PÉLADAN
LA DÉCADENCE LATINE
(Éthopée)
Modestie et Vanité
ROMAN
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
MCMII
I
Le passé envoûte ; le présent exorcise : l'avenir est conforme aux deux.
Le lac dort encore sous un voile épais de vapeurs grises ; le ciel, d'un bleu froidissant, blanchit comme à un crépuscule. Cette nature informe, livide et muette, n'exprime ni l'aurore, ni le printemps.
Un oiseau crie : c'est le premier bruit. De la cime d'un arbre, il a vu luire le soleil et l'annonce. Dans l'eau, des poissons sautent ; un souffle passe à travers le feuillage mouillé ; et des rayons d'or pâle, avec la rapidité de flèches héroïques, déchirent la brume dont les lambeaux traînent, comme si les fantômes de la nuit avaient brusquement jeté le suaire qui les vêt. Miroir terni par l'haleine de l'ombre, le lac luit, lourd et plombé : sous la lumière plus vive, il prend l'éclat de l'étain neuf et s'argente aux remous. Quand une invisible main a balayé la dernière buée, l'onde, graduellement, verdit, puis apparaît bleue, belle, et reflète ses bords.
Colossale figure dans ce paysage, le palais Visconti, magnifique de style, étale ses proportions emphatiques dans la très fine lumière aux pénombres violâtres.
Les deux terrasses, aux lourds balustres, forment un immense piédestal à l'édifice, qui ne semble pas construit pour l'usage individuel : on cherche sur le portique le symbole d'une idéale destination : croix religieuse ou pennon royal ; car les larges rampes du palais conduisent à une colonnade de temple ; et l'imagination suppose aisément des pompes sacrées entre les colonnes, et des hallebardes échelonnées sonnant sur les marches. L'abandon imprime au monument un caractère de tristesse, tandis que les jardins resplendissent, prospères et luxuriants.
Au bord escarpé du lac, les dalles disjointes et moussues retiennent à peine l'anneau rouillé où pourrissent, enchaînées et à demi submergées, deux barques élégantes, aux moulures dédorées, jadis luisantes de vernis.
Limace à la bave verdâtre, l'humidité a monté les degrés et des touffes d'herbes folles se dressent en panaches, sur la rampe rompue et tronçonnée.
La première terrasse à la balustrade de marbre est peuplée de citronniers aux fruits d'or pâle, d'orangers aux boules de cuivre rouge.
Les gradins conduisent à une esplanade aux cyprès séculaires rangés avec une symétrie intentionnelle et fatidique.
Des statues qui, neuves, seraient laides, montrent leurs cous décapités, leurs bras sans mains, banales mais nobles, significatives d'un luxe ancien. Plus haut, se développe la colonnade dorique qui constitue le palais, ouvrage singulier et prestigieux d'un élève de Palladio.
Les baies ont la hauteur des entre-colonnements ; au-dessus, un seul étage règne et cette disposition, faite pour l'œil, étonne la réflexion. C'est moins une demeure qu'un décor pour un noble drame, l'appareil architectural d'un théâtre de Taormina. Derrière le monument, une forêt de châtaigniers escalade une haute colline, encadrant la pierre dorée par le soleil, d'une verdure presque noire.
Quelles passions développèrent leurs péripéties dans ce cadre de tranquille majesté ? Les paroles enflammées ou amères certainement affectèrent une expression contenue où le mot bienséant n'éteignait pas la chaleur de l'haleine ; les gestes furent sans doute tragiques, évocateurs de sang versé. Jamais le caprice petit et pâle ne sut se plaire parmi ces colonnes et ces cyprès. Ici, des âmes puissantes de désir s'enfoncèrent dans leur joie ou leur peine, comme font les mystiques et les obsédés. Quelle fut l'histoire de ce beau repaire, construit dans le pur humanisme et que les nobles Visconti n'habitèrent jamais qu'incidemment ? Ce lieu vraiment exceptionnel ne convenait qu'à certaines heures de la vie, où l'homme, par la plénitude de la joie ou l'extrémité de la détresse, ressemble au héros.
Au-dessus de l'attique, un volet s'ouvre et une jeune fille, presque une enfant, les yeux vagues encore, la chevelure confuse, dans le blond désordre du lever, appuie ses bras nus sur la fenêtre, aube vivante souriant au frais éveil, aurore de beauté et de grâce venant saluer la virginale lumière du jour.
Le rayon baise la joue vermeille ; la pure haleine se mêle à la brise : les deux matins se contemplent, se sourient et s'aiment ; ils rayonnent, en même temps, une identique et pure lumière.
Mais le rideau glisse pudiquement ;
Une barque lourde de pêcheur passe.
Triste, un homme y est assis : il regarde comme s'il revoyait un des théâtres de sa vie.
Il fait signe au rameur de s'arrêter : ses yeux noirs et fatigués à la studieuse clarté des lampes s'ouvrent pour aspirer des visions du passé.
Avec cet instinct sentimental propre à la race italienne, le batelier cesse de siffler l'air de Verdi qui rythmait son effort, comme s'il respectait la soudaine méditation de l'étranger, et, curieusement, il étudie, sur son visage, le reflet de la mystérieuse villa.
Sombre d'aspect, vêtu de ces habits confectionnés que tout le monde peut mettre et qui ne vont à personne, le contemplateur ressemble à la fois à un philosophe et à un prêtre.
Ses longs cheveux gris tombent sur le collet du manteau : et, sous le grand feutre, le regard luit, impérieux.
Sa bouche aux lèvres minces, abaissée à ses coins par une habitude du déplaisir accepté, et son nez fin, grand et mince, décèlent la double influence de Saturne qui voue à la solitude et de Mercure qui inspire les inventions.
D'une voix lasse et brève, en parfait italien, il interroge :
— « Qui habite la villa, maintenant ? »
— « Personne ! » dit le pêcheur, « les jardiniers et une jeune fille, une fillette encore... »
— « La princesse Isabella ? »
L'autre a un jeu de physionomie évasif, intraduisible.
— « Elle est... par le monde. » --- « Ne vient-elle jamais ? »
— « Pour aimer !... Quelques jours !... Quelquefois ! »
En cinq mots, une existence compliquée se déroule.
— « Où est-elle ? »
— « Qui le sait ? »
— « Sa sœur, la Camaldule ? » interroge encore l'étranger.
— « Sorella Rosa-Bianca va changer de couvent : car la Chambre a supprimé le cloître de Montanillo. »
Brusquement un ordre est donné.
— « Aborde ! »
Le batelier relève ses rames et pointe vers la villa.
L'inconnu reprend :
— « Le vieux Gugliemo ? »
— « Oh ! il est mort, depuis des ans ! »
— « Et Margarita ? »
— « Retournée au pays, en Piémont... Votre Seigneurie paraît beaucoup connaître les gens de la villa Visconti ? »
A ce moment la proue touche aux dalles du débarcadère : mais l'étranger a changé de dessein.
— « Combien, d'ici Monza ? »
— « Une grande heure. »
— « A Monza ! »
— « D'autant plus », ajoute le pêcheur, en renversant ses rames, que vous y trouverez le notaire des Visconti qui reçoit le prix des châtaignes et des feuilles de mûrier... il pourra vous renseigner. »
Puis, changeant d'idée :
— « Votre Seigneurie m'excusera, mais elle parle l'italien avec le meilleur accent milanais, et cela m'étonne d'un étranger ? »
— « Qu'est-ce qu'un étranger ? » fait l'inconnu. Cette question tombe, comme une pensée qui s'exprimerait pour elle-même, et le rustre sent si bien que cela ne s'adresse pas à lui qu'il réfléchit, un temps, avant de dire :
— « L'étranger est celui qui sent autrement que ceux qui l'entourent ! et seriez-vous né dans mon village, que nous serions encore étrangers, l'un à l'autre, vous et moi ! »
— « Bien », dit l'inconnu, très bien même pour un homme de glèbe. Qui crois-tu que je sois ? »
— « Votre Seigneurie ? un ancien prêtre ou un acteur ! »
Le voyageur se tait longtemps. Le batelier a repris le brindisi de la Traviata.
— « Que sais-tu sur la princesse Isabella ? »
— « Ce que sait chacun ! »
— « Elle ne s'est pas mariée ? »
— « Devant le prêtre ? Non ! »
— « Que dit-on d'elle, sur le lac ? »
— « Qu'elle est belle, toujours ! » L'inconnu réfléchit.
— « Isabella a quarante ans. »
— « La princesse n'a pas d'âge ; et, si elle regardait mon fils de vingt ans, qui est beau comme une statue, mon fils la suivrait. C'est... comme la jettatura : elle a une force qui attire... » Et le batelier n'achève pas sa définition.
— « Regarde-t-elle encore de ce regard qui fascine ?.. »
— « Encore, oui ! et ce regard luira dans ses yeux jusqu'à l'abaissement dernier de sa paupière ! Ah ! elle aura un purgatoire pénible, à moins que sa sœur Rosa-Bianca n'intercède pour elle ! Cloîtrée, on doit être une sainte ! » --- « Malgré qu'elle regarde encore de ce regard, on la respecte ici ? »
Le batelier s'étonne :
— « Une Visconti reste toujours et pour tous, Visconti ! »
C'est le dernier mot.
Le pêcheur reprend son sifflement, et l'inconnu sa réflexion, tandis que le soleil rayonne sur le lac, magnifiquement.
II
Une ressemblance est un destin.
— « Ne reviendra-t-elle jamais la fée qui me transporta de la chaumière natale dans ce palais solitaire ? J'ai cru qu'elle allait m'aimer et me garder auprès d'elle. Je l'entends encore s'écrier : « Un Luini ! un Luini ! » Je la vois donner de l'or à ma vieille grand'mère ! Elle m'emporta dans sa calèche, comme un amateur enlève un objet d'art précieux et qu'il a peu payé.
« Depuis, j'étudie chaque jour avec vous, Padre, et je contemple le lac : c'est ma vie ! »
Le prêtre de campagne, maigre et long, et qui devait un peu d'aisance à son préceptorat, répondit :
— « La princesse Visconti, que Dieu garde, est venue, il y a moins d'un an ! »
— « Pour peu de jours, et, comme chaque fois, escortée d'un nouveau cavalier. Je n'osais me montrer, je n'osais ouvrir ma fenêtre : car j'ai vu, à travers les cyprès, la princesse et son compagnon s'embrasser, comme on s'embrasse dans les tableaux. »
— « On ne doit pas juger sa bienfaitrice, Giovanna, ni chercher à comprendre ce qui n'est pas de votre âge. »
Et il remua sa tabatière de corne entre ses doigts gauches.
— « Savez-vous ce que disent les jardiniers ? » Avec un geste vif de négation et la voix subitement inquiète, il s'écria :
— « Je ne veux pas le savoir ! »
Giovanna justifiait l'exclamation enthousiaste de la princesse Visconti : c'était un vivant Luini, c'est à-dire un Vinci sans subtilité, simplifié jusqu'à ne plus signifier qu'un sourire tendre. Sensuelle sans perversité, vertueuse sans mysticisme, mais douce et de si bonne volonté, elle rayonnait une séduction délicieuse, faite de paix et de rêverie.
Monna Lisa, cette majesté dans la complexité, déconcerte le spectateur. Il doit croire fortement en lui-même, pour la défier. Des flèches de pénétrante ironie pointent sur l'arc des paupières, sur l'arc des lèvres, et les mains si paisiblement croisées menacent de griffes invisibles. Le caractère général dédaigne. Comment séduire cette créature tellement haussée qu'elle n'appartient plus à la zone amoureuse ! Il faut la voir hors du sexe, pour la déchiffrer. Cette complication expressive désoriente la concupiscence et n'agit plus que sur l'entendement, comme une énigme.
Pour que les âmes tendres jouissent de la beauté lombarde, Bernardino puérilisa le charme du maître, il mit un cœur à la place du cerveau et peignit des vierges sans tentation, des éphèbes purs.
Giovanna, blonde aux grands yeux bleus, aux traits petits et réguliers, charmait comme une fleur, ou un fruit, sans intéresser la pensée.
Cependant, elle avait subi l'emprise du palais singulier ; et la solitude fécondait sa rêverie.
— « Le lac, Padre, est un miroir magique où la vie que j'ignore se reflète avec ses couleurs et ses figures ; il m'a plus appris que vos leçons ; la princesse seule m'en dirait davantage. En contemplant l'eau calme pendant des heures, un secret m'a été révélé : le secret de la vie. »
— « Oh ! » fit le prêtre, « le secret de la vie est le secret de Dieu ? »
— « Le secret de la vie ! La princesse change sans cesse de cavalier ; vous êtes savant et malheureux ; j'habite un palais et me sens, par moments, plus misérable que la petite mendiante des routes ! Le secret de la vie est la nécessité de pleurer pour l'amour, pour le pain ou pour la solitude. Inutiles sont nos efforts, la souffrance nous veut et toujours nous atteint. Autant conserver sa douleur coutumière et imiter le lac, qui paraît heureux, à ses heures d'immobilité. »
— « Ma fille, » répliqua le curé, « le secret de la vie est dans la mort ou mieux dans l'immortalité. Il faut souffrir fatalement et la résignation sera toujours le meilleur bouclier, avec la prière. »
Giovanna fit une moue dédaigneuse à cette réplique médiocre. Puis, son âge démentant ses paroles de désenchantement prématuré, elle courut devant elle, gaminante, abandonnant le prêtre qui ouvrit son bréviaire.
Instruit en faits, en dates, en règles, comme il convient à un pédagogue, Girolamo se défendait d'une idée personnelle, comme d'un péché sans plaisir.
Fils de paysan, admis au séminaire pour sa mémoire surprenante du catéchisme, prêtre dédié aux pauvres cures, vivant mal et craignant le pis, il ne jugeait personne, se rapetissait et s'humiliait pour mieux conjurer le sort.
La fillette s'arrêta dans son papillonnage à un bruit insolite qui venait de la route.
Dans ce séjour de silence, l'oreille percevait les sons avec subtilité, ne confondant pas les sonorités du lac avec celles du mont.
Or, le chemin, qui passait au flanc de la villa avant de contourner le rocher, ne résonnait d'ordinaire que sous les roues d'une voiture de fournisseur.
Cette fois, les sonnailles de plusieurs charrettes tintaient claires dans la rumeur d'une bande de ruraux qui se fût hâtée.
Giovanna écouta encore. Chaque fois que la princesse était venue, l'écho avait retenti de cette sorte.
Elle eut un élan et s'arrêta palpitante ; elle craignait d'être déçue. L'arrivée de la princesse lui représentait à cette heure l'allégresse qu'elle aurait plus tard à celle d'un amant. Isabella Visconti incarnait, devant l'esprit de cet enfant, toute la vie et son impérieux mystère.
La rumeur croissante se rapprochait et, bientôt, une cohue d'ouvriers, de paysans et de paysannes recrutés à la hâte, envahirent le palais, avec un faux air de Jacquerie ; et, dans une inextricable confusion de gestes et de cris, commencèrent à décharger les véhicules.
Le notaire Mariotto, rouge, rond et criard, orchestrait ce désordre par des commandements confus.
Bientôt, les caisses et les malles encombrèrent le vestibule à colonnes.
— « Ce soir, pas un grain de poussière, pas une toile d'araignée, et il y aura bonne main ! »
Il lançait ainsi la troupe rustique armée de balais neufs, de plumeaux et de torchons. Apercevant Giovanna raidie d'émotion :
— « Signorina, la princesse revient pour toujours ! »
— « Pour toujours ! » s'écria l'enfant, et elle joignit les mains, incrédule et ravie.
Le prêtre avait relevé les manches de sa soutane, prêt à se rendre utile.
La villa bourdonna bientôt comme une ruche : on lavait les vitrages et les dalles ; les plumeaux ravivaient l'or des cadres et la poussière sortait des meubles sous la tapette rudement maniée, en nuages épais.
Giovanna s'appliqua à ranger la chambre de la princesse. Cette pièce, trop vaste avec ses quatre baies, manquait de confortable : sauf une chaise longue, les meubles en bois sculpté et doré avaient un caractère d'apparat.
Tout le matin, ce fut une fureur de nettoyage : à midi, on mangea à peine, sans une minute de sieste et, sitôt, le branle reprit brusque, entêté, suant et criant. Au soir, la bande entière se trouva réunie, besogne mal faite mais suffisante à l'œil, et reçut du notaire la bonne main promise, puis s'entassa dans les charrettes vides.
Le prêtre voulait rester pour saluer sa bienfaitrice.
— « L'ordre est formel ! » s'écria le notaire. « La princesse ne veut pas même me voir, moi ; elle viendra en bateau, et sera reçue, selon son désir, par la signorina. »
Celle-ci désirait plaire ; elle se souvint qu'Isabella l'avait louée un jour qu'elle était en blanc et la chevelure à l'air. Elle mit une robe de mousseline, répandit ses cheveux d'or pâle, et, seule, vint au bord des marches moussues. A ce moment, le lac reflétait les tons meurtris du crépuscule grandissant ; des bandes rouges et violettes oscillaient comme des rubans entre deux eaux. Une barque parut au tournant du promontoire, sombre sur l'onde métallisée.
Isabella Visconti y était assise, dans sa robuste majesté.
L'enfant, de ses mains unies, envoya des baisers, puis tendit ses bras minces.
La princesse se dressa avec une souplesse imprévue, et, appuyée à l'épaule du batelier, elle toucha d'un pied ferme la marche mouillée, regardant son Luini de ses grands yeux sombres.
Un moment, les prunelles noires plongèrent dans les yeux bleus et limpides, avec la force d'une interrogation sans tendresse. D'un pas souple, la femme atteignit l'enfant et l'embrassa longuement comme elle eût respiré une fleur : puis elle soupira. Cette extrême jeunesse, comme un fatal miroir, lui réverbérait sa maturité. D'un bras protecteur, elle colla Giovanna à son flanc et marcha, lente, muette, vers le palais déjà couvert d'ombre.
Aucune parole ne fut prononcée : la vierge regardait, avec une curiosité tendre, le masque tragique d'Isabella aux lignes dures accentuées par la concentration. Les jardiniers, habitués aux fantaisies de leur maîtresse, s'inclinèrent de loin.
Le bain était prêt : Giovanna donna les derniers soins à la petite table fleurie chargée de plats froids et attendit, heureuse. Car, arrivée sans cavalier, Isabella venait pour longtemps.
Quand la grande dame parut en peignoir sombre, les cheveux libres, pareille à une figure de tableau, la jeune fille eut un mouvement involontaire de pitié.
— « Mia diva, vous avez souffert ? »
De sa voix de contralto, trop sonore, Isabella répondit seulement :
— « J'ai vieilli ! »
— « Non, » dit Giovanna, « vous êtes belle ; mais votre œil est plus noir, votre bouche plus fermée, votre geste plus las ! »
— « J'ai vieilli, te dis-je. »
L'enfant secoua gracieusement sa tête blonde.
— « Vous avez souffert ! »
— « J'ai souffert, oui. Je ne puis le faire mes confidences ! Quel âge as-tu ? »
— « Bientôt seize ans. »
— « Seize ans ! » répéta Isabella, et son visage s'assombrit à ce rappel du temps écoulé, du temps qui efface la beauté en laissant au cœur l'ancien désir.
— « Je ne sais rien de la vie ! » reprit Giovanna, « mais j'ai rêvé, et le lac qui est enchanté parle à l'âme attentive. »
— « Tu rêves ? De quoi peux-tu rêver ? »
— « De vous, mia diva !»
Cette flatterie ne plut pas ; elle semblait mensongère.
— « Vous ne comprenez pas, diva, ce que vous êtes devant mon imagination, et quel prestige vous revêt aux yeux de la petite recluse... »
« Celui qui revient des Indes ou le condottiere de tragiques aventures, ne hantent-ils pas l'esprit du sédentaire qui n'a jamais pu changer le décor de ses jours confinés ? Vous incarnez la vie et son inconnu, pour moi qui songe au lieu de prier, mais qui vis, aussi loin du monde que sœur Rosa Bianca. »
— « Celle-là est heureuse, peut-être ! Elle a renoncé tout de suite et de plein gré, » murmura Isabella.
L'orpheline s'empressait à servir. Secouant ses pensées accablantes, la princesse s'informa des menus faits, des récoltes, du train de la villa, du curé, sans écouter les réponses à ses questions.
La fillette se tut, attristée de ne pouvoir lutter contre cette pensée fixe qui ne s'exprimait pas ; elle eût voulu devenir soudain la confidente de la bienfaitrice, autant par curiosité que par tendresse. Mais cette soirée si émue la rendait à sa jeunesse et à l'habitude ; et sa jolie tête appesantie avait des mouvements de défaillance ; ses yeux se voilaient.
Avec une bonté imprévue, Isabella voulut la coucher et quand l'enfant ravie s'étendit dans son lit blanc, avec la princesse près d'elle, qui lui arrangeait l'oreiller, souriante et maternelle, elle vécut un doux moment et s'endormit heureuse, une prière aux lèvres.
Isabella contempla ce front pur, longtemps ; puis, revenue dans sa chambre, elle se laissa tomber sur la chaise longue, avec un découragement inexprimable.
La nuit étoilée s'encadrait dans la baie ouverte, et, sans doute, lui rappelait d'anciennes joies désormais abolies, car elle tira les rideaux et se mit à marcher d'un pas lourd d'être vaincu et mal résigné, allant d'un bout à l'autre de la vaste pièce.
Une idée l'arrêta dans ce mouvement morne, et un nuage d'espoir passa dans ses yeux. Elle avait subitement trouvé un palliatif à son humeur.
Elle chercha, dans la valise béante, un encrier et un buvard, et, poussant d'un geste brusque les choses de la table qui se heurtèrent avec un son clair, elle écrivit, non comme aux heures où l'âme déborde et bouscule l'expression, mais lentement, avec de grands repos. Sa pensée se formulait mieux par l'écriture ; elle relisait avec curiosité la page vite pleine de hautes lettres dominatrices.
III
On ne s'arrête point dans le péché on est arrêté par la vie hostile
Lago di Como, Villa Visconti.
Lionardo mio ! Je vous écris du lac de Côme, où je suis revenue pour y finir mon harassante vie. Venez avec vos livres, vos fioles, vos machines ; venez avec votre lassitude qui doit égaler la mienne et vieillissons ensemble, voulez-vous ? Votre Américain ne vous fournira rien de plus que moi, pour la suite de vos recherches ; ma fortune a survécu à ma jeunesse et je peux mettre de l'or dans votre creuset d'alchimiste. Venez, surtout, au nom de votre amour ancien ; il reste vénérable surtout pour moi qui maudis ma nature avide et inquiète.
Je fus maléficiée. C'était mon destin de courir le loup-garou, vos exorcismes n'ont pu me guérir ; l'âge, l'âge, épouvantable bersaglier, a fait mieux. Du moment que je regarde au front, il n'y a plus qu'un homme au monde : vous ! Et quelle autre que moi vous admire, maître sans œuvre !
La Maçonnerie continue sa guerre à l'Église : on va chasser de leur retraite beaucoup de religieuses. Je ne mentionne ce fait que pour l'espoir qu'il me donne de revoir ma sœur Rosa-Bianca, la Camaldule. Elle doit être lasse du cloître, comme je le suis du monde, comme vous l'êtes à la science ; à nous trois, nous formerions le plut étrange sanatorium de l'âme. L'ennui ne s'immiscerait pas entre de tels personnages ; chacun a touché le fond d'un gouffre et revient d'un enfer : chacun a donc des souvenirs et peut parler pour dire quelque chose gui sonne plein.
Déjà j'ai négocié, par le cardinal Pallavicini, une licence de séjour auprès de moi, pour la cher nonne.
Venez, sinon dites-moi où je dois vous envoyer ma confession.
J'ai retrouvé ici la petite Giovanna, le Luini qui j'avais acheté à la paysanne de Varèse ; c'est uni merveille de beauté et de gentillesse : le cœur est joli aussi !
Quand j'évoque cette foule qui constitue mm souvenir, je suis prise de honte et de jactance ; je me parais une ogresse, une tarasque. Je n'ai été qu'une pauvre bête qui n'a pas trouvé à se nourrir.
Je prévois votre pensée et le reproche qu'elle contient. Pourquoi ne vous ai-je pas aimé ?
Si je le savais, je me comprendrais et j'en suis plus loin qu'à aucun moment. Mon cœur est un chemineau, comme on dirait en français ; il se déplace pour être ailleurs et non pour être mieux ; maintenant, le voilà immobile, ce cœur qui a tant battu et qui se résigne enfin, parce que le temps a griffé ma tempe, sillonné mon cou, épaissi et fatigué ma chair. Je suis Marie l'Égyptienne, sauf le repentir. Ai-je fait vraiment du mal, sinon à moi-même ? La vieillesse m'effraie !
Venez ; maintenant, je vous comprendrai mieux et, surtout, je vous écouterai.
Je ne peux pas tourner à la dévotion, vous me tournerez à la science : faute d'amour, nous ferons de l'or. Vous disiez que la Jouvence et la perfection métallique sont un seul et même secret.
Nous le chercherons ensemble. O illusion masculine de croire vraiment spirituelle la queste du grand œuvre : vous êtes un amoureux du mystère, un galant de l'inconnu ; votre concupiscence, plus haute que l'instinctive, je l'accorde, ne poursuit comme elle qu'une vibration subtile.
Courbé sur l'athanor, vous vous croyez un penseur, vous n'êtes qu'un passionné. L'alchimie, vous la pratiquez comme une débauche.
La femme ne trouble pas vos cogitations : vous n'êtes séduit que par les prestiges de la grande Maïa et ne touchez qu'au voile d'Isis : et vous vous perdez aussi sûrement que l'homme sexuel.
Donner de beaux prétextes à nos agitations, habiller la réalité de volontés et de doctrines, cela a toujours été la façon des nobles êtres. Les mouvements de l'instinct et de la perversité, nous les appelons amour, ambition, gloire : et ces mots suffisent à masquer la sinistre contingence.
S'être trompé et le connaître, quand il n'y a plus assez de temps pour changer d'erreur, et varier son leurre : voilà ma rancœur.
J'ai cru à l'amour, à l'amour sans épithète, ni d'élévation ni de matérialité, à l'amour tel qu'il se meut de lui-même. A cette foi j'ai sacrifié les vertus génératrices de la paix.
Je suis tourmentée, au delà de ce que je peux dire : je me vois, tour à tour, monstrueuse ou héroïque, je m'admire souvent et aussi je me méprise. Il me faut mes deux témoins, ma sœur et vous, pour que je procède au jugement de mon âme. Nos vocations si tranchées font de nos trois personnalités un incomparable total d'humanité. Vous avez repensé le legs entier de la philosophie ; j'ai flambé ma vie au feu de la passion, et Rosa Bianca, la vierge cloîtrée, a, peut-être, sur les ailes d'un amour suréminent, franchi la zone terrestre, elle a vu --- qui sait ? --- ce que je rêve et ce que vous concevez.
Je veux nous réunir et je frémis à penser que la religieuse et le mage n'auront rien à me dire de judicieux et de sauveur. L'erreur est la condition même de notre existence.
Enfin, venez au nom du pissé qui fut amer pour vous, au nom de l'avenir qui sera tranquille, en tous les noms qui agissent sur vous. Venez !
L'impériosité de cet appel surprendrait un autre. Il y a des années que je ne vous ai vu ; je vous écris où je vous suppose, à Baltimore, chez votre Américain. Comment pouvez-vous vivre si loin de la terre latine : moi, je mourrai méditerranéenne.
Depuis que j'ai renoncé à l'amour, je pense à vous, si rare compagnon spirituel et je découvre la pauvreté du cœur féminin en amitié. Ai-je jamais songé que vous puissiez souffrir de la vie ? Je vous savais seul et condamné à collaborer aux fantaisies scientifiques d'un millionnaire, et, par conséquent, dépendant ; et je n'ai jamais eu l'idée si simple de distraire, sous une forme acceptable, quelque chose de mon revenu pour donner la paix de ses recherches à celui que j'estime le plus au monde, tandis que je payais les dettes d'un stupide bellâtre que j'aimais stupidement.
J'ai été trompée, mon ami, moi ! Ah ! ce fut terrible et si je n'ai pas tué, c'est que j'ai eu peur du ridicule. A notre époque, une Visconti tomberait dans le fait-divers et y coudoierait la grisette abandonnée et l'ouvrier jaloux ? Non !
J'ai été trompée, non pas une fois et par circonstance, mais souvent et pour un motif épouvantable, l'âge ! Non celui en chiffre : à quarante ans une femme de ma sorte n'est pas une vieille femme : mais celui qui s'inscrit aux tempes, aux paupières, au cou. En vain mon corps garde sa beauté, ma face n'a plus assez de fraîcheur pour l'amour :
Quelques plis à la peau, quelques touches jaunes dans la carnation, et l'amour s'enfuit.
Cette grande chose, que j'ai crue la chose unique, dépend de si peu. Je n'ai connu ni la maladie, ni la misère, ni les deuils, j'ai perdu un peu d'éclat et tout m'échappe ! Désorientée pour le reflet d'une ride dans les yeux de l'aimé, je me souviens de ma sœur, je me souviens de vous, et je vous appelle tous deux, dans ma détresse dérisoire et cependant si poignante. On ne sait jamais comment les autres souffrent ; le pourquoi n'y fait rien. On souffre selon son cœur, et non suivant le motif.
Vieillir n'a pas le même sens pour vous et pour moi. L'intelligence mûrit là où la beauté se fane. La jeunesse de l'esprit ne signifie ni sa gravité, ni sa force et le cœur ne sait aimer que trop tard !
N'est-ce pas exaspérant d'être arrêtée au moment où on voit clair, où l'on va s'élever !
Oh ! je ne divague pas, je sens combien je suis riche de l'âme et ce que je puis donner ; monnaie dépréciée par une paille, or terni par un peu de temps, je n'ai plus cours, je dois me terrer.
« Pourquoi, direz-vous, au lieu d'élire un être de bonne trempe avez-vous préféré les superficiels, les « hyliques », comme vous les appeliez. Une attraction ne se raisonne pas. S'abandonnerait-on à une passion, si elle n'était plus forte que notre réflexion ? Il n'y a qu'une sagesse, celle de ma sœur Rosa-Bianca : renoncer. Elle a, sans essai, sans hésitation, abdiqué sa part de vie sociale et passionnelle : moi, je suis expulsée de la vie, disgraciée par elle. Et je rage : car la résignation veut des forts ou des faibles et je suis seulement une femme qui a toujours aimé. Ce que vous pensez de mes amours, je l'entends : ce pluriel seul suffit à exciter votre mépris. Je pourrais aussi railler vos inventions : vous n'êtes pas le savant d'une science, mais l'esprit le plus dispersé qui soit ; vous prétendiez légiférer l'architecture et la prophylaxie ; découvrir une table multiplicatrice des formes et inventer une méthode de callipédie ; de la médecine à l'esthétique, vous avez oscillé. Si vous mourriez, que resterait-il de votre activité ? Un souvenir étonné dans quelques mémoires et qui mourra avec elles. Ne me regardez donc pas du haut de vos concepts : soyez bon étant blessé aussi : et que le Samaritain soit notre exemple et le patron du revoir.
A l'idée que ma lettre peut me revenir sans vous avoir touché, j'ai l'impression d'un effroi : j'ai besoin de vous, comme un malade a besoin du prêtre. J'ai besoin de commentaires, de dissertation. J'ai besoin de parler démesurément de tout ce que j'ai fait et ne ferai plus ; et aussi d'écouter longuement des discours profonds, subtils et renaissants sur le seul sujet qui m'importer a jusqu'à la fin : l'amour.
A quarante ans, une grande dames devrait n'être plus que mère et dévote : et je n'ai pas d'enfant et ma foi de charbonnière me laisse sans secours.
Il faut qu'une intelligence s'applique par charité à m'étudier : je ne peux pourtant pas vraiment vivre, sans opinion sur moi !
Figurez-vous le plus étrange phénomène et qui me donne un frisson de démence. Je ne distingue personne entre ceux que j'ai aimés ; même le dernier, celui qui fut félon, celui qui m'a brisée, se confond avec ses prédécesseurs : mon souvenir fait de tous ces hommes, l'homme, et à exprimer cela, je me crois folle.
Je ne le regrette pas lui, ni un autre.
Je n'ai donc aimé que l'amour. Suis-je idéale ou abjecte ? Sur mon salut, je n'en sais rien.
A qui puis-je dire une pareille étrangeté ?
J'ai parlé à des confesseurs prétendus experts, à des théologiens subtils, à des viveurs pleins d'expérience. Avec des mots différents, ils m'ont dit que j'étais une malade.
Or, je ne pouvais m'abaisser à expliquer que mes amours n'étaient point des déportements, que la chair n'y avait pas plus de place que chez les autres femmes de ce temps, que j'étais une âme avide d'émotions, et non un être lamentable et anormal.
Vous le savez, vous qui m'avez aimée et qui m'avez vue aimer, ma sentimentalité fut toujours puérile ; je niaise et je ramasse avec ravissement la pâquerette de l'émotion.
Depuis des années, j'ai fait mes efforts pour augmenter la vibration morale et je n'ai trouvé de la tendresse sans impériosité que chez les jeunes gens. On a vu du vice, là où je cherchais sincèrement des êtres de sentiment. Qu'importe ce qu'on a vu et ce qu'on voit ? J'ai toujours vécu d'une vie si intérieure que j'ai préféré être calomniée que connue.
Ah ! Messer Lionardo, je ne recevrai donc plus de lettres d'amour désormais ; je ne contemplerai plus ces yeux de paradis de l'amant qui désire ; ma main ne touchera aucune main frémissante, je ne donnerai plus la vie à un cœur.
Oh ! comme je vais souffrir, morte vivante, harcelée par le souvenir.
Venez me confesser, me diriger, venez m'aimer d'amitié sereine, afin que je sois fidèle à mon vœu nouveau, sans périr ; venez en frère, généreusement, malgré mes torts, malgré mon long oubli.
Je vous ai refusé autrefois : maintenant, je vous appelle sans fausse honte, parce qu'entre nous il y a trop d'orgueil pour qu'on mente ou qu'on se disculpe. J'ai été absurde, femme et amie indifférente : soyez bon et soyez affectueux, ce sera votre revanche, la seule vraiment digne de nous.
Je vous attends, comme si vous étiez ma conscience perdue.
Venez, Lionardo, venez consoler la Dame du Lac, l'orgueilleuse, digne aujourd'hui de pitié.
ISABELLA VISCONTI.
IV
Plusieurs ne sont pas de leur temps, ni de leur race, ni de leur sexe.
Certains êtres présentent un aspect archaïque et les traits d'une époque ou d'un lieu, avec tant de précision qu'on les reconnaît, pour avoir vu leurs portraits dans les musées ou sur les estampes.
Celui-ci sort d'une fresque florentine, celui-là d'un cadre vénitien, cet autre d'une allégorie flamande.
Ces revenants, vêtus de nos modes, viennent-ils à exprimer leurs pensées, l'illusion se dissipe : malgré la tête et l'allure, ils se révèlent contemporains, aussi peu anachroniques que des acteurs grimés, avant ou après le spectacle.
Du passé, ils n'ont que le masque.
Quel étonnement si leurs paroles d'accord avec la physionomie, exprimaient une ancienne mentalité.
La princesse Isabella Visconti manifesta ce phénomène : elle fut, dès quinze ans, une Lombarde de la Renaissance, sans autre frein que sa volonté.
Cette volonté ne s'orienta pas vers l'ambition ; elle ne se souvint jamais de la gloire ancestrale. Un unique penchant l'inclina vers la recherche amoureuse. Elle aima sans relâche, sans cynisme, comme le savant étudie, comme l'artiste œuvre, comme le moine prie, appliquée, exclusive ; et cette prodigieuse unité du cœur la fit calomnier. On ne comprit pas cette persévérance amoureuse ; on la qualifia durement, selon les lois de la morale apparente.
Habitués à n'étudier que les protagonistes des annales, nous ne concevons pas la vie intérieure d'autrefois. Les chroniques ne mentionnent que les exceptions, les traits scandaleux et bizarres ; et, pour le lettré lui-même, une princesse italienne doit répondre à un signalement animique de perversité et d'intrigue, de violence et de noirceur.
En contemplant les portraits où le type lombard rayonne sa grâce sérieuse et tendre, on quitte ce parti pris de trouver du poison et du meurtre dans l'ombre que projette la beauté. Même au XVe siècle, il y eut des amoureuses sans férocité et qui gardèrent la pacificité dans la passion.
Obéissant, sans même le soupçonner, à l'idéal chrétien, les poètes n'ont chanté que l'amour unitaire : la musique a dit ses ultima verbapar les lèvres de Tristan et d'Yseult. Hors d'un seul être, point de noble amour : telle la devise lyrique. Au réel, le phénomène sexuel se produit moins individualiste, et, si le personnage de Don Juan, malgré son apparence assez banale, a préoccupé les plus hautes imaginations, c'est qu'il symbolise un secret redoutable aux mœurs, insoluble à la psychologie, telle qu'il convient de l'enseigner.
Il existe un amour de l'amourqui ne s'avoue pas plus en fait qu'en poésie, car il participe trop de l'instinct ; il choisit, mais sans se fixer, et ressemble à ce mouvement de Chérubin qui aime, à la fois, sa marraine, Rosine, Fanchette et peut-être Marceline.
Or, la princesse incarnait l'âme de Chérubin, mais sérieuse, profonde, presque tragique ; et elle avait passé l'âge de la Comtesse.
Elle offrait au monde une passionnalité indéchiffrable. Depuis le soir où elle avait paru à un premier bal, scandalisant la société milanaise par sa sincérité, nulle modification ne se produisit dans sa vie. Elle se montra, à seize ans, telle qu'elle devait rester : le mariage ne vint pas interrompre une coquetterie si intense qu'elle ressemblait à un vice.
Elle écouta l'initial propos d'amour avec ravissement : ses yeux, au lieu de se voiler devant le regard du désir, s'ouvrirent pour le mieux recevoir ; elle ne retira pas sa main de la main frémissante du cavalier ; elle ne refusa pas la fleur de ses cheveux, et fut franche, en dépit des mœurs. L'hommage la touchait ; elle le laissa voir ; son oreille, complaisante aux tendres paroles, ne se détourna pas ; et, le lendemain, on la vit aux fenêtres du palais, attentive et souriante aux piétinements de l'amoureux. Il écrivit et, si elle ne répondit pas, ce fut grâce à l'intervention de sa mère irritée.
Malgré la pression familiale, elle répugnait au mariage ; elle préféra, à l'émancipation qu'il procure, une assez étroite dépendance et la liberté future.
Au reste, l'alarme, vite conçue, se dissipa ; on avait craint des écarts de tempérament, une fragilité s'émiettant en scandales et la suite démentit ces pronostics.
Isabella n'était pas coquette, au sens coutumier. Elle ne cherchait pas ce suffrage général, qui seul existe pour la Française. Dans une soirée, elle ne voyait personne, jusqu'à ce qu'elle avisât un homme, qui enlevait alors son attention entière et la gardait.
Le flirt ne qualifiera jamais les mœurs d'une femme latine et la galanterie s'entend en mauvaise part.
Il n'y a pas de définition brève pour une tendance qui n'évoque pas Célimène, puisqu'il s'agit de n'accorder son sourire qu'à Alceste, et qui mobilise trop de sensibilité véritable, pour rentrer dans la formule mondaine.
Comme antithèse à ce problème, sa sœur Rosa-Bianca manifesta, de bonne heure, un dédain instinctif du propos d'amour. Aussi belle qu'Isabella, elle se défendit des hommages avec une pudeur ennuyée et tourna vers la dévotion, moins par mysticisme que pour fuir la sexualité.
A la mort de leur mère, chacune suivit sa voie : Rosa-Bianca entra comme novice aux Camaldules et Isabella se consacra à l'émotion amoureuse. Le monde la vit sans cesse accompagnée et on conclut à de la débauche ; l'opinion se trompait.
Ce fut une suite d'essais et de préfaces, un avide tâtonnement, une recherche indéfinie pendant des années. La plupart de ces aventures ne se dénouèrent pas, n'ayant jamais été nouées. Il suffisait de parler tendrement avec une voix chaude pour être écouté, et même obtenir un rendez-vous ; mais aux genoux de la princesse, dans le silence nocturne, le galant n'était point encore victorieux. Charmée par la musique de la voix passionnée, échauffée par le magnétisme du désir, la princesse vivait un rêve impersonnel, qu'une attaque trop sensuelle résolvait. Cette résistance au désir d'autrui n'était que l'expression de son goût ; elle voulait de l'amour ce qu'on en voit au théâtre ; sa sensibilité et non sa vertu bornait ainsi la progression érotique.
Mais l'opinion ne crut pas que celui qui sortait à l'aube du palais restait encore ce qu'on appelle un amant malheureux.
Isabella adorait la veille : nuits en mer ou sur les lacs, nuits en voilure sur les routes, nuits au balcon sous le rayonnement lunaire, étaient ses plaisirs ; et, dans ces nuits, un homme l'aimait et elle aimait l'amour de cet homme, non pas lui.
Il n'était pas souvent le même ; et ce changement, qui scandalisait, avait pour cause unique la vertu matérielle de l'étrange femme. Où avait-elle appris que la possession précipite banalement la féerie passionnée ? Sans souci du péché, comment craignait-elle si fort sa consommation ?
Cette restriction fit avorter beaucoup d'intrigues qui eussent pu durer dans la formule ordinaire. Isabella fut donc quittée plutôt qu'elle ne se montra inconstante elle-même. Toutefois, elle ne souffrit pas de ces défections : à peine le dépit amenait une retraite que le désir suppliait sous d'autres traits ; et toujours elle eut, devant soi, des yeux attendris et avides ; et la cantilène du désir ne cessa pas son délicieux murmure.
Une rencontre qui marqua fut celle de Messer Lionardo, amenée au hasard d'une croisière sur l'Adriatique.
C'était, comme la princesse elle-même, un être d'autrefois malheureux dans la société actuelle, isolé et fier, et surtout dévoré par une tendance encyclopédique qui l'empêchait de fixer son effort et de devenir puissant en quelque activité. Il aima Isabella profondément, il la séduisit même par l'amplitude de son intelligence. Il ne put vaincre cette passion de l'amour pour l'amour, qui possédait la princesse. Il partit, mais il emporta avec lui la paix radieuse de l'autre fois. Ses commentaires subtils embarrassèrent l'esprit de la jeune femme. Jusque-là, sans réflexion, elle avait doucement vibré, se croyant une personne idéale.
Lionardo, en plaidant sa cause, gagna celle du péché. Il n'obtint pas l'amoureuse merci, mais il ruina cette idéalité bizarre qui ne suivait qu'à demi le cours de la passion et la maintenait dans une sorte de tempérance.
Il fut néfaste ; un soir, Isabella, à qui on attribuait calomnieusement tant de fautes, s'abandonna pour la première fois.
Le personnage était jeune, beau, passionné, mais semblable aux amoureux d'antan ; sitôt qu'elle se fut donnée, elle vit, avec effroi, que, désormais, elle se donnerait encore, sans de meilleurs motifs, et elle pleura. Au fond de son cœur, elle s'était juré de garder le don d'elle-même, pour un élu. Elle ne s'estima plus ; sa vie s'attrista, agitée, pleine de complications, de querelles, de jalousie et de drames. Pour rompre ces liaisons qui la lassaient trop vite, elle devint errante ; à la rencontre d'un qu'il lui plaisait, elle pensait aussitôt au jour du paquebot, aux heures du train qui mettrait la distance et l'inconnu de sa résidence entre le caprice d'un moment et ses suites pesantes.
Souvent, elle fut suivie, persécutée ; son orgueil saigna ; son corps et son âme se fatiguèrent.
Parfois elle crut aimer enfin, d'amour. Elle continua cette pénible existence, n'en concevant pas d'autre, terrassée par l'habitude. A la première ride, elle eut peur et voulut se fixer ; elle choisit mal et fut trompée, animalement, pour un tendron sans autres attraits que ses vingt ans.
Ce fut un désastre tel qu'elle abdiqua, dans un mouvement d'âme tragique, et vint au bord du lac, décidée à finir des jours désormais sans clarté, avec sa sœur qu'elle espérait tirer du moustier, avec Lionardo qu'elle appelait, malgré tant d'oubli.
Heureuse celle qui a des souvenirs pour les années inactives et lasses de la retraite, et qui sourit en regardant en arrière, lorsque l'avenir noir et fermé ne montre rien, pas même une menace.
V
On revient volontiers aux lieux et aux personnes dans l'espoir de se retrouver soi-même.
Le lendemain de son arrivée, Isabella se réveilla tard d'une nuit insomnieuse et s'étonna du grand silence, si apaisant au premier matin d'un séjour rural.
Giovanna, en venant l'embrasser, dit simplement :
— « Diva, quelqu'un vous attend dans la galerie, qui a refusé de se nommer. »
— « Comment est-il ? » demanda la princesse.
— « Oh ! il ne ressemble à aucun des cavaliers qui vinrent avec vous. Ce n'est pas un homme jeune, ni riche. »
Isabella déjeuna, prit son bain, se coiffa sans songer au visiteur.
— « Diva, » fit l'enfant, « celui qui est en bas vous attend, depuis bien longtemps ! »
Elle descendit lentement, sans curiosité, tenant à la main la lettre écrite pendant la nuit.
La porte de la galerie était restée ouverte ; on apercevait du vestibule un homme au noble visage, à la vêture banale qui méditait, la tête dans sa main, dédaigneux et absent.
— « Lionardo ! » s'écria la princesse stupéfaite.
Lui se leva et ils se regardèrent avec une critique intense.
Elle marcha vers lui, les deux mains tendues, et la lettre tomba.
— « Vous ! vous ! et aujourd'hui ? c'est du miracle ou de la magie ? Dites-moi, comment êtes-vous ici ? »
L'autre, calme, répondit :
— « Hier, à l'aube, j'ai passé devant la villa : le batelier me dit votre absence, la mort des vieux serviteurs qui me connaissaient et le nom de votre notaire à Monza. Je voulais l'interroger, il était absent, je ne le vis qu'au soir ; il revenait de préparer le palais à vous recevoir. Ce matin, j'ai pris une calessine et me voilà. »
— « Libre ? »
— « Oui, si les vaincus sont libres. »
— « Que vous venez à propos ! Au moment où je vous souhaitais désespérément.
« C'est un des bonheurs de ma vie, cette minute ! Le désir qui se réalise aussitôt formé, sans les fatigues de l'attente, quelle rare allégresse ! »
A la chaleur sincère de cet accueil, Lionardo opposait une contenance fermée.
— « Vous n'avez point de joie à me revoir ? à retrouver ces murs témoins de vos brillants discours ? »
— « Je n'ai plus de joie. »
— « Vous en aurez à la villa Visconti, digne retraite d'un noble esprit. »
— « Merci, princesse, et qu'Eros vous rende cet accueil en amour, en plaisir ! »
— « Ce n'est pas un mérite, ami ; je suis trop passionnée pour obéir à un sentiment abstrait. Vous êtes revenu dans ma pensée, plus admirable qu'autrefois même et je vous ai fait place dans ma vie --- au titre le plus honorable qui soit. »
Un sarcasme passa sur le visage de Lionardo, si vif qu'elle s'écria :
— « Vous oubliez donc tout maintenant ? »
— « Je n'oublie rien ; incapable de résoudre ma vie par le travail de mon esprit, doutant de mon savoir... »
— « Vous, une intelligence si prestigieuse, vous qui... »
— « Science sans puissance ! »
— « Ne m'ôtez pas la joie de votre présence par des aigreurs. »
— « Je viens m'offrir en ami, moi qui jadis ai prétendu à votre amour... »
Isabella eut un triste sourire.
— « Lisez, lisez cette lettre et vous verrez votre injustice. »
Elle alla vers la fenêtre et feignit de regarder au dehors, tandis que des larmes obscurcissaient ses yeux.
L'homme qui lui parlait ainsi s'était traîné à ses pieds, fou d'amour et maintenant il était à peine bienséant.
Imperturbable, Lionardo, après avoir lu, déclara :
— « Vous avez pensé à moi dans la détresse morale ; j'ai pensé à vous dans la détresse spirituelle. Nous échangerons donc mon intelligence et mon verbiage contre... »
— « Lionardo ! mon amitié est vraie ! »
— « L'amitié n'existe pas de nos jours et dans nos races, Madame.
Il y a des intimités, des solidarités, des parallélismes de carrière, des simultanéités de plaisir ; il y a des commerces de vanités, et des complicités infiniment variées qui tiennent la place de l'amitié. Le cœur humain ne sait pas donner ; il échange. »
— « Parce qu'on a méconnu un mérite, le monde serait pourri et l'espèce humaine odieuse ! Non, Lionardo, une mésaventure individuelle ne change rien au cours des choses et vous ne raisonnez plus, vous ragez. »
Lionardo haussa les épaules.
— « Le raisonnement est un noble exercice qui fait grand honneur à ceux qui le pratiquent ; car il suppose des loisirs et les loisirs impliquent de l'aisance. Un jeune homme peut être misérable et raisonner. Un vieux gueux sait trop l'inutilité scandaleuse de la science, lorsqu'elle ne s'applique pas à l'industrie. »
— « La vie fut injuste pour vous, je le sais. »
— « La vie me devait une retraite : voilà tout. »
— Je ferai mieux que la vie ! »
— « Si je vous prends au mot, dans six mois vous maudirez les profusions jetées dans mon creuset. »
— « Lionardo ! »
— Nul ne se modifie. On meurt de la même faute qui marqua l'enfance. L'expérience est une illusion. »
— « A quoi croyez-vous donc ? »
— « A l'inutilité de l'effort. »
— « Ah ! » s'écria-t-elle, « votre esprit s'obscurcit, comme mon visage se fane : et vous m'apportez un surcroît de douleur, vous dont j'attendais la consolation. Car je suis plus à plaindre que vous. »
— « On est toujours plus à plaindre qu'autrui. »
La princesse s'assit, découragée. Cette amitié, qui devait lui adoucir la perte de l'amour, se métamorphosait en humeur insupportable. Elle ne reconnaissait plus le penseur hautain à ces expressions rancunières et chagrines. L'intelligence, comme la beauté, passait donc, et, sous les heurts de la vie, s'effaçait, comme une médaille se fruste.
Ils se regardaient curieux et attristés, sans parole, estimant mutuellement leur déclin, leur déchéance commune.
Isabella était belle encore en sa robe flottante de soie blanche. Sa haute taille et son embonpoint lui donnaient un caractère de reine tragique, plus noble qu'aimable. Elle manifestait davantage la majesté que la grâce. Cette grandeur d'allure expliquait qu'elle ait pu tenir en respect tant de vives passions, pendant la première phase de sa vie.
Ses cheveux noirs jusqu'au bleu, ses sourcils épais sur le front un peu court, soulignaient le bistre d'un teint profond et qui ne s'éclairait qu'à la lumière. Son visage au nez fort et droit, aux lèvres saillantes et rouges d'un sang riche, s'éclairait de grands yeux sombres, impérieux et fixes.
Le cou vigoureux s'arrondissait au-dessus de grasses épaules et les seins abondants et fermes s'avançaient avec un accent de prestance animale. Trop puissant, le bras, lent en son geste et comme lourd à soulever, se terminait en main magnifique et pure.
La taille contredisait à l'actuelle élégance, mais les lignes descendaient avec une noble ampleur développant des courbes harmonieuses jusqu'à un pied de race.
A vingt ans, la sveltesse devait idéaliser un tel corps, le rendre admirable et vraiment significatif d'une nature aimante. La chair, en épaississant les galbes, avait brutalisé l'aspect et calomniait l'âme. Ce changement s'était opéré depuis que le philosophe et la grande dame s'étaient quittés.
Messer Lionardo avait vieilli, de l'expression autant que du cheveu : son séjour à Baltimore, loin des monuments de sa race, parmi des mœurs sans tradition, l'avait assombri. Sa barbe plus longue, luisante de fils d'argent, ne cachait pas une crispation navrée de la bouche et les yeux clairs lançaient un regard dur et inquiet. Lui aussi possédait la pose décorative et le geste intense.
A mesure qu'ils s'analysaient, une ressemblance de destin s'accusa si vive que tout à coup Isabella se dressa, vint à lui.
— « Ce n'est pas possible que vous cessiez d'être vous-même et que vous ne me reconnaissiez plus ! »
Tout était tristesse dans l'accent, sans mélange d'orgueil offensé. Il changea de maintien ; son œil s'adoucit.
— « Pardonnez-moi ce moment de déplaisir, je voulais voir ce qu'il restait de cette vanité qui fut votre crime et que vous expiez aujourd'hui. Je suis le même que vous avez connu et dédaigné ; plus triste, en proie à la vie précaire, mais fidèle aux devoirs qui naissent de la caste et de l'identité des aspirations. »
Maintenant la princesse fronçait son épais sourcil, mortifiée qu'on eût tenté une épreuve sur sa sincérité ; mais son ennui ne se vengea pas en dures paroles ; elle soupira, ne comprenant plus son interlocuteur.
D'un accord tacite, ils sortirent et, descendant les marches de marbre, ils se prirent la main, fraternels et graves.
Puis, le long des cyprès, très lentement, ils marchèrent à leur ombre.
— « Voilà notre préau », dit-elle, « ne sommes nous pas des condamnés et des cénobites, en même temps ? »
— Avant que j'apprenne vos aventures, laissez moi prophétiser, Isabella : il ne sera pas longtemps avant que vous quittiez ce palais pour recommencer une vie identique à celle écoulée : et je resterai seul ici. »
— « Ma sœur va venir. »
— « Elle repartira pour un autre moustier. »
— « Il restera cette enfant ! » dit la princesse en apercevant Giovanna, qu'elle appela.
« Viens, petite, et considère ce cavalier ; c'est le plus noble esprit que j'ai rencontré, et désormais il vivra avec nous. »
La fillette leva ses yeux purs sur le philosophe.
— « Si la pensée a quelque pouvoir, Bambina, je serai ton bon génie : car la douceur de ton âme se voit à travers ta peau de fleur. »
— « Vous m'aimerez ? » fit-elle gracieuse. Messer Lionardo ne répondit que d'un geste caressant ; et la lente promenade continua à l'ombre des grands cyprès.
VI
Sans nous aimer, on peut nous être très doux, en augmentant notre amour pour nous-même.
La confidence est une joie profonde lorsque la sincérité peut tout dire à la complicité. Quel plaisir de se raconter, si on intéresse : de revivre les souvenirs, d'évoquer les espoirs, et, par mille soins d'attention, de se prodiguer son amour à soi-même, devant autrui.
C'est grand'pitié que nous nous aimions, vils et fantasques comme nous sommes : mais, sans cet amour, nous n'accepterions pas la vie et cette acceptation est le premier point que la religion et la philosophie veulent obtenir : il établit les autres.
