PREMIÈRE PARTIE
L'INCENDIAIRE

I

Au moment où commence notre récit, c'est-à-dire le 3 septembre de l'année 1861, à trois heures du soir, une femme de vingt-six ans à peu près suivait la route conduisant de Maisons-Alfort à Alfortville. Cette femme, simplement vêtue de deuil, était de taille moyenne, bien faite, d'une beauté attrayante.

Des cheveux d'un blond fauve s'enroulaient en grosses torsades sur sa tête nue. Dans son visage d'une pâleur mate, brillaient de grands yeux aux prunelles d'un bleu sombre. La bouche était petite ; les lèvres bien dessinées, d'un rouge cerise mûre, s'entrouvraient sur des dents éblouissantes.

De la main droite, elle tenait un bidon de fer-blanc à anse mobile ; de la main gauche, elle serrait la menotte rose d'un bébé de trois ans environ qui marchait à pas lents en tirant derrière lui, par une ficelle, un petit cheval de bois et de carton.

Une saccade détruisit l'équilibre du jouet qui tomba sur le côté. La jeune femme fit halte aussitôt.

« Voyons, Georges, dit-elle lentement à l'enfant d'une voix douce et caressante, prends ton joujou, mon chéri, et porte-le.

— Oui, petite maman. »

Le bébé obéissant saisit son dada par la tête, le mit sous son bras, et tous deux continuèrent leur chemin. Ils atteignirent bientôt les premières maisons d'Alfortville. La jeune femme entra dans une petite boutique d'épicerie. Une forte commère sortit aussitôt d'une pièce voisine.

« Tiens, c'est vous, m'ame Fortier ! dit-elle, bonjour, m'ame Fortier… Qu'est-ce qu'il faut vous servir ?…

— Du pétrole, s'il vous plaît…

— Du pétrole !… encore ! Mais bon dieu, qu'est-ce que vous en faites ? Vous en avez déjà pris hier.

— Mon gamin a renversé le bidon en jouant…

— C'est donc ça ! Combien qu'il vous en faut ?

— Quatre litres, afin de ne pas revenir si souvent. »

L'épicière se mit en devoir de mesurer le liquide demandé.

« C'est dangereux tout de même, ces moutards ! Savez-vous que votre gosse, en renversant le bidon, pouvait incendier l'usine ? Il aurait suffi pour ça d'une allumette. Un malheur arrive vite !…

— Aussi je l'ai joliment grondé, quoiqu'il ne l'ait point fait par malice. Il a bien promis qu'il ne recommencerait plus.

— Et vous plaisez-vous dans votre emploi, m'ame Fortier ? Vous devez gagner autant qu'à la couture…

— Bien sûr que oui, et pourtant, si je n'économisais pas sur toutes choses… Songez donc… deux enfants !

— Votre dernière, la petite Lucie, est en nourrice ?

— Oui, dans la Bourgogne, à Joigny.

— Ça vous coûte cher ?

— C'est trente francs par mois qu'il faut prendre sur mes gages… Ah ! mon pauvre mari me manque bien !…

— Je vous crois, m'ame Fortier.

— Il était si bon… si honnête… si courageux ! il m'aimait tant !… Je peux bien dire que la machine qui l'a tué en éclatant a tué en même temps mon bonheur… »

Mme Fortier passa sa main sur ses yeux.

« Faut pas pleurer, ma fille, reprit la marchande. Il y en a qui sont encore plus à plaindre que vous ne l'êtes. Le patron s'est bien conduit avec vous, car enfin je me suis laissé dire que, sans une distraction de votre cher homme, la machine n'aurait pas éclaté… Est-ce vrai ?

— Hélas ! oui, c'est vrai…

— On lui a fait un bel enterrement au pauvre Fortier. Vous avez eu une collecte des ouvriers de l'usine, et le patron s'y est inscrit pour cent francs… Enfin il vous a installée dans la fabrique comme gardienne, et ça n'est guère une place de femme…

— Certes, M. Labroue a été bon, très bon, murmura tristement la jeune veuve. On prétend qu'il est dur, sa conduite avec moi prouve le contraire, mais enfin c'est dans sa maison que mon mari a été tué !… Si ce n'avait été pour mes enfants, je n'aurais jamais accepté un emploi qui me force à vivre dans l'endroit où le sang de mon pauvre Pierre a coulé.

— Il faut se faire une raison, ma fille. Vous êtes jeune… vous êtes jolie… très jolie même ! Vous verrez qu'un jour un bon garçon vous demandera de l'épouser, et vous ne lui répondrez pas non…

— Oh ! quant à cela, jamais ! s'écria Jeanne Fortier.

— À votre âge on ne reste pas veuve éternellement…

— Cela se voit, je le sais bien. Moi, j'ai d'autres idées ; si seulement j'avais devant moi quelque argent, deux ou trois billets de mille francs.

— Qu'est-ce que vous feriez ?

— Ce que je ferais ? Mais à quoi bon penser à cela ? Je n'aurai jamais d'argent dans les mains. Je resterai à l'usine tant que je pourrai pour mes enfants. J'espérerai en l'avenir.

— C'est ça, l'espérance donne du courage. Voici votre pétrole. Si vous m'en croyez, vous enfermerez le bidon.

— Ah ! soyez tranquille, j'ai trop peur du feu ! »

La jeune femme sortit de l'épicerie après avoir payé. Le petit Georges jouait devant. La mère l'appela. L'enfant mit sous son bras son cheval de carton et vint la rejoindre. Debout sur le seuil du magasin, l'épicière la regardait s'éloigner.

« Une brave et digne femme tout de même, murmurait-elle. Ah ! le fait est que son mari doit lui manquer, car je la crois ambitieuse. Elle ne m'a point expliqué ses idées, mais elle en a, c'est positif. Il lui faudrait deux ou trois billets de mille francs pour essayer n'importe quoi… Mazette ! comme elle y va ! »… Les quelques paroles échangées entre les deux femmes résumaient de façon très nette la situation de Jeanne Fortier. La jeune veuve, nous le savons, avait vingt-six ans. Bonne ouvrière, experte aux travaux de couture, elle avait épousé à vingt-deux ans un brave garçon, Pierre Fortier, mécanicien dans l'usine de M. Jules Labroue. Le mécanicien était mort, quelques mois auparavant, à la suite de l'explosion d'une machine, explosion causée par son imprudence ou plutôt par une distraction d'un instant chèrement payée.

M. Labroue, voulant assurer l'avenir de la veuve et des orphelins, avait offert à Jeanne la place de gardienne-concierge de l'usine. Jeanne avait accepté avec reconnaissance parce qu'elle trouvait le moyen d'élever ses enfants. Mais, elle souffrait dans l'usine où tout lui rappelait la fin tragique du mari qu'elle pleurait. Mais s'éloigner était impossible. Il s'agissait de vivre. Or, aucun travail de couture n'aurait pu lui fournir de ressources équivalentes à celles qui résultaient de sa position à l'usine.

L'épicière de Maisons-Alfort croyait Jeanne ambitieuse. Elle se trompait. Si la jeune veuve souhaitait quelques billets de mille francs, c'était dans l'unique dessein de créer un petit commerce et d'augmenter, à force de travail, le bien-être de ses chers enfants.

En regagnant l'usine, Jeanne songeait à ces choses. Elle marchait tristement, sans rien entendre, sans rien voir. Soudain elle tressaillit. Une voix, derrière elle, venait de prononcer son nom. Son front se plissa, son visage s'assombrit mais elle ne tourna point la tête et marcha plus vite.

« Attendez-moi, madame Fortier, reprit la voix. Je retourne à l'usine. Nous ferons route ensemble. »

Georges s'était retourné, et reconnaissant celui qui parlait il s'arrêta, malgré les efforts de sa mère pour l'entraîner.

« Petite maman, dit-il, c'est mon bon ami Garaud… »

Le personnage que Georges venait de nommer Garaud rejoignit la mère et l'enfant. Jeanne, très agitée, faisait sur elle-même un violent effort pour cacher son trouble. Le nouveau venu prit Georges dans ses bras, le souleva, et l'embrassa sur les deux joues en lui disant :

« Bonjour, bébé ! »

Puis, le remettant à terre, il poursuivit, non sans amertume :

« Savez-vous, madame Fortier, qu'on jurerait que je vous fais peur ! Pourquoi ça ? Vous m'aviez bien entendu tout à l'heure, et au lieu de m'attendre vous avez hâté le pas.

Qu'est-ce que je vous ai fait ?… »

Jeanne répondit, avec un embarras manifeste :

« Je ne vous avais pas entendu, et je me dépêchais pour rentrer à la fabrique, car j'ai donné ma loge à garder, et je suis fautive.

— Est-ce vrai que vous ne m'aviez pas entendu ?

— Puisque je vous le dis.

— Ce n'est point une raison pour que je le croie. Vous évitez toujours de vous trouver auprès de moi. Vous savez pourtant que je suis très heureux, quand je puis échanger avec vous quelques paroles.

— Monsieur Jacques, dit vivement la jeune femme, ne recommencez pas à me parler comme vous l'avez fait plusieurs fois ! Cela me cause beaucoup de peine.

— Et moi, Jeanne ! La froideur de votre accueil, votre air de défiance avec moi me font cruellement souffrir. Je vous aime de toutes mes forces ! Je vous adore !

— Vous voyez bien, interrompit la jeune veuve, vous voyez bien que j'avais raison de hâter le pas pour ne pas vous entendre.

— Est-ce que je puis me taire quand je suis près de vous et que mon unique pensée, c'est vous ? Jeanne, je vous aime ! Il faut vous habituer à me l'entendre répéter.

— Et sans cesse, je vous dirai, moi, je vous répéterai que votre amour est une folie ! répliqua la jeune veuve.

— Une folie ! Pourquoi ?

— Je ne me remarierai jamais, j'en suis sûre.

— Et moi je suis sûr du contraire. Vous êtes jeune, vous êtes jolie. Est-ce que vous pouvez passer dans le veuvage, dans la solitude, le reste de vos jours ?

— Monsieur Garaud, taisez-vous, je vous en prie…

— Pourquoi me taire ? je dis la vérité !

— Vous devriez vous souvenir que cinq mois à peine se sont écoulés depuis la mort de mon pauvre Pierre, votre ami.

— Certes, je n'oublie pas ! Mais est-ce outrager sa mémoire que de vous aimer, puisque sa mort vous a rendue libre ? Est-ce l'outrager que de vous dire : « Jeanne, les enfants de Pierre, qui fut mon ami, seront les miens ! » Voyons, raisonnons. M. Labroue vous a nommée concierge de l'usine. Ça vous permet de vivoter à peu près, mais c'est tout au plus si avec vos deux enfants vous parvenez à joindre les deux bouts. Moi je gagne quinze francs par jour. Quatre cent cinquante francs par mois… Ça serait pour vous et pour les petits, le bien-être, car vous êtes aussi économe que travailleuse !… et puis j'ai de grande idées… Nous pourrions devenir riches ! Qui sait si un jour ou l'autre je ne serai point patron à mon tour ?… Alors il y aurait moyen de faire quelque chose pour les enfants. Vous seriez une heureuse femme, Jeanne, et une heureuse mère ! Je vous en prie, ne me refusez pas. Je vous aime à en devenir fou ! Je vous veux. Je vous aurai. »

Jeanne s'arrêta et regarda son interlocuteur bien en face.

« Écoutez-moi, Garaud, dit-elle d'une voix que l'émotion rendait presque indistincte. Voici la quatrième fois que, sous des formes différentes, vous me parlez de votre amour et de vos espérances. Je vous crois sincère.

— Sincère ! ah ! oui, je le suis. Je vous le jure !

— Laissez-moi achever, reprit la femme. Je ne mets point en doute vos bonnes intentions, mais je ne puis que vous faire aujourd'hui, pour la quatrième fois, la même réponse : je veux rester veuve. Je ne me remarierai jamais. J'ai trop aimé Pierre pour en aimer un autre. Mon cœur était à lui, il l'a emporté avec lui. »

Le contremaître fit un geste de désespoir. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

« Et cependant, dit-il d'une voix étranglée, je vous adore. Ah ! madame Fortier, vous me faites beaucoup souffrir. »

Ces larmes d'un homme produisirent sur Jeanne une pénible impression.

« Je vous cause de la peine en vous disant la vérité, répliqua-t-elle d'un ton plus doux. Mais ma conscience me commande la franchise ! Ne pensez plus à moi.

— Est-ce que je pourrais ! s'écria le contremaître.

— On peut tout ce qu'on veut. À partir d'aujourd'hui, je vous le demande, je vous en conjure, pour mes enfants, ne me répétez plus des choses que je ne veux pas entendre.

— Ainsi, vous me fermez l'avenir ?

— Je le dois.

— Jeanne, reprit Jacques d'un ton farouche, en saisissant violemment la main de Mme Fortier, peut-être me dédaignez-vous parce que je suis un simple ouvrier, n'ayant pour fortune que mon salaire, mais si je devenais riche, très riche ? M'accepteriez-vous, alors ?

— Ne me parlez pas ainsi, balbutia la jeune femme. Vous me faites peur.

— Refuseriez-vous la richesse pour vous, pour vos enfants ?

— Taisez-vous !

— Eh bien, non, je ne me tairai point ! Vous ne comprenez pas, vous n'avez jamais compris comment je vous aime ! Je vous adore depuis cinq ans ! depuis le premier jour où je vous ai vue, et d'heure en heure, cette passion a grandi. Tant que Pierre a vécu, j'ai gardé le silence. Il m'appelait son ami ; sa femme était sacrée pour moi. Il est mort, vous êtres libre. Votre destinée est de m'appartenir tôt ou tard. Ne luttez point contre elle et je ferai de vous la plus heureuse des femmes. »

Et, élevant jusqu'à la hauteur de son visage la main qu'il tenait toujours, il la pressa contre ses lèvres avec une sorte de furie. Jeanne se dégagea. Tandis que s'échangeaient les répliques de ce dialogue, le petit Georges, après avoir joué sur la route, commençait à trouver le temps d'arrêt un peu prolongé.

« Maman, fit-il, allons-nous-en. Viens-nous-en, ami Jacques. »

Et il prit la main du contremaître. Celui-ci et Jeanne se remirent en marche. Jacques était sombre.

« Donnez-moi ce bidon, dit-il tout à coup, que je le porte…

— Non, merci, nous voici presque arrivés, d'ailleurs ça n'est pas lourd, quatre litres de pétrole… »

Le contremaître ne put réprimer un mouvement de surprise :

« Vous vous éclairez donc au pétrole ?

— Oui, c'est moins cher, et vous savez que je dois avoir de la lumière toute la nuit dans la loge.

— Sans doute, mais c'est dangereux et M. Labroue serait mécontent s'il apprenait que vous faites cette économie. Il ne veut pas qu'une goutte d'huile minérale entre dans l'usine.

— Je l'ignorais, fit Jeanne avec un étonnement mêlé d'inquiétude.

— Eh bien, prenez garde au patron. Il se fâcherait.

— Dès demain je brûlerai de l'huile ordinaire. »

On était arrivé près de l'usine. La porte était close. Jeanne s'avança pour frapper.

« Un dernier mot, lui dit Jacques.

— Lequel ?

— Ne me fixez aucune époque, mais permettez-moi l'espoir. Vous me le permettez, n'est-ce pas ?

— Non, Jacques.

— Quoi, pas même cela ! » s'écria le contremaître.

La jeune femme fut épouvantée du brusque changement qui venait de s'opérer dans la physionomie de son interlocuteur. Elle se hâta vers la porte. Jacques lui barra le passage.

« Ne me désespérez pas ! » murmura-t-il, les dents serrées.

Jeanne, voulant se débarrasser du contremaître qui lui faisait vraiment peur, répondit :

« Eh bien, plus tard, nous verrons. »

Le visage de Jacques se détendit.

« Ah ! fit-il en poussant un soupir d'allégement, voilà une bonne parole ! J'en avais grand besoin. Merci ! »

Jeanne avait frappé. La porte s'ouvrit. La jeune veuve franchit le seuil avec son fils. Jacques vint ensuite et referma la porte derrière lui. Une femme sortit de la loge et dit :

« Vous voilà de retour, je retourne à l'atelier.

— Allez, Victoire, et merci de votre complaisance. »

Jeanne ouvrit la porte d'une resserre voisine, et sur une des tablettes qui s'y trouvaient plaça son bidon en disant :

« Le gamin ne pourra pas le renverser en s'amusant.

— Prenez bien garde au feu ! fit observer Jacques, les bâtiments sont légers. Partout des cloisons en voliges. Il suffirait d'une étincelle pour que ça flambe.

— N'ayez crainte, monsieur Garaud », répéta Jeanne. Jacques lui tendit la main et, comme elle semblait hésiter à la prendre, il balbutia :

« Est-ce que vous m'en voulez ?

— Non certainement ; mais je vous en prie…

— Oh ! je ne vous dirai plus rien de ce qu'il vous déplaît d'entendre, reprit-il ; seulement n'oubliez point que vous m'avez donné une parole d'espoir. L'espérance me rendra fort ! Un jour je viendrai vous dire : « Ce n'est plus seulement ma tendresse que je vous apporte : c'est encore la fortune pour vous… pour vos enfants… » Ce jour-là, consentirez-vous à vous appeler madame Garaud ?

— Pour mes enfants peut-être, balbutia Jeanne avec émotion.

— Je n'en demande pas plus, je suis content, donnez-moi la main.

— La voici. »

Jacques serra cette main dans la sienne et s'éloigna.

II

Garaud était un homme de trente ans environ ; ce qu'on appelle dans le langage populaire un beau gars : un solide gaillard bien bâti. Son regard exprimait l'intelligence, mais non la franchise. Sa lèvre inférieure épaisse dénotait un tempérament sensuel et des passions violentes.

C'était un ouvrier mécanicien de premier ordre, et de plus, très exact, très consciencieux dans son travail. M. Labroue avait voulu se l'attacher sérieusement. Depuis six ans il appartenait à l'usine en qualité de contremaître.

Jacques connaissait ses dispositions naturelles, ses aptitudes et souvent, pour les développer plus encore, il consacrait une partie de ses nuits à l'étude de livres spéciaux. Des rêves d'ambition fiévreuse le hantaient.

Il avait un tempérament de jouisseur, une nature avide de satisfactions matérielles. Il voulait être riche à tout prix

Nous soulignons à dessein ces trois mots.

En disant à Jeanne qu'il l'aimait, qu'il voulait la prendre pour femme, il ne mentait point ; il éprouvait très réellement à l'endroit de la veuve de Pierre Fortier une passion sincère et violente. Les dernières paroles de Jeanne avaient fait naître dans son âme une sensation de joie inouïe.

Elle s'apprivoise ! murmurait-il. Au lieu de répondre « Non » comme toujours, elle a répondu « peut-être ? » Suis-je assez bête d'aimer ça ! C'est la première fois que ça m'arrive. Elle me rend fou ! Il faut qu'elle soit à moi. Je ne peux pas vivre sans elle. Mais je sens que pour l'obtenir il faut être riche. Je n'ai produit d'impression sur elle qu'en lui parlant de fortune pour ses enfants. Comment m'enrichir vite ? Ah ! si j'avais dans la tête une bonne invention de mécanique, et dans ma poche des billets de mille pour l'exécuter, ce serait vite fait !

Tout en monologuant ainsi, Jacques se dirigeait vers le cabinet du propriétaire de l'usine, M. Jules Labroue. Ce cabinet se trouvait dans un pavillon voisin des bureaux de la comptabilité et de la caisse, et touchait aux ateliers des modèles. Le pavillon lui-même s'accolait aux ateliers de fabrication.

Le patron était extrêmement rigoureux pour tout ce qui concernait le bon ordre de sa maison. On ne discutait point à l'usine ; l'obéissance passive s'imposait ; il fallait céder ou partir.

Le patron avait son logement à l'usine même, au premier étage du pavillon. La porte du cabinet était placée juste en face du guichet de la caisse dont un simple couloir la séparait. Au fond de ce couloir un escalier conduisait à l'appartement de M. Labroue. Jacques frappa discrètement à la porte. Le caissier, entendant du bruit, leva la plaque de cuivre mobile qui fermait le guichet.

« Inutile de frapper, dit-il, le patron est sorti.

— Voudrez-vous, monsieur Ricoux, le prévenir que je suis de retour.

— Suffit, Jacques. La commission sera faite. »

Le contremaître se rendit aux ateliers où il inspecta le travail, et donna divers ordres. Dans la salle des ajusteurs il alla droit à l'étau d'un ouvrier âgé de cinquante et un ans.

« Vincent, lui dit-il, j'ai rencontré votre fils, et…

— Est-ce qu'il vous a dit que ma femme est plus malade ? interrompit l'ajusteur, devenu blanc comme un linge.

— Non, mais il recommande que vous ne vous attardiez point en sortant de l'atelier…

— Monsieur Jacques, reprit l'ouvrier tremblant de tout son corps, pour que le garçon vous ait arrêté, pour qu'il me recommande de ne pas m'attarder, moi qui ne m'attarde jamais, il faut que sa mère soit très mal… Monsieur Jacques, donnez-moi la permission d'aller jusqu'à la maison, ça me tranquillisera.

— Vous savez, mon pauvre Vincent, qu'il m'est impossible de prendre cela sur moi, répliqua le contremaître. Vous connaissez le règlement. Dès qu'on est entré dans l'usine, on ne peut plus en sortir qu'au coup de cloche.

— Une fois n'est pas coutume, et en demandant au patron…

— M. Labroue est absent.

— Ah ! pas de chance ! » fit l'ouvrier d'un ton désolé.

Jacques sortit de la salle des ajusteurs. Quand le contremaître eut disparu, l'ouvrier dépouilla vivement son tablier de travail, et, se dissimulant derrière les établis, quitta l'atelier sans qu'on fît attention à lui. Il traversa la grande cour en longeant les murailles et il arriva près de la porte de l'usine. Là, il donna deux petits coups dans le vitrage de la loge.

« M'ame Fortier, tirez-moi le cordon, s'il vous plaît, dit-il.

— Vous avez la permission de sortir ? demanda Jeanne.

— Non, mais le contremaître vient de rentrer, il m'a dit que mon garçon lui avait touché deux mots relativement à ma femme, qui est malade. Je crains que son état n'ait empiré. Pour me rassurer, je veux courir jusque chez nous…

— Mais, monsieur Vincent, je ne peux pas vous laisser sortir sans autorisation. Vous savez que la règle est formelle.

— Eh ! je me fiche pas mal de la règle ! répliqua l'ouvrier presque avec colère. Je veux aller voir ma femme… et j'irai.

— N'insistez pas, Vincent, je vous en prie ! Si le patron savait que je vous ai laissé sortir, je serais réprimandée.

— Le patron est absent, répondit l'ajusteur.

— Demandez une permission au contremaître.

— Je l'ai fait. Il me l'a refusée. Alors je la prends, tant pis ! Je cours à la maison et, si tout va bien, je rapplique ici au pas accéléré. Voyons, m'ame Fortier, prouvez que vous avez bon cœur. Ouvrez-moi la porte. Je ne dirai pas que je suis sorti, et en rentrant je retournerai à mon étau. On ne se sera seulement point aperçu de mon absence. Si on sait que je suis sorti, je dirai que vous n'étiez point dans votre loge, que j'y suis entré, que j'ai tiré le cordon moi-même. Le temps s'écoule, m'ame Fortier. Laissez-moi allez voir ma femme…

— Je risque ma place, fit-elle, mais je n'ai pas le courage de vous refuser. »

En même temps, elle tira le cordon.

« Merci ! merci », cria l'ouvrier en s'élançant dehors.

« J'ai peut-être eu tort, pensait la jeune femme, mais les règlements sont trop rigoureux. Il avait les larmes dans les yeux, ce pauvre Vincent ! »

Jacques Garaud, après avoir donné un coup d'œil rapide aux diverses salles, était revenu à l'atelier de l'ajustage où il voulait surveiller les pièces d'un moteur à air comprimé qui devait être livré le lendemain. Il s'approcha de l'ouvrier chargé du montage.

« Vous avancez ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur Garaud, je n'attends plus que le collier qu'apprête Vincent. Quand je l'aurai, il ne me faudra pas plus d'une demi-heure pour tout mettre en place. »

Jacques se dirigea vers l'étau de Vincent. La place de l'ajusteur était vide. Sur l'étau à côté du collier, se voyait le tablier de travail. Le contremaître fronça les sourcils.

« Où est Vincent ? demanda-t-il à un ouvrier voisin.

— Je ne sais pas, monsieur Jacques, répondit l'homme. Quand vous l'avez quitté, je l'ai vu prendre sa casquette et filer. »

Jacques fit un geste de colère.

S'approchant alors d'un autre établi, il dit à l'ouvrier qui y travaillait :

« François, cessez ce que vous faites et achevez vivement ce collier. Il faut que ce soit fini dans une heure. »

Le contremaître sortit de l'atelier et se dirigea vers la loge de Jeanne. La jeune femme, à travers le vitrage de la fenêtre, le vit traverser la cour et venir de son côté.

« Il se sera aperçu de la disparition de Vincent, pensa-t-elle ; il va m'adresser des reproches, bien sûr. »

Et Jeanne, un peu inquiète, éprouva quelque regret de s'être laissée apitoyer… Jacques ouvrit la loge.

« M'ame Fortier, dit-il d'une voix rude, vous avez ouvert la porte à un homme de l'usine ?

— Moi… monsieur Jacques… balbutia la veuve.

— Oh ! inutile de nier, interrompit le contremaître. Vincent m'a demandé l'autorisation d'aller jusque chez lui. Je la lui ai refusée, comme c'était mon devoir ; il est venu vous trouver et vous avez été plus faible que moi…

— Eh bien, oui, c'est vrai, dit Jeanne, le pauvre homme pleurait ; il m'a suppliée… J'ai cédé…

— Vous saviez pourtant qu'en agissant ainsi vous étiez coupable ; et savez-vous quelle sera pour lui la conséquence de votre faiblesse ?… À partir de ce moment, il ne fait plus partie du personnel de l'usine, et quand il se présentera, je vous défends de lui ouvrir. Vincent a interrompu un travail qu'il fallait achever dans le plus bref délai. Je suis responsable. Je dois rendre compte au patron de ce qui se passe dans les ateliers. Je l'avertirai.

— Mais, s'écria la jeune femme avec effroi, tout va retomber sur moi, alors !…

— Mon devoir est de dire la vérité.

— Non, monsieur Jacques, vous ne serez pas dur à ce point pour ce pauvre Vincent. Ce n'est point ma cause que je plaide auprès de vous, c'est la sienne. En se figurant sa femme plus malade, en danger de mort, il a perdu la tête ; il va rentrer, le patron est absent, vous seul saurez qu'une infraction au règlement a été commise. Vincent est un honnête homme. En perdant son travail, il se trouverait dans la misère. Vous ne direz rien à M. Labroue, n'est-ce pas ? Vous êtes bon, vous aurez pitié de lui…

— Mon bon ami, dit tout à coup le petit Georges qui s'accrochait à la jupe de sa mère, ne fais pas de chagrin à maman… »

Le contremaître subissait un violent combat intérieur. Une émotion profonde se lisait sur son visage.

« Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher d'avoir repoussé votre demande ! s'écria-t-il enfin. Pour l'amour de vous, Jeanne, je pardonnerai à Vincent. »

En ce moment, un coup de sonnette retentit dans la loge.

« C'est lui qui revient sans doute », fit la jeune femme…

Elle tira le cordon en s'avançant jusqu'au seuil, suivie de Jacques, pour voir l'arrivant. Le nouveau venu n'était pas Vincent, mais le propriétaire de l'usine, M. Jules Labroue. Il marcha droit au contremaître.

« Est-ce vous, Jacques, lui demanda-t-il d'un ton sec, qui avez permis à Vincent de quitter l'atelier ? Ne point répondre à une question si nettement formulée était impossible.

« Non, monsieur, dit le contremaître.

— Alors Vincent a quitté l'atelier sans vous prévenir ?

— Oui, monsieur. Et je suis venu ici demander à Mme Fortier si elle l'avait vu sortir. »

M. Labroue se tourna vers Jeanne et l'interrogea du regard.

« Je l'ai vu sortir, en effet… murmura la femme.

— Ainsi vous lui avez ouvert ? »

Jeanne dit un signe de tête affirmatif.

« Vous connaissiez cependant le règlement, madame Fortier, reprit le patron. Quel prétexte a-t-il mis en avant pour motiver sa sortie ? »

Ce fut Jacques qui répondit :

« Il s'est figuré que l'état de sa ménagère, qui est malade, empirait, et il a voulu la voir…

— Je l'admets… Tout au moins pouvait-il attendre mon retour pour me demander l'autorisation de quitter momentanément l'atelier, et j'aurais accueilli sans hésiter une requête basée sur un aussi sérieux motif, mais je veux que mes ordres soient respectés. »

M. Labroue, s'adressant à Jeanne, ajouta :

« Quand Vincent se présentera, vous ne le laisserez point rentrer et vous lui direz de venir demain pour le règlement de son compte. Je regrette que cette mesure de rigueur tombe sur lui, car c'était un bon ouvrier, mais il faut un exemple. Venez, Garaud… »

Le contremaître suivit M. Labroue qui se dirigeait vers son cabinet.

III

L'ingénieur Jules Labroue était un homme de quarante-cinq ans. La bonté formait le fond de sa nature, ce qui ne l'empêchait point d'être à cheval sur la discipline. Élève de l'École polytechnique, il conduisait son usine militairement.

Ne possédant qu'une très médiocre fortune, il avait épousé à trente-deux ans une femme assez riche pour lui permettre de donner suite aux projets qui le hantaient depuis sa première jeunesse. Il portait mille inventions dans son cerveau toujours en travail. Grâce à la dot de sa femme, il passa du domaine de la théorie dans celui de la pratique. Il put faire construire l'usine qu'il dirigeait à Alfortville. Il n'avait pas encore mis d'argent de côté, mais la maison prenait de jour en jour plus d'extension et le fonds de roulement devait se doubler et même se quadrupler à bref délai, car l'inventeur travaillait sans relâche.

Cinq ans auparavant, Jules Labroue avait perdu sa jeune femme, morte en mettant au monde un garçon. Cette mort prématurée frappa douloureusement l'ingénieur. Blessé au cœur il devint acariâtre. Il ne retrouvait quelque chose de son ancienne douceur de caractère qu'auprès de son petit garçon Lucien.

Lucien était élevé chez la sœur de son père, veuve et retirée dans un village du Blaisois. Chaque mois Jules Labroue quittait l'usine pendant quarante-huit heures afin d'aller embrasser son fils qu'il adorait. Pour Lucien seul, il ambitionnait de réaliser une grande fortune.

… On arriva au pavillon où se trouvaient les bureaux et la caisse. M. Labroue s'arrêta devant le guichet, tira de sa poche un portefeuille dans lequel il prit des papiers qu'il posa sur la tablette de cuivre, et dit au caissier :

« Monsieur Ricoux, voici deux traites de la maison Baumann : vous en passerez écriture et vous les joindrez au bordereau que vous m'apporterez tout à l'heure et qu'il faudra envoyer demain à la Banque… »

L'ingénieur ouvrit la porte de son cabinet, entra, et fit signe à Jacques d'entrer avec lui. Il s'assit à son bureau.

