage.

— Eh ! pourquoi pas ? Alberte, je me mets à votre disposition. Voulez-vous venir sur-le-champ chez vos amis ? Vous aurez vu, de vos yeux vu, l'état de mademoiselle Luna. Je m'engage à vous ramener à Paris, s'il le faut. Vous plaît-il de venir tout de suite ?

— Tout de suite, s'écria Alberte.

— Je vais donner ordre d'atteler. Combien vous faut-il ? Une demi-heure ? un quart d'heure ? dix minutes ?

— Dix minutes, Médéric.

— C'est bien, dit monsieur de Valroux.

Et il sortit sans avoir jeté un coup d'œil vers sa femme, qui se mordait les ongles de dépit.

— Alberte, tu sais, dit-elle, rien ne t'oblige à subir les tyrannies de monsieur de Valroux, et, à ta place, je le menacerais de m'installer chez quelqu'un de ma parenté.

« Mon oncle Enguerrand, la chanoinesse et tant d'autres te recevraient avec plaisir.

— Madeleine, quel conseil me donnes-tu ! répondit Alberte. Après cette fameuse scène à propos d'une visite que je voulais faire à ma tante de Châteaugrand, je te menaçais de te quitter et tu me dis que cela me serait un déshonneur devant le monde. Ma tante de Bonlieu me dit la même chose. Cela m'éclaira sur la nécessité de certains sacrifices, et je me dis que je ne te quitterais pas, dussé-je en souffrir plus encore.

— Mais cette fois tu as un excellent prétexte, un prétexte que tout le monde comprendra. Je t'assure que toute personne sensée blâmera monsieur de Valroux de vouloir emprisonner dans ses bois une femme qui n'est pas, de par la loi, destinée à être sa victime.

— Madeleine, j'aime fort la prison dont me menace Médéric, répondit Alberte en souriant ; pour aller vivre à la campagne, je serai toujours une victime résignée. Laisse-moi faire. Tu veux quelques jours de répit ; si Luna est véritablement souffrante, tu les auras, je ne crains pas de l'affirmer. Médéric est très bon, mais il n'est pas adroit de lui rompre toujours en visière comme tu le fais. Il te cède sur bien des points, pourquoi ne veux-tu pas lui céder pour Valroux ? Jamais tu ne lui ôteras le goût des champs ; je le sais par moi-même, c'est indestructible, cela. Mais je m'attarde. À ce propos, pourquoi ne viendrais-tu pas voir Luna avec nous ?

— Médéric ne me l'a pas proposé.

— Faudrait-il maintenant t'inviter à prendre place dans tes propres voitures ! Viens, te dis-je, viens, tu verras par toi-même ce qu'on peut raisonnablement demander à Médéric.

Madame de Valroux ne se fit pas prier deux fois, et son mari ne fut pas peu étonné de la voir arriver dans la cour avec Alberte.

— J'emmène Madeleine, s'empressa de dire Alberte. Je ne connais pas du tout la tante, et je ne puis être reçue seule par monsieur David.

— Vous ne me comptez donc pour rien, Alberte ?

— Mais si Luna ne vous reçoit pas, vous !

— C'est juste et j'approuve tout ce qui est juste.

Cela dit, il offrit la main à sa femme et à Alberte pour monter en voiture et jeta au cocher l'adresse du petit hôtel des Champs-Élysées.

XIV -- Le frère et la sœur

L'hôtel des Louzéma avait repris son aspect accoutumé. Le soleil rayonnait superbement sur les longues vitres d'une seule pièce, il y avait des fleurs dans les vases étrusques du perron, et cependant, quand Alberte mit le pied sur le seuil, elle se sentit oppressée. Il y avait quelque chose dans l'air qui lui disait que celle qu'elle avait vue si joyeuse et si vivante en cette luxueuse demeure y était revenue malade et triste. Les domestiques chuchotaient, il y avait des allées et des venues mystérieuses. Les médecins, les amies, se présentaient tour à tour. Tout le monde venait savoir des nouvelles, et quand madame de Valroux et Alberte gravirent l'escalier, elles étaient précédées et suivies de deux groupes féminins. Monsieur de Valroux était allé rejoindre les hommes, qu'un domestique introduisait dans les salons du rez-de-chaussée.

Au grand étonnement d'Alberte, ce ne fut pas la fidèle Rika qui vint soulever la lourde portière frangée de blanc, ce fut une femme de chambre française, qui répondit, en levant impertinemment les épaules, que mademoiselle allait être obligée de suspendre la réception et qu'elle ne répondait pas qu'elle voulût recevoir ces dames. Madame de Valroux, sans tenir compte de cette remarque désagréable, entra dans la chambre où causaient bruyamment un groupe d'étrangères.

Alberte glissa son nom dans l'oreille de la femme de chambre, et, sur un signe que celle-ci lui adressa du fond de l'appartement, elle se dirigea vers le petit salon contigu à la chambre avec madame de Valroux.

Elles y entrèrent sur la pointe du pied, et aperçurent Luna à demi couchée sur le sofa. Une vieille dame couverte de bijoux lui faisait respirer des sels. Ses grands yeux fatigués, à demi clos, s'ouvrirent tout grands quand Alberte entra, et, se relevant brusquement :

— Je vais mieux, tante, je vais mieux, dit-elle ; voici une visite qui va me rendre des forces. Alberte, ma chérie, venez bien vite m'embrasser.

Et Alberte, refoulant ses larmes, alla serrer dans ses bras ce corps épuisé qui flottait dans le peignoir de cachemire rose, et baiser tendrement ce cher visage absolument décoloré.

— Voyez-vous, elles viennent trop ensemble, elles font trop de bruit, reprit la malade en tendant la main à madame de Valroux. Elles m'ont horriblement fatiguée. Vous allez me reposer, vous ! Mais il faut que je fasse les présentations.

« Tante ! madame la marquise de Valroux et mademoiselle de la Rochefaucon.

« Mesdames ! ma tante Christine Lappleton.

« Tante ! allez donc faire prendre patience à mes visiteuses, et qu'on me laisse un peu tranquille ; sans cela, j'envoie Rika fermer la porte et je ne reçois plus personne.

Madame Lappleton, qui paraissait la meilleure femme du monde, accéda au désir de sa nièce et disparut du petit salon en fermant la porte derrière elle.

— Nous voilà libres quelques instants, dit Luna en laissant retomber sa tête pâle sur les coussins.

Et, faisant signe à Alberte de venir s'asseoir sur le pouf placé à sa droite, elle continua de parler en s'interrompant de temps en temps pour respirer l'essence vivifiante contenue dans le flacon de cristal qui ne la quittait pas.

La main posée sur l'épaule d'Alberte, son regard languissant fixé sur madame de Valroux, elle raconta son séjour à Rome et ce qu'elle appelait : ses folies. Elle l'avouait, elles avaient été grandes. Du plaisir sous toutes les formes, des fêtes sans trêve ni repos. Ce qui l'avait tuée, disait-elle avec son beau sourire, c'était de n'avoir plus comme régulateurs ni David ni Alberte, c'était d'être seule au milieu de groupes amis qui se la disputaient. Elle avait vécu en double, et commis de telles imprudences, qu'elle en tremblait elle-même maintenant que la réflexion s'était imposée avec la maladie.

Elle raconta comment elle avait été foudroyée en quelque sorte au sortir du bal qui avait suivi une promenade à cheval. Elle parla de l'arrivée de son frère, de sa sollicitude, de ses attentions, et chaque fois qu'elle prononçait ce nom de David, sa main pressait légèrement l'épaule d'Alberte, qui l'écoutait non sans émotion.

Tout à coup elle s'arrêta épuisée, haletante, et tomba presque sans connaissance entre les bras d'Alberte, qui se mit à lui faire respirer les sels du flacon qui lui échappait des mains et à lui prodiguer les plus tendres caresses.

Tout entière à l'effroi que lui inspirait cette syncope, elle ne vit pas une portière se soulever et David apparaître sur le seuil de la porte, sombre et les sourcils froncés.

Madame de Valroux, qu'aidait gauchement Alberte dans les petits soins qu'elle prodiguait à Luna, ne l'aperçut pas non plus.

Enfin de vives couleurs reparurent sur les joues blanches de la jeune fille, une transpiration abondante perla à ses tempes.

Elle sourit à Alberte, baisa sa main qui épongeait la sueur de son visage, et, souriant doucement, appela :

— David !

David, se voyant découvert, s'approcha lentement et présenta ses devoirs à ces dames. Madame de Valroux l'accueillit avec son empressement accoutumé, Alberte avec une pointe de sympathie toute nouvelle. Il avait dû tant souffrir !

— Mademoiselle, dit-il à Alberte, ma sœur n'obéit à personne qu'à vous. Conseillez-lui donc de ne plus recevoir. Le médecin défend toute fatigue, toute émotion, il faut qu'elle obéisse au médecin.

— Il veut me forcer à rester couchée, dit Luna plaintivement ; ceux qui m'aiment ne voudraient pas me voir couchée.

— Il le faudrait cependant, dit David. Voilà une syncope que tu n'aurais pas eue si tu avais reçu ces dames dans ta chambre.

— Mais pas dans mon lit, David. Oh ! vois-tu, quand je suis étendue là, sous mes rideaux, en plein jour, il me semble qu'il n'y a plus qu'à commander mon cercueil.

— C'est une impression, Luna, il n'y a pas à compter avec les impressions, dit Alberte doucement.

« Votre frère a raison. Tout à l'heure vous brûliez, vous transpiriez, on dirait maintenant que vous êtes devenue de marbre.

— J'ai le frisson, en effet, répondit Luna en se pelotonnant dans les bras d'Alberte.

— Veux-tu que j'appelle Rika et que nous te portions dans ton lit ? demanda David.

— Rika est là ? dit Luna. Et elle adressa un sourire à la fidèle esclave qui, accroupie, immobile, entre deux meubles, passait absolument inaperçue.

— Eh bien, laisse-toi faire, je t'en prie, va te reposer.

— Mais, David, ma chambre est pleine de monde, dit Luna avec son gracieux enjouement, je n'ai guère reçu que dix personnes et il y en a quinze au moins dans mon appartement.

— Je vais leur déclarer que la réception d'aujourd'hui est finie ; j'ai à sortir, d'ailleurs, moi aussi, et j'ai pris congé de ces messieurs.

— Ah bien, alors, si Alberte veut rester avec moi une demi-heure ou une heure, je te promets, David, que je vais me coucher, répondit Luna en passant ses bras autour du cou d'Alberte.

David consulta mademoiselle de la Rochefaucon du regard.

— Soyez tranquille, monsieur, je reste, dit-elle.

— Merci, Luna, je pars tranquille, je te retrouverai couchée, n'est-ce pas ?

— Oui, David. Cependant tu sais bien que d'être couchée à cinq heures de l'après-midi me donne des...

David bondit jusqu'à elle et lui plaçant la main sur la bouche.

— Assez ! dit-il, c'est assez d'une fois.

Luna prit ses mains entre les siennes.

— Oh ! que tu as froid aussi, dit-elle.

Et il répondit avec ses grands yeux tristes :

— Tu te fais un jeu de me glacer le sang dans les veines.

— Non, non ! dit-elle, non, je ne veux pas te faire souffrir.

— Alors ! soigne-toi, laisse-toi soigner.

« Et maintenant je vais congédier tes visiteuses. Ta chambre sera libre dans cinq minutes. Rika !

La suivante se leva docilement.

— Suis-moi pour tout préparer.

— Quand reviendras-tu, David ? demanda Luna.

— Je reviendrai souper... peut-être.

Il lui baisa la main, salua madame de Valroux et Alberte et entra, suivi par Rika, dans la chambre de Luna, qui était devenue une vraie ruche bourdonnante.

Il y entra le chapeau à la main et avec cet air sombre qui avait frappé Alberte.

Sans se donner le souci de répondre à toutes les questions dont il fut assailli, il dit d'un ton sérieux :

— Mesdames, ma sœur est encore très faible, elle me charge de vous exprimer tous ses regrets, mais il lui est défendu de recevoir davantage aujourd'hui.

Et, offrant son bras à la vieille dame la plus rapprochée de lui, il marcha vers la porte. Les autres visiteuses le suivirent jusqu'au bas de l'escalier. Là il salua, serra les mains qui se tendaient vers lui et donna ordre de faire avancer les voitures.

— Luna est-elle vraiment plus malade ? lui demanda à demi-voix Carmen, la jeune Espagnole qui était un peu la rivale d'Alberte.

— Non, répondit-il du même ton ; mais elle a eu une syncope, et il lui est recommandé de se reposer. Je vous assure qu'il lui est impossible de recevoir plus longtemps.

— Excepté mademoiselle de la Rochefaucon, murmura Carmen assez haut pour que David l'entendît.

Et, cette flèche lancée, elle rejoignit sa mère qui montait en voiture.

David, pour toute réponse, avait levé les épaules et s'était mis à marcher de long en large dans le vestibule.

Lorsque la dernière voiture eut franchi la grille d'entrée, il fit un signe au domestique qui attendait ses ordres. Celui-ci lui apporta son pardessus, sa canne et son chapeau, et il quitta l'hôtel à pied, se dirigeant vers la place de la Concorde.

Il marchait vite, sans accorder la moindre attention à ce qui se rencontrait sur son passage. Dans la rue Royale, il entra chez un faïencier et se fit montrer quelques corbeilles d'une grâce exquise. Il en choisit une, commanda de la garnir de fleurs et de l'envoyer immédiatement chez lui, à l'adresse de sa sœur.

Cela fait, il gagna les boulevards et les remonta jusqu'à la maison Dorée.

Devant le restaurant fameux, le trottoir était encombré de curieux. Au moment où David se dirigeait vers la porte d'entrée, il se heurta à un jeune homme qui s'écria :

— Enfin vous voilà ! D'où arrivez-vous donc ? Voilà bien trois mois qu'on ne vous a aperçu.

— Retour d'Italie ! mon cher Dragonneau, répondit David en serrant la main qui lui était tendue.

— Bah ! On m'affirmait que vous n'aviez pas quitté Paris.

— Paris est la ville des mensonges. Où allez-vous ? Moi je rentre. Ce mouvement du boulevard m'est odieux.

— Rentrons, répondit monsieur Dragonneau.

Et il suivit David dans une salle isolée où le bruit du dehors n'arrivait que très adouci et où la conversation était possible.

David, tout en donnant ses ordres au garçon qui servait leur table, avait pris dans sa poche un magnifique porte-cigares, et le tendant ouvert à son ami de passage :

— Voulez-vous refaire connaissance avec mes cigares, Dragonneau ? dit-il.

— Les meilleurs du monde ! répondit M. Dragonneau en tirant délicatement de sa gaine de satin un blond londrès.

« Ainsi donc, Louzéma, vous revenez d'Italie. Pourquoi donc, pardonnez-moi cette indiscrétion, pourquoi donc rapportez-vous du pays du soleil un visage aussi ténébreux ?

David fixa sur le questionneur ses yeux étincelants, dont l'expression avait quelque chose de sauvage.

— Pardon ! pardon ! j'ai été indiscret, je le vois, s'écria M. Dragonneau.

— Non, répondit enfin David ; vous êtes un des Français raisonnables que j'ai rencontrés, et, d'ailleurs, à quoi vous servirait de répéter mes confidences ? Dans un mois je puis ne plus exister pour vous et faire qu'un monde nous sépare.

— Vous avez d'autres projets de voyage ?

David ôta son cigare de ses lèvres et appuya son front sur sa main.

— Des projets ! je n'en puis avoir, dit-il. J'attends en ce moment l'arrêt de la destinée. Ne savez-vous pas que je ramène de l'Italie ma sœur mortellement malade ?

— Quoi ! cette admirable jeune fille !...

— Souffre de ses imprudences et aussi des miennes. Elle n'était pas faite pour cette vie à toute vapeur ; elle était trop délicate pour cette existence enfiévrée, toute de plaisirs, sans trêve ni repos. J'aurais dû le comprendre. Mais non. À son propos, il me revient sans cesse à la mémoire comme le plus cuisant des remords, ce vers de votre grand poète :

Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée.

— Mon cher David, vous ne voulez pas dire que mademoiselle votre sœur soit en danger de mort ?

David baissa la tête et répondit :

— Je ne sais pas.

Mais se redressant aussitôt et laissant tomber son poing fermé sur la petite table de marbre, il ajouta les dents serrées :

— Ce que je sais, c'est que je n'aimerai plus personne !

— Excepté mademoiselle de la Rochefaucon, dit Robert Dragonneau en essayant de sourire.

David tourna vers lui son regard, en ce moment froid et tranchant comme une lame d'acier.