Un amour même passé représente encore du plaisir, si une âme complaisante consent à en être la spectatrice : le malheur aussi prend un âcre intérêt, par la narration qu'on en fait et les hélas qu'on obtient.
Isabella vécut des heures vraiment béates à égrener, l'une mêlée à l'autre, ses aventures, sans crainte d'ennuyer, développant à son gré la circonstance, accumulant le détail.
Attentif auditeur de ce bizarre roman parlé, il ne l'interrompait que des réflexions brèves d'une psychologie sans morale.
Une régularité s'établit d'elle-même : Messer Lionardo descendait assez tôt sur les terrasses et y trouvait Giovanna ; il écoutait le bavardage de la fillette avec le même sérieux que la dramatique confession d'Isabella. Des rêves de vierge ou des souvenirs passionnels étaient, pour lui, choses de même valeur. Puis, l'enfant lui servait son déjeuner ; et le précepteur paraissait, obséquieux, inquiet de cette présence d'un homme savant et dont il redoutait la rivalité, pour sa gratification. Chaque jour, le penseur, désarmé par l'attitude du prêtre pauvre, résistait à l'envie de le brocarder.
Un peu avant midi, la princesse venait le long des cyprès raconter ses rêves et ajouter un trait aux récits antérieurs.
Le repas traînait : Isabella allait faire la sieste et le savant remuait les livres épars et poussiéreux qui jonchaient le sol d'une pièce ; en ayant trouvé quelqu'un d'intéressant, il descendait au lac, s'étendait dans une des vieilles barques et, vers le soir, Isabella le rejoignait ; l'incessante dissertation sur l'amour recommençait jusqu'à l'arrivée essoufflée de Giovanna annonçant le dîner.
On gardait le pauvre desservant, quoiqu'il eût un long chemin à faire ensuite, pour le plaisir de le voir manger et boire, et aussi parce qu'il déchiffrait assez bien. Lionardo se plaisait à entendre, plusieurs fois de suite, des préludes de Bach ou des sonates de Beethoven, pour des éludes complexes qu'il ne formulait pas.
Le curé parti, Giovanna présentait son front au baiser du soir, et le dialogue reprenait ou plutôt le monologue d'isabella. A cette heure-là, elle parlait plus lentement, avec des silences rêveurs, et Lionardo ne phrasait presque rien, jetant des exclamations, pour tout répons. La soirée avançant, la confidence de la princesse se raréfiait, espacée, paresseuse ; l'attention de Lionardo devenait vague et se dissipait, jusqu'à un « allons » qui le faisait lever pour le baise-main.
Cet excellent régime porta des fruits immédiats. Isabella se coucha plus tôt, continua à se lever tard et prolongea sa sieste. Lionardo se complut aux lectures reposantes que le hasard lui offrait, les stancesde Politien, les facétiesdu Poggio, et même des livres amis, ceux de Campanella et de Cardan.
Les lettres adressées à Isabella passaient à la censure du philosophe qui ne mentionnait pas les épîtres amoureuses. Un mois coula sans ennui. La paix entière, sans préoccupation, contient une torpeur délicieuse et, succédant à de fortes agitations, elle ressemble à une volupté.
Ce qui importe le plus à la nature humaine, c'est que le changement satisfasse sa mobilité.
Entremêler les sensations vaut mieux que les percevoir fortes et prolongées. Lionardo ne croyait pas aux serments répétés que faisait la princesse de garder la retraite et de mener toujours la conduite présente. Lui-même, à l'arrivée de ses livres et de ses instruments scientifiques, ne pensa pas que bientôt il reprendrait ses recherches ; il voulait tenir son esprit en jachère le plus longtemps possible, et il n'ouvrit pas les caisses.
Parfois, il allait les voir, les tapant du pied et de la main avec un sentiment complexe de crainte et de tendresse, car c'étaient les doubles de la fatalité, ces grimoires qui l'avaient dissuadé d'un effort pratique.
Isabella l'avait à peine interrogé et, par bienséance, se contentant de vagues réponses, sur ses aventures et la façon dont il avait quitté l'adepte américain. L'égoïsme ingénu n'étonnait pas cet homme réfléchi. Mais il eut une surprise d'où il n'en prévoyait point ; Giovanna posa les questions que la princesse eût dû faire, pleine d'un touchant intérêt.
Il éprouva une impression charmante à être l'objet d'attentions répétées, de câlineries imprévues ; il les devait à la puberté évoluant dans la solitude ; et cependant il en jouissait, à l'insu de la princesse. Absorbée par son examen de conscience, elle le continuait avec une sorte de passion maniaque, cherchant à se prouver son idéalité, malgré les faits.
Un nouvel élément d'intérêt entra au palais Visconti, sous forme d'entrefilet de journal : le couvent de Montillano était désaffecté par décret, et les religieuses Camaldules allaient se disperser dans les autres maisons de l'ordre.
Le cardinal Pallavicini, fidèle à sa promesse, envoya à la princesse une permission pontificale qui, du chef de santé compromise, autorisait sœur Rosa Bianca à un séjour illimité dans sa famille.
Il y avait douze ans que les sœurs ne s'étaient vues ; Isabella ignorait si elle allait au-devant d'un vœu secret ou d'un implacable refus.
Elle avait besoin de sa sœur, et elle ne voyait en elle que la confidente étonnée, attentive, curieuse devant qui elle déroulerait le long récit de ses amours. Lionardo la poussait à l'exécution de ce dessein, par curiosité de psychologue. Les profondes années de silence, de prière, peut-être d'extase, devaient créer une mentalité spéciale qui n'a pour témoins que des prêtres ; il espérait étudier à loisir divers problèmes de l'ascèse mystique.
Isabella avait licencié sa maison de Milan, afin qu'aucun visage ne lui rappelât le passé ; et ce fut le curé qui procura des serviteurs. Une savait comment se rendre agréable et redoutait Lionardo au point de l'agacer.
— « Mon brave père », disait celui-ci, pourquoi me regarder avec cette crainte ? »
— « Il faut craindre les grands et leur fantaisie : or, vous êtes comme un évêque, un cardinal, par rapport à moi ; sur un mot de vous, la princesse, que Dieu garde, se priverait de mes services auprès de la signorina. »
— « Mais pourquoi dirais-je ce mot ? »
— « Pourquoi casse-t-on une branche d'arbre, en passant ? Sans ma tenue humble et craintive, n'auriez-vous pas déjà fait rire à mes dépens ? Votre intelligence me juge médiocre, falot, et souvent le sarcasme vous monte aux lèvres ; mon expression craintive l'arrête. J'ai donc lieu de craindre et de le manifester. »
Lionardo admira la justesse de cette réflexion ; il tendit la main au prêtre.
— « Oui, désarmer par l'affectation de la faiblesse quand on ne peut lutter, c'est une bonne politique. Il faut faire peur ou pitié, en ce monde. »
— « Ou charmer », fit l'ecclésiastique. Vous avez charmé mon élève. Elle m'interroge sur vous, elle rêve de vous. C'est une belle petite âme, très pure, et qui, sans y prendre garde, se donne. »
— « Bah ! » fit Lionardo, « je suis le seul commensal de la villa et son imagination s'exerce instinctivement ; ce qu'elle me dédie, elle le dédierait à tout autre ; mais, mon cher père, vous m'apparaissez observateur, réfléchi. »
— « Je sais ce que le séminaire et la misère enseignent : le latin et la prudence. »
— « Vous allez avoir de nouveaux soins... Sœur Rosa Bianca sera votre pénitente. »
— « Messer, il n'y a ici qu'un confesseur pour des Visconti, et c'est vous !... »
— « Je ne puis être qu'un directeur : je puis conseiller, non absoudre. »
A ce moment, la princesse parut sous le portique, en costume de voyage ; elle allait à Montillano, impatiente de revoir sa sœur et de la ramener.
— « Dites à la Camaldule qu'elle trouvera ici un casuiste pour ses scrupules », lança Lionardo avec une sorte de gaieté.
VII
Plus un être diffère de nous, plus il nous intéresse, si la différence n'est pas spirituelle.
Toute blanche, de la robe au manteau et du camail à la coiffe, Rosa-Bianca, d'aussi haute taille que sa sœur, paraissait plus grande encore, par sa sveltesse.
Son visage au teint mat, à la belle bouche, s'éclairait de grands yeux tranquilles et d'expression rêveuse. Le calme intérieur émanait de la Camaldule, comme un tiède rayonnement.
Lionardo fut ébloui par cette figure élancée et sereine ; il la contempla si attentivement qu'il oublia de s'incliner.
— « Comme elle est jeune encore : la vertu conserve vraiment ; N'est-ce pas une dérision que ce soit elle qui garde sa beauté, dont elle n'a que faire..., » disait la princesse.
La religieuse posa son regard sérieux sur Isabella.
— « Diras-tu que les belles fleurs ne doivent pas orner les autels ; et faut-il offrir à Jésus ce que les hommes ne veulent pas ? »
— « Tu pourras causer théologie avec Lionardo : il vaut tous les directeurs. »
Rosa-Bianca tourna ses yeux graves vers le philosophe et dit, de son parler lent et précis :
— « Le cloître n'est pas un lieu de doctrine, mais de pratique ; et le scrupule, celte maladie, ne fait heureusement pas corps avec l'habit. »
— « Cela vous fait un grand changement d'avoir été si subitement arrachée à la contemplation ? » hasarda le philosophe.
— « Ce que le monde appelle fatalisme, nous l'appelons Providence. Si j'avais désiré sortir du couvent, j'aurais pu croire à une insufflation diabolique... »
Lionardo souriait toujours, quand on parlait du diable.
— « Vous ne croyez pas au démon et vous êtes clans l'erreur. Je vous donnerai des preuves de son immixtion dans le cours des choses humaines... Je n'ai donc pas désiré interrompre ma clôture : j'ai fait jurer à Isabella que je ne trouverais à la villa d'autre compagnie qu'un homme de science et une enfant. »
— « Ma sœur », dit Lionardo, vous oubliez un des motifs de votre présence ici, la curiosité de comparer la retraite religieuse à une laïque. »
— « C'est vrai ! » répondit-elle simplement. « Quelque parti que l'on prenne, s'il est tranché, on se demande parfois quel eût été le meilleur ? Je rentrerai avec une confirmation décisive dans la vie monacale ; je le crois, du moins. Ma sœur représente l'expérience des passions, et vous, Messer Lionardo, vous incarnez la science des livres. Avec ces deux clartés, je me ferai une certitude. Mais, je redoute un peu l'incrédulité, comme... une vulgarité : les incroyants m'inspirent de la répulsion comme s'ils étaient mal doués et difformes en leur intérieur... Or, vous ne croyez pas au diable ?... »
— « Je crois à Notre Seigneur Jésus-Christ. » Rosa-Bianca baissa les paupières avec satisfaction.
A ce moment, Isabella pensa à quelque aménagement nécessaire et rentra au palais.
Le métaphysicien et la nonne restèrent seuls, et marchèrent côte à côte, sans rien proférer ; le silence dura jusqu'au bout de la terrasse. Là, ils tournèrent et, dans ce mouvement, le bras de l'homme toucha celui de la vierge qui frissonna, tandis qu'une véritable grimace de déplaisir, étonnante sur ce beau visage, le parcourait nerveusement.
Lionardo ne s'y trompa point : ce contact fortuit n'avait point éveillé de trouble, mais une répulsion instinctive.
— « Je vous demande pardon. »
— « C'est moi qu'il faut excuser », dit-elle, et vous le ferez avec bénignité, car une recluse a droit à des indulgences. J'ai éprouvé toute enfant un phénomène d'éloignement si vif pour l'homme que l'effleurement d'une main de prêtre me dépite ; et c'est peut-être la seule chose au monde contre laquelle je n'ai jamais pu réagir.
L'attouchement féminin, sans me contracter aussi vivement, me déplaît. Vous savez que, parmi les pénitences usuelles, il en est une qui consiste à baiser les pieds des sœurs au réfectoire. J'avais une peur également profonde de poser ma bouche sur leur chair ou de sentir des lèvres sur la mienne.
Cet éloignement pour tout contact a grandement agi pour me convaincre de ma vocation, et si je peux vous demander un vrai service, à vous qui avez ici de l'autorité, ce sera de m'éviter, s'il vient quelqu'un en visite, d'être frôlée ou d'avoir à tendre la main.
« Un attouchement est banal ou criminel et je fuis l'un et l'autre. »
— « Je vous promets, ma sœur, de veiller à sauver cette délicatesse surprenante. Elle ne vient pas du mysticisme, mais d'un sentiment individuel... Vous ne devez pas aimer la pénitence corporelle... »
— « Non, certes. La fin de la vie religieuse est de vivre de l'âme. En me frappant, je crée une sensation contradictoire à la prière..., mais on doit suivre la règle parce qu'elle est la règle et qu'elle donne la paix. »
— « Dites-moi, ma sœur, s'il n'entre pas de l'indifférence dans votre sérénité ? »
Elle réfléchit.
— « Comment l'âme se modèle sur l'idéal monastique ? Par une lente succession de petits faits. La paix résulte de la passivité.
La religieuse, en se levant, n'a rien à résoudre ; son initiative ne se pose aucun problème. Elle a déposé pour toujours le fardeau de la volonté et doit seulement se laisser conduire. On pense et on veut... pour elle... »
— « Les natures inquiètes ne bénéficient pas de cet effet et vous avez dû voir des sœurs en proie aux tentations. »
— « Au diable même, vous dis-je ! »
— « Il faudra que nous traitions cette question là, avec amplitude. »
— « Je vous raconterai ce que j'ai vu, et vous serez convaincu. J'avais peur de vous, Messer Lionardo : ma sœur vous présentait comme un sorcier, et loin d'éprouver de l'éloignement, je me félicite de votre présence. »
— « Et moi, ma sœur, je suis ému de votre rayonnement, troublé de votre sérénité et si intéressé par votre âme nette comme celle d'un enfant ! »
— « Oui, je suis très puérile, très simple, très enfant de chœur. »
Elle sortit sa main de ses manches pour chasser un insecte. Cette main était merveilleuse de forme : devant le regard de Lionardo, elle la voila. Giovanna arrivait en courant.
— « La jolie, jolie fillette ! » fît la religieuse. « Quelle charmante novice ! »
— « Elle n'est pas pour le cloître. »
— « Giovanna, ne t'étonne pas, si cette nonne ne t'embrasse, ni ne te caresse : c'est un vœu, mais elle t'aimera. »
Arrêtée dans son mouvement, un peu confuse, l'enfant passa du côté opposé et prit le bras de Lionardo, avec un mouvement de possession câline.
C'était la fin du jour : des hirondelles passaient en jetant leur cri strident, les arbres se découpaient en sombre sur un fond rouge et une brise douce soufflait, rafraîchie par le lac et chargée de senteurs.
— « Comme tout prie dans l'immense nature : quelle oraison fervente, ce crépuscule où la couleur et la ligne font silence et s'éteignent », s'écria Lionardo.
Les lèvres de la religieuse remuèrent doucement ; elle glissa à genoux et pria, belle et douce, sous le regard ému du penseur. Puis, comme si elle ne voulait pas évaporer en discours une impression vive et neuve, elle se releva et marcha vers la villa. Sa forme blanche s'éleva de marche en marche, vraiment idéale.
Lionardo avait oublié Giovanna et laissait passer sur son visage une admiration telle que l'enfant, d'un son de voix plaintif, murmura :
— « Oh ! comme vous l'aimez déjà ! »
Ce reproche le fit tressaillir, il regarda la vierge avec une lucidité soudaine, il se sentit aimé : ce très jeune cœur se révélait à la première souffrance.
— « Sœur Rosa-Bianca appartient à Dieu », dit il, plutôt à lui-même qu'à l'enfant.
L'homme mûr et la jeune fille, car son sexe venait de parler, se dirigèrent vers le portique où Isabella appelait, pour le repas, d'un mouvement du mouchoir.
VIII
Des voies très diverses mènent à la déception.
La journée avait été chaude, et, le repas terminé, on s'était installé sur la terrasse.
Chacun prit bientôt une posture, révélatrice de son caractère.
Isabella, étendue dans une chaise longue, encadrait sa tête de ses deux bras nus, avec une mollesse amoureuse ; Rosa-Bianca, sans manteau, sans bandeau, les cheveux nus, pour la première fois depuis douze années, se tenait très droite sur une chaise de fer, les mains jointes. Lionardo, accoudé à la table, regardait devant lui, vers le lac, d'une façon absente, et Giovanna, gamine comme un page, grimpée sur un socle veuf de statue, balançait ses petits pieds en heurtant le marbre des talons.
Un silence musical planait ; ces âmes se pénétraient au point de se plaire ensemble et cependant elles s'ignoraient assez pour que l'inquiétude ne surgît pas.
Le penseur parla, comme à lui-même.
— « Est-il raisonnable de croire que je reviens exactement de Baltimore le jour où la princesse Isabella entre ici pour s'y cloîtrer ; que Giovanna fut adoptée par hasard et sans un dessein providentiel ; et enfin que Rosa-Bianca soit sortie du couvent, par pure coïncidence avec le premier et seul moment où sa sœur pouvait l'accueillir, dans la retraite ?
« Si le hasard seul nous rassemble, il faut le nommer d'un nom nouveau. Ce confluent de quatre destinées ne peut être fortuit ; il conclut le passé, il inaugure l'avenir. La Providence ou la fatalité nous a réunis à ce carrefour de la vie... »
Chacun mentalement réfléchissait.
De sa voix lente, la nonne, les yeux ouverts sur la nuit claire, formula :
— « La vie change nos heurs et les circonstances : nous ne changeons pas. Expansifs aux moments favorables, autrement contraints, nous restons fidèles à nous-mêmes. »
— « Je rêve donc de mes anciens errements ? » dit Isabella. « Il y a moins de deux mois, cet instant m'eût paru vide et perdu, sans un homme à mes pieds. Toi, il y a quarante heures, tu te couchais dans la cellule, en baisant ton scapulaire !
Or, qu'es t-il advenu ? Quel impérieux événement intervint ! Pour moi, du dépit ; pour toi, mon besoin égoïste de retrouver une sœur. En nous, s'est élevé un élément de réaction contre le passé, nous sommes ensemble pour nous dépayser ! »
— « La volonté », dit le penseur, réalise une idée ou un sentiment. Or, je suis revenu ici, sans savoir si j'y trouverais Isabella, et votre sœur a accepté le séjour à la villa sans réflexion, par instinct.
« La loi d'attraction nous réunit : nous ne nous sommes pas souhaités et cherchés ? Isabella a été trahie par son amant ; j'étais las de mon exil au pays du dollar. La simultanéité seule m'étonne ! Sans elle, tout s'expliquerait. »
— « Ce doit être infiniment pénible de rechercher la cause des événements ! On y épuise la force qui s'emploierait mieux à les supporter. Pourquoi tant vouloir ? » fit la nonne.
— « Si saint Romuald n'avait tant voulu prêcher aux Hongrois, vers l'an mil, il n'y aurait point de Camaldules. Chacun, ma sœur, ne vante que son penchant ; nos jugements sont des éloges que nous nous adressons. »
— « Romuald fonda son ordre pour obéir à une vision, il vit en rêve une échelle qui partait de son propre pied et se dressait jusqu'au ciel ; une foule de moines blancs montaient ainsi à la béatitude ; et le comte à qui appartenait le camp de la vision, le comte Maldule, lorsque le saint lui raconta ce prodige et lui demanda cette terre pour y fonder un monastère, avoua avoir eu le même songe ! »
— « Avez-vous eu une incitation surnaturelle pour renoncer au monde ? » demanda Lionardo.
La religieuse se recueillit : sous le rayonnement de la lune, ses blancs vêtements se hiératisaient d'une signification imprévue.
— « Le surnaturel, Lionardo, n'est pas, comme vous pensez, une passion qui a son objet dans le ciel, un spasme qui monte ou un phénomène qui étonne ! Le surnaturel est une tenue musicale de l'âme qui la maintient soulevée au-dessus du réel. Dormir, c'est presque mourir ; mais rêver, c'est s'égaler à la réalité future. Or, tout nous dit que l'au-delà ouvre la vraie voie à nos désirs : la porte par où on sort de la contingence, la porte sublime est la porte du cloître, pourvu que l'on s'enferme en soi-même, par l'aspiration autant que par le vouloir. Laissant ainsi, derrière soi, les soins où se consume l'activité, le péché qui corrode l'âme et englue ses ailes, on s'achemine vers la lumière et ne trouverait-on que la paix... »
Messer Lionardo reprit :
— « La paix ! dernier souhait de la religion à l'homme disparaissant. Requiescat in pace !
« L'essaim des passions, la phalange des vices, les sensations insatiables et les imaginations chimériques ne sont que des pis-aller, pour compenser l'absence de la paix. Elle est donc surnaturelle ; je l'accepte même pour définition du surnaturel. Mais laisse-t-on, au seuil du monastère, les petitesses humaines ? Sous le lin de la Camaldule, n'êtes-vous pas toujours la princesse Visconti qui apporta une dot énorme, qui eût été abbesse si elle eût voulu, qui peut influer en cour de Rome et dont l'appel ferait agir plusieurs membres du Sacré-Collège ? Ce qui vous a déplu dans la règle, on vous l'a évité. A-t-on jamais fait, au chapitre, des proclamations contre vous ? »
— « Oui, quelques-unes des immunités que j'avais dans le monde m'ont été conservées ; mais j'ai refusé d'être prieure, et d'exercer aucune autorité. »
Isabella caressait lentement ses bras nus.
— « Enfin, l'âme s'endort dans la contemplation, au lieu de s'éveiller et d'ouvrir de larges ailes. Ce que tu dis, ma noble sœur, se résout à un éloignement de la vie ; cela ne rapproche pas de Dieu. Tu as fui le monde, les hommes et l'amour humain, as-tu vu les anges, as-tu brûlé d'amour divin ? »
— « On se figure la religieuse d'après les grandes mystiques qui ont écrit. Autant définir l'âme de l'artiste d'après celle du Sanzio ! » s'écria la Camaldule.
— « La plus grande erreur de la théologie pratique est dans la hiérarchie des états. Un moine ne s'élève pas au-dessus d'un laïc par son froc ; un bon notaire vaut mieux qu'un faux artiste. Même l'indignité du moine offre plus de scandale. Le salut ne tient pas à la voie où l'on marche, mais à la façon dont on y marche. Croyez-vous avoir beaucoup de mérites, Sœur Rosa-Bianca, beaucoup plus qu'Isabella ? »
— « Je n'ai point de mérite, puisque j'ai fait ma volonté ; nul n'a pesé sur mon choix : j'ai préféré le cloître par horreur du monde. Je m'estime plus haute que toi, Isabella, par une impression toute nerveuse ; je suis la femme que nul n'a vue, ni touchée : tu es celle qui a passé d'homme en homme, et par instants il semble que, sur tes bras, sur tes lèvres, il revient des baisers, des baisers de chair stupide ! »
— « Que la Giovanna dise le bonsoir ! » interrompit Lionardo.
Et quand la petite s'éloigna à regret, juvénile silhouette, Isabella dit, d'une voix qui se passionnait :
— « Tu n'as pas marché et tu vantes tes pieds blancs et nets, sans poussière ; tu n'as pas parlé et tu loues ton discours ; tu as mis entre la réalité et toi des murs, des grilles, des obstacles de tout genre, tu t'es mise en cage et tu cries bien haut : Oh ! moi, je n'ai pas touché au fruit défendu ! »
— « Écoute, chère sœur, tu es triste, agitée, déçue, je suis calme et sans regret. »
Isabella s'enfiévrait aux ressouvenirs de sa vie.
— « Est-ce ma faute, si je n'ai pas rencontré l'être que j'aurais pu aimer uniquement ? »
— « Tu connais Messer Lionardo depuis longtemps ! »
Isabella cessa un instant de penser a elle-même, frappée de ce que contenait cette simple phrase.
Elle obéit au désir bienveillant de ne pas blesser sa sœur. Pourquoi l'avertir du sentiment qui se levait, indécis et vague, mais trop tendre pour une nonne ?
Ce fut le philosophe qui phrasa.
— « L'amour, ma sœur, l'amour sans épithète se compose d'abord d'une attraction nerveuse aussi précise que l'électrique en ses effets et plus mystérieuse en ses causes ! »
— « Giovanna est attirée vers vous, cela est visible. Je l'observais ce soir ; elle ne détournait pas les yeux de votre visage et n'écoutait que vos paroles », remarqua la nonne.
— « Au début de la vie, l'attraction n'élit personne : une fluidité opposée agit. Si un jeune homme fréquentait la villa, il l'emporterait sur moi. »
— « Je ne le crois pas. Cette petite considère que vous différez des autres hommes. »
— « Je grisonne ! »
— « Qu'importe ? » fit la sœur. Quel est donc ce misérable attrait qui l'emporte sur l'âme, cet attrait d'extériorité, de fraîcheur ?
« Moi qui n'ai pas vécu, je sens combien je valais moins, quand j'étais jeune et fraîche. »
« Tu valais moins, mais tu pouvais donner davantage. L'homme jouit de la beauté. La noblesse d'un cœur paraît aux événements, quand il y a des événements ; tandis que l'éclat de la chair saute aux yeux et les éblouit, saute aux lèvres et les sèche. Il faut de l'effort pour juger l'âme, l'estimer : la beauté s'impose. »
— « Pourquoi ne vous êtes-vous pas aimés ? » demanda la religieuse en enveloppant, d'un même regard, Lionardo et la princesse.
— Il ne suffit pas que les êtres se conviennent, il faut qu'ils se rencontrent à un moment de tendance identique. J'ai aimé Isabella lorsqu'elle ne pouvait se fixer ; elle tendait vers un idéal que je ne réalisais pas... »
Il se lut et les deux femmes restèrent à écouter leur pensée.
Une brise très douce venait du lac et passait sur eux comme une vague ; la lune précipitait une clarté vive de théâtre sur le groupe.
Lionardo regardait, tour à tour, la femme qu'il avait aimée et la nonne qu'il ne voulait pas aimer. Celle-ci, immobile en ses plis de lin, le visage fermé, souriait à peine, et Isabella, toujours étendue, regardait de son noir regard et sa sœur et son ami, sans que sa lèvre s'ouvrît pour une parole.
Les contradictions sentimentales se formulaient dans ce silence, elle bel unisson déjà se rompait.
Enfin, Rosa-Bianca se leva et souhaita le bonsoir. Lionardo la suivit des yeux aussi longtemps qu'il put et quand il ramena son regard sur Isabella, elle était debout à côté de lui, prête à dire quelque chose de grave.
— « Allons vers le lac, voulez-vous ? » Elle prit son bras et après quelques pas :
— « Ma sœur vous aime ! Oh ! comme elle peut aimer ! Elle vous distingue des autres hommes et, à condition que vous ne lui demandiez rien, elle vous honorera de quelque rêverie : vous serez son seul péché, immatériel et imaginatif ; dans l'avenir elle n'aura que votre souvenir parmi ses oraisons. Vous, Lionardo, vous éprouvez des impressions profondes et qui m'alarment. »
Le philosophe sourit, tranquille.
— « Ma chère princesse, je ressens délicieusement le charme de votre sœur. Son tranquille visage, ses blancs habits, son éloignement pour tout contact me séduisent ; mais je ne désire que sa vue et la paix qu'elle rayonne. »
— « On commence par l'admiration, puis on se passionne ! » fit-elle, sentencieuse, et gardant sa vraie pensée, comme inopportune.
IX
D'après le mal que fait un être, on connaît ce qu'il serait dans le bien ; mais beaucoup sont hors du mal et hors du bien.
Messer Lionardo ne se souvenait pas d'avoir été si heureux, même aux périodes d'expériences et de découvertes ; et son bonheur se formait d'impressions délicates et nobles. Il occupait à la fois la pensée d'une religieuse et celle d'une vierge. Isabella, influencée à son insu par ces deux courants de sentimentalité, le regardait d'une toute autre façon qu'à l'arrivée.
Pour ces trois femmes si différentes, il était l'homme unique.
Giovanna levait sur lui le plus pur regard de l'innocence véritable ; Rosa-Bianca se sentait admirée et s'épanouissait dans un amour inexplicable qui excluait même les paroles, un amour tellement intérieur qu'il se serait évanoui, si on l'avait exprimé. Isabella l'aimait aussi, parce qu'elle le sentait aimé et que l'amour, invinciblement, l'attirait. Toutefois, aucun n'eut convenu de son état d'âme devant les autres, et, d'un accord tacite, la dissimulation enveloppa ce groupe, comme une atmosphère nouvelle.
La situation respective des personnages n'admettait pas de franchise : Isabella pouvait-elle avouer qu'elle jalousait sa sur et souffrait d'être supplantée dans l'attention de Lionardo ; et la religieuse, comment eût-elle formulé cette attraction si contraire à ses vœux ? Seule, Giovanna suivait une pente honnête.
Dans ce réseau de fines tendresses et de subtiles envies, le métaphysicien se laissait vivre, sans autre volonté que celle de prolonger ces ambiguïtés délicieuses. Une vierge, une nonne, étaient sacrées pour lui, et il avait dépassé l'heure brûlante des passions où le désir éclate comme une force cosmique. Son sentiment était chaste comme ceux qu'on lui dédiait. Il chérissait plus qu'il n'aimait, fraternel et sans fièvre, se modelant sur la belle sérénité de Platonisme.
Le matin, quand Giovanna prenait la leçon du curé et qu'Isabella paressait à sa toilette, la Camaldule venait au jardin, sûre d'y trouver Lionardo ; et ils déambulaient, en laissant entre eux le vide qu'il eût fallu à une autre personne.
Il l'interrogeait sur la psychologie monastique, cherchant, dans cette âme placide par volonté, un secret qui n'y était pas, et ne percevant pas un autre secret moins passionnant et plus profond qui s'y cachait.
— « Vraiment », répétait-il, vous avez pris le voile sans mysticisme, pour fuir les ennuis plutôt que les péchés du monde ? Quelle étrangeté ! »
— Je ne distingue pas l'ennui de la vilenie, les obligations de la vie sociale des horreurs de l'âme. Ou bien j'aurais lutté contre les préjugés et ils m'eussent accablée ; ou bien je les aurais acceptés et je ne le pouvais pas. La compagnie des femmes est insupportable pour une femme réfléchie, et celle des hommes veut qu'on admette une arrière-pensée de galanterie. On m'a parlé d'amour, ardemment, et il m'a semblé qu'un lépreux me poursuivait, en implorant des caresses. Il y a chez ma sœur, et chez la plupart des femmes, une grâce d'état qui leur fait supporter ce qu'on appelle des hommages, de n'importe quelle part. Moi, je n'ai pas reçu du ciel cette immunité nerveuse.
L'amour me répugnait même en discours ; la succession des faits ordinaires m'inquiétait aussi.
Subordonner son humeur à l'humeur d'un autre ! quel supplice a-t-on inventé qui égale le mariage ?
Quand on a fini de se sacrifier aux exigences maritales, il faut se dévouer aux enfants.
Ah ! celles qui portent allègrement le poids de la vie laïque, épouses et mères, sont les méritantes et les vraies saintes.
« Une Visconti ne pouvait vivre comme une obscure petite bourgeoise ; née dans un palais, j'offrais sans cesse, et à combien de gens, un but d'intérêt ou de vanité. Il fallait ou se défendre ou tomber aux compromissions ordinaires.
J'ai fui vers la paix et je ne regrette rien.
Au tintement de Matines, je me lève, sans souci de savoir ce que je ferai ou ne ferai pas.
La règle me prend dans ses bras rigides ; mais elle me porte jusqu'au soir, sans que je doive une seule fois faire un acte positif. Le thème offert à mes pensées est, incomparablement, le plus étendu que l'on connaisse ; je pourrais essayer de concevoir les mystères. A quoi bon ?
Quand vous entrez vers le soir, en automne, dans une église solitaire, vous ne voyez souvent qu'une veilleuse qui luit doucement, auprès de l'autel privilégié. Elle n'éclaire pas, mais elle brille : ce n'est pas de la lumière, ce n'en est que le signe. Je suis, en religion, pareille à la petite lampe, une lueur de foi douce au fond de la chapelle.
Les vierges folles, quand elles se convertissent, apportent le feu de la passion dans la pénitence ; la vierge sage, n'ayant rien à expier, se complaît à une piété tranquille.
Je vous étonnerais bien, si je vous avouais que je n'ai jamais su que dire au confesseur ; les fautes de négligence ou de distraction ne signifiant rien pour moi. Je suis venue à Jésus, jeune, belle, riche, ayant dans mes mains les dons complets des fées ; j'ai mis cela au pied du crucifix et jamais je ne m'en suis repentie. Non, je ne me souviens pas d'un regret ! Quelquefois, j'ai souhaité des livres que je n'avais pas, du feu à des heures d'hiver, un confesseur plus cultivé. Mais j'ai bien vite compris que ces livres désirés éveilleraient en moi des curiosités contradictoires à mon état ; qu'il vaut mieux avoir froid et ne jamais penser au matériel de la vie ; et qu'un prêtre plus subtil verrait dans mon âme, or je suis d'une pudeur indicible.
« Vous le voyez, je ne réponds nullement à l'idéal qu'on se fait de la nonne, puisque sans cesse vous exprimez le même étonnement. »
— « Cependant, ma sœur », protestait Lionardo, si vous aviez rencontré un être digne de vous... »
Rosa-Bianca eut un sourire railleur.
— Quel rapport entre la rencontre et la vie ?
« Nous sommes heureux, l'un et l'autre, de nous rencontrer quelques moments, dans le jour. Ces moments sont aimables parce qu'ils n'ont pas de racines dans le passé, ni de frondaisons dans l'avenir. Rien ne nous lie ; nous n'avons de commun que la simultanéité de nos bons plaisirs. Unis, nous serions tous deux les sujets d'une destinée commune et contradictoire à l'un de nous. »
Elle passa les mains sur ses cheveux qui repoussaient, lui donnant un caractère éphébique, et elle conclut, les yeux fiers :
— Il n'y a ici qu'une âme en paix, la mienne, et n'est-ce pas le plus bel éloge du cloître ? »
— « Y rentrerez-vous avec le même enthousiasme ? »
— « La vie, berger impérieux, m'y ramènera quand il faudra ; même ici, je n'ai point de volonté ; je laisse agir la Providence. Oh ! n'en doutez pas, Lionardo, le cours des choses est bien réglé. Nos agitations de poissons dans une nasse ne servent qu'à nous blesser. La liberté ne va pas plus loin que notre pensée : l'action est une erreur, cette action individuelle qui croit surmonter les événements et qui les incarne. Lisez l'Évangile : Jésus condamné comme blasphémateur, Jésus expire sans que personne ait cru à sa divinité, pas même ses disciples ! Je suis l'épouse de ce crucifié, je lui ai donné ma jeunesse, je l'aime enfin. Vous-même ne concevez rien qui lui ressemble et tenez pour blasphémateur qui ne l'adore pas.
Eh bien ! Quelle logique des faits aux conséquences ; quelle corrélation des actes aux paroles, à leur suite ? Aucune ! Ce moment de la villa, qui est heureux pour quatre personnalités si disparates, cessera son charme, dès l'instant où une volonté s'éveillera.
« Notre paix vient de notre abdication, et la vie religieuse est la forme abdicative par excellence. »
Elle se tut un instant et reprit, encore souriante :
— « Je devrais vous écouter et je parle exagérément, moi, la silencieuse du passé et de l'avenir. Je me satisfais, puisque j'en ai l'occasion, sur un point où j'ai été, où je serai privée : et je vous rends grâce de vous prêter à mon excès de discours. »
— « Sœur Rosa », dit-il avec un ton profond, je ferais bien plus et bien autre, pour vous donner l'ombre d'un plaisir. »
— « Ne pensez pas à me donner, Lionardo : vous vous tromperiez sur mon désir ; et ma confiance, comme un oiseau effarouché, s'envolerait. Laissez-moi prendre ce qu'il me faut ; cela vous paraît peu et ce peu seul me plaît. Chaque âme se nourrit... »
— « D'elle-même ? » fit le savant.
X
Le bonheur d'une femme semble à toute autre comme une injustice qui lui serait faite personnellement.
Les deux sœurs éprouvaient surtout de la curiosité, à se contempler. Aucune affection vive ne les liait et cependant elles étaient l'une et l'autre incapables d'oublier ce qu'on se doit entre enfants du même père ; également déçues, l'une de retrouver sa sœur en femme galante fatiguée, l'autre de contempler, à la place d'une fille effacée, pudibonde et complaisante, d'une vraie confidente, une rivale auprès de Lionardo. Depuis que la nonne vivait à la villa, le philosophe ne donnait plus à Isabella qu'une attention distraite et celle-ci souffrait dans ses prétentions et dans son souvenir. Aussi les causeries, entre les deux femmes, se compliquaient elles de réticences et d'allusions ; la religieuse, en ce duel courtois et voilé, l'emportait par son habitude de la réflexion et le calme de ses dires.
Dans la chambre de Rosa-Bianca, il y avait, entre autres tableaux, un Titien magnifique où Vénus enlaçait Adonis, en ajustement de chasseur héroïque.
Au moment où Isabella parut, la nonne regardait la scène mythologique.
— « Je changerai ce cadre. »
— « Laisse-le : les images ne me choquent point, je ne déteste que la réalité. »
— « Où commence le réel ? » fit Isabella en s'asseyant. « Longtemps les paroles de l'amour m'ont suffi : et maintenant, je n'ai plus même cette musique ! »
— « Tu as tes souvenirs. »
— « J'ai mon souvenir : les acteurs successifs disparaissent devant l'importance du personnage : l'amant. »
— « J'aurais cru que la passion naissait d'une rencontre : et qu'on aimait tel homme, par élection. Si je comprends tes confidences, tu as cherché non un homme parmi les autres, mais l'amour parmi les hommes. »
— « Sœur, tu me sembles un être sédentaire et calfeutré qui se vante de n'avoir couru aucun péril, n'ayant couru aucune aventure. Tu n'as pas vécu et tu célèbres l'innocuité de la vie. »
— « La vie n'a pas de rites si précis qu'on puisse la définir par une activité. C'est en soi que l'on vit ; le monde extérieur nous apporte des éléments que notre sensibilité assimile et transforme. Au cloître tu aurais été passionnée comme tu le fus ; dans le monde j'aurais exercé ma tranquille rêverie, ma passivité défensive. »
— « Ah ! si on pouvait travestir l'âme, comme je me plairais à revêtir ton froc, à lire ton bréviaire, à m'essayer à la contemplation ! »
— « Essaye donc ! il y a ici même un chapelain. »
— « Puis-je me confesser à Girolamo ? il n'oserait pas m'écouter ! Et, à quoi bon ?
J'ai tout dit à Lionardo, et comme je ne me repens pas... Je voudrais sentir, fût-ce une minute, l'impression de l'amour divin ! Nous vivons ici dans une inertie lassante. Je pensais qu'il reprendrait ses travaux et que je m'intéresserais aux transmutations. Il se repose entre nous trois, car la Giovanna commence à compter.
Toi, tu t'intéresses vivement à cette période unique en ton destin ; moi, je piétine, l'âme inoccupée. Apprends-moi ton art de prier et de méditer, que je tente l'aventure sacrée ! »
— « Parles-tu sérieusement, Isabella ? tu demandes à devenir mystique, comme tu demanderais une pipe d'opium ! Eh ! que peut-on te donner qui tienne lieu de la disposition ? Tu ne vis plus assez vivement et, faute d'un galant, tu veux faire ta cour à Dieu.
« C'est à la fois ingénu et impie. Qu'apportes-tu dans ce domaine subtil ? Un désœuvrement passionnel ! Et tu veux échanger cette non-valeur contre des impressions d'au-delà. As-tu seulement l'habitude de la prière ? Tu penses à l'âge qui enlaidit et non à la mort qui décide de l'éternité. Quelle notion professes-tu du salut ? Tu n'y as point pensé ? Quel sens donneras-tu à quelques exercices ? Il t'est impossible de vraiment chercher Jésus dans les douleurs de sa passion, et si tu ne cherches Jésus dans son humanité, tu ne trouveras rien. »
— « Lionardo prétend que la pratique religieuse engendre la conviction, qu'en faisant les gestes, en disant les mots, en adoptant les formes d'un sentiment, on le crée dans son âme. »
— « L'atmosphère du couvent agit, certes. Ici nous sommes dans un palais hanté d'effluves passionnels. »
— « Je le croirais, car tu t'es bien modifiée, en peu de temps, Rosa-Bianca ! »
— « Tu veux dire, sœur, que je prends un singulier plaisir aux entretiens de Lionardo. »
— « Il t'aime, visiblement ! »
— « Tu es venue pour me lancer ce trait ! Cela n'est pas généreux ; mais je le reçois sans dissimuler l'ennui qu'il me cause. Sois satisfaite. Par cette brève phrase, tu veux me gâter des heures agréables et rares : tu y réussis. Oh ! ne proteste pas ! A quoi bon ? Tu voulais me peiner : je suis peinée ; jouis de ma peine et écoute-moi. »
— « Tu incrimines la plus innocente remarque. »
— « Sœur, soyons vraies l'une et l'autre : il t'ennuie que Lionardo me donne son attention et que je l'accueille. Toi, qui vis sans morale, tu es déjà scandalisée grandement par ce que tu appelles ma coquetterie. Tu t'es demandé comment je me confesserais de mon séjour ici ? » Isabella ne dissimula plus.
— « C'est vrai ! Tout cela est vrai ! J'ai été inférieure. »
— « Tu as été femme, ma sœur ! Toute autre eût pensé, sinon agi, comme toi. Écoute, pour ta pénitence, l'explication que je me donne et tu jugeras si elle est valable.
Lionardo me regarde et m'écoute avec un attendrissement indéniable. Ma vue l'émeut, je suis pour lui la vierge sacrée qui a douze ans de silence aux lèvres, douze ans de murs claustraux reflétés dans les yeux : je lui représente un être rare, la nonne, la vraie, celle qui n'est point allée à Dieu par dépit, mais par choix. Il honore, en moi, la parfaite chasteté, la véritable tranquillité, je dirais la vertu, si je ne savais que ma vertu n'est qu'un penchant, comme le vice des autres. Dans le sens passionnel, il ne m'aime point. Je suis pour lui comme un chef-d'œuvre : il étudie, il contemple, et n'a pas plus d'idée charnelle que devant un tableau. Je ne produis, sur lui, aucune action de péché. Que produit-il sur moi ? Le même effet qu'un directeur très sympathique et qui se bornerait à être l'écho de mes pensées, au lieu de s'en faire le recteur. Il donne ainsi, à une habituée de la passivité, une détente vive. Choisissant consciencieusement la plus agréable rencontre, je n'aurais pas désiré un autre homme et d'autres circonstances. Laisse-moi donc profiter de ces vacances admirables, Isabella ! »
Celle-ci, regrettant son mauvais mouvement, s'attrista.
— « Je deviens donc méchante, envieuse ! C'est à ne pas me reconnaître. J'inquiète le cœur d'autrui parce que le mien bat à vide. Mieux vaut donc que je m'entête à mon vieux péché. »
— « Non, ma sœur, ton péché ne valait rien, parce qu'il ne t'a pas satisfaite. Reste encore un temps dans cette paix. La vie n'oublie personne ; il t'arrivera ce qui convient.
XI
La théorie est un excellent voile à cacher l'indécision.
La paix d'un tranquille été rayonnait sur ces âmes, tandis qu'elles exhalaient leur désir sans péché.
Entre celle que sa tendre jeunesse faisait sacrée et l'autre que ses vœux enveloppaient d'intémérabilité ; entre les longues nattes dorées et les cheveux courts et inégaux ; entre la petite âme encore puérile, si fraîche, et le placide cœur harmonisé par un long silence claustral, Lionardo s'élevait au dessus de la sexualité, éprouvant une tendresse de grand frère, pure et vive, protectrice pour Giovanna, admirative pour la Camaldule. Entre le rayonnement de l'innocence et de la vertu, le prestige d'Isabella pâlit insensiblement. Elle s'irrita d'abord de quitter le premier plan auquel elle se croyait des droits ; mais, sous la pression des trois volontés qui se combinaient, elle accepta la subordination de son rôle et perdit de son importance, à son propre jugement.
Cette lente dépréciation de l'orgueilleuse Visconti s'opéra par d'imperceptibles accidents d'intimité, des successions de nuances si ténues qu'aucune observation n'en aurait suivi le cours. Une déférence que la discussion ne transgressait pas, une attention soutenue aux moindres dires, des bienséances de mille sortes et surtout des flatteries, gracieuses et câlines ici, là, graves et sentencieusement phrasées, empruntant chez la religieuse l'exclamation de l'étonnement scandalisé : tout ce manège magnétisa et endormit l'avide amoureuse. Les passions subtiles qui étaient nées à la villa ne ressemblaient à rien de connu. On aimait sans but, ni d'avenir, ni de volupté, sans aveu, ni promesse, Lionardo n'eût pas rêvé, même en pensée, le baiser d'une vierge, ni celui d'une nonne !
Sa conscience n'avait pas à intervenir ; il ne désirait pas au delà de ce qu'il vivait. Les rares esprits qui ont tiré quelques règles de la vie écoulée savent le prix de la tendresse sans passion et du charme sans vertige.
La Camaldule prolongerait son séjour au delà de la saison, jusqu'à l'hiver : lui, demeurerait plus longtemps, mais il s'en irait aussi, et la Giovanna resterait seule encore ; car, Isabella ne supporterait pas toujours cette sérénité, un peu morne, pour qui n'est pas aimé.
Autre originalité de ce groupement : il échappait aux préoccupations de la vie sociale.
Ni ambition, ni lien de famille ne tenaient les solitaires du lac de Côme, libres de tout autre soin que ceux de leur commerce subtil et doux.
Rosa-Bianca trouvait le philosophe si différent des autres hommes dont elle se souvenait, qu'elle avoua son étonnement.
— Expliquez-moi comment je vois, chez un laïc, la retenue et l'onction du meilleur prêtre ? Qu'avez vous pu faire dans la vie, méditatif comme vous l'êtes ? »
— « Quand j'aimais votre sœur, je n'étais pas le sage de maintenant, et je ne suis pas tel que je vous parais : je le deviens pour m'approcher de votre âme et en percevoir la beauté. Cependant, la personnalité qui vous plaît m'exprime mieux qu'aucune ; et, dans vos discours, je trouve des impressions que j'aurais pu vivre. Ce qui nous sépare, c'est la curiosité qui fut fiévreuse en moi ; elle ne vous agita jamais. »
— « Parlez-vous au spirituel ou au passionnel ? »
— « Ne croyez pas qu'on les puisse séparer. Les catégories servent de procédés pour l'analyse ; elles permettent de baser un jugement comme la mise au carreau rend un compte exact des proportions.
Nous n'échangeons, en apparence, que des pensées et on ferait un médiocre livre avec ces colloques qui nous enchantent.
Un sentiment absolument inexprimable anime ces pauvres mots et les colore pour nous seuls. Remarquez-le, vous ne citez aucun texte religieux ; je ne parle jamais de ces sciences occultes qui constituent le fond de ma recherche ; car un phénomène plus rare que l'échange d'idées se produit entre nous ; nous échangeons de l'âme, et nos lèvres ne servent qu'à faire entendre la voix, à appuyer le regard, à régulariser l'émanation indicible qui fait le puissant charme de notre affection.
La pensée pure est un orgueilleux pis-aller ; oui, quelques hommes pensent abstraitement, parce qu'ils manquent d'émotions ! Si vous mesuriez l'abîme de stérilité où mène l'abstraction, suprême illusion propre à une élite, mais illusion, et décevante ! »
— « N'êtes-vous pas, pour tous, comme pour nous ici, un philosophe ? »
— « C'est le mot du dictionnaire contemporain qui s'applique superficiellement à moi ; mais le dernier mot de la philosophie, c'est de la juger elle même, au clair rayonnement de la réalité.
« Des mouvements de l'humanité, le plus colossal a été le christianisme. A-t-on assez médité, parlé et écrit, adoré et blasphémé, à propos de lui ! De tant de commentaires, il n'est pas sorti une version qui puisse s'intituler la doctrine du Christ. L'Église, en confondant les Testaments ; les Pères, en professant à l'humanité un idéal sacerdotal, ont faussé le sens de l'Évangile ; la recherche de l'unité a été poursuivie par l'extermination, et les papes ont brûlé des saints ; --- l'Occitanie fut ruinée pour avoir rêvé une autre perfection que celle transalpine ! La plupart des hérétique sont raison, et les grands orthodoxes sont tous hérétiques. Il n'y a de péremptoire que l'Eucharistie réalisée au Golgotha. L'Eucharistie est un mystère d'amour qui l'emporte sur tout.
Les religions antérieures montrent leurs dieux en rois, en juges, en sages, l'Évangile unit l'homme, à Dieu, par une passion sublime du créateur pour sa créature. La dévotion au cœur de Jésus ne se trompe pas : le Sacré Cœur est une expression exacte. Notre imagination conçoit le paradis sous les traits indicibles d'un océan d'amour, fait de toutes les âmes et ayant la divinité même pour rivage.
S'il est permis de descendre de si haut à nos propres affections, définir apparaît une opération inférieure à celle de sentir.
La définition revêt un caractère glorieux, car elle reste et sert à beaucoup d'esprits, tandis que le sentiment ne sort point de celui qui l'éprouve ; et la faculté de l'éprouver contredit à celle de formuler. Saint Thomas déclare que ce qu'il a écrit n'est que fétu auprès de ses illuminations. L'illumination reste incommunicable. Elle constitue le prestige de l'amour, quel qu'en soit l'objet, quel qu'en soit le degré. Eh bien ! nous sommes l'un à l'autre des miroirs et chacun présente une belle image, une expression de noble tendresse.
La faculté spirituelle, infiniment subtile, précieuse comme le diamant, en a l'éclat et la rareté, tandis que tout être est capable de passion. Mais il y a un phénomène supérieur à la pensée et au sentiment, celui qui se constitue de leur union ; il mérite le nom sacré d'Amour.
« L'ordinaire appétit se forme du désir et du désordre ; l'esprit seul harmonise l'aspiration. Quelle beauté que l'ardeur sereine ou l'enthousiasme raisonnable ! Un peu de cette splendeur vit en nous ; elle est d'une essence si pure qu'elle s'associe à votre vertu ; la religieuse ne découvre pas même une contradiction entre ses vœux et cette flamme éthérée. »
— « Je voudrais être l'abbesse du couvent où vous seriez aumônier. »
Comme si cette phrase sincère avait trop de signification, elle ajouta vivement :
— « On nous dirige selon une routine qui empêche les vrais progrès de l'âme. »
La paresse du prêtre, sa prudence aussi, retiennent sans cesse l'essor des religieuses. On veut de la dévotion et non du mysticisme, car il échappe à la discipline. Je n'ai point entendu un appel de Dieu : j'ai obéi à un besoin impérieux d'échapper aux hommes, à leurs désirs répugnants ; je ne comprends pas celles qui s'intitulent victimes de Jésus. J'ai choisi le cloître comme un havre, pour sa paix, pour son inexpugnabilité non aux tentations, mais aux écœurements du monde.
Je suis venue à Dieu par haine de l'homme et Dieu m'a accueillie : il a accepté le don de ma jeunesse qui me pesait, de ma beauté qui me vouait à d'ignobles obsessions...
— « Ce qui vous a rendu la vie claustrale précieuse et facile, c'est que vous n'avez pas eu à vous soucier de la supérieure. Apportant au couvent une dot splendide et ne demandant que la paix, alors qu'on vous offrait la crosse, vous avez été anachorète autant que cénobite, vous isolant à votre gré de la communauté, en privilégiée, que les avantages temporels ont suivie jusque dans sa cellule. »
— Évidemment, l'archevêque, en visite, s'entretenait avec moi, comme il convient de Farnèse à Visconti, je pouvais correspondre directement avec mon cousin le cardinal ; et la supérieure était dans ma main, presque subalterne. Y pensait-elle seulement ? Je ne me servais point de ces avantages ; je suis restée simple sœur et mourrai telle. Une femme ne commande pas équitablement à des femmes. L'injustice est inhérente au sexe ; débonnaire ou dure, suivant son humeur et ses sympathies, la prieure exagère toujours une tendance.
La plupart des nonnes considèrent qu'elles s'immolent à Jésus-Christ : un étrange regret de la vie mondaine se cache en cette conception. Celles là espèrent les grands coups de la grâce et reproduisent sous les noms de sécheresse, de stérilité et de morosité, les phénomènes de l'ordinaire passion, Vous savez qu'on fait l'oraison deux fois par jour : là, on se retrouve face à face avec soi-même, au sortir des minuties disciplinaires. Eh bien ! je n'ai jamais éprouvé qu'une impression et pénible : celle de me découvrir une petite âme sans essor, une âme de poupée humaine. Car enfin, vous avez rêvé, tenté, découvert de grandes choses ; ma sœur a eu de vives aspirations d'amour quoique vulgaires. Je n'ai que ma pudicité : j'ignore l'impression sexuelle, je suis une vraie vierge. Mince prestige ! De la répugnance pour les choses de la passion, voilà mon idéalité. Qu'imaginer de plus médiocre ? Je n'ai point eu de tentations ; je n'ai résisté à rien d'impérieux : j'ai préféré la vie contemplative à l'autre, et rien n'a entravé mon choix. Si on décerne le nimbe à ce néant de mérites, on le discrédite à jamais. »
— « Cette modestie », répliqua Lionardo, vient d'un préjugé. Il y a deux motifs de fierté : l'aptitude et l'effort. On peut être fier de ce qu'on est ou de ce qu'on fait. Or, vous êtes la plus délicate des femmes ; un sentiment aristique vous a menée à Dieu. Le monde vous a déplu, comme contradictoire à vos aspirations. »
— « Mes aspirations n'ont été que négatives. J'ai toujours su ce que je ne voulais pas : affirmativement, je n'ai rien conçu. »
Puis, changeant de sujet :
— Pourquoi gardez-vous secrètes les aventures de votre vie agitée ? Doutez-vous que je m'intéresse au récit de vos pensées ? A entendre Isabella, vous avez poussé l'investigation plus loin que la science positive n'atteint et posé votre pied hardi sur la zone du mystère. Sans cesse, vous n'êtes appliqué qu'à m'écouter ! Votre compagnie m'est doucement agréable ; mais je suis déçue de n'entendre jamais le savant, le mage !