« Avez-vous visité, chez M. Montreux, la machine que nous avons mise en place il y a quinze jours ? demanda-t-il à Jacques.

— Oui, monsieur… Il faudra une journée d'ouvrier pour quelques petites réparations d'ajustage. Un bon ajusteur est nécessaire… je pensais à Vincent, mais…

— Mais, interrompit d'un ton sec M. Labroue, Vincent ne fait plus partie des ateliers. Vous savez que je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Vous tancerez vertement le contremaître de son atelier. Il aurait dû surveiller ses hommes mieux qu'il ne l'a fait. Vous ne pouvez être partout à la fois, mais vous devez vous faire craindre assez pour qu'on ne se croie pas tout permis quand vous avez le dos tourné. J'ai confiance en vous, je vous délègue mon autorité ; ne l'oubliez pas ! Vous manquez de sévérité. Je vois des choses qui m'irritent. Savez-vous qu'une ouvrière a quitté son travail pour venir garder la loge pendant une absence de Mme Fortier ?

— Je le sais, mais c'est une ouvrière qui est à ses pièces.

— Peu m'importe ! il est d'un mauvais exemple qu'on quitte l'atelier, Mme Fortier doit savoir en outre qu'il lui est défendu de s'éloigner de l'usine pendant les heures de travail. J'ai eu tort de lui donner cette place de gardienne. Je n'ai point réfléchi qu'une jeune femme ne pourrait remplacer un gardien. Pour une surveillance active de jour et de nuit, un homme est indispensable. Jeanne Fortier ne gardera pas sa position ici. »

Jacques tressaillit en entendant ces mots.

En ce moment le caissier entra dans le cabinet et dit :

« Voici le bordereau pour la Banque, monsieur. »

M. Labroue d'un coup d'œil évalua le total du bordereau.

« Cent vingt-sept mille francs, dit-il.

— Oui, monsieur… »

Jacques Garaud écoutait. L'ingénieur endossa les traites, signa le bordereau et reprit :

« Vous enverrez cela demain à la Banque ; après demain on ira toucher.

— Ce sera fait, monsieur.

— Vous avez relevé les échéances pour le 10 ?

— Oui, monsieur.

— Quel est l'écart entre les sommes payées et les sommes à recevoir ?

— Soixante-trois mille francs à votre actif, monsieur.

— Très bien. »

M. Ricoux se retira. Jacques était resté debout, la casquette à la main. M. Labroue quitta son bureau, vint à la grande table chargée de dessins et d'épures, et dit :

« Ou je me trompe beaucoup, Jacques Garaud, ou j'ai trouvé quelque chose de merveilleux… une fortune !…

— Une fortune ! répéta Jacques Garaud, tandis qu'une lueur de cupidité s'allumait dans ses yeux.

— Oui, répondit l'ingénieur. Une application nouvelle du moins ; le perfectionnement d'un système suisse que vous devez connaître. J'ai besoin d'en causer avec vous, Jacques, vous m'inspirez la plus grande confiance et la plus grande estime. Outre que vous savez à fond votre métier, vous êtes chercheur et de bon conseil. J'ai besoin de vous pour mener à bien une dernière invention. Vous étiez dans une fabrique en Suisse avant d'entrer chez moi, m'avez-vous dit ?…

— Oui, monsieur.

— Vous vous êtes occupé certainement des machines à guillocher qu'on exécute pour l'Amérique ?…

— Oui, monsieur. Mais je me permettrai de vous faire observer que la machine à guillocher a dit son dernier mot…

— Pour les machines à guillocher les surfaces planes, oui.

— Il est impossible de faire des tours capables de guillocher des surfaces arrondies.

— Croyez-vous ?

— Je le crois d'autant mieux que j'ai tout particulièrement étudié le système.

— Difficile, oui… impossible, non… C'est une machine à guillocher les contours que j'ai inventée. »

Le contremaître ouvrit de grands yeux et fit un geste de surprise.

« Si vous ne vous illusionnez pas, monsieur, dit-il ensuite, vous gagnerez des millions ! On s'arrachera cette mécanique introuvable…

— Je l'ai trouvée, mais, je vous le répète, j'ai besoin de m'entendre avec vous sur diverses applications de mon système. Je pense comme vous que, si la réussite est complète, je réaliserai pour mon fils une grosse fortune. C'est surtout en pensant à lui, à son avenir, que je travaille avec tant de courage, mais je ne veux pas être égoïste ; je vais vous confier mes plans. Nous les étudierons ensemble et, si vous n'y trouvez rien à reprendre ou à modifier, vous vous mettrez à l'œuvre pour la construction, en ayant soin de tenir secrète une découverte qu'une seule indiscrétion permettrait peut-être de me voler.

— Ah ! monsieur, s'écria Jacques, vous pouvez compter sur moi, vous le savez bien.

— Je le sais et c'est pour cela que je fais de vous, à partir d'aujourd'hui, un collaborateur associé. Sur les bénéfices de la machine à guillocher que nous allons construire, je vous donnerai quinze pour cent. »

Le feu de la convoitise s'alluma dans les yeux du contremaître.

« Quinze pour cent ! répéta-t-il.

— Oui, et je porterai cette somme à vingt pour cent après un chiffre de trois cent mille francs de bénéfices nets. Du reste, nous signerons un petit traité. Venez voir mon plan. »

M. Labroue ouvrit le coffre-fort qui se trouvait de l'autre côté de la fenêtre. Il y prit une cassette qu'il plaça sur la table du milieu et, après l'avoir ouverte à l'aide d'une clef microscopique suspendue à sa chaîne de montre, il en tira des papiers qu'il déroula et qu'il étala sur le tapis de drap vert.

L'ingénieur entama alors des explications en termes techniques dans lesquelles nous nous garderons bien de le suivre.

« C'est admirable, monsieur ! s'écria Jacques Garaud quand l'ingénieur eut achevé. C'est la réalisation de l'impossible.

— Vous croyez alors la réussite probable ?

— Je la regarde comme certaine.

— Eh bien, ma part de collaboration est faite. La vôtre commence. Mettez-vous à l'œuvre.

— Je m'y mettrai après avoir étudié à tête reposée tous les détails afin de faire construire les modèles à forger ou à fondre.

— Chaque jour vous viendrez dans mon cabinet, et pendant deux ou trois heures je vous donnerai ces plans. Je n'ose les laisser sortir d'ici. Nulle précaution n'est inutile.

— Je viendrai là, dit le contremaître, sous vos yeux faire mes dessins de modèles, et si de petites modifications me paraissent nécessaires, je vous les signalerai.

— C'est convenu, nous travaillerons ensemble, Jacques.

— Monsieur, je vous remercie de toute mon âme et ma reconnaissance vous est à tout jamais acquise.

— Je n'en doute pas. Maintenant que vous voilà pour ainsi dire mon associé, il faut que vous redoubliez d'activité, de zèle, et que vous vous montriez sévère dans les ateliers.

— Dois-je toujours préparer le compte de Vincent ?

— Oui, je persiste à faire un exemple. Veuillez, en sortant dire au garçon de bureau de m'envoyer Mme Fortier.

— Oui, monsieur. »

Jacques se retira. Le garçon de bureau n'était pas rentré.

Le contremaître alla lui-même à la loge de Jeanne.

« Madame Fortier, lui dit-il, le patron vous demande. »

La jeune femme se mit à trembler.

« Il vous a parlé de moi, n'est-ce pas ? balbutia-t-elle.

— Oui. Il va vous gronder sérieusement. Vous le connaissez, il a bon cœur, mais il est parfois brutal. Laissez-le dire sans lui répondre. Quoiqu'il arrive, songez que vous avez en moi un ami absolument dévoué.

— Advienne que pourra ! répliqua la jeune veuve. J'ai la conscience tranquille. Mais qui gardera ma loge ?

— Fermez tout bonnement la porte. Votre absence ne sera pas longue. Moi, je retourne aux ateliers. »

Jacques semblait préoccupé. Il traversa les ateliers et entra dans une pièce, spécialement affectée à son usage. Là, il se laissa tomber sur une chaise.

« Certes, murmurait-il, le patron ne se trompe pas ! C'est une fortune ! Ce que je cherchais, il l'a trouvé ! Si cette invention m'appartenait, ce ne serait pas cent, deux cent, trois cent mille francs que je gagnerais, mais des millions ! Oui, des millions. Mais il faudrait de l'argent pour louer des ateliers, pour les outiller, pour faire construire. Et je n'ai rien ! »

Après un silence Jacques poursuivit, en serrant les poings :

« Ah ! la tentation est forte ! Quinze pour cent… vingt pour cent… qu'est-ce cela, quand je pourrais avoir tout ! Je serais riche alors et Jeanne ne refuserait plus de m'entendre ! Le patron est irrité contre elle. Je voudrais qu'il la rudoie, qu'il la chasse ! Elle se trouverait sur le pavé, sans ressources pour elle et pour ses deux enfants. Il lui faudrait bien venir à moi !… »

Jeanne Fortier, en proie à un trouble facile à comprendre, avait franchi le seuil du pavillon où se trouvait le cabinet de M. Labroue. Elle frappa d'une main tremblante.

« Entrez », cria M. Labroue. La jeune femme entra et d'une voix étranglée balbutia :

« Vous m'avez fait demander, monsieur ?

— Oui, madame, répondit l'ingénieur d'un ton rude. J'ai besoin de savoir pourquoi vous vous êtes absentée de l'usine, cet après-midi, confiant à une ouvrière la garde de votre loge, ce qui est absolument contraire à la règle établie.

— Monsieur, répliqua Jeanne, si j'ai cru pouvoir quitter ma loge, c'était pour les besoins de l'usine. J'allais acheter le combustible nécessaire à l'entretien des lampes de nuit.

— Soit ! Mais rien ne vous empêchait d'attendre la fermeture des ateliers pour faire cette emplette. De plus, votre faiblesse à l'endroit de Vincent prouve qu'il est impossible de compter sur vous. Encore une fois, madame, je me suis fourvoyé en faisant de vous la gardienne de l'usine. »

Jeanne avait les yeux pleins de larmes.

« Je n'ai pas sollicité cet emploi, monsieur, fit-elle avec dignité, vous avez cru devoir me l'offrir pour m'aider à vivre après la mort de mon pauvre mari tué à votre service. J'ai accepté en vous bénissant, car je n'avais que la misère en perspective. Mais vous m'adressez de durs reproches et j'ai conscience de ne les point mériter.

— Quoi ! prétendez-vous n'avoir point désobéi aux règlements ?

— J'ai prié une femme qui travaille à ses pièces de me remplacer. Le temps que cette femme a perdu lui appartenait.

— Vous déplacez la question ! répliqua l'ingénieur irrité de se voir tenir tête. C'est à vous seule qu'a été confiée la garde de l'usine. Mais passons ! Vous avez laissé sortir un ouvrier sans autorisation.

— C'est vrai, monsieur, j'ai été faible devant les prières de Vincent, j'ai cédé, j'ai désobéi, mais vous savez pourquoi, monsieur ; à moins d'avoir un cœur de pierre, tout le monde à ma place aurait agi comme j'ai agi.

— Nous ne sommes guère faits pour vivre ensemble, madame Fortier, dit l'ingénieur après un silence, et je le regrette. Cependant vous êtes digne d'intérêt… »

En ce moment le caissier Ricoux entra dans le cabinet pour soumettre au patron des pièces de comptabilité. La vérification opérée, le caissier reprit ses pièces. Il allait sortir, mais ses yeux tombèrent sur la jeune veuve, et il dit :

— Puisque Mme Fortier est là, ayez donc la bonté, monsieur, de lui apprendre qu'il lui est absolument défendu d'introduire du pétrole dans l'usine pour son usage particulier. »

M. Labroue bondit.

« Du pétrole ! s'écria-t-il, du pétrole ici !

— Oui, monsieur, répondit le caissier, Mme Fortier se sert d'une lampe à huile minérale. J'ai senti hier, auprès de sa loge, l'odeur du pétrole renversé.

— Prétendez-vous ignorer, madame, que ceci constitue une désobéissance formelle au règlement ? demanda l'ingénieur.

— Je l'ignorais, monsieur.

— C'est impossible !

— Je ne mens jamais. À quoi me servirait d'ailleurs un mensonge ? Je vois bien que la mesure est comble.

— Et vous ne vous trompez point, madame, répliqua M. Labroue. À la fin du mois vous quitterez l'usine.

— Ainsi, balbutia Jeanne qu'étouffaient les sanglots, vous me chassez !… Mon mari est mort dans votre maison, tué pour votre service, à son poste, comme un soldat. Que vous importe ! Vous me chassez ! Que deviendrai-je ? que deviendront mes petits enfants ? Peu vous importe encore ! Ah ! tenez, monsieur, prenez garde, cela ne vous portera pas bonheur !… »

M. Labroue regarda Jeanne fixement.

« Qu'est-ce à dire ? demanda-t-il.

— Malheureuse ! s'écria le caissier. C'est une menace !

— Non, monsieur, répondit Jeanne qui sanglotait, je ne menace pas, je ne menace personne, j'accepte le malheur qui, coup sur coup, me frappe, et je garde pour moi mon chagrin… Je suis fautive, j'en dois porter la peine. Je partirai, monsieur, je m'en irai dans huit jours. Veuillez vous procurer quelqu'un qui me remplace. »

M. Labroue, malgré sa rudesse, se sentait très ému.

« Vous vous trompez absolument, ma pauvre enfant, fit-il avec douceur, je ne vous chasse pas… Je m'aperçois que j'ai eu tort de mettre une femme à un poste où de toute nécessité il faut un homme… et vous devez le comprendre.

— Il fallait y penser d'abord, monsieur.

— Sans doute, mais mon vif désir de vous être utile m'a empêché de réfléchir. Restez jusqu'à la fin du mois. D'ici là je vous aurai trouvé une place mieux en rapport avec votre caractère et vos aptitudes.

— Non… non… monsieur, dans huit jours, je partirai. Aussi bien, cette maison était un enfer pour moi. Il me semblait y marcher dans du sang, au milieu de mes souvenirs lugubres. C'est une maison maudite, où mon pauvre mari a trouvé la mort, et où je n'ai trouvé, moi, que des chagrins. »

Et la jeune femme s'élança hors du cabinet.

« Pauvre femme ! dit l'ingénieur. Je suis désolé vraiment de ce qui arrive. J'ai ravivé toutes ses douleurs. Certes, elle n'agissait point avec des intentions mauvaises, mais enfin rien ne se passait correctement. Je ne sais où j'avais la tête en lui donnant cette place.

— Vous n'écoutiez que votre bon cœur, monsieur, répliqua le caissier d'un ton patelin.

— Je lui trouverai une place auprès de ma sœur. Cela pourra s'arranger sans doute.

— Ah ! monsieur, reprit le caissier, prenez garde de trop suivre votre premier mouvement. Cette femme vous a menacé.

— Était-ce bien une menace ?

— Positivement. Cette Jeanne Fortier me fait l'effet de partager sa haine entre vous et la maison. Prenez garde, monsieur…

— Allons, Ricoux, vous exagérez ! Vous voyez les choses trop en noir ! Cette pauvre femme est veuve et mère de famille ! Je dois faire quelque chose pour elle. Si je ne puis la placer auprès de ma sœur, je lui remettrai une somme assez ronde pour lui permettre de vivre en attendant du travail. »

Puis, changeant de conversation, M. Labroue ajouta :

« Vous avez établi votre balance ?

— Oui, monsieur, la voici », répondit Ricoux.

Et il tendit à l'ingénieur une feuille de papier sur laquelle étaient tracés des chiffres.

« Sept mille cent vingt-trois francs trente centimes…

— Oui, monsieur. Je vais vous les apporter.

— Quelle singulière manie est la vôtre ! mon cher Ricoux. Je suis le caissier de mon caissier ! Pourquoi ne gardez-vous pas l'argent dans votre coffre-fort ?

— J'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, monsieur, la responsabilité m'épouvante. Ne couchant pas à l'usine, je ne veux répondre de rien.

— Apportez donc les fonds. »

Ricoux alla chercher la somme de sept mille cent vingt-trois francs trente centimes, et la remit à M. Labroue qui la serra dans sa caisse particulière, ainsi qu'il le faisait tous les soirs. On entendit la sonnerie de cloche, annonçant la fermeture des ateliers. Le caissier souhaita le bonsoir à son patron et se retira. Le garçon de bureau vint prendre les ordres.

« Vous pouvez partir, je n'en ai pas à vous donner ce soir, David », lui fit l'ingénieur.

David quitta le cabinet, prit son chapeau dans le couloir et traversa pour gagner la porte de sortie.

Le départ des ouvriers s'achevait. Le garçon de bureau, au lieu de sortir de la cour, s'arrêta sur le seuil de la loge.

« Eh bien, quoi, petit Georges, cria-t-il, on ne vient donc pas dire bonsoir à son camarade, aujourd'hui ? »

L'enfant apparut.

« Qué que t'as ? reprit David, t'as les yeux rouges, mon mignon. Pourquoi tu pleures ?

— Maman a du chagrin… fit le petit Georges.

— Du chagrin ? » répéta le garçon de bureau.

Il avança sa tête dans l'encadrement de la porte et demanda :

« Quoi c'est-il donc qui se passe, m'ame Fortier ? »

Jeanne sanglotait.

« Ah ! mon pauvre David, balbutia Jeanne en essayant d'étouffer ses sanglots, je suis malheureuse… On me chasse…

— On vous chasse d'ici, vous ! s'écria le garçon de bureau atterré par cette nouvelle, c'est pas possible. Et pourquoi ?… Qu'est-ce qu'on a donc à vous reprocher ? »

Jeanne raconta brièvement les motifs du mécontentement de l'ingénieur.

« Ah ! reprit David après avoir écouté, présentement la chose ne m'étonne plus. Mais ça s'arrangera. Vous connaissez le particulier, vif comme la poudre, mais au fond il n'y a pas de plus brave homme que lui. Il ne peut pas vous renvoyer, vous la veuve de Pierre Fortier.

— Je m'en irai. Dans huit jours j'aurai quitté l'usine ! Mais je l'ai dit à M. Labroue, ça ne lui portera point bonheur !

— Tout ça, c'est des paroles, m'ame Fortier. Ça se rabibochera, vous verrez, et vous resterez avec nous… Au revoir, m'ame Fortier… Bonsoir petiot. »

David tendit les bras à Georges, lui donna deux gros baisers et sortit. Jeanne attendit pour fermer la porte que les feuilles de présence lui eussent été apportées. Dix minutes s'écoulèrent, puis Jacques Garaud parut.

« Voici les feuilles, dit-il. Rien de nouveau ? »

Le petit Georges lui saisit la main, et répondit :

« Nous avons bien du chagrin, mon ami Jacques. Nous partons de l'usine… »

Le contremaître tressaillit.

« Vous partez de l'usine ! » s'écria-t-il.

Jeanne fit un signe de tête affirmatif.

« Ainsi, ce que je redoutais est arrivé ! Le patron vous a fait des reproches… il s'est mis en colère, et…

— Et il m'a chassée ! acheva Mme Fortier.

— Vous l'avez irrité, certainement.

— Je me suis révoltée contre ses reproches qui pouvaient être formulés moins durement. Dans huit jours, je quitterai l'usine.

— Et où irez-vous, dans huit jours ? Que ferez-vous ?

— Où j'irai ? Je ne sais pas… Ce que je ferai ? Je travaillerai… pour gagner mon pain et celui de mes enfants.

— Voyons, Jeanne, il ne faut point aggraver par votre faute une situation déjà bien difficile. Le patron peut revenir sur cette détermination prise dans un premier mouvement.

— Je veux partir.

— Et moi, Jeanne, je ne vous verrai plus !

— Cela vaudra mieux. Souvenez-vous de ce que je vous disais tantôt. En ne me voyant plus, vous m'oublierez.

— Souvenez-vous de ce que je vous ai répondu : Mon amour, c'est ma vie ! Voyons, Jeanne, point de coup de tête ! Demain je parlerai au patron, je le supplierai de vous conserver ici.

— Monsieur Garaud, je vous défends de faire cela.

— Mais c'est la misère qui vous attend ! Jeanne, vous connaissez mes sentiments pour vous. Je vous répète ce soir ce que je vous disais ce matin ! Je vous aime… aimez-moi… vivons ensemble… »

La jeune femme indignée se redressa.

« Vivre avec vous ! s'écria-t-elle. Être votre maîtresse !… Pour me faire une proposition semblable, il faut que vous me méprisiez bien !

— Je vous jure que le lendemain du jour où les dix premiers mois de votre veuvage seront finis, vous deviendrez ma femme. »

Puis il poursuivit avec passion :

« Jeanne… chère Jeanne… réfléchissez… Ce que je vous propose, c'est la vie, c'est le bonheur pour des petits êtres que vous aimez, et que j'aimerai, moi, de toutes mes forces. Si vous me repoussez, ce sera pour eux comme pour vous la misère… La misère noire. On sait ce que rapporte le travail d'une femme. Jamais vous ne pourrez gagner assez pour donner aux petits la nourriture et les vêtements dont ils ont besoin.

— Ah ! tentateur ! Vous assombrissez ce tableau pour m'épouvanter… pour me décourager…

— Je vous dis la vérité telle qu'elle est. Mais je vous sauverai malgré vous ! Vous serez ma femme…

— Mon Dieu… mon Dieu… fit Jeanne avec une sorte d'affolement. Il ne se taira pas, et il ne partira pas !

— Je veux vous prouver ma tendresse par mon obéissance. Je pars. Mais pour m'occuper de vous… »

Et Jacques Garaud quitta la jeune femme qu'il laissait en proie à une agitation terrible. Ces paroles confuses s'échappaient de ses lèvres :

« Il a raison… il n'a que trop raison. Pour ces pauvres petits, pour moi, c'est la misère. Comment pourrais-je, avec le travail de mes mains, payer les mois de nourrice de Lucie ? Comment élèverais-je Georges ? Ah ! la situation est effroyable. Jacques m'offre la paix… la tranquillité… l'aisance… Mais pour cela il faudrait trahir le serment que j'ai fait à Pierre à son lit de mort. Ce serait odieux… ce serait lâche !… Non… Non… »

Jeanne, puisant dans sa volonté une force surhumaine, se leva, essuya ses larmes et sortit de la loge. Elle ferma la porte de la cour comme cela lui était recommandé, puis elle alla faire une ronde dans les ateliers déserts, visita les écuries, où le cocher donnait à ses chevaux le repas du soir, et revint chez elle.

M. Labroue se présentait pour sortir. Elle lui ouvrit la porte sans prononcer une parole et rentra. Georges jouait dans un coin de la chambre avec son éternel cheval de carton et avec une boîte de soldats de plomb. Le cocher sortit à son tour. Jeanne resta seule dans la fabrique.

IV

Depuis la mort de sa femme, l'ingénieur avait supprimé tout train de maison. Il prenait pension dans un restaurant. Vers onze heures du soir il rentrait et travaillait souvent pendant deux ou trois heures. Le matin, il se levait presque au point du jour, travaillait encore et allait faire une première visite aux ateliers.

Le cocher, pas plus que le caissier et le contremaître principal, ne couchait à l'usine. L'écurie, contenant trois chevaux, se trouvait isolée des autres bâtiments. Jeanne, la nuit, habitait donc seule l'usine en même temps que l'ingénieur. Il avait donné l'ordre à Mme Fortier de ne jamais l'attendre lorsqu'il était dehors, une clef de la petite porte lui permettant de rentrer sans réveiller la gardienne. Outre la porte cochère et la poterne donnant sur la route, il existait une troisième issue, voisine du pavillon habité par M. Labroue et accédant à un chemin de traverse conduisant à Maisons-Alfort. L'ingénieur sortait et entrait assez fréquemment par cette issue.

Le lendemain, la vie active reprit dans l'usine. Jacques Garaud, en passant, dit très brièvement bonjour à Jeanne. Une extrême préoccupation se voyait sur sa figure ; il alla droit aux ateliers. Vincent n'avait point reparu depuis la veille. Sa femme était au plus bas et il ne pouvait songer à s'éloigner.

Au moment où sonnèrent neuf heures, Jacques se rendit au cabinet de M. Labroue et il commença à étudier sérieusement avec lui le projet de la machine à guillocher. La journée s'écoula.

Jeanne avait fait son travail quotidien sans adresser la parole à qui que ce fût. Le soir, quelques ouvriers, sachant ce qui s'était passé la veille, voulurent adresser des consolations à la veuve de leur camarade. Mme Fortier les arrêta dès les premiers mots.

« Inutile de parler de cela ! leur dit-elle en jouant l'indifférence. Ce qui est fait est fait, et je n'en mourrai pas, allez !… »

Jacques, en partant, lui serra la main silencieusement. Sa préoccupation semblait avoir encore augmenté depuis le matin.

Le contremaître avait son domicile assez loin de l'usine. Il habitait une petite chambre dans une maison d'Alfortville. Il lui fallait vingt-cinq minutes pour s'y rendre ; il prenait ses repas chez un marchand de vin où se réunissaient le soir un grand nombre des ouvriers de la fabrique. Ce soir-là, Jacques ne parut pas à son restaurant.

Quand Jacques rentra chez lui, minuit sonnait. Il se coucha, mais ne put fermer l'œil. Le lendemain, lorsqu'il arriva à l'usine, ses regards brillaient d'un feu sombre. Il fit halte à la porte de la loge. Jeanne s'avança vers lui.

« Qu'avez-vous donc, monsieur Garaud ? lui demanda-t-elle, frappée du grand changement qui s'était fait en lui depuis le jour précédent.

— Rien… rien… m'ame Fortier, balbutia-t-il d'un ton singulier. J'aurais voulu vous dire… Mais non… Je vais à l'atelier.

— Quel air étrange ! » pensa la jeune veuve.

Jacques Garaud fit son service habituel. Comme la veille il se rendit à neuf heures précises au bureau de M. Labroue, et poursuivit avec lui des études relatives à l'invention nouvelle. À onze heures, le contremaître sortit pour aller déjeuner, mais pas plus à l'aller qu'au retour il n'adressa la parole à Jeanne en passant devant sa loge. Dans l'après-midi il retourna trouver l'ingénieur.

« Jacques, dit-il au contremaître, vous pouvez commencer les dessins pour le moulage. Moi je termine une lettre pressée… »

Garaud se mit au travail. Sa main tremblait. Ses yeux n'avaient plus leur netteté de perception habituelle. Le caissier Ricoux entra dans le cabinet.

« On arrive de la Banque, monsieur… fit-il.

— Eh bien, demanda l'ingénieur, on a encaissé ?…

— Oui, monsieur, et je vous apporte le montant du bordereau…

— Revenez un peu plus tard, je vous prie… »

Le caissier sortit. Jacques, présent à cette conversation, avait tressailli en entendant ces mots :

« Je vous apporte le montant du bordereau. »

Puis il s'était courbé de nouveau sur son travail. Un quart d'heure s'écoula. On entendit frapper.

« Entrez ! » cria l'ingénieur avec impatience. Jeanne parut sur le seuil.

« Monsieur, dit-elle, c'est une dépêche…

— Merci… » répondit M. Labroue en prenant le télégramme.

Mme Fortier sortit. L'ingénieur déchira l'enveloppe, parcourut du regard la feuille qu'elle contenait, et devint très pâle.

« Lucien malade ! s'écria-t-il. En danger peut-être !… »

Puis, s'adressant au contremaître, il poursuivit :

« Je reçois une dépêche de ma sœur. Je vais partir à l'instant même, rassemblez les dessins et les plans et donnez-les-moi. Je les enfermerai dans le coffre-fort.

— Oui, monsieur, tout de suite », répliqua le contremaître.

Et il se mit en devoir de rassembler les papiers. M. Labroue fit retentir un coup de cloche dans la cour, puis appela le caissier.

« Mon cher Ricoux, lui dit le patron, un télégramme réclame ma présence auprès de mon enfant malade. Faites votre caisse. Gardez les sommes qui vous seront utiles, et remettez-moi le reste.

— Je vais me hâter, monsieur. »

Ricoux sortit. Le coup de cloche appelait Jeanne Fortier.

« Donnez l'ordre au cocher d'atteler le coupé vivement, je vous prie, lui dit M. Labroue. Vous reviendrez ensuite me parler. »

Jeanne reparut au bout de quelques minutes. Jacques était toujours là, le caissier rendait ses comptes.

« Je garde cinq mille francs, disait-il ; j'espère bien n'avoir pas besoin d'ouvrir la caisse avant votre retour.

— Peut-être… répliqua l'ingénieur. Ne m'attendez que dans deux jours au plus tôt… C'est aujourd'hui mercredi. En admettant que je ne sois pas retenu par la maladie de Lucien, je ne serai ici que samedi dans la matinée. Combien m'apportez-vous ?

— Aux 127 000 francs du bordereau touché à la Banque, je joins les recettes de la journée, 11 027 francs sur lesquels je garde 5 000 francs. Total : 133 027 francs. Donc, avec ce que vous avez en caisse, cela fera 190 953 francs 70 centimes… Assurez-vous-en, monsieur.

— Je n'ai pas le temps de vérifier. »

Et l'ingénieur enferma dans son coffre-fort les sommes que lui remettait le caissier. Jacques et Jeanne attendaient. Mme Fortier regardait le contremaître et trouvait à son visage une expression qu'elle ne lui connaissait pas avant ce jour.

Jacques s'avança vers M. Labroue.

« Voici les dessins et les plans, monsieur », dit-il.

M. Labroue les prit et les plaça dans le coffret, puis il plaça le coffret lui-même dans la caisse.

« À mon retour, fit-il, nous continuerons ce travail. »

L'ingénieur se tourna vers Jeanne et poursuivit :

« Madame Fortier, je vous recommande de ne pas vous départir, ne fût-ce qu'une minute, de la surveillance qui vous incombe. À mon retour je m'occuperai de vous. Soyez certaine que je ne vous laisserai point sans emploi. Oubliez ce qui s'est passé entre nous, comme je l'oublie moi-même. »

Jeanne, étonnée de cette bienveillance inattendue restait muette. Le caissier Ricoux l'examinait avec attention…

« Mauvaise nature ! murmura-t-il. Cette femme déteste le patron… elle voulait se venger en lui faisant du mal… »

M. Labroue continua :

« Préparez-moi, je vous prie, une valise contenant un peu de linge. Joignez-y un pardessus et une couverture. »

Mme Fortier sortit du cabinet. En la voyant s'éloigner, l'ingénieur dit au caissier et au contremaître :

« Elle m'en veut beaucoup, la pauvre créature… Elle ne comprend pas que le poste occupé par elle ici n'est nullement son affaire… Je sais bien que j'ai été un peu cassant, un peu brutal même… Je lui ferai oublier cela… Je vais m'occuper d'elle… »

M. Labroue donna ensuite ses dernières instructions à Ricoux et à Jacques.

Cinq minutes plus tard, la voiture se dirigeait vers la gare d'Orléans, emportant l'ingénieur. Jeanne, le contremaître et le caissier assistaient à son départ.