— Je me souviens, dit-il, vous êtes le premier à qui j'aie parlé d'elle.

— J'ai assisté à votre première rencontre à Paris, c'était fort piquant. Depuis, les choses ont bien marché, car on annonce votre mariage prochain.

— Vous l'avez entendu dire ?

— Par vingt personnes.

— Et cela s'accepte ?

— Parfaitement. Il est de mode chez nous de beaucoup accorder aux étrangers, et à cette occasion vous en bénéficiez. Allez donc parler de marier une la Rochefaucon à un Français qui n'aurait pas seize quartiers de haute noblesse ! On vous rira au rez. Mais pour vous qui venez du bout du monde, on ne s'inquiète pas de vos parchemins.

— Mes parchemins, les voici ! dit David frappant sur le côté droit de son paletot. J'ai là de quoi acheter bien des titres. Ah ! je me suis lancé dans une affaire difficile. Savez-vous que je ne suis pas habitué à ces hésitations et à ces lenteurs ! Savez-vous que je suis un maître sévère, un vrai ! et que je commande à une armée d'esclaves.

Robert Dragonneau, de plus en plus surpris, regardait avec une sorte d'étonnement admiratif ce petit homme subitement transformé par la passion qui le faisait parler.

— Je vous étonne ? reprit-il de sa voix stridente. Ah ! parbleu je le crois bien. Vous prenez les gens à la mine, vous ! Vous nous voyez imiter vos grimaces et vous vous dites que nous sommes devenus des singes de la même espèce. Mais non, mais non ! Il arrive toujours un moment où nos instincts se réveillent, un moment où cette vie européenne nous semble si fade que nous retournons avec délices à cette autre vie qui vous paraît sauvage, horrible, et que je trouve, moi, superbe, parce que là encore une fois, je suis le maître.

— Je comprends jusqu'à un certain point ce que vous me dites, David, dit M. Dragonneau après avoir aspiré une gorgée de son scherry-kobler ; mais je me demande pourquoi, dédaigneux de la vie civilisée, vous vous imaginez d'épouser une Européenne, une Française, une Parisienne.

— C'est une folie, mon cher, je le sens bien, c'est la plus stupide des folies.

— Enfin, vous la ferez ?

— Oui.

— Est-ce que pour voyage de noces vous conduirez mademoiselle de la Rochefaucon dans vos jungles ?

David mordit ses lèvres rouges.

— Je ne sais pas, répondit-il, il ne me plaît pas de dévoiler tous mes projets. Vous raillez peut-être ; mais croyez bien qu'il ne serait pas mauvais qu'une jeune fille orgueilleuse vît de près l'autorité dont je jouis dans mes domaines. Vous persuadez si aisément aux femmes, en France, que l'homme est fait pour vivre à leurs pieds que nous tremblons toujours, nous autres étrangers, d'épouser une Française.

— Je m'étonne de plus en plus, en ce cas, que vous ayez choisi précisément une des Françaises les plus habituées aux hommages et la moins disposée à se départir des respects auxquels elle a droit.

David hocha sa tête crépue et répondit :

— Il y a des choses qui s'imposent. Je ne m'explique pas à moi-même cette folie qui me fait jouer, à moi David Louzéma, le rôle d'un soupirant timide et transi. Je l'ai faite, il n'y a plus à y revenir.

— Et à quelle époque vous mariez-vous ?

— Je l'ignore absolument. La situation est extrêmement tendue, il faut qu'elle se dénoue prochainement d'une façon ou d'une autre. Comment se dénouera-t-elle ? Il faudrait être un peu devin pour le dire.

« Mais c'est assez parler de ce qui m'intéresse, et d'ailleurs il faut que je vous quitte. Je vais consulter pour ma sœur un médecin anglais que j'ai connu à Calcutta et qu'on disait extrêmement habile. On vient de me donner son adresse. Je me rends chez lui à pied. Une promenade vous tente-t-elle ?

Et David se leva.

— Je ne suis pas libre ce soir, répondit M. Dragonneau. J'ai donné rendez-vous à un de mes amis, je dois l'attendre ici. Mais j'irai vous voir sans tarder et prendre des nouvelles de la santé de mademoiselle votre sœur.

— Venez, vous me trouverez presque à toute heure du jour. Je mène une vie de reclus dont je suis extrêmement las. À Paris il me faut la vie étourdissante, autrement je soupire après mes chasses et mes mineurs.

Sur cette dernière parole il serra la main de son compagnon et s'en alla.

M. Dragonneau, assis tout près de la devanture vitrée, suivit quelque temps du regard ce passant auquel personne ne faisait attention, ce petit homme au teint d'ivoire et aux yeux flamboyants, et, se laissant retomber sur la banquette, il murmura :

— Si mademoiselle de la Rochefaucon était ma sœur, voilà un homme qu'elle n'épouserait jamais.

XV -- Elle aimait trop le bal !

Tout est sens dessus dessous à l'hôtel de Valroux. Des caisses de toutes grandeurs et de toutes couleurs encombrent les paliers. On n'entend que coups de marteau sous les plafonds sonores. Madame de Valroux, à laquelle ces préparatifs portent sur les nerfs, s'est réfugiée dans la chambre de sa sœur afin de mieux bouder son mari, qui n'a consenti à retarder leur départ pour Valroux que de deux jours. Alberte vaque paisiblement à son déménagement personnel et donne de temps en temps un coup d'œil à Agnès et à Maurice, qui ne se possèdent pas de joie et organisent un steeple-chase dans le corridor encombré par les petites caisses à l'usage particulier de la maîtresse de la maison, qui ne s'occupe en aucune façon de ce déménagement détesté.

— Tu n'as pas l'air plus contrarié que cela, dit-elle tout à coup à sa sœur, et je n'en reviens pas, car enfin tu te sépares de ton amie juste au moment où tes visites la charment le plus et lui sont peut-être le plus nécessaires.

— Je suis fâchée, très fâchée de quitter Luna, répondit Alberte ; mais son état est si étrange, il est tellement impossible de prévoir un dénouement quelconque, qu'on tombe avec elle dans l'indéfini.

— Enfin tes visites lui font extrêmement plaisir.

— Oui, mais elles me gênent, parce que M. David est toujours maintenant auprès d'elle.

— Eh bien ! n'est-ce pas son droit ? Vois-tu, Alberte, je te trouve d'une ingratitude effroyable envers lui. Monsieur David demanderait en mariage la plus fière de nos héritières qu'il n'accepterait pas de faire le pied de grue ainsi qu'il le fait en ton honneur.

Alberte ne répondit pas et ce silence fit un singulier plaisir à sa sœur, qui reprit :

— As-tu pris congé de Luna ?

— Oui et non. Médéric m'ayant promis de me conduire chez elle aujourd'hui, si nous en avions le temps, je lui ai dit au revoir.

— Tu sais que si tu comptes sur Médéric, tu comptes sans ton hôte. Il est allé chez son carrossier et chez son arquebusier, il en a pour toute son après-midi. Et ces choses l'intéressent si fort qu'il oubliera parfaitement la promesse qu'il t'a faite.

— Cela me contrarierait. Je ne voudrais pas quitter Paris sans embrasser Luna. Elle ne me paraît pas plus malade, tout le monde la trouve mieux, excepté Rika. As-tu remarqué Rika, Madeleine ?

— Qui appelles-tu ainsi ? Est-ce cette femme aux cheveux crépus qui est toujours tapie dans un coin de l'appartement ?

— C'est elle. Oh Madeleine ! comme elle souffre de voir Luna souffrir. Cela me déchire le cœur de l'entendre me dire avec sa voix gutturale :

« Maîtresse malade, bien malade.

— Elle te parle donc ?

— Elle m'a dit cela en me pressant la main dans ses mains brûlantes de fièvre.

Madame de Valroux éclata de rire.

— Ta manière sentimentale de parler de cette pauvre Indienne est absolument drôle, dit-elle.

— Ris, Madeleine, répondit Alberte gravement, moi, je ne ris jamais devant la souffrance vraie et je ne me moque d'aucun dévouement.

— Franchement, je ne crois pas qu'il y ait parmi les visiteuses de Luna une femme qui ait remarqué cette pauvre Rika, qui ne parle ni ne bouge guère plus qu'un chien de faïence.

— Elle aime, cela me suffit.

— Oh ! toi, tu es pétrie de l'esprit chevaleresque. Mais, pour en revenir à Luna, je t'affirme que si tu comptes sur Médéric, tu n'auras plus le temps d'aller la voir.

— J'en serais désolée, je voudrais l'embrasser une dernière fois, c'est-à-dire prendre congé d'elle.

— Eh bien, arrangeons-nous. Je vais te conduire chez elle, si tu le veux. J'ai une commande à donner à ma modiste, et plus je serai longtemps mieux cela vaudra, cette maison en désordre m'étant odieuse. Je vais faire donner un pourboire aux ouvriers pour qu'ils se hâtent. Il faut qu'à mon retour je n'entende plus ces coups de marteau qui me brisent la tête.

« Dans un quart d'heure je repasse te prendre, sois prête, car nous n'avons pas de temps à perdre.

Alberte répondit en sonnant sa femme de chambre et en lui demandant ses vêtements de sortie. Les préparatifs de madame de Valroux furent plus longs que les siens, et trois heures sonnaient à Saint-Thomas-d'Aquin comme leur voiture passait devant l'église.

— J'ai trop attendu Médéric, dit Alberte, la maison de Luna va être pleine de ses amies étrangères ; il n'y aura pas moyen de lui dire un mot intimement.

— Et toutes ces visiteuses auront fait fuir monsieur David, ajouta madame de Valroux entraînée en quelque sorte malgré elle à révéler le secret motif de ses sympathies et de ses complaisances pour les étrangers.

Ce ne fut pas sans un étonnement mêlé de quelque inquiétude qu'Alberte, en arrivant devant le petit hôtel de l'avenue des Champs-Élysées, remarqua que la cour était vide de voitures. Elle pria sa sœur de l'attendre, traversa la cour, monta précipitamment le perron, et dit au domestique qui répondit à ses coups de sonnette :

— Est-ce que mademoiselle Luna est plus malade aujourd'hui ?

— Mademoiselle est mieux, répondit le domestique, mais elle a eu tant de monde hier qu'elle a donné ordre de ne recevoir aujourd'hui que madame la marquise de Valroux et mademoiselle de la Rochefaucon.

— C'est bien, répondit Alberte.

Elle se détourna, sourit à sa sœur qui la regardait par la portière ouverte et lui fit un signe qu'elle comprit, car la portière se referma, et la voiture s'éloigna. Il avait été convenu entre les deux sœurs que madame de Valroux irait tout d'abord parlementer avec sa modiste, puis reviendrait chercher Alberte et, par la même occasion, prendrait congé de la jeune malade.

Alberte, rassurée par la nouvelle donnée par le domestique, gravit légèrement le bel escalier intérieur, et frappa à la porte de la chambre de Luna. Elle s'entrouvrit sous une main jaune, et la voix de Rika, toute plaintive, demanda en français :

— Qui est là ?

— Alberte de la Rochefaucon.

La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma derrière Alberte.

— Eh bien, Rika, votre maîtresse va mieux ? dit Alberte parlant bas dans cet appartement silencieux et que les stores abaissés rendaient obscur.

Rika lui saisit la main et, la pressant fiévreusement :

— Maîtresse malade, dit-elle, maîtresse chérie bien malade.

Tout à coup la voix de Luna s'éleva.

— À qui parles-tu, Rika ? demandait-elle du fond de son grand lit à ciel, viens plutôt me débarrasser de ces rideaux derrière lesquels j'étouffe.

Alberte et Rika se précipitèrent ensemble vers le lit et entrouvrirent les lourds rideaux de brocart.

Luna jeta un cri de joie.

— Quel bonheur ! soupira-t-elle, Alberte, je pensais à vous. Il me semblait que vous ne m'aviez pas dit adieu dans toutes les règles, et David avait beau assurer qu'il savait de source sûre que vous étiez partie ce matin pour Valroux, je ne voulais pas le croire. Rika ! lève les stores, je n'ai plus sommeil, je veux du jour, beaucoup de jour.

— Ne voulez-vous pas vous lever un peu ? demanda Alberte. Vous vous couchez donc tout habillée maintenant ?

— Oui ; il me prend des froids désagréables. Je me fais habiller, c'est-à-dire que je me coiffe et que je passe un peignoir, et à la première fatigue je me jette sur mon lit. Je me trouve un peu plus faible ces jours-ci, quoique mieux.

Elle se redressa, s'assit sur son séant et ajouta :

— Asseyez-vous ici, Alberte, tout près de moi. Si vous saviez comme j'ai rêvé de vous toute la nuit. J'aurais voulu que vous ne m'eussiez quittée que morte ou guérie.

— Guérie ! guérie ! répéta Alberte vivement. Guérissez-vous vite, Luna, je ne demande pas mieux.

— Ni moi non plus. Ah ! que je paye cher mes folies passées ! Ah ! qu'il est triste de se voir jeter par terre à vingt ans par un misérable refroidissement !

Elle s'interrompit.

— Je vous trouve plus oppressée aujourd'hui, risqua Alberte.

— Un peu : j'ai eu tant de monde hier ! Mais comme on est bon pour moi, n'est-ce pas ? Si vous saviez comme toutes mes amies ont été gentilles ! Elles ont fait ce qu'elles ont pu pour me distraire. Nous avons l'air léger, indifférent dans notre monde, mais nous avons beaucoup de cœur, Alberte, je vous assure.

— Je le sais bien, répondit Alberte en lui serrant la main.

— Alberte ! ôtez donc votre chapeau, vos gants. De les avoir vous donne l'air d'être en visite. Je ne reçois personne aujourd'hui, vous savez, pour deux bonnes raisons. Il y en a une que vous ne connaissez pas, mais que je vous dirai peut-être. Rika ! viens donc prendre le chapeau de mademoiselle de la Rochefaucon.

Rika s'approcha, reçut le chapeau des mains d'Alberte et, se mettant à genoux, posa son front sur la main droite de sa maîtresse, puis, après cette respectueuse caresse, s'en alla sans bruit.

— Rika est tout à fait tragique aujourd'hui, dit Alberte en essayant de sourire.

— Elle est impressionnée, dit Luna en appuyant sa tête sur sa main.

— Pourquoi, Luna ?

— Faut-il vous le dire, Alberte ?

— Est-ce donc un si grand secret ?

— Oh ! oui ; mais il me semble qu'il ne vous attristera pas, vous !

— C'est quelque chose d'attristant ?

— Pour les gens légers ou très heureux. Pour les autres c'est une consolation suprême.

— Luna, vous me parlez par énigmes aujourd'hui.

— Je vais vous donner le mot de celle-ci. Rika est-elle sortie ?

— Oui.

— Très bien. Cette pauvre Rika n'a pu comprendre ce que j'ai fait. Elle jetait, ce matin, des cris si rauques et si sauvages, que j'en étais navrée. Approchez-vous un peu, asseyez-vous... comme cela, passez votre bras sous mon oreiller, cela me soutient et je n'ai pas besoin d'élever la voix.

Laissant tomber sa tête sur l'épaule d'Alberte, Luna reprit :

— Tout le monde, ma chérie, me parle de guérison ; il semble à tout le monde que mes vingt ans sont un motif suffisant pour cela ; mais moi, Alberte, je ne me fais pas illusion. J'ai joué avec ma santé, j'ai commis imprudences sur imprudences, j'en porte la peine et je connais mieux ma maladie que personne. Et, revenue à Paris où je suis plus libre, où j'ai mille manières de faire mes volontés sans que David en soit instruit, j'ai désiré vivement les consolations de la religion. C'est vous, chérie, c'est vous qui m'avez ouvert l'intelligence de ce côté vous savez bien, je vous ai suivie pour vous faire plaisir, j'avais pris à cœur le fameux projet dont je vous dirai un mot plus tard. Eh bien ! quand la maladie m'a jetée à terre, quand il n'y a plus eu de distractions possibles, quand le théâtre, le bal, le concert se sont évanouis, quand la solitude s'est faite autour de moi, j'ai pensé à tout ce que vous m'aviez dit, à tout ce que j'avais entendu. Et je me suis reprise à prier et j'ai dit mon chapelet avec Rika, qui est très fervente.