— Il m'est plus doux de m'oublier ; mes ambitions furent démesurés ; en les avouant, je revivrais le drame de leur avortement. Il ne serait pas bon pour vous d'entrevoir les choses défendues ; elles sont dangereuses à tous, fatales à la plupart. Parmi les illusions, il en est de si prodigieuses que l'être qui les a une fois conçues se ferme aux impressions ordinaires et devient un étranger à ses semblables : il ne les comprend plus et s'éloigne pour toujours de l'humanité. »
— « Pourquoi, devenu étranger aux passions, n'avez-vous pas préféré le cloître ? »
— « Il impose une règle insupportable à ceux qui ont des habitudes d'indépendance. »
— « La vie avec ses injustices et ses hasards n'est-elle pas plus irritante, pour un penseur, que la règle claustrale ? »
— « La vie renouvelle les impressions : il y a des bénéfices de laïcité auxquels certains esprits ne renonceront jamais. Le théâtre, j'entends celui des tragiques et celui de Wagner, représente de véritables visions mystiques : la ?Neuvième Symphonie la Messe en résont dignes du chœur des anges ; et les musées foisonnent des plus vraies images de Jésus, de la Vierge et des anges. Saint Jean de la Croix blâme celui qui a besoin d'un beau crucifix : moi, je ne prie que dans les vieilles églises, et plus elles sont belles, mieux mon oraison s'élève. La forme humaine est si sublime parfois, et il y a des yeux si rayonnants d'âme ! Accepter de ne plus rien voir que quelques images, toujours les mêmes ; et renoncer aux mondes de la forme, de la couleur et de l'harmonie ! Et pourquoi y renoncer ? Par ces prestiges, Dieu m'apparaît et me parle. Que de fois en sortant d'un concert, j'ai prié intérieurement, tandis que le sermon m'exaspère. »
— « Vous êtes un artiste, en somme ! »
— « Je devrais l'être ! L'artiste ignore ce que je sais : mais il œuvre. Œuvrer, voilà la grande marque d'élection ! Je n'entends pas, comme œuvre, faire un roman d'un fait divers et un tableau d'un jardinier appuyé sur sa bêche ; j'entends exprimer noblement, selon la tradition, un trait d'âme immortelle. Le Verbe divin est créer et les plus nobles hommes sont ceux qui inventent des formules ou des formes ! »
— « Vous avez souhaité la gloire ? »
— « Non, mais l'immortalité ! Palestrina est immortel, et Rossini est glorieux. »
— « Enfin, comment vous seriez-vous exprimé ? »
— « Je ne sais : je suis aussi enclin à un Discours sur la méthodequ'à une Divine comédie ; à une symphonie qu'à une fresque ou à un monument.
Ma théorie aussi est sûre et abondante, en métaphysique qu'en esthétique. Je connais les règles, les secrets !... Figurez-vous le Vinci ignorant le dessin ! »
— « Quelle étrangeté ! »
— « Ils sont une bande de modernes à faire des exclamations sur les cahiers où le plus grand génie de la Renaissance accuse le gaspillage sacrilège de son génie : ils admirent des théorèmes d'hydraulique et de poliocertique sans intérêt, tandis que dans la marge de ces vaines recherches, rayonne, vraiment divin, un croquis que nul homme au monde ne refera jamais. Le Vinci fut un effrayant pécheur : il éparpilla en niaiseries une application inestimable. Ah ! je puis le juger et le blâmer, moi qui m'appelle Lionardo et qui représente sa caricature, une ombre grotesque de ce divin coupable. »
Il s'arrêta et, s'étant baissé, il traça de son doigt, sur le sable, le profil d'Isabelle d'Este ; il poussa un « ah ! » devant l'évocation de cette sanguine.
— « Mais n'êtes-vous pas sorcier ? N'avez-vous pas mené l'expérience jusqu'à... »
Elle s'arrêta, cherchant l'expression.
Le philosophe se releva :
— « J'ai poussé jusqu'au point où la science devient le mystère : j'ai vu la tête de la Méduse qui rend l'esprit stérile et le pétrifie. Qu'est-ce qu'un héros ? Un impulsif sourd à la raison et qui s'élance. L'artiste est un visionnaire qui veut la beauté. Celui qui réfléchit n'agit point ; cet autre conscient du chef-d'œuvre ne tente rien ; il faut le courage d'ânonner, de mal faire, pour opérer n'importe quoi ! La première phrase de l'écrivain, le trait initial du peintre ne sont excellents que chez les gens de métier. Le grand artiste a les gaucheries et les transes du profond amoureux : il tremble, il se trouble, il s'égare, mais il s'entête ! Ah ! quel courage demande la suite d'avortements d'où sortira l'œuvre ! »
— « N'êtes-vous pas dans la maturité de l'esprit ? Œuvrez. »
— « Je suis las, ma sœur ! J'ai trop admiré, et trop longtemps et trop de choses. Je ne pourrais jouer qu'un rôle socratique d'accoucheur d'âmes, et il n'y a pas place, pour cette fonction, dans notre décadence. »
— « Alors, que vous restera-t-il ? »
— « D'avoir admiré, avec une ferveur telle que vos prières cloîtrées sont moins ferventes que mes exultations aux monuments et aux musées. »
— « Quel paradis vous figurez-vous donc ? » --- « Regarder, par-dessus l'épaule, Lionardo dessiner des anges. »
— « Mais il n'y aura ni mains, ni crayons, là haut. »
— « Voir, alors, vivant, réel, ce qu'il dessina. »
— « Vous n'aimez que la Beauté ! »
— « Je ne connais vraiment que la Beauté : elle me conduira à l'Amour. »
— « L'Amour, c'est Dieu ! » fit la nonne.
— « Ce n'est que son ombre. Mais l'ombre de Dieu sera la lumière des élus.
Même élus, purifiés et sur éminents, nous n'affronterons jamais l'absolue clarté. »
— « Nous verrons Dieu : cela est promis ! »
— « Comme nous voyons le soleil ! dans un rapport infrangible de créé à incréé. »
— « Ah ! » fit la nonne, « l'amour divin descendra tous les degrés que l'homme ne peut monter, et il s'humanisera dans sa gloire même. »
Tels étaient les colloques de ces êtres qui ne se désiraient point ; ils échangeaient de pures impressions ; l'homme, qui avait flambé au feu des passions, ne se souvenait plus de la concupiscence et la femme vouée à la chasteté ne se troublait pas.
Sur la terrasse aux grands vases moussus, le long de la muraille de cyprès, chaque matin, ils promenaient, d'une allure si lente qu'elle semblait ensommeillée, leur délicate tendresse.
XII
L'amour est le seul thème qu'on puisse toujours fuguer sans prendre ni donner de l'ennui.
En des déshabillés de soie d'une seule couleur toujours vive, laissant ses bras nus et sa gorge libre, Isabella passait des heures sur une chaise longue. Dans le vaste salon aux volets presque clos, inoccupée, le regard lourd d'ennui, elle écoutait à peine le babillage de Giovanna ou les réflexions de Lionardo. Les paroles de sa sœur seules l'intéressaient.
— « Tu représentes », disait-elle, « le plus vif argument en faveur de la chasteté : tu as pris ce parti d'instinct et, aujourd'hui, tu te félicites encore de l'avoir choisi : tu es heureuse ! Lionardo, comment expliquez-vous le bonheur d'une religieuse qui n'est point mystique, qui ne s'intéresse pas aux choses du couvent, ne voit rien que de médiocre dans sa supérieure et n'écoute son directeur qu'avec une curiosité critique ? »
— « Oh ! » fit la sœur, « curiosité » est un bien beau mot pour la chose ! »
— « Quel secours reçois-tu donc, derrière tes grilles ? »
— « Le moutonnement de la communauté me porte et me pousse, sans que j'aie à bouger et me préserve de toute agitation intérieure ou extérieure. »
— « C'est très médiocre, cela », s'écria Isabella. Lionardo protesta.
— La sagesse enseigne de traverser la vie avec la plus grande sérénité possible. La perfection suppose l'enthousiasme et l'abnégation. Sœur Bianca est sage, non pas enthousiaste. Elle a tiré du cloître un parti personnel que j'admire. Son esprit se serait affaibli, si elle s'était passionnée pour la littéralité de la règle ; elle n'a accepté de la vie contemplative que sa paix. »
— « La paix est le lot des indifférents ! »
— « Il y a des choses où l'indifférence convient », fit la nonne. Si une sœur a rompu plusieurs fois le silence, l'aurais-je dénoncée au chapitre ? Je n'ai eu qu'une rébellion. A un moment, je m'étais fanatisée pour l'orgue, et dans la musique que j'avais demandée se trouvait Parsifal.Or, Parsifalcontient des tentations assez charnellement exprimées : l'enlacement des filles-fleurs, le baiser de Kundry, représentent vivement la sexualité ; personne ne s'en serait douté sans les paroles ; une sœur les lut et en fut troublée ; on m'incrimina. Je laissai la supérieure lancer son blâme et édicter la pénitence avec une tranquille humilité et j'allai ensuite lui exposer, qu'ayant satisfait à l'obéissance extérieure, j'entendais ne plus être inquiétée et qu'au besoin j'écrirais à Rome.
« On me parla du principe d'autorité et que la prieure doit être tenue pour la déléguée d'en haut ; à quoi je répondis que j'entendais la nécessité de cette soumission absolue dans le seul cas où un ordre était actif, et faisait quelque entreprise. Enfin l'aumônier vint m'admonester et je lui demandai s'il voulait quitter sa fonction ou continuer à la tenir. Si on m'eût poussée, je me faisais nommer supérieure incontinent. Ce fut ma seule aventure, en tant d'années. »
— « Pensez-vous qu'une religieuse ordinaire s'en fût tirée si crânement ? Les femmes cloîtrées, aussi bien que les laïques, apportent dans l'exercice du pouvoir un entêtement sans borne ; votre incartade, il y a un siècle encore, eût mené une simple non nain au pain d'angoisse dans une cave. Vous n'avez pas l'esprit monastique. »
— « Vraiment non ! Elle n'est ni femme, ni camaldule ! Je ne la comprends pas ! Elle n'aime ni l'Amour, ni Dieu. C'est la plus incompréhensible personne... »
— « Est-ce que je puis comprendre, à mon tour, ta façon de passer d'un homme à l'autre, avec un si facile oubli du précédent ? »
— « Lionardo, vous représentez ici le raisonnement ; donnez quelques vues sur cette question qui nous passionne, quoique si différemment. Inventez une esthétique ou une morale de l'amour qui serve à nous juger toutes deux. »
— « L'Amour comporte trois aspects : le religieux, le social et l'individuel », dit le philosophe.
Religieusement, le mariage seul existe : il ne s'agit que de devoir. Le point social s'identifie au théocratique. L'Église ne s'occupe pas du bonheur, mais du salut des êtres ; et le salut sort plutôt de l'épreuve que de la joie. Il y a des règles à observer, et rien de plus. Si on presse le sentiment des célibataires qui ont fait la morale chrétienne, on rencontre une désapprobation de l'amour ; tout au plus, le tolère-t-on ! Cette conception nous régit encore, que la tendresse qui s'épand sur la créature fait tort au Créateur ; l'idéal monastique pèse de son séculaire illogisme sur les mœurs. Chercher un concordat entre l'esprit de l'Église et l'amour, c'est oiseux. Pour elle, la créature n'a que des devoirs envers le prochain, l'amour fait tort à la charité.
Socialement, l'amour est mieux vu ; il garantit la fidélité conjugale, le soin du foyer et des enfants, et répond au besoin politique du pullulement de l'espèce.
La patrie moderne ne souhaite que la quantité des citoyens ; elle a raison, car elle n'a plus l'emploi de la qualité.
Au sens individualiste, tout change ; le mariage, sacrement ou mode social, ne signifie même rien ; la question de la progéniture devient étrangère au sujet.
Ici nous professons l'indifférence des intérêts civiques ; nous n'estimons pas être engagés par le théologien, non plus que par le politicien. L'Amour pose une question de bonheur et non de morale.
La princesse Isabella a fait l'amour comme un homme, comme un viveur ; pour cela, elle est mal famée, même à nos yeux.
Pourquoi ? La critique esthétique est vraie en matière d'attraction : et hors de la religion, il y a encore une règle, l'idéalité ; celle-là, étant la dernière avant l'anarchie, revêt une impériosité spéciale. Nous contestons le nom d'amour à une succession d'attractions inférieures.
Vous êtes hors de l'amour, Isabella, hors de l'amour esthétique, par le nombre de vos amants ; le nombre, ici, c'est le mal, c'est le vice ! L'opinion se trompe en attribuant vos brèves tendresses à un entraînement physique ; la pluralité des hommes, chez vous, constitue un phénomène surtout sentimental.
La physiologie n'a rien à voir en votre cas ; votre goût s'accorde avec le platonisme, tel que les collégiens entendent le mot.
« Vous n'en êtes pas moins coupable, devant la loi esthétique. »
— Je vous ai laissé dire, Lionardo ; je ne retiens de votre réquisitoire qu'un fait : j'ai aimé comme un homme, c'est-à-dire souvent et des êtres différents. Que ma nature soit bizarre, je l'accepte. Mais quelle sanction admettrais-je ? Je ne suis point adultère, je ne porte pas un nom qui m'ait été confié, je n'ai point d'enfants à qui je doive l'exemple !
Vous ne m'incriminez pas d'avoir pris un amant, au lieu d'un époux, mais d'avoir changé d'amant, comme si le droit de prendre n'entraînait pas celui de quitter ? La morale veut le mariage et la famille ; et la morale a le droit de critique. Mais que vient faire la raison esthétique disant : « Tu dois t'en tenir à ton premier choix. » Pourquoi mêler le devoir à la recherche du bonheur ?
« Même sentant comme un homme, n'étant ni épouse, ni mère, je ne me vois pas délictueuse. »
— « Vous l'êtes, envers vous-même, princesse. Il est impossible que vous trouviez des impressions nobles au perpétuel changement ; vous devenez une toupie passionnelle sous le fouet du désir, et tournez sans cesse dans le cercle de l'espèce. Dès lors, la beauté des mouvements animiques disparaît : aucun ne vous inspire et vous n'inspirez personne. Vos baisers furent stériles à force d'être passagers ; de vos sensations errantes ne demeure pas même un vif souvenir. Il y a solitude dans votre passé parce qu'il y a trop de monde : le cœur ne s'accommode pas des foules ; enfin vous voilà seule pour avoir trop changé de compagnie.
Ne dites pas que vous avez été déçue dans votre recherche ; vous ne cherchiez rien que vous n'ayiez trouvé. Don Juan, alchimiste de la sensation, chevalier de la passion et voué à un grand œuvre animique, cherchait le creuset où réaliser son prodigieux désir, héros d'une queste sans nom ! Ni dans Mozart, ni dans Molière, je n'ai découvert rien de si prestigieux ; j'ai considéré avec un peu d'étonnement cette paillardise inlassable, les efforts harassants de ce pauvre satyre à panache et à rapière ! Il faut croire les poètes en poésie, et Don Juan n'appartient pas à un autre domaine : il blasphème ou il nie, comme un ouvrier fidèle à l'enseignement laïque ; son défi au Commandeur est un trait d'ivrogne : ses promesses de mariage aux paysannes imitent un simple séducteur communal... Il n'est point hypocrite et, bien vêtu, il dégaîne aisément : un mousquetaire du bon temps ! tel est ce mauvais sujet dont la santé et l'entêtement sont seuls admirables. Le duc de Richelieu réalisa Don Juan, et sa figure ne va bien qu'aux trumeaux de son temps. Analysant sa caractéristique, nous trouvons un secret de l'expérience : les premiers moments d'une passion sont les plus vifs, et le parfait égoïsme suit une voie faste en ébauchant l'amour sans le consacrer par sa constance. Mais que serait, en art, ce systématisme de l'esquisse ? Passionnellement, notre type reste un superficiel, un effleureur de surface, un écrémeur d'impression, plus vaniteux encore que voluptueux.
Don Juan tient ses succès de sa réputation et pour l'entretenir il doit sans cesse étonner l'opinion. Ahasverus de la sexualité, il ne lui est permis ni de se reposer, ni de vieillir : et cependant la fatigue et l'âge viennent plus tôt pour lui que pour tout autre ; alors le vieux beau devient ridicule, s'il s'entête. Du jour où il n'a plus été un Priape, il n'a plus rien été. Jeune premier ou grotesque, il tombe au néant, dès l'instant où ses reins raidissent.
Or, tant qu'un homme pense il peut séduire les âmes. Don Juan n'a point assez d'âme pour émouvoir l'exception et ses derniers succès sont ceux d'un revenant. Les ultimes amantes se donnent au souvenir du séducteur d'antan ou le suprême amour du burlador reproduira la sénilité du baron Hulot.
— « Povero! » fit Isabella, « on n'a tant de feu qu'en face d'un ennemi personnel. En quelle circonstance, votre désir a-t-il été traversé par le héros ? Je retiens de votre réquisitoire ce qui s'applique à moi. L'amour étant un effort vers le bonheur, comment demander compte des essais inutiles et répétés ? Ce serait folie de prétendre qu'on quitte un être par système, après l'avoir pris par attraction. Le phénomène d'aimantation perd facilement de l'intensité ; faut-il que la volonté y supplée pour satisfaire à je ne sais quelle esthétique ? J'ai cru souvent aimer ; j'ai découvert que je n'aimais point, et je l'ai découvert à ce moment où l'homme, dépité de ne pas vaincre ou déjà lassé de sa victoire, ne ressemble plus à celui qu'on a aimé. Il est légitime d'aimer le papillon diapré, aérien, poétique et de ne pas se plaire au ver qui rampe et contracte pesamment ses anneaux. L'homme qui désire et commence à aimer ressemble au papillon par son effort de séduction, de persuasion, le charme qu'il manifeste et la délicatesse de son mouvement.
Le même homme, irrité ou satisfait, se change en un ver détestable et presque hideux. Comment s'opère cette métamorphose ? Elle s'opère sans exception. Eh bien ! comme je tendrais ma main au papillon qui voudrait s'y poser, je la secoue, si une chenilley tombe. L'image n'offre pas grand lyrisme ; elle parle et abrège la psychologie. Je me suis secouée chaque fois que le papillon s'est changé en chenille.
« Maintenant, dois-je justifier mon goût pour les jeunes gens ? Il ne tient pas seulement à leur fraîcheur, mais aussi à leur ingénuité. On peut attendre quelque poésie d'un être que la vie n'a pas encore rendu cynique. Car l'expérience et la réflexion dépravent ; les hommes mûrs se gardent trop ou pour l'hygiène ou pour l'ambition. »
— « Vous aimez l'amour, princesse », dit Lionardo, c'est-à-dire une électricité opposée, un certain rôle composé de mots et des gestes typiques ; je ne connais point d'exemple littéraire de votre cas. Celles qui vous sont parentes dépendent de leur sens ou de leur vanité et vous vous accommodez d'une grande réserve sensuelle et vous ne souhaitez point le nombre des amants.
— « Vous ne sauriez imaginer », avoua Isabella, à quel point je suis peu princesse et comme je me contente de peu en fait d'individu, pourvu qu'il représente dignement la chose sentimentale»
— « Voilà », opina la Camaldule, « l'explication de tes mécomptes ; tu n'as pas choisi dignement, tu n'as pas su attendre et élire un être d'exception ! »
— « J'ai quarante ans et je ne l'ai point rencontré, cet être à élire ! Si je m'étais réservée pour lui, je serais une dupe lamentable, peut-être enragée et prête aux avilissements, que persuadent les passions tardives. »
— « Si tu recommençais ta vie », interrogea Rosa-Bianca, « tu recommencerais... ? »
— « Certainement, comme tout le monde. Est-ce qu'on peut ne pas faire ce qu'on fait ? Notre liberté n'est-elle pas l'emploi même du tempérament ? Nos attractions nous expriment mieux que nos formules. Les unes sont rigoureuses, agissantes, les autres ne représentent que des syllabes proférées dans les moments calmes et qui forment des sons, des mots, dit Hamlet ! Words !»
— « Que penses-tu faire de Giovanna ? » demanda la religieuse.
— « Je n'y ai jamais pensé. Je la marierai, mais à qui ? Elle est trop jolie et élevée d'une façon si spéciale, que je ne songe pas à l'établir grossièrement.
« Si elle a une étoile, son sort se fera seul ; sinon, elle restera la Demoiselle du Lac, auprès de Lionardo. Qui n'a pu arranger sa vie ne se soucie pas tant du destin d'autrui. Depuis que j'ai renoncé aux œuvres d'amour, je deviens rêche de l'âme ; ne sentant plus d'impressions douces, mon cœur s'indure. Je ne peux réagir contre cette insensibilité qui me gagne progressivement. »
— « Moi seule connais la suite de ma vie ; dans un temps indéterminé, je repasserai le seuil du cloître pour toujours. Vous deux, que deviendrez vous ? Encore, je me figure la vieillesse pensive et studieuse de Lionardo ; mais toi, sœur, que feras tu ? »
Un profond soupir répondit, et la causerie tomba.
Gracieuse Giovanna entrait, levant au bout de ses bras nus un plateau de sorbets. L'ayant posé, elle alla de l'un à l'autre, servant suivant le goût habituel.
Tandis qu'elle faisait son office d'Hébé, avec un charme gracile, chacun se posait la question de son avenir.
— « Veux-tu venir avec moi au couvent quand j'y rentrerai ? » demanda Rosa-Bianca.
La jeune fille fit une moue délicatement négative.
— « J'appartiens à la Diva. »
— « Mais si je quitte le lac, un jour ? » dit celle-ci.
— « Je resterai avec Messer Lionardo », répondit l'enfant.
— « S'il partait aussi ? » fit Isabella.
A cette idée, la vierge promena son regard bleu sur les trois personnages, baissa la tête avec tristesse et murmura :
— Je resterais avec la villa... »
Ace moment, Girolamo entra ; avec sa timidité habituelle il avançait par des mouvements indécis de révérence. Il resta debout, souriant d'avance à ce qu'on pourrait dire.
— « Giovanna », fit le philosophe, à quoi penses-tu de ne pas offrir un sorbet au padre ? »
— « Asseyez-vous près de moi », dit la Camaldule.
— « Que de bontés pour un pauvre prêtre ! » fit-il, et il prit le rafraîchissement, avec une naïve gourmandise.
— « Etes-vous content de votre élève ? » « demanda Isabella ».
— « C'est un ange ! » fit Girolamo.
La petite fit signe qu'il mentait et rougit.
— « Messer Lionardo », dit Girolamo, j'ai essayé de vous faire plaisir. Vous avez parlé, un des premiers jours de votre arrivée, de ces partitions que gardent jalousement les sacristies d'Espagne. J'ai pu me procurer des copies de motets absolument inconnus. Giovanna s'élança hors du salon.
— « Mais vous êtes un homme délicieux », s'écria le philosophe.
— Vous êtes si bon, Messer ; vous ne m'avez jamais raillé », fit le prêtre.
La jeune fille rapporta un paquet de musique ; tous quatre allèrent à l'harmonium. Et ils se mirent à déchiffrer, avec cette fièvre que donne l'idée du chef d'œuvre inconnu que l'admiration va ressusciter.
— « Vous faites quelque chose d'abominable ! » dit Isabella.
— « Attendez ! attendez ! » s'écria le penseur. « Le sphinx va parler. »
La religieuse et Giovanna étudiaient à voix très basse, avec l'accompagnement en sourdine du prêtre.
— C'est à fuir, votre épèlement ! et la princesse se leva.
Tout à coup, la Camaldule, la fillette et le prêtre entonnèrent une de ces merveilles à la Vittoria où l'âme s'exhale en sanglot de désir, où l'appel de la créature à son auteur monte avec l'impériosité de la foi et plane comme le regard d'un aigle fixé sur le soleil.
Quand la dernière note fusa, impalpable d'idéalité, ils étaient très pâles, et, sur le seuil, Isabella pleurait et dit :
— « Que sont nos âmes, auprès d'une telle âme ! »
XIII
L'habitude, comme un rite, consacre l'impression.
Éveillé par la lumière estivale, qui emplissait librement la fenêtre restée ouverte, Lionardo se levait vite et, après l'ablution, allait au portique, vêtu d'une robe sombre qui lui donnait un air de religieux oriental.
Il contemplait le jour croissant jusqu'à ce qu'il aperçût, parmi les verdures, la silhouette blanche de Giovanna.
Il descendait alors et, au bas des marches, baisait le jeune front tendu vers lui.
Cette habitude très douce s'était établie sans entente, sans paroles échangées, par attraction.
Puérile, l'orpheline répétait souvent la même taquinerie qui déplaisait au philosophe.
— « Salut au Vinci ! »
— « Donnerais-tu à un chien le nom de saint Antonio ? Devant le Vinci, je suis un chien : toi, au moins, tu es un Luini. Mais un Luini qui parle, hélas ! qui plaisante ! Tous les bourgeois plaisantent ! Laisse-toi regarder ! La fleur, le fruit, ne parlent pas, ils figurent. Ainsi doivent faire les êtres jeunes. Tant qu'on peut charmer, pourquoi parler ? il faut être un peu vieux pour avoir quelque chose à dire. »
— « Messer, vous me jugez sotte ! »
— « Je t'admire pour tes lignes fines, pour ta coloration nacrée, pour la souplesse jolie de tes mouvements. Tes bras ont des ouvertures d'ailes et tes pieds, quand tu cours, caressent le sol et ne le foulent pas. Tu es une chose exquise : plus tard, tu seras une personne. »
— « Les princesses sont des personnes », conclut l'enfant.
— « L'une d'elles voudrait bien encore être une chose. »
— « Vous préférez les personnes... aux choses, Messer... et cependant vous regardez sœur Rosa-Bianca, comme si elle était chose. »
— « Elle est à la fois personne par la volonté, et chose par la noble immobilité où son cœur a vécu... Son cœur n'a pas plus battu que le tien ! »
La jeune fille se taisait alors et penchait un peu sa tête blonde, résignée à son rôle de belle image.
Arrivés au bord du lac, l'enfant et le philosophe s'asseyaient sur les marches, très près de l'eau.
Elle rêvait, jetant parfois un petit caillou, arrachant un brin d'herbe folle ; lui ne se lassait pas de regarder cette face ronde au nez fin, à la bouche mignonne, aux yeux languides ; et, en artiste réfléchi, il jouissait d'une transparence de l'oreille petite, aux fines volutes, ou d'un reflet nacré sur la jeune nuque.
Patiente, elle attendait qu'une question lui permît de parler.
— « Ce vénérable Girolamo n'est pas si sot qu'il paraît : l'écoutes-tu docilement ? »
Une moue de page qui hésite à s'exprimer précédait un flot brusque de mots pressés.
— « Girolamo sait le manuel... mais il refuse de rien commenter.. il ne veut pas raisonner... ni que je raisonne ! Si je lui demande ce qu'il pense, il me cite une autorité... et s'il n'a point d'autorité en mémoire... il se lait. »
— « Voilà qui est d'un prudent pédagogue. »
— « La prudence ennuie ; la leçon, ainsi faite, reste morne : il ne m'aide pas à me façonner l'esprit, à me l'ouvrir... »
— « Pour cela, il y a bien assez, il y a trop, de ce que tu entends ; car, on te renvoie souvent bien tard et quand les énormités sont déjà dites ! »
— « Oh ! vous racontez toujours les mêmes choses : la princesse regrette les amoureux et la Camaldule les méprise ; vous tenez la balance entre ce deux idées. Or, le vrai n'est pas là... »
— « Giovanna, où est le vrai ? »
— « Pour une femme, le vrai, c'est un être qu'on aime de tout son cœur, qu'on ne quitte pas plus que son ombre, à qui on rapporte ses pensées jusqu'à la plus petite... »
— « Il y a du vrai dans ton vrai, petite. »
— « Seulement il ne faut pas se tromper, pas recommencer : et ne se donner qu'une fois et pour toujours. Aucune princesse n'a compris la vie ; la religieuse a été et sera jusqu'à la fin, inutile... »
— « Et Isabella ? »
Giovanna ne voulut pas juger sa bienfaitrice, et regarda plus attentivement l'eau qui léchait les vieilles pierres. Malgré qu'il affectât de la traiter en gamine, Lionardo éprouvait une gène à sentir ce jeune cœur se donner. Son âge, son peu de pécule, sa nature même lui interdisaient de penser tendrement à cette enfant et cependant il estimait à sa valeur cet être tendre et vertueux, joli et sage, dont l'amour devait revêtir un caractère filial. Il se flattait de remplir un rôle de parent bénévole, de protéger moralement Giovanna.
Le rayonnement de la Camaldule l'enveloppait et le défendait contre le charme de la fillette : mais il ignorait lui-même la lente pénétration de ces amours sans impériosité qui cherchent leur succès dans l'attente et voient leur heure arriver, à force d'espérance et de silencieuse ténacité.
XIV
La nuit, on peut voir à travers les formes, ces masques prestigieux.
Les hôtes de la villa Visconti s'étaient séparés tard ce soir-là, et à regret, quoique la causerie ait été brève et coupée d'interminables silences.
Certaines nuits d'été semblent trop belles pour l'ordinaire parole ; on se reproche de fermer sa paupière à cet enchantement du clair de lune, qui réveille, l'aspiration au bonheur et l'avive jusqu'à la souffrance.
Lionardo, longtemps accoudé à sa fenêtre, était monté sur la terrasse. Ses pieds nus lui donnaient la démarche silencieuse d'un fantôme ou d'un voleur. Il promena son regard, aspirant la fraîcheur nocturne, et déjà sa pensée, ramenée vers d'anciennes études, reprenait la recherche astrologique, lorsqu'il frémit convulsivement et se crut halluciné. Il ne cria pas ; mais il se mit à trembler nerveusement, en fixant, avec des yeux d'effroi, une vision inexprimable.
Dans la partie éclairée, sœur Rosa-Bianca était étendue sur le côté droit, comme tombée ; pas un pli de sa robe ne bougeait.
L'idée d'une syncope traversa l'esprit de Lionardo, un flot d'inquiétude lui monta au cœur, sans qu'il s'avançât, tenu à distance par un respect singulier.
La tête sur son bras allongé, ainsi posée de flanc, la religieuse semblait démesurément grande.
Il la voyait de dos ; elle remua un peu, il reconnut la veniamonastique, cette posture de pénitence d'une origine mystérieuse, qui fait penser à un oiseau frappé pendant son essor et qui meurt doucement.
La sentimentale beauté du tableau souleva dans l'âme du vieux penseur une vivacité d'enthousiasme telle, qu'il pleura.
Cette femme, qui n'avait jamais subi un contact humain, ni celui du danseur, ni celui du baisemain, et que le désir ne touchait pas, fût-ce en esprit, lui apparaissait vraiment auréolée. Il n'eût point admiré une vertueuse sacrifiant l'amour au devoir et surmontant les tentations par mysticisme. L'aristie nerveuse de cette vierge qui détestait jusqu'à l'idée de la caresse ; son dédain organique de la sensation, sa pureté instinctive le ravissaient !
Il ne l'avait pas vue s'alanguir aux lourdes après midi fomentatrices de l'animalité, aux soirées lunaires rayonnantes de rêverie. Calmes, les yeux de la Camaldule ne se mouillaient jamais de cette humidité brillante, sudation de l'âme agitée :son souffle égal, ses mains inactives et sereines, sa posture toujours grave lui attribuaient un caractère d'intémérabilité. A cet instant, où la nature féerique surexcitait la tendresse adorative, il désira s'agenouiller dans le rayon de son regard ; il désira se prosterner, avec autant de fièvre qu'un autre homme en eût ressenti à l'idée de la possession, et il n'osa pas ; il contempla seulement, mettant sa volonté à n'être ni aperçu, ni senti.
Il se reprochait la joie de ses yeux et de surprendre cette rêverie qui semblait du sommeil.
Chaque jour, vers neuf heures, quand Giovanna rejoignait Girolamo pour la leçon, la Camaldule, avec une tranquille ponctualité, venait remplacer l'enfant auprès de lui ; et la déambulation allait jusqu'au repas de midi, sans qu'il cessât sa préoccupation d'effleurer par mégarde la robe monacale. Il se souvenait sans cesse de cette répulsion électrique qui convulsa la vierge, lorsque, à leur première promenade, il l'avait coudoyée, en tournant, au bout de l'allée.
A vingt pas de la Camaldule *en venia*, il se demandait quel sentiment étrange lui animait le cœur qui ne ressemblait à rien de connu. Certes, il ne se dupait pas sur l'apparent intérêt des colloques. Rosa-Bianca cachait-elle sa tendresse dans ses dissertations, graves au moins de matière et d'expression ? Lui jouissait seulement de la pureté et de la paix qu'exhalait la nonne ; et, pas même l'instant d'un éclair, il n'avait pensé à ternir ce pur miroir, à désordonner cette sérénité. Au reste, l'eût-il désiré et avec l'art de Don Juan, que sa défaite aurait été certaine. Rosa-Bianca défiait les vertiges par nature sans employer sa volonté. Une vocation anti-amoureuse dominait sa vie et en déciderait jusqu'à la fin.
Lionardo pensa à ce moment fatal où la belle vierge disparaîtrait de sa vie, et au fond du cœur il eut froid.
D'un individualisme véritable, il ne mêlait jamais l'opinion à sa pensée et ne réfléchit pas à ce que d'autres feraient à sa place, ni à aucun jugement sur sa manière. Il vivait en lui-même et ne comparait point ses impressions à la façon générale de sentir. Mais son habitude de l'explication et du commentaire le poussait à diagnostiquer et à définir les éléments de sa vie intérieure. Or, son amour sans désir, en lui apparaissant rare, beau et digne de finir une carrière passionnelle, demeurait aussi énigmatique que celui-là même qu'il inspirait. La nonne l'aimait comme elle pouvait aimer, d'une façon immatérielle et sereine. Il n'y avait aucun homme dans son souvenir : il n'en pouvait paraître aucun dans l'avenir. Elle ne l'interrogeait pas, insoucieuse de son passé, incurieuse de son intelligence. Jadis, Isabella, malgré son refus d'amour, s'était passionnée pour les belles facultés du penseur.
Rosa-Bianca se bornait à jouir de l'attention témoignée. Étrange aventure, où la progression exclusivement intime ne se manifesterait pas plus vive à l'adieu qu'à la rencontre !
Ainsi il méditait dans l'atmosphère argentine qui emplissait la terrasse, pareil à un sabéen, incantateur des étoiles,
A un mouvement de la Camaldule, il tressaillit et la crainte d'être surpris et d'effaroucher cette âme paisible devint si vive qu'il se retira avec une extrême précaution. Mais, au lieu de se coucher, il se chaussa et vint au jardin, incapable de repos.
Il aperçut les fenêtres brillantes d'Isabella, malgré qu'il fût deux heures de la nuit ; et cette veille le frappa d'attention.
Le séjour de la nonne dépendait de la princesse.
Elle avait écrit « tournez-moi à la science », comme elle disait à sa sœur « apprends-moi l'oraison mentale ». Ces velléités, expressives d'un ennui qui voudrait se tromper, ne signifiaient rien. L'amoureuse désœuvrée attendrait l'automne : mais, au premier froid, quand il faudrait chauffer ces vastes pièces et fermer les fenêtres contre la pluie monotone, elle partirait, brusquement, allant à l'aventure : et Rosa-Bianca ne resterait pas, considérant comme accomplie cette période. Sa volonté ne l'avait pas amenée et elle ne s'entêterait pas à rester. Disciplinée devant le fatalisme, la renonciatrice rentrerait au couvent, comme elle en était sortie, également passive. La vie lui avait offert ce beau moment d'une intimité tendre ; elle le vivait, joyeuse. De quel cœur le cesserait-elle ? L'irréductible égoïsme se désolait à la pensée que la religieuse quitterait la villa sans déchirement.
Pas un instant, la gracieuse figure de Giovanna ne passa dans l'esprit de Lionardo, consolante. Il voyait une massive porte aux larges ferrures s'ouvrir devant la Camaldule et se refermer pour jamais. Sa mort même n'aurait pas de témoins et la vierge chrétienne dormirait parmi les autres défuntes du même vœu, défiant le regret qui voudrait s'agenouiller.
Un mouvement irraisonné de haine le secoua, il maudit la vie claustrale.
Le sable criait sous son pas saccadé et l'aube le trouva épuisant son trouble à marcher, dans l'allée des cyprès. Il gagna sa chambre, mécontent de lui-même, las de sa veille, en grand dépit de ce vertige, qui, maintenant, l'humiliait.
Vainement, il tira les rideaux et voulut dormir : dans la pénombre, il voyait la Camaldule en *venia*, étendue sur le flanc, semblable dans son abandon à la sainte Catherine de Sienne peinte par le Sodoma.
Sa vie aventureuse, par un concours étrange d'événements, le ramenait dans cette même villa où il avait aimé : et c'était la sœur de l'ancienne idole qui maintenant le possédait, d'une passion où la parole ne devait pas s'entendre, d'une passion de silence où il ne fallait ni s'exprimer, ni demander, ni se plaindre. Et ce n'était pas le respect qui lui enfonçait sa poire d'angoisse dans la bouche, mais son amour même, qui fût mort au moindre écho.
Sœur Rosa-Bianca l'enchantait pour sa virginité, pour la limpidité de son âme ; il s'agenouillait en esprit au bord de cette tranquillité. A un remous passionnel, à une vibration nerveuse, il se fût relevé, intéressé encore, mais non plus subjugué ; il pensa que le Buonarotti avait éprouvé pour la marquise de Pescaïre un sentiment analogue au sien : mais Vittoria était veuve et pleurait un époux aimé.
Il n'y avait pas un marquis d'Avalos dans le souvenir de celle-ci.
Prolonger la présence de la Camaldule de quelques mois peut-être était tout le succès qu'il pouvait se proposer.
Encore devrait-il s'ingénier pour retenir Isabella, déjà lasse de cette vie, pour elle sans charme.
Il s'endormit en se récitant la canzone dantesque :
Tre donne intorno alcor mi son venuto...
Trois femmes, en effet, l'entouraient de leur rayonnement impérieux : l'une incarnait son passé et témoignait que son désir, flèche mal empennée, n'avait pas atteint le cœur souhaité ; l'autre, sensible à ses soins, passait dans sa vie, altière vision qui descendait du cloître, et dédaignait les accents terrestres ; enfin, la petite Giovanna, mélancolique et jolie figure de page, ne présentait pas le destin d'un cœur.
Aucune des trois ne portait le rameau de myrte ; le même feuillage sans éclat du pacifique olivier en leurs mains languissait.
XV
On surmonte les périls et autrui ; on finit toujours par se subir soi même.
— « Elle est admirable, cette réunion de personnages qui n'ont point d'affaires que celles de leur humeur, auxquelles le courrier n'apporte ni joie ni peine, qui n'attendent la réponse de personne, l'issue d'aucun procès, libres de devoirs familiaux, exempts de chaînes passionnelles... »
Isabella interrompit :
— « Je vous admire ! Vantez une circonstance qui tourne à votre satisfaction ; mais ne m'associez pas à votre lyrisme. Dans un changement de vie, le premier moment intéresse, parce qu'il est le premier. Ensuite, on compare ce qu'on a quitté et ce qu'on a pris. J'ai quitté la vie et je n'ai pas rencontré la paix. »
— « Vous vous ennuyez, chère princesse ? »
— « Je m'ennuie de tout mon cœur qui bat à vide. Spectatrice de l'amourette de Giovanna et de la dilection de Bianca, je suis ici le moindre personnage et comme une courtisane, entre l'innocence et la vertu qui obtiennent toute votre attention ; elles la méritent.
Je ne vous reproche pas d'être heureux à votre guise ; mais ne célébrez pas votre joie, comme le Sganarelle de Molière, qui veut que tout le monde soit rassasié dans la maison, du moment qu'il a mangé.
« La villa vous paraît une oasis et je l'estime un désert ; moralement, j'y suis seule. Encore l'éclat de l'été me tient-il compagnie. Quand les feuilles tomberont et qu'il faudra chauffer ce palais impropre à hiverner, je me demande si je ne vous laisserai pas ici, tous les trois, pour reprendre ma vie errante. »
Lionardo, surpris par cet éclat d'humeur, s'attrista à l'idée de son court bonheur déjà menacé : son visage s'assombrit, et la princesse se trompa à cette expression, qu'elle prit pour de la tendresse méconnue.
— « Ami, j'ai tort de vous parler ainsi. On ne se résigne pas à mourir, sans quelque convulsion, et le renoncement que j'ai fait ressemble un peu à un suicide. J'ai cru que je pourrais vivre de tranquillité, d'amitié et de silence ; le dépit me persuadait.
Aujourd'hui, j'ai oublié la rancœur et je regrette l'ancien errement.
Voilà près de quatre mois que je n'ai plus vu des yeux où je puisse encore me croire belle ; quatre mois où je n'ai pas entendu une seule parole ardente. Le soir, en m'endormant, quand je m'endors, je suis sûre que demain ne m'attribuera rien.
L'autre jour, un petit paysan apporta des fruits ; son regard me salua d'une naïve admiration ; je lui fis donner un écu. C'était lui, cependant, qui m'avait fait l'aumône ; voilà où j'en suis, à tenir pour un événement mémorable le regard d'un va-nu-pieds.
Vos yeux, actuellement, savez-vous ce qu'ils expriment ? De la pitié ! Vous me plaignez !
« Eh ! qu'ai-je à faire d'inspirer cela ? Ma sœur me contemple avec votre même expression. Ainsi, on me répète mon âge, que je voudrais oublier ! On me redit l'imperfection de ma nature, dont je ne suis pas si convaincue ! Je sers d'ombre et de repoussoir à la jeunesse, à la chasteté, à l'intelligence, et vous vous étonnez que ce rôle me pèse ! »
Elle se leva et fit quelques pas dans le salon.
— Nul ne vous a conseillé, princesse, le parti que vous avez pris brusquement, et nul ne peut ni vous persuader d'y rester, ni vous exhorter à le changer.
« Seule, vous êtes compétente au choix de votre vie, et pourquoi n'avez-vous pas attiré, invité, quelqu'un qui vous plût ? Que souhaitiez-vous enfin ? »
— « Je souhaitais, de moi-même, une résignation que je ne contiens pas. Je peux vivre encore d'heureux moments ; pourquoi y renoncerais-je ! Par quel scrupule ? »
— « Vous m'aviez appelé pour être le témoin et non le conseiller de votre dessein. »
Vivement, elle répliqua :
— « Il fallait, me connaissant, me rappeler à la réalité et à ma vocation. Je suis une femme d'amour : j'ai vécu dans un perpétuel encens de désir. C'était l'office d'un psychologue de prévoir que je me flattais d'une pénitence impossible. »
— « J'aurais dû m'opposer à vous-même ?
« Quel étrange reproche ! Vous annoncez votre abdication : on s'incline, on disserte, comme cela est loisible, entre esprits supérieurs qui prennent plaisir à étudier et à comparer leurs âmes. Soudain, vous changez de vision et vous voudriez qu'on vous eût poussée à cette volte-face. Comme si l'amitié et le respect n'imposaient pas un rôle d'écho attentif. »
— « Eh bien ! quel écho ferez-vous à ce que je viens de dire ? Quel jugement allez-vous porter ? »
— « On continue toujours sa personnalité, à travers les contradictions : c'est une loi. Il s'agit donc d'éviter ou de diminuer les contradictions. Or, vous n'avez point à vous soucier d'autre chose que de votre bon plaisir. »
— « Eh ! grand Dieu ! Vous avez tant parlé contre moi que je n'ose être sincère ! »
— « On n'a parlé que pour confirmer votre nouvelle volonté. »
— « Je l'abandonne ! Tant que je puis être aimée, pourquoi abdiquer ? »
— « En effet ! »
— « Vous m'approuvez donc, Lionardo ? »
— « Que signifie mon approbation ? Ai-je qualité pour la formuler ? Vous posez cette question : Être aimée ou n'être pas aimée ! De cela, on décide toujours soi-même. Votre sœur ne donne-t-elle pas l'exemple de l'individualisme ?
Elle est allée à Dieu, par haine de l'homme ; elle s'est cloîtrée, par horreur du monde.
Vous avez résolu de fuir les hommes, parce qu'un fut infidèle, et vous ne l'avez pas regretté. Votre vanité seule fut douloureusement blessée et vous avez cru que, pour panser cette plaie, la retraite convenait. Un dépit, si fort soit-il, ne vaut pas une telle révolution dans la destinée.
Du goût grossier d'un amant, vous concluez à votre déchéance, quel enfantillage ! Les plus jeunes femmes obtiennent-elles la constance et, chaque fois que la camériste a été embrassée par le galant de Madame, celle-là s'est-elle réfugiée dans ses terres, désespérant de ses charmes et de la vie ? En vos longues confidences, l'infidèle n'a point tenu de place : son acte seul a marqué. Quoi ! vous ne donnez à l'individu aucune importance et vous acceptez sa fantaisie, comme un arrêt sans appel ! Oubliez le fait avec la personne ; achevez cette saison paisible et attendez tout de l'avenir et de cette force qui nous pousse chacun à nos œuvres, noires ou éclatantes, sans souci des émois de conscience et de révolutions intérieures. »
Les beaux traits d'Isabella se détendirent de leur expression tragique ; ses yeux brillèrent et sa bouche savoureuse sourit : elle était soulagée.
— « Vous me faites grand bien », dit-elle. On a besoin parfois qu'un autre voie en nous et débrouille le désordre de nos sentiments. Je m'étais crue liée par ma propre parole ; vous m'avez fait sentir ma liberté ; je n'ai qu'à vouloir pour revivre, Dès lors, me voici patiente et sans fièvre. N'est-il pas étrange que l'on se forge des entraves à soi même, qu'on se torture de ses mains ? »
— « C'est un mystère de la vanité ! » répondit Lionardo. « Combien n'ont pu surmonter leur propre jugement, et après s'être condamnés à d'affreux traitements, les ont subis plutôt que de s'avouer leur inconstance d'humeur ? Nous sommes vains vis-à-vis de nous-mêmes : nous sacrifions à notre propre opinion, au lieu de la changer. C'est la moindre forme de l'idéalité ; mais elle sert à nous fixer, à limiter notre volatile nature qui tend à se muer, sans cesse ; car la variété est l'épithète même du plaisir. »
— « Voulez-vous penser à ce que l'on fasse quelque bien au petit gars, dont le regard m'a réveillée de mon cauchemar ? Qu'on le mette à jardiner ici : puis, dans la suite, puisque vous resterez à la villa, si je n'y pense pas, comme c'est probable, favorisez-le. »
Pour la première fois, depuis bien des jours, la princesse Isabella se mit à chanter une cavatine. La résolution qui l'écrasait écartée, elle redevenait bienfaisante en même temps qu'elle prononçait à nouveau son vœu d'antan.
XVI
La psychologie d'exception revêt un caractère de maladivitè. La brute seule parait saine.
---« Padre Girolamo, comment n'avez-vous pas un pensionnaire pendant l'été... un séminariste ? Ce serait de quelque profit ! »
— « J'en ai un », dit le prêtre, « un charmant tonsuré dont j'augure bien... »
— « Pourquoi ne l'amenez-vous pas ? »
Le prêtre, humble et rusé, fit un signe évasif.
— « Amenez-le ! » dit Lionardo.
— «Je le ferai sur votre ordre, Messer. »
— « Padre, vous avez de très mauvaises pensées. Vous auriez pu fournir une autre carrière que celle de petit desservant. »
— « Messer, quelle carrière eût dû être la vôtre ! »
— « Vous vous figurez, Girolamo, que j'étais fait... Pourquoi ? »
— « Pour la pourpre », dit le prêtre. Si vous aviez eu ce que vous appelez ma malice : la faculté de voir les infiniment petits et de les rassembler.
« Vous n'avez pas regardé les hommes, là où on les voit, dans les petitesses ; et, les voyant, vous n'auriez pas daigné tirer les laides ficelles qui les font mouvoir. Les orgueilleux doivent se consoler de ce qu'ils n'obtiennent pas, en pensant qu'ils se sont conservés tels quels. »
— « Le succès est le lit de Procuste », observa Lionardo ; « il vous impose sa mesure, allonge les membres à les briser ou mutile ce qui dépasse. Le génie est rare, nouveau Thésée, qui fait subir ce même supplice au géant Succès ! »
— « Humble, j'ai végété, faute de savoir me dresser et m'imposer ; orgueilleux, vous n'avez pas abouti, parce que vous n'avez pu vous courber et vous masquer. Moi, sans génie, je devais mener grand bruit et faire l'important pour qu'on m'attribuât ce que je ne possède point ; au contraire, vous auriez obtenu beaucoup, en cachant votre supériorité. »
Lionardo eut un rire muet.
— « Padre, vous parlez bien ; mais vous ne voyez pas juste. Je n'ai eu d'ambition que celle du plus abstrait savoir : je possède tels secrets qui représentent une fortune industrielle ; l'idée de les mettre en œuvre m'apparaît grotesque. »
Girolamo ne comprenait pas si avant :
— « J'amènerai donc mon séminariste », conclut-il.
Le philosophe, depuis qu'il avait vu la Camaldule en posture de veniane retrouvait pas la sérénité de ses impressions, tandis qu'Isabella quittait ses sombres rêveries. On eût dit qu'un transfert s'opérait, Lionardo assumait l'ennui de la princesse et celle-ci, rassérénée, jouissait d'une subite égalité d'humeur.
Rosa-Bianca le disait, une après-midi.
— « Vous avez échangé vos rôles : Messer devient ténébreux, en proie à de mystérieuses rancœurs, et toi, sœur, tu souris maintenant, comme si tu étais guérie d'un grand malaise. »
— « La mélancolie de Lionardo n'a point de cause que je connaisse ; à moins qu'il ne pleure sur ma vertu qui meurt. De cette mort, je ressuscite. Tu ne comprends pas, sorella ! J'abandonne le parti de la pénitence, je me décide à reprendre le collier d'amour ; scandalise-toi : je ne veux pas renoncer à vivre. Être vierge, c'est une dignité : un passé de sagesse vous engage. A quoi sert, pour mon salut et même pour l'édification du prochain, que la princesse Visconti renonce aux passions cette année ou l'autre ? L'époque ne se soucie pas de beaux exemples : il n'est pas encore temps de me repentir. »
— « Tu vas recommencer... », s'écria Rosa-Bianca.
— « Avec l'approbation de Messer ! il m'a délivrée de mes scrupules. La vertu est une vocation : je ne l'ai pas. Il faut une raison pour être sage, devoir ou idéalité !
Envers qui ai-je des devoirs ? Idéalement je trouve l'amour, même imparfait et passager, la plus belle chose du monde.
« Quant aux raisons à m'opposer, dis-les-moi, si tu en trouves. »
— « Tu rencontrerais un être qui méritât l'amour, tu n'as pas de raison, en effet, pour te refuser. Mais tu déclares que tu vas aimer, comme tu dirais : je vais voyager ! Aimer qui ? »
— « Celui qui me désirera le plus ! »
— « Et si c'est un manant, un homme du commun ? »
— « En amour, ma sœur, il n'y a pas de sang bleu ; il n'y a que du sang chaud ! »
— « Tu te dédies au plus offrant ? »
— « A peu près ! A celui qui me montrera une grande ardeur, »
« En ta qualité de personne chaste, tu vois, immédiatement, la brutalité de l'amour. Hostile à un ordre de faits, on le juge avec mauvaise foi. Je parle tendresse et tu entends luxure. Je ne crains rien autant que la possession : elle métamorphose l'homme en laid ; il cesse d'être aimable, dès qu'il est aimé. Mon rêve serait de ne jamais me donner ! »
— « Ce désir qui s'exprime, s'entête et persécute, ce désir insupportable et bas ne te lasse pas, tout de suite ? »
— « Il faut avoir vécu ces choses pour les comprendre : et, à t'en parler, je te paraîtrais une visionnaire. Il y a de la charité dans l'amour, une charité de vertige et d'entraînement ! Une femme se donne, comme elle jetterait sa bourse et ses bagues à une détresse éloquente ! »
— « Tu profanes le sentiment chrétien, en l'associant à des vilenies ! »
— « Ah ! c'est bientôt dit ! Vilenies ! Tu as échangé des paroles, presque des serments d'amitié, avec un être ; et s'il souffre, s'il se plaint, s'il supplie, lui refuseras-tu ton aide, tes soins ? Celui qui t'est cher a soif, et tu es une source ; il a faim et tu n'as qu'à te laisser prendre pour le rassasier ! et tu le regarderas sans pitié haleter et pâtir ? Un amoureux est un malade, un fiévreux au moins : c'est toi qui as inspiré cette souffrance, ce délire, et tu y seras insensible ? »
« Oh ! Désir n'est pas plaisir ! Le vrai désir ne sourit pas ; il gémit plutôt : c'est un mystère, vois-tu, qu'un baiser ! On trouve des explications à tout, des définitions pour les plus bizarres phénomènes : un domaine reste sans science, sans beau livre, sans commentaire :l'amour. Oui, demande à Lionardo qui a tout lu, si on a écrit quelque chose d'un peu solide sur l'amour et la volupté. Dès qu'on les regarde, le vertige vous prend et on ne pense plus ; on subit le magnétisme du gouffre. Quelques jours après sa mort, ce qui fut Dante et Michel-Ange ne représente que la décomposition : pourrir, c'est pis que mourir et nous pourrissons. Cette chair d'une Cléopâtre, d'une Impéria, qui incarnait le rêve de tout homme, en moins de cent heures devient immonde, impossible au regard, vénéneuse au contact. Évoque le squelette et la tête de mort et le charnier et ses vers : tu rendras plus chère, plus séduisante cette chair qui resplendit de tant de clarté. Rêves tu une forme comparable à la forme humaine, une couleur telle que la couleur de la peau ? La joie de ces lignes, la joie de ces tons, Dieu ne les a pas voulues, sans leur attribuer un rôle providentiel ! Il ne faut pas maudire ce qui est : l'être est l'essence même de la bénédiction : si la volupté émane de la chair, la volupté est légitime : et il est doux de la donner. Elle a un caractère d'illimité et d'indéfini, qui en fait la musique des corps ; quand elle s'ajoute aux âmes, alors, vois-tu, sorella, cela devient radieux : l'ambition, l'orgueil, les autres passions disparaissent.
Ma sœur, l'amour est un mystère que nul n'a regardé en face, sans être ébloui et stupéfié. Les autres phénomènes se déterminent, c'est-à-dire se produisent en des conditions à peu près connues ; l'amour se rit des lois. Il en a une, qui bouleverse les autres et les contredit à plaisir. »
La religieuse allait répondre avec dédain à ce dithyrambe, lorsque Giovanna survint.
— « Diva ! un jeune garçon veut vous offrir une truite magnifique qu'il vient de prendre. » --- « Qu'il la porte aux cuisines : on la lui paiera. »
— « Je le lui ai dit : il veut l'offrir ! Ce doit être un camarade du porteur de fruits, qui a plus envie de vous voir que de toucher une monnaie. »
— « Tu ne vas pas satisfaire la curiosité d'un misérable petit pêcheur ? » s'écria Rosa-Bianca.
— « Ma sœur, souviens-toi des misérables petits pêcheurs de Tibériade. C'est tout de même une jolie prérogative, pour les gens du filet et de la rame, que leur corporation ait fourni à Jésus ses premiers disciples. Je recevrai le pescatore. »
« Giovanna, amène-le !