« Je vous recommande de fermer les portes avec soin, madame Fortier, dit le caissier. Mon avis est que le patron vous laisse légèrement une bien grosse responsabilité !

— Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Jeanne, ma surveillance ne sera point en défaut. »

À l'heure de la sortie, le contremaître vint apporter les feuilles de présence pour le lendemain.

« Bonsoir, Jeanne ! dit-il. Bonne nuit !… »

Il allait sortir. Cette fois, ce fut Mme Fortier qui l'arrêta.

« Que vouliez-vous me dire ce matin ? » demanda-t-elle.

Jacques tressaillit visiblement et répondit :

« Je voulais vous dire bien des choses…

— Eh bien, dites-les…

— Non… j'ai réfléchi… pas encore… je n'ose pas. Mais si je ne vous parle point, je vous écrirai, c'est plus facile. »

Jeanne trouva les paroles du contremaître non moins étranges que sa physionomie.

« Vous me faites presque peur ! murmura-t-elle.

— Ne me demandez rien… quant à présent du moins… et répondez à une question qu'il faut que je vous adresse…

— Une question ? répéta Jeanne. Laquelle ?

— Avez-vous sérieusement pensé à ce que je vous disais hier relativement à votre situation ? reprit le contremaître.

— Oui, j'y ai pensé…

— Et consentez-vous à ce que je vous proposais…

— Quand vous m'aurez appris ce que vous ne voulez pas, ce que vous n'osez pas m'apprendre aujourd'hui.

— Eh bien, demain notre sort à tous deux sera fixé… fixé…

— Demain ? Pourquoi demain ?

— Ne m'interrogez point. Demain arrivera vite, et en quelques heures il se passe bien des choses. »

Puis Jacques Garaud partit brusquement ; il alla dîner à l'endroit où il prenait ses repas, resta chez le marchand de vin jusqu'à dix heures du soir, jouant aux cartes de l'air le plus calme avec quelques camarades auxquels il souhaita une bonne nuit en les quittant.

Aussitôt qu'il fut seul, son visage redevint sombre comme il était depuis deux jours. Au lieu de se rendre chez lui, Jacques s'engagea dans un sentier traversant la plaine entre Alfortville et Alfort. Bientôt il se trouva dans les terres labourées. Il allait vite, et prêtant l'oreille afin de s'assurer que personne ne marchait derrière lui ou ne venait à sa rencontre. Soudain il s'arrêta. Une muraille se dressait en face de lui. C'était celle de l'usine de M. Labroue. Il la côtoya jusqu'à la petite porte bâtarde voisine du pavillon habité par l'ingénieur.

« C'est par là qu'il faut entrer… » murmura-t-il en se baissant vers la serrure qu'il examina avec attention.

Tirant ensuite de sa poche une boîte de fer-blanc, il l'ouvrit. Cette boîte renfermait un morceau de cire à modeler avec lequel il prit l'empreinte de la serrure. Cela fait, il se dirigea vers Alfortville par le chemin qu'il avait suivi pour venir.

À cette heure précise, M. Labroue descendait du train-poste qui s'arrêtait à Blois. Sa sœur, Mme Bertin, habitait au village où elle vivait d'une façon fort modeste depuis la mort de son mari. Ce village, nommé Saint-Gervais, se trouvait sur la route de Bracieux, à trois kilomètres de Blois.

M. Labroue traversa le pont et s'engagea sur la route de Saint-Gervais. Il était haletant. La dépêche expédiée par Mme Bertin remplissait son cœur paternel de douloureuses angoisses.

Le village de Saint-Gervais, bâti sur le flanc d'un coteau, lui apparut bientôt. Il était une heure du matin. La cloche qu'il agita résonna d'une façon bruyante. L'ingénieur attendit.

Au bout de quelques secondes une fenêtre s'ouvrit.

« Qui est là ? demanda une voix de femme.

— Moi, chère sœur… répondit M. Labroue. Comment va Lucien ?

— Dieu soit béni. Tout danger a disparu… répliqua Mme Bertin. Attends ! je vais t'ouvrir. »

La porte de la cour tourna sur ses gonds. Le frère et la sœur tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

« Ta dépêche m'a fait du mal ! s'écria M. Labroue en franchissant le seuil de la maison.

— Eh ! j'ai eu bien peur moi-même ! répondit Mme Bertin. Le médecin redoutait une angine couenneuse…

— Pauvre mignon !… C'est presque toujours mortel.

— C'est pour cela que mon épouvante était si grande, mais le médecin a déclaré ce soir que tout péril avait disparu. Lucien a encore la fièvre, mais il va beaucoup mieux.

— Je voudrais le voir.

— Viens… il est dans ma chambre… »

M. Labroue gravit derrière sa sœur l'escalier accédant à la chambre où Lucien reposait dans son petit lit de fer. Le visage de l'enfant était pourpre ; de grosses gouttes de sueur collaient à ses tempes les boucles de ses cheveux blonds. M. Labroue le contempla pendant quelques secondes.

« Pauvre cher mignon !… » répéta-t-il.

Et il effleura de ses lèvres le front de l'enfant.

« Ne restons point ici, je t'en prie, dit Mme Bertin. Nous le réveillerions et c'est ce qu'il ne faut pas. »

Le frère et la sœur descendirent au rez-de-chaussée.

« As-tu besoin de quelque chose ? demanda la bonne dame.

— De rien, absolument.

— Eh bien, alors, va te reposer. Tu sais que ta chambre est toujours prête. Demain, ou plutôt ce matin, nous causerons. »

Le lendemain matin, le docteur constata du premier coup d'œil l'état satisfaisant de l'enfant. Rassuré d'une façon complète, l'ingénieur manifesta son intention de partir dans l'après-midi.

« Je prendrai ce soir l'express de Paris, dit-il à sa sœur. Je serai à neuf heures à Paris, et à Alfortville une heure et demi après.

— Eh bien, demanda Mme Bertin, as-tu du nouveau dans ton usine ? Es-tu satisfait ? »

M. Labroue eut un sourire aux lèvres.

« Si je suis satisfait ? Je suis en train de m'enrichir.

— Une nouvelle invention, sans doute ?

— Oui, une trouvaille qui aura mis, d'ici à quatre ans, deux ou trois millions dans ma caisse.

— Ne t'illusionnes-tu pas un peu ?

— L'illusion est impossible. Il s'agit d'une machine à guillocher non seulement les surfaces planes mais encore les contours. Les Américains me paieront cette machine ce que je voudrais…

— À moins que quelqu'un n'arrive avant toi ! Qu'une indiscrétion soit commise… et on vole ton idée.

— Sois sans crainte, je fais beaucoup moi-même, et je suis bien secondé par ceux qui m'entourent. Je crois t'avoir déjà parlé de mon contremaître Jacques Garaud. Il est intelligent, actif, et je trouve sa collaboration si précieuse que je vais l'associer aux bénéfices que donnera la machine à guillocher…

— Tu lui as confié le secret de ton invention ?

— Il le fallait bien. D'ailleurs je connais l'homme…

— Tant mieux. Et cette pauvre femme, cette jeune mère de famille dont le mari a été tué par une explosion ? Elle est toujours employée dans ton usine, je suppose ?

— Je suis obligé de me séparer d'elle.

— Tu la renvoies ! fit Mme Bertin avec surprise.

— Bien malgré moi… J'y suis forcé.

— Je comprends mal cela. La mort de son mari, tué à ton service, t'a créé vis-à-vis d'elle des devoirs impérieux.

— Je connais ces devoirs et ne compte point m'y soustraire. Jeanne Fortier est une brave et honnête créature, mais elle n'a pas ce qu'il faut pour remplir un emploi de surveillance, où l'énergie d'un homme est indispensable.

— Tu aurais dû y penser avant de l'employer.

— Elle a manqué et laissé manquer aux règlements de la maison, cela est d'un mauvais exemple et ne peut être toléré.

— Enfin, que va devenir cette pauvre créature ?

— C'est au point de vue de son avenir que je voulais te parler d'elle… Depuis longtemps, j'insiste auprès de toi pour qu'au lieu d'une femme de ménage tu prennes une domestique à demeure ; tu m'as toujours refusé.

— Je me trouve servie d'une façon très suffisante.

— Soit. Mais Jeanne serait pour toi une compagne au moins autant qu'une servante. Son petit garçon âgé de trois ans et demi deviendrait le camarade de Lucien. Plus tard, je lui ferais donner de l'éducation et je paierais ainsi ma dette à la veuve dont le mari est mort à mon service. Voyons, ma sœur, il faut accepter cette combinaison, il le faut absolument. J'ai été dur avec elle et je crois qu'elle m'en garde un peu rancune… Ne me refuse pas… Non seulement tu me ferais beaucoup de peine, mais encore, tu me mettrais dans un sérieux embarras.

— Je ne veux te causer ni embarras, ni chagrin, répliqua Mme Bertin. Tu peux m'envoyer Jeanne Fortier et son fils.

— Ah ! tu es vraiment bonne ! » s'écria M. Labroue en serrant avec effusion les mains de sa sœur.

V

À l'heure où cet entretien avait lieu, l'entrée des ouvriers dans les ateliers de l'usine d'Alfortville s'était opérée comme de coutume. Jacques Garaud, arrivé l'un des premiers, avait passé devant la loge sans donner signe de vie, et sans que Jeanne, occupée à faire signer la feuille, ait pu s'apercevoir de son passage. Cependant elle le guettait de son mieux.

Depuis la veille, les paroles énigmatiques du contremaître et surtout, l'étrangeté de son allure et de sa physionomie causaient à Mme Fortier une très vive préoccupation. Elle souhaitait voir Jacques pour s'assurer qu'il était plus calme et elle semblait à tel point agitée et fiévreuse, que plusieurs personnes lui en firent l'observation. David, le garçon de bureau qui était entré pour prendre les clefs du cabinet de l'ingénieur et de celui du caissier Ricoux, s'en inquiéta même :

« Comme vous voilà pâlotte, m'ame Fortier ! lui dit-il. Est-ce que vous êtes malade ?

— Mais non, monsieur David.

— Est-ce que vous resterez dans le pays, m'ame Fortier ?

— Je n'en sais rien encore, monsieur David… répondit sèchement Jeanne qu'importunaient ces questions.

— Je pense que le patron ne vous laisse point partir sans vous donner une jolie gratification à titre d'indemnité.

— Je ne demande rien, fit la jeune veuve d'un ton hautain.

— Vous lui en voulez donc bien au patron ?… »

Jeanne ne put contenir un geste d'impatience.

« Monsieur David, fit-elle, ne parlons plus de cela. Voici les clefs. Vous me remettrez celle du bureau de M. Labroue aussitôt que vous aurez fini de ranger. »

David se retira, en grommelant entre ses dents :

« Je crois que le patron passerait un vilain quart d'heure si elle le tenait dans un petit coin, entre quatre-z-yeux. »

Jeanne allait et venait, rangeant à droite et à gauche. Tout à coup une idée lui traversa l'esprit.

« Ah ! murmura-t-elle, il ne faut pas que je laisse ce maudit pétrole dans le bidon qui appartient à l'usine. Je vais le transvaser dans des bouteilles que j'emporterai en partant. »

Sortant aussitôt de la loge, elle alla droit à la resserre. Le bidon à pétrole était sur une tablette, à côté de quelques bouteilles vides. Jeanne se mit en devoir de transvaser le contenu. Elle achevait de remplir la première bouteille quand un coup de sonnette retentit. Elle ouvrit. C'était le caissier.

M. Ricoux entra, referma la porte derrière lui et passa devant Jeanne, qui lui dit bonjour et qu'il salua légèrement. Tout à coup, il s'arrêta en face de la réserve ouverte.

« Cela sent encore le pétrole, madame Fortier, dit-il.

— Cela n'est point étonnant, monsieur, répliqua Jeanne d'un ton sec, je mets dans des bouteilles celui que contient le bidon. Il est à moi ce pétrole. Je l'emporte en m'en allant. On n'aura plus peur que je mette le feu à l'usine. »

Ricoux murmura entre ses dents :

« On a toujours raison d'avoir peur. Il y a de méchantes gens. Il y a des gens haineux qui font le mal pour le mal. »

Jacques, en ce moment, aborda le caissier.

« Je vous ai vu entrer, dit-il, et je viens à vous. »

La voix du contremaître fit retourner Jeanne. Elle regarda Garaud, qui lui parut fort calme. De son côté, tout en parlant, Jacques l'examinait à la dérobée.

« Je veux vous avertir que la femme de Vincent est morte hier au soir. Il m'a fait prier par un mécanicien de lui envoyer l'argent qui lui est dû, en ajoutant qu'il ne reviendrait pas à l'atelier et qu'il allait retourner dans son pays.

— Voyez-vous ça. Il aura eu vent de son renvoi, et il prend un prétexte pour n'avoir pas l'air d'avoir été congédié.

— Voici son compte que j'ai fait.

— Cinquante-quatre heures à quatre-vingt-dix centimes ? fit le caissier. Total : quarante-huit francs soixante… Venez avec moi, je vais vous remettre cette somme. »

Tandis que s'échangeaient ces paroles, Jeanne achevait de transvaser son pétrole, ensuite elle plaça les bouteilles sur la tablette de la réserve, avec le bidon vide. Le contremaître suivit le caissier, toucha la somme due à Vincent, puis visita les ateliers, en finissant par celui des menuisiers.

Cet atelier, assez vaste, et voisin du pavillon de M. Labroue, était encombré de planches et de madriers, de bois débité et de copeaux. Le chef mécanicien vint au contremaître.

« Monsieur Garaud, lui dit-il, ça ne serait pas dommage de nous débarrasser de ces copeaux qui nous gênent.

— Demain, je les ferai enlever… » répondit Jacques.

Son inspection terminée, il gagna le cabinet qu'il occupait à côté de l'atelier d'ajustage et s'y enferma. Dans cet atelier, il y avait un établi garni d'un tour, d'un étau, d'outils de précision et d'une petite forge. Jacques passa un tablier de travail puis se mit à forger quelques pièces de serrurerie.

À l'heure du repas, il sortit comme tout le monde et fut de retour un des premiers. Il alla de nouveau s'enfermer dans son cabinet, où il reprit sa besogne. Le temps était lourd. La chaleur accablante de l'atmosphère annonçait un orage plus ou moins prochain, mais inévitable. À six heures, son travail mystérieux se trouvant fini, il mit dans son tiroir fermé à clef les pièces qu'il venait d'achever, quitta son tablier et reprit sa vareuse. Cela fait, il regarda sa montre.

« Encore une heure à rester ici… murmura-t-il. C'est plus de temps qu'il ne m'en faut pour écrire à Jeanne… »

Comme sept heures sonnaient à l'horloge de la fabrique, il fit tinter la cloche dont le son annonçait la fin du travail et glissa dans sa poche la lettre qu'il venait d'écrire. Jeanne, debout sur le seuil de sa loge, regardait les ouvriers sortir les uns après les autres. Le petit Georges, dans la chambre, menait grand tapage, tirait par la ficelle son dada de carton, et le frappait, non pas avec la mèche mais avec le manche de son fouet. Or, un coup fut si rigoureusement appliqué que ce manche fendit le carton du ventre sur une longueur de quatre à cinq centimètres. L'enfant tout penaud regarda d'un œil consterné la blessure béante. De peur d'être grondé, il ne dit rien, ne fit plus de bruit et ramassant quelques fragments de journaux à gravures que sa mère lui avait donnés, il les roula en forme de tampon et les introduisit dans le ventre du cheval que l'étoupe remplissait imparfaitement ; mais il restait encore un vide assez notable, et le gamin, n'ayant plus de papier, se remit à jouer.

Le dernier des ouvriers avait quitté la fabrique. M. Ricoux passa, suivi bientôt par le garçon de bureau David. Il ne restait dans l'usine que Jacques. Jeanne attendait avec autant d'impatience que d'anxiété la sortie du contremaître.

Les dernières paroles prononcées par lui la veille ne pouvaient s'éloigner de sa pensée.

« Demain, avait-il dit, notre sort à tous deux serait fixé. Demain arrivera vite, et en quelques heures, il se passe bien des choses. »

Au bout d'un quart d'heure, Garaud parut, tenant à la main des feuilles de présence, et se dirigea vers la loge. Jacques s'avançait, mais lentement.

Ils se trouvèrent en face l'un de l'autre, se regardant sans prononcer un mot. Mme Fortier rompit le silence.

« Ce sont les feuilles de présence que vous m'apportez ? fit-elle d'une voix tremblante.

— Oui, murmura Jacques, ce sont les feuilles… avec ceci… »

Et il montrait la lettre écrite par lui, et jointe aux papiers.

« Ceci ?… répéta Jeanne.

— Oui… une lettre…

— Pourquoi m'écrire quand vous pouvez me parler ?…

— Il y a des choses difficiles à dire, faciles à écrire… Prenez cette lettre, et quand je serai parti, lisez-la… et réfléchissez. Votre bonheur, celui de vos enfants, le mien, sont entre vos mains. »

Et il sortit rapidement. Jeanne le regarda partir.

« Il devient fou… » balbutia-t-elle.

Puis elle rentra chez elle.

Avec avidité, elle ouvrit la lettre et lut ce qui suit :

« Chère Jeanne bien-aimée,

« Hier je vous laissais entrevoir dans un prochain avenir la fortune et le bonheur. Je puis maintenant vous les promettre d'une façon immédiate.

« Demain je serai riche, ou du moins les moyens de commencer une grande fortune seront dans mes mains. Je posséderai une invention qui donnera des bénéfices incalculables et j'aurai près de deux cent mille francs pour l'exploiter.

« Point de fausse honte, Jeanne. Songez à vos enfants.

« Je vous attendrai ce soir, à onze heures, avec le petit Georges au pont de Charenton, et je vous conduirai dans une retraite sûre d'où nous partirons demain pour l'étranger, où nous serons heureux et riches.

« Si vous ne veniez pas, Jeanne, je ne sais à quelle extrémité le désespoir me pousserait…

« JACQUES GARAUD.

« 7 septembre 1861. »

« Qu'est-ce que cela signifie ? murmura Jeanne stupéfaite, Jacques perd la tête, je disais bien ! Il prend ses rêveries ambitieuses pour des réalités !… À moins qu'il ne me tende un piège. Sachant que je vais me trouver aux prises avec le besoin, il espère peut-être que l'appétit de l'argent me jettera dans ses bras !… Si c'est un piège, il est grossier… je n'y tomberai point ! »

En disant ces mots, Mme Fortier froissa la feuille de papier, la pétrit entre ses doigts et la lança sur le pavé où elle roula jusqu'à l'un des angles de la pièce. Georges avait cessé de jouer pour suivre du regard la pantomime expressive de sa mère. Il vit la petite boule de papier s'abattre sur le parquet et rouler. Il alla ramasser le papier et sans le dérouler, il s'empressa de l'introduire dans le ventre de son cheval de carton.

« Il en tiendrait encore », fit-il en cherchant du regard.

Pendant ce temps, Jeanne avait allumé les réverbères qui, chaque nuit, éclairaient les cours de l'usine. Le temps était sombre, l'atmosphère lourde. D'instant en instant, des éclairs silencieux sillonnaient le ciel de couleur d'encre.

« Georges, dit Jeanne à son fils en rentrant, nous allons avoir de l'orage. Dînons vite et tu iras te coucher.

— Si ça fait boum ! boum ! tu me laisseras revenir près de toi ?

— Je te le promets ! »

À neuf heures et demie, Georges reposait dans son petit lit, entouré de ses jouets que, par une manie enfantine, il montait avec lui chaque soir au premier étage. Mme Fortier avait l'habitude de faire une ronde entre dix heures et demie et onze heures, avant de se coucher. Elle attendait en travaillant le moment de cette ronde. L'orage prévu approchait rapidement. Aux éclairs de plus en plus fréquents, des coups de tonnerre succédèrent au loin. Bientôt le vent se mit de la partie, et la tempête se déchaîna dans toute sa force. Jeanne, en travaillant, pensait à Jacques. Elle sentait s'affermir en son esprit la conviction que le contremaître cherchait à l'attirer dans un piège d'où son honneur ne sortirait pas. Onze heures sonnèrent. Jeanne se leva et voulut quitter la loge pour faire sa ronde accoutumée. Au moment précis où elle ouvrait la porte, un formidable coup de tonnerre éclata tout près de l'usine, en même temps qu'une trombe de vent éteignait la lumière qu'elle tenait à la main.

« Impossible de sortir par un temps pareil, murmura Mme Fortier ; je serais renversée… »

Elle entra et referma sa porte. Un second coup de tonnerre retentit, plus vibrant, plus assourdissant encore que le premier.

« Maman… maman… cria le petit Georges d'une voix que l'effroi rendait tremblante, j'ai peur… »

Jeanne se hâta de monter auprès de son fils, qui semblait de plus en plus effaré.

« Habille-moi ! criait-il, habille-moi, petite maman ! »

Jeanne l'habilla comme il le désirait, espérant le calmer en lui cédant. Peu à peu les grondements du tonnerre devinrent plus rares et parurent s'éloigner, mais le vent continuait à souffler en foudre et la pluie tombait. Le tremblement nerveux de Georges s'était apaisé.

« Joue un peu », lui dit Jeanne ; et, prenant la ficelle du cheval, elle le fit rouler en criant :

« Hue ! Dada ! »

Le cheval fit une cabriole, Georges se mit à rire et frappa ses mains l'une dans l'autre ; tout était oublié ; il ne pensait plus à avoir peur. La pluie cependant tombait toujours…

VI

Jacques Garaud avait passé une partie de la soirée au restaurant. À onze heures moins un quart il se retira et prit le chemin du pont de Charenton.

« Voici l'orage, murmura-t-il, mais qu'importe ? Si elle doit venir, ce n'est pas l'orage qui l'en empêchera. »

Arrivé au lieu du rendez-vous donné par lui à Jeanne, il se mit à marcher de long en large, dévoré par la fièvre de l'attente.

Onze heures sonnèrent. Aucun bruit de pas n'arrivait.

« Elle devrait être là ! se dit-il. Refuserait-elle de me suivre ?…

« Qu'elle vienne ou non, j'agirai ! Elle ne m'aime pas ! Elle me dédaigne peut-être ! Elle refuse la fortune ! Tant pis pour elle ! J'agirai quand même. »

De nouveau il s'interrompit ; puis, tressaillant, balbutia :

« Mais ma lettre… Si elle la montre ? Si on la trouve ? Que prouverait-elle, après tout, ma lettre ? Rien. D'ailleurs je prendrai mes mesures pour détourner les soupçons. Au lieu de partir dès demain, j'attendrai un mois, s'il le faut. »

L'orage était dans toute sa force. La pluie tombait avec une violence de cataracte. La demie après onze heures sonna.

« Allons, pensa le contremaître, Jeanne ne viendra pas. À mon amour elle répond par le mépris ! Eh bien, meure mon amour ! je ne veux plus penser qu'à la fortune. »

Et sous la pluie battante, Jacques quitta la tête du pont. En moins d'un quart d'heure, il atteignit la porte auprès de laquelle il s'était arrêté la nuit précédente pour prendre l'empreinte de la serrure. Tirant alors de sa poche un des petits instruments de fer fabriqués par lui, il l'introduisit dans l'ouverture.

La porte s'ouvrit. Il la poussa, fit deux pas en avant et se trouva dans la cour de l'usine. L'orage arrivait à son paroxysme. Jacques Garaud jeta un regard vers la loge de la gardienne. Il aperçut de la lumière à travers les vitres.

« Elle est là… fit-il d'une voix basse qui sifflait entre ses dents serrées. Elle rit en songeant que je suis là-bas, à l'attendre comme un niais, sous la tempête ! »

Jacques s'avança jusqu'à la réserve où le matin Mme Fortier avait placé ses bouteilles de pétrole. Il y en avait cinq. Le contremaître en prit quatre et se dirigea vers l'atelier des menuisiers. Il entra et jeta deux des bouteilles dans la cour, après avoir versé leur contenu sur les copeaux entassés et sur les amas de planches. Cela fait, muni des deux dernières bouteilles, il gagna le pavillon où se trouvait le cabinet de M. Labroue, pénétra dans ce cabinet en enfonçant la porte, et, après s'être assuré que le volet intérieur était fermé, il alluma une bougie.

Cinq minutes lui suffirent pour forcer la caisse et prendre le coffret contenant les plans de la machine perfectionnée ; il saisit ensuite les liasses de billets de banque, les entassa dans le coffret avec les plans, prit dans ses poches quelques rouleaux d'or, vida les deux dernières bouteilles de pétrole sur la parquet, sortit du cabinet, déposa le coffret dans le couloir et se dit :

« Aux ateliers d'abord, le feu ! Je reviendrai ensuite ici reprendre mes valeurs et achever ce qui me reste à faire. »

Il retourna vivement à l'atelier des menuisiers, fit craquer une allumette et la jeta au milieu des copeaux.

M. Labroue avait quitté Saint-Gervais de manière à prendre le train qui devait le mettre à Paris à neuf heures cinq minutes du soir. Il n'avait point dîné avant de partir, aussi s'arrêta-t-il chez un restaurateur, voisin de la gare. Dans la salle, il se trouva en pays de connaissance. Des ingénieurs du chemin de fer, ses anciens camarades à l'École polytechnique, venaient de s'installer pour dîner. Bientôt la conversation fut des plus animées.

À onze heures et demie seulement M. Labroue quitta ses amis et se mit en quête d'une voiture qui le conduisit à Alfortville. En ce moment, nous le savons, l'orage se déchaînait. Les cochers se montraient récalcitrants. Enfin l'un deux consentit à marcher. La demie après minuit sonnait au moment où la voiture s'engageait dans Alfortville.

Le cocher s'orientait mal, tournait à droite quand il fallait tourner à gauche et perdait un temps précieux. L'ingénieur, impatienté, descendit du véhicule et régla sa course en disant :

« Je suis tout près de chez moi. »

Et il s'élança vers sa demeure. L'eau ruisselait sur ses vêtements. Il arriva en face de la porte de l'usine, tira de sa poche une clef, ouvrit, et sans s'arrêter traversa la cour pour se rendre à son pavillon. Jeanne avait entendu la porte se refermer.

« On est entré… murmura-t-elle. On marche dans la cour… »

Déjà elle s'élançait vers la porte de sa chambre. Georges s'accrocha d'une main à ses jupes en criant :

« Maman… maman… ne t'en va pas… J'ai peur…

— Je vais revenir, mon mignon.

— Non… non… j'ai peur… ne t'en va pas… Reste près de moi… »

Et plus que jamais l'enfant se cramponnait de la main droite à la robe de Jeanne, tandis que de la main gauche, il tenait son cheval de carton. Mme Fortier le prit dans ses bras, descendit, ouvrit la porte de la loge, et sortit dans la cour sous la pluie et regarda du côté du pavillon de M. Labroue.

Tout à coup une lueur rougeâtre et vacillante éclaira les ténèbres. Cette lueur venait des ateliers. Jeanne, épouvantée, se dirigea en courant vers les bâtiments de la fabrique. Vingt pas tout au plus la séparaient du pavillon, quand elle entendit d'une façon nette et distincte cet appel :

« À moi !… Au secours. »

Puis, immédiatement après, retentit dans le silence un cri terrible, un cri d'agonie. À ce cri, une sorte de râle succéda, puis plus rien. Jeanne ne ralentit point sa course. Bientôt elle atteignit le seuil du pavillon dont les fenêtres à leur tour s'éclairaient de lueurs ardentes. Une exclamation d'horreur s'échappa de ses lèvres. Elle apercevait dans le couloir Jacques brandissant un couteau et à ses pieds M. Labroue, étendu inanimé, sanglant. La jeune femme laissa son enfant glisser de ses bras.

« Misérable ! Assassin ! cria-t-elle. Je n'avais pas compris le sens de la lettre infâme ! Tu m'offrais de m'enrichir avec de l'or ramassé dans le sang ! misérable ! misérable ! »

Le contremaître bondit jusqu'à Jeanne.

« Ah ! tu comprends, à présent ! lui dit-il avec un cynisme effroyable. Mieux vaut tard que jamais ! Eh bien, suis-moi !

— Jamais !

— Si tu ne me suis pas volontairement, je t'y contraindrai.

— Jamais ! J'appellerai au secours.

— Tais-toi, ou je tue ton enfant ! Suis-moi, et hâtons-nous, car dans quelques instants tout va s'écrouler. »

Et le contremaître entraîna Jeanne et Georges dans la cour d'abord, puis dans la campagne, en passant par la petite porte voisine du pavillon. La jeune femme voulait crier.

« Mais tais-toi donc, insensée ! lui dit Jacques d'un ton impérieux. Tu appelles ceux qui t'accuseront bientôt !

— Moi ! moi ! M'accuser ! balbutia Jeanne.

— Oui… et les preuves ne manqueront pas ! Le pétrole que tu avais acheté a servi à mettre le feu. On retrouvera les bouteilles vides dans la cour. On t'accusera d'avoir tué M. Labroue, car toi seule pouvais savoir qu'il était rentré cette nuit, et d'ailleurs on se souviendra des menaces proférées par toi contre lui devant témoins. Combien de fois n'as-tu pas dit que cela ne lui porterait pas bonheur de t'avoir chassée ! Allons. »

Mme Fortier se sentait devenir folle. Le contremaître l'entraînait toujours. Jeanne répéta deux fois :

« Au secours ! »

Jacques la secoua si brutalement qu'il la fit tomber à genoux.

« Un mot de plus, dit-il, et ton fils est mort !

— Pitié !…

— Tais-toi !… et viens, nous serons riches.

— Non… non !… j'aime mieux mourir…

— Alors ! va-t-en, et tâche de disparaître, car je me suis arrangé pour que tout t'accable et tu te défendrais en vain contre l'évidence. Advienne que pourra. »

Et Jacques prit sa course à travers la plaine. Jacques Garaud, que nous avons quitté au moment où il venait de jeter une allumette enflammée sur les copeaux imbibés de pétrole de l'atelier de menuiserie s'était dirigé de nouveau vers le pavillon. Il avait ouvert le coffret déposé par lui dans le couloir, et glissé sur sa poitrine, entre sa chemise et sa chair, les liasses de billets de banque et les plans que contenait le coffret. C'était à ce moment que M. Labroue entrait dans la cour et que Jeanne entendait la porte se refermer derrière lui. L'ingénieur aperçut les premières lueurs jaillissant des ateliers. Il courut dans cette direction. Jacques mettait le feu au cabinet de son patron et jetait au milieu des flammes le coffret vide. M. Labroue vit la porte du pavillon ouverte, et devinant un crime, s'élança. Jacques allait sortir. Les deux hommes se trouvèrent face à face. Le contremaître, après ce qu'il avait fait déjà, ne pouvait plus s'arrêter. Il fallait désormais aller jusqu'au bout. Il tira de sa poche un couteau catalan et l'ouvrit.

« À moi ! au secours ! » cria l'ingénieur.

Jacques bondit. M. Labroue, frappé en pleine poitrine, tomba pour ne plus se relever. Jeanne était arrivée juste à ce moment. Nous savons le reste.