« Mais ce n'était pas assez et je ne pouvais faire davantage. David, qui partirait demain pour l'Inde, afin d'aller me chercher un diamant oublié, jetait des hurlements de tigre quand je parlais de faire venir un prêtre. Ma tante, n'ayant jamais vu non plus de prêtre qu'au lit de mort des gens qui lui ont été chers, me faisait une opposition aussi violente. J'ai été sur le point de vous faire intervenir ; mais j'ai craint de vous brouiller avec David en vous mettant en contradiction avec lui. C'est pourquoi j'ai pris mes mesures toute seule. Hier j'ai obtenu que ma tante allât au théâtre avec David ; cette pauvre tante s'ennuie à mourir dans une chambre de malade. Le prêtre est venu à dix heures du soir.

Elle s'arrêta un instant pour respirer longuement et reprit non sans effort :

— Il est revenu à cinq heures ce matin et j'ai communié, Alberte, et voilà la vraie raison pour laquelle j'ai défendu ma porte aujourd'hui. Je ne voulais pas entendre des niaiseries ni des bagatelles, je voulais rester dans la paix profonde de mon cœur. Car, je ne puis m'expliquer cela, mon cœur nage dans la paix. Entre hier et aujourd'hui il y a comme un abîme. Je ne crains plus rien, je n'ai plus de ces terreurs folles qui m'empêchaient de rester couchée en plein jour. Mais, aussi, j'ai très bien fait les choses, car je ne vous ai pas encore tout dit.

Alberte écoutait avec une grande émotion les accents de cette voix aimée qui devenait si profonde malgré son affaiblissement, et quand Luna ajouta : Je n'ai pas encore tout dit, elle se sentit frissonner de la tête aux pieds.

— Parlez vite ! parlez vite ! dit-elle, Luna, vous m'effrayez.

— Alberte, vous ne devez pas me gronder, vous ! c'est vous qui m'avez inspiré tant de foi, c'est grâce à vous maintenant que je vis d'espérance et que je me résigne à la volonté de Dieu. Et la meilleure preuve en est que je me suis fait administrer.

— Luna ! s'écria Alberte, votre fièvre devient du délire ; vous délirez, n'est-ce-pas ?

— Non, non ; ne remuez pas ainsi, ma chérie, la moindre secousse me fait mal, et puis parlez bas, car Rika est revenue, et écoutez-moi jusqu'au bout. Cela me fait plaisir de me confier à quelqu'un, et à qui me confierais-je si ce n'est à vous ?

« Ce matin donc, j'ai pensé qu'il ne me serait pas possible de faire revenir ce saint religieux et je me suis dit aussi que j'étais assez malade pour recevoir l'extrême-onction. Attendez donc... ne pleurez pas, Alberte ; assez malade pour recevoir l'extrême-onction, mais pas assez pour mourir. Mais enfin on ne sait pas.

« Le bon père a compris mes inquiétudes, il m'a bien examinée et il a consenti à me donner l'extrême-onction.

« Eh bien, qu'est-ce que cela fait après tout ? me voilà prête pour la guérison et pour la mort. Rika a assisté à ces cérémonies, sans bien se rendre compte de ce qui se faisait. Cependant, si vous la regardez bien, vous verrez qu'elle est encore inquiète, très inquiète. Si je reviens à la santé, Alberte, j'instruirai ma pauvre Rika comme vous m'avez instruite ; je mettrai autre chose que du plaisir et de la coquetterie dans ma vie. Ah ! si vous deveniez ma sœur, comme tout me serait facile ! David et moi nous deviendrions Français de sentiments comme nous le sommes de sympathie. Je crois que je n'ai jamais tant aimé la France que maintenant.

Elle s'interrompit pour tousser.

— Voulez-vous prendre quelque chose, Luna ? demanda Alberte, vous avez une toux étrange ce matin. Prenez une de ces pastilles blanches. En voulez-vous ?

— Non, non ! J'ai sommeil, voilà tout. Cependant, si vous voulez, Alberte, il y a là, sur le guéridon, une ordonnance et tout ce qu'il faut pour préparer la seule tisane que j'aime. Préparez-moi cela, car Rika est sotte et stupide depuis ce matin. Voyez de quel air sombre elle nous écoute. Si je m'endors réellement, laissez-moi dormir, n'est-ce pas, c'est si doux d'oublier. Alberte, embrassez-moi. Il me semble que vous me quittez pour longtemps. Remontez un peu cet édredon, j'ai froid jusque dans la moelle des os.

Alberte fit ce qu'elle désirait, l'embrassa tendrement et, la voyant se laisser tomber toute souriante sur ses oreillers, se dirigea vers le guéridon. En jetant un coup d'œil vers Rika, accroupie dans la ruelle du lit de sa maîtresse que ses yeux flamboyants ne quittaient pas, elle se dit qu'il y aurait de la cruauté à la déranger dans sa contemplation. En conséquence, elle lut l'ordonnance et se mit à fabriquer la tisane préférée de Luna, sans se presser.

De l'endroit où elle était elle apercevait Luna qui semblait plongée dans un sommeil profond.

Tout à coup ses mains s'arrêtèrent tremblantes et laissèrent échapper la cuiller de vermeil qu'elle faisait tourner dans le bol doré. Rika, dressée sur son coussin, levait les deux bras au-dessus de sa tête en jetant un cri de douleur sauvage qui retentit dans toute la maison.

Deux portes s'ouvrirent en même temps devant David et devant madame Lappleton,

— Vous êtes folle de crier comme cela, s'écria la bonne tante, vous allez effrayer cette chère enfant.

— Luna ! s'écria David.

Et il se précipita vers le lit : il arrêta son regard ardent sur le visage de sa sœur qui souriait toujours, la prit dans ses bras et s'écria :

— Morte ! elle est morte !

Un tumulte indescriptible suivit la terrible découverte. Les domestiques, au mépris de toute étiquette, pénétrèrent dans la chambre ; on n'entendit plus que des sanglots au milieu desquels s'élevait de temps en temps le cri sauvage et déchirant de Rika, qui tenait une des mains de sa maîtresse collée à ses lèvres.

L'affreuse nouvelle, portée au télégraphe, fut bientôt connue des voisins et amis.

Un exprès fut dépêché au médecin.

La maison se remplit de femmes sincèrement affligées. David, à la fois désespéré et farouche, se refusait à croire à une mort si douce et si prompte. Le médecin détruisit la lueur d'espoir qu'il voulait conserver. L'accident qu'il avait redouté était arrivé. Un caillot de sang s'était arrêté dans l'artère pulmonaire, Luna était morte suffoquée.

Madame de Valroux arriva à temps pour arracher Alberte de cette chambre où son cœur se brisait de douleur, et où retentissaient les navrantes clameurs de la fidèle Rika.

Elle entraîna sa sœur dans un salon du rez-de-chaussée et l'y laissa pendant qu'elle allait offrir ses consolations personnelles au malheureux David.

Malgré sa physionomie de circonstance, madame de Valroux portait très légèrement l'effroyable événement, et ne perdait de vue aucune de ses petites intrigues.

Profitant de l'anéantissement dans lequel était tombée Alberte, elle fit avec elle, mais sans la faire quitter sa voiture, différentes courses et visites qui avaient pour but principal de rendre son départ impossible pour le soir. Elle se fit déposer entre autres chez madame de Lextreville, où elle ne demeura que le temps d'annoncer la douloureuse nouvelle, et chez laquelle elle fut accueillie avec transport.

— Ce malheur, cet affreux malheur, double la fortune de notre prétendant, s'écria madame de Lextreville, il ne faut plus retarder la demande en mariage.

— Soyez tranquille, madame, tout sera conduit avec sagesse, et, il faut bien le dire, tout nous seconde en ce moment. Alberte a assisté à la première explosion de douleur de M. David et n'est plus occupée qu'à le plaindre. Je tirerai bon parti de cette grande compassion si M. de Valroux me laisse faire.

— M. de Valroux, en cette affaire, m'a toujours représenté la non-intervention, madame. Puisqu'il n'interviendra pas, il n'est pas à craindre.

— Je le crains moins maintenant ; je vous l'avoue franchement, je suis pleine d'espoir. Adieu, adieu ! avant un mois il y aura du nouveau. Alberte ne sera pas mariée, mais engagée, et cela me comble de joie, même au milieu de cet effroyable malheur.

Sur ces paroles, madame de Valroux prit congé et regagna sa voiture, où Alberte pleurait, insensible à tout.

Cette fois la voiture reprit le chemin de l'hôtel, où elle arriva à six heures passées.

M. de Valroux se promenait de long en large dans la cour. Quand la voiture apparut, il rentra et attendit sa femme dans le vestibule et, marchant fiévreusement au-devant d'elle :

— Madeleine ! dit-il avec une colère contenue, vous êtes parvenue à nous faire manquer le train de ce soir. Mais sachez bien que je partirai quand même avec mes enfants et que vous serez demain à Valroux. Voilà comment j'agirai désormais, quand...

Il s'interrompit brusquement. Alberte arrivait, le visage bouleversé et baigné de larmes.

— Qu'est-ce qu'il y a ici ? Que se passe-t-il ?

— Médéric, Luna est morte, sanglota Alberte.

M. de Valroux avait le cœur bon. Il devint tout pâle et courut offrir son bras à sa belle-sœur, qui chancelait sur ses jambes.

— Partez-vous ce soir, Médéric ? demanda madame de Valroux qui montait l'escalier devant eux.

— Alberte, voulez-vous rester quelques jours encore ? demanda M. de Valroux. Aimez-vous mieux quitter Paris ?

— Non ; je voudrais rester jusqu'au dernier adieu.

— Soit. Je vais faire partir seulement les gros bagages. Ils nous attendront à la gare de Valroux.

— Si cependant vous tenez absolument à partir ce soir, Médéric, dit madame de Valroux de son ton impertinent. Il vous en coûte tant de céder aux désirs des autres !

— Pas quand la mort s'en mêle, Madeleine. Ici, sachez-le bien, je ne cède que devant la mort.

« Alberte, rentrez dans votre appartement, votre sœur donnera des ordres pour qu'on vous y serve à dîner. Il vous faut du repos, de la solitude, pour vous remettre de ce coup qui, en vérité, est foudroyant.

Alberte le remercia du regard et regagna sa chambre, pendant que madame de Valroux allait souper en compagnie de ses enfants.

XVI -- La décision

— Ma nièce, je viens d'apprendre votre retour de Valroux. Je m'empresse de venir vous offrir mes hommages et aussi traiter d'affaires fort délicates qu'il vaut mieux traiter verbalement que par écrit.

— Quelles affaires, mon oncle ? demanda la marquise de Valroux en souriant à son oncle Enguerrand qui lui baisait les mains. Si elles regardent Médéric, j'ai le regret de vous dire qu'il n'est pas à Paris.

— Votre mari ne vous a pas accompagnée, Madeleine ?

— Cela vous scandalise un peu, n'est-ce pas, mon oncle, et à bon droit, je vous assure. Mais quand Médéric est à Valroux il faudrait des catastrophes pour l'en tirer. Il a été fort heureux de me trouver en cette occasion. Figurez-vous qu'une de ses tantes qui habite le Rouergue, le Rouergue, il faut répéter ce mot-là, vient montrer Paris à ses filles et m'a priée de les piloter. Médéric a eu des crises de désespoir. Le voilà lancé dans sa villégiature. Il s'habille de coutil de la tête aux pieds, il est hâlé à faire peur, il a Paris en horreur.

« Voyant cela, je me suis dévouée, et me voici pour huit jours à Paris avec Alberte.

— Ah ! Alberte vous accompagne ?

— Oui. Il y a deux jeunes filles, il a bien fallu leur créer un pilote de leur âge.

— Puisque Alberte est à Paris, les affaires dont je viens vous entretenir pourront toujours se traiter, elles la regardent personnellement.

— Ah ! il s'agit d'Alberte ?

— Oui. Elle a vingt et un ans dans huit jours, j'ai là ses comptes de tutelle et aussi deux demandes en mariage qui m'ont été adressées le même jour.

— Deux ! s'écria madame de Valroux avec un étonnement profond, deux à la fois, mon oncle ?

— Oui. La première par ordre de date est signée par monsieur David Louzéma et est annotée d'un très brillant état de fortune qui...

— Je sais, je sais, interrompit madame de Valroux, celle-là ne m'intrigue pas, je connais celle-là sur le bout du doigt ; c'est l'autre. De qui est l'autre, mon oncle ?

— Du comte Roger de Châteaugrand.

Et M. de la Rochefaucon passa à madame de Valroux, qui éclata de rire, deux lettres qu'elle parcourut rapidement.

— Oh ! ceci est de la haute comédie, s'écria-t-elle, tout le monde sait que ce n'est pas d'aujourd'hui que M. de Châteaugrand demande Alberte.

— C'est pour la première fois que je reçois sa demande officielle, dit le duc d'un ton sérieux.

— Ah ! sans doute, il a vu qu'il n'y avait plus rien à nous dire, à nous, M. de Châteaugrand, en vérité, un poitrinaire... un officier.

— Eh ! eh ! ma nièce, comme vous y allez. Voilà un prétendant qui n'a pas évidemment le don de vous plaire. Mais, pour mon compte, je ne puis laisser dire devant moi que Roger de Châteaugrand est un poitrinaire, ni lui reprocher sa qualité d'officier.

— Vous consentiriez, vous, mon oncle, à laisser une femme de notre sang courir de garnison en garnison, mêlée à toute cette plèbe qui envahit l'armée ?

— Ma nièce, l'armée reste sacrée pour tout bon Français, et porter l'épée au nom de la France sera toujours un honneur, à moins que Dieu dans sa colère ne nous donne des gouvernements assez ineptes et assez lâches pour employer cette épée de la France à des tâches déshonorantes.

— Tout ce que vous voudrez, mon oncle, je ne veux pas qu'Alberte mène une vie errante, je préfère David Louzéma à Roger de Châteaugrand.

— Vous avez votre avis, ma nièce, moi le mien, cela importe peu à la question. Si nous demandions tout d'abord celui d'Alberte ?

Madame de Valroux se leva.

— Si vous le permettez, mon oncle, dit-elle, je vais voir si elle est dans son appartement.

— Allez, Madeleine, dans une affaire de cette gravité, il ne faut rien précipiter.

Madame de Valroux inclina la tête en signe d'assentiment, roula près de son oncle une petite table couverte de brochures et de journaux, et monta dans la chambre d'Alberte.

Elle la trouva assise à son petit bureau de marqueterie, une lettre dépliée entre les mains.

— Alberte, dit-elle, es-tu d'humeur à recevoir le duc de la Rochefaucon qui, ayant appris notre arrivée à Paris, s'empresse de venir parler tutelle et mariage ?

— Me demande-t-il, Madeleine ?

— Oui. Cependant, si tu ne veux pas descendre, j'inventerai un prétexte. De qui est cette lettre ?

— De ma tante de Châteaugrand.

— À quel propos se renoue votre correspondance ?

— À propos de la mort de Luna. Ma tante est si pleine de cœur qu'elle n'a pas voulu être la dernière à compatir à mon chagrin.

— C'était extrêmement politique.

— Madeleine !

— Eh ! sans doute. Je ne partage pas ta manière de voir sur les Châteaugrand, et je ne crois pas au désintéressement de ces condoléances. J'y crois d'autant moins que la comtesse de Châteaugrand adresse aujourd'hui même une demande en mariage à ton tuteur.

Alberte devint pâle de saisissement.

— Je comprends qu'ils soient lassés d'attendre, murmura-t-elle, et en définitive je serai majeure dans huit jours.

— Par conséquent libre d'échapper aux conseils de votre oncle, porteur d'une seconde demande en mariage, signée David Louzéma.

— Madeleine, tu as inspiré celle-là, s'écria Alberte.

— Eh certainement ! Que veux-tu que je dise à ce pauvre David dont le désespoir ne fait que s'accroître ?

— Est-il toujours à Rome ?

— Oui. C'est de Rome qu'il a écrit. Il recueille tous les souvenirs que Luna a laissés dans cet appartement qu'elle avait voulu conserver. Il ne reviendra qu'après ta réponse. Si elle est défavorable, il ne reviendra pas du tout.

— Sa douleur est toujours aussi vive ?

— Oui. Il mène à Rome une vie de reclus, la vie que nous menons à Valroux, où il nous croit encore. Le courrier d'aujourd'hui va m'apporter une lettre sans doute. Je ne changerai rien à mon adresse, puisque Médéric ne me donne qu'une semaine de congé, et c'est de Valroux que j'espère bien lui écrire le oui définitif.

Alberte pressa son front dans ses deux mains.

— Oh ! quelle alternative ! s'écria-t-elle. Je sais que ma réponse brisera l'un ou l'autre de ces cœurs, et j'en suis à l'avance horriblement malheureuse.