La religieuse alla vers une fenêtre, avec une protestation muette : elle avait deviné à quel sentiment sa sœur obéissait.
— «Tu vas avoir, probablement, la confirmation de ce que je te disais, sorella », dit la princesse.
Etourdi par la transition de la pleine lumière à la pénombre, le gars s'arrêta sur le seuil. C'était un adolescent imberbe, aux cheveux frisés, aux yeux vifs ; la chemise ouverte laissait briller une médaille d'argent sur la peau bronzée par le soleil ; ses pantalons en loques étaient relevés jusqu'à mi-cuisse ; il tenait par la corde du hameçon une superbe truite dont la queue traînante mouillait le parquet.
Il resta à regarder Isabella étendue sur sa chaise longue. Elle l'appela :
— « Pourquoi as-tu voulu m'apporter ton poisson ? »
Il s'approcha ; ses pieds nus laissaient des traces de poussière sur les lames cirées.
— « Je voulais voir la princesse ; mon camarade, celui qui apporta des fruits, l'avait vue ! »
— « Pourquoi voulais-tu la voir ? »
— « Parce qu'elle est belle ! »
— « Et tu espères vendre ton poisson plus cher avec ces flatteries ? »
— « Non, mon poisson, je le donne. »
— « Mon petit, les pêcheurs ne font pas de cadeaux aux princesses. »
— « Les princesses peuvent donner bien plus que de l'argent. »
Il s'avança, ouvrant ses yeux sur Isabella, avec une admiration gourmande.
— « Voyons », fit-elle amusée, raconte ton histoire. Ton camarade t'a dit ? »
— « Que la dame était bellissime, que ses yeux brillaient comme des étoiles, qu'elle avait des bras de statue et qu'on les voyait, qu'ils étaient nus. Il m'a dit aussi : Vois-tu, jamais ni toi, ni moi nous ne saurons ce qu'il y a dans ces princesses ; elles sont d'une autre race que nous ; ce ne sont pas des femmes, ce sont des princesses... » Il m'en a parlé plusieurs jours de suite ; alors, j'ai attendu de pêcher une belle truite et je suis venu, pardonnez-moi, pour voir ! »
— « Tu m'as vue ! Tu es satisfait ? »
— « Jamais je n'oublierai... et il aurait mieux valu que je ne vinsse pas ; je ne pourrai plus embrasser les filles du village, comme celui qui a vu les cardinaux n'écoute plus son curé. »
Sa voix timbrée se voilait d'émotion par instants, puis s'aiguisait de vivacité.
— « Tu ne veux pas d'argent ; que veux-tu ? »
— « La main... sans rien dedans ! »
Isabella le regarda. Une telle flamme s'allumait aux yeux de l'adolescent que la grande dame fut flattée.
D'un mouvement lent, presque hiératique, elle tendit la main.
Le pêcheur se jeta à genoux et ramena ses bras sur sa poitrine, pieusement ; il avança seulement ses lèvres, et les beaux doigts s'appuyèrent franchement à la bouche du gueux. »
— « Va ! » fit-elle.
Et le gars se sauva, renversant une chaise et laissant sur le parquet la truite luisante.
— « Et bien ? » interrogea Isabella.
— Qu'aurais-tu fait pour un poète, pour le Tasse, l'Arioste ? » s'écria la nonne.
— « Ce qu'ils auraient voulu, ma chère sœur ! Es-tu scandalisée ou non ? »
— « Je suis scandalisée ! »
— « Tu trouverais naturel, si un chien vient se frotter à moi, que je le caresse et tu ne veux pas que je traite l'homme aussi bien que l'animal ? »
— « L'animal ne te désirerait pas. »
— « Quel tort me fait-on à me désirer ? »
— « Nous ne nous comprendrons jamais », conclut la Camaldule.
— Je suis riche, je donne ; non pas seulement de la monnaie aux pauvres, --- mais des joies d'âme et des illusions de volupté, et, pour cela, mon intémérable sœur, je m'estime.
La grande prouesse des chevaliers, c'était de tendre leur main aux baisers des lépreux. Je ne compare pas un acte sans risque et qui me plaît à un danger répugnant ; mais, à des êtres qui ne peuvent espérer rien de semblable à moi, je donne volontiers une obole de beauté, de volupté, une obole d'amour ! »
XVII
L'ennui est une sécrétion qui nous empoisonne.
Le séminariste annoncé par Girolamo était un fils de famille noble, que sa faible santé éloignait de l'école militaire, et la pénurie, de toute carrière. Cesare Degli Ucellai, d'une grande distinction, la voix pâle et le regard naturellement langoureux, ne parut pas dépaysé auprès des princesses. Obséquieux et attentif, il devait fournir une carrière où les femmes s'intéresseraient. La soutane prenait sur lui des plis diplomatiques ; il avait la main belle.
Il ne laissa voir aucun étonnement, si ce n'est dans sa circonspection. Le milieu lui paraissait singulier. Il regardait parfois la religieuse, à certain propos de Lionardo, et ne comprenait pas le lien des personnages entre eux. Isabella d'abord ne s'occupa pas de lui, le laissant s'orienter ; l'adroit Milanais bientôt se tourna vers elle, et un tète à tête commença, où le jeune sous-diacre raconta sa vocation, en jolis termes, choisis plutôt qu'émus.
La Camaldule s'énervait un peu à ce qu'elle appelait les manèges de sa sœur, qui, à la vérité, ne songeait pas à mal. L'hommage, tel qu'Isabella le souhaitait, était celui qui surgit spontané et irréfléchi, qui éclate comme une exclamation de surprise. Elle n'était pas femme à se maniérer et à séduire par des efforts d'actrice, à la française. Elle regardait de ses beaux yeux sombres, elle souriait de sa bouche rouge et charnue : et là se bornait sa coquetterie. Il fallait qu'on fût frappé de sa grâce, comme de la Grâce ; de sa beauté, comme du soleil. Sinon elle ne prenait aucun plaisir au tête à tête et ne daignait pas plaire. C'était la plus humaine des idoles, mais il fallait d'abord qu'on l'adorât ; or, la frêle nature du séminariste s'effarouchait à l'aspect grandiose et impérieux d'Isabella et il se sentait attiré vers la douce Giovanna.
Le philosophe s'en aperçut et comprit l'intérêt de la jeune fille à ne pas être remarquée au détriment de sa bienfaitrice. Il lui souffla à voix très basse :
— « Va te coucher, petite. Demain matin, je t'expliquerai pourquoi. »
Comme elle ouvrait de grands yeux stupéfaits : « Je te le demande, avec insistance. » Elle obéit alors.
— « Que pensez-vous faire, du ministère, de la prédication ou de l'enseignement ? demandait Isabella.
— Je voudrais être missionnaire, aller très loin, chez des peuplades sauvages, et leur apporter la vérité. »
— « Et les balles explosibles de la Métropole, comme ponctuation dogmatique ! » dit Lionardo.
Cesare degli Ucellai leva la tête, interloqué.
— « Jeune homme, réfléchissez : il y a, à Rome, dans la ville même du Pape, les deux tiers de mécréants et vous pensez à convertir des nègres, des êtres qui n'ont pas plus de valeur sociale que le sable qu'ils foulent ? »
— « Ils ont des âmes et je leur apporte le salut éternel. »
— « En principe, attribuons l'âme humaine à la forme humaine : mais l'éternité ne dépend que de la vie intérieure et non de la venue d'un homme noir qui dit du latin. Nous serons jugés sur notre bon ou mauvais cœur et non d'après des doctrines. Le fétichiste qui est bon sera sauvé. La bonté seule opère le salut. »
— « Ce n'est pas l'enseignement du séminaire ! » fit le jeune homme en se tournant vers Girolamo pour lui demander appui. Celui-ci se récusa par un geste évasif. Lionardo dédaigna de développer sa pensée : il s'approcha de la Camaldule et lui dit a mi-voix :
— « Vous connaissez mal votre sœur : vous pensiez qu'elle allait faire la coquette avec le prestrolet et vous vous en êtes indignée d'avance ; vous la croyez très sensuelle ? Le sentiment la domine, mais d'une espèce un peu rare. Être aimée, être admirée, être désirée, voilà son unique pensée ; mais il faut qu'on l'aime, qu'on l'admire et qu'on la désire, dès qu'on la voit ; qu'elle ait l'impression de produire un coup de foudre. Telle est sa vanité : elle ne s'abaisserait pas aux manèges communs. Bénigne à qui salue sa royauté, elle ne sait pas s'il existe d'autre personne au monde que celui qui se déclare son sujet. Vous lui reprochez de ne pas choisir ? Elle a l'idée étrange que la convoiter, c'est un peu la mériter. »
— « Cependant », dit la religieuse, vous l'avez désirée, en vain ! »
— « Elle accueillit, alors, ce qu'il y a de beau en moi, ma pensée : elle consacra des heures et des nuits à m'entendre. C'est même le seul être au monde qui m'admire, avec vous peut-être. Mais je ne lui représentais pas l'extrême jeunesse qu'elle veut pour aimer matériellement. »
— « Enfin, elle vous admirait et ne se donnait pas, alors qu'elle écoutait un jeune étourdi. »
— « Oui ; cela vous paraît insensé. L'attraction sexuelle est une aimantation spéciale qui ne s'inspire ni de l'esprit, ni du cœur. »
— « C'est un instinct de bête. »
— « Non : une polarisation fluidique. Vous ne comprendriez pas mieux l'explication du phénomène que le phénomène lui-même. Gardez votre dédain comme opinion. »
— « Vous avez poussé Isabella à retourner aux passions ? »
— « Elle se torturait, sans profit, à l'idée du renoncement ; je l'ai aidée à la rejeter et elle a repris sa paix. »
— « La vôtre est troublée, Lionardo. Vous êtes un peu différent de vous-même depuis... je ne saurais fixer le jour, mais ce fut brusque. Un matin à notre promenade d'habitude, vous m'êtes apparu inquiet, fébrile. Depuis, vos yeux ou s'attristent ou deviennent étranges. Votre humeur ne coule plus aussi simple ; vous avez perdu de votre harmonie. »
— Et ainsi, je vous déplais ? »
— « Vous me gênez dans ma jouissance égoïste de ce moment, unique pour moi. »
— « Je voudrais faire ce moment conforme a votre plaisir, afin qu'il se prolongeât. »
— « Parfois, je pense à la reprise de la clôture et je me demande quand cela adviendra ?
« Ce n'est pas moi qui ai voulu venir ; ce n'est pas moi qui voudrai partir. On m'a amenée ici ; on m'emmènera d'ici, sans que je participe plus à l'un qu'à l'autre. »
— « Ah ! il vous est indifférent de vivre ici ou là-bas ? » s'écria le philosophe, avec amertume.
— « Cela m'est si peu indifférent que j'y réfléchis sans cesse et, tantôt j'incline vers le retour a la contemplation, tantôt je penche pour la libre vie du lac. »
Lionardo éprouva une telle impression de tristesse qu'il se leva et sortit, brusque en amoureux dépité. La religieuse ne feignit pas la distraction ; elle regarda l'allure hargneuse de cet homme si supérieur, tout à coup rageur comme un enfant ; elle trembla au claquement de la porte et ses beaux yeux se baissèrent. Au ton morne et détaché de la Camaldule, Lionardo s'était mépris : il n'avait pas démêlé quelle pudeur particulière la forçait à cacher son sentiment. Malgré la pureté de leurs rapports, qui s'étendait jusqu'à la pensée, elle n'oubliait pas qu'elle était liée par les vœux de religion.
On ne s'élève pas aisément à l'indépendance d'esprit ; l'éducation et le milieu laissent des scrupules qui sont les bienséances de chaque état. Rosa-Bianca croyait obéir à sa gloire, en affectant un visage et une parole indifférents, au moment même où son cœur sentait plus vivement.
Absorbée par ce coup d'énervement qui révélait le caractère inquiet de l'affection vive, Rosa-Bianca n'entendit pas une interrogation de sa sœur ; énervée pour la première fois depuis qu'elle vivait à la villa, elle gagna la porte, erra sous le portique, dans l'espoir d'y retrouver Lionardo. Puis, revenant a sa notion de dignité, elle monta dans sa chambre.
Isabella avait senti un vent d'humeur, mais sans chercher à le commenter ; le séminariste l'ennuyait, Girolamo, qui était resté tranquille et muet, prit congé et la princesse se trouva seule, beaucoup plus tôt que d'habitude. Elle sortit ; la nuit était claire ; rêveusement, elle alla jusqu'au lac. A voir l'eau si dormante, elle pensa à sa vie immobilisée ; et une résolution se forma en elle de revivre.
En remontant, elle entendit du bruit derrière les cyprès et s'arrêta, curieuse.
Tout à coup, un jeune homme, mal vêtu, s'élança de l'ombre et se mit à fuir, comme un voleur.
C'était le gamin aux fruits ou le pescatore ou un de leurs camarades, qui s'aventurait là pour l'apercevoir ; et cette pensée lui fut douce comme un présage.
XVIII
L'Art reflète simultanément l'aspiration humaine et la grâce divine.
Aux heures lourdes Lionardo, bravant le parcours ensoleillé, descendait au lac, un Pétrarque ou un Dante à la main, et, couché dans une des barques, il rêvait.
Une après-midi, il remontait lentement les rampes en se récitant :
*Se Donna facetene donagione De oerda cosa bella che t'agença E poi di sua camiscia vestigione...*
lorsqu'en levant la tête, il vit une telle chose qu'il cria d'admiration. La beauté et l'imprévu du spectacle le frappèrent à l'égal d'un miracle. Il joignit les mains et contempla avec une joie fébrile et balbutiante.
Entre deux colonnes du portique, apparaissait vivant, le fameux tableau du palais Sciarra, maintenant perdu.
C'était bien cette allégorie subtile où la vie contemplative et la vie passionnelle sont figurées d'une manière intense, sans accessoires : le calme de l'expression donne à cette peinture la grandeur d'un bas-relief ancien, quoique la complexité de la Renaissance y rayonne.
La Vanité, on l'admire nue, à l'Ermitage, dans la pose assise, aux bras repliés, de la Joconde ; elle n'a pas le sourire du Saint-Jean, mais ses traits, comme si elle en était la mère.
Elle tient un brin de narcisse et regarde la vie, avec la conscience qu'elle l'incarne, dans son majeur éclat.
Les yeux sont « des yeux doux » qui professent la foi à l'amour et à la volupté : ils témoignent d'une vibration profonde et lente ; combien de fois révulsés dans le spasme ! On dirait que la Vanité vient d'être aimée ; elle rayonne cet épanouissement contenu de celle que l'amant a quittée, après avoir solennellement fêté ses charmes.
L'expression, qui ne sourit pas, fuse de chaque côté de la bouche ; et une pénombre amoureuse, comme une nielle de volupté, creuse les commissures de l'arcade sourcilière.
Belle, aimante et parée, la Vanité ne propose d'autre énigme que sa grâce.
La Modestie toute vêtue, sans qu'un cheveu se voie, élève l'index, en rappel à l'idéalité, et son visage un peu rond, au modèle très simple, au regard sérieux, signifie le renoncement.
Enveloppée de plis épais et monacaux qui obscurcissent les lignes plastiques, elle ne se révèle que par son grave profil et sa main patricienne.
Ame profonde et pudique, dévouée à l'idéal, elle veut échapper à l'œil du siècle. Sa sensibilité obéit à une doctrine rigoureuse et rien ne prévaudra contre sa puissance de concentration.
Les deux femmes se comprennent : l'emmêlement des mains l'exprime. Ce sont les sœurs éternelles dont l'antiquité faisait des frères : Eros et Anteros.
Isabella avait eu l'idée de ce magnifique tableau vivant qui prenait un prodigieux intérêt de la ressemblance morale entre les allégories et leurs actrices.
Soigneusement elle avait frisé ses cheveux sur les côtés, en mèches tombantes et séparées, et posé sur sa tête le cercle aux trois marguerites.
Une gaze enveloppait ses seins nus, soulignés d'une large broderie. Elle tenait des narcisses.
Le philosophe regarda, d'une contemplation inlassable, cette évocation.
Par instants, Rosa-Bianca, fatiguée de dresser son index et Isabella de tenir sa fleur, se relâchaient de la pose : elles la reprenaient vite, car le contemplateur ne cessait d'admirer.
Or, il voyait, au travers de la figuration d'un chef-d'œuvre, la réalité même des deux sœurs : le tableau les prophétisait ou bien elles le copiaient jusque dans son essence !
Les deux Muses sentimentales, la renonciatrice et l'avide : les deux vierges, la folle et la sage ; les deux femmes typiques de l'Évangile, Marthe et Marie ; les deux faces de la vie, et les deux voix de la gnose : Vanité et Modestie ; Isabella et Bianca !
Les princesses milanaises reproduisaient l'œuvre milanaise ! Il comprit, de cette compréhension intime qui est une sensation et ne se phrase pas, quel atavisme glorieux apparaissait devant lui.
L'âme du passé vint l'éblouir à cette minute ; et comme lui-même appartenait par de mystérieuses affinités à cette surhumaine et adorable race, il regarda à s'aveugler, il regarda éperdument, jusqu'à ce que les larmes jaillissantes de ses yeux eussent mis leur brume entre lui et la vision. Il pleura d'admiration et de souvenir : car nul ne comprend que sa propre espèce et ne connaît que ce qu'il reconnaît,
— « Ah ! mes princesses », s'écria-t-il, s'il y a des anges ou des saints pour entendre les vœux des pauvres métaphysiciens, que toutes les étoiles irradient leur bénédiction sur vos chères têtes d'illusion, sur vos yeux de rêve et vos bouches de paradis ! Je vous entends et je vous aime, mes fantômes vivants, mes belles Incarnées. »
Elles gardèrent leur costume pour le repas du soir : et la joie du philosophe, quoique sereine désormais, continua.
— « Merveille ! » disait-il. « Vous mangez, vous buvez, sans cesser d'être de dignes allégories. Vraiment, ni l'une, ni l'autre, je ne vous avais vues, avant ce soir !
Rosa-Bianca, vous êtes bien la Monaca du Vinci, la fleur de contemplation et de silence ; et vous, Isabella, réalisez la vivante et vibrante Vanité.
— « Qu'avez-vous fait de mon courrier, depuis quatre mois, Lionardo ? » fit la princesse, brusquement.
— « Je l'ai lu et classé. »
— « Vous ne l'avez donc pas détruit ? »
— « J'ai prévu qu'il vous plairait, un beau soir, de savoir en quel état sont les feux par vous allumés ! »
— « Eh bien, allez me chercher les plus intéressantes épîtres et lisons-les, si Modestie le permet. »
— « Modestie », dit la religieuse, « est presque aussi curieuse que Vanité, car elle n'a jamais lu de lettre d'amour, quoiqu'elle en ait déchiré. »
« Pour la Giovanna, qu'elle nous dise bonsoir ! »
— « Je ne suis pas curieuse », dit la jeune fille. En amour, il n'y a d'intéressant que ce qui nous concerne. »
— « Il faudra l'habiller en page ; le maillot lui ira à ravir », lança Isabella.
— « Oh ! diva, » protesta l'enfant, « je suis trop fille maintenant pour faire le jeune homme. »
Le philosophe revint avec un assez fort paquet de lettres. Il prit celles du dessus, ficelées à part.
— « Vous allez deviner les épistoliers d'après le style. Voyons, voici le plus abondant en écriture ; je n'ai mis de côté que la dernière. Écoutez ! »
« Ainsi, belle princesse, vous avez disparu de Milan, sans un adieu à votre adorateur fidèle.
« Où êtes-vous, au couvent, ou heureuse » ?
« Si j'avais trouvé grâce devant vous, si un souvenir heureux me restait, je me nourrirais l'âme avec du passé. Vous n'avez accueilli que mes soupirs et je me désespère de ne pouvoir les exhaler encore à vos pieds. Ah ! c'étaient de beaux soirs, ceux où je vous parlais librement, pendant des heures, de mon amour. Il est consolant de plaider sa cause, même si on sait ne pouvoir la gagner. J'aicherché à me distraire. La Contessina.... a bienvoulu m'aimer, par haine de vous. Elle est belle, vous le savez, mais je préfère encore mon stérile soupir exhalé à vos pieds.»
— « Tu ne lui as rien accordé à celui-là ? » dit la religieuse.
Isabella s'exclama.
— « Ma sœur se figure que je suis Messaline, Pasiphaë ou bien que l'amour n'est qu'une chose... la chose ! Ma chère Bianca, je me suis toujours repentie de m'être donnée. Lionardo a supporté le poids de mon expérience... »
— « Écoutez cet autre », dit le philosophe.
« Enigmatique et déraisonnable femme, qui n'avez de plaisir qu'à troubler l'âme et à déranger la vie, où êtes-vous ?
« Je suis assez stupide pour regretter vos rigueurs. En me refusant tout, vous me donniez encore des impressions plus vives que celles que je trouve maintenant. Vous n'aimez et n'aimerez jamais que l'amour. N'importe ! Je ne connais point d'autre idole que vous ; furieux et navré de votre départ, je ferais quelque coup tragique, si je ne craignais le ridicule.»
Lionardo passa à un autre billet.
«Vous n'avez donc pas de mémoire, Isabella ? Cette nuit au balcon ne vous a donc laissé aucune impression durable ? Vous troublez et vous partez, fée malfaisante !
Vous passez sur les cœurs, comme une libellule sur l'eau, en effleurant. Mais cet effleurement est magnétique et déchaîne une tempête. Où êtes vous ? Que faites-vous ?
Si vous faites le bonheur de quelqu'un et que je connaisse celui-là, je lui cherche noise ; car j'ai des droits ; je vous ai eue, une fois, une seule, mais je vous ai eue ! Au prix de quelles prières ! Il fallut vous menacer de sauter par la fenêtre et vous m'avez laissé enjamber l'appui. Je n'étais pas convaincu comme martyr ; mais j'étais engagé d'honneur et je me serais brisé les membres par amour-propre. Seulement, je ne vous l'ai jamais pardonné. Ah ! vous prétendiez que la victoire m'avait rendu insupportable. Croyez-vous qu'un homme ne garde pas rancune des bêtises, des folies qu'on lui inspire... »
— « Vraiment », dit la Camaldule, il avait enjambé l'appui de la fenêtre ? »
— « Oui, il n'écoutait rien : il a fallu jurer, et il a fallu tenir son serment. »
— « Sur l'heure ? »
— «Sur l'heure. »
— « Tu ne l'aimais pas ? »
— « J'étais émue, toute secouée... »
— « Écoutez encore », dit Lionardo, qui feuilletait :
Une atroce coquette, une Lélia prétentieuse, voilà ce que vous êtes et rien de plus. Je sais que vous avez écouté ce polisson de Giulio, un morveux, tandis que vous m'avez fait consigner votre porte. Aussi, je laisse dire quand on parle de vous, devant moi. Que répondrais-je ? L'opinion ne mesurera jamais l'abîme de noirceur qui constitue votre âme : car, si vous aviez de la loyauté, vous m'appelleriez là où vous êtes, et vous me feriez heureux. Ah ! princesse, quelle joie vous pouvez donner ! Ah ! vous posséder vous si belle...
— « N'y a-t-il pas », interrompit Isabella, des lettres signées : Sandro ? »
— « Je les gardais pour la fin : ce sont les seules intéressantes. »
— « Ce Sandro », expliqua la princesse, est un tout jeune homme, doux, timide et que j'ai écarté, quoiqu'il me plût beaucoup, par sentiment presque maternel. Celui-là, je crois, saurait aimer... »
Lionardo lut :
Je vous écris pour parler de vous au papier, princesse : car vous ne répondrez pas à celui que vous avez banni de votre présence, parce qu il vous a paru trop enfant.
L'enfant sait du moins se résigner et baiser la main qui le blesse. Je ne représente rien pour vous ; et vous incarnez tous mes rêves. Vous avez cette beauté majestueuse qui fait qu'on croit aimer plus qu'une mortelle et quoique vous m'ayez rebuté, je vous sens bonne, douce. Vous avez cru bien faire, en m'écartant : je n'attribue votre cruauté qu'à un sentiment très noble : je vous en aime davantage. Il est si naturel de considérer qu'un jeune homme a de l'amour sans motif, ni profondeur. Je suis cependant plus heureux de vivre avec votre pensée que de me répandre en folies, comme les jeunes gens de mon âge.
Je ne suis pas le premier qui ait vu son amour méprisé ! Mais qui peut m'empêcher de vous aimer ? Espérer serait une insolence, après ce que vous m'avez dit... Qui sait si, un jour, vous ne penserez pas avec un peu d'attendrissement à une fidélité digne de vous, car elle aura résisté à la pire épreuve, celle de l'indifférence ?
Je sais que vous êtes à votre villa du lac de Côme, tandis que les uns vous croient en voyage et les autres au couvent ; je continue à écrire à votre palais de Milan, par déférence envers votre volonté.
Même pour les êtres surnaturels, il y a des heures où ils ont besoin de quelqu'un de fidèle et soumis. La poésie nous montre, à côté des héros, des dévouements.
« Si l'ennui, le malheur vous visitaient, souvenez-vous alors de Sandro, le petit amoureux qui ne demande rien, qui n'espère aucune grâce, mais qui continuera à contempler la belle étoile qu'il s'est choisie, dût-il la contempler en vain ! »
— « Tu vois, ma chère sœur », observa Isabella, que le seul qui parle noblement est très jeune et que je ne suis point une perverse, en recherchant les cœurs encore ingénus. Les hommes de mon âge n'aiment plus ou bien sont égoïstes et brutaux ; ils veulent tant de profits, et positifs, qu'ils représentent plutôt la débauche que l'amour. A quarante ans, un homme ne soupire plus ; il exige du plaisir. Sa sentimentalité est abolie, on le trouve faible et facile à enliser ; mais la petite fleur bleue desséchée, aucune rosée ne la ferait refleurir. »
— « Si j'avais voix à ce chapitre, le plus délicat qui soit, je la donnerais à Sandro. »
— « Quel est cet adolescent ? » dit Lionardo.
— « C'est un beau jeune homme de vingt ans ; une âme poétique et qui parle délicieusement de sa tendresse. Sa lettre ne donne aucune idée de la douce chaleur du débit. »
— « Invitez-le à venir ici ! Cela vous distraira. »
— « Cela me distrairait trop ! A quoi m'engagerais-je ? Je me sens faible devant l'adoration ; ma générosité m'entraîne, quand je n'ai plus à me défendre ; je ne peux pas rendre témoin ma chaste sœur, de mes péchés. »
— « Je t'assure, Isabella, que la lecture de ce soir te montre sous un jour meilleur que l'autre, où je te voyais. »
— « Tu deviens indulgente ; tu ne seras jamais juste, pour un ordre passionnel qui n'est clair qu'aux patients eux-mêmes. »
— « Modestie et Vanitié se comprennent entre elles ! »
— « Non », s'écria Isabella : « à bien étudier la merveilleuse peinture, Vanité comprend Modestie, mais n'est pas comprise. »
— « Comme ces noms vous vont bien et vous désignent dans le langage subtil ! Sœur Rosa-Bianca est orgueilleuse jusqu'en ses fibres et jalouse de sa beauté au point de l'avoir voulue vaine, dès l'aurore ; et Isabella ne demande à la vie que des impressions d'amour, vraiment modeste en son désir.
Pourquoi toute chose se divise-t-elle en ombre et lumière ? N'existe-t-il pas un sentiment qui réunisse la pureté de la Modestie à la chaleur de la Vanité ? L'éternelle antinomie entre l'idéal et le réel ne sera donc jamais conjurée que par le renoncement des Asiatiques ou la fièvre des chrétiens ! Ils se ressemblent, les fakirs du mouvement, les chrétiens tourneurs autour du inonde, hurleurs du progrès, épileptiques et tarentuleux d'entreprises ; et ces immobiles rêveurs du pays Gangétique, qui attendent dans un sommeil volontaire que la mort les réveille du mauvais songe de la vie. Ni celui qui fait mille kilomètres par jour, ni l'autre qui garde dix ans une posture ne vivent : ils révulsent la loi d'harmonie, et sur eux ne flotte aucune bénédiction. La Vanité seule est vivante et la Modestie garde le privilège de réfléchir. »
— « L'autre vie nous donnera la certitude bienheureuse ou terrible ; ici-bas, il faut vivre le moins possible, comme on n'appuie pas sur un sol incertain ; j'ai résolu ces doutes par la conduite la plus sage, en me préservant des fièvres terrestres. »
— « Moi », répondit Isabella, j'ai cru davantage à la Bonté immanente. Je ne me suis pas méfiée de la nature, œuvre divine ! Les beaux fruits qui se sont offerts, je les ai admirés et mangés. J'ai suivi mon instinct. Ce n'est pas une haute conception ; mais ce ne peut être criminel. »
— « Au jour qui ne finira pas », conclut Lionardo, « la Vanité sera aussi la Modestie et la Modestie sera également la Vanité ; car, ce qui monte toujours se rencontre avec ce qui descend sans cesse ; et à l'heure éternelle, Eros deviendra Anteros ! »
XIX
L'ignorance appelle surnaturel ce qui la surpasse.
— « Le spectre de l'énamourée revient : je l'ai vu, hier, flotter sur l'eau, comme je levais la nasse, à la minuit... Dites-le à la princesse ; car c'est un mauvais présage... »
Ainsi, le petit pescatore à la truite arrêta Girolamo au passage et gravement le chargea d'avertir le Palais, du phénomène.
Le prêtre accepta de faire le message, sans manifester de jugement et Lionardo, intéressé par la matière, lui demanda :
— « Si un paroissien vous interrogeait sur les fantômes, que lui répondriez-vous ? »
— « Ce que j'ai lu : Dieu permet aux esprits des morts d'apparaître, pour l'édification des vivants. »
— « Vous n'avez, selon votre habitude, point d'opinion ? »
— « Qu'en ferais-je ? Je ne pourrais pas la dire ! Le bas clergé, à mon sens, ne doit être qu'un écho du catéchisme : il y ajoute, suivant sa foi, de la ténacité ou du liant. Un curé reçoit ses opinions avec son emploi ; il se dérange à philosopher. Les idées personnelles valent selon la personne : les miennes seraient de cinquième classe, comme ma paroisse ! »
— « Vous connaissez l'histoire de l'Énamourée ? »
— « Oui ! » fit le prêtre. « Les paysans prétendent qu'une jeune fille, fort belle et cependant délaissée, se jeta dans le lac : l'époque de ce suicide reste indécise. Plusieurs fois, déjà, on a signalé le fantôme : et toujours, ajoute-t-on, il est arrivé malheur aux femmes qui l'avaient vu. »
— « Les princesses ne craindraient pas de tenter l'aventure », conclut Lionardo. « Avertissez le pêcheur qu'il prépare la meilleure des barques, pour onze heures de la nuit. »
Au dîner seulement, il parla de l'apparition, Isabella applaudit à l'idée et Giovanna supplia qu'on lui permît de venir.
— « Envoyez-moi dans ma chambre jusqu'à l'heure du départ, si vous estimez que je gêne les discours ; mais emmenez-moi voir le fantôme ! »
— « Accordé ! » dit Isabella et, se tournant vers Lionardo : « Ni vous, ni moi, qui représentons ici les passions, ne sommes capables d'un désespoir d'amour.
Je comprends tout effort pour obtenir l'amour, ce fruit de la vie, non le vertige du suicide. Se risquer pour un être aimé s'explique par une exacerbation de désir ; mais « se détruire », comme dit si bien le populaire, me semble fou. »
— « Étudiée par un esprit tranquille, la passion s'apparente à la folie », approuva Lionardo.
Les actes qui nous étonnent sont nécessités par une multitude de petits événements antérieurs.
« L'ondée qui humecte à peine le sol, parce qu'elle est absorbée, suffit à remplir une coupe. A l'état passionnel, une accumulation de force sur un point mental produit parfois une explosion. L'activité cérébrale d'un amoureux s'applique à une seule idée et l'enfle jusqu'à la congestion ; l'idée se transforme en instinct, plus aveugle que celui de bête, car il ne découle pas de l'espèce ; et l'individu s'éloigne alors de l'humanité, confondant la vie et l'amour, comme une même nécessité. »
— « Quel dommage que nous ne sachions rien sur l'innamorata !»
— « Une âme du Purgatoire peut errer au lieu de son péché. Combien de prêtres reviennent, la nuit, dire des messes sans clerc et sans cierge, des messes fantômes, dans les chapelles abandonnées ? Vous souriez, Lionardo ? »
— « Je ne souris pas de l'idée : tout est vrai en surnaturel ; il n'y a pas de légendes ou de superstitions que je ne tienne pour véridiques. Mais j'admire qu'une vierge, qui a passé sitôt de la vie de jeune fille au cloître, affirme ce dont elle n'a pu voir aucun exemple. »
— J'en ai entenduun ! » répondit-elle. « Deux ans à peine après mes vœux, on nous dit, au chapitre, de prier toutes avec ferveur pour un ancien aumônier du couvent qui pâtissait au Purgatoire.
Il avait reçu de l'argent pour des messes et ne les avait pas dites.
L'archevêque, dans une visite, me donna des détails sur ce pécheur qui avait beaucoup de choses à se reprocher : il s'était éteint en odeur de sorcellerie. Selon les témoignages, il revenait à certaines dates et on entendait le murmure des paroles latines et le tintement de la clochette du servant, sans le voir. Le prêtre coupable était donc escorté d'une autre âme en peine ? Curieuse et apitoyée à la fois, je pensai souvent à ce fait, avec un grand désir de le vérifier. Une nuit, on frappa à ma porte un coup impérieux : j'ouvris, je ne vis personne, mais j'eus l'impression que le prêtre coupable venait dire sa messe. J'allai à la chapelle et je me mis dans ma stalle. Une clochette d'enfant de chœur tinta ; mes yeux ne virent rien, sans doute parce que je manque de nervosité. Les marches de l'autel, qui sont de bois et dont le tapis avait été enlevé, la veille, pour être battu, résonnaient sous les pas du servant. Le temps qui s'écoula entre chaque sonnerie correspondait exactement aux parties d'une messe basse. J'ai assisté à quatre minuits semblables et, toujours ce frappement impérieux m'appela. On me fit ensuite donner ma parole de ne plus m'intéresser à ce phénomène et, dès lors, je ne fus plus avertie.
— « Cela est fort curieux ! » dit Lionardo.
— « Il m'est arrivé d'autres aventures », continua Sœur Rosa-Bianca. Parmi les livres de labibliothèque, il y avait l'édition de Venise des Canticidel beato lacopone da Todi.
— « Celui », dit Lionardo, que Boniface VIII fit enchaîner dans un cachot de Preneste, car il avait dit :
*O Papa Bonifacio molt hai giocoto al monde... piange la Ecclesia viange e dolura.*
— « Je ne dirai pas que j'évoquai le bienheureux », reprit la Camaldule, mais, après saint François, il était ma dévotion préférée. Ma pensée se plaisait à ses poésies si tendres ; et je vins à me dire que, si les poètes et les grands artistes, qui dotèrent l'humanité de ses beaux rêves, gémissent en Purgatoire faute de prières, c'était une injustice ; j'attribuai le mérite de mes oraisons aux créateurs de la Renaissance.
Je priai pour le Vinci, pour le Sanzio, pour le Buonarotti, suivant les jours. Plusieurs fois, j'entendis un rire muet, un rire qui ne sonnait pas et qui se moquait sans sarcasme, comme on le dédierait à une puérilité : je demandai mentalement que ce rire s'expliquât et je trouvai, dans mes Heures, sur un morceau de papier très ancien, de l'écriture même de Raphaël, cette écriture harmonieuse et toute dessinée qu'on ne confond avec aucune autre :
*Tutti Creatori sono salvatiper il Dio Padre ; ma i sciocci, no !*
— « Ton confesseur t'a fait cette farce sacrée ! »
— « Mon confesseur ignorait l'application de mes prières, et on ne donne pas à une religieuse, par raillerie, un autographe de Raphaël. »
— « Vous auriez dû apporter cette pièce à la villa », dit le philosophe, « car, jusqu'à présent, le spiritisme n'a pu contrefaire les écritures des demi dieux. Ne m'avez-vous pas blâmé, au tout premier abord, sur mon incrédulité en matière diabolique ? Avez-vous vu quelque chose de sulfureux ? »
— « J'ai vu une malheureuse possédée. Ne venez pas, avec le cynisme du médecin, me dire que c'était une malade ordinaire ; vous ne me convaincriez pas ! »
— « Ma sœur, je crois qu'il y a des maladies de l'âme qui n'ont aucune cause physique. »
— « Celle dont je vais vous parler, et dont j'ignore le sort actuel, a été mon amie, autant que la vie monastique permet l'amitié. C'était une fille noble et pauvre, qui, ne pouvant se marier dignement, préféra prendre le voile. Nature calme, raisonnable, pieuse sans exaltation, elle ambitionnait la paix du cloître et non les dons dangereux du haut mysticisme. Je connais bien son cas parce que je fus sa confidente, longtemps avant que la supérieure connût sa misère. Cela commença d'une façon bizarre : Sœur Rosa, me dit-elle un jour à la récréation, il y a de mauvaises gens qui rôdent autour du monastère et ils feront du mal à quelqu'une. » Je ne pus obtenir aucune précision. Quelque temps après, elle me dit : « Vous vous souvenez de cette impression que je vous ai confiée, que des méchants cherchaient une victime parmi les Camaldules ? Leur choix est tombé sur moi. Je tremble d'effroi sans savoir exactement ce que je redoute. Aidez-moi à cacher le sort qu'on m'a jeté, afin que je ne sois point chassée d'ici. Vous êtes puissante, protégez-moi ! »
Je le lui promis, à la condition qu'elle me confesserait tout ce qui pourrait lui arriver.
Les objets se dérobèrent à sa main, à ses yeux, a sa recherche : son office devint introuvable et son rosaire disparut. Il y eut des taches inexplicables à ses vêtements et des déchirures. Au réfectoire, son gobelet plein se renversait de lui-même : ou bien, elle poussait de grandes exclamations inexplicables, pendant un sermon de l'abbesse. Tous les manquements possibles à la discipline se répétaient, avec une intensité scandaleuse.
On l'accabla de reproches, on lui ordonna le jeûne et la mortification. Malheureusement, la discipline agissait comme facteur d'excitation et le jeûne lui donnait la fièvre.
J'intervins et lui fournis les objets perdus ou gâtés : je lui donnai ma lampe pour qu'elle eût moins peur ; mais, dans sa cellule, elle s'éteignait de minute en minute. Autour d'elle, l'hostilité des choses grandissait : les vitres de sa fenêtre se brisaient sans raison ; son lit se disloqua, les gonds de sa porte tombèrent. Un soir, elle fut frappée ; elle vint me montrer une joue enflammée comme par une forte gifle. Elle répugnait à parler au confesseur ; et moi, je n'avais pas une confiance vive aux exorcismes.
Elle me pria d'attendre le coup de minuit dans sa cellule, tandis qu'elle serait dans la mienne. Une impression de froid intense, inexplicable, puisqu'on était au printemps, me glaça ; des souffles passèrent, se croisant comme des courants d'air subits. J'éprouvai un malaise inexprimable : je me cuirassai de signes de croix et à mesure que je les multipliais, l'atmosphère froidissait encore. Au premier coup de minuit, le lit se souleva un peu ; au douzième, le pied était à un mètre du sol et retomba lourdement. Je tremblais émue de l'obscurité, puisque aucune lampe ne brûlait dans cette cellule hantée.
Je me hâtai d'en sortir et je trouvai la sœur agenouillée à mon prie-Dieu, qui pleurait : « On m'a battue ! » murmura-t-elle et elle me montra sur son dos des traces violentes de contusion. Je n'ai jamais été aussi embarrassée de ma vie ; je n'avais foi ni dans la puissance du prêtre, ni dans la bonté de l'abbesse. Enfin je protégeai la malheureuse, jusqu'au moment où son état fut connu.
Une force invincible lui faisait remuer les bras en ailes de moulin ou la poussait à crier désespérément. De l'infirmerie, où je la vis pour la dernière fois, elle disparut du couvent et je n'ai jamais connu son sort.
La supérieure avait peur de la contagion. Je m'étonnai fort que les prières d'un couvent ne pussent conjurer le désordre d'une seule. Quoi qu'il en soit, celle-là n'était point malade, mais vraiment possédée. Expliquez maintenant ces phénomènes.
— Pendant votre récit, je pensais à la vanité de l'explication ; à cette orgueilleuse doctrine qu'on nomme ésotérisme et qui substitue aux formules sentimentales d'autres plus abstraites, et je concluais au danger de changer les habitudes mentales, surtout quand une vie est tracée. A moins de pousser l'application au delà de ce que vous pouvez, quel bien vous fera une nouvelle version du mystère ? Le laboratoire de Faust n'abrite pas la paix : restez dans la cellule chrétienne. Odieux est le rationnaliste qui guette le miracle pour le diminuer et passe le surnaturel à un crible de préparateur au Museum ! Qui croit aux légendes et aux traditions possède la vérité colorée. J'ai bien réfléchi à ce qui vous est bon ; vous avez remarqué que je ne vous fais pas de théorie, et, en cela, je vous prouve que je vous aime. Il faut que quelques uns sachent le sens des symboles : mais le symbole est virtuel dès qu'on y croit, et croire sera toujours la plus douce façon de comprendre.
— « Vous me jugez indigne d'ésotérisme ? »
— « Vous vivez dans les conditions les plus propres à l'extase et vous voulez, par surcroît, des commentaires, des analyses, qui seront incomplets et jetteront une ombre de fausse science sur vos perceptions ! Vous avez l'heur d'un esprit calme ; gardez cette sérénité : vous l'échangeriez piteusement contre une gnose sans profit. Remerciez moi de ne pas vous avoir tympanisée avec mes thèses : vous seriez rentrée au cloître, en combattante, résolue à des réformes, passionnée à des tentatives qui ne réussiront que par le cours même du temps. Le Bien, tenté par l'impuissance, devient du mal ; la vérité qui ne triomphe pas produit du désordre. Mieux vaut se taire que de prononcer sans autorité les grandes paroles : mieux vaut l'inaction que l'effort mal conduit. Gardez-vous de cette illusion qu'une volonté lutte contre l'erreur ; le temps seul triomphe, et non jamais un être ! »
Avant l'heure fatidique, les solitaires de la villa Visconti se dirigèrent vers le lac. Le pescatore y était déjà avec son camarade et Isabella fut aise de revoir ces paires d'yeux qui brillaient de désir en la regardant. Elle s'assit à la proue avec sa sœur : le philosophe et Giovanna se mirent à la poupe, les deux gars saisirent leurs avirons.
On vogua longtemps en silence ; la nuit était claire quoique sans lune, et personne n'éprouva le désir de parler. La princesse respirait dans l'air nocturne l'admiration fervente des rameurs. Giovanna, heureuse de participer à une expédition si étrange, jouissait plus encore d'être si près de Lionardo. Seule, la Camaldule souffrait peut-être de voir l'homme qui l'intéressait, à côté d'une vierge, et très jeune !
La pensée du fantôme ne hantait aucun ; chaque esprit se représentait des images plus réelles et plus voisines.
L'homme de bibliothèque, comme la femme de boudoir, sentent profondément les beautés de la nature ; ils sont surpris par ce monde nouveau qu'ils abordent dans des conditions de paresse et de rêverie.
Le paysan regarde trop la terre, d'où sa vie doit sortir, pour s'intéresser au paysage : il lève la tête et étudie ce que le ciel promet d'hostile ou de favorable à ses champs. Partout où il y a nécessité, la poésie ne saurait exister.
La ville exalte la campagne et, si la campagnes avait chanter, elle célébrerait les charmes citadins.
Lorsqu'une passion possède l'âme, c'est en face du ciel ou de l'eau que le battement du cœur atteint l'acuité de joie ou de peine : cette orchestration puissante change la romance en symphonie ; les voix élémentaires épousent le leitmotiv intérieur et l'enrichissent de sonorités indéfinies.
Les jeunes rameurs se ralentirent, puis cessèrent de frapper l'onde ; on voyait la rive à vingt mètres.
Le pescatore contemplait Isabella ; la Camaldule ne détournait pas son attention du groupe formé par le philosophe et l'orpheline.
— « L'innamoratane paraîtra pas », dit la princesse. « Notre curiosité déplaît à cette âme en peine ; cependant, si elle veut se montrer, je lui fais dire cent messes par les soins de Girolamo. Voilà qui devrait tenter une âme du Purgatoire, qui n'a pas payé sa peine, depuis plus d'un siècle. »
— « Es-tu sûr d'avoir vu quelque chose ? Raconte nous le fait, enfant ! » demanda Lionardo.
— Comme je ramenais mes filets, là, en face, j'ai vu, à l'endroit où se trouve maintenant la barque, une femme couchée sur l'eau et immobile comme un rocher blanc. Il faisait lune et je distinguais la ligne de son corps. Elle avait une chemise mouillée, les bras nus et les cheveux épars : j'ai vu cela, pendant deux minutes au moins.
« Puis, elle disparut ; j'ai entendu le bruit d'un poids qui s'engloutit et j'ai suivi des yeux les cercles de plus en plus grands, car ici l'eau est profonde et calme. »
— « L'Italie n'est pas un pays à revenants ; elle a créé les plus belles images du monde ; ses visions illustrent les murs ; la fresque, voilà sa manifestation surnaturelle ! Nous-mêmes, les reclus de la villa, ne valons rien à ces spectacles incertains où il faut apporter une conviction préventive... Je n'éprouve d'autre impression que celle de l'humidité... »
— « Il me semble », dit Giovanna, que je vois une blancheur, le long de la barque. »
Par un mouvement instinctif, tous se penchèrent, et l'esquif s'inclina fortement ; Lionardo haussa la voix :
— « Gamin, ramène-nous et vite !... Il ne s'agit point d'aller visiter l'innamorata, au fonddu lac. »
— « Qui sauveriez-vous, si nous chavirions ? » demanda la Camaldule.
Cette question embarrassa le philosophe : il ne pouvait y répondre sincèrement, sans blesser deux prétentions. La voix de la religieuse était un peu âpre, en prononçant ces mots ; et Giovanna leva à ce moment ses yeux tendres et interrogatifs.
Isabella eut l'impression aiguë qu'elle venait la dernière dans l'âme de Lionardo et, sur l'instant, elle en souffrit.
On revint dans le même silence qu'au départ ; mais, au lieu que chacun rêvât à sa prédilection avec douceur, ces âmes déçues ou attristées murmuraient contre l'équipée et la jugeaient sotte. Le pescatore et son compagnon ramaient d'un air penaud, redoutant un accent de déplaisir ; les femmes, également insatisfaites par l'attitude de Lionardo, se regardaient obliquement en rivales, et le philosophe s'énervait de ne pas conjurer ces humeurs qui pouvaient rendre le séjour de la villa déplorable et même impossible.
On débarqua, avec des gestes maussades ; le sable criait sous les pas ; le bonsoir échangé fut morne et lourd d'arrière-pensée.
Les fenêtres restèrent longtemps éclairées, cette nuit-là et on ne songea pas au fantôme du lac, Chacun pensait à son propre destin comme à un mystère où la réflexion ne percevait rien que le poudroiement de l'ombre, qui jette son sable devant l'esprit de l'homme, pour fausser sa vision.
XX
Les penchants sont des pactes qu'on ne déchire pas sans effroi.
La saison humide et rousse, qui flétrit la feuille et l'arrache, vint presque subite, avec une apparente méchanceté.
Des orages mouillèrent le sol ; le vent fit danser cette sarabande du bois mort qui s'éparpille ; et le ciel, maussade et gris, ne sollicita plus l'œil à se lever.
Ce fut un désarroi, au palais Visconti. Lionardo ne sortit plus le matin, et Giovanna attendit mélancoliquement l'arrivée du padre. Rosa-Bianca ne descendit pas au salon pour rejoindre le philosophe. L'allée des cyprès, c'était un préau de couvent ; l'intérieur gênait en elle une pudeur obscure. Isabella, devenue frileuse, s'ennuyait à ne pouvoir le dissimuler. Il fallait que quelque chose de nouveau surgît.
— « Lionardo », disait-elle, n'éprouvez-vous pas cette étrange sensation, que nous sommes liés les uns aux autres et fatalement solidaires ? Souvent, j'ai le brusque désir de faire mes malles et de partir, car la villa prend des airs d'in-pace; je me flatte de trouver la vie au sortir d'ici, comme si elle m'attendait : et toujours ce désir se brise à une triple considération. Vous, ma sœur et la petite vous me tenez aux fibres. En quatre mois, il s'est fait une familialité singulière et qui n'est point sentimentale : vous m'êtes moins cher qu'autrefois, moins cher qu'à votre arrivée ; la Giovanna m'a souvent agacée et ma sœur ne m'inspire que de l'estime. Je n'aime personne et je dépends de chacun, car chacun dépend de moi.
Une fatalité nous a réunis, dans son filet ! Cependant, il faut que Bianca revienne à un moustier et que je retourne à l'amour : je ne vois que vous et la Giovanna qui puissiez demeurer ici. Je ne vous demande pas si vous voulez épouser la petite, puisque vous aimez ma sœur ; mais je donnerais je ne sais quoi pour connaître le coup de force qui nous délivrera les uns des autres !
« Oh ! que cela est obscur et irritant, cette solidarité sans base et sans motif ! Avant ce printemps, je ne me préoccupais ni de votre sort, ni de l'état d'âme de ma sœur et moins encore de l'avenir de la petite. Et me voilà avec des soucis de sœur et de marraine, sinon de mère, sans que j'éprouve l'affection qui les engendre et les compense. »
Lionardo souriait.
— « Ce qui constitue le havre où vous vous abritez, ce n'est pas la villa ; ce sont les trois êtres qui vous entourent et qui vous garantissent contre les vents de la vie. En les quittant, vous vous lancez dans l'inconnu ; votre crainte se cache sous une fabulation prétentieuse. »
— « Non, Lionardo : je me suis examinée et je ne me trompe pas. Qui m'empêche d'aller à Milan, d'y rouvrir mon palais pour quelques fêtes et de revenir ? je vous retrouverais tous les trois. »
— « Écrivez à Sandro. Vous le comblerez de béatitude, et vous vous distrairez. »
— « Appeler un amoureux, si respectueux et ingénu qu'il soit, c'est trop lui promettre.
Sandro m'intéresse, mais il ne me passionne pas. Je voudrais une rencontre avec un être encore inconnu, qui me donnerait occasion de me renouveler, Sandro appartient au passé et je veux regarder devant moi. »
— « Autrefois, des troubadours et des chevaliers errants cheminaient : le passant était parfois quelqu'un. »
« Aujourd'hui, on ne saurait compter sur d'idéales visites et jamais un soupirant ne viendra à la villa Visconti, s'il n'y est amené par vous-même. »
— « Une âme, comme un aimant, ne devrait-elle pas attirer l'être frère ! »
A ce moment, on entendit le roulement, puis l'arrêt d'une voiture.
— « Ce n'est ni l'heure, ni le jour des fournisseurs », observa Lionardo.
— Croyez-vous vous amuser de moi, comme d'une enfant ? »
Elle reprit sa lecture, tandis que le philosophe continuait à classer des estampes qu'il avait découvertes dans un coin d'armoire.
Une fille de service frappa et tendit à la princesse une lettre.
— « Ce n'est pas l'heure du facteur ! » observa Lionardo.
— « Voilà bien du nouveau : c'est de mon cousin Farnèse. »
*« Ma chère Isabella*,
Je vous envoie, ci-joint, un peintre de grand avenir et de tendre jeunesse.
Il s'est enthousiasmé de vous, sur votre photographie de Torino, la meilleure, à mon avis, quoique vous ne l'aimiez pas ; car vous regrettez à tort votre sveltesse passée qui n'a pas le caractère grandiose de votre beauté d'aujourd'hui ; Juliano Cassano, tel est son nom, m'a rendu un service de vie et de mort. Je ne peux lui refuser la seule chose qu'il me demande : obtenir que vous posiez pour une allégorie de la Lombardie.
Avec votre type, il pense faire un chef-d'œuvre. Jusqu'ici, il a fait des portraits. Il a vingt ans, beaucoup d'âme et, j'y insiste, toute mon estime. Comme je vous sais en retraite au lac, le moment m'a paru très propice pour le dessein de mon ami. Je mets ce mot-là, d'une façon réfléchie, sans vous expliquer les circonstances intimes et secrètes où je me suis lié avec Cassano.
Je serais désolé que vous ne fissiez pas honneur à ma recommandation.
Votre affectionné cousin.
ONOFRIO FARNÈSE. »
— « Voilà du nouveau ! » répéta Isabella. « Tenez-lui compagnie et l'étudiez tandis que je m'arrange un peu. Songez donc que me voilà modèle et que je dois représenter une allégorie ! »
Tandis que la princesse gagnait sa chambre, le philosophe allait au-devant du peintre et l'enveloppait d'un coup d'œil où il mettait sa clairvoyance.
Grand, mince, réservé, élégant de geste et grave de visage, Cassano était un beau garçon, aux yeux noirs, sans aucun cachet de rapin.
— « La princesse, Monsieur, va vous recevoir dans un moment : elle m'a lu la lettre de son cousin ; vous avouerez que l'aventure est originale. »
— « Si nous n'étions pas en terre lombarde et que la princesse ne fût pas Visconti, je n'aurais jamais osé venir ; car j'ai l'air de saisir un prétexte pour m'introduire auprès d'une femme admirable, au moment même où elle semble fuir le monde. Lorsqu'il s'agit d'art, du véritable et du grand, qui ne deviendrait téméraire comme je le suis et débonnaire comme elle le sera, je pense ? »
— « On peut tout espérer de la princesse Isabella, au nom de l'art ; mais il faut compter encore avec sa fantaisie. Vous avez apporté votre toile, vos couleurs ? »
— « Oh ! je ne l'aurais pas osé », fit-il ; « je puis être hardi, mais non grossier... »
— « Vous ne voulez pas, cependant, vous en retourner ce soir ? »
— « Sur l'heure, si la princesse refuse ! Car son refus signifiera que je déplais. »
— « Je crois fort, Monsieur, que vous plairez. »
Isabella arrivait, en robe noire flottante, un ruban rouge à l'antique sur ses cheveux, le cou nu, sans collier ; elle étonna Lionardo. La volonté de plaire intensifiait sa beauté. Elle apparut vraiment belle et produisit l'effet qui lui était si cher. Juliano Cassano fut ébloui, et quand l'artiste commença à balbutier :
— « Princesse, puis-je croire que vous daigniez ? »
Elle lui tendit la main, avec un mouvement de tête si plein de dignité que l'admiration du philosophe éclata.