La malheureuse jeune femme que nous avons laissée à genoux dans la campagne, égarée, frémissante, regardait d'un œil agrandi par l'épouvante les flammes qui montaient toujours, et serrait contre sa poitrine son enfant à demi mort de frayeur.

Tout à coup, au loin, retentit la sonnerie vibrante d'un clairon. Dans plusieurs directions se fit entendre le cri : Au feu ! Ces cris se rapprochèrent. Jeanne se releva d'un mouvement brusque.

« Ah ! se dit-elle, je suis perdue ! Il a raison, ce misérable qui se venge de mes refus… On m'accusera… Mais !… je me justifierai… j'ai sa lettre… qui témoignera contre lui. »

Soudain la jeune femme porta les deux mains à son front, par un geste de folle, et poursuivit, éperdue, haletante :

« Sa lettre… mais je ne l'ai pas… Elle est restée là-bas… Ah ! j'irai la chercher… je la retrouverai… et je n'aurai plus rien à craindre de l'accusateur… J'aurai une arme pour me défendre… »

Jeanne allait s'élancer vers l'usine. À trente pas d'elle, elle vit un groupe d'hommes courir à travers champs, et le vent lui apporta les paroles suivantes :

« Je parie que c'est cette coquine de Jeanne Fortier qui a mis le feu. Ça ne pouvait pas finir autrement. La misérable a menacé devant moi M. Labroue !… »

Jeanne avait reconnu la voix du caissier Ricoux.

« Et je me laisserais accuser ainsi lorsque je peux me défendre ! pensait-elle. Non ! Non ! Cette lettre qui prouve mon innocence et le crime de Jacques Garaud, je vais la chercher. »

Jeanne approchait de la fabrique. Tout à coup, relevant la tête, elle s'arrêta terrifiée. Des flammes nouvelles se tordaient dans l'espace, partant d'un point qui n'était ni le pavillon, ni les ateliers. L'incendie poussé par le vent impétueux qui lui faisait franchir de grands espaces, dévorait la loge. Elle balbutia :

« Le feu ! le feu ! Cette preuve n'existe plus ! je suis perdue ! »

Alors, la tête égarée, aux trois quarts folle, la malheureuse femme tourna sur elle-même et s'enfuit à travers la campagne, emportant son enfant. Georges était presque évanoui, mais ses doigts raidis ne lâchaient pas le cheval de carton qui renfermait la précieuse lettre, preuve de l'innocence de sa mère.

L'usine de M. Labroue était située assez loin de toute habitation. Par un temps d'orage effroyable et à l'heure où l'incendie s'était déclaré, les secours devaient se faire attendre. Quand une compagnie arriva du fort de Charenton, avec quelques ouvriers de la fabrique, il était déjà trop tard pour combattre les progrès du feu. Toutes les portes étant fermées, on escalada les murailles d'enceinte avec des échelles. L'absence de la gardienne fut à l'instant remarquée. Une voix cria :

« Le feu est à la loge ! »

C'était la voix de Jacques Garaud. Le contremaître poursuivit :

« La malheureuse a brûlé l'usine et nous met tous sur le pavé, sans travail, pour se venger de M. Labroue. Allons, mes amis, au pavillon ! Sauvons la caisse.

— Oui !… oui ! sauvons la caisse, appuya Ricoux, qui venait d'arriver. Elle contient une somme énorme. »

Et tous se précipitèrent vers le pavillon en flammes. Comment Jacques se trouvait-il au nombre des gens qui venaient porter secours à l'usine incendiée par lui ? Le misérable ne voulait pas que la voix de Jeanne, si elle s'élevait pour l'accuser, pût être entendue et trouver créance. Mais, comme il s'enfuyait, la réflexion lui était venue, en même temps que le souvenir de la lettre qu'il avait écrite.

« À tout prix, il faut ravoir cette lettre », se dit-il.

Et, au lieu de continuer à fuir il avait rejoint sur la route les gens qui couraient en criant « Au feu ! » Il comptait entrer dans la loge de la gardienne, chercher et reprendre sa lettre, puis se joindre aux sauveteurs. En arrivant dans la cour il aperçut le logis de Jeanne en feu.

« Ma besogne est finie avant d'être commencée, murmura-t-il, le chiffon de papier compromettant n'existe plus. Il ne me reste qu'à me signaler par mon zèle, mon dévouement, mon courage, ce qui serait une triomphante réponse aux accusations de Jeanne, si elle avait l'impudence de m'accuser. »

Une idée diabolique lui traversait l'esprit au moment où nous venons de l'entendre crier :

« Sauvons la caisse !… »

Il bondit dans le couloir où se trouvait le corps de M. Labroue, et poussa une exclamation d'horreur.

« Un cadavre ! » fit-il ensuite.

Puis, soulevant le corps de sa victime, il s'élança hors du pavillon et déposa son fardeau sinistre sur les pavés de la cour. Le caissier recula terrifié, en balbutiant :

« Mais c'est le patron ! Le patron sanglant !… assassiné !… »

Jacques n'écoutait pas. Il avait bondi pour la seconde fois au milieu des flammes. Deux secondes s'écoulèrent ; alors à l'intérieur sa voix s'éleva, faible, méconnaissable.

« Je suis dans le cabinet… près de la caisse ! disait cette voix. J'étouffe !… je meurs !… à moi !… »

Une infranchissable muraille de feu se dressait maintenant entre les sauveteurs et l'entrée du couloir. Tout à coup un craquement effroyable se fit entendre… La toiture s'écroulait sur le premier étage, qui s'effondrait sur le rez-de-chaussée.

La foule poussa une longue clameur.

« Jacques est enseveli sous les décombres enflammés… »

Néanmoins on fit une tentative pour avancer, mais l'immense foyer ne permettait plus de pénétrer dans le pavillon. Les murailles elles-mêmes s'écroulaient. En ce moment arrivèrent les pompes de Maisons-Alfort et de Charenton. Trop tard, même pour un sauvetage partiel !

Le caissier Ricoux allait et venait au milieu de la foule gesticulant comme un fou, et répétant :

« C'est cette coquine qui a mis le feu ! C'est elle qui a assassiné M. Labroue ! c'est elle, la cause de la mort de Jacques ! ».

Le commissaire de Charenton était arrivé en même temps que les pompiers. Il entendit les paroles prononcées par Ricoux et, s'avançant vers lui, demanda :

« Vous accusez quelqu'un d'avoir mis le feu !… Vous parlez d'un assassinat commis ?

— Oui, monsieur. Venez… »

Et Ricoux, entraînant le commissaire vers le point de la cour où se trouvait déposé le cadavre de l'ingénieur, ajouta :

« Voici la victime. Regardez ! »

Le magistrat constata la mort de l'ingénieur et reprit :

« Qui accusez-vous ?

— La gardienne de la fabrique.

— Son nom ?

— Jeanne Fortier.

— Sur quoi basez-vous votre accusation ?

— On l'a cherchée partout, elle est introuvable, ce qui prouve bien qu'elle a pris la fuite après avoir allumé le feu. Du reste elle avait acheté du pétrole pour commettre le crime qu'elle préméditait.

— Mais, le mobile de ce crime ?

— Avant-hier M. Labroue, mécontent de la manière dont elle s'acquittait de son emploi, lui avait donné son compte. Elle devait partir dans huit jours…

— Et vous dites qu'il y a une autre victime ? Qui ?

— Le premier contremaître de la fabrique. Un bon et brave garçon plein de mérite, nommé Jacques Garaud. Il a voulu sauver la caisse au péril de sa vie, et il est enseveli sous les poutres enflammées ! Ah ! gredine de femme !

— Reste-t-il une partie du bâtiment encore debout où l'on puisse déposer provisoirement le cadavre de M. Labroue ?

— Oui, monsieur. Les écuries et les remises sont intactes.

— Eh bien, qu'on y porte ce corps… »

Quelques hommes emportèrent la dépouille mortelle de l'ingénieur dans le bâtiment que la direction du vent avait soustrait à l'action des flammes. Le commissaire reprit :

« Une enquête va être faite ; je la commencerai, et cette nuit même j'avertirai M. le procureur impérial. Donnez-moi tous les renseignements nécessaires pour dresser procès-verbal.

— À vos ordres, monsieur, répondit le caissier.

— Un mot d'abord. M. Labroue n'était point marié ?

— Il était veuf et père d'un enfant.

— Avait-il de la famille à Paris ?

— À Paris, je ne le crois pas. M. Labroue n'avait qu'un fils, et une sœur, Mme veuve Bertin, habitant un village à côté de Blois. L'enfant, qui est tout jeune, vit auprès de sa tante. M. Labroue a reçu avant-hier une dépêche de sa sœur, lui annonçant que le petit Lucien était malade. Il est parti sur-le-champ et ne devait rentrer que demain soir ou après-demain matin.

— Comment alors expliquez-vous sa présence ici cette nuit ?

— Le patron avait beaucoup de travaux qui réclamaient de sa part une surveillance active. Voyant sans doute que la maladie de son fils n'offrait aucune gravité, il sera revenu.

— Vous connaissez l'adresse exacte de la sœur de M. Labroue ?

— Oui, monsieur.

— Voulez-vous vous charger de l'avertir. Mais une lettre mettrait trop de temps. Envoyez une dépêche. »

On avait étendu le corps sanglant de M. Labroue dans un coin de la remise sur des bottes de paille. Une couverture de laine recouvrait son corps. Le commissaire écrivit à la hâte quelques lignes au procureur impérial du département de la Seine et il expédia à Paris, au palais de justice, son secrétaire qui était venu le rejoindre, puis il commença l'enquête sommaire qui devait précéder celle du juge d'instruction.

VII

Les secours, arrivés trop tard, étaient demeurés sans effet. Sauf le bâtiment des écuries et des remises, il ne restait que des décombres. La foule, regardant le désastre, commentait la disparition de Jeanne Fortier. Toutes les voix s'élevaient pour l'accuser.

L'orage avait cessé. Le vent néanmoins soufflait toujours avec force, balayant les derniers nuages ; une teinte grisâtre annonçait l'aube du jour. Jeanne, affolée, terrifiée, s'était enfuie, portant son fils.

Pendant environ une heure, elle courut ainsi, tout droit devant elle, sans savoir où elle allait. Enfin, épuisée, haletante, elle se laissa tomber sur le talus de gazon d'un fossé.

Georges, qu'elle tenait sur ses genoux, fit un mouvement. Jeanne tressaillit et le couvrit de baisers.

L'enfant ouvrit les yeux.

« Petite maman, j'ai froid…

— Eh bien, il faut marcher un peu pour te réchauffer. »

Elle mit sur ses pieds le petit Georges et se leva elle-même.

Une grande route se déroulait devant elle, blanche dans la campagne sombre.

« Où aller ? se demanda la pauvre mère avec désespoir. J'ai pris la fuite. Pourquoi ? J'ai eu peur. Pourquoi ? Est-ce que sérieusement on pouvait m'accuser ? »

Un frisson courut sa chair. Elle se souvenait des paroles de Jacques :

« J'ai pris mes mesures pour que tout t'accuse ! »

« Oui, murmura-t-elle, il avait raison, on m'accusera, on trouvera les bouteilles vides de pétrole. On se souviendra de mes paroles imprudentes qui semblaient menacer M. Labroue. Je suis perdue ! il faut fuir encore. »

Et elle voulut entraîner Georges.

« Mon dada ! » cria l'enfant qui avait posé à terre son petit cheval.

Jeanne ramassa le jouet et se remit en marche en tenant son fils par la main. Peu à peu le jour venait.

Soudain elle s'arrêta. Deux silhouettes venaient d'apparaître au détour d'un sentier traversant un petit bois.

C'était deux gendarmes à cheval. Devant eux marchait une femme en haillons, les mains liées. Jeanne reconnut l'uniforme et frissonna. Il lui semblait se voir, elle innocente, marcher comme une voleuse, comme une incendiaire, les menottes aux poignets, entre les représentants de la loi. Elle saisit Georges dans ses bras, et gagnant vivement le petit bois, s'y enfonça. Les gendarmes, cheminant toujours, disparurent bientôt en compagnie de leur capture.

Jeanne attendit. Les réflexions les plus douloureuses, les plus effrayantes l'obsédaient.

« Et cependant je ne suis pas coupable ! dit-elle presque à haute voix sans en avoir conscience. Cet homme, ce misérable, a commis tous ces crimes, et c'est moi qui me cache… c'est moi qui suis accusée ! Moi innocente !… Innocente… oui… c'est vrai, mais non de fait. J'étais gardienne de l'usine. Je devais y rester malgré tout, et mourir à mon poste plutôt que de fuir. Comment n'ai-je pas compris cela ! J'assistais, ainsi que ce misérable Jacques, à la reddition des comptes du caissier, avant le départ du patron. Comment ne me suis-je point souvenue que cette somme de près de deux cent mille francs dont parlait la lettre était justement celle qui se trouvait en caisse ? Comment ne me suis-je pas cramponnée à ses vêtements en criant : « Voilà le coupable ! » Il m'aurait tuée… Eh bien, après ? Mieux vaudrait cent fois être morte qu'en présence d'une accusation monstrueuse et d'une justification impossible !

— Petite maman, dit l'enfant, j'ai faim. »

La malheureuse mère reçut en plein cœur un coup violent. Elle fouilla la poche de sa robe, espérant y trouver son porte-monnaie. Espérance vaine ! Elle avait laissé ce porte-monnaie sur un meuble de sa loge. Sa poche ne contenait que six sous.

« Je suis fatigué, maman… je ne peux plus marcher.

Je te porterai, mon mignon. »

Et, soulevant Georges dans ses bras, Jeanne regarda la route. Elle alla ainsi droit devant elle pendant une heure, haletante, usant ses forces. Jeanne aperçut des maisons, un village. Elle pressa le pas. À cent pas environ des premières maisons elle fit halte et posa l'enfant à terre, se sentant à bout.

« Veux-tu m'attendre ici, mon mignon ? dit Jeanne à son fils. Je vais te chercher à déjeuner… Dans le bois tu n'auras pas peur ?

— Non, petite maman. »

Il s'étendit sur les feuilles, serrant son cheval de carton contre sa poitrine.

« Il va s'endormir, pensa Jeanne. J'aime mieux cela… »

Mme Fortier se dirigea, aussi vite que le lui permirent ses jambes chancelantes, vers le village qu'elle avait aperçu. Des boutiques commençaient à s'ouvrir. On regarda Jeanne avec une curiosité manifeste qui lui causa autant de trouble que d'inquiétude. Elle franchit le seuil d'une épicerie et demanda une tablette de chocolat de dix centimes. En sortant du magasin, elle entra chez le boulanger où elle se fit servir pour quatre sous de pain. Ces dépenses payées, il ne lui restait plus rien. Elle reprit le chemin déjà suivi, et regagna le bois. Lorsqu'elle y arriva, le petit Georges n'avait point bougé. Il dormait d'un profond sommeil. Jeanne s'assit à côté de lui et s'abandonna sans résistance aux plus sombres réflexions. Peu à peu la fatigue l'emporta sur ses préoccupations douloureuses ; elle sentit le sommeil la gagner et, s'étendant sur la terre molle, elle ferma les yeux à son tour.

Le procureur, après avoir reçu l'avis envoyé par le commissaire de police, s'était rendu sans retard à Alfortville accompagné d'un juge d'instruction, du chef de la sûreté, d'un médecin et de deux agents. Dès son arrivée, le commissaire l'avait mis au courant des faits principaux révélés. Le caissier Ricoux, le garçon de bureau David, le cocher et un certain nombre d'ouvriers mécaniciens avaient été interrogés. De ce premier interrogatoire résultait la probabilité, presque la preuve, que Jeanne Fortier était seule coupable. Les faits relevés contre elle rendaient à peu près indiscutable sa culpabilité, et à ces charges si graves, sa fuite en ajoutait une plus grave encore.

Après avoir été interrogé par le procureur impérial, le caissier Ricoux avait expédié une dépêche à Mme Bertin, la sœur de M. Labroue. Cette dépêche faisait pressentir toute l'étendue du malheur qui frappait le petit Lucien.

Le caissier était un homme de cinquante ans environ, acariâtre, soupçonneux, difficile à vivre. Il n'aimait généralement personne ; la pauvre Jeanne Fortier avait l'honneur de lui inspirer une antipathie toute particulière. Sa déposition contre elle ne pouvait manquer d'être malveillante. De retour à la fabrique, il alla se mettre aux ordres du juge d'instruction qui lui dit :

« J'aurai tout à l'heure à vous poser une série de questions. »

Puis, s'adressant à l'un des agents de la sûreté, il demanda :

« A-t-on fait les recherches ordonnées par moi ?

— Oui, monsieur.

— Quel résultat ont-elles donné ?

— On a trouvé dans la cour trois bouteilles ayant contenu du pétrole. »

L'agent alla quérir les bouteilles jetées par Garaud.

« Monsieur Ricoux, dit le juge au caissier après avoir flairé le goulot des récipients suspects, reconnaissez-vous ces bouteilles pour celles où vous avez vu la nommée Jeanne Fortier mettre le pétrole introduit par elle à l'usine dans un bidon ?

— Je les reconnais parfaitement. Elles portent encore des lambeaux d'étiquettes d'eau minérale.

— Combien y en avait-il ?

— J'en ai vu cinq déposées à terre.

— Maintenant, monsieur Ricoux, tâchez de vous rappeler non seulement le sens mais les expressions de la phrase menaçante adressée par Jeanne Fortier à l'ingénieur Labroue.

— Jeanne Fortier se montra plein d'arrogance et même d'insolence, et dit d'une voix dure qu'il me semble entendre encore : « Vous me chassez ! Ah ! tenez, monsieur, prenez garde ! Cela ne vous portera pas bonheur ! » Il est clair comme le jour qu'elle méditait des projets de vengeance !

— Pensez-vous que la vengeance ait été le seul mobile du crime ?

— Je le suppose, monsieur.

— Et moi, je crois le contraire. M. Labroue était absent pour deux jours, n'est-ce pas ? Son brusque retour ne pouvait donc être prévu par personne ? Lorsqu'il a été frappé mortellement, il ne faisait que rentrer puisqu'on a relevé sa valise auprès de son cadavre. La personne qui l'a frappé se trouvait dans le pavillon où elle ne devait pas, où elle ne pouvait pas l'attendre. Pour quel motif cette personne était-elle donc dans le pavillon ?

— Pour l'incendier, répondit Ricoux.

— Incendier le pavillon était inutile, puisqu'il était évident que le feu avait été mis dans l'atelier de menuiserie, plein de copeaux, et qu'il devait se communiquer promptement au pavillon où se trouvait la caisse. »

Ricoux devint rêveur. Le magistrat reprit :

« Savez-vous combien il y avait d'argent dans la caisse ?

— 190 253 francs 70 centimes. Et dans ma caisse à moi se trouvaient cinq mille francs, mais ils ne sont pas perdus ; j'avais eu la prudence de les emporter chez moi.

— La somme était-elle en billets de banque ?

— Oui, monsieur, à l'exception de trois mille francs en or.

— Saviez-vous seul ce que contenait la caisse ? »

Ricoux réfléchit pendant un instant.

« Non, pas seul, monsieur, dit-il tout à coup. Deux personnes assistaient à la reddition des comptes.

— Quelles étaient ces personnes ?

— Jacques Garaud, le contremaître, et Jeanne Fortier. ». Le magistrat devint rayonnant. Ricoux poursuivit :

« Oui… oui… Jeanne le savait, et Jacques aussi, malheureusement, car si le brave garçon a péri, c'est en voulant sauver ces valeurs et les papiers de M. Labroue…

— Comment Jeanne Fortier se trouvait-elle dans le cabinet du patron tandis que vous rendiez vos comptes ?

— M. Labroue l'avait sonnée pour lui donner des ordres au moment où il allait quitter la fabrique.

— Vous êtes certain qu'elle a entendu énoncer le chiffre ?

— Oui, monsieur, parfaitement certain.

— Jeanne Fortier possédait-elle la clef du pavillon ?

— Oui, monsieur, et celle du cabinet.

— Restait-elle seule, la nuit, à l'usine ?

— Absolument seule, oui, monsieur.

— Quel était, selon vous, le caractère de cette femme ?

— Jeanne Fortier était ambitieuse, sournoise et rancunière ; elle affectait des manières qui ne sont point celles d'une femme d'ouvrier…

— A-t-elle des enfants ?

— Un petit garçon avec elle, et une fille en nourrice.

— Son mari a été tué dans cette usine, n'est-ce pas ?

— Oui, monsieur, mais par sa propre faute, par son imprudence. C'est cependant pour cela que M. Labroue avait donné à Jeanne l'emploi de gardienne. Tout en la renvoyant il se proposait bien de ne pas la laisser sans ressources. Cette misérable lui a témoigné la reconnaissance en l'assassinant ! »

Le juge d'instruction se tourna vers le procureur et vers le chef de la sûreté, présents à l'interrogatoire, et leur dit :

« Vous voyez, messieurs, que le doute est impossible. La vengeance n'était pas l'unique mobile des crimes commis, assassinat et incendie. Jeanne Fortier se proposait, en outre, le vol. Après avoir tout préparé pour activer les ravages de l'incendie allumé par sa main, elle est allée dans le pavillon forcer la caisse et s'emparer des valeurs, puis elle a mis le feu. C'est en sortant du cabinet qu'elle l'a frappé. »

Le procureur demanda :

« Le coffre-fort était-il de nature à ce que, pour le forcer, il fallût déployer une grande vigueur ? Une femme pouvait-elle en venir à bout ? Dans le cas contraire, nous serions conduits à admettre que Jeanne avait un complice. »

Ricoux reprit :

« Le coffre-fort n'offrait pas une grande résistance. C'était une caisse d'un vieux modèle. Une femme solide, bâtie comme Jeanne Fortier, pouvait parfaitement sans aide opérer l'effraction.

— En tout cas, si on n'a pas volé, on trouvera des petits lingots de métal fondu, puisqu'il y avait de l'or. »

Le procureur demanda au docteur qui l'avait accompagné :

« Avez-vous pu constater, monsieur, en examinant la blessure, de quelle nature était l'arme qui a tué M. Labroue ?

— Oui, monsieur. Cette arme était un couteau dont la pointe a traversé le cœur. La mort a été instantanée.

— L'assassin aura frappé de toutes ses forces ; mais une chose me paraît inexplicable : Jeanne Fortier agissait sans craindre d'être surprise puisqu'elle savait M. Labroue absent pour deux jours. Pourquoi donc était-elle armée ?

— Monsieur le procureur croit toujours à la présence d'un complice ? demanda le chef de la sûreté.

— Oui, une femme me paraît hors d'état d'accomplir seule une telle besogne.

— Jeanne est très énergique, s'écria Ricoux.

— D'ailleurs, objecta le juge, elle pourrait s'être servie d'un couteau pour forcer la caisse. Sa culpabilité, d'ailleurs, est prouvée par sa fuite.

— Elle est coupable, mais il est possible qu'elle ne soit pas seule. Connaissait-on des relations à Jeanne Fortier ? »

Plusieurs personnes, questionnées, répondirent négativement. Tout à coup un mécanicien s'avança suivi d'une femme et demandant à parler aux magistrats.

« Monsieur le juge d'instruction, dit l'homme, je vous apporte la preuve que le crime était préparé de longue main et que Jeanne Fortier avait une provision de pétrole. Ma femme que voici a causé avec la mère François, l'épicière d'Alfortville qui a vendu le pétrole. »

Le juge d'instruction donna l'ordre d'aller chercher la mère François qui arrivait toute tremblante.

« Vous connaissez la veuve Jeanne Fortier, lui demanda le juge et vous vous souvenez de lui avoir vendu du pétrole ?

— Oui monsieur. Il y a trois ou quatre jours, dans l'après-midi, elle est venue avec son gosse et un bidon en chercher quatre litres que je lui ai servis, et ça m'a semblé bien extraordinaire. La veille je lui en avais déjà vendu quatre litres. Même que je lui en ai fait l'observation, et elle m'a répondu que son gosse en jouant avait renversé le bidon… et je lui ai dit : « Il aurait pu mettre le feu, le gamin. Faut faire attention… ça flambe vite, une usine… » ou quelque chose d'approchant.

— Quelle est votre opinion sur la veuve Fortier ?

— Je la crois ambitieuse. »

La mère François, n'ayant plus rien à ajouter, obtint l'autorisation de retourner chez elle. Un mandat d'amener fut immédiatement lancé contre Jeanne Fortier.

« Monsieur le docteur ayant dressé son procès-verbal, dit le procureur impérial au caissier Ricoux, l'inhumation du corps de M. Labroue est autorisée. Je vous félicite de votre zèle et de votre dévouement. »

Le caissier se rengorgea, et les magistrats regagnèrent Paris en laissant deux agents de la sûreté sur le lieu du sinistre.

VIII

Le même jour, à une heure de l'après-midi, un homme jeune encore, bien bâti, descendait de voiture dans la cour de la gare Saint-Lazare. Cet homme portait en bandoulière un sac de voyage et tenait à la main une légère valise. Ses cheveux étaient d'un noir mat et sans reflets ; sa figure entièrement et soigneusement rasée.

« N'est-ce pas l'heure du rapide pour le Havre, monsieur ! demanda le voyageur à un employé.

— Si, monsieur, mais on ne délivre plus de billets. Le train va partir.

— Tant pis ! À quelle heure, je vous prie, partira le prochain train pour la même destination ?

— À six heures trente minutes. »

Le voyageur sortit de la gare par la rue d'Amsterdam. Il franchit le seuil d'une taverne habituellement fréquentée par les Anglais et les Américains, taverne placée au rez-de-chaussée d'un hôtel, juste en face de l'entrée du chemin de fer sur la rue d'Amsterdam. Un garçon vint à lui et l'accueillit par ces mots :

« Monsieur veut déjeuner ?

— Oui. Donnez-moi la carte du jour, un indicateur des chemins de fer, et ce qu'il faut pour écrire. Pendant qu'on préparera mon déjeuner, je voudrais envoyer une dépêche. »

Le voyageur, ouvrant le livret Chaix, parcourut les pages d'annonces qui s'y trouvaient annexées. Il s'arrêta à la nomenclature des hôtels du Havre.

« N'importe lequel, murmura-t-il ; l'essentiel est de ne point avoir l'air d'un ahuri qui ne sait où il va. Je ne séjournerai pas longtemps au Havre, du reste. Quoique je n'aie rien à craindre, que tout le monde me croie mort dans l'incendie en essayant de sauver la caisse, et que je sois méconnaissable, il est plus sage de ne pas m'attarder en France. »

Ses yeux s'arrêtèrent sur l'indication du premier hôtel placé en tête de la série et il lut :

« Hôtel de l'Amirauté et de Paris réunis, Lemel, propriétaire. Ça fera mon affaire, ajouta-t-il, autant celui-là qu'un autre… et même mieux qu'un autre, car je vois qu'il se trouve placé en face du quai d'embarquement des bateaux de Southampton.

Le voyageur prit une plume et traça ces mots :

« Hôtel de l'Amirauté, Lemel, Havre…

« Arriverai ce soir de Paris par train de onze heures cinq. Prière réserver chambre confortable.

« PAUL HARMANT »

Il appela le garçon.

Voilà ma dépêche, dit-il en lui tendant la feuille de papier. Maintenant servez-moi à déjeuner. »

À six heures trente minutes, il prit le train. À partir de Mantes il se trouva seul et en profita pour ouvrir sa valise, en tirer divers papiers et les examiner avec une extrême attention. Ces papiers étaient les plans d'une machine dont ils indiquaient l'ensemble des détails. Dans ce voyageur nos lecteurs ont reconnu déjà, malgré sa transformation et le changement de couleur de sa chevelure, Jacques Garaud, le contremaître de la fabrique d'Alfortville ; Jacques Garaud, l'incendiaire ; Jacques Garaud, l'assassin de son patron.

Jacques avait crié : « Au secours ! à moi ! je meurs ! » après avoir pénétré dans le pavillon en feu pour accomplir, en apparence, un acte d'admirable dévouement en essayant de sauver la caisse et les papiers de M. Labroue. Il fallait que personne ne pût douter de sa mort, et que si la voix de Jeanne Fortier s'élevait contre lui, cette voix ne fût point écoutée.

Jacques connaissait à merveille et de longue date la topographie du pavillon. Il savait qu'une fenêtre placée dans l'escalier conduisant à l'appartement de M. Labroue s'ouvrait sur la campagne, derrière l'usine. Au lieu de pénétrer dans le cabinet, il gravit en trois bonds les marches brûlantes de l'escalier, atteignit la fenêtre, poussa les cris de détresse et d'appel qui avaient porté le trouble et l'effroi dans tous les cœurs, et à moitié aveuglé, à demi asphyxié, s'élança par l'ouverture.

Peu après un craquement formidable se faisait entendre et le toit du pavillon et le premier étage s'effondraient sur le rez-de-chaussée.

Le contremaître était en rase campagne, sain et sauf, et courait à travers les terres labourées, afin de gagner une route sûre. Une heure après, il tombait exténué de fatigue dans un des massifs du bois de Vincennes.

« Enfin, se dit-il, je suis sauvé ! »

Dès les premières clartés de l'aube, il écarta ses vêtements et retira les liasses de billets de banque et les papiers volés dans la caisse qu'il portait sur la poitrine entre le linge et la chair. Il plia soigneusement les produits de son crime, se servit de son mouchoir pour les envelopper, se leva et se dirigea vers Paris.

Là, il se dirigea vers une maison de confection dont, une heure après, il sortait complètement transformé. Sa figure seule restait reconnaissable, et devait même attirer l'attention à cause de la nuance insolite de sa barbe et de ses cheveux. Jacques entra chez un coiffeur, se fit raser et couper les cheveux.

« N'auriez-vous pas de quoi me teindre le poil ? demanda-t-il ensuite en riant. La couleur rouge n'est point à la mode.

— Mais si, monsieur, certainement, répondit le coiffeur.

— Et ça tiendra ?

— Huit jours au moins. »

Une demi-heure plus tard, le contremaître avait les cheveux du plus beau noir. Jacques Garaud se dirigea en voiture vers la gare Saint-Lazare où nous l'avons vu déjeuner et expédier au Havre une dépêche signée du nom de « Paul Harmant ». Ce nom n'était point de pure invention. « Paul Harmant » avait vécu. C'était un mécanicien, camarade d'atelier et ami de Jacques à Genève, où il était mort. Le contremaître avait conservé le livret, à lui confié jadis par son ancien ami. Songeant à quitter la France avec Jeanne Fortier, Jacques s'était muni de ce livret. Le signalement de Paul Harmant ressemblait à celui de Jacques Garaud, sauf la couleur des cheveux et la barbe. Le contremaître, en se faisant raser et teindre, avait complété la ressemblance.

Rejoignons Jeanne Fortier que nous avons laissée dans un bois, endormie à côté de son fils. La pauvre mère dormit près de deux heures. Quand elle se réveilla, Georges sommeillait toujours.

Jeanne le regarda longuement et se pencha sur lui.

« J'ai faim, petite mère… dit l'enfant en ouvrant les yeux.

— Tiens, mon mignon, voici de quoi manger. »

Et la jeune veuve tendit à son fils une partie des aliments achetés par elle. Georges demanda :

« Tu ne manges donc pas, toi, petite mère ? Pourquoi ?