— Monsieur de Châteaugrand aura pour consolation sa mère qu'il idolâtre, et, à ce propos, je n'aimerais pas à épouser un homme doté d'une pareille mère. David Louzéma n'a plus personne, et tu l'arraches aux plus dangereuses tentations.

— C'est étrange, mais il me semble que Roger surtout souffrira, murmura Alberte.

— Comment peux-tu le penser, Alberte ? Monsieur de Châteaugrand est fort tranquillement à Mantes avec la mère qui lui est si chère, tandis que ce pauvre David, enfermé dans son appartement de Rome où sa sœur est tombée malade pour la première fois, se nourrit de ses larmes et de ses regrets.

— Oh ! je le plains de tout mon cœur, de tout mon cœur, Madeleine.

— Il ne s'agit pas de le plaindre, il s'agit de le consoler. Avec tes tendances romanesques, je m'étonne de ne pas te voir préférer sur-le-champ cet affligé à ce Roger de Châteaugrand qui t'aime si peu qu'il ne peut se résoudre à quitter l'armée.

— Je ne le lui ai jamais formellement demandé, dit Alberte.

— Formellement est exquis. Est-ce que ces choses ne se devinent pas à demi-mot ?

« Moi, d'abord, je ne lui ai pas caché la répugnance que j'éprouverais à te voir courir de garnison en garnison. S'il t'avait aimée comme David t'aime, il y a longtemps qu'il aurait adressé sa démission.

— Sa démission ! C'est peut-être là la pierre de touche, en effet, murmura Alberte en se levant. Je vais savoir ce que pense là-dessus mon oncle de la Rochefaucon.

— Tu sais qu'il est naturellement hostile à David Louzéma, dit madame de Valroux en lui barrant le passage ; tu sais aussi qu'en sa qualité de chef de famille, il n'aimerait pas à se voir distancé pour la fortune, et que le million de rente de David Louzéma pourrait lui inspirer un certain dépit, qui serait tout naturel.

— Je sais, je sais qu'il a le souci de l'honneur de notre famille et de la destinée qui nous attend, répondit Alberte, et, au moment de contracter un pareil engagement, surtout avec un étranger, je dois prendre son avis.

— Allons, dit madame de Valroux en pivotant sur elle-même, tu me permets de t'accompagner, n'est-ce pas ? Il faut bien que j'aille défendre les intérêts de mon pauvre désespéré.

Et elle précéda Alberte dans le petit salon où se trouvait le duc de la Rochefaucon.

Le duc écouta en souriant les remerciements que balbutia Alberte sur sa grande obligeance à s'occuper de ses affaires de toute nature ; puis il entra dans le vif des questions.

Il commenta deux ou trois papiers couverts de chiffres, et prit rendez-vous avec monsieur de Valroux pour le dernier règlement de tutelle, ensuite arriva la question brûlante : celle des demandes en mariage.

Il lut lentement à voix haute les deux lettres : celle de David Louzéma, datée de Rome ; celle de Roger de Châteaugrand, datée de Nantes ; après quoi, prenant un porte-crayon dans son portefeuille, il dit :

— Maintenant, ma nièce, veuillez me dicter mes réponses, je ne suis plus que votre secrétaire en choses si délicates et qui touchent de si près au bonheur de la vie entière.

— Mon oncle, vous voudrez bien d'abord me donner votre opinion.

— Mon opinion, vous la connaissez, Alberte ; j'appuie, de toute la force de l'influence que je puis avoir sur vous, la demande de Roger de Châteaugrand.

— Et moi, celle de M. David Louzéma, riposta madame de Valroux.

— Tout en me conseillant d'épouser M. de Châteaugrand, mon oncle, me désapprouveriez-vous d'épouser M. Louzéma ?

— Je m'y opposerais si j'avais encore qualité pour cela, oui.

— Comme moi je m'opposerais à ton mariage avec M. de Châteaugrand, s'écria madame de Valroux combattant pied à pied pour son partenaire.

— Vous le comprenez, mon oncle, mon embarras est extrême, dit Alberte, je ne sais comment sortir d'une indécision qu'entretiennent comme à plaisir les divers membres de ma parenté.

— Alberte, je ne veux pas violer la liberté de votre choix, mais je croyais qu'une affection déjà ancienne vous unissait à Roger de Châteaugrand.

— En effet, mon oncle.

— Madame de Châteaugrand a de tout temps jeté son dévolu sur Alberte pour en faire sa bru, ajouta madame de Valroux.

— Et je regardais comme un bonheur de le devenir, murmura Alberte.

— Alors qui vous empêche d'accepter ce cœur loyal et fidèle ?

— Je n'ai jamais eu qu'un reproche à adresser à Roger, s'écria Alberte : sa carrière.

Le duc de la Rochefaucon fronça les sourcils et hochant douloureusement la tête :

— En sommes-nous arrivés là, dit-il, qu'une la Rochefaucon ne veuille pas d'un mari qui porte l'épée de la France !

— Mon oncle, permettez que nous envisagions cette question sous sa véritable face, s'écria madame de Valroux, l'ensemble est beau, mais les détails sont affreux. Rien de plus fatigant, de plus insipide que la vie nomade, la vie de garnison. Rien de plus douloureux en temps de guerre, rien de plus pénible en temps de paix, que les relations obligées avec des femmes horriblement vulgaires parfois.

« Je suis tout à fait de l'avis d'Alberte, on n'épouse plus un lieutenant.

— Roger de Châteaugrand est du bois dont on fait les généraux, ma nièce.

— Et en attendant, la vie d'Alberte se passerait à attendre. L'ambition, cette ambition-là du moins, n'est plus de mode parmi nous. Elle s'en va, mon oncle, je vous assure qu'elle s'en va.

— Avec beaucoup d'autres choses, hélas !... Mais revenons à notre grande affaire. Alberte, veuillez me dicter les réponses que je dois faire à ces deux lettres. Et tout d'abord, votre choix est-il fait ?

— Pas encore, mon oncle, pas encore.

— Que faut-il répondre à la comtesse de Châteaugrand ?

Alberte demeura un instant silencieuse, rougissant et pâlissant tour à tour.

Madame de Valroux la regardait avec une inquiétude grandissante. Allait-elle d'un mot détruire l'échafaudage si laborieusement, si patiemment élevé ?

— Mon oncle, dit enfin Alberte, veuillez écrire à ma tante de Châteaugrand ce que je lui ai souvent insinué dans mes lettres : ma répugnance pour la vie militaire ne fait que s'accroître. Je n'épouserai pas un officier.

Madame de Valroux battit discrètement des mains. Alberte était tombée dans le panneau.

— Votre résolution est-elle irrévocable ? demanda M. de la Rochefaucon en faisant allonger la mine de plomb dans son crayon d'or.

— Oui, mon oncle.

— Donc, j'écrirai.

Et le duc se mit à écrire que le premier présent que Roger de Châteaugrand devrait laisser tomber dans la corbeille de noces serait sa démission de lieutenant de dragons.

— Oui, mon oncle.

— Et que sans cette condition majeure, sa demande ne sera pas agréée.

— Oui, répondit plus faiblement Alberte.

— Très bien. À l'autre maintenant. Que dois-je répondre à M. David Louzéma ? J'insiste plus particulièrement.

Et le duc prit l'autre lettre et se disposa à écrire sur le verso.

— Alberte ! vas-tu hésiter encore ? s'écria madame de Valroux ; dans l'état affreux où se trouve ce pauvre David, auras-tu le courage de remettre encore ta réponse ?

— Mais, Madeleine, il m'est impossible de faire autrement. D'abord, il faut que j'attende la réponse de la comtesse de Châteaugrand, ensuite il faut précisément laisser à la grande douleur de M. David, que je partage vivement, tu le sais bien, le temps de s'adoucir un peu.

— Cette dernière raison même doit te porter à lui donner autre chose qu'une espérance vague dont on l'a tant de fois leurré.

— D'après les termes de la lettre de ce jeune homme, on dirait en effet qu'il vient parler à coup sûr, remarqua le duc.

— Il y a si longtemps que nous le voyons intimement, mon oncle, répondit madame de Valroux, nous aimions tant sa sœur ! Et puis jugez, un million de rente ! l'inaccessible en fait de fortune.

— Ce parti, en effet, se recommande par la fortune, mais il serait bon de savoir comment il se recommande par ailleurs.

— Mais nous connaissons M. Louzéma, mon oncle, mais nous le connaissons à fond ! Ce qui m'étonne, c'est l'hésitation d'Alberte.

— Et la mienne vous étonne-t-elle aussi, Madeleine ? En ma qualité de tuteur, j'ai bien un peu voix au chapitre, et je n'ai pas encore accepté ce visage étranger.

— Enfin, que veux-tu répondre à M. David, dit madame de Valroux excessivement contrariée du ton avec lequel son oncle avait prononcé ces paroles, il faut bien lui répondre quelque chose à ce pauvre garçon, qui vit à Rome dans le deuil et dans les larmes.

— Mon oncle, c'est bien le 16 de ce mois que je deviens majeure ? dit Alberte.

— Oui, ce jour-là même, je rends mes comptes de tutelle.

— Eh bien ! le lendemain 17, je prendrai une suprême décision. Veuillez donc écrire à M. Louzéma que des circonstances particulières m'empêchent de répondre définitivement aujourd'hui, mais que le 17, il recevra une réponse définitive.

— Et, comme je l'espère, elle sera favorable, répondit madame de Valroux, je me réserve le plaisir de la lui télégraphier.

— Je répondrai en ce sens à vos deux prétendus, dit le duc de la Rochefaucon en se levant, et, prenant la main d'Alberte entre les siennes, il ajouta :

— Je vais de ce pas à Saint-Denis, je vous recommanderai aux prières de Marie-Antoinette.

Alberte le remercia avec émotion et alla le reconduire jusqu'à la porte du salon. Elle revint lentement, la tête basse, vers sa sœur, et comme celle-ci, pour faire diversion, lui demandait si elle l'accompagnerait au Bois où elle allait conduire ses enfants :

— Non, répondit-elle, je ne leur donnerai pas le spectacle de mon changement d'humeur.

— Comment ! ton humeur est changée ?

— Oui, Madeleine, je me sens triste, encore plus triste que d'habitude, car il me semble que je viens de commettre une lâcheté.

XVII -- Victoire !

— Madame, madame, où allez-vous ?

« Votre nom, s'il vous plaît...

Et le concierge de l'hôtel de la Rochefaucon s'élança de sa loge sur les traces de la baronne de Lextreville qui traversait la cour d'un pas délibéré.

— Madame la marquise de Valroux n'est-elle plus à Paris ? demanda-t-elle en détournant dédaigneusement la tête.

— Madame la marquise ne fait que passer, madame, et ne reçoit pas aujourd'hui.

— Excepté les personnes auxquelles elle a écrit de venir la trouver, je suppose, répondit la petite baronne.

Et haussant les épaules, elle continua son chemin et, au grand ébahissement du concierge qui avait évidemment reçu des ordres contraires, elle fut introduite dans l'hôtel et conduite à l'appartement de madame de Valroux, dans la chambre même où elle faisait étaler diverses toilettes entre lesquelles elle hésitait encore.

— Ah ! c'est vous, madame, dit-elle en riant ; vous ai-je assez intriguée par mon billet énigmatique de ce matin ?

— Franchement, madame la marquise, je vous trouve d'une malice...

« Comment, à propos d'une chose si palpitante d'intérêt, avez-vous pu m'écrire :

« Il n'y a plus rien à espérer ni rien à craindre. Venez savoir tantôt le résultat, je ne sors qu'à trois heures. »

Madame de Valroux se mit à rire de plus belle et conduisit madame de Lextreville vers un canapé placé près d'une fenêtre.

— Venez, que je vous raconte cela, dit-elle. Je n'ai pu me refuser le plaisir de vous le narrer de vive voix et c'est pourquoi je vous ai écrit ce billet énigmatique. Devinez comment se sont résolues les choses.

— Je n'ose pas espérer le succès, et cependant votre physionomie triomphante proclame que c'est monsieur David qui l'a emporté.

— Eh bien, oui, eh bien, oui. Je suis moi-même abasourdie de tant de succès.

— Quoi ! vraiment elle s'est décidée pour l'étranger ? Oh ! dites-le-moi bien vite, madame, dites-le-moi bien vite.

— Si vous le voulez bien, nous procéderons par ordre, dit madame de Valroux qui se complaisait dans sa nouvelle. Vous ai-je parlé de la visite de notre oncle, le duc de la Rochefaucon ?

— Non, mais elle était prévue, puisque vous lui aviez fait adresser la demande en mariage.

— Malheureusement, par une très fâcheuse coïncidence, madame de Châteaugrand adressait aussi celle de son fils.

— En effet, singulier hasard !

— Si singulier que si monsieur de Valroux n'avait été à Valroux, je l'aurais accusé d'avoir éventé nos projets, ce dont il est cependant très incapable.

— Pardon ; mais je croyais que monsieur de Valroux était l'allié naturel de monsieur de Châteaugrand.

« Vous ne lui confiez rien de vos plans personnels ?

— Je suis ordinairement d'une prudence excessive. Néanmoins, vous comprenez que je ne puis entretenir une correspondance avec un jeune homme sans que monsieur de Valroux en soit instruit ; il décachetait toutes les lettres de monsieur David, et il a lu celle dans laquelle il me remerciait chaleureusement de mon conseil et m'avertissait qu'il venait de le mettre à exécution. Voici donc mon oncle, en adversaire, bien entendu, qui soumet à Alberte les deux lettres et qui lui demande de quelle manière il doit y répondre. J'étais sur des charbons ardents. Je savais bien que ma sœur était sous l'impression de sa grande douleur et que monsieur David, en sa qualité de frère de cette pauvre charmante Luna, lui apparaissait sous un jour des plus sympathiques. Mais de là à répondre oui, il y avait un abîme.

— L'a-t-elle franchi ?

— À peu près, en exigeant la démission de Roger de Châteaugrand.

— Et il ne l'a pas donnée ?

— Lui ! Il a répondu à mon oncle de la Rochefaucon une lettre héroïque de quatre pages, qui a fait beaucoup pleurer Alberte. Moi, je lui ai prouvé par A plus B, comme dit mon cousin le mathématicien, qu'elle ne venait qu'en seconde ligne dans les affections de M. de Châteaugrand et qu'elle avait dans l'épaulette une rivale souveraine.

— Alors... Madame, finissez vite, je vous prie.

— Alors elle s'est un peu laissé endoctriner et elle a dit que tout était fini entre Roger et elle. Profitant de cela, j'ai pris la cause de David en main, je l'ai montré sauvage, désolé, n'attendant plus de bonheur que par elle. Il m'a écrit, -- vous comprenez qu'il est tenu au courant, -- la chanoinesse s'en est mêlée, le million l'éblouit quelque peu, et, ce soir, Alberte va déclarer ses intentions au duc de la Rochefaucon, qui résiste encore, on ne sait vraiment pas pourquoi, absolument pour la forme sans doute.

« C'est la chanoinesse qui a arrangé ce petit thé de famille ; ce soir, après dîner, nous allons chez elle, Alberte se déclare, nous emportons le consentement de mon oncle et nous allons finir la soirée à l'Opéra, où les cousines de M. de Valroux veulent absolument mettre le pied avant de quitter Paris. Demain nous repartons pour Valroux, où je convoquerai M. David par dépêche, et il ne restera plus qu'une chose à faire : fixer le jour de la cérémonie.

Madame de Lextreville laissa tomber ses deux bras par un geste expressif.

— Les bras m'en tombent, dit-elle. Comment avez-vous pu avancer si vite cette affaire si difficile ?

— En mettant de mon mieux à profit cet affreux événement si douloureux en lui-même. À quelque chose malheur est bon, vous savez. S'il faut vous dire toute ma pensée, je crois que monsieur David est plus consolé qu'il ne le dit, et qu'il s'ennuie parfaitement à Rome.

« Mais en lisant ses lettres à Alberte j'ajoutais de mon cru, et il fallait la voir pâlir et pleurer ! Ce que j'aurai mis du mien en cette affaire n'est pas croyable.

« Le mariage de cette pauvre Alberte ne sera pas un mariage d'intérêt, elle méprise l'argent ; ni un mariage de convenance, il n'y en a pas ; ni un mariage d'inclination, elle n'aime pas David pour lui-même : ce sera un mariage de... comment dirais-je, de commisération. »

Et madame de Valroux se mit à rire follement.

Madame de Lextreville se contentait de sourire, mais il y avait dans son sourire une terrible expression de méchanceté satisfaite.

— C'est dans tous les cas un beau mariage, reprit-elle la première, et dans quelques jours votre sœur vous saura gré de l'avoir faite si résolue contre les prétentions de M. de Châteaugrand.