— « Juliano Cassano, je ne sais si vous ferez un chef-d'œuvre ; mais vous en aurez vu un. »
Lui, un peu remis de son émotion, d'une voix lente, réfléchie, disait :
— « Il y a en vous une grandeur de race, une grâce séculaire, véritable résurrection de l'orgueil patricien, qui me confondent. »
— « La jeunesse est la loi de l'art », prononça Isabella.
— « La loi de l'art, c'est l'amour ! » s'écria l'artiste. « Aux yeux communs, le corps ne montre sa gloire que par ses promesses ; on l'admire avant que l'âme s'élève à la passion, avant qu'elle ait subi l'initiation de la douleur, dans son éclat floral. Ceux qui voient l'intériorité aiment une beauté plus humaine ; celle-ci porte les stigmates de la vie ; plus divine, si on considère que l'extrême jeunesse implique l'extrême inconscience.
L'Auroreet la Nuit de la chapelle Médicis, les seules femmes pour le Moïse, étalent sur leur chair magnifique la trace des passions, comme les vieilles statues de Kaldée leurs mystérieux cunéiformes.
« Princesse, vous ne serez complètement belle que plus tard : vous ne figurez pas encore la Sainte Mère des Arts, épuisée de chefs-d'œuvre, la sublime louve des plus nobles fils qui aient existé. Apparentée aux beautés du Buonarotti, vous incarnez la grâce colossale, la grâce d'une Titane ! »
Soit que la vision de son œuvre correspondît à l'aspect d'Isabella, soit qu'il voulût plaire, le jeune peintre fut éloquent et ses paroles, comme une incantation de jouvence, agissaient, transfigurantes, au point de stupéfier Lionardo, qui s'en alla rejoindre la Camaldule, sous le portique.
— « Votre sœur a rajeuni de dix ans en quelques minutes : j'ai vu l'œil s'aviver, la peau se tendre, le teint s'unifier, le geste s'ennoblir et littéralement une métamorphoses opérer, pour quelques louanges d'un joli homme s'exprimant avec feu ! »
— « Et vous ne trouvez pas cela misérable ? » fit Rosa-Bianca.
— « Qu'offre-t-on aux plus puissants des hommes, à ceux qui ont tout : la flatterie. Les porte-couronnes les plus divers sont unanimes à considérer l'adulation comme le pain quotidien de leur âme et la compensation de leur effroyable ennui. »
— « Les saints et les philosophes ont prêché contre cette aberration ! »
— Méfiez-vous, ma sœur, de tous les prêches : leur vue étroite méconnaît la nature humaine. L'orgueil, qui paraissait aux trous du manteau de Diogène, brille sous la cendre de la pénitence. Le saint s'offre le Christ même pour modèle ; il possède donc l'essence de la vérité. Selon sa conception du salut, il opine pour la damnation quasi-universelle du prochain. Ne jugez pas les autres d'après la loi que vous suivez : car vous ne la suivez que par l'effet d'une passion.
Nos vertus sont d'heureux penchants. Certains vices ne seraient-ils pas impossibles à votre nature ?
— « Ah ! que vous parlez mal, depuis ces derniers temps ! on dirait que vos idées se brouillent entre elles et que vos certitudes faiblissent ! » --- Dans cette intimité extraordinaire, avec trois âmes rares et précieuses que je cherche à comprendre, ma pensée personnelle s'obscurcit.
Le bonheur consiste dans l'unité ; unité d'attraction, unité de croyance. Or, l'unité se produit cérébralement par la concentration sur une idée et, dès lors, la subtilité disparaît.
L'idéal de la formule et de l'œuvre consiste à réunir le plus grand nombre de rapports.
Par exemple : « Tout verbe crée ce qu'il affirme », ou bien : « Chaque être ne se constitue que de son vide », forment des faisceaux prodigieux de relativités.
Esthétiquement, Modestie et Vanitééchappe à la définition, par la multiplicité des aspects évocatifs.
« Au contraire, la phrase d'Œdipe : « Attendez la dernière heure d'une vie pour la dire heureuse » et le tableau pittoresque à la Salvator sont immédiatement compris. »
— « Où voulez-vous en venir ?
— Une opinion est rarement autre chose qu'un goût personnel, une résultante de l'éducation, une profession de partialité.
« En méprisant les réactions morales, si chères à votre sœur, vous n'êtes qu'intolérante. »
— « Enfin Isabella va être occupée ! Il était temps qu'un péché surgît : sa vertu expirait sous l'ennui. »
— Est-ce un péché pour une femme sans devoirs de céder à l'attraction d'un jeune homme sans devoir, lui aussi ?
— « Il est écrit : En mariage seulement. »
— « La raison humaine dit à son tour : En amour seulement. --- La séduction et l'adultère sont des péchés : l'amour n'en paraît un qu'à des célibataires qui prétendent incarner la loi sociale. »
— « L'amour hors du sacrement est un péché mortel ! » s'écria la Camaldule.
— Et le sacrement sans l'amour, qu'est-il ?
Celui qui promet la bénédiction divine aux plus vils intérêts me paraît un imposteur.
« Or, le mariage consacre un acte d'association matérielle et le rend indissoluble. Dans six sacrements, il y a contrat entre Dieu et l'homme : mais quelle valeur attribuer à un double vertige sexuel ? »
— « Il est extraordinaire que le mauvais exemple agisse même sur un grand esprit ; la fréquentation de ma sœur corrompt vos idées. »
Lionardo démêlait, à travers l'indignation de la religieuse, un trouble inaccoutumé.
Entre deux êtres unis par la tendresse, il se produit un effet de balance qui rend la possession de lui-même à l'un, dans la proportion où l'autre se trouble ; maintenant c'était la vierge sacrée qui ressentait le vertige sentimental.
XXI
L'Amour synthétise l'idée et l'action.
Quelles heures plus suaves que les premières d'un amour sans entraves ? Il se produit une dilatation de l'être intérieur ; la vie alors rend des accents d'une harmonie indicible.
La princesse Visconti, après le départ du peintre, resta un moment recueillie, à l'état d'oraison passionnelle, se remémorant des regards enflammés, des paroles pénétrantes, supputant ses joies futures. D'un coup, son cœur déborda : elle ouvrit la porte du salon, elle appela. Giovanna, accourue, fut embrassée avec effusion : l'heureuse femme saisit les mains de Lionardo et les pressa, comme s'il lui fallait remercier quelqu'un de son aventure. Apercevant sa sœur, elle s'écria :
— « Viens avec moi, sorella ; je veux prier ! Ah ! Dieu est bon, la vie est douce ! »
Les témoins de cette joie l'admiraient.
— « Avant que ce paysage reverdisse, ce beau feu s'éteindra », dit Lionardo à Giovanna.
— « Je voudrais que la Diva fût heureuse, mais je ne tremble plus à l'idée de son départ... vous resterez. »
— « Oui ; un jour, nous serons seuls tous deux dans ce palais, jusqu'à ce que toi-même, enfant, tu le quittes. »
— « Le roitelet n'a pas l'aile du voyage : il meurt où il a vécu. »
Elle leva son regard candide où se réverbérait un cœur, très doux et très patient.
— « J'ai peur de rester seule, un jour : la vie que je devine me décourage ; je ne saurais respirer parmi les passions ardentes et perverses ; il faut qu'on me protège ou bien que je passe ignorée. »
— « Oh ! » fit le philosophe, « quel sort préférable à l'obscurité ? mais on ne choisit pas, ou subit sa vocation. Tu t'épanouiras à l'ombre d'un vieux chêne et lorsque tu seras lasse de cette amitié bienfaisante, mais froide... »
La jeune fille allait protester de sa constance, lorsque Isabella revint d'un pas pressé, appelant :
— « Lionardo, donnez vos conseils... Où installer l'atelier et comment ?... Je veux que demain Cassano trouve la place prête... Avec les artistes, il faut profiter du premier feu...
Ah ! si son enthousiasme durait... un chef d'œuvre naîtrait... Vous qui avez aimé la gloire, n'approuvez-vous pas que la femme désire léguer au monde l'impérissable souvenir de son charme ? « Je voudrais opérer cette installation comme par un coup de baguette et ainsi l'étonner... Pour le costume... inventez-le, à l'avance... avant qu'il l'ait choisi ; vous devez aider à cette œuvre, sans paraître... Ce sera mon suprême reflet... Que toute votre amitié se montre ! »
Le philosophe répondit :
— « Il faut draper à la Vinci, draper comme dans la Sainte-Annedu Louvre, comme au *Cenacolo*... Personne n'a remarqué que le Vinci a évité d'imiter l'antique avec une volonté attentive : il a inventé un parti intermédiaire entre la draperie et le costume, plus complexe que l'un et plus pur que l'autre, seul convenable aux allégories modernes ! »
La princesse entraîna Lionardo dans le grand salon et le pressa de questions vives :
— Votre impression sincère, entière, donnez-la moi ?... N'est-ce pas qu'il est beau ? Son front porte la marque ineffable de ceux qui ne passeront pas stériles et inconnus !.. Il m'a démontré, il m'a convaincue que je suis son idéal vivant. Il méprise la jeunesse... l'être inédit et simple... Il veut que l'âme ail déjà timbré le corps et qu'on lise les blessures intérieures au visage... Même ceux qui étaient poètes ne m'ont pas pareillement enchantée !
— « Sandro est oublié ! »
— « Sandro soupirait agréablement ; celui-là a de l'autorité dans le lyrisme ; il me persuade que je suis belle. »
— « Réellement, il fait mieux : il vous embellit. J'ai été témoin, tout à l'heure, d'un phénomène plus étonnant que ceux de l'alchimie ; le désir de ce jeune homme éveillant, excitant votre désir de plaire, vous êtes montée à un apogée de signification qui m'a stupéfait. »
— Étais-je assez sotte, ami, quand je voyais de la dignité à renoncer ?
« Tant que je suis aimée, je puis me croire aimable... Comment dois-je me conduire, pour le garder longtemps à l'état lyrique ?... »
— « Il faut le garder à l'état platonique. »
— « Cela s'entend ; mais je veux une indication plus pratique et étendue ; il fout que vous m'expliquiez sa nature, que vous préveniez sa défaillance et les miennes, à la fois ! »
— « Je ne l'ai pas considéré suffisamment pour diagnostiquer et horoscoper de la sorte ; mais, dès qu'il deviendra notre commensal, l'étude sera aisée. »
— « Il m'a persuadée que je suis la plus belle princesse du monde : je suis heureuse ! »
— « Tant qu'il donnera un encens de cette qualité, respirez-le, en idole propice. »
— « Vous-même règlerez la suite de mes faveurs. »
— « Qu'il fasse le portrait d'abord ! »
— « Ce qu'il a conçu est tout à fait grandiose... Il a la lèvre rouge et son œil prend un éclat prestigieux à certains moments... Il a pensé même à un cadre de fleurs héraldiques. »
Elle sonna les domestiques et les étourdit d'ordres contradictoires, avec une impériosité joyeuse.
Sœur Rosa-Bianca, plus droite et immatérielle que d'habitude, regardait, dans un étonnement mêlé de pitié, cette fièvre amoureuse, si subite.
— « Au moins », dit-elle à mi-voix, « si c'était un mouvement de vraie passion, si elle aimait... ce peintre ! Il a parlé d'amour, il a mimé l'amour et Isabella ne s'inquiète point de l'acteur, mais du personnage, du rôle, seulement. »
— « Ne soyez pas sévère pour votre sœur ; ce passant nous assure des mois de paix : nous n'aurons plus à conjurer l'ennui d'une amoureuse que la solitude exaspère. »
— « Le voisinage de ce caprice sans noblesse me répugne : figurante dans cette comédie, j'assisterai à la caricature du péché. Sage, je quitterais la villa ! »
— « Un peintre vient faire le portrait de votre sœur et cela vous scandalise ! Quelle étrange purisme ! Isabella va vivre dans l'atelier : faites-vous un oratoire, comme je vais m'arranger une bibliothèque, et nous mènerons chacun une vie conforme à nos vœux. »
— « Et la petite, que fera-t-elle ? »
— « Giovanna ! Elle sera le page de l'un et de l'autre. »
— « Vous aimez beaucoup cette enfant, Lionardo ? »
— « Il est difficile de ne pas l'aimer : et je crains fort que Cassano ne lui accorde trop d'attention, ce qui serait désastreux. Si votre sœur se croyait supplantée par l'orpheline, celle-ci perdrait son avenir. Il ne faut pas que cela se produise : je compte que votre coup d'œil aidera le mien pour prévenir un tel événement. »
— « Votre zèle est justifié ; mais qu'il est vif ! »
— « Vous vous trompez, ma sœur, il n'est pas vif : Giovanna ne correspond qu'à un sentiment tempéré. »
— « Comme moi-même », laissa échapper la religieuse avec du dépit dans la voix.
— « Vous, ma sœur, vous ne ressemblez à rien de connu : vous êtes une allégorie intémérable, intangible ; c'est plutôt un culte que vous méritez qu'un amour ; et, pour vous dire que je vous aime, je vous dirais que je vous admire, tellement vous vous élevez au-dessus de l'attrait sexuel ; vestale auréolée d'un double prestige où le vœu est le moindre, vous rayonnez une aristie nerveuse, vraiment unique, qui vous met le talon au-dessus des faiblesses et des vertiges... »
Par ce verbiage, il calma l'émotion de Rosa-Bianca.
— « Prenez simplement une circonstance ordinaire : spectatrice curieuse ou indifférente, laissez les indignations et les susceptibilités. Je m'ingénierai à favoriser leur perpétuel tête à tête ; je me déroberai à la causerie du jeune homme ; vous vous effacerez comme moi et Isabella nous en saura gré. Formant les mêmes vœux que vous, je me réjouis de l'aventure : dès demain, les situations seront tranchées et à la satisfaction de chacun. Cassano assure nos quartiers d'hiver : qu'il soit le bienvenu ! »
— « Ah ! la vie du monde est pleine d'écœurements : on donne sans cesse sa complicité aux pires intrigues, nous allons, vous et moi, servir de chaperons à des amourettes. »
Lionardo se mit à rire.
— « Vous rabaissez trop Isabella. Elle n'est pas femme à chaperons ; on l'a vue en son palais de Milan, braver l'opinion bien autrement ; aujourd'hui elle accueille un artiste, dans cette solitude.
« Votre sœur s'inquiète de l'opinion, comme Girolamo de la gnose. L'opinion n'importe qu'aux ambitieux et aux miséreux, force qu'il faut diriger ou subir, mais que la fortune et l'individualisme méprisent. Soyez une sœur douce pour Vanité, ô Modestie ! Pardonnez à qui s'enivre d'une coupe que vous dédaignez ; on ne choisit pas son rêve. »
Un pli de dégoût restait aux lèvres de la Camaldule.
— « Ne bornez pas votre conception à vous même ; acceptez qu'autrui ait un idéal même dérisoire et cessez de confondre la faiblesse humaine avec le crime, Il y a des choses qui veulent l'exécration et d'autres la pitié. Votre sœur est à plaindre et nous qui l'aimons, nous lui devons notre complicité pour l'occasion de sa joie. Isabella ne viole aucune norme que celle de sa propre dignité ; elle s'égare, mais nulle perdition ne résulte de son erreur. »
— « Puis-je empêcher un frisson pénible en songeant aux basses émotions qui vont empester cette atmosphère jusqu'ici pure ? »
— « Là où l'on rêve, il n'y a pas de pureté, Rosa Bianca. »
— « Lionardo, l'atmosphère est pure, là où je rêve, moi ! là où vous pensez ! »
L'orgueil de sa virginité monta à ses yeux qui brillèrent.
XXII
La plupart des passions sont d'ordre composite.
Au premier repas qui réunit Cassano à la Camaldule et à la Giovanna, il y eut une minute froide.
Le peintre présentait les symptômes ordinaires de l'amour ; il écoutait et regardait ardemment Isabella. La Camaldule s'enferma dans un silence affecté ; la Giovanna se fit petite fille et le philosophe approuva d'adverbes confirmatifs tout ce qui fut dit.
Absorbée par son sentiment, la princesse ne s'aperçut même pas de la hâte que mirent ses hôtes à la rendre au tête à tête.
— « Chacun maintenant va dresser sa tente : Isabella a son atelier ; nous allons, ma sœur, arranger votre oratoire », dit le philosophe.
Il fit transporter, dans la demi-rotonde qui terminait un angle du palais, les objets capables de signifier la dévotion.
Une table aux pieds sculptés devint un autel : on y plaça les flambeaux les plus grands, de chaque côté d'un crucifix ancien. Ils appendirent, aux murs, une petite annonciation siennoise, un sacrifice d'Abraham de Bonifazio, une madone du Guide ; un grand pupitre de chœur en cuivre ouvrit ses ailes d'aigles, pour soutenir une bible in-folio.
Sans relâche, ils travaillèrent à cet arrangement ; le soir Isabella ne leur demanda pas ce qu'ils avaient fait. Elle ne les voyait plus, quoiqu'elle les regardât, comme elle regardait tout maintenant, d'un œil heureux et attendri. Lionardo ne fut consulté ni pour le costume, ni pour la pose du portrait ; et la nonne, ayant cru convenable de s'informer de l'esquisse, Cassano tira une clé de sa poche, et, la voix caressante :
— « On ne verra l'œuvre qu'achevée ; je demande qu'on la laisse dans ses limbes. »
Girolamo devina qu'un changement s'opérait à la villa ; il n'osait interroger personne ; on ne le retenait plus à dîner ou plutôt il poussait la perception des événements jusqu'à s'éclipser après ses leçons qui, maintenant, ne signifiaient pas grand'chose. Giovanna savait le latin et ne travaillait vraiment que la musique, avec la Camaldule.
Ces études étaient pénibles, malgré la douceur de l'orpheline, malgré l'empire de Rosa-Bianca sur elle-même. Aimant le philosophe un peu de semblable façon immatérielle, rivales inavouées, elles se blessaient parfois d'un regard qui trahissait la pensée.
L'oratoire de la religieuse achevé, Lionardo vint revoir ses caisses. C'était, dans sa pensée, le signe qu'il se fixait au bord du lac. Il avait assez contemplé les hommes et les monuments ; la société et la nature lui avaient livré les impressions qu'il pouvait recevoir ; il ne restait qu'à méditer, et où serait-il plus paisible ?
La bibliothèque de la villa était une longue pièce, lambrissée de noyer, originairement destinée à contenir beaucoup d'ouvrages. Devenue un grenier où quelques centaines de volumes gisaient dans la poussière, parmi des meubles aux pieds brisés, des rideaux déchirés, des cadres sans toiles, elle renfermait ce bric à brac qu'on ne jette pas et qu'on abandonne aux rats et aux araignées, avec une arrière-pensée d'utilisation future.
Tandis que les jardiniers montaient les caisses, la religieuse et l'orpheline, avec une émulation passionnée, s'attaquèrent aux toiles d'araignées, à la poussière séculaire et nettoyèrent de leurs fines mains, comme des chambrières. Girolamo s'offrit a aider et fut repoussé : elles voulaient tout faire et ne lui permirent que d'ouvrir les caisses et d'en détacher le couvercle.
Après le dîner, Lionardo ne s'étonna pas que les deux femmes témoignassent de leur fatigue ; lui même était las et s'endormit de bonne heure. Il lui sembla dans la nuit qu'on remuait à l'étage supérieur ; mais cette impression ne le réveilla pas. Au matin, en entrant dans la bibliothèque, il resta confondu : les caisses étaient vides et les livres, les flacons, les objets, rangés sur les rayons. La Camaldule et l'orpheline avaient dû travailler toute la nuit et pieds nus, pour qu'on n'entendît pas le va et vient. Aucune n'avait dû s'ouvrir à l'autre de son dessein : elles l'avaient conçu simultanément ; et, pour la première à l'ouvrage, quel profond dépit de partager le sentimental mérite de cet effort !
Lionardo éprouva un délicieux plaisir à l'évocation de ces deux vierges travaillant, déchaussées, à ranger ses livres, et aussi à voir commodément étalés les compagnons de sa pensée. Comme il était bon, il pensa au moyen de laisser à chacune l'honneur de ce travail, répugnant à les remercier toutes deux des mêmes paroles : il alla à la chambre de Giovanna et frappa doucement ; elle dormait, il l'appela et, à travers la porte :
— « C'est toi, qui as passé la nuit à ranger mes livres, mignonne ? »
— « C'est moi et c'est la sœur... j'ai promis de ne pas dire que j'y étais et de lui en laisser l'honneur... Du reste, elle y était quelques minutes avant moi, elle a voulu me renvoyer... j'ai promis alors de ne pas vous dire que je l'avais aidée et, comme elle ne pouvait pas, toute seule, faire le rangement, elle m'a laissée travailler. Si vous voulez que je sois en paix avec elle, ignorez que j'ai participé à la chose. »
— « Je te dirai merci un autre moment, petite ; tu es un angelot. »
Le philosophe s'occupa de rencontrer la Camaldule ; il n'y réussit pas d'abord. Elle resta dans sa chambre et ne parut qu'au déjeuner, où Isabella dit :
— « Vous avez dû lire et classer, cette nuit, Lionardo : c'était à croire la villa hantée... des allées et venues, des piles de livres qui tombaient... »
— « Oui », dit le philosophe, « j'ai passé des heures avec ces vieux et loyaux amis, que je n'avais pas revus depuis un an. »
— « Le savant », dit Cassano, n'existe que par sa bibliothèque ; formé de la pensée des autres, c'est un centon ; l'artiste, lui, a tout son art dans son œil et dans sa main. »
— « Évidemment », fit Lionardo avec indifférence. La Camaldule releva le propos :
— « L'Italie n'a qu'un Galilée et ne compte pas ses peintres. A découvrir les lois de la nature, qui sont les secrets de Dieu, il faut un autre génie que pour imiter le spectacle physique. »
Cassano, avec la fatuité de l'amant aimé qui veut humilier tout homme devant sa maîtresse, répondit :
— « Je parlais de ceux qui, ayant lu, n'ont jamais écrit ; qui, ayant cherché, ne découvrirent rien ; qui ne savent que ce que d'autres leur ont appris, sans ajouter au patrimoine humain ; ceux là sont vraiment peu de chose ! »
— « Vraiment ! » fit Lionardo. L'orpheline, à son tour, protesta :
— « La plupart des peintres, loin d'ajouter aux chefs-d'œuvre, dédaignent l'enseignement des maîtres et commencent un tableau, avant de l'avoir complètement dessiné. »
— « Tu as pénétré dans l'atelier ! je l'avais défendu ! » s'écria la princesse.
— « Je jure que non », fit la jeune fille, « je l'ai deviné... »
— « Elle a deviné... », interrompit Lionardo, « que le signor Cassano est un coloriste et qu'il voit, comme Titien, la ligne de couleur au lieu du trait linéaire. »
— « Et c'est la vraie vision », dit le peintre, trompé par le ton de bonhomie. La ligne n'existe pas... la ligne est une abstraction... il n'y a pas de ligne dans la nature. »
— « Il n'y a que des contours ! » fit gravement le philosophe.
— « Et des contours en mouvement ! »
— « En vibration ! » affirma Lionardo. Cassano professa :
— « Manet est le grand peintre de ce siècle ; il a mis le soleil sur la toile. »
— « Il a même supprimé les demi-teintes, comme fait le soleil. »
La Giovanna étouffa un éclat de rire dans sa serviette ; et la princesse, comprenant qu'on se moquait avec justesse, trancha l'escarmouche avec autorité :
— *Mio pittore*, je n'aime pas l'esthétique des artistes ; leurs théories ne sont pas basées ; qui œuvre ne doit pas juger ; et Lionardo, en matière de comparaison et de règles, en sait plus que vous.
— « Cependant », fit Cassano froissé, « il est de mon avis ! »
— « Par gentillesse pour moi », déclara-t-elle tranquillement.
Quand on quitta la table, le philosophe s'approcha de la religieuse :
— « Comment vous rendre grâces ? J'aurais mis un mois à ce que vous avez accompli, en une nuit. »
— « Il ne faut pas me remercier ! je voulais m'imposer une pénitence ; je l'ai choisie utile. J'estime que, s'il y a lieu de se contraindre, il faut employer sa peine en faveur d'autrui. Voilà pourquoi j'ai rangé vos livres. »
Ce mensonge exprimait de la pudeur. Il voulut savoir si la Camaldule mentirait encore et, cette lois, dans le sens amoureux et jaloux :
— « Giovanna regrettera bien de ne pas vous avoir aidée ! »
— « Vous l'avez déjà vue ? » demanda-t-elle vivement.
— « Oui, et elle ignore encore votre travail nocturne ; elle en sera jalouse ! »
— « C'est une enfant dévouée ! » dit Rosa-Bianca, persuadée que la jeune fille avait tenu sa promesse.
Cassano passa à ce moment et dit à Lionardo : --- « Que lisiez-vous donc si avant dans la nuit ? »
— « La Phytognomonica dePorta, Néapoli, 1589. Il y est dit, signor, et avec preuves compendieuses, que chaque étoile attire la plante avec laquelle elle a de l'affinité et lui fait part de son activité. Les plantes sont autant d'étoiles sublunaires : les feuilles sont leurs mains et les lignes qui s'y remarquent, font apprécier leur spécificité... »
L'autre ne sut que répondre et passa.
— « Que de curiosité anime ce jeune coq ! » pensa le philosophe en le regardant aller au-devant de Girolamo et le prendre par le bras.
— « Voyez, ma sœur, un beau spectacle : la vertu d'un pauvre prêtre qui résiste à la tentation. Cet étourneau interroge le padre et sur vous et sur ; elle ! Mon Girolamo s'enferme dans un patelinage malicieux. »
— « Que pourrait-il dire ? » demanda la Camaldule. « Qui donc peut se soucier ici d'un petit peintre ? Que ma sœur prenne les amants qui lui plaisent, oui ; mais qu'il plaise à ceux-ci de nous régenter ! Non ! Et je parlerai tout à l'heure à Isabella. »
— « Vous ne parlerez pas, afin que la paix soit avec nous. Venez plutôt contempler votre ouvrage. »
Ils montèrent à la bibliothèque et bouquinèrent Giovanna survint, suivie de Girolamo. Celui-ci s'excusa de troubler le savant : il avait à lui parler d'urgence.
Lionardo amena le prêtre à une extrémité de la longue pièce.
— Le signor Cassano vient de me faire plus de questions qu'il n'y a de saints au calendrier. Mes réponses furent des gammes de mutisme et ne vous intéressent pas. Mais j'ai démêlé des projets étranges ! Permettez-moi de vous demander à quel titre il a pu tomber ici ? »
— « Onofrio Farnèse l'a présenté par une épître chaleureuse où il est dit en propres termes : Juliano Cassano m'a rendu un service de vie et de mort. »
Le prêtre remua la tête, comme si ce détail éclaircissait ses doutes, et ayant prisé lentement :
— Cet artiste a des soucis pratiques : ce jeune homme pense beaucoup à l'avenir ; cet amoureux s'enquiert d'autre chose que de plaire. Il m'a demandé de préciser la fortune de la princesse : il voudrait savoir si la Giovanna possède une dot et si la princesse Rosa-Bianca s'est fait rendre la sienne, en quittant le moustier. Or ces trois points d'interrogation suffisent, d'après moi, pour le juger. »
Le philosophe tendit la main au curé :
— « Girolamo, vous êtes un brave cœur ; vous nous rendez à tous un beau service. »
— « Messer, je vous suis dévoué ; vous ne m'avez jamais humilié ; souvent vous m'avez loué. Pour la princesse Isabella, j'étais un serviteur ; vous m'avez découvert de la réflexion ; il est juste que je la mette à votre service. Ah ! Messer, on souffre du mépris plus que de la misère ! Être apprécié, quand on se traîne dans une situation inférieure, c'est être aimé lorsque l'on se croit laid. »
— « Ami », dit le philosophe, dites-moi toutes vos réflexions. Que va faire Cassano ? »
— « Selon moi, il va essayer de vous écarter ; il a demandé si vous aviez eu des duels... et, comme il ignore la situation matérielle de l'orpheline et de la Camaldule, il va mener de front leur séduction et son projet de mariage avec la princesse. »
Lionardo se mit à rire ; le prêtre resta sérieux.
— « Messer, permettez-moi d'insister sur la gravité des circonstances. Il ne faut pas que la princesse soit troublée dans son roman. On ne peut démasquer, sans grand ennui, le personnage... »
— « Eh bien ! Girolamo, nous veillerons tous deux. »
XXIII
Il n'y a pas d'honnêtes gens en matière de passions.
Juliano Cassano n'appartenait pas à la lignée des Rastignac, estafiers chers à Balzac, qui font métier de leur jeunesse, piétinent dans la boue avec désinvolture et s'appelleraient bien des fils, au sens péjoratif où l'on dit fille, d'une courtisane.
Il s'élevait au-dessus du dandy, par l'habitude du travail et une conception honnête de l'art. En face des difficultés de la vie contemporaine, où les niais seuls comptent sur de vrais mérites, il avait résolu de vaincre la pénurie. Peintre, il se consacra à la peinture pratique, le portrait ; joli homme, il se fit une spécialité du portrait de femme ; d'allure distinguée et d'une causerie abondante, il se poussa dans l'aristocratie, avec la volonté de séduire, en légitime mariage.
Il eut des succès de tableaux, car il faisait rajeuni et joli ; il eut des succès d'homme, car il était entreprenant et persuasif.
Toutefois, aucune de celles qui posèrent devant lui ne laissa tomber la main dans la sienne.
Il continua à courir la même bague ; par les fréquentations de coulisses et les rencontres nocturnes, il s'immisça dans la société romaine.
Généreux de ses couleurs, égratignant d'un croquis l'album présenté, pastellisant le chien de la maîtresse de maison, il se lança comme mondain ; il réussit. Mais le soin de sa mise, les circonstances coûteuses du bel air le maintinrent dans la gène.
Le service rendu au prince Onofrio Farnèse était de ceux qu'on n'avoue pas : Cassano avait volé une correspondance.
Quoiqu'il s'agît de sauver une femme noble d'un affreux chantage, le fait de forcer un tiroir pour le compte d'autrui indiquait une propension à passer les bornes de la complicité honnête et non par un effet d'amitié, mais selon un froid calcul d'intérêt.
En voyant la photographie de la princesse Isabella, il avait poussé une exclamation d'artiste sincère évoquant une figure allégorique de la Lombardie.
Le prince Onofrio, parlant librement de sa cousine, indiqua sa fortune et sa vie sans vertu. Le peintre conçut simultanément l'idée d'une œuvre et d'un grand mariage.
L'accueil qu'il reçut acheva de l'aveugler.
Il se crut aimé, au premier abord. Cette femme, qui écoulait avec une telle ardeur les paroles d'amour, qui ne se défendait point des plus folles déclarations, lui sembla facile autant que belle. La vue de Giovanna, traitée comme une véritable fille des Visconti, et surtout la présence de la Camaldule, sans doute aussi riche que sa sœur, cette réunion de trois femmes lui parut une occasion bénie. Il pensa en tirer joie, gloire et avenir. Ces avides desseins, fils d'une imagination perverse, eussent demandé un contre-point psychique très habile. En étourneau aux théories de feuilleton, il voulut écarter le seul homme de la maison, sans connaître son importance. Il questionna ensuite si maladroitement le prêtre qu'il avoua son plan.
Persuadé qu'il n'aurait qu'à ouvrir les bras pour que la princesse y tombât, il ne fut pas entreprenant ; il s'agenouilla, déclama, baisa beaucoup une main qu'on lui abandonnait franchement, dans l'idée \(qui eût bien amusé les hôtes de la villa, s'ils l'avaient connue\) de n'attaquer Isabella qu'en vue de justes noces.
Ce respect, inspiré par le calcul, réalisait le plus doux rêve de l'amoureuse. Un joli homme au pathétique talent, jeune premier sans impériosité intempestive, remplissait le secret programme de la princesse.
En prenant la clé de l'atelier, Cassano obéissait a une idée confuse d'action magnétique : il espérait, dans ce tête à tête ininterrompu, fasciner plus aisément la femme mûre.
A une séance, la princesse, en prenant la pose, lui dit :
— « Juliano, il ne faut pas discuter avec ce très noble ami, que j'admire et que j'aime. Vous avez fortement déplu à ma sœur et même à Giovanna. »
— « Pardonnez à ma passion ; cet homme vous a aimée et je suis jaloux du passé, de tout, de tous. »
— « J'aime cet homme de profonde amitié, moi ; dès lors, qu'il soit sacré, surtout pour vous. »
— « Je vous obéirai », fit-il, un peu étourdi du ton employé et voyant ses affaires moins avancées qu'il ne croyait ; il demanda ensuite :
— « Je serais curieux de savoir ce que vous est Giovanna, princesse ? »
— « Mon cher Juliano, parlons de vous, parlons de moi et laissons les autres. »
Il prit cette rebuffade pour un mouvement jaloux, n'osa insister et resta dans le vague, persuadé cependant que son destin se résoudrait dans cette villa solitaire ! Tandis qu'il terminait son esquisse, en attendant la grande toile commandée à Milan, il se creusait la tête, pour échafauder son entreprise.
Le portrait s'annonçait bien. Assise sur un chapiteau corinthien, Isabella, dans une pose de Mnémosyne, drapée de blanc et de rouge, suggérait l'idée d'une belle actrice ! Au fond, verdoyait une grasse campagne. Cela se raccordait à la Corinne au cap Misène.Cassano aurait voulu placer la Camaldule à côté d'Isabella et la Giovanna à leurs pieds dans un arrangement pyramidal, comme celui de la Vierge aux Rochers ; il eût mis volontiers Lionardo dans le fond, avec la coiffure célèbre du Vinci. Son plan de séduction l'emporta sur son vœu d'artiste.
Il interrompait son travail de soupirs admiratifs.
— « O si belle nature que l'art désespère de la copier ! »
— « Ne copiez point : embellissez ! » disait le modèle.
— « Embellir ! mais mon esprit conçoit à peine ce que voient mes yeux. Ah ! vous ne savez pas ce qu'il faut de contrainte pour vous regarder en peintre, quand le bonheur serait d'être à vos pieds. »
— « Eh bien ! venez vous reposer à mes pieds. » Jetant un coussin à terre, il s'y agenouillait disant :
— « Vous êtes la Majesté ; le désir n'ose pas se lever devant votre face : il rampe et craint de profaner son rêve. »
— « Le désir », répliquait la princesse, « est suave quand il se contraint et qu'on peut le respirer doucement. »
Elle mettait sa main sur la tête de Cassano qui semblait se pâmer à cette caresse.
— « Je voudrais que ce portrait prît des années : il prolongerait ma présence auprès de vous. »
— « Non, non, l'art et l'amour ne doivent pas se promettre si longue carrière. Peignez aussi vite que vous pourrez, en peignant bien. L'hiver s'annonce clément et nul ne vous force à partir, dès votre dernier coup de pinceau. »
— « Un moment viendra où je devrai partir, hélas ! »
— « Pourquoi penser à ce moment ? Je suis libre, vous êtes libre ; il n'y a donc que notre volonté qui nous commande. »
— « Si je savais comment vous voulez être aimée, ma princesse ! »
— « Comme vous m'aimez ! »
— « J'ai donc compris votre âme, comme j'ai senti votre beauté. O joie ! »
Cassano, méridional imaginatif, mêlait une part de sincérité à la comédie qu'il jouait.
Il admirait et désirait la princesse pour sa beauté ; il la convoitait aussi pour sa fortune. Dans la réalité, il y a peu de sentiments tranchés et d'une pièce. L'homogénéité d'une passion dépend de son incandescence et les paroxysmes seuls s'élèvent à l'unité. Les faveurs de la princesse Visconti valaient la cour la plus empressée : sa main valait mieux encore. Incapable de discerner ce qui était possible et profitable, Cassano, au même moment, palpitait d'émotion sincère et réfléchissait le plus cyniquement du monde.
Isabella ne voyant pas le calcul respirait l'encens du désir. Dès que le peintre cessait sa roucoulade, elle le traitait en enfant et sa remontrance ferme déconcertait l'aventurier. Il ne comprenait pas cette subite reprise de soi-même et que la princesse, fascinée par un regard tendre, charmée par d'élogieuses phrases, redevînt une dédaigneuse dame, dès que se taisait l'incantation amoureuse ! Il s'étonnait aussi du calme nerveux qu'elle conservait dans l'effusion.
La femme du Midi, avec son noir regard, sa peau mate, sa voix profonde paraît au superficiel d'une sensualité immédiate et invincible. Celle du Nord, aux yeux clairs, à la pâleur rosée, à la voix de tête, donne l'image de l'idéalité. Or, la Russe a plus de passion, l'Allemande plus de faiblesse, l'Anglaise plus de perversité que l'Espagnole ou l'Italienne. La moins sensuelle des femmes est l'Orientale ; l'amour lui représente une profession. Elle entre au harem pour le plaisir du maître, comme une domestique dans une maison chrétienne.
Italien lui-même, le peintre aurait dû ne pas se tromper au faux aspect sensuel de la princesse.
Chacun juge d'après ses aventures. Cassano avait rencontré surtout des insconscientes ou des dévoyées ; il imagina Isabella selon son expérience.
Nous prenons nos règles dans nos souvenirs ; et la grossièreté des gens d'aujourd'hui reflète leur premier péché vénal et grossier.
Le caractère d'une sensibilité dépend de son éveil : si elle naît dans la boue du ruisseau et l'ombre de la borne, ou même si elle évolue parmi le cynisme et la salacité, l'individu perd à jamais la faculté de sentir idéalement, et celle de juger les êtres d'élection.
La princesse Visconti, idéaliste sous des dehors passionnés, échappait au discernement d'un homme qui ne connaissait que la femme foncièrement dépravée, celle qui cherche à colorer d'un prétexte d'art, sa corruption maladive.
XXIV
Le Temps se charge des dénouements.
Lionardo, maintenant, passait son temps dans la bibliothèque et, quand Giovanna y montait le matin, elle le trouvait lisant et peu causeur. Après le déjeuner, sœur Rosa-Bianca y venait, et visiblement voulait y être seule. La jeune fille désœuvrée se trouva insensiblement réduite à de grandes heures de solitude. Tandis qu'Isabella restait enfermée avec le peintre et que Rosa-Bianca causait avec le philosophe, elle errait dans la villa attristée.
Girolamo, attentif à l'intrigue qui se nouait au bord du lac, lisait son bréviaire, avec cet air absent des chats qui guettent.
Il dit à l'orpheline :
— « Tous ont leur coin ici ; il vous en faut un, Giovanna. »
— « Comment cela ? Un oratoire, une bibliothèque, cela se conçoit : mais que serait mon coin ? »
— « Un boudoir », dit le prêtre. A l'autre bout de la villa, il y a une demi-rotonde comme celle dont la sœur a fait sa cellule. Si vous vouliez, nous arrangerions un buen-retiro où messer Lionardo viendrait avec plaisir. La jeune fille battit des mains.
— « D'où vient que vous êtes si gentil pour moi ? Je vous ai ennuyé bien souvent, comme élève ! Oh ! la sœur ne vous saura pas gré de m'avoir donné cette idée. Dites-moi la vérité, comme vous la dites à Lionardo !... »
— « Messer vous aime beaucoup et il est appelé à vous aimer davantage ; or, je suis son partisan. »
— « Il aime beaucoup sœur Rosa-Bianca. »
— « Maintenant ? La Camaldule a été fière avec moi : elle m'a parfois méprisé. Elle dédaigne les prêtres ; elle a raison, quand ils sont heureux... »
— « Padre, vous êtes Italien ; vous n'oubliez rien, ni le bien ni le mal, et je regrette de n'avoir pas été plus agréable pour vous. »
— « Vous n'avez jamais manqué de cœur, Giovanna ! vous vous êtes impatientée parfois, quand je me taisais à des questions dont la réponse dépassait mon rôle. Je vais vous aider... »
« Nous ferons un petit salon ; il sera d'autant plus charmant que les pièces ici sont démesurées et froides, sans intimité. »
Au grenier, ils trouvèrent quelques sièges Louis XVI en bois laqué dont l'étoffe déchirée était facile à remplacer, une petite table en marqueterie qui boitait à peine, des verdures coupées en portières et un grand tapis d'Aubusson peu mité. En parcourant les salles inoccupées, ils découvrirent une chaise longue à trois pièces et des flambeaux de cuivre. Avec ces éléments, la jeune fille s'arrangea, en quelques jours, un boudoir qui contrastait avec la sécheresse des autres chambres. Un velum diminuait la hauteur du plafond ; c'était chaud, coquet et confortable.
Les princesses vivaient, l'une à l'atelier, l'autre à la bibliothèque. Seul, Girolamo tenait compagnie à la jeune fille. On eût dit que le vaste habitacle renfermait trois existences séparées. Les repas seulement réunissaient les personnages.
Un matin, Giovanna, mélancolique, lisait dans son retiro ; elle vit surgir Juliano à l'improviste. Il découvrait cette retraite et, après quelques banalités, il s'assit sans y être invité, et commença ses questions.
— « Signorina, vous êtes la filleule de la princesse ; elle m'a parlé de son désir de vous marier. Heureux celui que vous accepterez comme seigneur, car vous êtes une fleur de grâce ! »
— « Il n'est pas habile de louer deux femmes en même temps : l'une peut le répéter à l'autre. »
— « Signorina, je vous suis antipathique et, cependant, j'éprouve votre grâce. Si vous le permettiez, je viendrais, le matin, vous pourctraire. »
— « Avec l'assentiment de la princesse ? » Le peintre, devant cette humeur défensive et caractérisée, perdit son sang-froid.
— « Je vais dire à messer Lionardo de vous tenir compagnie : il sera mieux accueilli que moi ; mais la Camaldule le permettra-t-elle ? »
— « N'en dites pas tant, Monsieur ; car je répéterai tout. »
Comme il restait assis, d'un mouvement vif, elle s'élança hors du boudoir, avec une espèce de peur. Elle avait senti pour la première fois le regard du désir se poser sur elle, et, de dégoût, elle fuyait.
Entêté et craignant une plainte, Juliano la suivit, en l'appelant jusqu'à la porte de l'oratoire, où la jeune fille frappa nerveusement.
La Camaldule se méprit sur la circonstance.
Le visage pâle de colère, la lèvre frémissante, elle se figura Juliano vraiment coupable. Elle n'interrogea pas Giovanna, chez qui l'essoufflement ressemblait à un grand trouble et cria avec force :
— « Dois-je mettre un verrou à mes appartements, chez ma sœur ! »
Le peintre, ignorant l'individualité de la Camaldule, ne comprit pas l'horreur qu'il inspirait, une horreur d'espèce plutôt que d'individu.
— « Madame, je ne suis pas coupable. »
— « Vous poursuivez une vierge jusque dans l'oratoire d'une religieuse ? »
— « Que mademoiselle dise si je lui ai manqué de respect ! » s'écria Juliano. « Je voulais causer avec elle. »
— Malgré elle, n'est-ce pas ? Quelles que soient les bontés de ma sœur pour vous, elles n'iront pas jusqu'à vous laisser recommencer une pareille poursuite. Allez à votre palette, monsieur le peintre ! »
Cassano disparut, stupéfait de cette détestation sans mesure ; la Camaldule exhala sa rancune :
— « Enfant, les hommes sont les pires brutes de la création ; la perversité augmente en eux la force de l'ignoble instinct et une femme passe sa vie à se défendre contre leur bestiale envie. Je vais chez ma sœur ; et si je n'obtiens pas le renvoi de cet homme, je partirai. »
Le départ de la Camaldule c'était pour Giovanna la disparition de la rivale triomphante ; mais la volonté de Lionardo passait avant tout, et, sage, elle dit, simplement :
— « Allons d'abord chez Messer, et, s'il conseille que vous vous plaigniez, nous lui obéirons. »
La religieuse ne repoussa pas cet avis. Au courant de ce qui s'était passé, le philosophe sourit :
— « Je comprends votre déplaisir. D'après ce que m'a révélé Girolamo, le Cassano est un arriviste maladroit plutôt qu'un don Juan. Il a essayé d'obtenir quelques renseignements et s'y est mal pris : il voulait plaire et il a trouvé, là où il ne redoutait que l'indifférence, des chattes en colère. Il passera de longues heures à s'expliquer votre aversion et se rabattra tout à fait sur son premier projet. »
— « La séduction d'Isabella ? »
— « Le mariage avec Isabella ! »
A cette idée, l'énervement des deux femmes se résolut en éclats de rire. C'était si absurde, pour elles qui connaissaient la princesse et son amour de l'amour, que le peintre perdit ses traits odieux et parut grotesque. Cependant Rosa-Bianca insista pour dessiller les yeux à sa sœur.
— « Il faut s'en garder », dit le philosophe. Elle ne nous pardonnerait pas d'avoir coupé son roman par nos plaintes. Le grand art de la vie n'est pas de pourfendre lés adversaires, mais de les laisser s'enferrer. Juliano, dès qu'il aura fait le portrait, se perdra lui-même, en demandant qu'on l'épouse. L'effet est certain : Isabella ne comprendra pas qu'on l'ait aimée, pour un mariage de raison !... »
XXV
Les cœurs ont l'expression aussi changeante que les yeux.
Un matin, Isabella et Cassano partirent ensemble pour Milan ; il s'agissait de bijoux symboliques à commander pour l'achèvement du portrait. Nul soulagement intime ne marqua les premières heures de leur absence. Lionardo éprouvait un malaise profond entre la compétition des deux vierges, l'une autoritaire, l'autre résignée.
Le souci de Giovanna le suivait auprès de la Camaldule et gâtait son plaisir.
Au boudoir de la jeune fille, il se serait plu, sans l'inquiète impériosité de la religieuse, qui ne cachait pas sa prétention sentimentale. La tristesse de l'orpheline et le dépit de Rosa-Bianca le rendirent morose, il s'ingénia à les fuir toutes deux, prétextant des travaux ; celles-ci, gênées de se trouver ensemble, préférèrent s'isoler. On se bouda, au palais, d'une façon continue.
A table, aux soirées, on pesait les mots, qui, malgré ce soin, frappaient les susceptibilités maladives. Tout faisait allusion ; chacun entendait des sous-entendus aux propos les plus communs.
Une quinzaine s'écoula, pesante. Ils se posaient une même question qui n'avait pas de réponse. Lionardo ne souhaitait aucune solution ; vraiment tendre pour Giovanna, enthousiaste de Rosa-Bianca, il eût refusé de choisir et d'en élire une. Le temps seul amènerait un dénouement, et lequel ? Il envisageait bien la solitude avec l'orpheline, mais non une solitude amoureuse. Proche de la soixantaine, il ne se permettrait pas, époux ou amant, d'affronter sa décadence physique avec cette seizième année.
D'autre part, le retour au couvent serait amer pour la Camaldule. La pitié du philosophe se partageait donc, équitable, impuissante à devenir passionnée. Il s'ouvrit de son inquiétude à Girolamo.
Celui-ci hocha la tête, huma des prises de tabac successives, éternua et ne répondit pas.
— « Girolamo, je vous traite en ami, en confident et vous n'avez pas un mot... »
— « Je n'en ai pas un qui vaille la peine d'être dit, messer. Un homme choisit, quitte à se tromper. Deux personnes qui soient également chères, cela ne s'est jamais vu. »
— « Je n'éprouve plus ce vertige qui entraîne la volonté, en dépit du jugement. Je pourrais sacrifier mon propre sentiment à faire une heureuse ; sans Giovanna, je me consacrerais à la Camaldule, et sans la Camaldule, je me donnerais à Giovanna ; car, donner, en amour, c'est recevoir. Mais édifier le bonheur de l'une sur le malheur de l'autre ? Non. Une orpheline liée à cette villa solitaire comme le lierre qui en tapisse les murs ; une religieuse sans vraie vocation qui va rentrer dans le silence, avec un amour au cœur ; ces idées me glacent, parce que, sans cesse, elles se superposent. Quand je cesse de plaindre l'enfant, je recommence à gémir sur la nonne ! »
— « La vie seule dénouera ce qu'elle a noué. »
— « Que feriez-vous à ma place, Girolamo ? »
— « Je ne ferais rien. Une heure viendra, tardive ou prochaine, où sœur Rosa se croira obligée de reprendre la vie monastique. Malgré la pureté de son sentiment, elle transgresse son vœu : fiancée à Jésus, elle aime un homme ; elle est coupable, suivant les lois mêmes qu'elle a acceptées. »
— « Mon pauvre curé, l'être humain qui aime est à plaindre et non à damner. Dieu n'est pas le jaloux calife de l'ancien testament ; il pardonne aux faibles cœurs qui n'ont pas su l'atteindre et qui l'ont désiré. La princesse Rosa a donné sa jeunesse et sa beauté à Jésus, au lieu que d'autres ne lui consacrent que de vieilles années sans valeur mondaine. »
— « Je ne juge personne ; vous m'interrogez et je vous répète ce qu'on m'a officiellement appris. Une jeune et libre existence a plus de droits qu'une autre entamée. »
— « La jeunesse a l'espoir ; elle ignore l'avenir et cette ignorance suffit à supporter le présent, mais sœur Rosa-Bianca n'a devant elle qu'un mur d'in-pace. »
Lionardo ne se confia plus à Girolamo ; l'observateur n'entrait pas dans la psychologie du sentiment, apte seulement à démêler les subtilités de l'intérêt.
Le trio de tendresses inexprimées s'enfonça dans une réserve morose et chacun appela de tous ses vœux une diversion. A l'étonnement unanime, la princesse revint seule, au bout d'une vingtaine de jours.
— « Il vous déplaisait : je l'ai abandonné ! » dit-elle avec sérénité. « Il faudra qu'on lui renvoie ses objets. »
Devant l'incrédulité des visages :
— « La vérité, la voulez-vous, grotesque comme elle est ? Juliano Cassano m'a offert sa main et s'est dévoilé intéressé et ambitieux. Je me suis fort amusée à son manège et je l'ai licencié. Mais j'ai revu, grâce à lui, un personnage que vous verrez un jour et qui me plaît infiniment. Si je n'avais pas redouté votre jugement sévère, je l'aurais peut être amené, Sandro ! »
La Camaldule laissa échapper une exclamation : cette promptitude à changer d'amant la stupéfiait comme une dépravation anormale. Sa sœur lui sembla monstrueuse.
— « Je te scandaliserai toujours, sorella, je m'y résigne. Qui craint de se tromper n'ose rien et pâlit dans son coin. Si le pêcheur ne sortait que sur la certitude d'une pêche miraculeuse, il passerait sa vie sur le quai, à talonner l'anneau de fer où sa barque est amarrée. Je ne me repens pas ; j'ai eu des heures charmantes. C'était un imposteur, direz-vous ? Que lui ai-je donné, en échange de ses jolis mensonges ? Mon cœur n'a été engagé à aucun moment. J'ai pris une coupe et j'y ai bu, tant qu'elle m'a enivrée ; le breuvage a-t-il perdu son arome, je jette la coupe. C'est là l'histoire des ivresses... »
La Camaldule détourna son regard pour en cacher l'expression. L'étonnement de la Giovanna débordait de ses yeux candides.
— « Toi aussi, tu te scandalises ! Il n'y a que Lionardo qui me comprenne : il sait à quel point je suis sage d'accepter ce que donne la vie. »
— « Une illusion qui nous quitte sans nous blesser doit être bénie », dit le philosophe.
XXVI
Les pires et les meilleures choses restent à l'état de concepts.
Isabella se sentit plus entourée qu'auparavant : on se serrait autour d'elle. Elle en éprouva du plaisir, sans découvrir, dans cette recrudescence d'amitié, le fruit de l'expérience et la conséquence des situations fausses.
— « A vous voir si gentiment empressés tous trois, il semble que je vous ai manqué ? »
— « Ce que vous disiez une fois de notre solidarité est véridique : nous formons une famille spirituelle », dit Lionardo.
— « Vous en êtes le chef, il vous appartient donc d'en assumer les ennuis. Juliano n'a pas dit son dernier mot... je prévois qu'il m'obsédera. Quelque jour, il peut venir, je ne veux pas le voir : vous lui remettrez quatre ou cinq mille francs pour son portrait que je garde, quoique inachevé. »
— « Si je reçois cet étourdi et le renvoie, encore faut-il que je sois informé des circonstances de votre rupture. Comment l'avez-vous quitté ? » --- « Il crut qu'en m'isolant il me dominerait. Ses premiers mots exprimant un désir matrimonial, je les pris pour une expression passionnée. Un amant peut souhaiter d'épouser la femme aimée, même Visconti et riche, tandis qu'il est pauvre et obscur ; mais il risque tout, en laissant voir, par son insistance, qu'il cherche un établissement sous le couvert d'une bonne fortune. Je m'amusai de son entêtement et j'attendis une sommation formelle pour rire bruyamment. Son dépit fut extrême. Il crut se sauver de l'odieux par le tragique ; j'admirai son talent théâtral et je me félicitai de ne m'être pas donnée. Il a juré de me poursuivre jusqu'ici et peut-être tentera-t-il l'effet d'une scène. Évitez-moi l'ennui d'insulter un homme qui m'a embrassée ; je vous serai obligée. N'est-il pas humiliant de trouver un aventurier dans l'être qui plaît ? Surtout, quand on a pour ami un physionomiste qui néglige d'appliquer sa science et ne vous avertit pas ! »
Lionardo répondit hypocritement :
— « Lorsque votre sens amoureux s'égare, comment la simple application de l'étude verrait-elle clair ? Auriez-vous écouté un avis, au moment où vous étiez heureuse, car vous avez été heureuse ?... »
— « Oui, les tares même de l'individu, ses desseins intéressés ont conspiré en faveur de mon goût, et grâce à des éléments inférieurs j'ai passé un mois charmant : j'ai joui de la tendresse d'un homme éloquent, sans avoir à me défendre de ses désirs... Sur l'aventure de Cassano, une autre se greffe. Le voyage de Milan avait pour prétexte de faire exécuter des bijoux symboliques. Le joaillier indiqua un jeune artiste capable de dessiner les plus subtiles fantaisies. Je voulus voir le personnage, je pensais trouver un ouvrier, un ciseleur : je fus charmée. On eut dit un séminariste plein de modestie. Je vous reparlerai de lui... On a su, tout de suite, ma présence à Milan... heureusement mon vieux portier avait sa nièce et j'ai pu être servie...
Je suis allé à San-Carlo !.. on donnait *le Don Juan... Ç*'a été un défilé dans ma loge... Le Cassano exultait. Vous entendez d'ici l'avalanche des questions... Les uns me croyaient à Malte et les autres derrière des grilles... Je n'aimerais pas reprendre la vie mondaine... Aimer ou rêver, le tête à tête ou la solitude de la villa, voilà ce que je veux désormais. J'ai profité de mon séjour pour faire emballer beaucoup de choses qui manquent ici. Tous les livres sont en route. Ah ! vos yeux brillent de plus d'éclat que si vous voyiez ma gorge nue ! Et ma foi, il y en a de fort beaux, entre autres un Marsile, en vélin, aux armes des Médicis, une merveille... Je vous l'offre... Ah ! J'ai revu Sandro, fidèle à mon souvenir, aussi enflammé qu'autrefois. Il m'a fort impressionnée...