— Je n'ai pas faim. »

Jeanne sentait au contraire les exigences de son estomac vide devenir de moment en moment plus impérieuses. Mais pouvait-elle toucher au peu de nourriture qu'elle gardait pour son fils ? Interminable, lui parut la journée. Elle ne voulait point se montrer en pleine lumière sur la grande route. Enfin, la nuit arriva. Mme Fortier donna de nouveau à l'enfant un peu de pain et de chocolat et se mit en marche, allant au hasard, tout droit devant elle. Mais elle fit peu de chemin pendant la nuit et fut obligée de s'arrêter plusieurs fois, la fatigue se joignant à la faim pour l'accabler.

La nuit s'écoula. Le jour revint. La jeune veuve avançait toujours, portant Georges endormi. Elle aperçut des maisons. Une paysanne les croisa, Jeanne lui demanda :

« Madame, quel est ce village en face de moi ?

— C'est Chevry, près de Brie-Comte-Robert… »

Mme Fortier n'en pouvait plus. Elle fut obligée de s'asseoir sur le bord de la route. Une petite fille menant paître une vache, fit halte en face d'elle. Jeanne lui adressa ces mots :

« Dites-moi, mon enfant, dans quelle partie du village de Chevry se trouve la maison du curé ?

— La maison de M. le curé est la première que vous voyez là-bas : une tourelle blanche, un toit pointu et des grands arbres.

— Merci, mon enfant. »

Jeanne se leva, prit Georges dans ses bras et, du pas raide d'une somnambule endormie, se remit à marcher. La demeure du curé de Chevry était une maison ancienne et fort simple, devant laquelle se trouvait une pelouse semée de massifs et de corbeilles de fleurs. Derrière le logis s'étendait un potager assez vaste, bien planté d'arbres fruitiers. L'abbé Félix Laugier était un homme de cinquante-huit ans, à la figure ouverte, au regard doux et plein de franchise. Tous ses paroissiens l'aimaient. Il habitait la cure de Chevry avec sa sœur, âgée de soixante ans, et une domestique, depuis plus de vingt ans.

Sa sœur, Mme Clarisse Darier, veuve depuis sept années, était venue vivre auprès de lui après avoir perdu son mari qui la laissait sans enfants à la tête d'une fortune rondelette. Elle employait à faire la charité la plus forte partie de ses revenus.

Nous prions nos lecteurs de nous accompagner à la cure de Chevry, en remontant en arrière de vingt-quatre heures, ce qui nous reporte au matin du jour où Jeanne Fortier s'endormait dans un bois à côté de son fils.

Il était huit heures et demie. Un jeune homme de vingt-trois ans descendit du train. Ce jeune homme, muni de tout un attirail de peintre paysagiste, prit d'un pas rapide la route conduisant à Chevry.

C'était un beau garçon aux traits fins, à la physionomie spirituelle. Ses yeux d'un bleu sombre exprimaient l'intelligence. Ce jeune homme se nommait Étienne Castel. Il n'avait jamais connu sa mère. Son père, un négociant du quartier Montmartre, était mort quatre années auparavant, laissant à Étienne une petite fortune qui lui avait permis de se livrer à ses goûts et de suivre la carrière artistique.

L'artiste poursuivit sa route jusqu'auprès de la maison curiale où il s'arrêta. Là, il agita la sonnette puis, tournant le bouton de la grille qu'on ne fermait jamais à clef, il entra et gagna le potager. L'abbé Laugier jardinait. En apercevant Étienne, il poussa une exclamation de joyeuse surprise, et vint à la rencontre du jeune homme :

« Sois le bienvenu, cher enfant ! s'écria le bon curé en serrant les mains de l'artiste. Quelle agréable surprise !

— Ainsi, fit le jeune homme, vous me pardonnez l'indiscrétion qui m'a fait tomber chez vous ?

— Je te pardonnerai si tu me promets que ta visite sera longue.

— Je vous donnerai huit jours.

— Huit jours seulement ! c'est trop peu. Enfin, va pour huit jours de bonnes promenades… de bonnes causeries… »

L'abbé Laugier conduisit Étienne dans une petite pièce du rez-de-chaussée, où le jeune homme déposa son matériel de peintre. Ensuite le curé appela :

« Clarisse ! Clarisse !

— Descends vite. Notre artiste est là.

— Étienne ! s'écria Mme Darier en descendant vivement l'escalier. C'est une charmante surprise, mais, s'il nous avait prévenus, on aurait pu du moins lui préparer sa chambre.

— Justement, j'ai voulu vous faire une surprise, chère madame, répondit le peintre en embrassant sur les deux joues la sœur du curé. Me voici chez vous pour huit jours.

— Ce n'est guère, mais enfin tu auras le temps de goûter à mes confitures. »

Et Mme Darier alla s'occuper de corser le menu du déjeuner. L'artiste monta son attirail dans la chambre qu'il avait l'habitude d'occuper chaque année, puis rejoignit au potager l'abbé Laugier.

« Combien de choses tu dois avoir à m'apprendre, mon cher enfant, depuis six mois ! Le travail ?…

— J'ai travaillé beaucoup… avec ardeur et avec joie.

— Et les résultats ?

— Je commence à vendre. Mais l'argent n'est pas tout.

— Tu rêves la gloire ?

— Sinon la gloire, du moins la notoriété.

— Mais tu es connu déjà ?

— Pas assez… Je voudrais me placer hors de pair.

— Que faudrait-il pour cela ?

— Trouver un excellent sujet de tableau et l'exécuter magistralement. Deux choses simples, comme vous voyez.

— Tu trouveras peut-être cela ici, mon cher enfant.

— Je l'espère, votre amitié m'a toujours porté bonheur. »

L'abbé Laugier, compagnon d'études et ami très intime du père d'Étienne Castel, avait vu grandir le fils et reporté sur lui toute l'affection que lui inspirait le père. L'affection d'Étienne pour le prêtre ne le cédait en rien à celle que le prêtre avait pour lui. À onze heures précises, nos trois personnages se trouvèrent réunis dans la salle à manger. Étienne mangea de grand appétit, et comme il ne comptait point se mettre au travail ce jour-là, il sortit après le déjeuner. Le lendemain il se leva de bonne heure, prépara sa palette, descendit s'installer dans le jardin et ébaucha rapidement une étude de la campagne à peine éveillée sous les brumes transparentes du matin. Vers sept heures et demie, le prêtre revint de la messe. Il trouva Étienne à l'œuvre.

« Bon courage ! lui dit-il, je ne crois point me tromper en affirmant que cette étude est bonne. Il me semble que tu vois juste et que tu traduis bien ce que tu vois. »

L'abbé Laugier alla s'installer sous les marronniers. À l'intérieur, Mme Darier s'occupait des soins du ménage. La servante Brigitte donnait à manger aux lapins et aux volailles dans une basse-cour voisine du jardin dont un rideau de troènes la séparait. Dix minutes à peu près s'écoulèrent. Un coup de sonnette retentit à la grille. La servante se hâta d'abandonner poulets et lapins ; elle déposa son balai et courut à la grille. Une femme épuisée portant un enfant dans ses bras, était à genoux sur le seuil. Brigitte s'approcha vivement d'elle.

« Par pitié, balbutia Jeanne, que nos lecteurs ont déjà reconnue, du secours pour moi et pour mon enfant… »

Très émue, Brigitte prit la jeune veuve par la taille et voulut l'aider à se relever. Jeanne fit un effort, mais ses forces la trahirent, et elle faillit tomber à la renverse.

« Monsieur le curé, cria Brigitte, venez, venez vite ! »

À cet appel, l'abbé Laugier et Étienne accoururent.

« Qu'y a-t-il donc, Brigitte ? demanda le prêtre.

— Une jeune femme qui est en train de s'évanouir.

— Petite maman, où as-tu mal ? criait Georges.

— Cette pauvre femme et son enfant se meurent de fatigue… dit Étienne en soutenant Jeanne.

— Et peut-être de faim… » ajouta le curé.

Mme Darier accourut à son tour.

« Clarisse, ma chère sœur, lui dit le prêtre, deux tasses de bouillon pour ces pauvres créatures, bien vite, je t'en prie, et une bouteille de vieux vin de Bordeaux. »

Brigitte suivit Mme Darier après avoir assis l'enfant sur un banc. Étienne et l'abbé soutinrent Jeanne qui put se traîner jusqu'auprès de son fils, elle tomba sur le banc. Étienne avait couru chercher de l'eau fraîche et lui mouillait les tempes. Mme Fortier ouvrit ses yeux à demi fermés, cherchant son fils. Elle l'aperçut et tendit les mains vers l'enfant.

« Tranquillisez-vous, dit le prêtre, nous aurons soin de lui.

— Oh ! merci… merci… bégaya Jeanne dont le visage se détendit et dont les larmes coulèrent ; il a faim, le cher petit ! »

IX

La nouvelle envoyée par dépêche à Saint-Gervais, à la sœur de M. Labroue par le caissier Ricoux, avait été un coup de foudre pour Mme Bertin ; mais elle était de nature énergique et ne se laissait pas facilement abattre.

Elle se dit qu'elle devait agir sans perdre une minute, ainsi que le lui demandait la dépêche, et partir pour Alfortville.

La pauvre femme faillit s'évanouir lorsqu'elle se trouva en face de l'usine incendiée et du cadavre de ce frère qu'elle avait vu la veille si plein de vie, de force et de confiance en l'avenir.

Ricoux se trouvait là quand arriva Mme Bertin. Il raconta dans quelles circonstances on avait trouvé le cadavre de l'ingénieur, et l'accusation terrible qui pesait sur Jeanne Fortier.

« Ainsi, s'écria Mme Bertin avec une indicible stupeur, ainsi cette malheureuse, que mon frère m'avait demandé de prendre auprès de moi pour assurer à la mère et au fils une existence heureuse, aurait conçu le monstrueux projet d'assassiner son bienfaiteur ! est-ce possible ? Ne vous abusez-vous pas, monsieur Ricoux ? Parfois la justice s'égare.

— Les preuves les plus écrasantes se réunissent contre Jeanne Fortier, madame », répondit sentencieusement le caissier.

Mme Bertin ne formula point d'objections, mais elle ne se sentait pas convaincue. Le caissier reprit :

« Le juge d'instruction vous prie de vous présenter à son cabinet le plus tôt possible. Il m'a chargé de vous le dire.

— J'irai.

— Maintenant, causons des affaires de mon cher et regretté patron. Les livres sont détruits jusqu'au dernier feuillet, madame ; mais je me fais fort de les reconstituer.

— Au moment du sinistre, mon frère avait-il de l'argent en caisse ?

— Une forte somme… trop forte, hélas !

— Et tout est perdu ?

— Tout.

— Alors nous sommes en face d'un passif considérable ?

— Près de deux cent mille francs.

— Deux cent mille francs ! répéta Mme Bertin avec épouvante. Comment les payer ? C'est impossible, puisque je n'ai pas de fortune.

— Rassurez-vous, madame. Les sommes que devait M. Labroue seront intégralement payées par les compagnies auxquelles mon regretté patron avait assuré l'usine et son matériel. Ces compagnies sont solides. Donc, je vous le répète, tout sera payé et votre frère ne fera perdre un sou à qui que ce soit.

— Les compagnies d'assurance sont-elles prévenues ?

— Ce matin, à la suite des lettres que j'avais écrites, leurs inspecteurs sont venus dresser procès-verbal.

— Ainsi tout est perdu !… reprit Mme Bertin avec un soupir. L'enfant de mon frère ne possédera rien !

— Il lui restera le terrain sur lequel s'élevaient les constructions d'usines.

— Ce terrain sans les constructions est d'une valeur bien minime et difficilement réalisable. Heureusement Lucien ne me quittera point, et le peu que j'ai lui restera après moi. »

Mme Bertin prit les mains du caissier et les serra.

« Je vous remercie, dit-elle, je vous remercie du fond du cœur de toutes les preuves d'affection et de dévouement que vous donnez à celui qui n'est plus. »

Dans l'après-midi de ce même jour, le corps fut conduit à l'église et au cimetière au milieu du recueillement et de la tristesse de tous les assistants. Mme Bertin se rendit ensuite à Paris avec le caissier qui l'accompagna au palais de justice dans le cabinet du juge d'instruction. Ce magistrat les reçut à l'instant même en disant :

« J'ai tenu à vous voir, madame, afin d'être fixé d'une manière absolue sur le moment du retour de M. Labroue. Votre frère, m'a-t-on dit, était allé chez vous, à Saint-Gervais, visiter son enfant malade.

— Oui, monsieur, appelé en toute hâte par une dépêche de moi. Mon neveu, le petit Lucien, venait d'être atteint d'une angine pouvant amener de graves complications. Quand mon frère arriva, tout danger avait disparu. Mon frère fut aussitôt rassuré et repartit le lendemain au lieu de passer deux jours auprès de moi, comme il en avait eu d'abord l'intention.

— Et comme il nous l'avait annoncé, ajouta le caissier Ricoux.

— Par quel train est-il reparti le lendemain de son arrivée ?

— Par l'express de 4 heures 45 minutes du soir.

— Il se trouvait alors vers neuf heures à Paris où il s'est arrêté assez longtemps, pour des motifs qui nous sont inconnus, et il est arrivé à l'usine où l'incendiaire commençait son crime. L'incendiaire, surprise, l'a tué.

— Une femme. Est-ce probable ? Est-ce possible ?

— Nous n'avons à cet égard aucun doute, répliqua le magistrat. Vous savez quelle est cette femme ?

— Oui, Jeanne Fortier, à laquelle mon frère s'intéressait.

— Vous ignorez sans doute que M. Labroue venait de retirer à Jeanne l'emploi qu'il lui avait confié ?

— Non, monsieur, je ne l'ignore pas, mais ce renvoi ne constituait point une disgrâce pour Jeanne Fortier. Le jour même de sa mort, il m'avait prié de la reprendre chez moi.

— Jeanne Fortier connaissait-elle la démarche de M. Labroue ?

— Je ne le crois pas.

— Alors, l'ignorant, elle poursuivait son œil de vengeance.

— Est-ce certain ?

— Je vous répète, madame, que le doute est impossible. Sa disparition seule serait une preuve suffisante de culpabilité.

— Il est vrai, dit Mme Bertin. Mais cette fuite se peut attribuer à l'épouvante aussi bien qu'au crime.

— D'ailleurs ses achats de pétrole démontrent non seulement le crime, mais la préméditation.

— Quels mobiles auraient fait agir la malheureuse ?

— La vengeance, d'abord, et ensuite la cupidité.

— A-t-elle volé ?

— M. Labroue a été tué dans le couloir conduisant à son cabinet. Pourquoi la meurtrière se trouvait-elle en cet endroit, sinon pour y voler la somme considérable dont elle connaissait la présence dans la caisse ?

— Bref, vos soupçons ne se portent que sur Jeanne Fortier ?

— Auriez-vous, madame, des doutes à l'endroit de quelqu'un ?

— Je dois vous dire tout ce que je sais, et tout ce que je pense. J'ai eu avec mon frère un long entretien le jour où il est venu voir son fils malade à Saint-Gervais. Il venait d'inventer une mécanique à guillocher les surfaces courbes, qui devait lui constituer en peu de temps, croyait-il, une grosse fortune ; tous ses plans étaient achevés.

— M. Labroue s'était-il confié à quelqu'un ?

— Oui, à un homme qui pourrait avoir eu l'idée de s'emparer de l'invention de mon frère. Cela admis, le vol, l'incendie, l'assassinat, tout s'expliquerait ; car je ne puis croire qu'une femme, quelles que soient d'ailleurs sa force physique et sa haine, puisse accomplir une pareille œuvre de destruction.

— À quelle personne M. Labroue avait-il confié son secret ?

— À un contremaître de son usine, Jacques Garaud… »

Le juge d'instruction eut un geste de commisération.

« S'il est un homme qu'aucun soupçon ne puisse atteindre, c'est celui que vous désignez.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il est mort.

— Mort ! s'écria Mme Bertin.

— Oui, madame, mort victime de son dévouement en se précipitant au milieu des flammes pour aller sauver les papiers et la caisse de M. Labroue !

— Cela, je l'affirme, ajouta Ricoux.

— Mort ! s'écria Mme Bertin. Vous avez raison, monsieur, pardonnez-moi une accusation folle. On ne m'avait point parlé de la fin tragique de ce brave homme.

— Je n'ai rien à vous pardonner, répondit le juge. Vous voulez que l'assassinat de votre frère soit puni, et vous cherchez… c'est naturel. Mais, le seul coupable est l'odieuse créature, que tout accuse. C'est Jeanne Fortier. Vous n'avez pas d'autres éclaircissements à nous donner, madame ?

— Non, monsieur.

— Je vous rends donc votre liberté. »

X

Jeanne et son fils, nos lecteurs le savent, avaient reçu chez le curé Laugier les premiers soins que nécessitait leur état.

« Tout à l'heure vous déjeunerez solidement, dit la sœur du curé. Vous prendrez ensuite un repos dont vous paraissez avoir grand besoin. Vous avez beaucoup marché ?

— Oh ! oui, madame… beaucoup… s'écria Georges qui n'avait point quitté son joujou. Aussi je suis bien fatigué… et pourtant petite mère m'a porté presque tout le temps.

— Eh bien, tu vas dormir un peu, mon mignon, en attendant le déjeuner… fit Mme Darier en embrassant l'enfant. Vous aussi, pauvre femme » ajouta-t-elle en s'adressant à Jeanne.

La jeune veuve éclata en sanglots.

« Oh ! merci ! balbutia-t-elle.

— Madame, demanda Georges, je peux emporter mon cheval, n'est-ce pas ?

— Oui, mon mignon, emporte-le. »

Jeanne avait pris la main de son fils. Tous deux accompagnèrent Mme Darier à la chambre disposée pour eux.

« Dormez en paix, leur dit la sœur du desservant. On viendra vous réveiller pour le déjeuner. »

Étienne Castel et l'abbé Laugier, quand elle les rejoignit, causaient, cherchant à deviner quel concours de circonstances avait conduit à la porte de la cure, exténuée de fatigue et mourant de faim, la pauvre Jeanne Fortier.

« Les jeunes filles trompées, les jeunes femmes abandonnées par leurs maris et forcées de lutter avec un enfant contre les difficultés de la vie sont nombreuses, reprit Étienne. L'infortunée qui nous occupe est peut-être de celles-là.

— Elle n'appartient point à ce pays, dit Clarisse ; sa fatigue prouve qu'elle vient de loin. Et son visage, portant l'empreinte de profondes douleurs, atteste qu'elle a bien souffert.

— Que feras-tu pour elle, frère ? demanda Mme Darier.

— Je veux lui donner un secours d'argent quand elle sera bien reposée, et lui laisser continuer sa route. »

La sonnette de la grille résonna de nouveau, et le facteur rural entra dans le jardin, apportant au curé le journal qui, chaque jour, à la même heure, arrivait de Paris.

M. Laugier le déplia et se mit à lire avec lenteur. Bientôt il arriva à la seconde page, où s'étalait un long article sous cette rubrique :

UN TRIPLE CRIME

L'abbé commença la lecture de cet article. Il laissa tout à coup échapper une exclamation. Étienne leva la tête.

« Vous trouvez dans le journal quelque chose qui vous intéresse, mon cher abbé ? demanda-t-il.

— Qui m'intéresse au plus haut point et qui va vous intéresser aussi, répondit le prêtre ; c'est étrange et c'est effrayant…

— Quoi donc ! » fit Mme Darier sortant en ce moment de la maison.

Étienne et Clarisse fort intrigués prirent chacun un siège. D'une voix contenue l'abbé Laugier commença :

« Dans la nuit d'avant-hier à hier, un triple crime à été commis à Alfortville. L'importante usine de l'ingénieur Jules Labroue n'existe plus. L'incendie allumé par une main criminelle n'a laissé que des ruines, et l'ingénieur lui-même, revenant de voyage à l'improviste au milieu de la nuit, a été assassiné par l'incendiaire surpris en flagrant délit de vol.

« L'ingénieur Labroue n'est point la seule victime. Le contremaître Jacques Garaud a trouvé la mort en essayant d'opérer le sauvetage de la caisse.

« L'usine était gardée la nuit par une femme, Jeanne Fortier.

« Tout désigne cette femme comme ayant commis ce triple crime pour se venger de son renvoi décidé deux jours auparavant. La misérable créature s'est enfuie avec son enfant.

« Voici son signalement : « Vingt-six ans, taille un peu au-dessus de la moyenne, très bien proportionnée. Chevelure abondante d'un blond fauve, traits réguliers, grands yeux d'un bleu foncé, pâleur mate, allure décidée. Jeanne Fortier est accompagnée d'un enfant de trois ans et demi. »

Clarisse et Étienne Castel avaient écouté avec une anxiété croissante. Quand l'abbé eut achevé, Mme Darier s'écria :

« Mais c'est le portrait de la femme recueillie par nous ! Cet enfant de trois ans et demi… Cette fatigue… La malheureuse fuyait le théâtre de ses crimes !

— Silence, ma sœur, dit le curé. Cette femme est ici sous mon toit… si elle est coupable, nous le saurons.

— Et alors, tu la livreras…

— Je ne la dénoncerai pas. Je laisserai à la justice le soin de la trouver. »

Brigitte vint annoncer que le déjeuner était servi.

« Et cette femme ?… et cet enfant ? demanda le prêtre.

— Je les ai réveillés, monsieur le curé, et j'ai mis leurs couverts à côté du mien, dans la cuisine…

— Vous avez bien fait. Après le déjeuner, je les verrai. »

Pendant le repas, l'abbé Laugier évita de parler de Jeanne. En quittant la table, il dit à Brigitte :

« Vous nous servirez le café dans le jardin. Vous ajouterez une tasse pour l'étrangère, et vous nous l'amènerez.

— Oui, monsieur le curé. »

Deux heures de sommeil, suivies d'un repas substantiel, avaient suffi pour rendre des forces à la pauvre mère fugitive.

« Vous prendrez tout à l'heure le café dans le jardin avec M. Le curé », lui dit la vieille servante. Un coup de sonnette avertit Brigitte qu'elle pouvait servir le café. L'abbé, Étienne et Mme Darier descendaient au jardin. L'artiste tirait de sa poche un carnet sur lequel il avait commencé, de mémoire, à crayonner le portrait de l'inconnue. Brigitte amena la veuve de Pierre Fortier suivie du petit Georges qui, redevenu gai, traînait joyeusement derrière lui son dada de carton. D'un rapide coup d'œil, le prêtre examina la physionomie de Jeanne, tandis que Clarisse éloignait sa chaise de la table avec un sentiment d'involontaire répulsion.

« Approchez-vous, madame, et asseyez-vous, dit l'abbé en désignant un siège. Un peu de café vous fera grand bien. »

La jeune femme obéit. Le petit Georges s'approcha.

« Monsieur le curé, dit-il, voulez-vous me permettre de jouer dans le jardin ? Je ne toucherai pas aux fleurs…

— Oui, oui, va, mon enfant.

— Merci, monsieur le curé. »

Le bambin embrassa sa mère et s'éloigna en faisant rouler son cheval sur le sable fin des allées. Brigitte servait le café. Étienne, un crayon à la main, rectifiait les lignes de son esquisse.

« Vous allez mieux, madame ? demanda le prêtre.

— Oh ! oui, monsieur ! Mes forces sont revenues.

— Assez, pour vous permettre de continuer votre voyage ? »

Jeanne, avant de répondre, hésita. L'abbé reprit :

« Vous ne comptez pas rester dans le village où vous êtes.

— Je voudrais y rester… balbutia Jeanne tremblante ; je voudrais être au bout de mon voyage…

— Comment cela ? demanda l'abbé.

— Quand j'ai sonné à votre porte, je venais solliciter à genoux votre appui pour m'aider à trouver dans ce village un emploi, me permettant de vivre et d'élever mes deux enfants.

— Vous avez deux enfants ?

— Oui, monsieur, une petite fille de onze mois en nourrice… et mon petit garçon Georges qui a trois ans et demi.

— Mais, le père de vos enfants ? »

Jeanne répondit d'une voix à peine distincte :

« Il est mort.

— Mais pour vous chercher une place, pour vous présenter quelque part, il faut que je sache qui vous êtes. Avez-vous des papiers attestant votre identité ?

— Des papiers ? » balbutia-t-elle.

La jeune femme se mit à trembler de tout son corps.

« Oui. Vous devez bien comprendre que pour être admise dans une maison quelconque, vous, étrangère au pays, il faudra donner des références. »

Le trouble de la malheureuse n'échappa point au prêtre.

« Comment vous nommez-vous ?… poursuivit-il.

— Jeanne… répondit la jeune femme.

— C'est un prénom cela. Puisque vous avez été mariée, vous devez porter le nom de votre mari. Eh bien ? Ce nom ? »

Le mensonge, l'hésitation même, devenaient impossibles.

« Jeanne Fortier… bégaya la fugitive.

— Jeanne Fortier ! Et vous venez d'Alfortville. »

La victime de Jacques Garaud se leva d'un bond.

« Ah s'écria-t-elle. Vous savez tout !

— Oui, je sais tout, fit le prêtre. Je sais que vous êtes poursuivie, traquée par la police…

— Moi ! moi ! Et de quoi m'accuse-t-on ?

— D'avoir mis le feu à l'usine et assassiné M. Labroue.

— Mais c'est faux ! C'est faux, cela ! répliqua Jeanne d'une voix vibrante, sur la tête de mon fils que j'aime plus que tout au monde, je suis innocente, je le jure ! »

Frappé de l'accent de la jeune femme, le curé, sa sœur et Étienne échangèrent un regard.

« Mais si vous êtes innocente, pourquoi fuir ? Pourquoi vous cacher ? reprit le prêtre.

— Je fuis parce que je me sens perdue… et j'avais une preuve de mon innocence, cependant, une preuve indiscutable…

— Qu'est devenue cette preuve ?…

— L'incendie l'a dévorée comme le reste ! Ah ! je vous dirai tout, monsieur le curé, et vous me donnerez de la force pour souffrir… Tout m'écrase… et je suis innocente…

— Comment vous croire ?

— Écoutez-moi pourtant… Écoutez et jugez… »

Puis, fiévreusement, d'une voix haletante, Jeanne raconta la mort de son mari, son entrée dans l'usine, la passion farouche et les obsessions du contremaître Jacques Garaud ; elle parla de la lettre qu'il lui avait écrite pour la décider à le suivre, et dont le sens lui paraissait effroyablement clair ; elle cita des mots, des phrases, gravés dans sa mémoire ; enfin elle dit ses terreurs au commencement de l'incendie, et son entrée dans le pavillon où elle s'était trouvée en présence de Jacques et du cadavre de l'ingénieur. Elle répéta les paroles et les menaces du misérable lorsqu'il voulait la contraindre à fuir avec lui.

« C'est à ce moment, continua Jeanne, que je commençai à comprendre les termes de la lettre. Cette fortune qu'il me promettait de partager avec moi, c'était celle de M. Labroue qu'il se proposait de voler ! Je voulus courir pour reprendre cette lettre précieuse, ma justification, mon salut, il était trop tard ! Le corps de logis que j'habitais s'écroulait dans les flammes, et j'entendais des voix s'élever contre moi, me désignant comme l'incendiaire. Alors je perdis la tête et m'enfuis affolée, emportant mon fils dans mes bras. Voilà la vérité. Je suis innocente. Sur la vie de mon enfant, je vous le jure de nouveau. »

Les accents de Jeanne avaient fait passer la conviction dans l'esprit de ses auditeurs.

« Une mère qui jure sur la tête de son enfant ne saurait mentir, dit le curé. Je vous crois donc. Mais expliquez-moi comme il se fait que ce Jacques Garaud soit mort dans l'incendie, victime de son dévouement, à ce qu'on assure.

— Lui mort ! s'écria Jeanne. Allons donc !

— La note que publie le journal à ce sujet est explicite.

— Alors, je suis condamnée ! murmura la jeune femme. Si Garaud est mort, aucune puissance humaine ne pourrait me disculper. Je n'avais qu'un espoir, c'est qu'en face de moi le misérable n'oserait pas soutenir son mensonge.

— Calmez-vous, je vous prie, ma pauvre enfant ! dit le prêtre. Votre fuite a été une faute grave, mais non point un crime. Votre voix, votre regard plaident pour vous.

— Les juges écouteront-ils ma voix ? Se laisseront-ils toucher par mon regard ?… bégaya Jeanne éplorée.

— Il faut courir au-devant de l'accusation, vous présenter aux juges et leur crier : « Je suis innocente, je le jure ! » Votre serment produira-t-il sur eux l'impression qu'il a produit sur moi ? Fera-t-il pénétrer dans leur esprit la conviction qu'il a fait passer dans le mien ? Je l'ignore, je l'espère, je veux le croire, mais je ne puis l'affirmer. Ce que j'affirme, c'est que, forte de votre conscience, vous ne devez point hésiter à braver le péril, si grand qu'il soit.

— Mais si je me livre, c'est la prison qui s'ouvrira pour moi. On me séparera de mon fils !

— Malheureusement, c'est inévitable.

— Ici, répéta Jeanne. Dans votre maison.

— Ma maison n'est point inviolable, hélas !

— Mais ma petite fille qui est en nourrice… s'écria la jeune veuve en sanglotant, mais mon enfant, mon Georges. »

Georges avait entendu prononcer son nom. Il accourut.

« Petite mère, tu pleures. Pourquoi pleures-tu ? » fit-il.

Soudain, un coup de cloche et des rumeurs confuses se firent entendre. Jeanne fut prise d'un tremblement.

« C'est moi qu'on cherche », bégaya-t-elle avec épouvante.

Brigitte avait ouvert la grille. Le jardin fut envahi par une vingtaine de personnes à la tête desquelles se trouvaient le maire du village, le brigadier de gendarmerie et quatre gendarmes. Le maire s'avança le premier.

« Pardonnez-moi, monsieur le curé, dit-il, si je me permets, bien malgré moi, d'envahir votre demeure. »

Jeanne et son fils avaient reculé. L'enfant se tenait serré contre sa mère dont il avait saisi la jupe d'une main, tandis que de l'autre il tenait la ficelle de son cheval de carton. Le tableau qui venait de se former dans le jardin du curé était d'un effet saisissant. Étienne Castel, frappé de la composition fortuite de ce tableau, courut à son chevalet, prit une toile blanche, et se mit à dessiner à grands traits ce qu'il avait sous les yeux. Le curé s'était levé.

« Je sais ce qui vous amène, monsieur le maire, lui dit-il. Vous cherchez une jeune femme nommée Jeanne Fortier.

— Oui, monsieur le curé, Jeanne Fortier accusée du triste crime d'incendie, de vol et d'assassinat. »

La fugitive, à laquelle Georges se cramponnait toujours, fit un pas en avant et s'écria :

« C'est faux, monsieur ! Je suis innocente !

— Que vous soyez innocente ou coupable, répliqua le maire, ce n'est point à moi de juger. Êtes-vous Jeanne Fortier ?

— Je suis Jeanne Fortier.

— Gardienne de l'usine Labroue, à Alfortville ?