— C'est là mon espoir. Et j'ai aussi celui de l'attirer à acheter une terre immense qui touche à Valroux et dont le prix effraye tout le monde. En ce château, il leur faudra donner des fêtes, à moins de se condamner à mourir d'ennui, et, en définitive, elle pourra en donner de fort belles. Je ne comprends la villégiature qu'avec un attirail de plaisirs : bals, chasses, comédies. Il y a une salle de comédie en ce château princier. Je tâcherai de le faire mettre dans sa corbeille. Je lui en ai déjà lâché un mot, et quelque désintéressée qu'elle soit, elle n'est pas insensible à la pensée de reprendre le grand train de maison qui était celui de sa famille.

— Enfin la chose est faite, dit madame de Lextreville en se levant, et j'en suis enchantée. J'aime à savoir cet insolent comte de Châteaugrand très malheureux.

— Eh bien, pas moi. Depuis que j'ai obtenu ce succès inespéré, je lui donne parfois un souvenir attendri à ce pauvre Roger. Ah ! c'est que celui-là l'aime comme peu de femmes peuvent se vanter d'être aimées.

— Madame, s'il en était ainsi, il n'aurait pas reculé devant une démission.

— Cela, je ne le comprends pas, je ne l'explique pas ; je ne le comprendrai ni ne l'expliquerai jamais.

« Vous me quittez ?... Eh bien, je vous dis adieu jusqu'au jour suprême.

« Nous repartons demain pour Valroux. J'y trouverai les lettres du fiancé sans le savoir, qui ne peut se douter que j'ai quitté Valroux. Adieu, adieu.

Madame de Valroux, pour reconduire madame de Lextreville, s'était avancée de quelques pas dans le large corridor, et apercevant, par une fenêtre, une voiture qui entrait dans la cour, elle ajouta :

— Voici votre voiture qui vient vous chercher, sans doute.

— Je suis venue à pied, madame.

— Je ne savais pas : en effet, ce n'est qu'un fiacre. C'est un monsieur qui en descend, une valise à la main.

« Qui cela peut-il être ?

« Ah ! mais c'est monsieur de Valroux lui-même. Quelle aventure ! Décidément, mon mari est le plus original des hommes ! Il refuse de venir à Paris quand nous l'en supplions tous, et il arrive quand il n'en est pas prié.

Madame de Lextreville s'approcha d'elle.

— Sa présence ne sera-t-elle pas d'un mauvais effet pour la déclaration de ce soir ? demandat-elle tout bas.

— Non, non, non. Il sait parfaitement le changement de front d'Alberte. Il n'a pas dit un mot de protestation. Soyez bien tranquille et fiez-vous-en à moi pour écarter les obstacles qui se présenteront.

Et là-dessus, elle tendit la main à madame de Lextreville, qui descendit l'escalier par une rampe, tandis que monsieur de Valroux le montait par l'autre.

— Médéric, c'est bien vous en cet élégant équipage !... s'écria madame de Valroux qui l'attendait appuyée sur la rampe. Eh quoi ! vous n'avez pas eu la patience de nous attendre trois jours ?...

— Ma chère, ce n'est point la patience qui m'a manqué, répondit monsieur de Valroux, qui, après l'avoir embrassée, la suivit dans son appartement ; mais quand vous n'avez plus été là avec vos contradictions perpétuelles, j'ai réfléchi froidement à ce que j'avais fait, et j'ai craint, mais, là, très sérieusement craint, que madame de Valroux ne se fâchât de mon sans-gêne.

— Vous êtes mille fois trop bon. Votre tante et vos cousines s'amusent fort bien sans vous.

— Elles ne vous ont fait aucune réflexion désagréable à mon propos ?

— Elles ne m'ont pas parlé de vous. Je vous assure que ce sont des personnes du caractère le plus indépendant et le plus paisible. Elles sont sorties toute la journée, et pourvu qu'Alberte et moi les pilotions le soir, elles n'en demandent pas davantage.

— À propos d'Alberte, je vous apporte tout un courrier d'Italie.

« Eh bien, qu'a produit le thé de madame de Bonlieu ? Le duc de la Rochefaucon s'est-il rendu ?

— Ce soir nous le saurons ; nous n'allons chez madame de Bonlieu que ce soir.

« Serez-vous des nôtres, puisque vous voilà ?

— À moins que vous ne craigniez que ma présence ne jette un froid sur vos enthousiasmes.

— Oh ! soyez parfaitement tranquille, je ne crains plus rien. Vous savez que quand Alberte veut une chose, elle la veut bien, et puisqu'elle a choisi David Louzéma, rien ne l'en fera démordre.

— Il est choisi... tout à fait ?

— Il est accepté ; demain matin je lui télégraphie le consentement d'Alberte. Nous n'attendons celui du duc de la Rochefaucon que pour la forme. Pourquoi voulez-vous qu'il s'oppose au mariage de ma sœur ? Nous n'avons qu'à lui rappeler sa Marie-Antoinette carmélite. Quelle horreur !

— Je croyais que votre oncle tenait bon pour Roger de Châteaugrand.

— Peut-être ; mais mon oncle est trop talon rouge pour ne pas en vouloir à Roger de Châteaugrand de sa grossièreté.

— Sa grossièreté ! lui ?

— N'est-ce pas grossier de répondre à une femme qui ne lui demande pour l'épouser qu'une pauvre petite démission, de lui répondre, le poing sur la hanche, qu'il ne la donnera pas ?

— Comment ! le poing sur la hanche ? Vous avez donc vu Roger ? Il est donc venu s'expliquer ?

— Je parle au figuré, Médéric ; Dieu merci, nous ne l'avons pas vu, car Alberte a été si entichée de ce Châteaugrand, qu'elle aurait bien pu retomber dans ses idées noires.

— Alors, c'est bien fini pour lui ?

— Absolument ; et si vous êtes venu de Valroux espérant enrayer l'affaire, vous en serez pour votre peine, je vous en avertis.

— Moi ! dit nonchalamment M. de Valroux, je ne puis qu'applaudir à votre habileté diplomatique. Si ce mariage ne fait pas le bonheur d'Alberte, il fait, dans tous les cas, honneur à votre habileté et à votre persévérance. Maintenant, ma chère, permettez-moi d'aller me rendre présentable, je sors d'un wagon plein de poussière. Faites prendre parmi mes bagages une petite caisse blanche à votre adresse. Elle est pleine de fleurs et même de papillons. C'est le souvenir de vos enfants. Ils ont passé toute la journée hier à former cette double cueillette.

— Ah ! qu'il me tarde de les voir ! soupira madame de Valroux.

— Je le comprends à la peine que j'ai eue à les quitter. Vous savez que Maurice devient très sage et que ma sœur le gouverne fort bien.

— Votre sœur est à Valroux ?

— Oui, depuis votre départ. Elle s'est affranchie de ses plus pressantes affaires pour venir vous remplacer pendant ces huit jours.

— Je sais que les enfants sont très bien avec elle. Cependant il me tarde beaucoup de retourner auprès d'eux. Resterez-vous à Paris après moi, Médéric ?

— Je n'en sens pas la nécessité.

— C'est que, moi, je partirai après-demain. Les fiançailles d'Alberte pourront avoir lieu à Valroux.

— Je n'y vois pas d'inconvénient.

« Alors, nous repartons après-demain.

— Franchement, cela ne valait pas la peine de vous déranger.

— C'est-à-dire que j'aurais dû me déranger avant. Enfin, je vais être si aimable pendant ces deux jours, que ma tante me pardonnera.

— Je crois vraiment que vous tenez à vous rendre nécessaire, Médéric, dit madame de Valroux avec un sourire ironique. Cependant, je vous le répète, nous nous sommes très bien passées de vous.

— Je m'en suis aperçu, grommela monsieur de Valroux.

Et, reprenant la petite valise qu'il avait déposée sur le tapis pendant ce dialogue, il s'en alla vers son appartement avec la physionomie la plus ennuyée du monde.

XVIII -- La dernière escarmouche

Il était bien confortable le salon de réception de la chanoinesse de Bonlieu, surtout quand des mains exercées se chargeaient de l'éclairer, non pas avec ces luminaires modernes aux clartés brutales et aveuglantes, mais à l'aide de ces belles lampes dont la lumière caressante et discrète embellit comme à plaisir choses et gens.

Aussi, la chanoinesse sourit-elle de contentement en faisant son entrée dans cet appartement qui était jadis un des beaux petits salons du vaste hôtel, et qui avait été décoré avec une élégance toute particulière.

Madame de Bonlieu examine si la lumière est bien ménagée, si les fleurs sont agréablement placées. Elle veut, ce soir-là, que son salon resplendisse. Sous ses hauts lambris, une destinée va se fixer. Cette simple réunion de famille est d'une extrême importance et peut être grosse d'orages.

Madame de Valroux a si bien manœuvré, que la chanoinesse sait qu'Alberte est très résolue à briser les dernières résistances du duc de la Rochefaucon, et, en bonne parente, légèrement éblouie par la fortune du prétendant, elle s'est promis de l'appuyer et elle a vaillamment guerroyé à l'occasion contre son cousin Enguerrand, qui continue de débattre les si et les mais.

De plus, elle a été énormément flattée de ce que madame de Valroux ait choisi son salon pour livrer cette dernière escarmouche. Aussi met-elle une certaine coquetterie à l'embellir et à le parer.

Elle reconnaît, non sans plaisir, que ses ordres ont été fidèlement exécutés et qu'on a tiré parti de tout.

Ce beau portrait d'ancêtre est admirablement éclairé !

Cette jardinière chargée de fleurs est d'un excellent effet dans cette encoignure !

Ces sièges sont élégamment disposés pour la causerie, et sont placés selon les règles de la plus scrupuleuse hiérarchie.

Vis-à-vis du grand fauteuil Louis XIII de la chanoinesse, se trouve un beau fauteuil Louis XV, destiné au duc de la Rochefaucon ; auprès, ce pouf de satin sera la sellette de l'accusée ; puis, au milieu, un joli fauteuil de fantaisie attend la marquise de Valroux, qui sera tout près du fauteuil Louis XIII et qui pourra en recevoir les inspirations.

Sa revue terminée, la chanoinesse prit sa place et, tout en relevant de temps en temps les yeux sur la pendule, elle se plongea en de profondes réflexions.

Bien qu'elle eût passé avec armes et bagages dans le camp de madame de Valroux, ce n'était pas sans une amertume secrète qu'elle voyait se conclure le mariage d'une de ses parentes avec un étranger. Un peu curieuse de sa nature, elle s'était fait renseigner sur David Louzéma ; elle avait poussé les recherches jusque par-dessus le mur de la vie privée, au-delà duquel tant d'hommes se mettent à l'abri des investigations intéressées, et ce qu'elle avait découvert avait légèrement refroidi son zèle ; mais la mort de Luna était survenue, madame de Valroux avait jeté dans la balance le million de rente, elle en avait fait un argument tellement irrésistible que la chanoinesse avait fermé les yeux et avait prononcé la sentence d'absolution par la grâce de ce lieu commun :

— Il est comme les autres.

Cependant, ce soir-là même, en attendant ses nièces, il lui revenait à la mémoire certaines confidences désagréables qui lui faisaient maudire sa propre curiosité.

— Ma nièce Madeleine a montré en cette occasion plus de sagesse que moi, murmura-t-elle tout à coup, elle l'a pris comme il était ; et, d'ailleurs, elle affirme qu'Alberte l'a converti. Le sort en est jeté, ce n'est pas en ce moment décisif qu'il faut s'amuser aux bagatelles rétrospectives.

En ce moment même, et comme pour faire trêve à ces souvenirs désagréables, le valet de chambre annonça :

— Monsieur le duc de la Rochefaucon !

La chanoinesse se leva, toute souriante, pour recevoir son cousin, et lui montra du geste le fauteuil placé en face d'elle.

— Vous me pardonnerez de précéder de quelques minutes l'heure du rendez-vous, ma cousine, dit le duc.

— Comment donc, Enguerrand ! mais je comptais que vous arriveriez le premier. Il est reconnu d'ailleurs qu'il n'y a pas au monde une femme plus inexacte que la marquise de Valroux.

— Ce soir je ne m'en plaindrai pas, car il me semble utile d'approfondir un peu cette question du mariage d'une fille de notre maison avec cet étranger.

— Approfondissons, Enguerrand, je ne demande pas mieux.

Le duc de la Rochefaucon s'assit et, fixant sur son interlocutrice un regard sérieux, presque sévère, il dit :

— Caroline, en vous mêlant si activement de cette affaire, en avez-vous bien calculé les conséquences ?

— Mais, Enguerrand, je ne m'en suis pas mêlée, répondit-elle vivement avec une nuance d'embarras. Croyez bien que je n'entends assumer aucune responsabilité. Elle revient tout entière à la marquise de Valroux, qui, je me hâte de le dire, n'a certainement en vue que le bien de sa sœur. Alberte elle-même est d'un caractère assez décidé pour ne pas se laisser marier malgré elle.

— Une jeune fille se laisse si facilement influencer, même en cette chose si grave ! Personne n'ignore que ce projet de mariage est éclos dans la cervelle de madame de Valroux.

— Qu'importe ? je ne crois pas à l'influence de cette étourdie de Madeleine sur sa sœur.

— Cependant, il est avéré qu'Alberte était à peu près liée d'honneur à Roger de Châteaugrand, quand apparut sur l'horizon parisien cet étranger dont s'est engouée la marquise de Valroux.

— La marquise de Valroux est de son siècle, Enguerrand ; c'est une femme élégante à laquelle il faut tant d'argent qu'elle est toujours fort gênée. Cela explique comment elle a pour la fortune un véritable culte.

— Je le sais ; mais je sais aussi que sa sœur a de plus nobles sentiments.

— Elles ne se ressemblent pas du tout, c'est certain. Et sans la mort de cette jeune fille, qui est venue à point pour inspirer à Alberte une tendre compassion en faveur du frère, madame de Valroux n'en serait pas venue à ses fins.

— Elle y est donc venue, Caroline ?

— Oui, oui. Alberte, fâchée contre les Châteaugrand, paraîtrait décidée à épouser le prince étranger. C'est uniquement pour cela que le rendez-vous de ce soir a été pris.

— Prince ? allons donc ! il n'est pas même connu de la haute aristocratie anglaise, qui vit aux Indes.

— Ah ! vraiment. Je me doutais bien un peu que Madeleine lui donnait ce titre de par son bon plaisir. Enfin, il fait partie d'une diplomatie quelconque. Toutes ses cartes portent : « Ministre plénipotentiaire », ce qui fait bien.

— C'est une nouvelle plaisanterie. Il représente quelque chose comme un district, tout ce qu'il y a de plus inconnu.

— Et ses décorations ?

— On le soupçonne de les avoir achetées.

— Enfin, sa fortune, sa colossale fortune, est-elle aussi dans les brouillards ? s'écria la chanoinesse qui se sentait faiblir.

— Non, dans la question d'argent tout est vrai, moins une légère exagération. Et elle est de source honorable.

« Mais à part les conditions extérieures, il y a l'homme.

« Madame de Valroux connaît-elle à fond le passé de ce jeune homme ?

— Madeleine ne connaît rien à fond et, d'ailleurs, elle est d'une indulgence que l'on peut qualifier de dangereuse. Comme elle a une perle de mari, dont la jeunesse n'a pas connu de naufrages, elle se donne les gants d'être d'une générosité sans bornes pour les jeunes gens en général.

« Mais, voyons, est-ce que ce jeune étranger ne jouit pas maintenant d'une bonne réputation ? Madeleine le considère comme une espèce de petit saint et je sais pertinemment qu'il a été converti.

Le duc hocha la tête.

— Il y a beaucoup à dire sur sa conduite passée, répondit-il.

— Le passé est le passé, Enguerrand. Je vous le répète, Alberte a entrepris sa conversion. On la disait fort avancée. Si cela n'était pas, ce serait un monstre d'hypocrisie que ce petit monsieur !

— Non, il aime Alberte...

« Et il ne cultive plus aussi assidûment le demi-monde. Mais il y a le passé !

— Si c'est un homme à demi-monde, je l'exècre, s'écria la chanoinesse que tourmentaient de plus en plus ses propres réflexions, et je fais volte-face. Je vous le jure, Enguerrand, je me range énergiquement du côté des opposants.

— C'est un oisif sans patrie, c'est un ennuyé ; pour tout dire, c'est un homme sans principes.

— Et son ange de sœur n'en savait rien ?