Vous voyez, deux soupirants en perspective.. Je ne sécherai pas faute de galants...
« Ma sœur a dû vous demander vingt fois : Croyez-vous qu'Isabella se soit donnée au peintre ? »
— « Oui, elle l'a souvent demandé », fit Lionardo en riant.
— « Ces chastes pensent toujours à la chair. Sincèrement, je suis heureuse de n'avoir pas couronné cette flamme imparfaite.
Il me faudra désormais estimer l'amant pour m'abandonner.
Je fus autrefois moins scrupuleuse ou plus aveuglée sur de faux mérites. Si je les appelais tous deux, l'ornemaniste et Sandro ? »
— « De grâce, l'un après l'autre ! »
— « Je vais, avant tout, me reposer, rejouir de la paix. Sandro, décidément, l'emporte sur le ciseleur... Je vous ai manqué, je le vois, et cela m'est doux... L'amitié c'est la cantate pour tous les temps.»
— « Belle expression », fit Lionardo.
XXVII
Les idées sont des passions abstraites, les passions, des idées concrétisées.
Aux soirs vraiment froids, on se tenait dans le boudoir de Giovanna.
— « La petite », disait la princesse, « a été la plus femme de nous trois, en arrangeant ce coin intime et facilement tiède. Ceux qui élevèrent ce palais, il y a trois siècles au moins, cherchaient d'autres impressions. Les vastes pièces, les hauts plafonds, les meubles cérémonieux convenaient à leurs mœurs larges et fortes. Nous sommes des types de décadence : amoureuse sans passion, religieuse sans ardeur, penseur sans œuvre : et voici encore un être plus effacé, si doux que son désir n'a pas d'accent, qui est née victime ! »
Elle montrait l'orpheline.
— « Quel enseignement tirerait-on de ta remarque ? » dit Rosa-Bianca. « Les circonstances ont contredit à nos natures. Qu'aurions-nous fait, avec plus de virtualité ? Des formules applicables à la vie, la gloire s'élève, intense, prestigieuse... » Lionardo interrompit la Camaldule.
— « La gloire vivante, la gloire contemporaine de l'œuvre, résulte de sa bassesse ou des intrigues dont on l'enrichit. Beaumarchais dépensa plus d'esprit à faire jouer sa Folle journéequ'à l'écrire, et en son temps il y avait encore une élite ; des gens aux quel son pouvait plaire, sans se déshonorer. Monsieur tout le monde, anonyme tyran de l'esthétique, a pour chambellan le journalisme, qui veille avec la vigilance de la haine, afin que le niveau soit maintenu qui condamne l'exception à périr. Dans le domaine des sciences, la gent officielle opprime l'invention et la nouveauté.
« Nos races appauvries ont besoin du bonnet carré et de ses garanties. »
— « Alors, il ne faut pas regretter d'être femme ; à vous entendre, il n'y a plus rien à faire. »
— « Rien, en effet, qu'à regarder les monuments s'effriter, les mœurs s'encanailler et les âmes s'animaliser. »
— « Je ne sais si ma sœur connaît votre vie ancienne et si jadis vous lui avez dit vos rêves ; je me suis souvent demandé quels ont été vos vœux, avant les désillusions ? »
— « Vous m'embarrassez, ma sœur, je ne suis pas venu à Rome avec une tragédie ou un poème dans ma poche. A l'âge où on apprend la technique d'un art, je n'ai pas eu le désir si simple de peindre un comtadino ou un paysage de la voie Appienne : j'ai dédaigné ces voies simples. Avant de créer, j'ai voulu savoir ; j'ai cherché la synthèse dans une époque d'analyse. »
Persuadé de la tradition et contempteur de ceux qui la représentaient, j'ai toujours cru à l'infaillibilité du Pape en même temps qu'à l'incapacité désormais incurable des pontifes italiens. Ce qu'on appelle l'originalité fut paralysé en moi par le respect des règles ; et à la recherche d'une méthode, j'ai traversé les connaissances humaines, en curieux, en dilettante ; pour trouver enfin, dans les sciences occultes, une somme de certitudes imposante ; mais la fatigue physique, celle qui menace le corps de maladie aux excès intellectuels, m'a terrassé.
Un moment arrive où l'acquisivité cérébrale s'arrête ; il n'y a plus qu'à mettre en œuvre ; littéralement, à écrire ses mémoires.
L'époque me parut si foncièrement inattentive, si irrémédiablement vouée à une stupide utilité ; et pour tout dire, j'éprouvai un tel mépris pour ce temps, que je me résolus au silence. Croyez que je me drape, devant votre ignorance, d'un manteau de fausse science, je ne lèverai pas un doigt pour vous convaincre. Vous m'avez interrogé, je réponds et je ne puis, sans mentir, vous cacher que j'emporterai avec moi des notions tellement précieuses que les comparer à des diamants ne donnerait aucune idée de leur rareté et de leur éclat. » --- « Vous semblez un fantasque qui enterrerait un trésor, par misanthropie ! » dit Isabella.
— Mes notions sont des armes aiguës et tranchantes, des armes angéliques ou diaboliques, formidables : en les offrant au premier venu, à l'agnoste, à l'indigne, j'augmenterais la force de la canaille.
Ce que j'ai retrouvé ressemble à ces belles peintures antiques qui poudroient, dès que le soleil les frappe ; j'entends la tradition orale, ce qui ne fut jamais écrit, base des révélations.
Or, révéler est une opération de génie : il s'agit de trouver une forme pour la vérité, de donner un beau corps à une idée ; et je n'ai pas de génie. Voilà pourquoi je dois me taire. »
Se tournant vers Giovanna :
— « Si tu étais homme, tu aurais hérité de mes pensées. »
— « Si je trouve un digne amant », s'écria Isabella. « Ami, vous lui ferez ce don ! »
— « Hélas ! pour recevoir ce que je puis donner, il faut renoncer aux passions. »
— « D'après ce que j'entends, l'église a raison de fermer, par ses terribles défenses, le domaine de l'investigation toujours fatal aux téméraires. Mais ces téméraires m'apparaissent singulièrement supérieurs aux dévots », dit la religieuse.
— « Ce sont des dévots », affirma Lionardo, des mystiques suréminents.
Leur royaume n'est ni de ce monde, ni de l'autre ; attentifs à l'expérience et au phénomène naturel, ils aspirent à comprendre la pensée divine : et la pensée divine les frappe de stupeur.
Voyez la face du Dante ; celui-là descendit dans les abîmes et monta sur les cimes ; il révéla, génie sans égal, les arcanes du désespoir et de l'espérance, il les révéla de telle façon que nul encore ne les a compris.
« Imaginez la force qu'il faut à une pensée pour se projeter à travers dix siècles et se destiner à une humanité, lointaine de mille ans. »
— « Vous donnez le vertige, Lionardo. Sublimes ou insensées, ces cogitations-là éloignent la paix ; je leur préfère la vertu de ma sœur ou mon péché.
« Oui, la religion, la passion ne trompent pas leurs fervents ; elles ont fait leurs preuves. On sait ce qu'il faut attendre d'elles, tandis que votre carrière occulte mène à des carrefours sans issue. »
— « Il est impossible », dit la Camaldule, qu'un tel effort soit demandé à la créature. Elle se l'impose par orgueil. Dans cet ordre, on découvrirait le péché de Satan. »
— « Voilà une intuition remarquable », dit Lionardo :
— « L'inquisition », continua la religieuse s'enhardissant, a jeté au feu de l'autodafé des hommes qui apportaient au monde les clartés infernales.
— « Vous auriez jadis, ma noble sœur, assisté en sûreté de conscience à mon supplice : et vos supérieurs rallumeraient les fagots, s'ils en avaient le pouvoir. Il a fallu exterminer la religion pour adoucir les prêtres. »
— « Moi, je juge inutile et nuisible la nouveauté de pensée, et j'admire fort la Russie où tout est permis, sauf contre l'orthodoxie et le Tzar », déclara la princesse.
— « Les femmes n'ont jamais compris d'autre passion que l'amour, parce qu'elles n'en éprouvent point d'autre. Leur instinct les limite avec rigueur. »
— « Pour revenir sur terre », lança la princesse, j'ai bien envie d'appeler Sandro. »
— « Tu n'as pas d'appréhension, après l'expérience de ton peintre ? »
— « Celui-là est tout autre, j'en espère de la joie : jeune comme Giovanna et aussi doux... »
Elle rêva de l'homme évoqué et chacun se replia en ses pensées propres. A la dérobée, la Camaldule et l'orpheline se regardaient. Il fallait que l'une d'elles fût sacrifiée ; et la jeune fille supportait son actuel ennui, en songeant qu'un jour sœur Rosa-Bianca rentrerait au couvent. Peut-être la nonne se représentait aussi ce départ fatal, que rien n'éluderait.
En face de cette double souffrance, le philosophe s'inquiétait, impuissant à soulager ces âmes belles et pures, qui s'étaient également données à lui.
— « La vie s'affirme triste pour tous », dit Isabella ; vainement nous faisons des phrases sur le destin et les passions. Incapables de commander, ni aux circonstances, ni à nos impressions, jouets dérisoires quoique raisonneurs de puissances cachées qui nous poussent comme les pièces d'un jeu, nous vivons pour le bizarre amusement de je ne sais qui... »
— « Non, ma sœur, nous souffrons pour expier malgré nous, notre humanité. »
— « La vie est donc un péché ? »
— « Non, mais le péché est la conséquence de la vie, et la douleur celle du péché. »
— « Et le salut résultera de la douleur : verbiage qui ne vaut pas un baiser sincère ! »
La Camaldule se tourna vers l'orpheline.
— « Comme tu es silencieuse, ce soir ? Pas une fois, tu n'as dit ton avis. »
— « Ai-je le droit d'un avis ? Le mien serait tellement simple qu'il ferait petite figure auprès de tout ce que j'entends : et Messer Lionardo ne m'aime que muette. »
— « Oui », dit le philosophe, « je puis ainsi me figurer ta pensée ; et dès lors elle me plaît, comme un reflet de la mienne ! »
XXVIII
La lumière est subordonnée à l'œil qui la perçoit.
— « Il y a ici trois personnes allégoriques : la prière, l'étude et la passion. Laquelle se passerait des deux autres ? Décide, Giovanna !... »
— « L'étude » ! répondit la jeune fille.
— « L'étude ne concerne que l'homme : choisis entre la passion et la prière ? »
— « Ne pas prier, c'est renoncer à l'immortalité de son âme ; ne pas aimer, c'est renoncer à vivre. »
Sœur Rosa-Bianca intervint.
— « On ne dédie pas à Dieu une prière fervente, en persistant dans le péché. »
— « L'amour n'est pas le péché », protesta Giovanna.
— L'amour est toujours le péché, hors du mariage. »
— « Cependant », fit Giovanna, « comme il y a un baptême de désir, il existe aussi un mariage de désir. Quiconque est bien épris ne forme qu'un vœu, s'unir avec l'aimé, de toutes les unions. »
Le discours tournait sans cesse aux matières amoureuses ; l'allusion naissait involontaire et projetait de l'ombre dans les regards et de l'acuité dans les sourires.
Las de s'associer aux tristesses de l'orpheline et aux dépits de la religieuse, le philosophe égoïstement n'intervint plus comme auparavant, laissant les heurts se produire, sans les adoucir d'une parole pacifiante.
Préoccupée d'elle-même et de ses vœux indéterminés, Isabella ne fixait pas son attention sur la double intrigue qui circulait autour de sa rêverie. Au reste, la tenue extérieure était si familiale, si éloignée d'un caractère passionné, que personne, à moins d'un long séjour, n'eût perçu les tendresses troublées qui s'agitaient.
— « Lionardo, laissez un peu votre livre, c'est un malheur pour nous trois, que cette bibliothèque... et répondez avec réflexion... »
— « Je sais ce que vous allez me dire et je réponds : Oui, tout à fait, oui !
« Vous connaissez Sandro socialement, vous savez d'où il sort ; ce ne peut être un aventurier, comme Cassano. »
— « Celui-là n'a pas reparu ! »
— « Eh ! Que serait-il venu faire ? Je lui ai adressé, en valeur déclarée, quatre mille francs ; cela ne vaut pas plus. »
— « Au fait que pensez-vous de ce portrait ? »
— « Ce n'est qu'une curieuse esquisse. »
— « J'écris donc à Sandro ? Qu'en pense Modestie ? »
— « Vas tu demander aussi l'avis de Giovanna ? » répondit la religieuse.
— « Pourquoi non ? Nous sommes une famille ; nous nous devons vérité et complicité. »
— « Complicité surtout ! » dit Lionardo.
— « L'amitié doit être vertueuse », insista la Camaldule.
Le philosophe protesta :
— « L'affection qui ne vise pas à une perfection mutuelle est inférieure. Car, ne pas se préoccuper du mieux, c'est se jeter au pire : qui ne progresse pas recule et un commerce qui ne purifie pas corrompt. Mais, devant que l'amitié idéale réponde à la conception livresque, qu'elle soit virtuelle et pactise aveuglément. Aimons celui ou celle qui épouse notre faiblesse, s'il n'en profite pas ; il y a une charité que les justes ne comprennent point. Elle donne pour boire à l'ivrogne et pour jeter sur le tapis vert au joueur : je n'en ai jamais rêvé d'autre ! »
— « Quand je vous entends parler de la vie du siècle, je m'effraye de penser à tout ce qu'il faut pour la rendre heureuse. Santé, fortune ne sont rien : mille efforts pour l'amour, mille efforts pour l'amitié. Oh ! l'énorme souci, le constant labeur de la vie laïque et comme il me rejette vers ma vocation qui fut vraiment sage ! » s'écria Rosa-Bianca.
Lentement et comme si elle se parlait à elle même, elle ajouta :
— « Dans dix ans je ne serai plus une femme : je n'ai que cet espace à parcourir pour atteindre l'autre pente, celle qui descend au tombeau. Je ne regretterai pas la vie. »
— « Eh bien ! » dit le philosophe, « vous êtes en grand délit ; vous méconnaissez, sans motif, un saint mystère. A quoi vous a servi votre vertu, si elle vous laisse au cœur tant d'amertume ? Nos passions nous ont mieux exaucés, la princesse et moi, nous bénissons la vie, même en ses obscures lois. Le péché des péchés, c'est de méconnaître le don de l'être : songez que tout en découle. »
— « Sœur, ta sérénité se voile. Sous quelles impressions ? tu l'ignores toi-même. Les circonstances merveilleusement propices à ta nature ne t'ont fait subir aucune épreuve : tu entends les échos et tu vois le spectacle de la vie passionnelle, sans aucun de ses heurts », dit Isabella.
— « Je m'attriste de ne trouver aucune grandeur ni en moi, ni autour de moi. Ma prière est sans force, comme tes passions sans profondeur, et je gémis de notre commune médiocrité. »
— « Ma chère sœur », répondit Lionardo, si votre prière était fervente, vous trouveriez la villa insupportablement profane ; et si nos passions étaient profondes, il y a beau temps que nous serions tous dispersés.
Le seul bienfait de la civilisation est une atténuation passionnelle qui permet l'existence tempérée. La même race produit le séraphique frère François et simultanément l'effrayant condottiere, le Borgia ! Nous sommes de faible vertu, oui mais nos vices ne sont ni tragiques ni impérieux, et, croyez le, c'est une compensation. Imaginez des natures plus intransigeantes, des susceptibilités plus vives que les nôtres, et cette oasis n'existerait pas.
— La villa mérite ce nom d'oasis. Nous sommes quatre égarés au désert de la vie. Nos personnalités désemparées s'estiment heureuses ici parce que notre volonté n'a pas obtenu de succès aux aventures mondiales.
« Je suis venue ici, comme on se jette à l'eau, poussée par la déconvenue, je fuyais sous le vent contraire de la destinée ; Rosa-Bianca a été chassée de son couvent par la maçonnerie italienne ; et vous même, Lionardo, reveniez de votre exil volontaire, désorienté. Je vous ai appelé parce que j'étais seule et vous êtes venu parce que vous étiez seul aussi. Il est curieux de supposer ce qui serait advenu, si le couvent de ma sœur n'eût pas été supprimé, si vous n'aviez pas quitté l'Amérique. Je ne serais pas restée longtemps seule avec la Giovanna ; peut être l'aurais-je emmenée avec moi, dans un grand voyage ? »
— « Pour tous, ce qui est vaut mieux que ce qui aurait pu être. »
— « Décidément », fit la princesse, je vais appeler Sandro. Les soirées sont vraiment trop longues et monotones. En quels termes, vais-je lui écrire ? Je ne voudrais pas qu'ils se crût aimé pour son mérite épistolaire. »
— « Invitez-le, mondainement, à un séjour, sans spécifier que vous l'accueillez comme soupirant. »
— « Vous me raillez, Lionardo, d'étaler mes pensées telles quelles, sans souci de coquetterie morale. Le privilège de l'amitié implique surtout le laisser-aller. Les héros de théâtre n'exhalent-ils pas leurs sentiments les plus noirs et souvent les plus contradictoires, sans souci d'être bien ou mal jugés. »
— « L'amitié, en effet, ne vit pas de prestige comme l'amour ; il faut que la sincérité y tienne lieu d'artifice. Quand il s'agit de sentiments tragiques, on ne rougit point : meurtre, conspiration, révolution, brigandage, vengeance sont matières nobles. Mais les petitesses, les manies, la bêtise, le tâtonnement, voilà ce que le héros n'a pas à confesser. Le confident de comédie fait rire aux dépens du personnage principal, car son écho constitue une critique. Ami est celui qui ne raille pas le ridicule de l'autre et souffre de sa faiblesse. Celui-là, inestimable, n'existe pas, même dans la fiction. »
— « Vous êtes celui-là, pour moi », affirma la princesse.
— « Nous ne sommes pas des personnages de comédie ; nous vivons gravement ; notre conscience très développée forme un clair miroir où nous regardons nos actes pour les juger et selon une norme moins étroite que celle qui régit la commune engeance. Nous sommes des philosophes passionnés, gardant les bienséances morales dans la recherche amoureuse, mêlant la raison au sentiment, sans trop pencher ni vers la sagesse, ni vers le péché : âmes tempérées à divers titres, qui se défient des anciennes formules et forment leur idéal de traits disparates, pour accommoder leur faiblesse avec la nécessaire estime de soi. »
XXIX
La jeunesse est le type de la béatitude, l'âge angélique.
Chez la jeune fille, la croissance a parfois un caractère spontané ; la chair florit tout à coup, et celle qui montrait, quelques mois auparavant, les angulosités et les rougeurs de la puberté, devient subitement femme ; les contours s'arrondissent, la carnation s'unifie, l'âme cesse de rêver et commence sa réflexion et sa volonté.
Giovanna présentait cette métamorphose. Animiquement, les conversations de la villa l'avaient initiée à la vie. Son intelligence sans éclat était cependant lucide et profonde. Elle bénissait le ciel d'avoir envoyé Lionardo ; et avec une singulière sagesse, elle opposait une sérénité résolue à la jalousie de Rosa-Bianca.
Deux certitudes calmaient les déplaisirs : la Camaldule fatalement quitterait la villa et le philosophe, par une fatalité aussi rigoureuse, y resterait. Dès lors, le problème de sa vie se résolvait par de l'attente.
A dix-sept ans, l'amour n'a pas d'impériosité ; l'horizon paraît illimité, les sens sommeillent.
La supériorité du métaphysicien eût laissé place à des pensées divergentes, sans les essais sexuels de la princesse, et ce grand remuement de controverse amoureuse et de récitation psychologique qui formaient le perpétuel discours du palais.
Cette cohue d'amoureux grouillant au passé d'Isabella dissuadait la jeune fille de rêver aux aventures.
Le sens aristique de la nonne, véritable septième sens, qui repoussait la vulgarité, trouvait un écho dans l'âme délicate de Giovanna.
La villa serait son cloître et Lionardo son amour. Pour une nature plus tendre que passionnée, l'âge de l'homme n'arrête pas le mouvement sentimental.
Être aimée, comme elle aimait ; cette ambition ne s'éveilla pas en son esprit calme. Elle comprenait le prestige de la Camaldule et qu'elle fût préférée. Le vieux penseur ne semblait pas fait pour rendre, en exact retour, tendresse pour tendresse. Sa préoccupation constante des problèmes gnostiques le détournait de la passion. Mais elle prévoyait le jour où Isabella partie avec un galant et Rosa-Bianca revenue au moustier, elle se trouverait face à face avec le philosophe, dans cette solitude absolue, sans voisins, sans visite possible. Alors, Lionardo, en fermant son livre, regarderait, avec une attention nouvelle, la jeune femme souriante, devenue, par la familiarité et la cohabitation, une sœur si tendre que la vivacité naîtrait d'un clair de lune ou d'un soir d'orage, d'une causerie ou de quelque événement intime.
En se revoyant nu-pieds et en loques sur la route, elle admirait la Providence qui l'avait prise dans la poussière d'une cour de ferme, pour la mener à un palais. Là, le prince charmant n'était pas venu ; mais quelqu'un, idéalement supérieur au noble jouvenceau, un esprit profond et hautain se rencontrait.
Plusieurs fois la thèse des aristocraties fut remuée devant elle ; les deux princesses concédèrent que le penseur et l'artiste dépassent en dignité la gentil homme rie et qu'il n'y a d'autre hiérarchie pour les hommes que leur valeur individuelle.
L'offre du mariage faite par Cassano était offensante pour une Visconti parce que le peintre manquait de génie.
Dès la bibliothèque installée, Giovanna se fit indiquer les livres qu'elle devait lire.
« Faites-moi étudier ce qui m'apprendra à vous comprendre, » avait-elle dit, et Lionardo lui avait donné les Sourcesdu P. Gratry ; *Fables et Symboles*, d'Eliphas Lévy.
Lectrice, elle ne comprit pas ces pensées au-dessus de son âge et de son sexe : le sens des mots abstraits resta confus ; il lui sembla lire une langue étrangère et traduire sans certitude. Auditrice, elle suivait la parole de l'hermétiste aisément et entendait ses formules, par identification amoureuse.
Elle découvrit, en époussetant les rayons, des calepins où Lionardo avait jeté, au jour le jour, des pensées, des recettes, des croquis, des calculs, des formules ; et sans discerner les notes de lecture et les citations, des traits personnels, elle copia ce qui lui paraissait compréhensible et forma ainsi un étrange petit livre, pandémonium métaphysique, où se heurtaient l'arcane cabalistique et la remarque physiognomonique, l'indication érudite et la boutade critique. Ainsi elle entra dans l'intimité de ce noble esprit, se familiarisant avec des notions et des mots que son précepteur Girolamo ignorait. Ce travail, elle le cacha, ne cédant pas à la tentation d'étonner l'homme aimé.
L'amour, quand il n'obscurcit pas le jugement, suscite un instinct remarquable, fait de désir et de réflexion ; et Giovanna devina que, pour son but, il fallait se taire, s'effacer et ne prétendre à rien. La modestie de sa contenance était le seul gage de son avenir ; elle l'avait senti à l'ennui du philosophe devant les impériosités de la Camaldule. A sa rivale, elle n'offrait aucune résistance, sans cesse résignée au dernier plan. Le temps était son allié, il pousserait la religieuse vers sa cellule, comme il maintiendrait Lionardo dans sa bibliothèque.
Ce qu'elle avait vu et entendu la détournait du jeune homme, comme d'une attraction inférieure. Le goût de sa bienfaitrice pour les éphèbes lui apparaissait sénile et l'effet de la maturité.
La loi complémentaire, dans son action la plus logique, ne réunit pas des identiques : les types bucoliques de Daphnis et Chloé, de Paul et Virginie, représentent des êtres rudimentaires. La civilisation produit une tendance supérieure, où l'esprit cherche la spiritualité. Arnolphe est ridicule et odieux, parce qu'il se montre imbécile et tyrannique ; mais on supposerait, sans invraisemblable, le docteur Faust séduisant Marguerite, malgré ses cheveux blancs, et sans que le diable s'en mêle. Il y a des femmes sensibles au mâle intellectuel, mais elles s'appellent l'exception, et l'art borne toujours son succès en la peignant, puisque nul ne comprend que soi-même.
XXX
Chaque conscience élabore une sophistique.
Lorsque, vers minuit, chacun rentrait dans sa chambre, la Camaldule souvent, allait dans l'oratoire et s'asseyait sur la marche de son prie-Dieu, exhalant de profonds soupirs.
Elle ne se reprochait pas d'aimer Lionardo.
Sa main n'avait pas touché la main du philosophe et jamais il n'y aurait aucun contact corporel entre eux. Dès lors, son sentiment appartenait à une autre espèce que l'amour ordinaire.
Elle ne croyait pas faire tort à ses vœux, à écouter une parole pure, malgré qu'elle fût tendre. Elle souffrait cependant et se frappait la poitrine, en constatant chaque jour qu'elle était jalouse de Giovanna, au point de ne plus pouvoir lui donner la leçon de musique, et d'user de ruse et d'autorité à la fois, pour éloigner l'enfant et rester en tête à tête avec l'aimé.
Longtemps elle refusa de s'avouer à quelle humiliante rancœur elle descendait. Les circonstances multiplièrent cette impression, et l'habitude monacale de l'observation intérieure, le rite de l'examen de conscience la forcèrent à découvrir qu'elle haïssait l'orpheline.
De très mauvaises pensées la visitèrent ; elle les rejeta, sans les anéantir.
Les partis pervers s'ouvrirent à sa méditation énervée ; elle songea à éloigner Giovanna, et même à la persuader de partir, en lui montrant des avantages matériels. Elle eût accepté de rentrer à l'instant même dans un couvent, si en compensation elle avait séparé, pour toujours, l'orpheline et le philosophe. Une après-midi où elle feignait de lire, elle dit au penseur qui collationnait des paperasses.
— « Messer Lionardo, je me demande quel avenir attend la Giovanna ! N'est-il pas égoïste de la laisser rêver un événement impossible ? Vous ne l'épouserez jamais, et vous êtes trop honnête homme pour en faire votre maîtresse ! Elle passera sa vie à errer dans cette villa, comme animal familier ? Vous devriez penser à son sort, dès maintenant. »
— « Y penserais-je, que je n'y changerais rien. Elle n'a ni famille ni amis, ni pain ni toit ; et comme elle le dit, elle suivra le sort de la villa. »
— « Le sort de la villa est de vous appartenir, par conséquent, la petite vous appartiendra. »
— « Eh bien ! Elle aura ce que je puis donner, la paix, la paix intelligente ! »
— « Ce n'est pas une destinée. »
— Faites-lui en une autre, ma sœur !
— « Si je n'avais pas donné ma fortune à l'ordre, je la doterais. »
Lionardo feignit d'être dupe de ce zèle...
— La Giovanna a pris, pour son bien ou pour son dam, je ne sais, des habitudes raffinées, de luxe d'un côté, de cérébralité de l'autre. Elle ne peut pas devenir femme d'ouvrier, ou d'employé ; ni accepter un homme ordinaire, fût-il Visconti ou Farnèse.
Elle m'a trop écouté pour subir avec résignation des bourgeoisies ou des mondanités. Elle ne voudrait pas des jeunes hommes qui font les jours heureux de votre sœur. Être d'imagination et non de passion, elle a besoin de rêve.
« J'ai projeté involontairement sur elle un reflet trop vif d'intellectualité ; elle est pieuse et ne croit pas au prêtre ; elle est tendre et dédaigne l'amour ordinaire, déclassée, que les circonstances ont élevée au social et au moral, et qui ne consentirait pas à redescendre. »
La Camaldule se tut un moment, puis reprit d'une voix changée :
— « Un jour, elle sera votre maîtresse. » Lionardo haussa les épaules :
— « Je suis à l'âge où l'homme cesse de désirer, surtout l'homme absorbé. »
— « Elle saura bien vous induire en tentation. »
— « Povera ! » fit-il, « vous la calomniez. Elle croit m'aimer parce qu'elle ne connaît personne à qui donner sa tendresse. Votre affection et celle d'Isabella me désignent à sa sensibilité. Quand on est le seul homme que voit une jeune fille, elle vous aime, parce qu'on est là. De ces conquêtes, qui s'enorgueillirait ? A dix-sept ans, le cœur s'exerce plutôt qu'il ne se donne. »
— « Giovanna a entendu tourner en tous sens la question amoureuse ; elle en sait plus long qu'une mondaine. Elle vous aime en connaissance de cause. Vous souvenez-vous de son horreur de Gassano ? Vous verrez son indifférence pour Sandro ! »
— « J'espère bien la voir ! Giovanna se perdrait en gênant sa bienfaitrice, même involontairement. »
La conversation s'arrêta. Lionardo souffrait de sentir la religieuse se désordonner.
Selon sa conception esthétique de la vie, il s'affligeait de causer une déchéance. Le prestige de la Camaldule s'obscurcissait : il l'avait aimée pour sa sérénité, pour le silence de ses sens, pour la noble eurythmie de son cœur.
Soudain cette âme pure et dédaigneuse s'ouvrait à la jalousie et s'empoisonnait.
C'était rigoureux pour lui d'assister impuissant à la passion malheureuse, sans satisfaction possible, qui dévorait cette belle âme.
Sœur Rosa-Bianca souffrait atrocement. Amoureuse spirituelle, elle eût voulu que Lionardo fermât son cœur à jamais, en honorant son souvenir. Elle n'aimait point selon la chair ; elle eût préféré la mort à un baiser, mais elle ne supportait pas l'idée qu'un jour le seul homme élu d'elle baiserait la joue d'une autre. La vision de la fraîche jeune fille offrant sa bouche au philosophe la frappait si douloureusement qu'elle exhalait des plaintes de bête blessée, dans le silence de l'oratoire où la prière ne s'élevait plus.
Parfois, un désir de fuite la soulevait, elle se dressait pour partir, mais une vision lui barrait le passage : Lionardo et Giovanna apparaissaient tendrement unis, promenant leur mutuelle tendresse dans l'allée des cyprès.
Ce qui aurait dû la ramener au cloître la retenait. Elle ne voulait pas laisser la place à l'orpheline ! Elle voulait la chasser par quelque intrigue, et, l'instant d'après, la honte lui montait au cœur ; son péché l'épouvantait, ce péché que n'excusait pas le désir et qui était jaloux, sans véritable passion,
XXXI
L'intelligence c'est Narcisse épris de son reflet.
Par une progression lente, mais ininterrompue, Lionardo se remit à l'étude. D'abord, il avait papillonné et parcouru, au hasard de l'œil qui aperçoit le dos du volume et du doigt qui le tire de la rangée : puis il s'était engagé dans des lectures spéciales où la Camaldule ne pouvait le suivre. A mesure que son esprit se reprenait aux anciennes matières, il donna moins de lui-même à ceux qui l'entouraient et à la vie commune. Distrait, à table même, il répondait évasivement. Il s'était juré de ne plus s'émouvoir du conflit permanent entre les deux vierges. S'il eût pu effacer son image de ces cœurs par un seul éclat de volonté, il l'eût fait. On croit que la sensibilité d'un homme est égale au plaisir et à la peine : chez l'intellectuel, un blasement, de source imaginative, émousse les satisfactions, sans que les ennuis perdent leur acuité. D abord heureux de ce double rayonnement sentimental tandis qu'il resta harmonieux, Lionardo se déroba à la pression amoureuse. Ses habitudes de pensée s'opposaient à ce qu'il se laissât troubler. Il ne voulait de l'amour que son sourire, fût-il superficiel ; c'était la chose seconde, qui ne doit jamais l'emporter.
Son séjour en Amérique avait contribué à le rendre intransigeant en matière sexuelle. Au contact des femmes qui méprisent l'homme et ne voient que son rôle de gagneur d'argent, l'orgueilleux latin réagit contre ce qu'il considérait comme une barbarie.
Métaphysicien, il se jugeait l'être de luxe par excellence ; et là-bas, où le mâle doit être utile, il n'avait eu que des heurts sexuels. Aucune n'avait compris ni son mérite, ni le charme de son caractère ; les idées même qu'il exprimait, échos de Platon et de Plotin, ne signifiaient rien pour les belles personnes de Baltimore.
Il s'était donc replié vers la science ; mais, là encore, commandité pour des recherches lucratives, il mit un entêtement invincible à ne pas réussir, au delà d'un certain point.
« Combien estimez-vous que je doive vous faire gagner, pour compenser ce que je dépense en expériences ? »
On lui avait dit une somme ; et il s'était astreint au début de chaque année à un perfectionnement correspondant au bénéfice exigé.
L'industriel n'obtint pas un effort de plus ; et le chimiste redevenait un alchimiste cherchant des lois et non des nouveautés pratiques.
Un jour, une explosion formidable éclata dans le laboratoire, en son absence. Quand il rentra et qu'on lui dit le désastre, il se frotta les mains.
L'expérience a réussi telle que je l'avais calculée, et il montra son carnet où il était écrit :
Soixante et dix minutes après mon départ tout doit être pulvérisé dans un rayon de deux mètres autour de la cornue, sans que la secousse entraîne des dégâts au delà de la zone ainsi circonscrite.
Son commanditaire vit là une belle invention, mais Lionardo déclara qu'elle constituait un moyen de mal faire et refusa obstinément de la révéler.
On le crut fou et on le renvoya.
Il se souvint de la villa, sans doute inhabitée, du lac de Côme ; et par divination de son destin, s'achemina vers ce port où il finirait ses jours, en dédaigneux qui ne veut rien donner, à une époque exécrée. Il pensait de l'amour comme du siècle ; également rancunier pour sa jeunesse malheureuse et pour son mérite méconnu.
Les grandes supériorités sont les plus susceptibles au sens nerveux du mot, et se dégoûtent aisément de prolonger un effort mal accueilli. Une démocratie, toujours écœurante en ses mœurs, décourage les hauts caractères et la civilisation perd ainsi ses plus précieux auxiliaires.
Savant, il n'avait pas voulu passer d'examen ; amoureux, il refusait de subir le déséquilibre qu'entraîne la passion.
XXXII
Plaire est la grande force.
Sandro était depuis quelques heures à peine l'hôte de la villa, qu'il avait déjà conquis les suffrages par sa douceur naturelle.
Manifestant à Isabella une reconnaissance de page distingué par la châtelaine, respectueux devant la Camaldule, écoutant Lionardo avec déférence, aimable pour l'orpheline, il donna, tout de suite, des marques de tact et de délicatesse qui étonnèrent.
Ce succès du jeune homme enorgueillit la princesse et augmenta son penchant. Il faut un grand amour pour qu'il résiste à un milieu dépréciant, tandis que le plus léger caprice tourne à la passion s'il rencontre une approbation unanime.
La femme qui voit de ses yeux, sent de ses sens, et suit son cœur, est un être rare partout ; à Paris, introuvable.
Là, chacune accepte l'avis des autres et un homme vaut, dans l'intimité, ce qu'il représente publiquement.
Or, le rôle providentiel de la femme serait qu'elle réparât les injustices de la naissance et de la société. On cherche vainement dans les périodes malheureuses du génie, la sœur amoureuse. La femme marche au succès d'une façon animale. Elle ne discerne personne et ne patronne rien, figurante de la vie sociale, sans intuition ni courage.
Elle suit la mode, même du cœur, même de chair. Ses péchés ont le complice officiel, comme sa manche affecte la forme en cours. Son âme reçoit ses sentiments tout faits de l'opinion et du milieu ; et ses nerfs phonographient le vice ambiant.
La princesse Isabella sentait par elle-même ; et sa sincérité hautaine ignorait qu'il existât une opinion.
Elle le manifesta en laissant voir tout de suite à Sandro combien il plaisait.
— « Je ne vous avais pas vu et compris, sinon je n'eusse pas attendu si longtemps, pour vous appeler. »
D'une douce voix, le jeune homme disait :
— Un secret pressentiment me répétait, malgré votre dédain, que j'étais destiné à vous aimer. Mon mérite, le seul que j'invoque, est d'avoir su attendre, j'ai espéré en votre cœur au mépris de vos paroles.
Il y a une heure marquée pour les événements d'amour ; avant cette heure, on regarde sans comprendre. Sonne-t-elle, un voile se déchire et on s'aperçoit qu'un lent et mystérieux travail s'est fait ; l'amour a jeté des racines, dans le silence et l'inattention.
« Laissez-moi croire que nos pensées sont des actions. La volonté opère, en idée aussi bien qu'en fait. Je vous ai aimée longtemps à distance, j'ai continué, malgré votre refus, à manifester cet amour ; et un jour, brusquement, vous m'avez appelé. C'était inespéré, mais ce n'était pas illogique. »
— « Voilà les idées de Messer Lionardo. »
— « Je suis fier de me rencontrer avec ce grand esprit qui ajoute à sa supériorité une indulgence extrême. »
— « Lionardo, indulgent ? C'est le plus dédaigneux des mortels ! »
— « Cependant, princesse, il m'a accueilli avec une aménité... »
— « Vous lui êtes apparu tel qu'à moi, très digne des meilleurs égards. Ne croyez pas qu'il soit aisé de plaire aux solitaires du lac ; nous sommes quatre à professer une telle estime de nous-mêmes, que nous pourrions devenir injustes pour les autres. Votre mérite seul vous a servi. Ne soyez pas humble ; ce serait m'amoindrir, moi qui vous distingue. Figurez-vous que vous êtes le plus digne des soupirants, afin que je me juge la plus aimable des princesses. »
— « Les imaginations de l'enfant ne signifient pas grand'chose pour déterminer les passions de l'homme ; tel qui rêva d'idylle grecque se jette dans l'orgie, et un autre qui évoqua la débauche entre au bourgeois foyer. Mais il se trouve que j'ai vécu mes jeunes années en face d'un tableau qui vous ressemble. C'est un portrait à mi-corps attribuable à Boccacino. La dame ne porte pas un costume qui date ; une draperie sombre, presque noire, s'ouvre sur une gorge magnifique ; un ruban écarlate retient ses lourds cheveux. Son œil, comme le vôtre, brille sous une arcade profonde : elle a le nez droit à bizeau large, votre bouche en grenade, et la même expression de majesté voluptueuse qui fait que vos faveurs semblent royales et que jamais même un amant heureux ne pourra se croire votre égal. »
Sandro était joli et un peu féminin, sans mièvrerie. Rêveur aux yeux bleus, au teint clair, il paraissait plus jeune que son âge, et sa timidité naissait de son émotion.
Exactement sincère, il voyait en Isabella la femme idéale et ne mentait pas.
Girolamo, mêlant un vrai zèle au désir de se donner de l'importance, causa avec le nouveau soupirant et n'en tira que des éloges pour chacun. Nature bienveillante et discrète, très attentif à sa propre pensée et peu curieux d'autrui, le survenant de la villa Visconti ne dérangea rien à la vie qu'on y menait. Il y prit une place qui semblait préparée et le cours ordinaire continua. Une seule chose avait changé : l'humeur d'Isabella. Elle rayonnait.
— « Lionardo », disait-elle, « je crois que je deviens amoureuse de Sandro, en personne ! Vous savez combien de fois je me suis refusée ! Aujourd'hui je ne sais pas si je serais si forte devant sa prière. Je me sens faible... à craindre pour ma dignité. » Lionardo sourit :
— « Suivez votre faiblesse et laissez votre dignité. »
— « Quel conseil ! Que croira-t-il alors ? Ce qu'on a dit sur moi, ce qui circule encore dans les salons de Milan... que je suis fantasque et facile ? Non, je ne veux pas risquer un si bel amour : je veux qu'il m'estime ! »
— « Oh ! » fit le philosophe. « Du moment que vous voulez son estime, vous êtes amoureuse, en effet : c'est la première fois que vous songez à l'estime de quelqu'un. »
— « Oui, mon ami, je suis très prise... et très heureuse... »
XXXIII
L'amour heureux ressemble à la peinture classique.
Par une après-midi d'hiver où brillait le soleil, Lionardo regardait la princesse descendre les marches de la terrasse au bras de Sandro.
Ils allaient d'un pas lent et recueilli, les yeux mi-clos, avec la gravité d'enfants dans leurs habits de fête. Un sourire béat au visage, ils écoutaient leur cœur vibrera l'unisson.
Lionardo admirait ce prodigieux mystère de la sexualité, scintillant comme un ciel d'été ou plus noir que la géhenne.
Le chercheur de lois, l'expérimentateur insigne qui se moquait des découvertes utilitaires, s'écria :
— « Là est le secret, gemma secretorum !»
— « Quel secret ? » demanda la Camaldule, qui l'avait suivi, sous le portique.
— « Le seul, le secret des attractions » ! Cette loi qui opère, sous le nom d'amour, la sublimation de l'humain, existe identique, dans toutes les séries du Cosmos.
La gravitation des astres, leur équilibre ; les formations moléculaires et le groupement des cellules ; le mouvement, depuis la vitesse du rayon solaire jusqu'au point mort de la vie minérale, tout cela est de l'amour et représente le grand Eros, le désir universel.
Voyez ces deux amants : ils incarnent la formule suprême ; seulement, il faut une force d'application indicible, pour la lire telle qu'ils la figurent.
Le sexe, c'est l'imperfection : le binaire représente le transitoire. La création et l'accomplissement se manifestent par l'unité. Le mystère du Fils nous échappe, même si nous entendons celui du Père et celui de l'Esprit. Deux certitudes : la naissance et la mort, et toutes deux insondables...
« Un jour, vous vous promènerez ainsi, vous et la Giovanna », dit la religieuse en montrant le couple amoureux dont on devinait l'émoi, à travers les branchages noirs et effeuillés.
Le philosophe, arraché à sa méditation par cette phrase d'une jalousie qui ne se contenait pas, fit un geste d'irritation et retint avec peine les mots blessants qui montèrent à ses lèvres.
— « Je vous ennuie, Lionardo », dit la religieuse, très pâle et la voix contrainte. La vie laïque ne vaut rien ; le temps marche qui rouvrira devant moi la porte du silence : je la passerai sans regret. Mes sentiments éprouvent de trop vives contradictions pour que je prolonge ma liberté. Heureuse si j'oublie comme un songe maladif, angoissant, les heures que j'ai ravies à mon vœu, à mon Dieu ! Il ne veut pas que je trouve la moindre joie hors de lui et m'appelle, en me frappant le cœur de coups sourdement douloureux. Je prévois qu'il me sera difficile de revivre l'ancienne inoccupation et je voudrais savoir de vous quelle chose de l'esprit peut avoir le cloître pour berceau ? Quelle entreprise une abbesse des Camaldules commencerait dignement ? »
Le philosophe ne crut pas à ce discours artificieux : il démêla, sous l'onction apparente, le déplaisir passionnel, mais il répliqua docilement à l'interrogation :
— Les ordres contemplatifs sont basés sur une doctrine vraie. Elle attribue aux pensées et aux prières une valeur égale, voire supérieure à celle des actes. Des oraisons donnent la victoire mieux que des épées.
« Une autre idée plus ancienne \(puisque les Romains, les derniers des hommes au point intellectuel, la connaissaient\) estime que la continence et la vertu constituent un réservoir de force équilibrante et opposable au mal. Enfin, une troisième conception enseigne que le renoncement forme virtuellement un antidote aux abus. Vous avez renoncé aux passions, même légitimes, vous payez la raison de plusieurs adultères. La sœur Rosa-Bianca solde à la justice divine la rançon des filles de joie. »
— « Quelle aberration ! mes mérites serviraient à sauver des courtisanes ! »
La femme pure et implacable aux pécheresses se manifesta.
— « Selon la charité, ce sont les vierges sages qui sauvent les folles. Le dégoût du péché vous empêche de concevoir la vraie miséricorde. Plusieurs imbéciles qui n'auront pas eu souci de la vérité profiteront de mes recherches : je payerai la rançon de cardinaux stupides. »
— « D'abord, Messer, le salut personnel est déjà une grande affaire ! Les saints ont tremblé pour leur éternité. »
— « Le salut, ma sœur, commence, selon le catéchisme, à éviter la damnation ; il se continue par la brièveté du purgatoire. Ésotériquement, être sauvé n'a plus de sens : il s'agit d'être élu. Or les degrés de l'élection sont presque indéfinis. Qui osera croire que Labre, qui n'a fait aucune lumière en ce monde, dont l'humilité sans beauté prolifique n'a suscité aucun enthousiasme, soit élu au même nimbe que sainte Jeanne d'Arc ? »
— « Jeanne d'Arc n'est pas canonisée et saint Labre l'est. »
— « On a payé suffisamment pour l'un et insuffisamment pour l'autre, car c'est aux dévots à payer le ciel à leurs saints. »
— « Oui, je sais les mœurs révoltantes de Rome ; mais nous voilà loin de ma question. »
— « Elle est tranchée par l'énoncé de l'esprit monastique, qui considère les œuvres de silence et de prière comme majeures. »
— « Est-ce votre avis ? »
— Il m'est difficile d'oser un avis : je crois aux trois arcanes de la vie contemplative.
« La pensée exprimée par la prière est une force qui équivaut à une action physique ou sociale et peut même la surpasser.
Cette force animique s'oppose d'elle-même à son antithèse, c'est-à-dire à la pensée exprimée par le blasphème. L'acte de foi et le vœu d'harmonie, jaillis du fond d'un cloître, combattent les vœux pervers.
Les primitifs italiens nous montrent les anges et les démons luttant sans cesse au-dessus des actes humains et figurent ainsi l'existence réelle d'une bataille sans trêve entre le bien et le mal, à l'état amorphe, à l'état idéique ou sentimental. »
— « Où voulez-vous en venir, Messer ? cela ne me dit pas ce que devrait faire une abbesse. »
— « Je vous demande pardon de n'être ni bref, ni simple. Ce sont les répons d'un catéchisme que vous n'avez pas lu, car il est dispersé dans un millier d'ouvrages.
L'œuvre d'une abbesse pourrait être de régulariser l'accumulation des forces animiques de son couvent et de les donner à un prélat, à défaut du pape, pour qu'il puisât à ce réservoir dynamique et projetât, suivant l'utilité, la colonne virtuelle. »
— « Le prélat qui entendrait ce langage croirait écouter une folle. »
Lionardo leva les bras et les laissa retomber.
— « Si les prélats ne savent plus leur métier, les œuvres de la religion deviennent impossibles. »
— « Comment appelez-vous métier, le sacerdoce ? »
— « La matière en question n'est pas propre au catholicisme : elle fait partie intégrante de toute religion.
Le métier militaire consiste à porter et à parer des coups, physiquement. Le métier sacré n'a pas d'autre arcane que de porter et de parer des coups, animiquement. »
— « Si vous dites vrai, l'Église laisse perdre des forces incommensurables ! Ne diriez-vous pas vrai, que cette doctrine serait bonne encore, et fomenterait le zèle. »
— « Cette doctrine gît inerte dans la formule de la prière aux intentions du Pape. Les intentions des vieillards sont vagues, et dès lors neutres. »
— « Je ne me sens pas la maîtrise nécessaire à cette physique sacrée ; indiquez-moi autre chose ! »
— « Si vous rejetez l'action animique, que ferez vous, religieuse cloîtrée ? »
— « Il n'y a donc rien où je puisse m'évertuer ? »
— « Il y a trois charités : l'une se dédie à atténuer la souffrance physique, l'autre combat le mal abstraitement, par des oppositions morales de renoncement. La troisième s'adresse à la volonté humaine et la persuade de bien faire : parole, écriture, éducation. Aujourd'hui la parole n'atteint plus que le bas chrétien ; l'écriture développe les centons de la piété et l'éducation se limite à former des dévots. Une vague de sommeil a passé sur les croyants ; ils continuent leurs mœurs automatiques et accomplissent les rites, à l'état somnambulique. Le christianisme ne vit plus. Vivre, c'est créer ; et ni forme ni doctrine ne surgissent. Nulle hérésie sur le monde, l'indifférence le remplit ou bien une obédience stricte. La conception du salut personnel, cet égoïsme de l'au-delà, agite seul les cœurs pieux. »
— « Que feriez-vous à ma place ? »
— « Actuellement, vous ne pouvez rien. Lorsque vous aviez votre patrimoine, une fondation était à tenter. Le cloître formerait d'admirables faucons de la foi ; mais qui les prendrait à son poing, pour les lancer ? Entre l'idéal et le progrès, c'est-à-dire entre la vérité éternelle et la nécessité présente, l'abîme se creuse chaque jour. Autrefois, la vérité fut despotique et cruelle ; des hommes méchants la calomnièrent en coulant leurs passions aux moules sacrés. Aujourd'hui l'anarchie règne avec une certaine bénignité et des semblances libérales ; des hommes stupides calomnient la tradition, en affranchissant leur passion de tout caractère réfléchi. L'Inquisition exprima férocement une volonté théocratique ; la légalité aujourd'hui opprime les consciences avec une égale rigueur. Il y a moins de gibets, d'échafauds, de bûchers ; et la torture revêt des formes si hypocrites qu'on la croit abolie : on épargne le corps, non par un effet miséricordieux de l'âme, mais par un changement survenu dans l'état nerveux de la race. Nos magistrats ne pourraient pas supporter le spectacle de la question ; et la justice, incertaine de sa mission et justement inquiète, entoure l'accusé de quelques garanties nouvelles. De même, l'Église élargit incessamment sa discipline, et, sauf sur la question du mariage qui reste la marotte sénile du théologien, tout s'adoucit au sacré comme au profane, parce que tout s'affaiblit. »
A ce moment, Isabella et Sandro débouchèrent au lointain, toujours pressés l'un contre l'autre.
— « Voilà votre gemma secretorum !» dit la Camaldule, avec un geste de dédain violent.
— « Je te salue, douce fatalité », s'écria le philosophe, vertige qui jettes l'homme à l'aveugle joie et au noble essor ; indicible impression où l'instinct mêle ses râles aux splendeurs de l'illumination ; masque grimaçant ou radieux du désir ; visage tout irisé de pleurs, visage environné de gloire ; Méduse qui défie Persée ; réalité de ceux qui pensent et pensée des ignares ; double forme de l'âme, double aspect de la vie, berceau et tombe, Amour ! »
— « Ah ! vous n'êtes qu'un païen, un panthéiste ! » dit Rosa-Bianca, en crispant ses mains unies, et sa voix se timbrait d'une souffrance vive. Car la douloureuse, sous la chaîne de ses vœux, se débattait, prisonnière d'une idée qu'elle ne pouvait exprimer. Elle n'aimait que de l'âme : son horreur de la chair demeurait aussi violente. Un baiser ne lui apparaissait pas seulement la transgression de ses vœux, mais une pratique nerveusement répulsive. Si Lionardo lui eût touché la main, elle aurait fui, sincèrement révoltée. Cependant, elle était jalouse.
L'orgueil de sa race, qui ne s'était traduit jusqu'ici que par son dédain de l'homme, se dressait, furieux, à cette vision insupportable, reflet infernal qui brûlait son cœur : la Giovanna unie à Lionardo, vivant de sa pensée.
Le seul qui l'eût charmée passerait ses jours auprès d'une autre ! L'humiliation et le dépit ravageaient cette âme, jusque-là tranquille, et y soulevaient une de ces tempêtes terribles comme en ont les grands lacs, d'un aspect ordinairement si placide.
XXXIV
L'amour et ses annexes inspirent les deux tiers du crime.
La vie réelle se compose d'un chapelet de détails Lorsque les circonstances ne contrarient pas une passion, elle a un cours monotone en apparence : l'événement intérieur ne s'exprime que par un mot ou un regard. Dans les milieux de haute culture et de bienséances, les mouvements animiques se voilent plus encore, les paroles se perdent au milieu de considérations générales, les regards se détournent en une restriction courtoise.
La politesse est une contrainte habituelle qui réduit nos manifestations à leur moindre extériorité. Aucune matière n'exige plus de civilité que l'amour ; car la susceptibilité y atteint une rare intensité. Racine l'incomparable a enrichi la passion héroïque des bienséances les plus idéales, sertissure précieuse autour d'un camée pathétique.
Le burin grec a mis la colère d'Achille ou d'Hercule sur une petite pierre ; ainsi Maître-Jean a développé les passions les plus vives avec les termes les plus mesurés. Le public qui se souvient d'avoir été écolier et l'acteur qui croit au professeur acceptent, à la représentation, un Racine d'enfant, un Racine d'école primaire : inanimé et majestueux pensum. Aucune partition ne résisterait à cette façon morte de la représenter.
Sauf Isabella, qui laissait déborder sa joie, les hôtes de la villa traduisaient leurs sentiments d'une façon plus effacée encore que l'ordinaire interprétation classique. Ils parlaient à l'impersonnel et par maximes, enveloppant de théories leur moindre réplique, pour éviter ces paroles décisives qui forcent à agir et qu'il faut suivre, une fois dites.
Par habileté, l'orpheline renonçait aux compétitions de nuances, si fréquentes dans la vie commune. Elle cherchait à se faire oublier de Lionardo, tandis que la Camaldule, rendue fébrile par l'imminence de son départ, errait dans la villa, comme une âme en peine.
Un matin, après le déjeuner, Rosa-Bianca dit à la jeune fille :
— « Viens dans mon oratoire ! »
Sans cacher son ennui, Giovanna la suivit et se figea tout de suite en contemplation devant un tableau.