— Oui, monsieur. »

Le maire fit un signe. Le brigadier s'avança en disant :

« Au nom de la loi, et agissant en vertu d'un mandat régulier, je vous arrête.

— Eh bien, arrêtez-moi ! fit Jeanne avec exaltation. Qu'on me conduise en prison ! Qu'on me juge ! Qu'on me condamne ! On ne peut pas m'empêcher d'être innocente !

— Maman… maman… » répétait Georges tout effaré.

Le brigadier de gendarmerie se tourna vers ses hommes.

« Mettez-lui les menottes… » ordonna-t-il.

Jeanne sentit un frisson courir sur sa chair.

« Les menottes… répéta-t-elle d'une voix étranglée, en reculant. Oh ! non ! non ! je ne veux pas !

— Mon enfant, je vous prie… fit le curé. Résignez-vous… »

La malheureuse femme baissa la tête et tendit les mains.

« C'est fait… En route, maintenant ! » commanda le brigadier.

Georges s'était pendu aux mains de la prisonnière.

« Reste, petite mère… cria-t-il. Reste… j'ai peur…

— Ne pleure pas, mon enfant, lui dit Jeanne. Viens !

— Votre enfant ne peut vous suivre… interrompit le brigadier.

— Vous me séparez de mon fils !… bégaya Jeanne.

— Je le dois… l'ordre d'arrestation ne concerne que vous, Jeanne Fortier. Il n'est question d'aucun enfant. Par conséquent, la femme en prison, l'enfant à l'hospice.

— Non… non… je ne veux pas qu'on me sépare de mon fils. Monsieur le curé, intercédez pour moi !…

— Obéissez à la loi, pauvre femme, répéta l'abbé Laugier, et ne craignez rien pour votre enfant… Il n'ira point à l'hospice… Je le garderai près de moi. Si vous êtes condamnée, je vous jure de ne point abandonner votre petit Georges ! »

Mme Darier s'avança et dit en étendant la main :

« Ne pleurez plus, pauvre femme. Votre enfant retrouve une mère… Je vous jure de faire de lui mon fils… »

Jeanne balbutia au milieu de ses sanglots :

« Ne plus le revoir ! c'est au-dessus de mes forces !

— Petite mère… petite mère… ne t'en va pas… »

Mme Darier le prit dans ses bras et lui dit :

« Mon mignon, ta petite mère est obligée de partir, mais elle reviendra bientôt. En l'attendant, veux-tu rester avec moi ?

— Avec vous et avec monsieur le curé ? fit Georges.

— Oui, avec nous deux.

— Je veux bien, si petite mère me promet qu'elle reviendra… »

Jeanne suffoquait.

« Oh ! prenez-le !… prenez-le !… dit-elle avec désespoir. Aimez-le bien… Parlez-lui de sa mère… Oui, cher mignon, reste avec la bonne dame et avec M. le curé… Reste avec eux… »

Puis, se tournant vers les gendarmes :

« Emmenez moi !… je suis prête… »

Et elle s'élança vers la grille. L'enfant poussait des cris lamentables. Mme Darier l'emporta dans la maison où Brigitte les suivit. Au moment de franchir le seuil, Jeanne se tourna vers le prêtre :

« Votre bénédiction, mon père », lui dit-elle.

Et elle s'agenouilla devant lui. L'abbé Laugier, attendri jusqu'aux larmes, étendit ses deux mains sur la tête de l'humble martyre en balbutiant, car l'émotion lui serrait la gorge :

« Au nom du Dieu de justice et de bonté, je vous bénis. Puisse la justice des hommes ne pas être aveugle : si les apparences sont contre vous, moi je crois à votre innocence. »

L'abbé Laugier lui tendit les bras.

« Allez, mon enfant, dit le prêtre. Soyez forte. »

Le lendemain, Jeanne partait pour Paris en chemin de fer avec deux gendarmes, et on l'écrouait au dépôt de la préfecture de police et Étienne Castel se disait :

« J'ai trouvé mon tableau ! À l'exposition prochaine, on parlera de moi ! »

Jacques Garaud avait pris, sous le nom de Paul Harmant, sa place sur un paquebot faisant le service du Havre à Southampton. De là il avait gagné Londres afin de s'embarquer sur le premier navire en partance pour l'Amérique.

L'article publié par les journaux au sujet de l'incendie de la fabrique d'Alfortville et dans lequel on parlait de sa mort héroïque, était tombé sous ses yeux. Il se réjouissait fort de la tournure que prenaient les affaires ; tout marchait au gré de ses désirs.

Rejoignons Jeanne Fortier…

Aussitôt que M. Delaunay, juge d'instruction chargé de l'affaire, apprit l'arrestation de Jeanne et son arrivée au dépôt de la préfecture, il donna l'ordre de l'amener immédiatement dans son cabinet. La malheureuse femme était préparée à tout. Le courage, la résolution, l'énergie avaient remplacé chez elle la faiblesse, la défaillance et le découragement. Aussi ce fut avec calme qu'elle affronta la présence du magistrat de qui dépendait son sort. M. Delaunay commença l'interrogatoire.

« Votre nom ? demanda-t-il.

— Jeanne Fortier.

— Votre âge ?

— Vingt-six ans, je suis née à Paris le 15 octobre 1835.

— Célibataire ou mariée ?

— Veuve de Pierre Fortier, en son vivant mécanicien, mort au service de M. Labroue, qu'on m'accuse d'avoir assassiné pour le voler, après avoir incendié son usine. »

Cette phrase fit lever la tête du juge d'instruction.

Après un moment de silence, il dit :

« Vous savez de quoi l'on vous accuse… Qu'avez-vous à répondre ?

— Trois mots seulement ! Je suis innocente !

— Si vous étiez innocente, pourquoi auriez-vous quitté l'usine et pris la fuite avec votre enfant, au lieu d'appeler au secours lorsque l'incendie s'est déclaré ? »

Jeanne parut se recueillir.

« Répondez ! fit le juge avec impatience.

— À quoi bon ? Vous ne me croirez pas.

— Vous niez avoir assassiné M. Labroue ?

— Certes, je le nie de toutes mes forces.

— Vous prétendez que vous n'éprouviez à son égard aucune haine ?

— De la haine ! Pourquoi l'aurais-je haï ?

— Il vous avait chassée.

— Non, monsieur. Il m'avait tout simplement avertie que je ne pouvais conserver mon emploi de gardienne de l'usine.

— Vous en vouliez à M. Labroue à cause de la mort de votre mari ?

— Comment aurais-je pu en vouloir au patron d'un malheur dont il n'était point responsable ? M. Labroue, du reste, avait fait ce qui dépendait de lui pour me venir en aide après mon malheur.

— Vous niez avoir incendié l'usine ?

— Je nie l'incendie, comme je nie l'assassinat !

— Vous avez à deux reprises acheté du pétrole. Vous en avez placé une partie dans des bouteilles.

— C'est vrai.

— Ces bouteilles, vous aviez répandu leur contenu sur les copeaux des ateliers.

— C'est faux ! Je nie de toutes mes forces ! »

Le juge d'instruction attacha pour la seconde fois sur Jeanne un regard pénétrant. Elle ne baissa pas les yeux. Il reprit :

« Vous avez forcé la caisse de M. Labroue pour en voler le contenu. L'ingénieur vous a surprise et vous l'avez tué.

— M. Labroue a été tué par la main qui a versé le pétrole et forcé la caisse, mais cette main n'est pas la mienne.

— N'avez-vous point dit à M. Labroue que le fait de vous avoir retiré votre emploi ne lui porterait pas bonheur ?

— Je l'ai dit.

— Vous trouviez-vous dans le cabinet de M. Labroue quand le caissier est venu lui remettre de l'argent et établir l'état des sommes qui devaient exister en caisse ?

— Je m'y trouvais.

— Alors, vous avez tout entendu ?

— Et si bien que le chiffre prononcé par M. Ricoux est resté dans ma mémoire : 190 000 et quelque cent francs.

— Il paraît que le chiffre énoncé devant vous était pour vous d'un grand intérêt. La pensée criminelle se formulait déjà !

— Eh ! monsieur, ne peut-on se souvenir sans avoir pour cela une pensée criminelle ?

— L'acte de fuir comme vous l'avez fait n'est-il pas la preuve sans réplique de votre culpabilité ?

— Dites de ma faiblesse. J'ai cédé lâchement aux menaces… aux violences du vrai, du seul coupable…

— Vous prétendez le connaître ? Nommez-le donc !

— Jacques Garaud.

— Vous êtes vraiment mal inspirée. S'il est quelqu'un que vos accusations calomnieuses ne peuvent atteindre, c'est le brave contremaître, victime de son dévouement.

— Si Jacques Garaud est vraiment mort !

— Vous osez le croire vivant quand vingt personnes l'ont vu disparaître dans l'incendie. Vous osez l'accuser !

— Je l'ose.

— Toujours sans preuve, bien entendu ?

— La preuve, je l'avais.

— Qu'est-elle devenue ?

— Elle a été réduite en cendres, à Alfortville, pendant la nuit fatale, car l'incendie n'a point épargné le pavillon habité par moi.

— Bref, cette prétendue preuve, vous ne la possédez plus ?

— Monsieur, voulez-vous m'entendre ?

— Parlez, je vous écoute. »

Jeanne recommença le récit qu'elle avait déjà fait à l'abbé Laugier, à sa sœur et à Étienne Castel, mais l'impression produite par ce récit fut malheureusement bien différente. Le magistrat prévenu n'écouta la prisonnière qu'avec un sourire d'incrédulité. Quand elle eut achevé, il lui dit d'un ton railleur :

« Vous avez une imagination féconde, mais vos inventions sont plus romanesques que vraisemblables. Comment, vous recevez une lettre pareille à celle que vous prétendez avoir été écrite par Jacques Garaud et vous la jetez dans un coin de votre logis ! Comment, vous, la protégée de M. Labroue, vous voyez votre protecteur assassiné dans sa maison en feu, et vous prenez lâchement la fuite, au lieu de rester à votre poste pour dénoncer le vrai coupable qui vous est connu ! Allons ! allons ! De tout cela la logique est absente ! Vous vous êtes dit : « Jacques Garaud est mort. Je l'accuserai. Il ne ressuscitera point pour me démentir. »

Jeanne se tordit les mains.

« Les preuves me manquent, je le sais, balbutia-t-elle. Si l'accent de la vérité ne vous touche pas, je suis perdue.

— Pourquoi ne pas aborder la voie du repentir et des aveux ? La justice vous en tiendrait compte.

— Je ne puis avouer, n'étant pas coupable.

— On va vous donner lecture de votre interrogatoire et vous signerez. »

Les gardes de Paris qui avaient amené Jeanne dans le cabinet du juge d'instruction la réintégrèrent au Dépôt, d'où elle fut extraite pour être écrouée à la prison de Saint-Lazare. Le procès s'instruisit avec une extrême rapidité, et le juge adressa les pièces à la chambre des mises en accusation qui envoya l'accusée devant les assises de la Seine.

Les membres de la cour appliquèrent les articles de la loi. Jeanne Fortier fut condamnée à la réclusion à perpétuité.

En entendant prononcer cette condamnation terrible, la malheureuse poussa un cri de douleur et s'évanouit. Quand elle reprit connaissance, elle prononçait des phrases incohérentes. Une violente fièvre cérébrale venait de s'emparer d'elle et mettait sa vie en danger.

XI

Jacques Garaud, dont la condamnation de Jeanne pour le crime qu'il avait commis rendait plus complète encore la sécurité, s'était embarqué à Londres sur le Lord-Maire, un paquebot des Messageries en partance pour New York. Paul Harmant, puisque c'est ainsi que nous désignerons désormais l'ex-contremaître, arrivé l'un des premiers, accoudé au bastingage, regardait avec curiosité tout ce qui l'entourait.

Parmi les derniers passagers arrivés se trouvait un homme de cinquante ans appartenant évidemment à la classe riche, et accompagné d'une charmante jeune fille de dix-huit ans. À côté d'eux se voyait un grand garçon de vingt-huit ans environ.

Ce grand garçon offrait le type si facile à reconnaître de l'ouvrier intelligent, mais loustic et bambocheur. Il parlait d'une voix grasseyante :

« Excusez ! fit-il en mettant le pied sur le pont. C'est frotté ici que c'en est comme du vrai verglas… Oh ! malheur ! ».

L'homme de cinquante ans lui dit, avec un accent anglais très prononcé :

« Votre passage et votre nourriture sont payés ; je vous ai en outre remis une somme de deux cents francs ; je n'aurai donc point à communiquer avec vous pendant la traversée. En arrivant à New York, nous nous retrouverons.

— Compris, monsieur, répliqua le grand garçon. Vous en première, moi, en seconde. Après l'appel nominal, vous passerez au salon et je resterai dans l'antichambre. Soyez paisible, je vous retrouverai au débarquement. »

L'ouvrier alluma une cigarette, tandis que son interlocuteur et la jeune fille allaient se placer à deux ou trois pas de Paul Harmant. Celui-ci tourna la tête du côté de ses nouveaux voisins et ses regards s'arrêtèrent sur la jeune fille, blonde aux yeux bleus, grande et mince, admirablement bien faite, délicieusement jolie, gracieuse et distinguée.

« Bien belle personne ! se dit-il. Le monsieur aux cheveux gris doit être son père. »

L'appel commença. Le second du navire tenant à la main sa liste appela les noms de James Mortimer et de Noémi Mortimer, auxquels répondirent l'enfant blonde et son père.

« Noémi Mortimer… pensa Garaud, deux noms charmants !… »

« M. Paul Harmant… appela le second.

— Présent ! » répondit Jacques.

En entendant appeler Paul Harmant, le jeune homme à l'allure dégingandée et au langage pittoresque tressaillit brusquement, et ses yeux se fixèrent avec une étrange expression de curiosité sur l'homme qui venait de répondre : Présent !

« Paul Harmant ! murmura-t-il. Le nom de mon cousin, le mécanicien qu'on prétendait défunt ! Le bonhomme me fait l'effet d'un particulier qui a le sac ! Ça serait rigolo tout de même de se découvrir un parent calé ! »

Et il dévisageait Jacques Garaud qui ne se doutait guère de l'impression que produisait le nom de son camarade mort.

« C'est drôle, poursuivit l'ouvrier, je l'ai vu autrefois mon cousin, et je ne le reconnais pas du tout. Il était plus jeune, c'est vrai, et les années ça change un homme, mais enfin je me souviens un peu de ses traits et il me semble que je n'en retrouve pas un seul dans ce visage-là. Ça ne doit pas être lui. C'est égal, je taillerai une bavette avec ce particulier-là… »

En ce moment on appela :

« Ovide Soliveau ! »

Le parisien répondit :

« Voilà ! »

L'appel fut bientôt terminé. Immédiatement après on donna l'ordre de classement des passagers.

« Sapristi, pensa l'ouvrier, plus que ça de chic ! Le paroissien voyage en première classe comme l'ingénieur Mortimer et sa demoiselle ! Mais, si les deuxièmes ne vont pas dans les premières, les premières peuvent sans difficulté aller dans les deuxièmes. Je ferai passer mon nom à ce Paul Harmant, et il viendra me trouver. »

Le paquebot leva l'ancre et fila bientôt à toute vapeur.

Jacques Garaud passait la plus grande partie de son temps au salon où se tenaient de préférence l'ingénieur James Mortimer et la blonde Noémi. Il se mettait l'esprit à la torture pour trouver un prétexte qui lui permît d'entrer en relations avec le père et la fille.

Trois jours s'étaient écoulés depuis le départ. Le temps magnifique avait attiré sur le pont une grande partie des passagers. Ovide Soliveau parcourait les groupes d'avant afin de s'assurer s'il n'y rencontrerait pas ce Paul Harmant qui peut-être était son cousin. Mais, pas plus que la veille et l'avant-veille, Jacques Garaud ne quittait le salon.

« Pas possible ! se disait Ovide. Pour se payer comme ça le régime cellulaire, faut que le paroissien soit malade. »

Il piqua droit à l'employé et lui adressa ces mots.

« Pardon, monsieur, mais si c'était un effet de votre complaisance, j'aurais à vous prier de me rendre un petit service.

— Aoh ! yes ! répondit l'Anglais, je volé bienne.

— Voici la chose. Il y a un passager de première classe dont le nom m'a rappelé celui d'un mien cousin que je croyais défunt, et qui l'est peut-être en effet, mais qui peut-être aussi se porte comme vous et moi.

— Aoh ! yes ! ce été possible.

— Or, comme le règlement m'interdit l'entrée des premières, je viens vous prier de me rendre le service de prévenir ce monsieur que quelqu'un qui a quelque chose d'intéressant à lui dire, le prie de venir le trouver pour cinq minutes à l'avant.

— Aoh ! yes ! Disez à môa le nom du personnage.

— Paul Harmant.

— Disez aussi à môa le nom de vôo.

— Ovide Soliveau… Français, natif de Dijon, Côte-d'Or.

— Aoh ! yes, ce été siouffisant… »

L'anglais descendit à la salle à manger et, s'adressant à un maître d'hôtel, lui demanda dans sa langue maternelle :

« Connaissez-vous un M. Paul Harmant, des premières ? »

Le maître d'hôtel ouvrit un carnet :

« Harmant \(Paul\), répliqua-t-il, cabine numéro 24. C'est un passager qui se tient presque toujours au salon.

— Bon… je me souviens. Je vais voir. »

L'employé se rendit au salon et aborda l'ex-contremaître par ces mots :

« Ce été vôo qui été le très honorèble Paul Harmant ? »

Jacques Garaud leva vivement la tête.

« Oui, fit-il, c'est moi. Que voulez-vous ?

— Ce été ioune passager de seconde classe qui demande à parler à vôo sur la gaillard d'avant.

— Comment s'appelle-t-il ?

— Ovide Soliveau. »

Paul Harmant interrogea sa mémoire. L'employé reprit :

« Aoh ! yes ! Ovide Soliveau… mécanicien… sudget français… à Dijonne \(Côte-d'Or\)… Il semble à loui reconnaître en vôo ioune cousin à loui qu'il croyait défunt. »

Jacques Garaud tressaillit et se leva brusquement.

« Mon cousin… mon cousin Ovide Soliveau… balbutia-t-il. C'est bien… je vous remercie… je vais monter. »

L'employé se retira. L'ex-contremaître sortit du salon, mais au lieu de gagner immédiatement l'escalier, il s'élança vers sa cabine.

« Que signifie cela ? se demandait-il. Cet Ovide Soliveau serait-il véritablement le cousin de Paul Harmant, mort à Genève et que je fais revivre ?… Mais, oui, la mère de Paul Harmant était une Soliveau… Le livret qui se trouve entre mes mains en fait foi, et je l'avais oublié !… »

Tout en parlant, Jacques avait exhibé son portefeuille. Il en tira le livret en question, l'ouvrit à la première page et lut :

« Paul-Honoré Harmant, fils de Césaire Harmant et de Désirée-Claire Soliveau… »

« C'est bien un parent de feu mon camarade… continua-t-il. Que faire ? Ne point aller à ce prétendu cousin, c'est éveiller dans son esprit des soupçons, c'est me perdre ! Il faut payer d'audace. Je saurai bien tenir tête à cet homme et lui prouver que je suis Paul Harmant… »

Jacques gagna le gaillard d'avant. Quand Ovide l'aperçut, il se dirigea vivement de son côté.

« C'est vous, monsieur… fit-il en le saluant. Je vous remercie de vous être dérangé pour moi, et je vous en remercie d'autant plus qu'en vous regardant de près, quoi qu'il y ait bigrement longtemps que nous nous sommes rencontrés, je suis à peu près sûr de ne pas me tromper et de tendre la main à mon cousin, à mon vrai cousin, car vous êtes Paul Harmant, n'est-ce pas ?

— Parfaitement, répondit Jacques.

— Paul-Honoré Harmant, fils de Césaire Harmant !

— Et de Désirée-Claire Soliveau… acheva Jacques.

— La propre sœur de mon père… dit le Dijonnais.

— Ce qui fait que vous êtes mon cousin Ovide Soliveau.

— Un peu, mon neveu ! s'écria Ovide. Ah ! saperlipopette, mon cousin, quelle veine de se retrouver ! Moi qui te croyais mort !

— Mort ! répéta Jacques Garaud avec un sourire.

— On le disait au pays, où je suis allé il y a cinq ans.

— Enfin, d'ou venait ce bruit absurde ?…

— Un ouvrier genevois, de passage à Dijon, avait persuadé ça à ta mère. Il ajoutait que tu avais claqué à l'hospice. La bonne femme allait écrire afin d'apprendre la vérité quand elle mourut un an juste après ton père. Tu as dû savoir tout ça ?

— Oui… oui… répondit Jacques Garaud enchanté de se trouver si bien renseigné, j'ai su ça à l'époque… et ça m'a fait beaucoup de chagrin. Pauvre père… pauvre mère !…

— Tu as été au pays, sans doute, toucher le petit héritage que tes parents t'avaient laissé ? Pas grand-chose…

— C'était peu de chose, en effet… répliqua Jacques.

— Je n'ai point hérité d'un radis, moi qui te parle.

— Comment, tu as perdu tes parents ?

— Il y a deux ans. Plus un Soliveau dans la Côte-d'Or. De toute la famille, c'est moi seul qui reste ; comme toi de la famille Harmant, mon vieux Paul… Disparue, la famille Harmant. Ni tenants, ni aboutissants… Figure-toi que je ne t'avais pas positivement reconnu d'abord le premier jour. Je doutais. Dame ! Voilà six ans que nous ne nous sommes vus, tu avais vingt-cinq ans et moi vingt-deux, et tu peux te flatter d'être joliment changé… à ton avantage d'ailleurs. T'es devenu un mossieu très chic, un particulier tout à fait rupin ! Est-ce que, depuis notre seule et unique rencontre à Marseille, tu as fait fortune ?…

— Fortune ! pas précisément. Mais, néanmoins, je ne me plains pas de ma position. J'ai mené à bien une invention qui m'a permis de mettre de côté quelques milliers de francs.

— Ah ! tonnerre ! les inventions, ça vous enrichit un homme d'un seul coup, à moins que ça ne tourne mal, et alors, ratiboisé !… Mais tu étais un malin, toi ! tu avais été à l'école de Châlons et ensuite aux Arts et Métiers…

— Oui… oui… j'ai beaucoup travaillé… Et toi, voyons, qu'est-ce que tu fais ?

— Dame ! toujours la même chose…

— Quelle chose ?

— Comment, quelle chose ? As-tu donc perdu la boussole ? Tu sais bien que je suis mécanicien…

— C'est vrai, je suis absurde. J'avais une distraction. Et où vas-tu ?

— À New York… travailler de mon état d'ajusteur mécanicien. Je suis embauché pour le compte d'un ingénieur du pays qui s'appelle James Mortimer.

— James Mortimer ! répéta l'ex-contremaître.

— Tu le connais ?

— De vue, oui ; c'est, je crois, ce monsieur grisonnant qui est accompagné d'une si charmante jeune fille…

— Ah ! t'as remarqué ça ! Eh bien, t'as bon goût ! Oui… oui… elle est jolie, plus jolie que la Pierrette, hein ?

— Qui ça, la Pierrette ? fit Jacques sans réfléchir.

— Comment, t'as oublié la Pierrette ?…

— Ah ! oui… Je n'y pensais plus. C'est si loin. »

« Si loin… Pas déjà tant… se disait Ovide. C'est particulier… on dirait qu'il ne se souvient de rien, le cousin… Quand on lui parle de n'importe quoi, il a l'air d'un ahuri de Chaillot. »

« Comme ça, demanda Jacques, tu vas travailler à New York ?…

— Un engagement de trois ans, en qualité de mécanicien-ajusteur chez James Mortimer, un inventeur aussi, comme toi, qui a combiné une machine à guillocher…

— Une machine à guillocher ! répéta Jacques avec inquiétude…

— Oui, tu dois connaître cela à fond, toi qui as travaillé à Genève.

— En effet, je connais cela à fond.

— Moi aussi… et comme j'en ai monté plusieurs, le particulier m'a fait un engagement de trois ans à cinq cents francs par mois.

— Quelle espèce de machine à guillocher l'Américain a-t-il inventée ?

— Il n'a rien inventé… il a perfectionné.

— A-t-il trouvé le moyen de guillocher l'argenterie façonnée en ronde bosse ?

Ce n'est pas possible de guillocher les rondes bosse, les talons renversés, les gorges, les ornementations brutes, tu sais bien, toi qui es du métier.

— C'est difficile, mais pas impossible.

— Eh bien trouve ça… et bientôt tu seras vite millionnaire.

— Est-il riche, ton futur patron ?

— Autant que la Banque de France, à ce qu'il paraît. Sais-tu ce qu'il te faudrait à toi, cousin ? Une association avec ce particulier-là, tout bonnement… Tu as de l'idée et de l'acquis… Tu es travailleur… Tu pourras te faire dans la fabrique une position de premier ordre… La fille est jolie et bien dotée… Eh ! eh ! qui sait ? Il n'y a que les honteux qui perdent, vois-tu ! Ah ! si j'étais un monsieur comme toi !… »

En ce moment Jacques avait ôté son chapeau, et s'essuyait le front. Le contremaître de M. Labroue, nos lecteurs ne peuvent l'avoir oublié, avait, à l'aide d'une teinture, changé la nuance de ses cheveux.

Or, Jacques était teint depuis cinq jours. Ses cheveux avaient poussé. En conséquence une ligne rougeâtre apparaissait entre la peau du front et le reste de la chevelure d'un superbe ton noir. Ovide avait un coup d'œil perçant. Dès son premier regard, il avisa cette particularité. De la chevelure ses yeux descendirent à la barbe. Mais là, il ne put rien constater d'anormal. Ovide pensait :

« Saperlipopette, en voilà une bien bonne ! On jurerait que le cousin se teint. Il était cependant bien brun, quand je l'ai connu. Pas possible que ses cheveux aient tourné au rouge ! »

Jacques était devenu songeur.

« Allons, cousin, nous nous reverrons, dit-il en tendant la main à Ovide Soliveau. Au revoir ! »

Tout en regagnant les premières classes, il se disait :

« J'ai affronté le péril, mais je crois qu'il existe des doutes sur mon identité, dans l'esprit de cet homme. Ah ! si je pouvais le tenir à ma discrétion ! »

De son côté Ovide réfléchissait aussi. Jacques Garaud ne s'était point trompé en lui croyant des doutes. Ces doutes, ou plutôt ces soupçons, étaient faibles encore, mais ils pouvaient grandir et devenir dangereux.

« Ah ! saperlipopette, oui ! murmurait-il en se promenant à grands pas sur le gaillard d'avant, une cigarette aux lèvres, il est bigrement changé, le cousin, et il a l'air tout singulier ! Comment ne se souvient-il pas que je suis mécanicien, puisque nous exerçons tous les deux le même état ? Comment ne se souvient-il pas de la Pierrette qui faisait des bêtises à cause de lui ?… Et il se teint ? Ses cheveux sont rouges sous le noir… Si ça n'était vraiment pas mon cousin… Mais quelle raison le ferait agir ?… Je voudrais bien le faire jaser, ce paroissien-là… Il a l'air mystérieux qui ne me va guère. Il a fait fortune en six ans… C'est épatant tout de même… Je creuserai ça ! je me paierai une petite enquête. Il faut savoir profiter de l'occasion quand on a l'idée fixe de s'arrondir un joli magot. Moi, j'ai l'idée fixe, et si l'occasion se présente… »

Le Parisien fit une nouvelle pause, sans achever sa phrase, et ses regards semblèrent chercher quelqu'un sur le pont. Ils s'arrêtèrent sur un homme de soixante-cinq ou soixante-six ans qui portait en bandoulière un petit sac de cuir, à serrure.

« La voilà, l'occasion demandée ! poursuivit Ovide en dardant sur l'escarcelle un regard étincelant de convoitise. J'ai vu le contenu de ce sac… il y a là-dedans au moins soixante mille francs en or et en billets de banque… il suffirait de trouver un bon truc pour couper la courroie, empocher le contenu, et jeter le contenant à la mer. L'opération réussie, je voyagerais en première classe et j'aurais une pelure coupée dans le grand chic par un tailleur cher. Oh ! l'occasion, comme ça peut vous retaper un homme ! »

Tout en allumant une cigarette, il marchait à petits pas. Il fit halte soudain près de deux personnages qui causaient à mi-voix, assis un peu à l'écart. Ce groupe était composé d'un Canadien au visage cuivré, portant le costume de son pays, et d'un jeune homme de vingt-cinq ans environ.

Le Canadien paraissait avoir atteint un âge avancé déjà. Il tenait à la main une fiole remplie d'un liquide couleur d'or. Le jeune homme, un médecin français qui allait tenter la fortune en Amérique, lui parlait.

« Ainsi, vous êtes miné par la fièvre depuis dix années, lui disait-il, et vous n'avez pour la combattre que ce breuvage ?

— Oui, répliqua le Canadien en français, et c'est à ce breuvage que je dois de vivre encore.

— Quelle est cette liqueur ?

— Une infusion de plantes qu'on trouve dans nos montagnes… et qui a plusieurs appellations, entre autres celle-ci : liqueur de vérité.

Liqueur de vérité… répéta le jeune médecin. Qu'est-ce que ça signifie ?…

— Cela se rapporte à l'une des propriétés de cette infusion de plantes. Si l'on boit une cuillerée de cette liqueur mélangée à un liquide quelconque, ce mélange surexcite le cerveau au point d'y amener une sorte de folie passagère qui dure parfois quelques minutes, parfois une heure. Tant que dure cette folie, on est pris du besoin de confesser ses pensées les plus intimes ; aussitôt qu'elle cesse, on ne se souvient plus de rien. Voilà pourquoi cette liqueur s'appelle liqueur de vérité.

— C'est très curieux », dit le jeune médecin.

Ovide Soliveau n'avait pas perdu un mot de l'entretien des deux causeurs.

« Saperlipopette ! murmurait-il, si j'avais cette drogue, et que j'en fasse boire au cousin, il m'expliquerait pourquoi les cheveux ont changé de couleur. »

Les deux hommes s'étaient remis à causer. Ovide prêta l'oreille de nouveau. Le Canadien poursuivit :

« La liqueur de vérité a d'autres vertus, une entre autres, versée pure sur une blessure, elle la cautérise violemment, d'une façon presque instantanée.

— Mais c'est la panacée universelle ! s'écria le jeune médecin avec un rire qui décelait pas mal de scepticisme.

— Ne riez point ! fit le Canadien. Je vous ai dit vrai et vous pourrez vous en convaincre en faisant l'épreuve…

— Pour faire l'épreuve, où pourrais-je m'en procurer ?

— Écrivez ce que je vais vous dire. »

Le jeune médecin tira de sa poche un agenda et s'apprêta à prendre des notes. De son côté, Ovide, tournant le dos aux causeurs, en avait fait autant. Le Canadien dicta :

« Chuchillino, onzième avenue, numéro 24.

— Qu'est-ce que ce Chuchillino ?

— Un homme de mon village qui a quitté le Canada pour venir trafiquer à New York ; il fait venir des montagnes la liqueur de vérité, et la vend à peu près au poids de l'or.