— Rien. Comment voulez-vous que ces pauvres jeunes filles aient le soupçon de ces vies en partie double ? Et comment voulez-vous que je dise ces choses à ma nièce ? Elle ne me comprendrait pas.

— Enfin, Enguerrand, est-il pire que les autres ?

— Oui et non. Seulement on lui prête de plus un caractère infernal.

— Il est certain que ses yeux noirs ont parfois une expression diabolique.

« Mais savez-vous que les choses sont bien avancées. Alberte ne reculera pas, même si je lui donne le spectacle d'une défection.

« Vous l'avouerai-je d'ailleurs, Enguerrand, moi aussi je regretterais le million.

— Vous pouvez vous ranger à mon avis, qui est d'attendre de plus amples informations.

— Je me tairai, c'est tout ce que je puis promettre. Mais j'entends une voiture, ce sont ces dames.

« En vérité, Enguerrand, vous avez jeté un tel froid sur mon enthousiasme, que je ne sais maintenant comment accueillir Madeleine, qui s'attend à trouver en moi la plus déterminée des alliées.

— Alberte est seule en cause, Caroline, ne nous occupons que d'Alberte.

— C'est un oui qu'Alberte nous apporte, je vous en avertis à l'avance. Il n'est plus possible de vous le cacher.

— Du moins, je l'entendrai de sa bouche, répondit le duc en se levant pour recevoir madame de Valroux et sa sœur que le domestique annonçait.

Elles étaient toutes les deux en élégantes toilettes de théâtre et suivies par monsieur de Valroux qui avait, par continuation, l'air le plus ennuyé du monde.

Sa présence inattendue forma le premier des sujets de conversation ; la chanoinesse le plaisanta sur cette apparition de féerie, le duc de la Rochefaucon le félicita d'assister à ce qu'il appelait : un conseil intime de famille ; et, ces paroles banales échangées, la marquise de Valroux, qui paraissait triomphante, attaqua résolument la question, en disant à son oncle :

— Mon cher oncle, vous savez que je pilote dans Paris mesdames de Valroux du Rouergue et que je n'ai plus une minute de liberté. C'est pourquoi je vous ai demandé un instant d'entretien pour en finir avec le mariage d'Alberte.

Le duc s'inclina.

— C'est aussi mon désir, ma nièce, répondit-il.

Et s'adressant à Alberte, il ajouta :

— Alberte, avez-vous fait définitivement votre choix ?

— Oui... mon oncle.

— Ah ! Et vous avez choisi...

— Monsieur David Louzéma, s'écria madame de Valroux.

Alberte, très pâle, mais très résolue, inclina la tête en signe d'assentiment.

— Veuillez prononcer ce oui du consentement, ma nièce, reprit le duc, il ne faut plus de malentendu. Vous consentez librement à épouser monsieur David Louzéma ?

— Oui... dit-elle.

À cette réponse catégorique, monsieur de Valroux tressauta sur son fauteuil, et regardant fixement Alberte comme pour démêler dans sa physionomie une contradiction, si légère qu'elle fût, avec ses paroles, il s'écria :

— Vous savez, Alberte, que personne ne vous oblige à accepter cet étranger, et que je suis catégoriquement opposé à ce choix.

— Comme moi, ajouta le duc.

— Mon oncle, vous l'avez dit, il faut en finir, dit Alberte d'une voix saccadée qui dénotait une grande agitation.

— Et si je déclare que les renseignements que j'ai pris sur lui ne sont pas tous à son avantage, ma nièce ?

— Mais nous le connaissons, nous, s'écria madame de Valroux. Il était irréligieux, c'était très simple, mais le voilà converti. Voulez-vous que je dise tout ?... Il faisait mille folies de jeune homme ; c'était très simple encore, ayant tant d'argent à dépenser. Cela c'est l'histoire commune. Tous les renseignements possibles, toutes les médisances, toutes les calomnies ne me feraient pas changer d'avis.

Le duc de la Rochefaucon tendit une enveloppe à la vicomtesse de Valroux.

— Voici cependant quelques détails que vous ferez bien de méditer, dit-il, vous seule pouvez en donner la compréhension à Alberte.

— C'est bien, je m'en charge, répondit la vicomtesse de Valroux en faisant disparaître le pli dans son aumônière. Voyez-vous, mon oncle, mettez-vous bien dans l'esprit que je ne suis pour rien dans la résolution d'Alberte. Elle a assez combattu mes sympathies pour monsieur David. Mais nous le connaissons maintenant, nous savons qu'il est à Rome, plongé dans le plus profond désespoir, et cela seul suffirait pour faire passer l'éponge sur le passé.

— Madeleine, votre aplomb me stupéfie ! s'écria monsieur de Valroux.

— Vous, Médéric, vous n'avez pas voix au chapitre, vous êtes un ennemi, vous ! un ami déclaré de monsieur le comte de Châteaugrand, qui a blessé Alberte au vif du cœur en refusant de donner sa démission. Elle ne mettait que cette petite condition à son consentement, il lui a infligé un refus. C'est une impertinence qu'elle ne peut lui pardonner.

Elle avait prononcé cette phrase très haut, et comme ce mot d'impertinence sortait de sa bouche, la voix du valet de chambre s'éleva annonçant :

— Madame la comtesse de Châteaugrand et son fils !

XIX -- La défense

Le doux et mélancolique visage de la comtesse de Châteaugrand se détachait en effet sur la portière rouge, et derrière elle s'élevait la tête blonde de Roger.

Elle traversa le salon de son pas lent et léger, et s'approcha sans le moindre embarras de la chanoinesse interdite.

— Veuillez me pardonner, madame, dit-elle ; mais ne trouvant pas madame la marquise de Valroux chez elle, et ayant absolument à lui parler, j'ai pris la liberté de me présenter chez vous, où se discute précisément l'affaire qui m'amène à Paris.

La chanoinesse, à la fois très embarrassée et fort curieuse de voir ce qui allait se passer, répondit par quelques paroles banales de politesse et fit asseoir les visiteurs inattendus, dont la présence avait fait monter le rouge au front de la marquise de Valroux et amené un sourire étrange sur les lèvres de son mari.

Ce fut madame de Châteaugrand qui rompit le silence glacial qui accueillait son arrivée.

Elle se tourna vers Alberte, qui était pâle d'émotion.

— Alberte, dit-elle, arrivons-nous trop tard ? Mon fils a-t-il encore le droit d'expliquer le refus qu'il t'a fait ?

Ce fut madame de Valroux qui répondit :

— Alberte n'est plus libre, madame, elle vient de déclarer ses intentions à notre oncle, monsieur le duc de la Rochefaucon.

Alberte regarda sa sœur, puis sa tante dont le doux et pénétrant regard ne la quittait pas.

— Je suis parfaitement libre d'entendre ce que vous venez me dire, ma tante, répondit-elle d'une voix mal assurée.

Madame de Châteaugrand se tourna vers son fils :

— Allons, Roger, défends-toi, dit-elle. Il faut qu'Alberte soit complètement éclairée et sache bien pourquoi tu lui as préféré ta carrière. Ceci expliqué, nous serons les premiers à laisser aller les choses.

Le jeune officier s'était levé. Une main appuyée sur son épée, son regard loyal abaissé sur Alberte, il dit d'une voix vibrante :

— Pardonnez à un soldat de venir en personne se défendre. Mais ma mère l'a dit, Alberte, avant de laisser se briser la plus douce espérance de ma vie, avant de renoncer à vous pour toujours, je veux que vous sachiez clairement les raisons de mon refus.

« Comment se fait-il, en effet, que sur une simple parole de vous, je n'aie pas dépouillé cet uniforme et envoyé ma démission au ministre de la guerre ?

« Vos lettres avaient insinué plus d'une fois à ma mère ce désir, qui, un peu plus tard, est devenu une condition absolue.

« Il se livra, vous avez dû le penser, un rude combat entre mon amour et ce que je considérais comme un devoir.

« Je me rendis lâchement, et, dans une visite au général, je lui fis pressentir que j'allais reprendre ma liberté.

« Il ne me répondit pas tout d'abord ; mais je le vis très impressionné.

« Le soir même, il m'écrivit le billet suivant.

Le jeune homme prit le billet que lui tendait sa mère et lut :

« Mon cher lieutenant,

« Non, vous ne donnerez pas votre démission, non vous ne quitterez pas l'armée ; ce serait une désertion, ce serait, pardonnez à ma vieille franchise, ce serait une lâcheté.

« Vous êtes un de nos officiers d'avenir : l'armée, la France, entendez-vous bien, la France, ont besoin de vous.

« Dans le régiment, votre démission serait regardée, entre nous, comme une défection, comme un malheur public.

« Je laisse maintenant à votre honneur à décider. »

— Je connais l'homme qui a écrit ceci, reprit Roger, il ne sait pas flatter.

« Alberte, dis-je à ma mère, a peut-être agi sans réflexion, je lui dirai mes raisons, et, je la connais, elle ne me laissera pas briser mon épée.

« Et tout en vous aimant du plus profond de mon cœur, je me repris à étudier ce métier des armes que j'avais choisi dans un élan de patriotisme.

« Oui, ce jour-là même, Alberte, électrisé par la pensée que la France avait besoin de mes services, je fis un pacte avec ma patrie, je lui vouai mon intelligence, je lui promis que, dût-il m'en coûter mon bonheur, je la servirais de toutes mes forces.

« Pouvais-je penser qu'une femme portant le nom de la Rochefaucon, qu'une femme dont je connaissais la noblesse d'âme, exigerait bientôt de moi le sacrifice suprême et se refuserait à comprendre les graves motifs de ma détermination ?

« Alberte, quand vous avez posé à ma mère cette cruelle alternative, vous avez déchiré mon cœur. Ce n'est pas lui qui a répondu ; non, hélas ! c'est mon patriotisme ; c'est lui qui m'impose ces durs sacrifices. Et maintenant, faut-il que ce dévouement, le plus noble et le plus désintéressé que puisse s'imposer un homme, faut-il qu'il entraîne le malheur de ma vie entière ?

« Ne puis-je être Français, portant l'épée de la France humiliée et vaincue, et vous donner mon nom ?

« Ah ! quelle effroyable tempête vous avez déchaînée en moi !

« Je voyais trouble, je doutais de ma destinée. Un instant, j'ai maudit cette patrie dont ma mère, dont mes maîtres m'ont donné l'amour ; il y a eu un moment où j'ai tenté de concevoir du mépris pour cette armée qui a connu la défaite ; il y eut un moment où j'ai tiré mon épée pour la briser.

« Si je l'avais fait, m'estimeriez-vous ? Si je faiblissais, si je manquais à mes serments, si je jetais effrontément à vos pieds, ce lâche cœur qui n'aurait pu se vaincre lui-même, l'accepteriez-vous ?

« Ou me suis-je trompé ?

« La descendante de la vieille race des la Rochefaucon ne comprend-t-elle plus la passion de la patrie poussée jusqu'à l'héroïsme ? »

Il inclina la tête et reprit d'un accent douloureux :

— Alors, que tout soit fini entre nous, épousez cet étranger qui n'a ni une goutte de sang français dans les veines, ni un sentiment français dans le cœur.

Il se tut. La chanoinesse, électrisée par ces paroles, portait son mouchoir à ses yeux remplis de larmes, le duc de la Rochefaucon relevait sa noble tête pour contempler Roger avec fierté.

Alberte avait laissé tomber son visage pâli entre ses mains.

Une impertinence de madame de Valroux vint faire diversion à l'émotion générale.

— Est-ce tout, monsieur ? demanda-t-elle en rattachant l'agrafe nickelée de sa sortie de théâtre.

— C'est tout, madame, j'ai tout dit, que mademoiselle de la Rochefaucon décide.

— Alberte, que décides-tu ? Que nous partons pour le théâtre, n'est-ce pas ? Mes cousines de Valroux doivent avoir la fièvre de ne pas nous voir arriver... Et elle se leva.

Alberte l'arrêta, du geste.

Une violente irrésolution se peignit sur son beau visage.

— Roger, dit-elle en baissant les yeux pour ne pas rencontrer le regard étincelant qui pénétrait jusqu'aux dernières fibres de son cœur, je vous remercie d'être venu.

« Demain j'écrirai ma réponse définitive à mon oncle de la Rochefaucon ; mais quoi qu'il en soit, oui, quoi qu'il arrive, je vous admire.

Et, ces paroles prononcées sans qu'elle osât lever les yeux, elle suivit sa sœur qui avait décrit ses révérences à la hâte et qui était déjà arrivée à la porte du salon.

Dans l'escalier, madame de Valroux demanda à Alberte si elle avait son flacon de sels, et, sur une réponse négative, elle dit :

— Fais-moi penser à le prendre, car, en vérité, M. de Châteaugrand m'a bouleversée avec ses airs tragiques. Aurait-on jamais pu supposer cette scène ridicule chez madame de Bonlieu qu'il connaît à peine ? Il vient dire ce que chacun sait, et cela pendant que ce pauvre David est au loin, plongé dans un vrai désespoir !

« Ne vas pas lui raconter cette sortie, au moins !

Et ranime un peu cette physionomie abattue qui effrayerait nos provinciales.

— Madeleine, tu me fatigues, répondit Alberte avec accablement. Ne m'impose pas des airs de convention. Il est affreux de briser ainsi le cœur d'êtres que j'ai tant aimés.

— Eh bien ! il n'a pas le cœur brisé, peut-être, lui, David !

Alberte soupira profondément :

— Si je ne le croyais pas, dit-elle, j'aurais suivi mon impulsion tout à l'heure et je serais dans un mois la femme de cet homme qui a un Dieu, une patrie, un cœur.

Madame de Valroux, qui remontait en voiture, n'entendit pas très clairement cette réponse, ce qui délivra Alberte de nouvelles taquineries.

Le cocher, stimulé par les ordres de sa maîtresse, la reconduisit en quelques minutes rue de Lille.

— Madame, il y a une voiture tout attelée dans la cour, vint dire le valet de pied au moment où le coupé se préparait à franchir le seuil de l'hôtel.

— Ah ! mon Dieu, ce sont mes provinciales qui perdent patience, s'écria madame de Valroux. Et se tournant vers sa sœur, elle ajouta :

— Alberte, veux-tu aller voir ce que c'est et m'envoyer ma tante, à laquelle il faut bien que je fasse les honneurs de ma voiture ?

Alberte, fatiguée du tête-à-tête avec sa sœur, saisit aux cheveux l'occasion de s'en délivrer et s'empressa de lui obéir.

Elle alla vers le fiacre à deux chevaux qui stationnait devant le perron et le trouva rempli par les dames de Valroux qui se consultaient pour savoir si elles partiraient pour l'Opéra sans attendre leur parente.

Des exclamations de joie accueillirent Alberte, et la mère de famille, grande et forte femme habituée à prendre ses aises, ne se fit pas prier pour déloger de cette voiture où elle étouffait. Conduite par le valet de pied, elle alla rejoindre la marquise de Valroux. Alberte prit sa place, ce qui permit aux demoiselles de Valroux de s'asseoir, et les deux voitures roulèrent, l'une suivant l'autre, vers l'Opéra.

Quand la marquise de Valroux mit le pied sur la première marche du merveilleux escalier que tout le monde connaît et que tout le monde admire, son visage ne portait aucune trace des émotions désagréables qu'elle avait ressenties il n'y avait pas une heure.

Elle se fit un plaisir d'entendre les expressions admiratives de ses parentes de province, et, tout en disant fort haut qu'il était bien démodé d'aller à l'Opéra pour écouter la Muette, elle s'empressa de les introduire dans la loge qu'elles avaient louée un peu au hasard. C'était une de ces loges sacrifiées à l'harmonie de l'ensemble et dans lesquelles il n'y a place, sur le devant, que pour deux personnes.

Les grandes demoiselles de Valroux s'y placèrent, sur la demande d'Alberte qui, par l'arrangement consenti de part et d'autre, se trouva reléguée au troisième plan avec une vieille cousine qui se contentait partout et toujours de la dernière place. Il lui suffisait de voir rayonner devant elle la jeunesse de ses parentes pour qu'elle se déclarât satisfaite.

Cet arrangement, longuement débattu, convenait parfaitement à Alberte, dont le visage trahissait encore la profonde émotion. Elle n'avait pas, elle, quitté par la pensée ce salon où Roger de Châteaugrand lui était apparu si beau dans ses magnifiques élans de patriotisme. Sa parole, son regard, le regard de sa mère, l'avaient bouleversée de fond en comble. Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait les atteintes du remords et elle se répétait parfois le nom de Luna pour s'expliquer à elle-même la cause de ses infidélités.