Un silence pénible et long se serait éternisé, sans la décision de la religieuse qui ouvrit ainsi l'entretien :
— « Le printemps ne me verra pas ici : je sens qu'approche le moment où je reprendrai mon vœu de silence et j'emporterai, avec mes souvenirs, le souci de ta destinée, Giovanna. »
— « Que suis-je devenue jusqu'à ce jour ? ce que devient le lierre ! il suit le sort du mur où il est attaché. »
— « Le sort d'une plante ne satisfait pas une âme humaine. La jeune fille ne saurait envisager que le mariage ou le cloître. »
— « Il faut être deux, pour se marier, comme on dit ! »
— « Un jeune homme, comme Sandro, te rendrait heureuse. »
— « Où est-il, ce jeune homme, comme Sandro, qui entreprendrait le bonheur d'une fille sans nom et sans une obole ! »
— « On peut le trouver. »
— « Ce n'est pas vous, ma sœur, qui le chercherez, puisque vous passerez de cette solitude à la vie conventuelle d'autrefois. »
— « Enfin, tu dois souhaiter un époux de ton âge ! »
— « A quoi sert de souhaiter ? »
— « Si tu ne le souhaites pas, tu as une arrière pensée : tu te figures que Messer Lionardo, un jour... »
— « S'occupera de mon destin », dit très vite l'orpheline pour couper la phrase dangereuse. « Ah ! ma sœur, vous le connaissez mal ; il s'occuperait plutôt à marier des antinomies ou des métaux : les conflits entre Venise et le Grand-Turc seront toujours ses préoccupations les plus chères. Il faut l'aimer pour sa supériorité, pour la beauté de son esprit et ne rien attendre de sa sollicitude. Vous l'avez observé aussi bien que moi ; depuis que sa bibliothèque est installée, il n'a plus souci que d'elle. Je sais qu'il s'aménage une salle des communs où il va installer son fourneau. S'il reprend sa recherche du grand œuvre, on ne pourra plus en tirer un mot, ni un regard. Vraiment je ne sais pas ce qu'il fait dans le inonde : sa vocation était le cloître, pourvu que la cellule eût été celle d'un alchimiste. Car, il n'a aucun besoin de sociabilité. D'abord, il parle tout seul. Aux esprits, peut-être ! Je comprends que la diva ne l'ait pas écouté autrefois, car personne ne fixera une pensée aussi volatile, pour me servir d'une de ses expressions. »
— « Cependant », reprit la nonne, c'est avec lui que tu passeras ta vie. »
— « Moi, venue de rien, sans droit aucun, je me contente de peu. Jusqu'à quinze ans, j'ai été seule et sans la ressource employée par la diva qui se distrait à étonner les gens du commun. Je ne suis pas née et je me sens plus dédaigneuse qu'elle. »
— « Oui, dans cette atmosphère d'immoralité et d'hérésie, tu t'es contaminée, tu n'es plus apte à la carrière de fille chrétienne. »
— « Il vous est loisible de dire telle chose qui vous plaît ; mais je n'ai vu ici ni immoralité, ni hérésie. La diva cherche l'amour et semble, grâce à Dieu, l'avoir trouvé. Messer est plus préoccupé de la religion qu'un cardinal. Je les admire tous deux comme des modèles, l'un de droiture et l'autre de foi. »
— « Tu ignores ce qu'est le véritable amour, et la véritable foi. »
— « Je suis reconnaissante et mes bienfaiteurs sont mes saints. »
— « Quel bienfait dois-tu à Lionardo ? Il te juge trop sotte pour t'écouter et n'aime que ton silence. »
— « Mais, il parle lui, devant moi, sinon à moi ; sa parole m'initie aux plus hautes idées. Grâce à ses discours, la petite solitaire du lac sait ce qu'il faut penser de bien des choses. »
— « Tu t'exagères la portée de ses dissertations. »
— « Ce ne sont pas celles de Girolamo qui m'auraient appris quelque chose. »
— « Il est prêtre ! » La jeune fille sourit :
— « Cassano était peintre aussi ! N'avez-vous pas marqué à ce pauvre Girolamo un dédain dont il a souffert, vous, une religieuse ? Maintenant vous me vantez le prestige de sa robe, sans l'admettre. »
— « Tu ne saurais cependant te comparer à moi, Giovanna ; j'ai médité, et la méditation enseigne autant que l'étude. A ce titre, je puis l'enseigner ce que nul ne sait ici. »
— « Je ne demande pas mieux », fit Giovanna, pourvu que vous ne m'abandonniez pas à michemin, comme il est arrivé pour la musique... »
— « Ce que j'ai à t'apprendre, fillette, n'est pas un art autre que celui de la prudence. Méfie-toi de l'homme, quel qu'il soit, comme d'une bête dévorante. Ne sois pas dupe de l'idéalité des mots, ni de celle des idées. La nature des fauves est telle : on les croit apprivoisés ; un jour, inopinément, l'instinct féroce les reprend : ainsi des hommes. Celui qui t'entretient des plus séraphiques sujets, soudain se transformera en hydre. N'as-tu pas vu quel enthousiasme Lionardo avait pour moi, tout d'abord ; il me regardait, comme si j'eusse été la madone. Ce pur sentiment a péri, en quelques semaines, parce que la pureté du cœur est impossible à l'homme et qu'il ne se fixe que par des liens de chair. »
— « Messer vous a toujours vue d'un œil sans péché ; et si quelque chose pouvait diminuer votre prestige, ce serait, au contraire, de vous trouver humanisée, faiblissante en votre allure sacrée. »
La Gamaldule fut frappée de cette remarque, mais elle n'en convint pas.
— « Il se peut que mon froc ait maîtrisé son instinct : mais toi, Giovanna, tu n'as, sur loi, aucun caractère analogue. Tu sembles une fleur, un fruit ; on est tenté de les cueillir. Si un jour, il le tentait ! »
— « Si votre sœur me chassait ? Si un cyclone s'abattait sur la villa ? Si moi-même, en me baignant, je me noyais ? Si.. Vous voulez que je m'arme contre une chose insensée, impossible... Messer a bien raison de dire que les personnes chastes pensent sans cesse aux choses charnelles ! »
— « Enfin, Giovanna, que ferais-tu, si Lionardo t'embrassait ? »
— « Je ne me figure pas cela ! »
— « Tâche de te le figurer. »
— « Je n'y réussis pas. »
— « Giovanna, si Lionardo t'embrassait, tu te laisserais faire ? »
— « Vous le croyez ? »
— « Giovanna, j'en suis sûre ! »
— « Je ne vous contredirai pas. »
— « Tu l'avoues ? »
— « Si vous voulez ! »
— « Malheureuse enfant, tu ne sais pas où mène un baiser ? »
— « Je le sais... sans bien le savoir. »
— « Au déshonneur. »
— « Ai-je un honneur, étant seule au monde ? »
— « Tu as à garder l'honneur du foyer qui l'abrite. »
— « Votre sœur serait indulgente, j'en suis sûre. »
— « Oh ! voilà l'effet de l'immoralité... »
— « Ma sœur, j'aime mieux vous laisser, que d'entendre médire de la Diva, la seule qui m'ait aimée. »
La religieuse resta seule et morose.
XXXV
Il y a trois morales : celle du temps, celle de la personne, et la vraie.
Si la hiérarchie des impressions vitales s'établit suivant la quantité des rapports simultanés, rien ne soutient la comparaison avec le phénomène amoureux.
On s'étonne qu'un sujet aussi transcendant soit vilipendé par le mépris des uns et la plaisanterie des autres. Les représentants de la morale fulminent et les imbéciles plaisantent : le prêtre exorcise et la canaille s'amuse en propos d'ivrogne.
Le poète seul, par une loi mystérieuse, se consacre à ce thème et lui prodigue les ornements les plus délicats de l'art. Or, le poète est l'instinctif par excellence ; il ne sait pas, il devine ; c'est l'illuminé, le prophète, et ce qu'il voit est vraiment la vision la plus générale de l'espèce, colorée au prisme du génie.
La littérature psychologique étend son domaine aussi loin qu'il y a un cœur et des passions, un cerveau et des pensées : mais l'humanité refuse de s'intéresser aux besoins et aux intérêts : la nécessité ne fait pas de héros. Par un abus de terme, on nomme héroïques des actes fortuits et dont la source ne fut pas volontaire.
L'imagination se plaît aux spectacles de l'amour, parce qu'elle se trouve en présence de mouvements libres autant que des attractions peuvent être autonomes.
Les Anciens attribuaient à la Divinité les passions humaines. Les expressions bibliques sont formelles : Dieu touche un cœur, l'ouvre et le ferme. L'auréole de l'amour se forme de mystère, semblablement.
L'ingéniosité de Robinson, ou l'astuce des gens de loi dans Balzac, les calculs de l'ambition, les inventions de la détresse s'expliquent par les circonstances mêmes. Un paysan s'achemine, par une intrigue de taupe, à déloger le châtelain et s'installe à sa place, sans passionner le lecteur. Le but positif n'est jamais poétique : voilà pourquoi les Croisades sont sublimes et les guerres de la Révolution et de l'Empire de simples heurts d'hommes.
Nous n'admirons la Grèce que pour quelques œuvres et quelques marbres, sans lesquels nous ne saurions ni penser ni créer.
Hors de l'amour, l'humanité serait immobile et brutale. Le Christianisme n'a pénétré dans les royaumes qu'en passant par le lit des reines : le baiser de Clotilde a baptisé Clovis, et ce sont les drôlesses du dix-huitième siècle qui ont ouvert les portes de la Monarchie à la Révolution. Les amours d'une époque la révèlent autant que ses institutions.
Isabella et Sandro éprouvaient le singulier effet de cette convenance parfaite d'un être à l'autre, qui supprime le travail d'identification et réunit les individus, comme s'ils étaient chacun la fraction correspondante de l'autre, ce que le peuple appelle la moitié de poire. La nouveauté produit parfois ce phénomène ; sous le feu du désir, une soudure nerveuse s'opère : l'élan simultané de deux amants les mêle. Revenus de cette ivresse, ils redeviennent distincts et, en plusieurs sens, disparates.
Le jeune homme et la princesse restèrent harmonisés et s'étonnèrent joyeusement. Tant de différences existaient : l'âge, l'éducation, le passé. Cependant ils se comprenaient sans s'exprimer ; leurs désirs se devançaient, identiques. De jour en jour, ils firent ces adorables découvertes, des mêmes goûts, des mêmes manies : ils différaient seulement pour se compléter. Par moments ils cherchèrent à s'expliquer leur bonheur, et ne découvrirent pas sa raison. Un respect superstitieux s'empara de leur cœur ; ils saluèrent d'une vraie reconnaissance la volonté innommable qui les avait poussés l'un vers l'autre et jouirent de l'heure, en bons ingénus, sans théorie, ni commentaires.
Lionardo se posait alors d'autres problèmes ; mais y eût-il appliqué sa science, qu'il n'aurait rien vu d'explicatif.
La pureté relative de Sandro qui avait échappé aux salissures junéviles, son orientation vraiment poétique ne justifiaient pas l'extase d'Isabella. Elle avait déjà entendu la parole amoureuse de plusieurs jouvenceaux et Chérubin n'était pas un nouveau venu à ses pieds.
Ils vivaient dans une intimité si étroite que la table seule les rapprochait des hôtes. Isabella, le visage rayonnant, promenait sur tous un regard de caresse qu'elle ramenait aussitôt vers son amant et, pour mieux se libérer des soins matériels, elle en traitait avec Giovanna, en mangeant, ce qui empêchait les grandes causeries d'autrefois.
Girolamo ne voyait pendant plusieurs jours que son élève ; il se trouvait heureux au boudoir, car la jeune fille flattait sa gourmandise par de petites collations.
— « La diva fait une retraite », disait-elle, « quelle dévotion ! Elle ne perd pas un quart d'heure de tête à tête. Que Dieu lui continue son bonheur ; c'est bien votre vœu, padre ? »
— « Certainement, comme obligé, comme fidèle serviteur, je prie pour que la princesse soit heureuse ; comme prêtre, je regrette que ce soit dans le péché qu'elle trouve l'allégresse. »
— « Le péché ! Eh ! contre qui pèche-t-elle ? Ce n'est pas contre le prochain ? Sandro est libre. Ni contre elle-même ? »
— « C'est contre Dieu », disait le prêtre, en mordant dans un morceau d'angélique.
— « Voyons, padre, vous n'êtes pas au prône : les baisers de deux amants n'offensent pas Dieu, quand ces amants sont sans devoir. Où prenez vous cette loi ! »
— « Sur le mont Sinaï : Dieu l'écrivit de son doigt sur la table de pierre. »
— « Vous savez bien que la loi de Moïse n'est pas plus la loi de Dieu que celle de Zoroastre. »
— « Il y a deux siècles, je vous aurais fait brûler pour cette parole », dit le prêtre, en prenant un marron glacé.
— « Pourquoi êtes-vous si enragés sur les questions sexuelles ? Le pape dort ou fait des vers latins ; s'il se réveille de sa torpeur, c'est pour avertir les cours que les mariages consanguins seront désormais interdits, au nom de l'hygiène. »
— « La sollicitude de Sa Sainteté... »
— « Padre, vous me prenez pour une paroissienne. Dites-moi pourquoi votre rigueur tombe surtout sur les matières du mariage ? »
— « Parce que nous sommes célibataires, nous connaissons mal la question. Ceux qui ont vécu de la vie du monde, avant d'entrer dans les ordres, ne sont pas plus grands clercs. La partie psychologique, évidemment, est à refaire ; mais on ne la refera jamais : il faut une foi surhumaine pour déjuger une routine aussi auguste, et Messer Lionardo, s'il lui était permis d'y porter la main, ne l'oserait pas.
« Je refuse les Pâques à mes villageoises qui ont dansé aux fêtes publiques, parce que, sans cela, je scandaliserais les dévotes, et toute paroisse vit des dévotes. Cependant ces sauteries ne sont pas très mauvaises en soi ; il s'y ébauche plus de mariages que de péchés... Giovanna, vous avez une bizarre éducation. Je ne vous ai appris que le latin et la musique ; mais Messer et la princesse vous ont fait faire des humanités bien complètes... »
— « A propos, sœur Rosa-Bianca, l'autre jour, a invoqué votre autorité, pour me convaincre. »
— « Elle m'a toujours méprisé ! Gomment me fait-elle intervenir ? Enfin, je ne souhaite pas la confesser ! Il y a bien longtemps qu'elle n'a accompli ses devoirs religieux. »
— « Elle souffre ! » dit simplement Giovanna.
— « Eh bien ! voilà une phrase très courte, mais qui vous sera comptée. De la charité entre femmes, entre.... » il ravala le mot de « rivales », toussa et dit :
— « Entre commensales ! Vous avez de la tête, Giovanna ! Puisque Messer m'acorde des qualités d'observateur, votre conduite est parfaite, laissez moi vous le dire ; je vous admire. Point d'humeur, nulle insistance ! Ah ! vous arriverez... ou vous voulez. »
— « Je ne veux arriver a rien, padre, qu' à me maintenir où je suis. »
— « C'est vous qui me parlez en paroissienne, maintenant. »
— « Sur mon âme, padre, je n'ai pas d'autre dessein ! »
— « Vous m'étonnez pour la seconde fois, à la même minute. Moi, qui priais à vos intentions, puisque vous n'avez pas d'intentions, je ne prierai plus. »
— « Priez pour celles que j'aurai peut-être, un jour, padre ! »
— « Comme vous vous êtes développée en un an, de l'esprit et du corps ; vous êtes devenue femme tout à fait et femme supérieure. »
— « Vous voyez que j'avais bien raison de vouloir autre chose que l'enseignement banal ; l'autre, l'ésotérique, me convient mieux. »
— « Ce n'était pas de ma compétence. Non licet omnibus adire Eleusym.»
Puis changeant d'idée :
— « Nous ignorons ce qui nous est faste. Combien j'ai gémi d'être relégué dans une pauvre cure, et, cependant, je suis devenu votre précepteur, ce qui m'a tiré de la misère ; je mène ici une vie de prélat, fréquentant les plus grandes dames, un des plus hauts esprits qui soit. La vie n'est pas toujours si hostile qu'elle paraît. Qui sait attendre voit toujours quelque chose arriver. »
— « Je sais attendre ! » dit Giovanna.
— « Quelque chose donc viendra, fatalement, comme vinrent les effets antérieurs. La Providence existe et sa justice opère par compensation. On est forcé de croire à la puissance du désir comme à celle de la prière. Car, enfin, c'est extraordinaire que Sandro, jadis dédaigné, ait été appelé au moment exact. Lui aussi a su attendre ! »
— « Ah ! » s'écria la Giovanna. « L'avenir, c'est l'air que l'âme respire. Qu'ils sont à plaindre ceux qui n'ont pas d'horizon devant eux, les prisonniers d'un mur ou d'un vœu ! Pauvre Rosa-Bianca ! »
— « Décidément, vous êtes la plus édifiante petite personne du Milanais. »
— « Non, padre ; c'est la jactance de mes dix-sept ans qui s'exprime. »
XXXVI
Un royaume se dirige plus aisément qu'un ménage.
Lionardo, quoique repris par ses études, gardait une tendresse véritable pour la nonne : mais l'admiration tournait à la pitié. L'illogisme de cette jalousie le fatiguait, comme une maladie mentale d'un être cher. Sans rechercher à quel sentiment Giovanna obéissait, il lui savait gré de disparaître et d'empêcher ainsi Rosa-Bianca de s'exaspérer. Un pressentiment lui disait que cette situation, déplorablement fausse, se résoudrait bientôt.
La plupart des passions s'épuisent par une blessure d'orgueil ; Lionardo, impuissant à consoler la nonne, ne lui pardonna pas cet entêtement à souffrir et se refroidit d'une façon progressive. Il était loin maintenant de l'état d'âme où la venianocturne l'avait jeté. La tendresse, chez Rosa-Bianca, ne produisait pas d'alanguissement : aussi rigide et crispée, elfe devenait impérieuse. Son œil, si beau dans le calme, durcissait au frémissement de la fièvre ; le geste, autrefois hiératique, se désordonnait eu détentes sèches.
Lionardo avait été saturé d'impressions sexuelles ; le perpétuel souci d'amour d'Isabella sans cesse occupée à se souvenir ou à espérer ; la naïve, mais exclusive tendresse de l'orpheline représentaient une trop forte pression sentimentale pour un esprit habitué à l'abstraction et que peu de temps séparait de la soixantaine.
Il bénissait, tous les jours, la venue de Sandro qui l'avait délivré d'Isabella ; la Camaldule incarnait l'ombre de sa vie. Il la trouvait le matin installée avant lui dans la bibliothèque, devant un livre qui ne servait qu'à la contenance ; et cette présence troublait son étude. Le soir, il allait se coucher plus tôt qu'il n'eût voulu, pour se libérer de ce reproche incessant qui n'osait se formuler. Un jour, il s'énerva à tel point qu'il chercha Giovanna, par un besoin égoïste de confidence.
La jeune fille lisait, dans ce boudoir où se passaient ses heures monotones ; elle s'étonna de voir le philosophe.
— Qu'y a-t-il ? » fît-elle.
— « Il y a, mon enfant, que je suis excédé : je viens te demander conseil. Figure-toi que Rosa-Bianca... »
— « Je sais », fit simplement l'orpheline.
— « Non, tu ne sais pas quelle immanence de persécution cette âme souffrante m'impose. Que puis-je ? Que veut-elle ? »
— « Elle veut mon départ », dit Giovanna.
— « Crois-tu qu'elle le veuille ? »
— « De tout son cœur ! »
— « Ton départ changera-t-il quelque chose à ce qui est ? »
— « Mon départ change tout, à ce qui est dans sa pensée. Vous êtes son seul amour ; elle ne se résoudra pas à vous laisser auprès d'une jeune fille pour qui vous montrez de l'amitié. »
— « Crois-tu qu'elle te sacrifierait ainsi ? »
— « Je le crois ; mais ce n'est pas en son pouvoir, heureusement. »
— « Ma petite Giovanna, il n'y a qu'une femme pour en comprendre une autre. Explique-moi Rosa-Bianca ? Jamais l'idée de se donner à moi ne lui est venue, même en rêve ; en cela, elle est fidèle à sa sensation plus encore qu'à son vœu. Jamais non plus elle n'a eu le dessein de rester à la villa et de se défroquer. Gardant sa nature hostile à tout contact et la résolution de rentrer au couvent, que veut-elle ? »
— « Votre souvenir, mais fidèle, mais si vif, que vous ne puissiez supporter aucune présence féminine, »
— « Quelle aberration ! »
— « Vous vous étonnez aujourd'hui de la bizarrerie des passions ? »
— « Tu ne trouves pas tout cela étonnant ? »
— « Je trouve étonnante votre démarche auprès de moi et cette demande d'un avis à la petite dont on n'aime que le silence. »
Lionardo sourit avec grâce.
— « L'initiée l'emporte sur l'initiateur : ma contenance ne peut te déplaire. »
— « Rien de vous ne peut me déplaire. »
— « Aide-moi donc, mignonne, à sortir de cette irritante situation. »
— « Vous voulez que je parte ? » Sincèrement Lionardo protesta, avec une vivacité quine laissait aucun doute.
— « Cela jamais, petite ! Pour qui me prends-tu ? Jamais : tant que je serai ici, tu n'en sortiras. Pauvre Giovanna ! As-tu pensé un instant que je sois si vil... »
— « Non, je ne l'ai pas pensé. »
— « Cherche un remède à cette situation intolérable. »
— « J'en connais un ; mais je ne peux le dire. »
— « Tu me refuses ce secours ? »
— « Je dois le refuser. »
— « Je n'approuve pas l'amitié qui connaît un autre devoir que le sien propre. »
— « Je vous aide, en me taisant, en m'éclipsant... »
— « Fais plus, dis ton moyen ? »
— « Si vous le découvrez par vous-même, je ne refuserai pas mon concours. »
— « Tu me lasses ! Abuser, voilà le sens féminin. Je viens désemparé et tu me tiens en suspens comme un enfant. »
— « Vous comprendrez, un jour prochain... »
— « Si ton moyen valait, tu l'aurais déjà dit. »
— « N'insistez donc pas ! »
— « Je vais provoquer une explication. » Giovanna eut un petit rire.
— « Un psychologue qui veut s'expliquer avec une femme ! »
— « Giovanna, tu me manques de respect. »
— « Non, Messer Lionardo, je vous vénère ; mais vous rêvez un expédient dans une aventure qui n'en comporte pas ; vous manquez de patience, alors que vous êtes vraiment coupable envers la Camaldule. Lorsqu'elle vous apparut, elle ne pensait pas à aimer ; elle se méfiait de vous, comme de tout homme.
« Vous lui avez montré d'abord un éblouissement, aussi vif que celui de Gassano ou de Sandro, en face de la Diva. Vous l'avez honorée, adulée, feignant de l'écouter pour avoir le droit de la regarder. Votre admiration lui offrait un piédestal ; ingénument elle y est montée. Aussitôt, distrait, vous avez tourné le dos et vous cachez votre visage dans les livres. La pauvre âme, oubliée sur le piédestal, se désole, enrage ; elle ne peut en descendre sans se blesser. »
— « J'ai des torts vis-à-vis de Rosa-Bianca ? »
— « Les torts de celui qui excite à aimer une âme tranquille et qui se détourne, après qu'il l'a troublée. Vous avez été un malheur... plus encore.. le malheur pour la Camaldule. Elle avait renoncé à l'amour ; sous vos traits, il la dédaigne. Ce mépris sera le sinistre compagnon de sa vie conventuelle. »
Lionardo courba le front, attristé ; car une vraie bonté habitait son cœur.
— « Mon intention, cependant, était pure. »
— « Oh ! l'intention, en amour, vous l'invoquez, vous, esprit profond ! »
— « Enfin, enfin, que faire ? »
— « Soyez doux. »
Le philosophe la regarda.
— « C'est toi qui plaides la cause de Rosa-Bianca ? »
— « La cause de Rosa-Bianca est perdue ; je peux donc la plaider. »
— « Je l'assurerai de ma quasi-indifférence envers toi. »
— « Vous ne pouvez que cela. Le reste naîtra d'une circonstance. »
— « Es-tu transcendantalement bonne ou d'une malice inouïe ? »
— « Je suis une fille forcée à beaucoup de réflexion et qui bénéficie d'une âme sans violence. »
— « Bénéfice qui s'étend aux autres. Ah ! je déplore mon action maléfique. Tu m'as montré mes torts, enfant. Toi qui les as discernés, ne vois-tu pas de remède ? Ma conscience s'inquiète. »
— « Avec une âme mondaine sans cesse traversée d'impressions nouvelles, votre cour n'eut point entraîné de graves conséquences. Vous n'avez pas pensé un instant que vous aviez devant vous un cœur de vierge, un être voué au souvenir, quel qu'il fût ! Sœur Rosa-Bianca portera dans son cœur ce glaive de n'avoir pu garder quelques mois le cœur du seul homme aimé ! »
Lionardo se plongea dans une méditation amère.
— « Il est humiliant de commettre une noirceur involontaire, et surtout de la commettre à rencontre de ses vœux. »
— « Faites-vous prêtre et devenez l'aumônier du couvent de Rosa-Bianca. Elle bénira la vie, alors. »
Le philosophe haussa les épaules.
— Il faudrait être amoureux fou et plus fou encore qu'amoureux. Or, je n'ai jamais aimé la Camaldule, j'ai été séduit par son caractère allégorique et sacré ; j'ai admiré en elle la Modestie du Vinci ; mais dès l'instant qu'elle a cessé de représenter la paix morale, elle a disparu comme disparaît la fée, quand elle passe de la rampe à la coulisse.
Crois-moi, enfant, toute passion est une erreur et un mal ; erreur, parce que se passionner c'est déjà se tromper ; et mal, puisqu'il a des ruines au bout de nos enthousiasmes !
« L'Art et la Science sont les seuls objets dignes de nos cœurs, parce que Dieu y est présent. »
— « Et la Charité ? » fit Giovanna.
— « La Charité ! J'ai cru la posséder, et tu vois le mal que j'ai fait ! »
XXXVII
il n'y a pas de médecine de l'âme, parce que le remède est dans le devenir.
Le lac était oublié, miroir magique où se projetèrent leurs rêveries, témoin vivant de leurs pensées, âme véritable de ce paysage, qui formait une parabase panthéiste à leurs récitatifs d'individualisme. Des clairs de lune nacrés, des, nuages de tragédie, des midis brefs et miroitants, s'étaient succédé sur la belle eau, sans qu'un de leurs regards s'y soit intéressé.
Attentifs au spectacle qui se jouait en eux-mêmes, ils ne percevaient plus l'harmonie du monde extérieur. La vitre embuée les séparait de la nature. Retenus par ces centres d'attraction intime, le foyer et la lampe, ils ne se souvenaient plus que le ciel, les arbres et le lac étaient là.
Plusieurs fois, la princesse Isabella avait parlé d'une solidarité singulière qui la liait à ses hôtes : son intuition lui découvrait une loi animique.
Lorsque la cohabitation s'augmente d'une réelle intimité, il en résulte une atmosphère formée de l'émanation collective et qui agit sur les caractères, les surexcite ou les affaiblit d'une façon inexplicable.
L'aimantation morale des lieux ne peut être niée ; on connaît la guérite où les factionnaires se suicidaient et qu'il fallut brûler : dans le cercle étroit de ses relations, qui ne citerait une propriété rurale où les acquéreurs successivement se ruinèrent ?
Or, la villa était fluidiquement saturée de préoccupation sexuelle. Ce courant s'était abattu sur la Camaldule et, trouvant une résistance physique invincible, avait assailli son imagination.
Simultanément, Isabella s'était pondérée par la venue de Sandro et le philosophe abandonna sentimentalement la religieuse en reprenant son activité cérébrale. Giovanna réagit contre la jalousie qui l'obsédait ; toutes les molécules de désordre s'abattirent sur la nonne. Dès lors, la lucidité de l'orpheline augmenta au point d'étonner Lionardo, par sa perception intense.
En disant qu'elle connaissait un moyen de guérir Rosa-Bianca, elle ne se vantait pas ; il était devinable, puisqu'elle offrait son concours. La passion maladive de la Camaldule, si peu sexuelle, devait tomber, comme une écaille de ses yeux, en voyant le philosophe sous un aspect sensuel.
Celui-ci avait éprouvé, au début, une joie profonde à contempler la nonne. Pour que cette contemplation n'alarmât pas les susceptibilités de la noble vierge, il l'avait laissée parler, l'écoutant avec une attention qui, en réalité, ne s'attachait qu'aux plis du vêtement, à la beauté des mains, à la pâleur aristocratique ; il jouissait de l'image, tandis qu'elle se croyait suivie en toutes ses pensées.
Lionardo dégageait une puissante séduction, pour une religieuse italienne et de grande naissance, avec ses préoccupations cardinalices de théologien et d'homme d'État et son zèle hérissé de critiques, mais profond, de la cause catholique.
Ayant souffert de la médiocrité des aumôniers, c'était le directeur de conscience subtil et enthousiaste à la fois, le confesseur de l'exception, que la religieuse admirait.
Elle s'était abandonnée à cette passion, la croyant une dilection vive, une amitié suréminente.
Comment eût-elle pensé à une transgression de son vœu de chasteté, elle qui ne supportait pas qu'un coude masculin effleurât sa manche, même par hasard ; elle, dont la rêverie ne s'embarrassait jamais d'images charnelles ?
La jalousie lui révéla son péché : elle souhaita, à certains moments de souffrance, l'éloignement de l'orpheline ; et, horrifiée de découvrir des scélératesses en son âme, elle perdit sa fierté et fut indiciblement malheureuse.
C'était un tris le spectacle que celui de cette noble vierge, la tête dans ses mains devant un livre ouvert, fixant le vague, tandis que Lionardo surmontait son énervement et lisait, sans pouvoir oublier cette souffrance, pantelante à côté de lui et à laquelle il n'osait rien dire, de peur de l'exaspérer.
Elle se désolait de troubler la méditation du philosophe et sursautait, en correspondance électrique, à ses impatiences ; quand l'intérêt de la recherche faisait oublier au savant la présence douloureuse, elle le regardait, impatiente d'être ainsi oubliée.
Les longues heures journalières de ce tête à tête étaient suppliciantes pour tous les deux.
Vainement la Camaldule prenait la résolution de ne pas quitter son oratoire ; une invincible force la poussait à monter chez lui et à se figer devant une table.
Lionardo ne pouvait fuir sa bibliothèque, ni se réfugier dans le boudoir, ni s'enfermer avec ses livres, sans frapper plus vivement encore ce pauvre cœur affolé.
— « Je suis votre Euménide et vous cherchez quel crime vous a valu cette poursuite, avouez-le, Lionardo ? Vous ne croyez pas au démon ; je commence à penser qu'un maléfice, jeté par une volonté mystérieuse, s'empare de moi. »
— « Vous êtes désœuvrée ; voilà tout le sort. Avant l'arrivée de Sandro, il y avait ici une vie commune : maintenant Isabella se claustre avec son amant ; Giovanna se terre dans le boudoir ; moi, je suis repris par mes travaux : vous êtes désœuvrée. »
— « Autrefois, vous me parliez davantage ; vous m'écoutiez même ! »
— « Je vous écoute toujours. Mais, dès que j'entends le silence, je donne audience à mes idées. A vous de les supplanter ! »
— « Votre vocation, Lionardo, était de nature sacrée : vous étiez prédestiné à la seigneurie ecclésiale. Quel ministre vous eussiez été, au Vatican ! »
— Ce que vous dites, je l'ai cru ! J'ai eu cette illusion de l'individualisme ardent qui rêve de fondre les résistances d'un siècle au feu de sa volonté.
Les grands acteurs de l'humanité ne composèrent pas leur rôle : ils jouèrent, avec génie, le personnage écrit par la Providence.
« Les forces sociales s'incarnent et ceux qu'elles choisissent sont évidemment les meilleurs protagonistes : mais la plus grande erreur est de croire que l'homme suscite l'événement. Au contraire, l'événement se précipite sur un être, le possède et le conduit. Ne croyez pas qu'il y ait pénurie de supériorités : elles sont paralysées par le courant universel. Comment expliqueriez-vous donc, s'il en était autrement, la momification actuelle de la papauté ? L'immense inconscience de l'âme moderne remonte, vague irrésistible, jusqu'au vicaire de Jésus-Christ et le frappe de stupeur. Dans le palais de l'hébétude, le plus beau génie périrait, et non du poison légendaire, mais de l'émanation générale. »
— « Dites alors que le catholicisme est mort ! »
— « Le catholicisme est immortel : mais il se déplace ; il va à l'ouest, comme il ira vers le nord. La Sainte Russie, qui a conquis les Lieux Saints par l'intrigue, sera catholique le jour où, maîtresse de Constantinople, elle voudra arracher à Rome le sceptre fantôme du spirituel. »
« Or, les Slaves, qui donnent aujourd'hui des fous, produiront des saints et des chevaliers ; et l'or américain achèvera de refaire une prospérité catholique, apostolique et constantinopolitaine. Seulement, l'âge héroïque ne revivra pas ; l'art d'Italie et de France, j'entends l'ancien, n'aura pas de suite. Aucun monument ne s'élèvera plus en ce monde : les formes sont épuisées. L'architecture a dit son dernier mot aux bords de la Loire. La Beauté quitte ce monde et les idées, jetées en pâture aux mains noires de l'ouvrier, les idées serviront de jouets aux alcooliques. »
— « La Providence insondable et divinement féconde prépare l'avenir pendant que vous la blasphémez. »
— « Je ne la blasphème pas : je suis un des très rares hommes de ce temps qui soit prêt, et ceinturonné pour le saint combat. J'ai consacré ma vie à dérouiller les vieilles armes de ma caste : le casque luit et n'attend qu'un ondoyant panache ; l'épée est aiguisée et réemmanchée, bien en main ; les éperons brillent et sonnent. Mais nul clairon n'a retenti, nul chef n'a paru. Après moi, d'autres fourbiront à nouveau ces mêmes fers de victoire pour l'unique jour où les monstres, qui ont pris la place des hommes purs, seront abandonnés à la lance vengeresse des chevaliers ressuscites ! »
Il s'exaltait, redressant sa taille fatiguée, agitant ses bras avec violence, secoué d'un désir d'action. Bientôt, l'éclat de son œil s'éteignit, ses épaules reprirent leur chute accablée. Saisissant dans ses mains, comme un Graal, une statuette qui représentait Saint Michel :
— « Désormais, la parole est au Saint Esprit l'action, aux anges ! »
— « Que peuvent les hommes ? » demanda la Camaldule. »
— « Prier », dit simplement le philosophe.
— « Ah ! vous revenez à la commandation ecclésiale ! » et elle toucha son chapelet.
« Vous êtes mûr pour l'onction sainte, Lionardo : prenez la livrée de la perpétuelle prière. »
— « Je prie, mais je ne saurais obéir qu'à mes supérieurs. »
— « Ah ! l'orgueil, toujours entre l'intelligence et le bien, comme un mur infranchissable, se dresse ! Voulez-vous que je négocie votre indépendance ?
Écoutez, je peux beaucoup... mes parentés sont les plus puissantes de Rome... Visconti est cousin de tout chapeau couvrant un antique blason... je vous ferai donner un vieux et beau cloître... et là vous formerez une élite... un chapitre ésotérique. »
— « Tu ne tenteras point l'homme, ton frère. »
— « C'est Dieu qui vous tente par ma voix. »
— « Sœur Rosa-Bianca, je suis vieux. »
— « Vous parlez trente ans après que l'heure propice a sonné.
— Vous préférez languir ici, sans écho, sans disciples. »
— « Je le préfère ! »
— « Vous trahissez une mission sublime. »
— « Je ne trahis que votre rêve, ma Sœur. » La Camaldule retomba, accoudée devant son livre.
— « Hélas ! » gémit-elle.
XXXVIII
Les vices jouent un rôle anesthésique ou que les patients croient tel.
L'amoureuse intimité de la princesse et de Sandro continua sans lassitude.
On ne les voyait pas avant midi et ils quittaient la table, comme à l'hôtel, avec une tranquille désinvolture. Le dîner les voyait reparaître toujours souriants, toujours absorbés l'un par l'autre et ils s'éclipsaient encore pour que leur soirée appartînt au tête à tête. Cette exagération systématique naissait plutôt de la vanité que de la tendresse.
Il plaisait à Isabella d'étonner sa galerie : elle ne se composait que de trois personnages ; mais devant eux elle avait étalé ses misères amoureuses.
Elle prenait une revanche et jouait à l'ogresse, après avoir paru famélique.
Elle pensait étonner Lionardo par son impudente façon de pousser son plaisir jusqu'à la satiété, scandaliser sa sœur, par une si large moisson de baisers. Pour sa propre joie encore, elle intensifiait sa passion, en femme mûre qui se réjouit de l'amour avec une espèce de hâte fiévreuse et se forme des souvenirs ardents afin de charmer le prochain hiver de sa beauté.
Seule avec Sandro, elle eût modéré son feu et espacé les moments de face à face. Elle se croyait regardée et voulait être admirée ; elle se forçait, surpassait son désir, voulant paraître une grande amoureuse. Ce jeu de vanité était possible, grâce à la sagesse passée de Sandro qui aimait pour la première fois et dont l'imagination, merveilleusement préparée, idéalisait la brusquerie de l'aventure et sa suite d'avidité. Cette fois l'individu l'emportait sur l'amour ; la personne, et non la chose, constituait le charme pour Isabella.
L'ingénuité sexuelle du Milanais s'était adaptée sans effort et d'elle-même à la nature de son amante ; aucune dissonance ne se produisit dans leur harmonie sentimentale.
L'adolescent découvre la sensation avant que son cœur s'émeuve : il s'éveille à l'instinct alors que l'amour n'a pas agité son cœur. Ses sens sont déjà corrompus le jour où commence sa vie sentimentale. C'est un fruit du positivisme : l'instruction d'État donne des candidats aux fonctions ; elle ne formera jamais des âmes. L'éducation est le contact d'une sensibilité consciente avec une autre rudimentaire ; et le religieux seul apporte de la sensibilité dans la vie scolaire. Élève des jésuites, Sandro quitta leur collège avec une réserve de mysticisme qui le sauva de la débauche. Bachelier et libre, il garda longtemps la notion du péché. Car l'éducation religieuse inculque au jeune homme la même conception de la virginité que celle prêchée à la jeune fille : conception mystique, qui deviendrait dérisoire dans une bouche laïque. Le cours de la vie détruit pièce à pièce cette armure de vertu : mais elle défend des premières attaques de la concupiscence, et c'est un bien immense qu'un retard dans le dévergondage et une prolongation de la continence.
Sandro, avant la princesse Isabella, n'avait eu qu'une aventure banale : déception plutôt qu'excitation de ses sens. Un soir de veglione, une dame de qualité l'entraîna et il avait cédé au vin de Champagne autant qu'à l'attaque effrontée. Le grand mal à la tête du lendemain profita à sa vertu ; il se jura de ne plus aimer sans amour et il rêva de la Visconti, comme d'une Dame d'imagination. Son origine bourgeoise le séparait du monde patricien ; aucun talent ne lui permettait d'espérer cette célébrité, qui annule les démarcations de caste. L'aventure inespérée réalisait tout son rêve : et la façon simple et franche d'Isabella, qui eût infatué une autre nature, le frappa de gratitude et de vénération. Elle eut soin de dire que l'opinion mentait, en l'accusant de nombreuses et faciles passions.
Un matin, à son étonnement, Lionardo vit Isabella entrer dans la bibliothèque. Elle souriait :
— Vous avez envie de me demander de mes nouvelles ? il y a longtemps, en effet, qu'on ne s'est vu, mon bon Lionardo, et le myrte prend le pas sur... quel est le végétal, symbole de l'amitié ?... Je viens conférer avec vous d'affaires : vous m'avez demandé, l'autre jour, si je voulais vendre ma maison de la Via Latta, et j'y suis décidée, si l'offre reste telle que l'écrit ce brave Mariotto Je me hâte de vous le dire ; pour que vous ne croyiez pas une minute que mon ciel s'ennuage, et que je viens consulter le thérapeute, au premier malaise de mon amour ! Non ! je suis heureuse, archi-heureuse, parfaitement heureuse, à n'y pas croire : et dès lors je n'ai plus d'histoire à vous raconter, mais une recommandation à vous faire et que vous transmettrez à Rosa et à Giovanna.
« J'ai menti : j'ai complètement menti à Sandro. Si je ne me suis pas donnée pour vierge, c'est bien juste... Vous comprenez, dès lors, que la plus bénigne allusion à mon passé me navrerait... Un mensonge découvert entraîne toute la confiance. Je ne sais pas ce que vous pensez de mon hypocrisie : soyez-en le complice et puis condamnez-la, in petto, à votre gré. Voilà qui est entendu, Messer. Ah ! une curiosité : ma sœur ne vous a pas demandé si vous saviez où en était ma vertu matérielle ? »
— « Oh ! » dit le philosophe, « sa mort se lisait dans l'éclat de vos yeux triomphants. »
— « Si vous saviez sa reconnaissance et son fanatisme !... Mais j'oublie la pudeur qui convient aux sentiments profonds... Ainsi, c'est bien convenu. Sandro ne saura jamais de vous trois qu'il eut des prédécesseurs ? Blâmez-vous vraiment mon mensonge ? »
— Un certain mensonge est nécessaire à la paix intime. Personne n'avouerait à autrui, au plus cher autrui, ses pensées d'un seul jour, sans le plonger dans la fureur ou le désespoir : car personne n'est à l'abri des mouvements les plus vifs de contradiction. Au cours de quelle union, le regret n'a-t-il pas paru ? Qu'importe, si on ne l'a pas exprimé ! Mais qu'une femme réponde à un « A quoi penses-tu ! » par « A un autre qui eût mieux fait mon affaire », et l'avenir est perdu, pour avoir dit une impression momentanée.
Le peuple et la femme, ces deux instincts, ne veulent pas de vérité : et en cela, éclate leur sens de la vie et de ses lois. Il suffirait au monde que le Pape, les rois et les écrivains connussent la vérité, afin de ne pas la manifester, par mégarde. Le soleil, source d'unité cosmique, concentré par une lentille, brûle et aveugle : la vérité, lumière plus éblouissante encore, rend fous les esprits imparfaits qui la provoquent. Peut-être y a-t-il eu, pendant la Révolution, comme pendant l'inquisition, quelques êtres sincères ahuris d'une vérité : liberté ou autorité, l'échafaud et l'autodafé ont été les autels d'une foi. Car la vérité, mise en action, aboutit toujours au massacre de l'erreur et l'erreur est nombreuse, pantelante et bien digne de pitié.
Le Sanhédrin proclamait la vérité mosaïque en crucifiant le Galiléen qui blasphémait : le lendemain, le monde faisait son serment de ce blasphème.
Vérité, bonheur, progrès, liberté sont des mots colorés et dorés pour amuser les vieux peuples tombés en enfance. Les jeunes civilisations croient à une religion, à la nécessité de la souffrance, aux modalités de l'activité et à certains besoins d'indépendance : et ils sont pieux, résignés, souples et hiérarchiques.
« A moins de parler métaphysique, il faut un penseur de l'école du soir pour prendre au sérieux les billevesées... »
Isabella, qui était distraite, se leva.
— « La philosophie convient aux périodes esseulées et mornes de la vie : c'est le plus noble des pis-aller. Faute de passions, on s'occupe avec des théories. Dans dix ans, je jouirai bien mieux de votre pensée. Je rajeunis et j'en suis plus fière que de la compréhension des gnôses. »
— « Vous êtes la proie de la vie, princesse ; elle vous dévore, tantôt par des mirages, tantôt par la réalité. Jamais vous n'avez cessé de provoquer ses artifices et, avec une âme profonde, vous vivez superficiellement. Vous êtes bien Vanité.»
— « C'est le grand nom synthétique, mon maître, le Schéma légué par Salomon : tout est vanité, votre pensée et mon frisson, mon rêve et votre hypothèse ! »
Le philosophe secoua la tête :
— « Non, princesse, la Vanité, c'est la vie en elle-même, ses œuvres sexuelles et autres, ses pompes dérisoires : la pensée s'élève au-dessus de l'existence ; et l'hypothèse, que vous dédaignez, c'est le désir ennobli, transfiguré, devenu tout spirituel, qui dresse l'échelle de l'entendement pour l'escalade de l'infini. »
— « Vos mots s'écrasent, grotesques, sur la bouche : une échelle, une escalade et l'infini ! »
— « Voulez-vous que je dise que le désir exhale sa prière et dresse sa supplication, pleine d'amour vers l'intelligence incréée. »
« Certes, notre langage apparaît grossier quand il exprime les relations démesurées ; mais votre critique n'est pas sincère ; elle ne signifie qu'un défi de la vanité, ivre de vie, à la piété spirituelle. »
— « Je suis Madame Faust ; je n'entends plus rien à votre grimoire : je ne pense plus, le ciel en soit loué, je vis ! »
Elle sortit, royale d'assurance et de dédain, en lançant ce mot « je vis » comme une devise d'avènement. Lionardo, frappé de l'intensité de ce cri, regarda la place qu'elle avait occupée longtemps après qu'elle fut partie, comme s'il pesait la valeur de cet état d'âme, si loin du sien. Sa réflexion dura, avec des hochements de sourcils et diverses moues : il passa plusieurs fois la main dans sa barbe, et puis, imperceptiblement, il haussa l'épaule et reprit sa lecture. Revenu à la phrase où sa méditation s'était arrêtée, il oublia Isabella et son affirmation étincelante. Au bout d'un temps, il s'interrompit et, comme pour souligner sa pensée, prononça :
— « L'esprit seul est immortel. »
Alors la Camaldule, survenue sans bruit, jeta comme une interrogation :
— « L'Ame ? »
Lionardo ne la regarda pas et répondit :
— L'Ame, affective, passionnelle, est d'une plastique indécise ; elle devient ce qu'elle aime et suit le sort de l'un ou l'autre des aimants qui l'attirent tour à tour.
L'Ame, cédant à l'attrait inférieur, se matérialise et suivra le sort de la matière ; elle se dissoudra dynamiquement, lorsque le corps organique se désorganisera.
L'Ame, obéissant à l'aimant supérieur, se spiritualise et suivra le sort de l'esprit associée, dynamiquement à lui, lors de son élection.
Mais il est rare que l'âme se jette à l'un ou l'autre pôle : communément, il y a une part gangrenée qui tombe dans les opérations de la vie purgative.
Oui, l'âme a le sort même de son amour. S'il est terrestre, jamais elle ne s'élèvera au radieux séjour.
« On devient l'objet même de sa passion, et si cet objet n'existe pas dans la sphère où l'on est, on tombe hors sphère, dans les purifications de la série pneumatique. »
— « On devient l'objet de sa passion ? » dit la Camaldule : « un saint devient Dieu ? »
— « Oui, dans la limite de l'élu à l'élection : il reçoit, en béatitude et confirmation, tout ce qu'il a conçu. »
— « La conception, Messer, dépend des facultés. Labre... »
— « Labre jouira éternellement de son humilité : il sera l'humble par excellence, et l'excellence est une forme du bonheur virtuel. »
— « Votre couronne sera éblouissante, Lionardo, car votre cerveau est un miroir d'abstraction. »
— « Hélas ! » fit-il, « il m'a été donné de penser. Qu'ai-je fait de la divine faculté ? Où est la méthode que j'ai trouvée ? Où sont mes disciples ? Quels esprits ai-je éclairés ? »
— « Comme les saints tremblent pour leur salut, vous craignez pour votre devenir ? »
— « Je crains de ne pas mériter ce que j'ambitionne et d'être relégué dans les rangs obscurs de la cathédrale céleste, loin des stalles où mes maîtres échangent leurs pensées sublimes. »
— « Quelle vision avez-vous du Paradis ? »
— « Si vous supprimez l'idée de besoin et l'idée de passion, si vous concevez la règle comme un rythme et les rapports des élus entre eux comme des accords ineffables, le paradis prendra l'aspect de votre propre rêve. »
— « Cette harmonie sera la résonnance de la justice. »
— « Je crains la justice, car je ne la connais pas. »
— « Connaissez-vous davantage la miséricorde ? »
— Votre réponse est juste ! »
— « Ah ! Lionardo. Quel moine vous seriez ! »
— « Le plus détestable : je ne puis être que prieur. »
— « Prieur, oui ! »
— « Ma chère sœur, les esprits de ma sorte, pris dans la discipline ecclésiastique, deviennent des hérésiarques. »
— « Vous êtes orthodoxe, en somme. »
— « L'orthodoxie, c'est la charité. »
— « Et la charité ? » demanda-t-elle.
— « C'est de renoncer comme vous et de méditer comme moi. »
— « Ma renonciation est stérile, comme votre pensée. »
— « Non. Votre sœur sort d'ici amoureuse, comme une héroïne, incarnant l'orgueil de ses nuits nerveuses, rayonnante de sensualité satisfaite... Elle m'a fait pitié. Modestie est fiancée à l'Absolu ; Vanité passera... »
— « Suis-je, vraiment, Modestie ? » dit la Camaldule avec un grand soupir. « Et vous, qu'êtes vous ? »
— « Un des mages de l'Adoration inachevée, au palais Pitti. »
— « Un adorateur de Jésus, enfin. »
— « Le plus humble de ses adorateurs, car je mets à ses pieds mon intelligence elle-même. »
XXXIX
Qu'importe de lire le livre du Destin, si on ne peut le raturer?
A la fin de février, le printemps commença. Les bords du lac bourgeonnèrent et reverdirent ; l'air attiédi vibra au cri des hirondelles, messagères du renouveau. Les fenêtres de la villa s'ouvrirent ; et les passions, jusque-là fomentées par la concentration, semblèrent se détendre.
Lionardo, éveillé comme par un appel, se leva, un matin, et descendit au portique.
Le jour un peu pâle pointait, luttant contre les buées flottantes. Il contempla avec un profond plaisir ce paysage ami, théâtre de belles impressions, alors que la Camaldule rayonnait de sérénité et que Giovanna était encore puérile.
Il allait rentrer dans la villa, lorsqu'il aperçut une silhouette blanche, là où apparaissait, l'été précédent, la douce orpheline.
Il descendit, étonné également que ce fût réel et que cela ne le fût pas.
La jeune fille, obéissant à la même impulsion que le philosophe, au retour de la saison, avait repris son habitude d'antan. Elle dit :
— « Salut au Vinci ! »
— « Salut, Luini ! Que le premier sourire de la nature apaise ici tous les cœurs : et que cette aurore soit pacifique. »
— « Je fais le même vœu », dit-elle. Un cœur troublé peut vivre au sein de l'agitation, mais non dans la solitude : la paix des choses appelle la paix des pensées. Cet hiver fut inquiet, morose et vieillissant. L'air qu'on respirait dans la villa close m'oppressait, alourdi à la fois par les effluves d'un amour heureux et d'un autre désespéré : il y avait, flottants et oppressifs, des atomes d'aveuglement, du pollen d'angoisse, autour de moi : et maintenant je prévois que tout va se résoudre et que le cycle s'accomplit. »
— « Quel cycle ? » demanda Lionardo.
— « Les événements ont une tendance à se répéter comme les phénomènes naturels, aux mêmes dates d'une année à l'autre : c'est le réflexe du cycle cosmique. »
— « Où as-tu pris cela ? »
— « Les passions qui ne se résolvent pas à leur anniversaire prolongent leur conséquence d'une année », récita la jeune fille.
— « Que tu aies lu mes notes, cela n'a rien d'étonnant : la curiosité féminine ne connaît point de bornes ; mais que tu les saches par cœur, voilà qui me surprend. Comprends-tu, du moins, ce que tu cites ? »
— « Si sœur Rosa-Bianca ne résout pas son sentiment avant l'été, elle continuera à en souffrir jusqu'à un autre été. »
— « Et ton intuition, Giovanna, que te dit-elle, car je crois à l'intuition des êtres nativement déraisonnables ? »
— « Mon intuition ne se produit que là-bas », et de la main elle montrait le lac.
— « C'est ton miroir magique ! »
— « Il faut que l'eau soit calme et que je l'approche de très près : je m'accroupis sur la dernière dalle et je regarde longuement. »
— « Que vois-tu ? »
— « Je ne vois pas de figures, ni de signes descriptibles ; je vois intérieurement : l'eau refoule, en moi, ma sensibilité et je perçois si un événement ou une personne s'approche ou s'éloigne. »
— « Ce procédé de ton invention a-t-il produit des prophéties notables ? »
— « Voulez-vous que je le tente aujourd'hui, maintenant ? »
Lionardo acquiesça avec vivacité : cet ordre de faits s'apparentait étroitement à ses recherches.
Ils allèrent vers le lac, silencieux et contents, elle d'intéresser le savant et lui de trouver dans la jeune fille un écho à sa pensée.
Giovanna s'agenouilla, appuyée sur les mains, dans la pose d'une lavandière, puis ses bras fléchirent et elle s'accouda si près de l'eau que sa manche fut mouillée. Le philosophe regardait d'un œil fraternel cette gracieuse compagne sans impériosité et qui correspondait à sa notion égoïste.
L'homme de pensée redoute ce qui le charme ; il imite ainsi la prudence de l'aventurier Ulysse ; il sait quel rigoureux impôt la destinée prélève sur nos joies et craint de s'endetter en jouissant.
Ce souci peu héroïque s'impose à qui veut aboutir à un grand résultat. Les passions et les voluptés deviennent des embûches pour celui qui s'est donné une mission.
Le bon chevalier Lancelot, parti pour la recherche de Monsalvat, s'arrêta à la cour de la reine Genièvre et y passa sa vie. Les accidents passionnels ressemblent, pour l'intellectuel, aux enchantements qui écartent le preux de la prouesse, le pèlerin de son vœu, le moine de sa règle, chacun de son salut.
Lionardo voyait dans l'orpheline une sœur qui ne se métamorphoserait pas en femme, un être de grâce sans passion, s'accommodant d'une intimité pure, où la tendresse ne s'enfiévrerait pas.
Il se baissa, curieux de la longue immobilité, et vit dans l'eau la figure congestionnée de Giovanna et ses yeux, étrangement fixes, qui se reflétaient.
Un frémissement agita la jeune fille, elle se rejeta en arrière, lasse, les membres ankylosés ; il l'aida à s'asseoir. Elle respirait vite et bruyamment, comme si elle avait follement couru.
— « Eh bien ? » demanda-t-il.
— « Eh bien ! la sœur s'en va ; la Diva s'en va ; Sandro s'en va ; nous restons seuls. »
— « Qui s'en va, d'abord ? »
— « La Diva avec Sandro, je crois ; ils vont loin, extrêmement loin. »
— « Et la sœur ? »
— « La sœur part aussi, elle part, calme, guérie. »
— « Tu ne vois plus rien ? »
— « Plus rien. »
— « Tu n'as pas perçu aucune figure, aucune image ? »
— « Non, j'ai perçu l'absence prochaine, j'ai senti le départ trois départs, en même temps. »
— Attendons l'événement et puisse-t-il se conformer à ta vision : la Camaldule très calme... et guérie ! Je suis si profondément humilié de son vertige.
Vois-tu, Giovanna, le péché italien des grandes périodes a été la perversité. Cette race miraculeuse manqua d'honnêteté.
« La perfidie régna, comme la cruauté s'étale à toute page de l'histoire d'Angleterre, et la perversité, crime systématique, dévora la Renaissance. Faire le mal, cela arrive même aux esprits mûrs et expérients, je t'en ai donné le triste exemple : vouloir le mal, voilà le crime sans nom. »
— « La passion », dit Giovanna, « n'est-elle pas une fausse notion passée en acte ? »
Lionardo sourit de cette expression prise de ses cahiers.
— « Enfant, ne te contrains pas à des formules rébarbatives : exprime ta pensée telle qu'elle naît, impressive et capricieuse. Il suffit que je sois pédant, sans que tu me doubles dans cet emploi. Car c'est une paresse que cette terminologie qu'un siècle lègue à l'autre. L'honneur de penser réside à définir à nouveau. »
— « Oui », fit Giovanna, révéler, voiler encore. »
— « Mieux vaut une fantaisie qu'une répétition »
— « Oh ! fit la jeune fille rêveuse : on répète les mots ; cependant ils n'ont jamais deux fois le même sens ; les sites ne vous redonnent pas l'ancienne impression. Qui change ainsi et sans cesse, des choses ou de nous ? »
— « La ligne verte entoure le monde », dit énigmatiquement le philosophe.