— Je l'achèterai quand même. Je veux posséder cette liqueur. »

Ovide avait inscrit le nom et l'adresse sur son calepin.

« Et moi donc ! » se dit-il.

Tandis que cela se passait sur le gaillard d'avant du Lord-Maire, Jacques Garaud, redescendu au salon de conversation, avait enfin trouvé l'occasion d'adresser la parole à Noémi Mortimer. La blonde Noémi s'était mise au piano. La jeune fille étudiait les motifs d'une opérette en ce moment fort en vogue à Paris.

Jacques vint s'asseoir à une faible distance de la jeune fille.

Noémi s'était, à plusieurs reprises, aperçue que le passager la regardait avec un plaisir manifeste. Il avait la tenue d'un gentleman, il voyageait en première classe, pourquoi se serait-elle offensée de son admiration discrète ? Le morceau achevé, Jacques se pencha vers la musicienne.

« On voit, mademoiselle, lui dit-il, que vous avez habité en France, et non seulement la France, mais Paris. »

La jeune fille ne se montra point choquée et demanda d'une voix douce, avec un demi-sourire :

« À quoi voit-on cela, monsieur, s'il vous plaît ? À ce que vous n'interpréteriez pas cette musique d'une façon tellement vivante, si vous ne l'aviez entendue à Paris. J'y retrouve toutes les nuances de mon cher pays.

— Ah ! vous êtes Français, monsieur ?

— Oui, mademoiselle.

— Eh bien, vous avez raison. J'ai entendu ces motifs à Paris… Ils m'ont paru charmants et je les ai retenus.

— Vous avez une mémoire prodigieuse.

— Pour ce qui me plaît, oui.

— Avez-vous longtemps habité Paris, mademoiselle ?

— Trois mois seulement… J'aurais voulu y passer une année au moins, mais il n'a pas été possible à mon père de donner satisfaction à mes désirs. Ses affaires le rappellent à New York, où je vais rentrer un peu malgré moi, après ce trop court voyage.

— Moi aussi je vais à New York… Je suis mécanicien et je me propose de faire des études dans différentes maisons dont on vante les inventions, la maison Mortimer entre autres. »

Noémi regarda son interlocuteur en souriant.

« Parlez-vous de la maison Mortimer ? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle… La maison James Mortimer, dont le chef possède en Europe la réputation d'un homme de génie.

— Connaissez-vous celui de qui vous faites un si bel éloge ?

— Non, mademoiselle. Comment le connaîtrais-je, puisque je vais pour la première fois en Amérique ? répliqua l'ex-contremaître avec un aplomb superbe.

— Et votre intention est de vous rendre chez lui en arrivant à New York.

— Ma première visite sera pour lui, mademoiselle.

— Alors, alors, il vous serait sans doute agréable d'être présenté à James Mortimer… introduit comme nous disons, nous autres Américains ?

— Rien ne me serait plus agréable, je l'avoue…

— Je vous offre d'être votre introductrice auprès de lui.

— J'accepte avec reconnaissance. Vous le connaissez beaucoup, mademoiselle ?

— Oui, et je l'aime de tout mon cœur. C'est mon père… »

Le faux Paul Harmant joua la stupeur.

« Votre père s'écria-t-il. Si j'avais su…

— Auriez-vous parlé de mon père autrement que vous ne l'avez fait ? demanda Noémi en riant.

— Non, certes ! mes paroles exprimaient ma pensée.

— C'est donc avec la certitude de vos sentiments de sympathie très vive pour mon père, que je vais vous présenter à lui. Comment vous nommez-vous, monsieur ?

— Paul Harmant. »

Noémi quitta le tabouret du piano et, suivie de l'ex-contremaître, se dirigea vers James Mortimer absorbé dans une conversation avec un Américain.

« Pardonnez-moi, messieurs, dit-elle aux deux hommes, mais je désire, mon père, vous présenter quelqu'un qui fait le voyage de France à New York tout exprès pour vous rendre visite. Le hasard a permis que monsieur, sans me connaître, fût conduit à m'expliquer le but de son voyage. Mon père, permettez-moi de vous présenter un Français, M. Paul Harmant, mécanicien comme vous. »

James Mortimer fit deux pas vers le prétendu cousin d'Ovide Soliveau et lui dit :

« Soyez le bien accueilli, monsieur. Voulez-vous me donner la main ?

— C'est un honneur dont je suis fier autant que je suis touché de la bienveillance de votre accueil ! dit Jacques Garaud en serrant la main que l'ingénieur lui tendait.

— Nous sommes désormais de vieilles connaissances, reprit Mortimer, donc plus de phrases cérémonieuses. Je vous présente à l'un des princes de la finance américaine, Richard Davidson, mon ami et mon banquier.

— Disposez de moi, monsieur, fit le banquier ; si je puis vous être utile, je le ferai de grand cœur. »

Les trois hommes s'assirent. Noémi retourna au piano.

« Si j'ai bien compris ma fille, dit Mortimer, vous vous rendez à New York avec l'intention de venir me voir ?

— J'ai l'intention de monter en France une fabrique modèle. Vos ateliers m'ayant été cités comme incomparables, sous tous les rapports, je me proposais de solliciter de vous l'autorisation de les voir…

— Autorisation qui vous est accordée d'avance. Mes ateliers sont les premiers du monde, mais ils ne sont construits que pour la mécanique industrielle.

— Celle qui rapporte le plus… interrompit Jacques.

— En effet, elle est lucrative… Mes machines à coudre perfectionnées m'ont rapporté des sommes fort rondes.

— Vos machines à coudre perfectionnées, je les connais.

— Y trouvez-vous quelque chose de défectueux ?

— Me permettez-vous la franchise ?…

— Sans doute ! J'aime la franchise.

— Je ne veux point parler du mécanisme… il est irréprochable… Je reproche à vos machines leur trépidation fatiguant ceux qui les font mouvoir.

— Vous voudriez obtenir le silence de la machine ? Voilà cinq ans que je le cherche inutilement.

— Vous avez mal cherché.

— L'avez-vous trouvé, vous ?

— Peut-être. »

Et le faux Paul Harmant, tirant de sa poche son agenda, l'ouvrit et se mit à dessiner rapidement, sous toutes ses faces, la machine à coudre perfectionnée de James Mortimer. Ce dernier regardait avec étonnement. Le coup de crayon du faux Paul Harmant lui semblait d'une merveilleuse habileté.

Le banquier Richard Davidson et Noémi, qui s'étaient rapprochés des causeurs, admiraient, ainsi que Mortimer, la dextérité du Français.

Jacques, avec une facilité et une clarté d'élocution dues à son indiscutable talent de mécanicien pratique, démontra qu'il suffisait d'introduire dans le mécanisme en question quelques légers changements pour obvier aux défectuosités de la machine à coudre. Mortimer suivait avec une attention avide les déductions logiques du Français.

« Mon cher confrère, s'écria-t-il quand Jacques eut, terminé sa démonstration, vous êtes un homme de premier mérite ! Vous venez de créer la machine à coudre définitivement perfectionnée, que vous pourrez appeler La Silencieuse.

— Cette machine portera votre nom, monsieur, car je prends l'engagement formel de n'en jamais revendiquer l'idée.

— Cela, je ne l'accepte pas !

— Pourquoi donc !

— Parce que, m'abandonnant cette idée, vous m'abandonneriez la somme énorme qu'elle rapportera.

— Une somme énorme !… répéta Jacques Garaud en souriant. Je crois, monsieur, que vous exagérez ; mais, je n'en maintiens pas moins l'engagement que j'ai pris. »

« Voilà un galant homme et un homme sûr de sa force ! pensa Mortimer. Quel associé j'aurais en lui ! »

« Inutile d'insister, mon cher confrère. Je n'accepterai votre offre que dans un seul cas : c'est que nous exploitions en commun la machine à coudre perfectionnée par moi, et complétée par vous.

— Je vous remercie de cette proposition, mais à quoi bon une association pour si peu de chose ! Je ne sais pas d'ailleurs, si je me déciderai à rester en Amérique.

— Avez-vous donc changé d'avis, monsieur ? demanda Noémi. Ne me disiez-vous pas, il y a tout au plus cinq minutes, que vous comptiez au contraire y rester longtemps ?

— Tel est, en effet, mon projet. Quand j'aurai achevé l'étude des progrès de la mécanique américaine, je verrai si je dois me fixer à New York ou retourner en France.

— Admettez-vous en principe l'idée d'installer des ateliers en Amérique ? fit vivement James Mortimer.

— Pourquoi non, le cas échéant !…

— Il s'agirait alors d'exploiter une invention nouvelle ?

— Oui. C'est une machine à guillocher. »

Jacques, instruit par son entretien avec Ovide Soliveau, venait de frapper un coup décisif. James Mortimer tressaillit visiblement. Le faux Paul Harmant espéra qu'il allait se livrer, mais il n'en fut rien.

« Moi aussi, dit-il d'un air d'indifférence, je me suis occupé de cela. Mais il n'y a pas à faire mieux que les Genevois. Leurs machines sont parfaites.

— Pour guillocher les surfaces planes, assurément… répliqua Jacques, mais cela est le pont-aux-ânes… il faut progresser… »

L'Américain sentit une sueur froide mouiller ses tempes. « Aurait-il eu la même idée que moi ? » pensa-t-il. Puis il ajouta tout haut :

« Croyez-vous donc qu'il soit possible d'obtenir une machine capable de guillocher les talons renversés, les courbes ?

— J'en suis sûr ! »

Mortimer pâlit.

« Vous avez trouvé cela ?… fit-il d'une voix agitée.

— J'ai trouvé. Mes plans sont tracés, mes épures achevées et, comme j'avais l'honneur de vous le dire tout à l'heure, je verrai si je dois me fixer à New York pour y établir cette machine, et d'autres dont j'ai les projets en tête. »

De pâle qu'il était, Mortimer devint livide.

« C'est bien un concurrent, se dit-il… Il faut parer le coup sans perdre une minute. »

Puis, d'une voix insinuante, il reprit :

« Si vous ne vous illusionnez point, vous avez fait une invention qui doit vous donner, en peu de temps, une fortune colossale : Mais vous allez arriver à New York où vous ne connaissez âme qui vive. Vous serez obligé de vous mettre au courant de nos mœurs, de nos façons de vivre, des coutumes de nos ouvriers. Il vous faudra créer une usine, agencer des ateliers ; cela vous prendra beaucoup de temps et vous coûtera des sommes folles.

— Sans doute, mais le moyen de faire autrement ?

— Voici ce que je vous propose. Devenez mon associé ; prenez la direction de mes ateliers ; vous pourrez chez moi vous mettre à l'œuvre et construire sans retard La Silencieuse et la machine à guillocher. En arrivant à New York, nous signerons le contrat d'association, qui vous assurera la moitié des bénéfices de ma maison, et je vais, à titre de prime, vous remettre un chèque de cinquante mille dollars sur mon ami le banquier Richard Davidson que voilà, et qui le paiera à présentation.

— Mais… commença Garaud, qui ne voulait pas, quoique ivre de joie, avoir l'air de céder trop vite.

— Oh ! je vous en prie, monsieur, acceptez ! interrompit Noémi, en accompagnant ces paroles d'un regard irrésistible. Vous ne pouvez pas refuser de devenir notre ami.

— Vous voyez que ma fille se joint à moi ! s'écria Mortimer en riant. Elle ne vous cache point sa sympathie.

— La sympathie de mademoiselle a sur moi plus d'influence que toutes les considérations pécuniaires, répliqua Jacques ; j'accepte.

— Une poignée de main, alors. Voilà notre association conclue. À propos, êtes-vous marié ? »

En entendant cette question, Noémi rougit.

« Je suis garçon, dit l'ex-contremaître avec un sourire.

— Je vous offre donc un appartement dans ma maison. Vous ne le refuserez pas…

— Non certes, et je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance », dit Jacques Garaud, qui ajouta tout bas : « Avant trois mois, je serai le gendre de James Mortimer. »

Le dîner fut gai, et on se sépara fort tard. Une fois dans sa cabine et étendu sur sa couche étroite, l'ex-contremaître ne dormit pas. La fortune lui souriait. Il allait, en arrivant à New York, toucher une jolie somme et partager tous les bénéfices de la fabrique de James Mortimer. De plus, il se croyait certain de devenir à courte échéance le gendre de l'ingénieur.

Tout cela était splendide. Une seule ombre à ce tableau : Ovide Soliveau.

XII

À onze heures du matin, James Mortimer, sa fille et le faux Paul Harmant se trouvaient réunis au salon de conversation avant le déjeuner. La journée presque entière fut employée par les deux hommes à établir les bases de l'acte de société ; des signatures préliminaires furent échangées, et l'Américain remit au Français un chèque payable à vue chez le banquier Richard Davidson.

Un peu avant le coucher du soleil, on monta prendre l'air sur le pont du paquebot. Beaucoup de passagers s'y trouvaient déjà, regardant un navire qui marchait dans la direction opposée, allant d'Amérique en Europe, et qui devait passer à quelques encablures du Lord-Maire. Jacques laissa Mortimer et Noémi les yeux fixés sur l'horizon, et se rapprocha du gaillard d'avant. Il songeait à se concilier la bienveillance de son prétendu cousin en mettant quelques louis à sa disposition.

L'ex-contremaître fouilla du regard la foule qui s'entassait le long du bordage de droite, et il aperçut Ovide Soliveau.

Mais brusquement il s'arrêta. Ovide venait de se placer derrière un homme âgé déjà, s'accoudant sur le bastingage. Une lame d'acier, que cependant il cherchait à dissimuler, brillait dans sa main droite. Il le vit allonger la main gauche vers le pardessus du passager placé devant lui. Jacques aperçut alors une sacoche suspendue à une mince courroie passée sur l'épaule.

« Ah ! ah ! murmura-t-il… Au métier de mécanicien, il ajoute celui de voleur à la tire ! Je le tiens !… Le drôle est à moi, pieds et poings liés. »

Il se trouva bientôt à deux ou trois pas d'Ovide Soliveau. Le steamer, en ce moment, croisait le paquebot. Une voix cria :

« C'est un navire français ! Bonne route ! »

Tous les bras s'élevèrent, agitant les chapeaux. Le vieillard, porteur de la sacoche convoitée par Ovide, était un des plus enthousiastes.

Le dijonnais guettait le moment opportun. Tandis que le passager levait le bras et criait à pleine gorge, Ovide glissa sa main gauche sous le pardessus, puis envoya sa main droite rejoindre la gauche. Une lame de rasoir trancha la courroie et, moins d'une seconde après, la sacoche se trouvait sous la vareuse d'Ovide.

Celui-ci fit alors volte-face en pirouettant sur ses talons et se trouva face à face avec son prétendu cousin. Le faux Paul Harmant, l'air sombre et sévère, étendit le bras et laissa retomber sa main sur l'épaule du mécanicien. En même temps, d'une voix étouffée, il lui jetait ces mots au visage :

« Que viens-tu de faire, voleur ! »

Ovide chancela, devint très pâle et balbutia :

« Hein ?… quoi ? Qu'est-ce que tu dis, cousin ?… »

Jacques lui saisit le poignet et l'entraîna dans un endroit isolé.

« Je dis, reprit-il les dents serrées, je dis que j'ai tout vu, et que tu vas me remettre à l'instant le sac de cuir volé par toi. Quand je pense que tu es de ma famille et que tu la déshonores, je ne sais qui me retient de te conduire au capitaine du paquebot et de lui dénoncer ta honteuse action. »

Ovide chancelait sur ses jambes. Ses dents claquaient.

« Non… non… non… bégaya-t-il, tu ne feras pas cela… Pitié pour un malheureux égaré… Pardonne ma faiblesse !

— Tais-toi, et donne-moi ce sac ! »

Ovide tendit l'escarcelle à Jacques Garaud.

« Tu sais ce qu'il y a là-dedans ?

— Soixante mille francs, à peu près.

— Bien… Attends-moi là. »

L'ex-contremaître se dirigea vers le passager aux cheveux blancs.

« Pardon, monsieur, lui dit-il en l'abordant et en lui présentant le sac de cuir, cette sacoche est bien à vous ? »

Le voyageur porta vivement la main à son côté.

« Volé ! s'écria-t-il avec effarement.

— Voici l'escarcelle qui vous manque… Voyez si son contenu est intact. »

Sans perdre une seconde, le vieillard tira de sa poche une petite clef, ouvrit précipitamment la sacoche que Jacques venait de lui remettre, et en visita le contenu.

« Non… non… il n'y manque rien… fit-il avec joie. Tout y est bien… Toute ma fortune, difficilement amassée en trente années de travail, et que je porte à ma fille… Mais comment ?…

— Veuillez me suivre ; je vous expliquerai… »

Et le prétendu Paul Harmant se dirigea vers Ovide qui suivait du regard tous ses mouvements. Le vieillard l'accompagna. Jacques s'arrêta en face d'Ovide.

« Voilà l'homme qui vous a volé, dit l'ex-contremaître. Je connais ce drôle et je désire qu'il ne soit point arrêté, ce qu'il mériterait cependant, mais j'exige qu'il vous fasse l'aveu de son crime et qu'il sollicite votre pitié… »

Ovide s'empressa de balbutier d'une voix éteinte :

« J'avoue… monsieur… j'avoue… j'avoue… et je vous supplie de me pardonner…

— Je vous pardonne à la requête de monsieur, répliqua le passager d'un ton méprisant. Allez vous faire pendre ailleurs. Je me souviendrai de votre visage. Moi aussi je vais à New York et je connais M. Mortimer chez lequel vous allez travailler. Vous m'avez raconté tout à l'heure le but de votre voyage. Je vous écoutais, trop confiant, et je me figurais naïvement avoir affaire à un honnête et habile ouvrier. Mais vous êtes un gredin, et il suffirait d'un mot de moi pour ouvrir les yeux à votre patron. Je devrais le faire… »

Jacques intervint.

« La leçon lui suffira, dit-il, du moins, je l'espère. Je vous demande pour lui le silence sur cette triste affaire.

— Pour sa famille, et surtout pour vous, monsieur, qui m'avez rendu ma fortune volée, je garderai le silence… Mais je veux savoir le nom de cet homme…

— Il se nomme Ovide Soliveau, dit le faux Paul Hermant.

— Ovide Soliveau… répéta le passager. Je connais ce nom. Ah ! je me souviens… C'est celui d'un particulier, originaire de la Côte-d'Or contre lequel j'ai eu entre les mains, à Paris, un mandat d'amener pour vol avec effraction. »

Jacques Garaud regarda fixement Ovide qui semblait défaillant et ne songeait même point à nier.

« J'ignorais le passé de cet homme, dit-il ensuite, mais, par considération pour sa famille, je continuerai à le couvrir de ma protection. Vous m'avez promis le silence…

— Et je tiendrai ma promesse, monsieur, mais je n'oublierai pas et, si quelque nouveau méfait remet un jour ce jeune drôle en ma présence, je serai sans pitié. »

Puis le vieux passager, tendant la main à Jacques, ajouta :

« Si jamais vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, souvenez-vous que vous pouvez compter sur moi. Je me nomme René Bosc, je suis Français, j'ai fait partie de la brigade de sûreté, je viens d'obtenir ma retraite, et je vais vivre en famille au numéro 56 de la 11e Avenue, New York.

— René Bosc, 11e Avenue, numéro 56… répéta Garaud. Je n'oublierai ni votre nom, ni votre adresse. »

L'ex-agent de la sûreté tendit la main au faux Paul Harmant, et s'éloigna après avoir jeté un regard méprisant sur Ovide Soliveau. Celui-ci resta la tête basse en face de Jacques.

« Ainsi, lui dit ce dernier d'une voix sourde, tu n'es qu'un misérable coquin, un voleur de profession !

— Pas si haut, cousin, je t'en supplie, pas si haut ! balbutia Ovide, dont la bouche était sans salive et la gorge serrée. J'ai eu un moment de vertige, quoi ! J'avais vu l'or et les billets, ça m'avait tourné la tête… Ah ! cousin, tu as été ma providence en m'empêchant de commettre une mauvaise action.

— Tu ne regrettes point la somme que tu avais volée ? »

Ovide hésita avant de répondre.

« Tu as envie de devenir riche à tout prix, poursuivit Jacques, ton hésitation le prouve. Le sac de cet ancien agent de la sûreté, ce n'était pas la fortune ; et si tu veux m'obéir je ferai la tienne.

— Vrai ?

— Foi de Paul Harmant.

— Mais je suis à toi corps et âme, cousin ! Est-ce que je ne dépends pas de toi à cette heure ? Est-ce que tu ne pourrais pas me faire arrêter si la fantaisie t'en prenait ?

— C'est vrai, mais la fantaisie ne m'en prendra point.

— Pourvu que le vieux soit homme de parole…

— Tu serais perdu… James Mortimer te chasserait de chezlui d'abord, et ensuite te ferait expulser des États-Unis. Je réponds du silence de René Bosc et de la bienveillance de James Mortimer à ton égard. Je m'en charge…

— Toi ! s'écria Ovide.

— Écoute-moi ! lui dit Jacques à voix basse ; je t'ai jugé tout à l'heure… Le vol de la sacoche n'était point ton coup d'essai, puisque René Bosc a eu entre les mains un mandat d'amener contre toi. J'ai la certitude absolue que si l'on faisait des recherches dans les archives du tribunal correctionnel de Dijon, on y trouverait ton nom plus d'une fois répété. Est-ce que je me trompe ?

— Oh ! des peccadilles… murmura le Dijonnais.

— Des peccadilles… qui mènent au bagne, et sois certain que René Bosc n'aurait aucune peine, si quelqu'un avait intérêt à l'en charger, à former contre toi un fort joli dossier. Je me tairai, moi, et j'empêcherai René Bosc de parler, mais tu feras ce que je te dirai de faire.

— Je suis prêt ! De quoi s'agit-il ?

— D'abord, en public, et chaque fois qu'il y aura du monde entre nous, tu sembleras ne point me connaître… C'est facile à comprendre, quand tu sauras que depuis hier je suis l'associé de ton patron, James Mortimer.

— Toi, l'associé de Mortimer ! fit Ovide. Toi !…

— Et je compte bien m'arranger de façon à être son gendre dans deux ou trois mois… peut-être avant.

— Ah ! tu peux te vanter de savoir conduire ta barque, toi.

— Ma position dans la famille Mortimer me rendra tout-puissant pour te servir ou pour te perdre, selon ta conduite. Sois docile à mes volontés, fais en sorte de ne t'attirer aucun reproche, et voici ce que je t'offre : D'ici à un mois, tu deviendras un des premiers contremaîtres de l'usine et je doublerai tes appointements, mais tu seras mon homme, tu n'auras d'autre volonté que la mienne. Tu aimes l'argent, je te rendrai riche. Acceptes-tu ?…

— Si j'accepte ! s'écria le Dijonnais. Mais je crois bien que j'accepte et avec enthousiasme. Toi aussi tu as besoin de mon silence, de mon obéissance, de ma complicité peut-être. Pourquoi ? Ça ne me regarde pas… Je suis à toi corps et âme… Que faut-il faire ?

— Rien avant notre débarquement à New York… Quand j'aurai besoin de te parler, c'est moi qui viendrai à toi, et n'oublie pas que le jour où tu voudrais te soustraire à l'obéissance aveugle exigée par moi, je ne te ménagerai point ! J'irai trouver René Bosc. Et maintenant nous sommes d'accord. Parlons d'autre chose.

— Ah ! Je ne demande pas mieux.

— Quel est votre régime en seconde ?

— Bien médiocre ! »

Jacques tira de sa poche une dizaine de louis.

« Nourris-toi mieux, dit-il, en mettant les pièces d'or dans les mains d'Ovide.

— Merci, cousin ! s'écria ce dernier, redevenu joyeux.

— C'est la dernière fois que tu dois m'appeler ainsi… sauf quand nous nous trouverons complètement seuls. »

Jacques Garaud rejoignit Mortimer et Noémi.

Le vieil agent René Bosc avait été servi par sa mémoire. Ovide Soliveau était en effet, et de longue date, un gredin de la pire espèce. L'ex-policier disait vrai en parlant du mandat d'amener lancé contre le mécanicien à propos d'un vol commis avec effraction dans un petit hôtel garni qu'il habitait rue de l'Ouest. Ovide avait trouvé le moyen de dépister la police. Au bout d'un an, on ne s'était plus occupé de cette affaire.

Ovide trouva le moyen de passer en Angleterre, se fit recevoir dans un atelier et, comme il savait à fond son état, il fut embauché par James Mortimer. Il devait se croire à l'abri de toute vicissitude nouvelle, lorsqu'une occasion de méfait se présentant, il lui fut impossible de résister à ses instincts pillards.

« Coquin de sort ! fit le bandit lorsque le faux Paul Harmant l'eut laissé seul. La voilà, la guigne ! Soixante mille francs qui me filent entre les doigts, grâce à mon cousin !… J'avais bien besoin de le retrouver ici, ce coco-là ! »

Ovide sembla s'absorber en de profondes réflexions.

« Après tout, fit-il ensuite brusquement en relevant la tête, il vaut peut-être mieux que les choses se soient ainsi passées. Me voilà sous la coupe du cousin Harmant, c'est vrai, mais je crois que ça me rapportera plus que le sac du mouchard. Un rude veinard, le cousin Paul, mais on ne m'ôtera pas de la tête que, dans son passé, il y a un mystère qui doit être drôle.

« Pour arriver si vite, il faut être un peu ficelle. Il me tient, mais je pourrai bien, un jour ou l'autre, le tenir aussi. Eh ! eh ! faudra voir… »

Pendant le reste de la traversée du Lord-Maire, le faux Paul Harmant passait ses journées en compagnie de James Mortimer et de sa fille, faisant à Noémi une cour fort bien accueillie. James Mortimer s'en apercevait et ne disait rien, l'idée de voir son associé devenir son gendre dans un avenir prochain lui paraissait acceptable.

Le douzième jour après le départ, on arriva à destination. Dès le lendemain, Garaud prenait la direction des ateliers, où Ovide Soliveau entrait comme ajusteur. Trois semaines plus tard, le prétendu cousin de Paul Harmant, était appelé par celui-ci aux fonctions de contremaître, avec des appointements mensuels de cent quatre-vingts dollars \(900 francs\).

Au bout de deux mois, Jacques Garaud demanda la main de Noémi que James Mortimer lui accordait avec une joie non dissimulée. L'acte de naissance de Paul Harmant et les actes mortuaires de son père et de sa mère, demandés en Bourgogne, arrivaient sans retard, et le mécanicien, sous le faux nom dont il s'était emparé, épousait Noémi.

Noémi se trouvait absolument heureuse. La société James Mortimer et Paul Harmant prenait des développements immenses. Jacques Garaud se sentait devenir un homme nouveau. Il oubliait son crime. Cependant il dut s'en souvenir le jour où il lut dans un journal français que la nommée Jeanne Fortier, reconnue coupable d'avoir incendié l'usine d'Alfortville et assassiné M. Labroue, le patron de cette usine, venait d'être condamnée en cour d'assises à la réclusion perpétuelle. Le misérable, à qui cette condamnation apportait une nouvelle certitude d'impunité, n'eut pas une pensée de pitié pour sa victime. Il ne se souvint même plus qu'il l'avait aimée.

Le curé de Chevry, sa sœur, Mme Clarisse Darier, et le jeune peintre Étienne Castel avaient assisté aux débats. Ils avaient entendu relever contre Jeanne tant de charges écrasantes, que leur conviction s'était modifiée du tout au tout.

« Cette femme nous a trompés ! murmura Mme Darier.

— Nous chercherons à l'oublier… dit l'excellent prêtre. Nous chercherons surtout à ce que le cher enfant que nous aimons déjà ne sache jamais quelle souillure le crime de sa mère a mis sur le nom qu'il porte. »

Il fut convenu entre le frère et la sœur que Mme Darier ferait sans tarder les démarches nécessaires pour adopter le petit Georges. Ces démarches aboutirent rapidement. Un arrêt légalisa l'adoption du fils de Jeanne Fortier. L'enfant, à partir de ce jour, se nomma Georges Darier.

L'abbé Laugier fut son premier professeur et n'eut qu'à se louer du zèle de son élève, et de son intelligence bien ouverte. Outre Georges, on avait gardé un autre souvenir de son passage à la cure de Chevry, c'était le petit cheval de carton dont l'enfant n'avait point voulu se séparer.

Jeanne, nous le répétons, s'était trouvée atteinte d'un véritable transport au cerveau en entendant prononcer sa condamnation. Une fièvre cérébrale s'était déclarée. Le danger fut immense, mais grâce à sa constitution vigoureuse, Jeanne triompha du mal. La guérison vint, mais lente et incomplète.

En retrouvant peu à peu l'usage de ses sens et de la parole, Jeanne ne recouvra ni le souvenir, ni la plénitude de ses facultés mentales. De profondes ténèbres enveloppaient son cerveau. Jeanne n'avait plus conscience ni du passé ni du présent.

La veuve de Pierre Fortier fut envoyée dans la section des aliénées tranquilles à la Salpêtrière.

« Cette femme guérira peut-être, dit le médecin en chef qui l'examina au moment de son arrivée, mais quand ? C'est un problème que la science ne peut résoudre… »

Ainsi Jeanne innocente était doublement frappée !

XIII

Jacques Garaud jouissait à New York de toutes les joies du succès, entouré de la considération générale, ayant un intérieur délicieux, une femme adorable, et augmentant chaque jour la prospérité et la fortune de la maison « James Mortimer and Paul Harmant ». Un an s'était écoulé depuis son mariage avec la fille de l'ingénieur américain, et Noémi s'attachait à lui chaque jour davantage. Le misérable s'était pris peu à peu d'un ardent amour pour sa femme.

Un jour, le père de Noémi, atteint de violentes douleurs rhumatismales et appelé dans une ville assez éloignée de New York, fut obligé de prier son gendre de le suppléer. Paul Harmant partit en se faisant accompagner par Ovide Soliveau.

Ovide, lui aussi, grâce à la protection de son prétendu cousin, avait fait un chemin rapide : contremaître d'abord, puis inspecteur, puis bras droit de Paul Harmant. L'amitié, la confiance que lui témoignait ce dernier, ne diminuaient point son ardent désir de savoir ce qu'avait été le passé de son cousin. Bref, il mourait d'envie d'expérimenter sur l'associé de Mortimer la liqueur du Chuchillino.

« On va voyager, se dit-il, quand Jacques Garaud lui annonça le départ ; l'occasion que j'attends depuis près d'une année se présentera forcément en route. J'en profiterai… »

Et il glissa dans un sac de voyage la fiole du précieux liquide acheté à New York, moyennant quinze dollars, au Canadien dont il avait appris l'adresse à bord du Lord-Maire.

Cinq minutes après le départ, Jacques Garaud entama la conversation du ton le plus familier.

« Eh bien, cousin, dit-il, ne te paraît-il pas bon de nous trouver maîtres, comme en ce moment, de causer à cœur ouvert, en bons parents ?

— Franchement, cousin Paul, répliqua le Dijonnais, voilà, depuis une année, mon premier moment de joie.

— Ne te plais-tu donc point à New York ?