Abritée par le paravent vivant que formaient devant elle les dames de Valroux, elle se souciait fort peu de ce qui se passait sur la scène ; la musique elle-même, la musique, cette enchanteresse qui s'accommode avec les souffrances aussi bien qu'avec les joies, la musique la laissait insensible.

Mais elle avait pour voisine la vive petite demoiselle de Valroux, qui, tout en sacrifiant généreusement les premières places aux jeunes, ne comptait pas perdre un détail du spectacle.

Aussi faisait-elle tous ses efforts pour se ménager la vue de la scène.

— Ma chère Louise, disait-elle, éloignez un peu votre coude, et vous, Valentine, mettez-vous donc de trois quarts. C'est cela, j'y vois suffisamment, seulement ne bougez pas sans ma permission.

Grâce à tous ces petits arrangements, auxquels se prêtaient complaisamment les grandes cousines, elle assistait au spectacle, malgré sa place reculée et malgré sa petite taille. Et, trop expansive pour garder pour elle ses impressions, qui étaient très vives, elle les exprimait naturellement à sa voisine, qui, en se dressant au fond de la loge, aurait tout vu, mais qui se tenait volontairement dans une sorte d'accablement physique et moral, tout en écoutant machinalement les remarques de la provinciale, comme disait madame de Valroux, remarques qui ne manquaient ni d'à-propos, ni d'esprit.

— Mademoiselle Alberte, écoutez cet air, s'écria-t-elle tout à coup. N'est-il pas ravissant ?

« Dieu ! qu'il a été chansonné dans ma jeunesse ! je ne peux pas dire chanté. Aujourd'hui, c'est le même air et la même chanson mais quelle différence ! Ce ne sont pas, cependant les premiers rôles qui jouent, m'a-t-on dit.

« Alors que seraient les autres !

« Et ce décor ! Est-ce assez frais ? Est-ce assez joli ? Est-ce assez réel ?

« Dites-moi, comprenez-vous quelque chose à ce que chante cette reine ?

« Et le roi, qu'est-ce qu'il veut donc ?

« Ah ! voici Masaniello, enfin. Mon cœur bat en écoutant cet air connu, cet air charmant :

Amis, la matinée est belle...

« La salle est bien remplie maintenant. Quelles toilettes !

« Cette femme, toute seule dans cette loge, est bien belle et a l'air bien ennuyé. Ce n'est pas moi qui m'ennuierais ce soir.

« Ce doit être une grande dame, la connaissez-vous ?

« Là-bas, ces belles loges vides sont celles du gouvernement, m'a-t-on dit. Rien de spartiate.

« Comment ! vos gouvernants acceptent ce luxe royal ? C'est bien le cas de penser qu'ils savent le proverbe : Ôte-toi de là que je m'y mette.

« C'est toute une politique cela maintenant. Les princes devaient cependant avoir un peu meilleure tournure. Et les princesses !

« Au moins, en ce temps-là, on en avait pour son argent, on était fier de ses souverains. Maintenant c'est de l'argent très bêtement employé. Franchement, pour des nouvelles couches tout ce qu'il y a de plus égalitaire, c'est agir singulièrement.

« Ah ! qui sont ces gens-ci ? Regardez donc là, près de nous, ces femmes. Quelle tenue ! quelles toilettes ! De quel monde sortent-elles ?

Bon gré, mal gré, Alberte prêtait une oreille inattentive au verbiage de sa cousine, qui ne s'arrêtait même pas pour entendre les réponses à ses demandes.

À sa dernière exclamation, elle se souleva pour jeter un coup d'œil dans la loge indiquée et elle demeura debout, se demandant si elle était bien éveillée.

Trois femmes peintes et mal vêtues, s'installaient dans cette belle loge, et David Louzéma, en personne, offrait un bouquet à l'une d'elles.

Était-ce bien lui ? C'était son visage pâle, son nez aquilin, ses yeux noirs, ses cheveux crépus ; néanmoins ce devait être un autre.

David était à Rome, David triste, occupé à pleurer Luna, attendant dans les angoisses l'arrêt d'Alberte.

— Eh bien, qui sont donc ces femmes ? reprit sa voisine. Vous les avez assez regardées comme cela. Les connaissez-vous ? Sont-ce des femmes comme il faut, malgré les apparences ?

— Je ne les connais pas, répondit Alberte en se laissant tomber sur son tabouret, elles ne sont rien moins que distinguées ; ce sont, je le crois, de ces personnes qui n'existent pas pour notre monde.

— Quels types ! Tenez, savez-vous ce qui me déplaît le plus dans Paris ? C'est de penser qu'on n'échappe presque nulle part à ces femmes du demi-monde.

« Celles-ci ont tout l'air d'appartenir à cette catégorie, et cela me fait frémir de colère de voir passer côte à côte avec mes nièces ces effrontées, ces déshonorées !

La petite dame parlait avec tant d'animation, que Louise de Valroux sortit de son état extatique et se détourna pour lui dire :

— Que dis-tu donc là, ma tante ?

— Rien, rien. Seulement je trouve que tu regardes trop dans les loges, Louise.

« Est-ce qu'on connaît les gens qui y sont ? Nous ne sommes pas chez nous, ici. Occupe-toi du spectacle et moins du public.

Et s'adressant à Alberte, elle ajouta :

— Vous êtes une Parisienne, vous ; vous n'êtes pas sotte et naïve comme ces grandes filles pour lesquelles tout ce qui reluit est de l'or pur.

« Mais revenons au spectacle, n'est-ce pas ?

« Où en sommes-nous ?

« Ah ! la muette est en scène ; je n'aime pas beaucoup cette pantomime. C'est une drôle d'idée de mettre sur une scène d'opéra un personnage muet. Quelle chaleur !

« Eh ! voici encore du monde. Je me demande où vont se mettre ces officiers. Peut-on arriver au spectacle à cette heure ?

« Ce sont des officiers de dragons. -- J'ai un neveu dans les dragons, le frère de Louise et de Valentine.

À ces mots : Ce sont des officiers de dragons, Alberte se releva de nouveau, aussi machinalement que la première fois.

Cinq jeunes officiers étaient debout au pied des stalles et y demeuraient, ne voulant pas sans doute regagner leurs places au milieu d'une scène. L'un d'eux se tenait seul, à l'écart, et pouvait être parfaitement aperçu de la loge d'Alberte, grâce à sa haute stature.

C'était Roger de Châteaugrand, Roger dont la tête blonde s'inclinait sous une pensée évidemment douloureuse, Roger pâle et triste, en cette salle dorée, Roger qui n'avait pas un regard pour toutes ces femmes éblouissantes que lorgnaient ses camarades.

Par un effet très curieux du hasard, Alberte pouvait donc, rien qu'en se soulevant sur son tabouret de velours, voir ses deux prétendants sans en être vue.

David -- elle ne pouvait douter que ce ne fût lui -- faisait l'empressé auprès des femmes qu'il accompagnait, elle entendait son rire strident, elle surprenait ses regards d'où la mélancolie et le regret étaient parfaitement absents.

Il y avait à peine un mois que Luna avait été emportée dans son cercueil et il venait rire en plein Opéra, avec des inconnues qu'Alberte essayait de prendre pour des femmes de la colonie étrangère, bien qu'elle ne les eût jamais rencontrées et que leur vue la blessât.

Et Roger était là aussi, avec sa douleur poignante, dont ses traits portaient la trace, avec ses résolutions viriles, avec son grand cœur.

Alberte ne se lassait pas de le considérer.

Tout à coup, elle le vit relever la tête comme par une secousse électrique, il devint très pâle, ses yeux sombres étincelèrent et il se tourna tout d'une pièce vers la scène.

En ce moment même, la voisine d'Alberte lui touchait l'épaule du doigt en murmurant :

— Oh ! mademoiselle Alberte, voici ce que je ne puis entendre sans émotion. Sortez un peu de votre froideur dédaigneuse. Écoutez, écoutez !

Amour sacré de la patrie,

Rends-nous l'audace et la fierté...

Alberte n'avait pas besoin de cette prière. Elle écoutait de toute son âme, les yeux fixés sur Roger de Châteaugrand.

La même expression qu'elle avait vue sur son visage martial, dans le salon de la chanoinesse de Bonlieu, l'illuminait en ce moment.

Quand les deux conjurés, la main dans la main, reprirent ensemble, sur cet air admirable d'un rythme malheureusement trop rapide :

Amour sacré de la patrie,

Rends-nous l'audace et la fierté...

elle le vit détourner la tête pour cacher deux larmes qui jaillissaient de ses yeux. Alors, elle-même, se dérobant au fond de la loge, essuya aussi les pleurs qui montaient de son cœur à ses paupières.

En ce moment, sa sœur, qui tournait le dos à la loge occupée par David Louzéma et à la place où se tenait Roger, se détourna pour étouffer un bâillement dans son mouchoir, et l'interpella, d'un air moqueur, sur cet accès subit de sensibilité :

-- Mais, Alberte, on dirait que tu entends la Muette pour la première fois, dit-elle. Mes cousines sont enivrées, cela se conçoit ; mais tous ces airs connus n'ont guère de charme pour nous maintenant.

« Et d'abord, voyons, on ne pleure pas au théâtre, c'est d'un enfantillage...

— Madame, on pleure quand il vous monte des larmes dans les yeux, reprit vivement la petite demoiselle de Valroux qui fondait en larmes, et, pour mon compte, précisément depuis que ma pauvre patrie est si déchue de son ancienne splendeur aux yeux de l'Europe, je ne peux pas entendre chanter cela sans être émue jusqu'au fond des entrailles. Chacun sent comme il peut et vous pouvez bien nous laisser nous émouvoir à notre aise, mademoiselle Alberte et moi, puisque d'abord personne ne nous voit.

Comme elle prononçait ces dernières paroles on frappait à la porte de la loge. Ce fut monsieur Robert Dragonneau qui y entra.

Il avait reconnu madame la marquise de Valroux, qu'il croyait à Valroux, et il venait lui présenter ses hommages.

Madame de Valroux, enchantée d'échapper à une représentation qu'elle trouvait ennuyeuse, causa quelques instants avec le jeune homme et lui demanda des nouvelles de Paris.

Pendant qu'elle lui parlait, Alberte cherchait le moyen de l'avertir du voisinage de David Louzéma. Elle se mêla un instant à la conversation et dit tout à coup en se levant :

— Madeleine, regarde donc derrière toi, dans la loge voisine, il me semble reconnaître monsieur Louzéma.

Madame de Valroux y regarda avec stupéfaction et se détourna vivement. Les femmes que David accompagnait en avaient assez de ces airs patriotiques ou religieux, elles pliaient bruyamment bagage, et ce fut à peine si elle put apercevoir leur cavalier.

— En effet, ce jeune homme a une certaine ressemblance avec monsieur Louzéma, dit-elle ; mais tu sais bien que ce n'est pas lui.

— Mille pardons, madame, dit monsieur Dragonneau, je lui ai serré la main à son entrée au théâtre.

— Comment ! il est à Paris ? Depuis quand ?

— Il y a une quinzaine de jours que je l'ai rencontré. Il lui fallait les distractions de Paris, à ce pauvre garçon ; il n'en pouvait plus, il paraît.

— Monsieur, je vous affirme que monsieur Louzéma est à Rome, dit madame de Valroux solennellement.

— Madame, il y est allé pour régler certaines affaires d'intérêt concernant sa sœur ; mais il en est revenu presque aussitôt pour se distraire, j'ai l'honneur de vous l'affirmer.

— Vous êtes sûr de cela, monsieur, bien sûr ?

— Madame, en voulez-vous une preuve ? Monsieur Louzéma, vous croyant comme moi à Valroux, m'a demandé des détails sur l'itinéraire à suivre pour aller vous visiter. Vous le voyez, ce n'est point un autre.

— Et quelles sont ces dames qu'il accompagne ? demanda négligemment Alberte, je ne les ai jamais rencontrées chez Luna.

— Non, mademoiselle, oh ! non.

— Eh bien, moi, je les ai vues, affirma madame de Valroux. Cette grosse brune, qui se teint les yeux, est la femme d'un consul de...

Et voyant monsieur Dragonneau sourire en hochant la tête, elle s'écria :

— Eh bien, monsieur, dites-nous qui elles sont, puisque vous le savez si bien.

Et lui, après avoir jeté un coup d'œil vers Alberte, répondit :

— Ces noms-là, madame, ne pourraient être prononcés ici sans manquer au respect que l'on vous doit.

Madame de Valroux lui jeta un regard mécontent, et ne sachant comment contenir son agitation, elle se retourna vers sa voisine.

— Vous dormez, ma tante, je crois ? dit-elle.

— Je sommeille un peu, je ne suis pas habituée à veiller si tard, et cette chaleur, ces lumières m'accablent.

Madame de Valroux se leva.

-- Vous en avez assez et moi aussi, dit-elle. Vous avez vu la salle, c'est tout ce qu'il faut, car, en vérité, on ne vient pas à l'Opéra pour la Muette.

La bonne dame jeta un regard vers ses filles, qui la regardaient d'un air suppliant.

— Vous ne vous ennuyez pas vous, dit-elle, vous n'avez pas envie de partir ?

— Non, mère, nous voudrions bien rester jusqu'à la fin.

— Laissez-les-moi, dit la petite tante, ce n'est pas la première fois que je les chaperonnerai.

— Eh ! sans doute. À bientôt donc, mes filles, amusez-vous bien et, à votre retour, venez m'embrasser, car je ne pourrai m'endormir jusqu'à ce que je vous sache rentrées.

Cela dit, elle sortit de la loge avec la marquise de Valroux et monsieur Dragonneau, qui avait offert le bras à cette dernière.

— Maintenant, serrez un peu les coudes, mes nièces, dit la petite tante, et que je regarde bien à mon aise, à mon tour.

Elle se glissa vers la place de la marquise, et Alberte put se livrer en paix à toutes les réflexions que lui suggéraient ces deux étranges et providentielles rencontres. Elle s'y enfonça si profondément, que la pièce, la musique, le temps, lui échappèrent à la fois.

Elle tressaillit en s'entendant apostropher par la bonne tante :

— Mademoiselle Alberte, vous dormez donc pour de bon ? Il est temps de vous réveiller. Allons, mes nièces, c'est bien fini cette fois, voilà le Vésuve en pleine éruption. On dirait du vrai feu, de la vraie cendre, de la vraie lave. C'est tout simplement merveilleux, et je pourrai dire que j'ai vu un volcan à l'œuvre... en peinture. Allons-nous-en, allons-nous-en.

Elles sortirent, se tirèrent de la foule comme elles purent et aussi du vestiaire, pièce absolument sacrifiée dans le palais de la musique, et remontèrent dans le fiacre à deux chevaux. Pendant le trajet, la conversation fut des plus animées, et Alberte dut s'y mêler.

Cela lui coûtait extrêmement et elle éprouva un grand soulagement en arrivant à l'hôtel. Pendant que les demoiselles de Valroux allaient embrasser leur mère inquiète, elle se hâta de remonter dans son appartement.

Et là, avant même de quitter sa toilette de soirée, elle se mit à genoux, et joignant les mains avec une humble et ardente ferveur, elle remercia Dieu de lui avoir montré à temps l'abîme où son inexpérience et la folle générosité de son cœur avaient risqué de la faire tomber.

Épilogue

— La voiture de madame la comtesse est avancée.

La jeune femme à laquelle s'adressaient ces paroles et qui lisait pour employer utilement les loisirs de l'attente, marcha vers un petit salon et dit :

— Ma mère, la voiture nous attend.

Et la mère de Roger de Châteaugrand apparut ; elle était vêtue de noir, comme toujours, elle portait à son bras une large couronne d'immortelles, emblème d'éternels regrets, et cependant son visage était reposé, presque heureux.

— Roger vient-il avec nous, Alberte ? demanda-t-elle.

— Non, ma mère, il ne sera libre que dans une demi-heure ; mais il se rendra à cheval au Père-Lachaise, nous nous rencontrerons bien certainement.

— Allons, dit madame de Châteaugrand.

Et elle ajouta en regardant tendrement Alberte :

— Ah ! que ce douloureux pèlerinage est adouci cette année par ta présence !

Un sourire lui répondit, et la belle jeune femme, prenant sur une console voisine une couronne d'œillets blancs, suivit sa belle-mère et monta avec elle dans le coupé qui les attendait et qui partit dans la direction des Champs-Élysées.

Le soleil, très doux pour la saison, était le soleil du jour des morts et, parmi les personnes que rencontrait la voiture de la comtesse de Châteaugrand, plus d'une peut-être, s'en allait comme elle vers le champ de l'éternel repos.

Mais, à Paris, la foule se creuse mille courants qu'il n'est pas facile de distinguer en ce mouvant océan.