XL
L'action morale de la femme est de dissoudre.
Ce printemps anticipé qui succédait brusquement à l'hiver, avec une apparence de coup de théâtre, surprit les passionnés qui vivaient au bord du lac et les apaisa un moment.
Les silences si lourds de la fin des repas s'allégèrent ; par les baies ouvertes, l'œil pouvait suivre un nuage et cela dispensait de parler.
— « Si j'étais prêtre, je me consacrerais aux jeunes gens et à l'amour, pour créer, parmi eux, une vertu masculine, sœur de celle qu'on honore parmi les femmes. »
Ainsi commençait la Camaldule,
— « Votre vœu mérite la louange, mais avez-vous supposé ce que vous diriez aux jeunes gens, pour contrebalancer l'exemple de leur père, de leur frère et même l'enseignement familial. La mère craint également, pour son enfant, le vice et la vertu. Son expérience n'ignore pas que le chaste se trouve plus faible et désarmé aux embûches que le débauché, et, avec un sens de la vie sociale vrai, elle a plus souci de l'avenir que du salut et craint l'acoquinement au delà du péché... »
— « D'abord », interrompit la Camaldule, si j'étais prêtre, j'enseignerais, selon le catéchisme, que l'homme doit arriver au mariage, comme la femme... »
Le philosophe sourit ironiquement.
— « Vous croyez redire une parole théologique et vous répétez l'idée la plus baroque qui ait été mise au théâtre Scandinave. Là, les femmes mariées s'avisent tout à coup que leur époux ne leur a pas été livré avant la lettre et elles réclament, pour égaliser la situation, le droit de faire après ce que leur mari fit avant l'union. »
— « Quel mal voyez-vous à ce que l'homme épouse la première femme qu'il aime ? »
— « Il faut d'abord que cette femme soit libre, digne et socialement convenante. »
— « Vous êtes pour ces mariages basés sur l'intérêt... »
— « Ma chère sœur, sur ce sujet, qui porte un froc devrait se taire, car tout froc déraisonne.
« Le mariage et le maigre sont les pierres d'achoppement pour votre corporation. »
— « Voilà l'hérésiarque qui reparaît ! »
— « Je me souviens d'avoir confessé un trait dont j'avais honte, qui me pesait à dire ; le confesseur n'y accorda point d'attention et demanda : « Avez-vous fait maigre ? » Or, en cette période, j'étais dévot et pauvre ; je dépensais beaucoup pour des expériences où il me fallait des métaux purs et j'avais chez moi un gros jambon dont je tirais mes repas depuis un mois. Le prêtre ne put comprendre que manger la même nourriture pendant ce temps constituait un maigre, quel que soit l'aliment ; et que le maigre réel ne pèse que sur les pauvres, parce qu'il coûte cher. Or les pauvres doivent être favorisés en bonne discipline chrétienne. Cet entêtement est d'autant plus comique que la gourmandise constitue le péché officiel du clergé. Il n'en est pas de plus abject ! Le luxurieux ressemble encore à un homme, c'est Don Juan ; mais le goinfre, le gros mangeur ? Qui donc oserait convier un évêque à une table frugale ?
— « Oui, je connais cela et pis encore ; j'ai su l'oublier, dans le noble but de me donner à Dieu. »
— « Pour les supérieurs, vous avez toujours été la princesse Visconti, à la dot magnifique, sur laquelle le plus vaste couvent peut vivre, aux influences presque toutes puissantes. Moi j'eusse été regardé comme un visionnaire ne présentant pas, à votre instar, les titres, les relations et l'or. Que voulez-vous que l'Église, au train dont elle va, fasse d'une supériorité intellectuelle ?
« Elle apprécie les gens d'affaires, l'ouaille qui paie ou le pasteur qui fait payer les ouailles. Quel intérêt y aurait-il pour moi à un cours de séminaire ou à un prône de paroisse ? »
— « Vous vous efforcez vainement d'accumuler les critiques et les blâmes : vous aimez l'Église, vous n'aimez que l'Église et votre violence exprime votre passion même. »
— « L'Église, c'est l'Arche. Elle seule mérite le dévouement et l'effort. Mais je ne peux ni m'enrôler dans un de ses ordres, ni lui amener un corps franc de la foi, qui serait le scandale de tous les réguliers et que je ne saurais, du reste, où recruter. Ce ne sont ni les habiles comme Cassano, ni les ingénus comme Sandro qui m'écouteraient. Il y a des heures où le zèle a les effets de la rébellion et tourne aux schismes.
« Abandonnez, ma chère sœur, votre idée secrète de m'amener à l'état ecclésiastique. »
— « Non, j'espère encore ! »
Une sorte de colère crispa la bouche du philosophe.
— Un barbare, un Clovis est converti par sa femme. Oui ! Mais un homme qui se prétend métaphysicien écouterait une femme, en matière de foi ! Avez-vous pu rêver une pareille excentricité ?
« Depuis quarante années, je lis, j'observe, je médite pour céder à l'impulsion d'une nonne ! Je verrais les miracles qu'ont vus les apôtres, ils m'étonneraient moins qu'une sextine de Dante ou quelques mesures de Palestrina.
« Vous feriez des prodiges, comme il y en a dans la *Légende dorée*, que cela ne compterait même pas devant mon esprit. Enfin, je suis offensé que vous vous soyez crue si forte et que votre inconscience ait voulu l'emporter sur ma ferme pensée. »
Il avait haussé la voix et Giovanna accourait, curieuse et inquiète.
La Camaldule écouta cette diatribe, comme elle eût reçu un coup douloureux, elle ne comprit qu'une chose, dans ce mouvement d'orgueil cérébral, qu'elle n'était pas aimée, qu'elle avait rêvé puérilement d'entraîner Lionardo au sacerdoce.
Jamais le philosophe n'avait été dur avec elle, et cette soudaine humeur la frappa d'un étonnement profond.
Elle s'éloigna, tremblante d'émotion.
— « Elle va pleurer », dit Giovanna.
— « Je ne puis cependant me tonsurer pour lui donner la paix. »
— « Vous avez été certainement dur ! »
— « Toi aussi, après elle, tu veux tripler ma conscience ! Il y a donc une contagion, ici ; et je suis le pénitent de deux directrices. L'une après l'autre me blâme ! Petite sotte, tu ne te doutes pas que celle dont tu prends le parti t'aurait perdue... »
— « Elle y a pensé ! Elle ne l'aurait pas fait. Sœur Rosa-Bianca est une âme noble. Elle fut tentée ! Qui ne l'a pas été ? »
— « Laisse-moi ! Ta sagesse me semble, ce jour, un peu douceâtre, et on abuse de la correction fraternelle, ici. »
Cette violence inopinée excita la curiosité de Giovanna. Elle aurait voulu interroger la religieuse. Quelle parole arrachait le philosophe à sa sérénité, jusque-là sans démenti, et le faisait crier contre une noble femme, sans autre tort qu'un profond et malheureux amour ?
La jeune fille éprouva un peu de mésestime pour ce mouvement irascible.
Girolamo, qui avait déjeuné à la villa, s'apprêtait à s'en aller.
— « Vous n'avez rien remarqué dans l'humeur de Messer Lionardo, ce matin ? » demanda-t-elle.
— « Je n'ai remarqué », dit le prêtre, que sa façon de boire ce vin nouvellement arrivé et qui est très capiteux ! »
Giovanna comprit et se désola ; un peu plus de boisson prise étourdiment et l'homme le plus pondéré frappait avec des paroles sur un cœur tout à lui, comme l'ouvrier ivre frappe avec ses poings !
XLI
Analysez le plaisir musical ou la volupté, c'est même progression.
Maintenant, Isabella et Sandro promènent leur tranquille amour, parmi les allées. Après chaque repas, ils descendent au lac, et sourient au reflet de leurs mains enlacées. Ainsi leurs impressions se renouvellent par la nouveauté du décor, et la douce complicité de cette nature lombarde d'une volupté si rêveuse. Jusque-là, frileusement enfermés, ils ont vécu des heures enivrantes, mais lourdes comme l'air des serres, entre la lampe et le feu, dans un petit espace : ces conditions matérielles avivèrent leur volupté fiévreuse. Il leur semble aujourd'hui que l'horizon s'étend à leurs yeux, comme une promesse du destin.
— « Doux ami, » soupire Isabella, « le bonheur mérite nos soins : il importe de le défendre contre les surprises de la vie. Car, mieux vaudrait ne pas l'avoir connu que si un événement le corrompait. Vous êtes venu à mon appel, comme vous deviez, avec la promptitude du cœur aimant. Je ne vous ai pas interrogé sur votre vie, j'étais toute à la joie présente ; je songe maintenant à l'avenir.
N'avez-vous aucun devoir qui puisse vous appeler, aucune nécessité qui menace d'interrompre notre intimité ?
— « Heureusement, ma douce princesse, je suis libre d'entraves. J'ai les dix mille livres de rente que Stendhal exige pour l'honnête homme : et ma famille se réduit à une sœur, épouse d'un négociant de Bombay. Le seul devoir qui puisse m'appeler viendrait des Indes. Si mon beau-frère mourait, je serais forcé de partir. Ma sœur, âme charmante mais inhabile aux choses positives, a trois enfants, tous jeunes. A part cette mort, qui n'est à craindre pour aucune raison, rien ne saurait nous séparer que votre bon plaisir, s'il cessait de m'être favorable. »
— « Dieu nous épargne cette séparation ! Je ne comprends pas l'âme anglaise qui, sans choix ni but, traverse les climats divers, errante volontaire. Je ne peux quitter mon Italie ; son ciel est nécessaire à mes yeux, sa langue à mon oreille. Ailleurs, je me sens exilée. »
— « Comment Messer Lionardo, *ce guatrocentisti*, a-t-il pu vivre aux États-Unis ? »
— « Il y a mal vécu : mais il trouvait pour ses expériences des laboratoires qu'on ne lui aurait pas offerts ici.
« A Rome, comme à Paris, un chimiste, un physicien, un ingénieur est un homme breveté, qui a passé des années dans une école spéciale et y a obtenu un diplôme, à l'examen ou au concours.
« Or, Lionardo n'est pas même bachelier, et, par surcroît, il n'a rien publié méprisant ses découvertes. Il ne pouvait trouver que là-bas, où il n'y a pas encore de routine, un écho à ses recherches très coûteuses. »
— « Quel dommage que les hommes de cette sorte ne naissent pas riches ! »
— « Ils se ruineraient fatalement. On doit pensionner ces admirables visionnaires : leur éviter la pénurie, mais non pas commanditer leur creuset insatiable. Ce sont des joueurs qui misent sur le mystère, ils ne peuvent gagner. »
— « Je ne comprends que l'amour ou le cloître, vous ou votre sœur ! » s'écria Sandro.
— « Je ne comprends que l'amour », dit Isabella ! « Que chacun reçoive le bonheur d'un autre et le lui rende, l'harmonie régnera sur la terre. Les amants ne sont jamais méchants. Que leur importe les honneurs et les biens ? Ils possèdent l'inestimable trésor qui donne le dédain de tout, car il surpasse les réalités et rivalise avec le rêve. Si c'est un péché, il empêche les autres. Qui aime n'a point d'ambition ou d'envie, pourvu qu'il soit aimé. »
— « A peine je crois à ma fortune. J'obtiens, à mon entrée dans la vie, la suprême allégresse ! » soupira le jeune homme.
Les regards colorent ces mots d'une signification passionnée.
Le discours amoureux prend son charme de l'intonation : il ressemble à l'opéra italien où les paroles ne servent qu'à porter les notes.
Durant la postulation et tant que l'on plaide sa cause, les belles phrases paraissent. Les amants sont-ils unis et d'un accord parfait, la voix seule exprime le cœur : pour suivre le duo passionnel, il faudrait l'entendre. L'amour heureux n'a son expression que dans la musique où l'indéfini reproduit la complexité de cette émotion qui occupe une triple portée de nerfs, d'affectivité et d'imagination.
On ne s'entend pas sur l'amour parce qu'on isole des deux autres une part du phénomène. Ce que le théologien appelle concupiscence correspond à la volonté de l'espèce inventée par un philosophe allemand.
Pour celui-là, une si basse attraction doit être durement contrainte par des règles exclusivement sociales, au mépris de l'individu et de son bonheur.
Le poète se consacre à l'apothéose de l'amour, et le donne pour unique idéal.
Entre cet anathème et cette glorification, l'homme cède à son tempérament et aux circonstances, sans jugement que le souvenir de ses joies ou de ses mécomptes. Comment croire que cet ordre de faits soit classifié un jour, puisque la réflexion humaine n'a donné que des notations individualistes ? Le témoignage de l'amour heureux oppose son lyrisme vainqueur aux raisonnements !
Les deux amants se sont assis sur les marches disjointes, et le lac reflète leur paix charmante.
— « Je jouis indiciblement de ma vertu passée », dit Sandro, « et nul ne me convaincra que votre amour n'en est pas la récompense ; vous ne m'auriez pas appelé, si je n'étais resté pur. »
Isabella ne répond pas à cette idée qui la frappe de mélancolie : elle regrette ses vaines amours et voudrait abolir jusqu'à leur souvenir. Ce curieux mouvement qui renie le passé et le barre de mépris, ce remords d'avoir dépensé de l'âme pour des motifs inférieurs figure un auto-da-fé sentimental où on jette ses erreurs pour satisfaire à sa foi nouvelle.
Une vie voit plusieurs fois cet état d'esprit ; il exprime une noble aspiration vers l'unité. Il faut considérer l'inconstance comme une humiliante faiblesse ; les motifs d'aimer varient peu d'un être à l'autre ; nos cœurs changent par débilité plutôt que par recherche. L'âme est rare qui tient l'accord de la passion.
Et Isabella s'étonnait de la profondeur de son penchant, sans songer à sa maturité qui la poussait à cueillir les fruits de cet amour juvénile, comme les derniers peut-être que sa beauté devait mûrir.
Sandro bénéficiait des fautes du prédécesseur ; sa douceur parut plus suave, après la perversité de Cassano.
Comme il n'exigeait rien et n'éveillait aucun souci de pudeur et de délicatesse, il profita encore de la confiance inspirée. La princesse se donna, sans y penser, par la suite des discours et des caresses ; et, dans cet abandon que son cœur opérait, elle rencontra avec un étonnement, plus de volupté qu'elle n'en connaissait. Dès lors, elle cessa de réfléchir et d'observer et, bercée par sa passion, elle la considéra comme une union qui durerait autant que son charme et la mènerait jusqu'à la vieillesse. L'idée qu'elle aimait de son dernier amour lui donnait une impression de dignité retrouvée ; à ses yeux elle se réhabilitait, car ses tâtonnements, éclairés par la comparaison avec un vrai sentiment, lui apparaissaient misérables.
Comment s'était-elle plu à si peu d'idéalité et à si peu de volupté ?
Maintenant renouvelée en son cœur et rajeunie par la caresse sincère, elle n'a plus qu'un vœu : prolonger cette vita nuova, tardive.
Le printemps qui se hâte avive sa sensibilité : ses yeux brillent, sa lèvre rougit, en elle, comme autour d'elle, la sève s'anime et va rayonner.
XLII
Renoncer est une façon de vaincre.
— « Pourquoi ces banales excuses ? » disait tristement la Camaldule au philosophe. « Ne suis-je pas assez votre amie pour supporter un éclat d'humeur ? »
— Ma sœur, j'ai cru vous avoir peinée ! »
— « Vous m'avez crié au visage votre vraie pensée et l'ennui que je vous apporte. Peut-être sera ce mieux ainsi ? Mon prestige est éteint, et après m'avoir quelque temps admirée, vous me subissez. Mon rêve vous a indigné. Il nous honorait tous les deux. Une religieuse découvrant un homme de génie et concevant pour lui un grand rôle sacerdotal, ce n'est pas là un thème à exécration ! »
— « Ne discutez pas le motif de mon impatience : le vin nouveau a tourné en grognerie ce qui n'eût été, sans son action, qu'une ironie. »
— « Ironie ou colère, votre sentiment signifie de même. Vous auriez souri au lieu de crier, que ma peine eût été semblable. Quand je quitterai ce séjour, je ne vous laisserai qu'un souvenir esthétique et qui ne modifiera rien à votre vie. »
— « Comment votre souvenir agirait-il sur ma vie ? »
— « Vous ne comprenez même pas les plus simples vœux de la tendresse. »
— « De grâce, ma chère sœur, précisez vos pensées, afin que je ne les méconnaisse pas. »
— « Autant préciser mes chagrins. Je me suis attardée trop longtemps et la liberté me devient amère. »
— Cependant, rien n'a changé, depuis votre venue, sinon votre rêverie, qui, au lieu de se laisser bercer par la vie douce, s'est formulée à propos de moi, en projet impossible.
Dois-je vous le dire maintenant, avec le calme d'un penseur et la vénération du plus respectueux ami : je ne vois pas l'ombre d'une raison pour me tonsurer.
« Je possède la solitude avec le seul luxe que j'apprécie, celui du décor. De ma bibliothèque, quelques marches seulement me séparent d'une nature magnifique. Tout ici se conforme à mes vœux ; si je trouvais la pierre philosophale, je ne saurais à quoi l'employer. Votre sœur m'a donné un paradis de savant et je le quitterais pour obéir à des esprits inférieurs ? »
— « Vous êtes heureux ici : mais vous êtes inutile. »
— « Et vous ? »
La Camaldule ouvrit de grands yeux désolés.
— « Je prie », fit-elle.
— « Je pense ! » répliqua Lionardo, en se redressant.
« Ayez l'illusion que vos patenôtres valent mieux pour l'humanité que mes recherches : mais avouez qu'au sens de la charité le penseur solitaire et la religieuse cloîtrée sont socialement identiques. »
— « Je voulais que votre pensée vînt enrichir la sphère de la prière. »
— « L'expérience vous a montré que l'âme et l'esprit ne cheminent pas ensemble. »
— « Vous proclamez que l'Église est l'arche et vous refusez de la soutenir. »
— Ne vous ai-je pas fait convenir que le zèle de l'inférieur prend les traits de la rébellion ? Qu'est ce donc qu'un simple prêtre gourmandant son évêque ou l'évêque en remontrant au pape ?
« Il faut admettre la hiérarchie telle qu'elle existe dans les rangs réguliers. Je vous le répète, quelle ombre de raison voyez-vous à ma tonsure ? »
La religieuse ne pouvait avouer qu'elle le voulait prêtre pour le rapprocher d'elle et l'éloigner de Giovanna : dessein où le zèle de la foi et le souci de la femme jalouse se mêlaient.
— « Eh bien ! je rentrerai dans ma cellule, persuadée que je n'avais rien à faire dans le siècle, puisque je n'ai pu convaincre le seul être auquel j'ai parlé. Cette humiliation me servira de pénitence pour les péchés de ma rêverie. Ah ! ces reines dont vous parliez, qui ont entraîné les rois au baptême, savaient persuader ! »
Lionardo, avec une douce pitié, répondit :
— « Ma sœur, ces reines parlaient à des barbares : vous avez devant vous un croyant, un mystique, un théologien qui connaît mieux que vous la religion dont vous vous faites l'avocate. Vous ne pouvez me convaincre d'une foi qui est la mienne et dans laquelle je mourrai ! Quant à prendre le froc sur votre excitation, je ne peux y songer sans sourire. »
— « Si la Giovanna n'était pas ici, vous m'écouteriez peut-être ? »
Lionardo eut un mouvement d'épaule.
— « Vous me croyez amoureux de Giovanna ? »
— « Oh ! je ne crois pas que vous puissiez aimer personne : mais l'intimité de cette fraîche jeune fille est un attrait de plus dans votre séjour. »
— « Cela est vrai ! Il est doux, au sortir de l'étude, de voir un jeune visage vous sourire. »
— « La jeunesse, voilà ce qui compte pour un homme ! »
— « Pour un homme vieux et revenu des passions et qui ne doit plus avoir que des sentiments presque paternels »
— « Presque »
— « Oui, parce qu'ils sont purs sans impliquer le même dévouement que le lien du sang. »
— « Quelle image gardera votre esprit de la triste Camaldule ? »
— « La plus belle qui soit ! Aucune femme n'aura jamais à mes yeux un plus grand prestige que le vôtre. Vous avez détesté les hommes jusqu'à vous cloîtrer : je vous aime pour avoir conçu et vécu cette détestation. Vous êtes celle qui traverse la vie sans qu'on la touche et dont la virginité apparaît un fruit naturel d'aristie et non de renoncement. »
La nonne secoua la tête :
— « Vous ne me confondez pas avec le vulgaire ; vous accordez un hommage à ce que je représente de rare et de hautainement pur ; vous honorez la Camaldule ; là s'arrête votre sympathie. La pensée de la nonne vous la dédaignez ; sa conception vous irrite ou bien vous fait pitié : vous ne l'écoutez que par courtoisie. »
— Si je vous avais invitée, ma chère sœur, à vous faire relever de vos vœux et à vivre au bord du lac, en femme philosophe, m'auriez-vous écouté ?
— « J'aurais traité votre proposition avec déférence, quoiqu'elle ne pût se réaliser. Mes vœux me dominent. »
— Et moi aussi, j'ai prononcé des vœux, et pour y être fidèle, j'ai sacrifié jeunesse et succès ! Vœux de science qui valent bien vos vœux de prière. Oh, il ne s'agit ni d'application industrielle, ni de stériles investigations : mais du plus transcendantal intérêt, de la méthode intellectuelle !
Entre le dogme qui plane dédaigneux de la raison et l'expérience qui chemine en oubli et en méfiance du dogme, il existe une voie, l'analogie, qui établit une radieuse parallèle du phénomène à l'hypothèse. Ma recherche patiente, pénible, car elle emprunte autant aux sciences naturelles qu'à la philosophie, ma recherche ne peut aboutir que par une méditation solitaire où nulle nécessité, nulle solidarité, nulle influence ne parvienne. Votre sœur m'a placé dans des conditions idéales pour la réalisation de cette grande œuvre, œuvre sainte et sacrée, car elle doit ramener au bien des esprits sur lesquels l'ancienne apologétique demeure impuissante. »
— « Vous ne m'avez jamais parlé de ce sublime travail. »
— « J'y avais renoncé. La paix du lac m'a rendu cette ambition. »
— « Je le vois enfin. Les plus hautes pensées comme les inférieures, toutes vos pensées s'éloignent de moi. »
— « La pensée isole toujours. »
— « Giovanna cependant aura un écho de votre doctrine, elle emploie vos mots, vos tournures de phrase et vous lui lirez... »
— « On lit une comédie, une poésie à une femme, mais non un discours sur la méthode. Pourquoi vous préoccuper de cette enfant ? »
— « Parce qu'un homme, même métaphysicien, est toujours homme ; quelque jour vous mettrez à mal cette orpheline. »
— « Vous m'avez dit qu'elle me tenterait ; maintenant vous estimez que j'attaquerai sa vertu ; je suis, ma sœur, un parfait honnête homme et, de plus, un vieil homme ; vos craintes sont oiseuses ! »
— « L'épouserez-vous, au moins ? »
— « Le ciel m'en garde ! Vous voulez donc, à tout prix, me forger des chaînes, et conjugales à défaut de monacales : zèle étrange. »
— « Vous n'avez rien pu pour moi ; je n'aurai rien pu pour vous. A quoi a servi notre rencontre ? »
— « A montrer que la voie longtemps suivie devient fatale et qu'on ne la quitte jamais. Je mourrai en gnostique fervent et vous, en nonne exemplaire. »
— Le cloître contient plus de paix que je ne croyais. Maintenant que j'ai vu un coin du monde, je devine l'ensemble : et vraiment je fus inspirée de renoncer à la vie laïque. La Providence m'a fait sortir de ma cellule afin que, connaissant l'ignominie du siècle, je revienne plus fervente à la prière, au silence, à l'ombre.
Quand je pris le voile, je m'attribuais quelque mérite : combien j'en aurais aujourd'hui à le quitter ! Si je savais écrire, je dirais aux pauvres entêtés de la vie active les suavités de la contemplation et que le couvent qui passe pour un pic d'héroïsme est au contraire le lieu sans souffrance, celui où l'on attend doucement la mort. Mes sentiments de l'heure me semblent des maladies, des fièvres, d'affreux cauchemars ; j'aspire à guérir, à me réveiller : et je prie Dieu pour qu'il suscite l'événement qui m'enlèvera du monde !
— Ma sœur, votre horreur du siècle se justifie, vous n'en pouvez rien attendre.
L'être humain correspond à un élément social : et vous êtes dans la vie active dépaysée, après tant d'années conventuelles.
Ce n'était pas là ce qu'elle eût voulu entendre, mais un mensonge du philosophe n'eût servi qu'à prolonger la dure épreuve où se convulsait cette âme pure, un moment troublée.
XLIII
Le futur projette une ombre, comme le passé.
Le lac ne montre plus ses colorations d'hiver, dures et oxydées de miroir métallique, il bleuit à l'unisson du ciel. Dans l'eau molle, les rives verdissantes se mirent et le vol imprévu des hirondelles sillonne l'air tiède.
L'ardeur des amants s'augmente au milieu de la fête cosmique : ils célèbrent aussi le renouveau dans leur cœur.
Isabella, appuyée à l'épaule de Sandro, passe avec lenteur, le long des grands cyprès.
Elle se revoit l'année précédente, à cette époque disant à Lionardo : « Voilà notre préau ; ne sommes-nous pas des damnés et des cénobites en même temps ? » Quel changement survenu ! Une vie nouvelle pleine de joie s'ouvre devant le dernier amour, celui où l'on jette toute sa chair et toute son âme comme un statuaire précipite même son or au creuset d'où sortira l'œuvre suprême.
— « Si vous le voulez, O DIVA MIA », le jeune homme se plaît à cette appellation empruntée de Giovanna, « nous ne sortirons pas de ce séjour enchanté, fidèles au lieu où notre bonheur a fleuri. Que donnerait le monde qui valût les délices de notre retraite où les baisers sont de chaque heure, où rien ne nous distrait de notre vœu suave. Le bonheur d'amour a pour ennemis ceux qui le désirèrent en vain : et le monde qui sourit parfois à la gloire et à la richesse attaque toujours de son envie satanique, la passion heureuse, rêve universel que si peu d'âmes réalisent. Il ne faut pas tenter la méchanceté, car elle détruit même ce qu'elle n'espère pas posséder. »
Un regard qui brille plus vif, un sourire qui s'épanouit, une main qui augmente son contact, répondent seuls.
La princesse évoque cette première nuit passée à écrire son désespoir, à supplier Lionardo de venir au secours de son isolement ; elle s'étonne d'avoir un instant jalousé l'enthousiasme du philosophe pour sa sœur ; elle s'étonne surtout du renoncement qu'elle avait conçu ; il lui paraît aujourd'hui un symptôme de démence.
A une certaine distance morale, c'est-à-dire après ; que notre vibration a cessé, nos sentiments tout à l'heure encore si vifs, si douloureux, nous stupéfient, et nous doutons de les avoir vécus. Isabella se figure à peine ces longs mois de désir sans objet et se retourne en esprit pour apercevoir encore les étapes indistinctes de ce passé. Sandro se remémore le portrait de Boccaccino, première image devant ses yeux d'enfant, et motif initial de sa rêverie adolescente qui s'est animé, Galathée de l'imagination, et qu'il possède, sous les traits d'une Visconti.
Leur pensée s'unit en un respect craintif de la Providence qui a voulu ou permis leur rencontre.
— « Êtes-vous pieux, mio ?» demande tout à coup l'amoureuse.
— « Je crois ! » fait simplement le jeune homme. Gravement Isabella reprend :
— « Cela ne suffit pas : il faut pratiquer. Soyons reconnaissants à la Divinité, afin qu'elle nous continue sa grâce. Je ne rougis point de ce mouvement inspiré par la gratitude. Dans le péril, le marin prie et fait des vœux ; j'élève mon âme à Dieu dans le bonheur. On n'aime point sans trembler pour la durée de son amour et vous m'avez mis à l'âme, sans y songer, un poignant souci !
« Ce beau-frère négociant aux Indes dont la mort vous attribue des devoirs impérieux, je l'ai vu en songe. Je ne vous ferai pas son portrait : c'était l'époux de votre sœur et il me parlait de ses enfants, de sa femme. Je ne me souviens pas du lieu, mais il différait de l'Italie. Avez-vous pensé à l'affreuse séparation : à l'incertitude du revoir, Sandro ? »
— « Quand vous m'avez demandé si aucune chaîne ne me tenait, j'ai cru vous rassurer en dénonçant, avec une sincérité entière, la seule circonstance où je ne pourrais faire ni ma volonté, ni la vôtre ! Mais il n'y a aucun motif d'appréhender la mort de mon beau-frère. Votre inquiétude n'est qu'un effet de votre parfaite tendresse. »
La princesse secoua la tête.
— Vous n'avez pas longtemps attendu le bonheur, vous ne l'avez pas péniblement cherché à travers les mirages décevants. La vie vous traite en favori, vous attribuant le véritable amour, pour premier amour.
Devant vous, l'avenir s'étend illimité.
Je touche au soir de ma vie. Oh ! ne protestez pas, je suis belle et aucune vierge ne vous apporterait plus de joie. Comme il faut que l'un soit l'initiateur, vous profitez de mes ennuis, de mes erreurs.
Regardez l'étrange contrainte qui règne entre Lionardo et ma sœur. A peine s'étaient-ils vus qu'ils s'admirèrent. Oh ! ce fut immatériel, comme il convient aux vœux de l'une et à l'âge de l'autre : commerce d'esprits, communion d'âmes, dilection : ainsi ils disent. Certes, leur tendresse, de quelque nom qu'on la nomme, devait durer ou du moins s'éteindre doucement ! Point ! ils se contristent, ils se blessent et maudissent peut-être leur rencontre. Lionardo visiblement fuit Rosa-Bianca. Il n'y a eu entre eux que des paroles, calmes et bienséantes ; ni aveu, ni serment, aucune de ces expressions qui donnent carrière à l'humeur. Eh bien ! ils n'ont pu vivre en paix ! Pourquoi ? Ni l'un ni l'autre ne sait aimer ! On croit qu'il est simple de goûter le bonheur, et qu'il suffit de l'éprouver, pour l'offrir à son tour. Quelle erreur ! L'amour, comme la science, comme la contemplation, l'amour est une vocation. On naît pour l'amour, on naît pour la guerre. Aimer, au sens élevé, suppose une faculté. Les hommes la croient reconnaître aux charmes d'une femme et lorsqu'elle est belle lui attribuent le pouvoir de donner le bonheur.
« Ils se jettent ainsi aux rêts des coquettes et ne récoltent de leurs soins que des souffrances. »
— « La rareté d'un bel amour vous donne raison, ma princesse : tout le monde tente la délicieuse entreprise, d'instinct et poussé par la seule soif du bonheur. Leur déception se conçoit ; ils n'ont vu qu'eux-mêmes et l'amour se projette sur autrui, dans un effort perpétuel de s'identifier à l'être aimé. Il faut se donner sans réserve, se dévouer, au sens ancien du mot, pour obtenir la pleine allégresse. »
— « Nous la possédons », dit la princesse, et notre heur est si complet que je m'inquiète. Il y a, dans la vie, des forces méchantes qui veillent, littéralement, à ce que le malheur n'épargne personne et ces volontés perverses, que je n'ose appeler démons \(par habitude d'entendre Lionardo rire de la vieille croyance\), je les sens tourner autour de nous et tracer des cercles de fatalité. Voilà pourquoi je pense si obstinément à votre beau-frère et au péril que sa mort ferait courir à notre amour.
— « Chassez ces appréhensions vaines, chère âme : que des craintes imaginaires ne troublent pas notre sérénité. Nous prierons ensemble, comme vous l'avez dit, et ainsi sera conjuré le mauvais sort. »
Leur promenade alanguie se prolonge et, quand le feuillage jette assez d'ombre, des baisers montent à leurs lèvres et ils les cueillent d'une bouche toujours avide.
Leurs paroles expriment, sans se lasser, le même vœu de s'enfermer dans la villa comme en un paradis et d'y vivre des jours indéterminés de recueillement voluptueux.
Le cadre, où l'art s'unit au pittoresque, convient à une longue retraite passionnée.
La princesse cependant revient à son idée fixe.
— Sandro, si votre beau-frère venait à mourir, ne pourrait-on, avec une forte somme, envoyer quelqu'un à votre place ?
« Bombay, c'est le bout du monde. »
Lui éteint ces transes par une caresse et la délicieuse flânerie continue, à travers les allées, tandis que des libellules dansent sur l'eau bleue et claire du lac alangui.
XLIV
L'antique représentation de l'animal à tête humaine était un enseignement.
Au printemps, il y a parfois des heures d'été où la nature encore juvénile devient ardente : l'air est pur, mais il énerve en passant, comme une caresse : la béatitude qui sort des choses réjouit le corps, au-dessus de l'âme détendue et sommeillante.
Ce jour-là, Lionardo se sentit attiré au dehors par un magnétisme indéfinissable. Repris par son ancien vœu d'un grand ouvrage testamentaire, il avait passé des jours entiers à coordonner ses notes et, à moitié satisfait, il commençait à voir un plan d'ensemble, lorsque, par la fenêtre, une brise parfumée et grisante éteignit son application comme un coup de vent eût fait d'une lampe. Il ne prit pas d'humeur de cette circonstance et chercha Giovanna pour se promener avec elle.
Depuis que la compétition sexuelle avait cessé d'éperonner sa sensibilité, la jeune fille redevenait puérile, presque gamine, retrouvant son insouciance à la poursuite des papillons, courant, une chanson aux lèvres, à travers les jardins.
L'orpheline était allée à la pêche sur le lac, avec Girolamo. Après un peu d'hésitation, le philosophe frappa à la porte de l'oratoire.
La Camaldule, assise dans le siège hiératique du martyr dominicain Savonarole, lui apparut si triste qu'oubliant le désœuvrement, cause de sa visite, il la colora de sollicitude.
— S'enfermer ainsi un jour où la création rayonne de tant d'éclat c'est mépriser l'œuvre divine : venez, ma sœur, venez saluer notre frère le soleil.
« Sois loué, Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement Monseigneur frère soleil, qui donne le jour et par gui tu montres ta lumière ; il est beau et rayonne avec une vraie splendeur, car il te représente, ô Très-Haut ! »
A cette strophe du saint poète d'Assise, Rosa-Bianca se leva.
— « On souffre du désaccord entre l'éclat du ciel et la nuit de son âme : il fait une journée joyeuse et païenne. »
— « Oui, c'est un temps de Panthéisme : cette doctrine est née d'impressions instinctives. »
— « Je ne me trompe donc pas », dit la religieuse, en éprouvant une intime contradiction entre le rayonnement de la sève et ma nature chaste ? Il me semble que, par des heures semblables, la volonté fléchit ; l'homme doit oser davantage et la femme s'abandonner presque sans consentement, en proie à un narcotique, à une ivresse mauvaise.
« Moi je n'éprouve que de la tristesse sous ces effluves, mais je suppose leur action générale. »
— « Il y a de l'animalité dans l'air, sans doute : et l'hiver plus chaste conseille autrement. Admirons les aspects du grand décor, et ne blâmons aucun des actes de la féerie naturelle. Le printemps resplendit sur le lac de Tibériade où Jésus a vécu ses plus douces heures, comme aux bords de celui de Côme. »
— « Où est la Giovanna ? »
— « En barque avec Girolamo. »
— « Je m'étonne que vous ne soyez pas avec elle. Pour un homme sensuel, la vue d'une jeune fille a tout son charme, aujourd'hui. »
— « Je ne suis pas un homme sensuel », dit simplement le philosophe ; mon âge m'interdit de me dire chaste, je suis seulement un esprit sérieux ! »
— « N'importe ! vous avez abandonné ce travail acharné, malgré vous ! Le grand Pan ne veut pas que l'esprit l'emporte. Jusqu'à quel point, malgré l'âge et la gravité, seriez-vous faible devant une tentation ? »
— « Par les cornes de tous les chèvre-pieds, vous me donnez là de bonnes raisons contre l'invitation au sacerdoce. Si vous m'estimez si fragile, pourquoi m'inciter au vœu de continence ? »
— « Vous me faites un grief de ma plus noble pensée : oui, j'avais rêvé de donner votre génie à l'Église et de vous conquérir à Dieu ! Par là, ne vous ai-je pas montré la plus grande estime ? »
— « Ce ne sont pas les saintes Claires qui font les saints François ! » dit doucement Lionardo.
Incapable de cacher son humeur, craignant qu'une parole violente révélât son trouble, Rosa-Bianca s'arrêta...
— « Cette chaleur me donne des vertiges, je rentre ! »
Lionardo ne la retint pas et continua sa promenade, dans une disposition d'esprit hésitante, plaignant la Camaldule et respirant avec joie les brises odorantes. Le charme du printemps effaça bientôt la préoccupation : il rêva de sa jeunesse épuisée par l'étude, des amours qu'il avait dédaignés, des dédains subis et de diverses circonstances de sa vie agitée.
Dans le silence des terrasses, une voix de femme monta : elle chantonnait en travaillant une banale romance. Lionardo étonné fit un détour et aperçut au bout d'une allée une paysanne qui ratissait.
C'était une de ces rustiques, comme on en voit dans la campagne italienne, qui ont une beauté animale faite de santé et de jeunesse et qui tentent, au même titre qu'un fruit savoureux.
Vêtue d'un jupon déteint et d'une chemise grossière que soulevait une gorge ferme, elle arrêta son travail pour saluer le philosophe.
— « Je ne t'ai jamais vue ici ? D'où sors-tu ? »
— « Je suis la fille de Pietro le jardinier ; j'étais en service depuis un an à Bellinzona, mais on n'a plus voulu me donner de bons gages : alors mon père a préféré me faire revenir, pour l'aider. »
Les yeux, vides de pensée, brillaient de vie, la bouche, rouge et humide, à demi ouverte comme une fleur épanouie, invitait au baiser. Lionardo tapota les joues de la paysanne, puis il toucha les seins.
Elle riait doucement, niaisement, sans un geste de défense, flattée et amusée : ces privautés ne signifiaient rien, surtout de la part d'un maître.
— « Veux-tu me donner un baiser ? », demanda le philosophe en la prenant par la taille.
Le râteau tomba.
— « Tends-moi ta belle bouche ! » Lionardo posa ses lèvres sur celles de la fille, goulûment, comme on mord dans une pêche.
Un cri étouffé éclata, si douloureux qu'en l'entendant Lionardo connut qui l'avait jeté. Il repoussa la paysanne étonnée de cette brusquerie. D'un œil inquiet il chercha autour de lui, il aperçut à travers les feuillages la robe blanche de la nonne et courut à elle.
Adossée à un arbre, défaillante, les mains croisées sur sa poitrine comme pour en contenir les battements, les yeux fermés, elle haletait.
De lourdes larmes sortaient par instants de ses paupières crispées.
— « Vous êtes blessée ? » murmura Lionardo pour dire quelque chose.
Elle fit un signe de la tête, puis un autre des mains pour qu'il la laissât ; il obéit et, s'étant écarté, il contempla, avec une indicible tristesse, sa noble victime.
Lentement, avec des hésitations et des arrêts de blessée, la Camaldule se mit en marche, d'un pas hésitant ; à monter les degrés elle vacillait, ivre de douleur : et cet aspect lamentable n'exprimait pas encore le désarroi de cet être pur qui perdait tout le sang de son cœur.
Toucher à la gorge d'une fille, à la campagne, et lui plaquer un baiser au passage, qu'est-ce donc pour un homme, même de bonnes mœurs, sinon un hasard sensuel quelconque ? Pour Rosa-Bianca, ce fut l'effondrement de tout amour, de tout espoir. Lionardo n'était qu'un homme de concupiscence, comme les autres.
Sur la notion érotique les sexes ne s'entendront jamais. L'homme ne croit pas trahir l'idéalité en cédant au désir seulement physique : et la femme sait fort bien que sa dignité véritable n'a qu'une devise : rien du corps sans l'âme
Dans sa bibliothèque, le philosophe, mécontent la, remua des livres, morose et maudissant sa ornée.
Giovanna survint, émue, les yeux mouillés.
— Messer, il s'est passé quelque chose de rave... j'ai promis de ne pas vous le dire et je conte quatre à quatre vous l'apprendre, car cela mérite votre attention.
Je revenais de la pêche, Rosa-Bianca m'apparaît le visage bouleversé et me prie de la suivre dans l'oratoire.
A peine la porte fermée, elle se jette à genoux et me tient cet étrange discours : « Mon enfant, je te prie de me pardonner le scandale de ma conduite, et ma méchanceté. J'ai été indigne de mon passé, de mes vœux de moi-même ! Pardonne-moi... Dieu a eu pitié de la vierge consacrée... il m'a guérie. Je ne peux rien pour réparer le mal que je t'ai souhaité, que prier !... Je vais partir... non pas tout de suite... Il convient qu'aux yeux de tous ma guérison paraisse... afin que je m'en aille honorée comme je suis venue honorable. »
Giovanna se tut : Lionardo réfléchit un moment et dit avec un détachement affecté :
— « Les réactions animiques sont souvent brusques et inexplicables, chez les mystiques. »
XLV
La fatalité est intérieure.
La Camaldule a remis son bandeau : on ne voit plus ses cheveux. Ses yeux expriment le calme et leur azur de fresque pâlie ne s'avive point de fièvre. Aucune nervosité n'agite ses mains inactives et sereines et sa belle bouche rose dans la matité du teint se ferme en sourires silencieux. Comme à son arrivée, elle rayonne de la pureté et de la paix. L'ascèse catholique a brusquement triomphé : la vierge, un moment amoureuse d'une intelligence, n'appartient plus qu'au Seigneur.
Sœur Rosa-Bianca est guérie aux yeux de tous : et l'admiration de Lionardo se réveille. Celle qui a sauvé son corps précieux du contact, dont la main n'effleura jamais une main d'homme, défend maintenant son âme splendide de tout penchant et ne permet plus à la pensée du métaphysicien de l'influencer.
Elle ne veut rien de l'homme, d'aucun homme, pas même sa science et ses lumières ; car elle a vu le geste bestial de celui qu'elle avait élu. Dans la paix où elle va rentrer, elle n'emportera nul souvenir : il faut que son immatériel péché s'efface, même de son esprit. L'orgueil de la vierge et celui de la princesse s'unissent à cultiver une implacable indifférence.
En vain, le philosophe, ajoute une strophe au cantique du soleil, celle que le Saint eût dédié à la Clarisse.
Sois loué, Seigneur, pour sœur Rosa-Bianca. Tu l'as faite silencieuse, active et subtile, et, par elle, ta lumière brille dans nos cœurs.
En vain, il est éloquent et déroule les prestigieux secrets de l'occulte. La nonne le voit toujours toucher aux seins de la paysanne et la baiser aux lèvres. Cette vision abolit le prestige du philosophe.
Celle qui a douze ans de silence dans la bouche, douze ans de murs claustraux réfléchis dans les yeux, maintenant n'offre aucune prise aux hommes et au monde : le sentiment de curiosité même s'est éteint.
Qu'elle parte, qu'elle demeure, désormais c'est une Camaldule, une princesse vierge, qui porte son inflexible vœu sur son visage où l'émotion ne montera plus.
On dirait qu'elle a cessé de comprendre le langage si élevé de Lionardo. Impuissant à l'intéresser, il s'afflige.
Sans ostentation, elle a repris la lecture de l'office, les grains du chapelet coulent entre ses doigts fins et blancs.
Elle ne s'est pas confessée à Girolamo par pudeur : mais on sent qu'elle se prépare, avec ferveur, à reprendre la vie de clôture. Elle se hâte de donner à Giovanna de longues leçons, pour lui faire oublier avec quelle humeur elle interrompit cette pédagogie !
Visiblement, elle est prête à quitter le monde, et n'attend qu'une circonstance.
Son orgueil ne veut pas d'un départ qui ressemblerait à une fuite. La Providence l'amena : il faut que la Providence l'emmène. Quant à son amour pour le philosophe, et à sa jalousie de Giovanna, tout est oublié, disparu, aboli : et tellement que Lionardo et l'orpheline, par instant, doutent de leurs souvenirs si récents. La cellule a vaincu la bibliothèque. L'être de contemplation l'emporte sur l'être d'intellection.
XLVI
L'aimant est la clé de la science physique et métaphysique.
Un matin, pendant le déjeuner, on apporta un télégramme pour Sandro.
Dans la vie agitée de Paris où les plaisirs ont la même importance que les affaires, une dépêche ne signifie souvent qu'une circonstance banale, un rendez-vous de plaisir offert ou refusé : à la campagne et pour des gens solitaires cette petite feuille pliée a un caractère impérieux. Isabella pâlit et se signa, pensant à son rêve, et le jeune homme, dans sa hâte de lire, froissa le papier à peine ouvert et le tendit à la princesse. Puis il cacha sa tête dans ses mains.
— « Mon mari est mort --- affaires inextricables --- moi*malade --- viens sauver enfants --- hâte toi --- ta sœur*. »
La foudre tombait sur le bonheur d'Isabella.
D'une voix d'angoisse elle demanda :
— « Sandro, qu'allez-vous faire ? »
— « Vous me le demandez ! » s'écria-t-il en montrant un visage plein de larmes. « Je vais au devoir, dussé-je en mourir et je pars aujourd'hui..., à l'instant. »
— « Eh bien ! Et moi ? » clama Isabella.
Ce cri, simple comme la passion et si net d'expression ardente, retentit dans le silence glacé qui planait. Pour la femme, il n'existe pas de devoir contre l'amour.
Sandro s'était levé et se tournant vers Lionardo :
— « Vous avez un horaire sans doute... venez calculer avec moi... »
Lionardo fit signe à Giovanna et, laissant passer le jeune homme devant lui, il souffla très vite à l'orpheline.
— « Va faire les malles de la Diva, vite ! » La princesse restée seule avec sa sœur jeta encore son cri, avec une intonation déchirante.
— « Et moi ? »
— « Si tu aimes Sandro : suis-le ! Qui te retient ? » dit la Camaldule avec tranquillité.
— « C'est vrai ! Qui me retient ? » répéta l'amante.
Rosa-Bianca ajouta :
— « Je partirai avec toi, car je rentre au cloître, à celui de Bari. »
— « Ah ! tu t'en vas ? » fit Isabella avec l'indifférence d'une âme absorbée en elle-même.
Les deux sœurs ne parlèrent plus, Isabella gémissait ; une lutte intérieure intense et cruelle se trahissait par des froncements de sourcils et des soupirs.
Avec une pitié dédaigneuse, la religieuse contemplait sa sœur, fière d'avoir échappé à l'avilissant péché, heureuse, en ce moment, de sentir son cœur vide de toute créature.
Sandro rentra.
— « Je peux », fit-il, m'embarquer demain à Trieste, si je pars avant ce soir. »
Tout à coup, la princesse se leva. Sandro frémit d'appréhension. Qu'allait-elle dire, dans sa colère d'être quittée, même pour le plus noble devoir ?
— « Eh bien ! » dit-elle, avec une simplicité de ton que les circonstances rendaient grandiose.
— « Eh bien ? » implora le jeune homme. !
— « Eh bien ? nous partirons ce soir. »
Ce « Nous » était le mot sublime, à cette heure, dans cette bouche.
Sandro, extasié de reconnaissance, tomba aux genoux de l'aimée, et la religieuse, émue malgré elle, approuva :
— « Ceci est d'une Visconti ! »
XLVII
Le jour contient une menace de l'ombre ; la nuit, une promesse du jour.
Sur la route blanche, Lionardo et Giovanna écoutent encore le roulement déjà lointain de la voiture qui emporte vers l'Asie cette princesse si fidèle au ciel italien ; et qui ramène au Cloître cette nonne un moment séduite par l'intelligence et désormais confirmée en ses vœux par l'horrible vue d'un éclair instinctif.
Quel tour vertigineux la roue de fortune accomplit en une matinée ! Que de rêves, que d'émois, que de pensées tendres et nobles ont leur dénouement dans ce départ, brusque comme une catastrophe !
Ceux qui restent, l'homme aux cheveux gris et la fille aux tresses blondes, se sont assis chacun sur un des cônes de pierre qui flanquent la porte du palais ; ils retardent l'impression angoissante de rentrer dans le vaste édifice plein d'un silence nouveau et plus profond. Le branle-bas du départ avec les armoires hâtivement vidées et les malles remplies fiévreusement, les soins matériels d'un long voyage subitement résolu et, en plus des efforts nerveux du va et vient, le souci d'oublier les choses nécessaires : ce violent mouvement de hâte et de détails a étourdi leur pensée et leur a masqué la réalité sentimentale.
Les adieux mêmes, précipités par une pudeur d'attendrissement et l'impériosité de l'heure, ont continué l'effarement irréfléchi.
Maintenant, le fait moral se dresse fatidique.
Giovanna a beaucoup pleuré. Elle doit tout à celle qui est partie ; elle lui doit l'élévation de sa fortune et la paix de l'avenir.
Car, la princesse Visconti a remis à Lionardo une feuille volante où elle leur lègue l'usufruit de la villa. Sandro a suggéré cette noble pensée.
Le philosophe souffrit quand la Camaldule refusa sa main. Elle ne se borna pas à un geste évasif et discret, elle prononça cette parole implacable et sereine :
— « Ce ne serait pas assez pour vous ; ce serait trop pour moi. »
Il voudrait se dire que la femme éclate encore en cette attitude qui a le caractère d'une représaille ! Mais il a suivi le mouvement magnifique de cette individualité se redressant ; et l'indifférence de Rosa-Bianca ne permet pas un doute. Dans le silence conventuel, elle ne se souviendra que d'une embûche du démon péniblement surmontée et jamais Lionardo ne reverra Modestie. La sombre porte aux lourdes ferrures demain s'ouvrira sur l'admirable femme, la plus pure de ce monde ; et le regret ne pourra pas même un jour s'agenouiller auprès de sa tombe.
Le temps passe indistinct pour ces deux tristesses, cariatides fléchissantes sous le poids du passé. Un paysan qui rentre, ses outils sur l'épaule, les regarde avec un étonnement qui les rappelle au réel. Ils repassent le seuil, leur pied pousse des papiers, des cartons ; une malle abandonnée bâille ouverte, ses casiers épars. Ils ont hâte de traverser le vestibule qui ce soir paraît immense et, arrivés au portique, ils respirent vivement.
Là, leur mélancolie fait une station : ils revoient lui, la blanche ligne de la Camaldule s'élançant entre les noirs cyprès ; elle, la Diva, majestueuse avec langueur, traînant son ennui des premiers mois et promenant ensuite sa joie d'aimée. Puis, un même désir les pousse qu'ils se communiquent d'un regard. Le lac les attire, le lac prophétique où elle a vu l'événement d'aujourd'hui, le lac probatique où il s'est guéri de la rancœur ancienne.
Ils descendent les terrasses, recueillis à l'évocation du passé, pieux au souvenir.
— « Messer ! » dit la jeune fille, en ce soir solennel, dites à la néophyte de la vie une parole qui la guide. Vous êtes Vanité selon l'esprit, comme la Diva incarne Vanité selon le cœur : je suis Modestie comme la Camaldule, moi !
« De quel côté se rencontre la Vérité ? Accompagne-t-elle cette volonté que vous avez appliquée à la recherche du mystère et que la Diva consacra à l'amour ? ou bien se cache-t-elle au renoncement de Rosa-Bianca et dans ma passivité ? »
— « La Vérité, ma fille », dit gravement Lionardo, ne tient pas dans une formule, comme un diamant aux griffes de la monture. Considère la philosophie comme l'art le plus élevé, comme une recherche de la Beauté dans son domaine pur ; et apprécie une doctrine en poème supérieur aux autres genres de la poésie. La pensée est de l'art à l'état idéal.
La vérité, chaleur divine, pénètre les âmes comme la force solaire agit sur les corps, mais le rayon divin et le rayon cosmique ne changent rien à la constitution de l'être ou de la chose : et dès lors la hiérarchie, l'humaine du moins, dépend de la réceptivité.
Pour moi, il n'y a pas d'hésitation possible, en beauté et en logique : je perçois la splendeur de la forme et la rigueur du raisonnement. Combien d'hommes se plaisent aux laideurs et aux sophismes ? Isabella n'aura compris dans la vie qu'une loi : l'amour sexuel ; et Rosa-Bianca satisfait le même amour de soi, par le renoncement : ce sont deux grandes âmes, pourtant.
Jésus incarna la Vérité : elle regarda par ses yeux, elle parla par sa bouche, elle toucha par ses mains. Au moment où il expirait, pas un de ceux qui avaient vécu les yeux dans ses yeux, à portée de son souffle et de ses mains, ne savait qu'il était Dieu : et treize siècles s'écoulent avant qu'il soit pleinement compris par le fils du drapier Bernardino. Ne provoquons la vérité que dans la mesure où notre esprit peut la concevoir. Que notre cœur soit de bonne volonté et la lumière l'emplira. Regarde, Giovanna !
A ce moment le soleil s'abîmait dans une gloire immense, derrière le mont des châtaigniers. Il éclaboussait d'or rouge son manteau aux franges de pourpre. Aux carmins profonds comme les rubis d'une plaie héroïque, succédèrent les violets grandioses d'une lamentation d'esprits. L'outremer enfin verdit en pâlissant et la nuit, comme un flux pontique, submergea les couleurs. Les formes s'irréalisèrent ; la statue sembla vivre.
Alors, Lionardo reprit :
— Que sentira tout homme à ce spectacle, sinon la réverbération de ce qu'il contient ? Le monde extérieur est un miroir qui ne nous renvoie que notre image intérieure ; et nous ne cherchons dans les êtres que notre reflet. Un mystique verra, dans un coucher de soleil, la gloire de Dieu ; un savant, des lois ; un artiste, des colorations ; un paysan, des présages pour sa récolte.
Ni la foi, ni la science, ni l'art, ni la nécessité ne se trompent : mais heureux celui qui voit la gloire de Dieu, car il voit plus haut et plus loin que les autres.
— « Il faut donc aller à Dieu ? » dit Giovanna.
— « Dieu, mon enfant, est en haut ; il ne faut pas le chercher à droite et à gauche ; pour le sentir, hausse-toi, par la prière ou la pensée. »
Autour d'eux l'ombre s'épaissit et, dans le ciel sans lune, la chouette jeta son cri.
— « A cette heure où je fais les vœux les plus purs d'un tendre frère, je te promets un don. Oh ! il n'est ni magnifique, ni brillant, mais suave pourtant : la Paix. »
— « La Paix ! » répéta l'orpheline avec des sentiments confus.
— « La Paix », reprit Lionardo, est la seule fleur céleste que la terre consente parfois à porter et que l'homme puisse cultiver avec espoir !
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- TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). Modestie et vanité, roman (La décadence latine, éthopée, XVI). Modestie et vanité, roman (La décadence latine, éthopée, XVI). . ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001C-EBD0-E