Comme la voiture des dames de Châteaugrand traversait la place du Carrousel, elle se croisa avec un équipage fringant qui, au moment même, s'arrêta court. Un des traits s'était détaché ; le groom sauta à terre pour réparer l'accident et Alberte, posant sa main sur l'épaule de sa belle-mère, s'écria :

— Ma mère, regardez ce jeune homme qui conduit, c'est lui !

— Qui, Alberte ?

— David Louzéma.

Madame de Châteaugrand baissa rapidement la vitre et se pencha pour regarder. Il était trop tard, la voiture était repartie.

— Je regrette cette occasion unique de connaître le rival de mon Roger, dit-elle. Ils étaient beaucoup dans cette voiture, il me semble.

— Oui, aujourd'hui même, le jour des morts !

Madame de Châteaugrand sourit tristement.

— Pour que les affections triomphent du redoutable oubli de la mort, il faut qu'elles aient été bien vraies et bien désintéressées, dit-elle. Ah ! bénie soit la foi qui nous adoucit ces mystérieuses et terribles séparations ! Personne n'aime comme nous autres catholiques, au-delà du tombeau.

— Je ne comprends les affections qu'éternelles, murmura Alberte.

— Aussi, ma fille, as-tu été providentiellement gardée de ce mariage étranger, qui te ménageait des abîmes de douleur.

— Je le crois, je le crois. Il y a des moments où, en réfléchissant à ce concours de circonstances qui me poussaient vers le frère de Luna, je frémis toute seule d'effroi.

— Il s'en est fallu de bien peu, en effet. Quand je me suis rendue chez madame de Bonlieu, je n'espérais plus rien ; mais je tenais à te faire connaître mon fils. Une lettre, c'est inanimé. Et puis nous avions beau te dire que nous t'aimions de tout notre cœur, le fait brutal du refus de la démission était là, qui parlait plus haut que nos protestations écrites.

— Mon Dieu, ma mère, que j'ai été aveugle ! dit la jeune femme avec une adorable humilité. Le croiriez-vous ? je ne puis encore m'expliquer comment Madeleine m'avait menée jusque-là.

— Tu as été la dupe de ton bon cœur, Alberte. Madeleine le dit bien elle-même. C'est par la mort vraiment tragique de cette jeune fille qu'elle en était arrivée à ses fins. Tu sais qu'elle devient beaucoup plus aimable pour moi, il y a chez elle comme un revirement en notre faveur.

— Je crois même qu'elle pardonnerait volontiers à Médéric. N'est-il pas temps de lui expliquer le mystère de votre arrivée chez ma tante de Bonlieu ?

Madame de Châteaugrand hocha la tête :

— Non, dit-elle, Madeleine revient à de meilleurs sentiments, c'est certain, et nous en profitons ; mais n'allons pas encore remuer imprudemment le passé. M. de Valroux nous a demandé une discrétion absolue. C'est à lui de parler quand il le voudra. Et comme il connaît sa femme, il ne parlera que lorsqu'il sera sûr de n'éveiller aucun ressentiment.

— Ce bon Médéric ! Je lui devrai une éternelle reconnaissance. Sans lui, j'étais perdue.

— Oui, ma fille. Ah ! il a été bien adroit et bien patient. Jamais sa femme n'a soupçonné qu'il nous tenait au courant de tout ce qui se passait, jamais elle n'a eu la pensée que c'était dans notre intérêt qu'il quittait Valroux, jamais elle ne devinera que la dépêche qui nous a appelés le soir chez madame de Bonlieu était de lui.

— Je m'en étais quelque peu doutée, quand je vous ai vue apparaître. En ce moment même, j'ai éprouvé comme une sensation de délivrance.

Madame de Châteaugrand regarda tendrement la jeune femme.

— Tu devais nous appartenir, c'était écrit dans ta destinée, dit-elle, et quand Dieu veut quelque chose, cette chose arrive.

Alberte lui répondit par un serrement de main et elles demeurèrent silencieuses, livrées à leurs pensées qui étaient douces, mais qui prirent bientôt une tournure mélancolique.

À mesure que la voiture avançait dans la direction du cimetière, on voyait parfaitement se dessiner dans la foule une sorte de courant qui s'en allait dans la même direction. Tous ces passants, d'ailleurs, qu'ils fussent isolés ou par groupes, se distinguaient facilement des autres. Couronnes, bouquets, statuettes révélaient le but de leur promenade. Et la foule devenait grande ; car s'il est beaucoup de gens à Paris qui ne savent pas chercher les joies éternelles de la fête de la Toussaint, ni s'associer au bonheur des élus de l'Église triomphante, s'il en est trop, hélas ! qui ne relisent pas l'évangile où se révèle la mystérieuse béatitude qui fait des heureux, des humbles, des pauvres, des pacifiques, des affamés de la justice, des souffrants, des miséricordieux et des chastes, il en est qui ne sacrifieront jamais leur dévotion à cette autre Église, invisible aussi, mais souffrante, dont le cœur prouverait à lui seul l'existence. Ceux-là vont porter à leurs parents un souvenir qui, chez les croyants, est accompagné d'une fervente prière.

Dans les rues tristes qui avoisinent le magnifique cimetière, aux environs de cette terrible prison de la Roquette si souvent visitée maintenant par les auteurs des abominables forfaits modernes, la circulation devenait de plus en plus difficile.

Il fut matériellement impossible au cocher des dames de Châteaugrand de les conduire jusqu'à la grille, et ces dames se hâtèrent de déclarer qu'elles gagneraient le cimetière à pied.

Elles descendaient de voiture, quand le galop d'un cheval se fit entendre dans la rue. C'était Roger de Châteaugrand qui arrivait, suivi de son ordonnance. Il mit pied à terre et vint serrer la main de sa femme et celle de sa mère. Puis il les précéda pour leur frayer un chemin dans cette foule compacte et peu recueillie.

Madame de Châteaugrand, en franchissant le seuil de l'enclos sacré, avait pris le bras que lui offrait son fils. Elle marchait, en priant mentalement, entre lui et Alberte, dont le gracieux visage s'était assombri.

Madame de Châteaugrand guidait d'un pas sûr ses enfants dans le labyrinthe d'allées encombrées par la foule. On le devinait, ce n'était pas seulement le jour des morts qu'elle venait prier au tombeau de son fils enlevé à vingt ans à sa tendresse.

Tous ces sentiers lui étaient devenus familiers ; elle y avait répandu tant de larmes !

Non loin de la tombe de cet homme d'État dont l'ambition égoïste a été si fatale à la France, presque côte à côte avec le tombeau provisoire de M. Thiers, s'élevait un monument de style sévère qui portait l'écusson des Châteaugrand.

La petite porte de fer avait été ouverte ; sur le simple autel brûlaient des cierges, et les trois visiteurs purent s'agenouiller tout de suite au-dessus du caveau qui contenait tant de chères dépouilles.

Madame de Châteaugrand, qui représentait le passé, priait sur son prie-Dieu, placé dans un angle. Roger et Alberte, êtres charmants, personnifiant le présent et l'avenir, étaient agenouillés côte à côte sur la marche de l'autel et priaient vraiment d'un même cœur.

Après un quart d'heure de recueillement, madame de Châteaugrand se leva et alla remplacer par la couronne fraîche qu'elle avait apportée la couronne fanée placée sur le petit autel, puis se penchant vers Alberte :

— Va maintenant à ton amie, chère enfant, dit-elle, je vous attends ici.

Roger et Alberte se signèrent, sortirent du caveau et s'en allèrent du côté opposé.

Roger avait pris des mains de sa femme la grande couronne d'œillets blancs, et il l'aidait dans la recherche qu'elle faisait parmi la multitude des tombes.

Elle s'arrêta tout à coup.

— Je ne vois rien, absolument rien qui ressemble au monument de Luna, dit-elle ; c'était ici, cependant, j'en suis sûre. Le monument du général Gobert, qui s'élève à gauche, m'avait frappée le jour fatal de l'enterrement.

« Roger, allez donc voir quel nom est inscrit sur cette colonne de marbre, blanc, là-bas. Le tombeau de Luna devait être en marbre blanc, avec une statue représentant la jeunesse, la pleurant. Mais on en a peut-être changé le style.

M. de Châteaugrand alla examiner le monument indiqué et revint en disant que des noms français y étaient inscrits.

— C'est étonnant, c'est étonnant, murmurait Alberte. Aurait-il fait emporter ses dépouilles quelque part ? Je n'y comprends rien. Marchons un peu dans ce sentier, Roger. C'était vers le milieu que se trouvait la tombe provisoire. Je l'ai vue, parfaitement vue. Ce n'était qu'un grand losange de marbre sur lequel étaient gravés son prénom et la date de sa mort.

— Un losange de marbre ? répéta Roger, en voici un qui nous touche, là sous ces herbes folles.

— Je vous ai dit de marbre blanc, Roger, et d'ailleurs il est impossible que son frère n'ait pas songé à remplacer cette pauvre pierre d'attente, par le monument dont il m'avait montré le dessin.

Pour toute réponse, Roger chassait, à l'aide de sa cravache, les herbes qui couvraient le marbre qu'il avait signalé à sa femme, et, se penchant sur la pierre verdie et moussue, il lut tout haut :

LUNA

Paris, 20 avril 1880.

Alberte leva au ciel ses yeux qui se remplirent de larmes.

— Oh ! cet oubli ! murmura-t-elle ; ce cruel oubli !

Roger continuait à dégager la pierre et bientôt elle apparut émergeant des herbes.

Alberte déposa pieusement sur cette tombe abandonnée la couronne qu'elle portait, et le nom de Luna se trouva entouré d'œillets blancs.

Puis elle s'agenouilla, et dans sa prière pour l'âme de la pauvre Luna se mêlèrent les expressions de sa reconnaissance envers Dieu, qui, dans sa bonté, l'avait arrachée à un être sans cœur.

Sa prière faite, elle se releva, et s'appuyant sur le bras de son mari :

— Nous ferons soigner cette petite tombe, n'est-ce pas, Roger ? dit-elle, nous la sauverons d'un oubli absolu.

Et levant les yeux sur le visage loyal de celui auquel elle avait si heureusement enchaîné sa destinée, elle ajouta d'une voix basse et profonde :

— Mon ami, comment ceux-là qui ne savent pas porter un deuil peuvent-ils si hardiment affirmer qu'ils aimeront toujours ?

— Ceux-là mentent, Alberte, répondit Roger, ceux-là n'aiment pas.

— J'en ai la preuve aujourd'hui, murmura Alberte. Elle l'aimait tant, elle !

Roger lui jeta un regard de tendre reproche.

— Alberte, vous savez, ne me parlez plus jamais de cela, dit-il en l'entraînant hors du sentier.

Et elle répondit avec son radieux sourire :

— Vous ne pouvez cependant m'en vouloir de saisir toutes les occasions d'exhaler ma reconnaissance.

Ainsi, causant tout bas, bien bas, par respect pour le lieu où ils se trouvaient, ils regagnèrent le monument funèbre des Châteaugrand.

Madame de Châteaugrand les attendait.

Ils reprirent en silence le chemin de l'entrée, et aussi le mode de transport qu'ils avaient adopté.

Roger remonta à cheval après avoir fait monter en voiture sa mère et sa femme, et partit en leur disant :

— À bientôt.

Naturellement, il arriva le premier rue de Lille, à l'hôtel de la Rochefaucon, qui appartenait aux deux sœurs et dont Alberte occupait le second étage.

Il alluma un cigare et attendit le coupé dans la cour.

Et quand ces dames en furent descendues, il leur dit gaiement :

— Maintenant, revenons aux nouvelles heureuses, n'est-ce pas ? J'ai reçu ce matin l'annonce officielle de mon nouveau grade.

— Allons l'apprendre à Médéric, dit Alberte joyeusement, rien ne lui fera plus de plaisir.

— Allez, dit en souriant madame de Châteaugrand.

Roger offrit le bras à sa femme, et ils montèrent l'escalier jusqu'au premier étage. Là, ils se séparèrent de madame de Châteaugrand, enfilèrent le large corridor et frappèrent à la porte du petit salon de madame de Valroux.

— Entrez, répondit la voix de monsieur de Valroux.

Ils entrèrent, et Roger, saluant profondément madame de Valroux et madame de Bonlieu, assises côte à côte, se tourna vers monsieur de Valroux et lui dit :

— Médéric, saluez en moi le plus jeune capitaine de cavalerie de l'armée française.

— Vous êtes capitaine, Roger ? s'écria monsieur de Valroux.

— Depuis trois heures.

— Mon Dieu, Alberte, as-tu du bonheur, s'écria madame de Valroux qui avait la physionomie contrariée, ton mari avance, tu t'arranges avec ta belle-mère, tu as d'excellents domestiques. Moi je suis toujours tracassée. Croirais-tu...

Elle prit une pose indignée.

— Croirais-tu que cette baronne de Lextreville a dit à ma tante que je lui avais confié toutes les affaires de ton mariage, croirais-tu qu'elle s'est posée en confidente et qu'elle a eu l'audace de m'inviter à un thé qu'elle donne dans trois jours ?

— Je t'ai vue fort liée avec elle, il me semble, Madeleine, répondit Alberte avec un sourire qui n'était pas sans malice.

— Pas comme elle le dit, pas comme elle le dit. Je n'entends pas du tout qu'elle prenne ce genre familier. J'ai su de telles choses d'elle, que je suis bien décidée à la planter là.

« Ce n'est pas pour rien que je me suis rencontrée cet été avec Ernest de Lextreville. Il ne voit pas du tout cette femme, qui a circonvenu son père. J'ai même appris par ses réticences qu'elle connaissait les planches autrement que de nom.

« Est-ce assez horrible !

— Cela se disait autrefois, Madeleine.

— Il se disait bien pis, s'écria la chanoinesse à son tour, je n'ai jamais compris votre liaison avec elle.

— Je croyais à une calomnie, ma tante.

— Les calomnies, ma chère, ne durent pas si longtemps sans être relevées par les intéressés. Il n'y avait qu'à voir cette jeune femme, d'ailleurs. L'honneur, surtout l'honneur féminin, se lit sur le visage des femmes vraiment honnêtes. Je vous l'ai dit, elle ne m'a jamais inspiré la moindre confiance et je l'ai fort bien remise en sa région quand elle est venue se plaindre à moi de votre changement de manières envers elle, et me conter mille choses à propos de ce jeune ménage que voilà devant nous et qui, malgré elle, est le plus heureux du monde.

« À l'entendre, vous aviez arrangé avec elle le mariage d'Alberte avec ce petit Indien jaune qui avait un si beau costume de rajah à votre bal travesti.

— Avec elle, jamais, s'écria madame de Valroux, avec vous, oui, mais pas avec elle. J'ai eu le tort de lui en parler, c'est vrai, mais non point comme elle le dit.

— Allons, Madeleine, soyez belle joueuse et sachez perdre, dit gaiement monsieur de Valroux. On vous a beaucoup pardonné, bien que vous ayez beaucoup intrigué.

« Pour mon compte, je vous remercie de rompre avec cette femme de réputation véreuse. Donc, avouez-nous en toute simplicité que vous vous êtes trompée.

« Alberte et Roger sont, ma foi, assez heureux pour tout oublier.

Madame de Valroux laissa tomber son visage dans ses mains.

-- Voyons, Madeleine, fais ton petit mea culpa , et qu'il ne soit plus question de cela, dit affectueusement Alberte. Tu as voulu, pour mon bien, me faire épouser une fortune, j'ai, par une idée toute providentielle, préféré à l'étranger l'homme chez lequel, comme je l'ai dit une fois, je trouvais un Dieu, une patrie et un cœur. Tout est bien qui finit bien.

— Ah ! oui, j'ai été bien imprudente, dit enfin madame de Valroux avec le premier sentiment de contrition que son mari lui eût jamais connu.

— Et moi aussi, ajouta la chanoinesse ; mais moi je maudis tous les jours mon aveuglement, car enfin, ce mariage béni, ce mariage heureux qui me réconcilie avec tous les Châteaugrand, n'a, grâce à nos lâchetés, tenu qu'à un fil.

— Télégraphique, murmura monsieur de Valroux en riant.

Appendix A

Note: Voir le livre intitulé : la Petite duchesse.
Note: Voir la Petite duchesse.
Note: Voir le livre intitulé : la Petite duchesse.
Note: Voir le livre intitulé : la Petite duchesse.

Holder of rights
ELTeC conversion

Citation Suggestion for this Object
TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). Alberte. Alberte. European Literary Text Collection (ELTeC). ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-3CFB-4