— Comment ne m'y plairais-je pas ? Je m'y plais beaucoup, au contraire, et si je viens parler d'une joie incomplète, c'est au point de vue de mes affections de famille. Aujourd'hui que la fortune de Mortimer ne peut t'échapper, il me semble que tu devrais bien trouver un joint pour me présenter comme ton parent, et me mettre avec toi sur un pied d'égalité relative.

— À quoi cela servirait-il ?

— À me rapprocher de toi, donc !

— Tu n'as pas à te plaindre. Si je ne te reconnais point publiquement pour mon cousin, j'agis en bon parent.

— Oui… oui… et je te rends pleine justice. Je ne te reproche qu'une chose, c'est d'être un peu cachottier.

— Dis nettement ce que tu veux dire ! » fit le faux Paul Harmant d'un ton sec.

Ovide se souvenait à merveille de la remarque faite par lui jadis sur le pont du Lord-Maire, relativement à la chevelure de son cousin. Depuis quelques minutes il profitait du rapprochement pour examiner de nouveau cette chevelure. Jacques Garaud, malgré de fréquentes applications de teinture, ne pouvait éviter que la nuance rousse de la racine ne reparût parfois à fleur d'épiderme. Ovide constata de nouveau cette nuance.

« Entre parents, entre cousins, fit Soliveau, il me semble qu'on se doit certaines confidences, et je trouve drôle que tu n'aies jamais voulu me dire comment tu avais commencé à t'enrichir pendant les cinq années passées sans nous voir.

— Je te l'ai dit… une invention a été le point de départ de ma modeste fortune de ce temps-là.

— Certes, je le sais… Je le crois… Mais ce que tu ne m'as jamais dit, c'est quelle était l'invention antérieure.

— Ah ! ça, mais je ne comprends pas cette insistance, s'écria le faux Paul Harmant. L'invention antérieure, je l'ai vendue, c'est ce qui m'a rapporté quelque argent. Elle ne m'appartient plus. Un autre lui a donné son nom.

— À cela, je n'ai rien à répondre. Je comprends, en effet, que la délicatesse te commande le silence.

— Et tu n'as pas à me reprocher d'autres cachotteries ?

— Pas d'autres, cousin, pas d'autres.

— À la bonne heure… »

Jacques Garaud changea le sujet de la conversation.

« À quoi emploies-tu tes heures de liberté ? demanda-t-il.

T'es-tu créé à New York des amis, ou du moins des connaissances ?… As-tu trouvé des distractions depuis un an ?

— À New York, comme ailleurs, répondit Ovide, trouver des vrais amis, des amis sûrs, est chose difficile. Quant aux simples connaissances, c'est très commode à faire, surtout aux tables de jeu, et on joue ferme dans ce pays.

— Serais-tu joueur ? demanda Jacques.

— Oui, je l'avoue… C'est mon péché mignon.

— Prends garde, tu te ruineras !

— À moins que je n'empoche un beau soir une grosse somme ! Mon tour viendra d'avoir les atouts dans mon jeu !…

— Ce qui veut dire qu'en ce moment tu perds ?

— Oui. »

La conversation changea de sujet ; quelques heures s'écoulèrent encore et les deux Français arrivèrent à destination. Le séjour du faux Paul Harmant dans la ville où il venait de mettre pied à terre devait durer deux jours au moins. Il s'agissait d'études à faire dans l'usine d'un grand industriel qui désirait transformer son matériel en utilisant l'ancien outillage. La journée fut consacrée à l'examen des machines. Ovide Soliveau avait pris des notes sous la dictée de son cousin. En rentrant à l'hôtel, ils discutèrent ensemble les travaux à exécuter.

« Il s'agit de mener vivement ce travail, dit l'associé de James Mortimer. Je tiens beaucoup à ne demeurer ici que le temps strictement nécessaire. Nous piocherons, s'il le faut, une partie de la nuit.

— Comme tu voudras… Mais il faudra manger cependant.

— Je vais donner l'ordre qu'on nous monte notre souper. Tout en mettant les morceaux doubles, nous causerons. »

Ovide eut un singulier sourire aux lèvres.

« Ce que tu me proposes, j'allais te le proposer… » fit-il.

On dressa le couvert sur une table apportée tout exprès. Sous un prétexte quelconque, Ovide sortit de la chambre de Jacques et gagna la sienne. Là il ouvrit sa valise, prit la fiole qu'au moment de quitter New York il y avait placée, la glissa dans sa poche et rejoignit Paul Harmant. Ensuite il se remit au travail avec son patron jusqu'au moment où un maître d'hôtel vint annoncer que les gentlemen étaient servis.

« Vous nous monterez beaucoup de café, et du café très fort, commanda le mécanicien au maître d'hôtel. Nous avons à travailler cette nuit…

— Le café… voilà l'occasion… » pensa Ovide.

Paul Harmant se remit à creuser un problème de mécanique, tandis que le maître d'hôtel posait sur la table desservie une cafetière et une bouteille d'eau-de-vie de France.

« Voici le café, mon cousin… dit Ovide.

— Très bien ! répondit Jacques sans quitter son calcul. Remplis ma tasse, mets-y peu de sucre et pose-la auprès de moi. »

La joie la plus vive illuminait la figure de Soliveau. Paul Harmant, tout à ses chiffres, lui tournait le dos. Sans le perdre un seul instant de vue, Ovide versa du café dans une tasse ; puis, tirant de sa poche la fiole de liqueur canadienne, il la déboucha, laissa tomber dans le café la valeur d'une cuillerée à bouche de son contenu, remua le breuvage pour activer la fusion du sucre, plaça la tasse et la soucoupe sur la table de travail du gendre de Mortimer et dit :

« Voici ton café, tu peux le boire. »

D'une main distraite, Jacques prit la tasse, l'approcha de ses lèvres et absorba une gorgée de son contenu.

« Tu as ajouté de l'eau-de-vie ? fit-il.

— Quelques gouttes seulement… En veux-tu davantage ?…

— Non, cela suffit. L'alcool est l'ennemi du travail. »

Jacques acheva de vider la tasse. Soliveau se mit à fumer en guettant du coin de l'œil le faux Paul Harmant. Tout à coup, il vit ce dernier passer à deux reprises la main sur son front, geste qui ne lui était point habituel. En même temps ses paupières se mirent à battre. L'effet de la liqueur mystérieuse commençait véritablement à se produire. Jacques se dressa brusquement.

« Qu'as-tu, cousin ? lui demanda Soliveau.

— J'ai soif… » répliqua le gendre de Mortimer.

Et il vida d'un trait la seconde tasse de café qui se trouvait à côté de lui. Ensuite il se mit à arpenter la chambre de long en large, d'un pas rapide et saccadé. Des frissons passaient sur sa chair. Ses mains tremblaient, son visage devenait d'un rouge sombre. Dans ses yeux s'allumaient des lueurs.

« Décidément, cousin, reprit Ovide, en jouant l'inquiétude, tu ne me parais pas du tout dans ton assiette. »

Jacques s'arrêta et répondit avec un éclat de rire strident :

« Moi, malade !… Allons donc ! Pourquoi serais-je malade ?

— Tu as trop travaillé… Tu as besoin de repos, peut-être.

— Besoin de repos, moi ? Jamais ! je ne connais pas la fatigue !… J'ai soif… Je veux boire !… Donne-moi ce qu'il y a de meilleur. Je ne regarde pas au prix ! Je suis riche ! »

Et, après avoir rempli d'eau-de-vie la demi-tasse, il jeta littéralement dans son gosier cette forte dose d'alcool.

« Enfin, je vais donc savoir ! pensa Ovide qui dit tout haut : Tu es riche, oui… grâce à l'invention que tu as faite.

— Et que j'ai vendue à James Mortimer…

— Non. Je parle de la machine inventée par toi pendant les cinq années que nous avons passées sans nous voir. »

L'ex-contremaître eut un éclat de rire étrange.

« Ah ! ah ! ah ! s'écria-t-il. Est-ce que je t'avais jamais vu ? Est-ce que je te connaissais, toi, Ovide Soliveau ? Est-ce que je suis de Dijon ? Est-ce que je me nomme Paul Harmant ?… Allons donc ! Paul Harmant est mort. Il est mort à l'hôpital de Genève… J'étais son camarade d'atelier… Il m'avait confié son livret pour le renvoyer à sa famille… et comme il fallait sauver ma tête… j'ai pris le nom de Paul Harmant. »

La face de Jacques prenait une expression effrayante.

« Est-ce que je n'ai pas bien fait ? reprit-il en marchant vers Ovide qui reculait devant lui. Tu comprends !… j'avais incendié l'usine d'Alfortville, où j'étais contremaître ; j'avais assassiné l'ingénieur Labroue, mon patron ; j'avais volé ses plans de machines et pris dans sa caisse cent quatre-vingt dix mille francs… une fortune… je revins sur le lieu du sinistre après le vol. Je me distinguai par mon ardeur. Je me précipitai dans les flammes pour sauver la caisse que je venais de vider ; puis, au moment où le pavillon s'écroulait, je sautai par une fenêtre donnant sur la campagne… On me croyait enseveli sous les décombres, victime de mon dévouement, et Jeanne Fortier, de qui j'avais à me venger, était condamnée à ma place… Je filai en Angleterre sous le nom de Paul Harmant, le mien aujourd'hui, et je m'embarquai pour New York… Sur le Lord-Maire je rencontrai un imbécile, un certain Ovide Soliveau, à qui je persuadai que j'étais son cousin… Grâce à mes cheveux roux teints en noir, il n'eut pas l'ombre d'un soupçon… Par lui j'appris fort à propos beaucoup de choses concernant James Mortimer et sa fille Noémi… j'épousai la fille et je devins l'associé du père… C'est très fort ! Aujourd'hui, je suis non seulement un millionnaire, mais un honnête homme… Toi, tu ne m'as jamais vu ! Tu ne me connais pas ! Jeanne Fortier seule avait vu le crime… Seule, elle connaissait Jacques Garaud… Jacques Garaud est mort sous les débris de la fabrique d'Alfortville… »

En ce moment, le misérable porta la main à sa poitrine. Une plainte inachevée s'échappa de ses lèvres. Pris d'un spasme nerveux, il tourna sur lui-même en battant l'air de ses bras, et tomba sans connaissance. Ovide s'élança vers lui.

Vivement, il pressa de sa main droite le côté gauche de la poitrine de Jacques Garaud. Le cœur battait avec violence.

« Non… non… il n'est pas mort, dit le Dijonnais avec un sourire de triomphe. C'est l'effet de la liqueur canadienne. Quand il reprendra connaissance il ne se souviendra de rien. Ah ! Jacques Garaud, je me doutais bien que tu n'étais pas Paul Harmant ! Tu as une grosse fortune, cousin, ça m'arrange ! J'en aurai ma part. Tu me tenais… je te tiens à mon tour. »

Et, soulevant le corps de Jacques avec une force dont on n'aurait pu le croire capable, il le coucha, le couvrit, lui plaça sous la tête deux oreillers, et se retira dans sa chambre où il se mit au lit à son tour et ne tarda pas à s'endormir. Au point du jour il retourna dans la chambre de son prétendu cousin.

Celui-ci semblait n'avoir fait aucun mouvement, mais sa respiration bruyante attestait qu'il était plein de vie. Ovide prit le poignet du dormeur, posa son doigt sur l'artère et en trouva les pulsations régulières.

« Laissons-le s'éveiller tranquillement », se dit-il.

Et s'asseyant à côté de la table sur laquelle se trouvaient étalés des papiers, il acheva le travail commencé la veille au soir. Une heure environ s'écoula. Ovide, tout à coup, tourna la tête. Il lui semblait qu'il venait d'entendre Jacques Garaud se mouvoir. Le faux Paul Harmant venait en effet de faire un mouvement léger. Ovide quitta son siège et attendit le réveil complet. Ce réveil ne se fit point attendre. Jacques ouvrit les yeux, puis se dressa brusquement sur son séant en disant :

« Pourquoi suis-je couché tout habillé ?

— Ah ! ça, cousin, tu ne te souviens donc de rien ?

— Je me souviens que je travaillais, là… près de toi…

— Parfaitement, fit Ovide avec un demi-sourire puis tout à coup tu t'es levé, gesticulant comme un possédé. J'ai cru que tu allais devenir fou ! »

Jacques se leva d'un bond.

« Qu'est-ce que cela signifie ? balbutia-t-il en frissonnant.

— Que tu as eu un commencement de congestion au cerveau, tout bêtement… Tu travailles trop, cousin.

— Pourquoi n'as-tu pas fait demander un médecin ?…

— Par prudence. Tu parlais… tu criais… Ce n'était pas utile qu'un étranger soit là, t'écoutant. »

Jacques Garaud devint très pâle.

« Qu'ai-je pu dire ?… » se demandait-il avec effroi.

Il fit un effort pour chasser les pensées qui l'obsédaient.

« Où en es-tu de ton travail ? reprit-il.

— J'ai dressé les devis… Tu n'auras qu'à vérifier les prix… Nous pourrons à midi nous rendre à l'usine. »

Les affaires furent promptement terminées, et le lendemain soir Jacques reprenait avec Ovide Soliveau le chemin de fer qui devait les ramener à New York. Le soir même, Ovide prit une feuille de papier, une plume et écrivit ces mots :

« New York, 23 juin 1862.

« Monsieur le directeur de l'hôpital général de Genève,

« Monsieur,

« Je viens réclamer de votre obligeance un service important pour moi. J'ai appris que, l'année 1856, le nommé Paul Harmant, de Dijon, ouvrier mécanicien, mon parent, était décédé dans l'hôpital dont vous êtes directeur.

« Je vous serai très reconnaissant, Monsieur, si vous voulez bien me renseigner à ce sujet et, dans le cas où Paul Harmant serait vraiment mort, m'adresser son acte mortuaire dûment légalisé. Ci-joint un billet de cent francs pour payer les frais qu'occasionneront les recherches et la levée de l'acte.

« Agréez, Monsieur, l'assurance de ma haute considération.

« OVIDE SOLIVEAU.

« Deuxième avenue, n° 55. – New York. »

Au bout d'un mois, presque jour pour jour, il recevait l'acte de décès de Paul Harmant, mort à l'hôpital de Genève, d'une phtisie galopante, le 15 avril 1856.

« Maintenant, dit Ovide, maintenant Jacques Garaud, mon bon ami, je te tiens ! Il faudra marcher droit ! »

XIV

Un intervalle de neuf ans s'était écoulé. On était en 1870, l'année terrible. Le 5 novembre, à onze heures du matin, un convoi funèbre sortait de la cure de Chevry. En tête marchait le bon curé Laugier.

Entre le cercueil et la foule marchaient, isolées, deux personnes : un homme de trente-cinq ans environ, et un jeune homme de quatorze ans portant un uniforme de collégien. L'un était le peintre Étienne Castel. L'autre le fils adoptif de Mme Darier, Georges Fortier, devenu Georges Darier. Le convoi était celui de la mère adoptive du fils de la condamnée. La digne sœur du curé Laugier avait succombé dans sa soixante-neuvième année, après une courte maladie.

Pensionnaire du collège Henri-IV, et rappelé à Chevry au moment de l'investissement de Paris, Georges avait vu mourir l'excellente femme qu'il croyait véritablement sa mère.

Après la guerre, Étienne Castel, qui avait fait son devoir de bon français dans la garde mobile pendant la guerre, reconduisit Georges au collège, et reprit lui-même possession de son atelier de la rue de Rennes. Au bout d'un mois, l'artiste reçut une lettre écrite par la vieille gouvernante du presbytère de Chevry. Elle lui demandait de venir sans perdre une minute.

En arrivant à la cure, il reconnut que ses pressentiments ne le trompaient point. Le curé Laugier était dans un état désespéré, mais il conservait sa connaissance entière.

« C'est fini, mon cher Étienne, dit le vieillard, mon tour est venu. Si je vous ai fait appeler en toute hâte, si j'ai voulu vous voir avant de mourir, c'est que j'avais à vous entretenir de choses graves… Asseyez-vous et écoutez-moi. ».

Étienne prit une chaise et vint s'asseoir au chevet du moribond.

« Vous savez, continua le prêtre, que ma sœur a laissé en mourant sa petite fortune à Georges, son fils d'adoption ?

— Oui, fit l'artiste, du geste plutôt que de la voix.

— Par son testament elle m'instituait tuteur de l'enfant. Comme ma sœur, j'ai écrit mes dispositions dernières et c'est à vous que je confie la tutelle de Georges à qui je laisse le peu que je possède. Nous avons aimé tendrement le fils de Jeanne Fortier. Je vous demande pour lui toute votre affection.

— Je vous jure de bien aimer Georges et de veiller sur lui comme je veillerais sur mon frère si j'en avais un.

— Merci, mon ami… C'est vous que je nomme mon exécuteur testamentaire. Dans un instant je vous remettrai mon testament avec une lettre adressée à Georges, lettre que vous conserverez et qui ne passera de vos mains dans les siennes que quand il aura accompli sa vingt-quatrième année. À vingt-cinq ans il sera nécessaire qu'il sache la vérité sur sa naissance. Si malgré les apparences contraires la justice humaine avait condamné une innocente, ce serait du devoir du fils d'obtenir la liberté de sa mère, dans le cas où elle vivrait encore et de provoquer sa réhabilitation. »

Le moribond étendit la main vers son secrétaire.

« Ouvrez ce meuble, je vous prie, dit-il à Étienne. Dans le tiroir du bas, se trouvent deux plis cachetés. »

Étienne ouvrit le tiroir et y prit deux larges enveloppes.

« C'est cela… dit l'agonisant. L'une de ces enveloppes renferme mon testament, l'autre contient la lettre écrite devant être remise à Georges à l'âge de vingt-cinq ans. Je l'ai interrogé sur ses projets d'avenir. Il semble qu'une vocation naissante le pousse vers la carrière du barreau. Dirigez-le de ce côté si la vocation persiste. Je vous confie l'enfant d'adoption de ma sœur, mon cher Étienne, et j'ai la certitude que vous ferez de lui ce que j'en aurais fait moi-même, un honnête homme. Vous ferez vendre tout ce qui se trouve ici, à l'exception de la bibliothèque que vous conserverez pour Georges. Je vous recommande aussi de garder précieusement le petit cheval de carton que l'enfant serrait contre sa poitrine quand sa mère tomba épuisée sur le seuil de la cure. Cet humble jouet est comme une relique. Georges ne se souvient pas d'un passé si triste, heureusement ! Il croit que ce petit cheval lui a été donné par ma sœur, et il y tient beaucoup. Quand il sera homme et installé chez lui, vous lui rendrez.

— Tous vos désirs seront accomplis. Avez-vous autre chose encore à me recommander ?…

— Non… Je mourrai tranquillement maintenant sur l'avenir de Georges, mais je souhaiterais le voir avant de partir pour le dernier voyage. Voulez-vous aller le chercher à Paris ?…

— Ce soir l'enfant sera près de vous. »

Depuis onze ans, Étienne Castel était devenu un artiste d'une réelle valeur et dont les toiles se vendaient très cher. Nous savons que l'arrestation de Jeanne Fortier, au moment où on séparait de son enfant la malheureuse femme, lui avait donné un sujet qu'il cherchait et qu'il avait immédiatement esquissé les grandes lignes de cette scène émouvante. De retour à Paris, dans son atelier, il se mit à l'œuvre avec ardeur et, après son esquisse, commença un tableau dont l'effet fut bientôt saisissant. La figure de Jeanne Fortier et celle de Georges étaient frappantes de ressemblance. Aucun détail n'avait été oublié par Étienne. Le petit cheval de bois et de carton se trouvait à côté de l'enfant.

Le tableau exposé eut un réel succès, mais la signature d'Étienne Castel n'étant point cotée, il ne se présenta pas d'acheteur. Après l'exposition, la toile revint dans l'atelier où elle fut accrochée dans un coin sombre, et Étienne, tout à d'autres travaux, n'y pensa plus. L'année suivante, il obtint une première médaille, et l'année d'après le prix du Salon.

En arrivant à Paris, Étienne Castel sauta dans une voiture et se fit conduire au collège Henri-IV.

Trois heures plus tard, l'homme et l'adolescent arrivaient au presbytère de Chevry. Georges monta rapidement à la chambre du vieux prêtre qu'il entoura de ses bras en sanglotant. L'agonisant dit d'une voix brisée :

« En partant je regrette qu'une chose, c'est de n'avoir pu te suivre dans la vie jusqu'au moment où devenu tout à fait un homme, tu auras décidé de ton avenir. En attendant que ce jour arrive, notre ami Étienne Castel remplacera pour toi ceux que tu as perdus. Promets-moi, mon enfant, de lui obéir comme tu obéissais à ta mère bien-aimée, ma bonne Clarisse… comme tu m'obéissais à moi-même… »

Georges ne put répondre que par un signe de tête. Quelques minutes plus tard l'abbé Laugier, cet homme excellent qui avait passé sur la terre en faisant le bien, expirait.

Nos lecteurs ne peuvent avoir oublié que M. Jules Labroue, le propriétaire de l'usine d'Alfortville, laissait un fils. Mme Bertin, à qui ce fils était confié, avait liquidé les affaires de son frère. L'honneur du nom était sauf, mais Lucien ne possédait pour héritage que les terrains assez vastes sur lesquels se voyaient les ruines de l'usine incendiée.

L'ingénieur Labroue avait témoigné plus d'une fois à sa sœur le désir que Lucien suivît la carrière qu'il suivait lui-même. En conséquence les études de l'enfant reçurent une direction spéciale, et dès qu'il eut atteint sa dixième année, Mme Bertin vint habiter Paris et se fixa aux environs du collège Henri-IV où elle plaça Lucien.

Presque au moment où se passaient ces choses au presbytère de Chevry, Noémi Mortimer mourait à New York, laissant à son mari, le faux Paul Harmant, une petite fille de huit ans, chétive et frêle. Jacques Garaud aimait sa femme avec adoration. Sa douleur fut effrayante. James Mortimer, frappé au cœur, ne survécut pas longtemps à sa fille qu'il aimait plus que tout au monde. Miné par le chagrin, il s'éteignit, laissant son gendre à la tête des plus belles affaires industrielles des États-Unis.

Ovide Soliveau, possesseur du secret de Jacques, n'avait point quitté son prétendu cousin. Depuis neuf ans il était resté muet, les procédés de Jacques à son égard ne lui permettant pas de lui mettre le couteau sur la gorge. Il puisait comme bon lui semblait dans la caisse toujours ouverte du gendre de James Mortimer. Devenu de plus en plus joueur, il perdait habituellement d'assez fortes sommes, et le pseudo-Paul Harmant payait sans sourciller. Étant donné cet état de choses, le prétexte manquait à Ovide pour se faire une arme du secret qu'il avait surpris. Une circonstance imprévue devait l'amener à se départir de sa réserve.

Ainsi le hasard mettait côte à côte le fils de la victime et celui de la malheureuse femme condamnée pour le crime qu'elle n'avait point commis, et ces deux enfants devaient bientôt devenir des camarades inséparables. En effet, quoique ayant deux ans de moins que Lucien, Georges, plus précoce, se trouvait dans la même classe que le neveu de Mme Bertin, et suivait les mêmes cours. Il leur fallut se quitter le jour où Lucien sortit du Collège pour entrer à l'École des Arts-et-Métiers, mais une séparation momentanée ne pouvait rompre les liens de leur amitié.

Mme Bertin ne possédait qu'une aisance très modeste. Sa petite fortune consistant en une rente viagère de cinq mille francs qui devait s'éteindre avec elle. L'excellente femme mourut au moment où son neveu venait d'atteindre sa vingtième année, mais, avant de s'éteindre, elle raconta la mort tragique de son père, la ruine résultant de cette mort, et elle lui remit les titres de propriété des terrains d'Alfortville.

En apprenant à Lucien le nom de la femme condamnée pour avoir incendiée l'usine et assassiné M. Labroue, Mme Bertin s'était étendue longuement sur les détails de cette mystérieuse affaire. Elle ne dissimula point que, malgré la condamnation, elle doutait de la culpabilité de Jeanne Fortier. Elle parla de Jacques Garaud, le contremaître que l'on disait mort dans les flammes, victime de son dévouement, et la mort elle-même ne lui paraissait nullement prouvée. Pour elle, Jacques Garaud était, ou du moins pouvait être coupable, et Jeanne Fortier innocente et martyre.

Lucien avait écouté ces révélations avec l'attention la plus profonde ; il se dit qu'une tâche simple s'imposerait à lui, celle de porter la lumière au milieu des ténèbres enveloppant la mort de son père.

Maintenant que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs la situation de nos principaux personnages de ce récit, revenons à Jeanne Fortier. Nous savons déjà que la malheureuse avait été conduite à la Salpêtrière.

C'était pendant le siège de Paris. Trois obus vinrent éclater dans l'enceinte des bâtiments de la Salpêtrière. L'un de ces obus incendia le corps de logis des folles, parmi lesquelles se trouvait Jeanne Fortier. Jeanne, les yeux hagards, les mains accrochées aux barreaux de sa cellule, regardait le feu accomplir son œuvre.

Un prodigieux travail se faisait dans son cerveau. L'incendie de la Salpêtrière continuait pour elle l'incendie de l'usine d'Alfortville. La mémoire lui revenait en même temps que renaissait le souvenir. Sauvée comme ses compagnes, elle fut conduite avec les autres dans une partie éloignée des bâtiments. Là, elle pensa. Au bout d'une heure le passé \(déjà vieux de dix ans\) n'avait plus de secret pour elle.

Le médecin, le jour suivant, trouva la condamnée debout, le regard brillant, le visage animé, la physionomie expressive.

Il comprit que quelque chose d'inattendu se passait en elle. Il ouvrait la bouche pour l'interroger. Jeanne ne lui en laissa pas le temps :

« Vous êtes médecin, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

— Oui… fit-il étonné.

— Je suis donc dans un hospice ?…

— Vous êtes dans un hospice, oui…

— Pourquoi ne suis-je pas dans la prison où je dois subir ma peine ? reprit la veuve de Pierre Fortier.

— Vous êtes à la Salpêtrière et la Salpêtrière est une prison en même temps qu'un hospice. »

Jeanne tressaillit, devint très pâle et s'écria :

« À la Salpêtrière… Le vide qui s'était fait dans ma mémoire se remplit. C'est à la Salpêtrière qu'on enferme les condamnées frappées de folie… J'ai été folle… »

Le médecin hésita. Jeanne continua :

« Oui, j'ai été folle. N'essayez pas de me le cacher… J'ai été folle, mais je ne le suis plus. Les ténèbres sont dissipées… je me souviens… On m'a condamnée à la réclusion perpétuelle pour avoir incendié, volé, assassiné… En entendant prononcer ma condamnation \(condamnation injuste, je le jure !…\) je me suis évanouie… Ce qui s'est passé depuis lors autour de moi, je l'ignore… Il me semble que j'ai dormi d'un long sommeil… Répondez-moi… Depuis combien de temps suis-je folle ? Depuis combien de temps suis-je à la Salpêtrière ?

— Il me suffit de consulter votre pancarte… répliqua le médecin. Vous êtes ici depuis le 14 mars 1862.

— Et nous sommes en quelle année ?

— En 1871.

— Neuf ans ! Il y a neuf ans que je suis folle ! Personne ne se souvient de moi ! Personne ne venait me voir ici n'est-ce pas ?

— Personne… répondit l'infirmière.

— J'avais deux enfants, poursuivit la malheureuse femme en éclatant en sanglots, mon fils Georges, ma fille Lucie… Que sont-ils devenus ? Sont-il vivants encore seulement ?…

— Je ne puis vous l'apprendre, dit le médecin ; mais, en faisant écrire aux personnes chez lesquelles vos enfants se trouvaient lors de votre arrestation, vous obtiendrez sans doute des renseignements précis.

— Oui, j'écrirai…

— Pouvez-vous me dire si vous savez de quelle manière la raison vous est revenue ? interrogea le docteur.

— Non, je ne le sais pas, dit Jeanne. J'ai vu des flammes courant sur les murs… J'ai eu peur… Cela m'a rappelé l'incendie de l'usine d'Alfortville. Vous me croyez guérie ?

— Je l'espère et je le crois.

— Que va-t-on faire de moi ?…

— Aussitôt mon rapport adressé à qui de droit, on vous transportera dans une prison où vous subirez votre peine.

— Oui, la réclusion perpétuelle ! fit Jeanne avec amertume. Et mes enfants sont morts, peut-être… »

La veuve de Pierre Fortier éclata en sanglots. Le docteur lui jeta quelques paroles d'encouragement banal, et se retira. Jeanne restée seule se calma peu à peu, et elle en arriva à raisonner presque de sang-froid.

« J'ai laissé Georges, se dit-elle, chez le curé d'un village qui s'appelait, je crois, Chevry. Ce curé était un brave homme, un cœur d'or. Il m'avait promis de veiller sur mon fils… il aura tenu parole. Mon Georges bien-aimé, s'il est vivant encore, a quatorze ans déjà, et Lucie en a onze. Sa nourrice à Joigny se sera prise de pitié pour elle, sans doute. Elle l'aura gardée, élevée… »

Le jour même où la guérison de Jeanne avait été constatée, le médecin rédigea son rapport et ce rapport fut envoyé par le directeur de la Salpêtrière à la préfecture de police. Là on donna des ordres pour que la détenue fût transférée à Saint-Lazare d'où elle serait conduite à la maison centrale de Clermont pour y subir sa peine. On était aux mauvais jours du commencement de l'année 1871. Ce fut seulement au mois de juin que la détenue fut transférée de la Salpêtrière à Clermont.

Elle écrivit deux lettres, l'une au curé de Chevry, l'autre à la nourrice de sa fille, à Joigny. Trois jours plus tard, le directeur de la maison centrale recevait une lettre de M. le curé de Chevry, lui annonçant que son prédécesseur était mort et que, personnellement, il ne savait rien des faits auxquels la détenue faisait allusion. Cette nouvelle communiquée à Jeanne la désespéra, et ce désespoir grandit encore quand, le jour suivant, la même lettre adressée à la nourrice de Lucie, à Joigny, revint avec cette mention : « Destinataire inconnu ».

« Ainsi mes enfants sont perdus pour moi, s'écria la malheureuse mère, et je ne les reverrai jamais… »

Après une crise effrayante elle se répondit :

« Je veux les revoir !… je trouverai bien moyen de m'échapper de cette maison et d'aller à leur recherche !… »

L'ardent désir d'une évasion s'empara de son cerveau et l'obséda sans trêve ni relâche.

Sept ans après son incarcération à la maison centrale, comme sa conduite était exemplaire, on lui proposa d'entrer à l'infirmerie en qualité d'infirmière.

Cela constituait une faveur immense. Les infirmières pouvaient parler. Elles jouissaient d'une liberté relative au milieu de la prison. Enfin chaque infirmière avait droit à une petite rétribution mensuelle. Jeanne accepta avec une immense joie qu'elle eut beaucoup de peine à cacher.

Au bout d'un an, la veuve de Pierre Fortier devint infirmière en chef. Elle eut alors pour logement un cabinet attenant à la pharmacie que régissait une des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Cette sœur occupait elle-même une petite chambre, contiguë à la pharmacie comme celle de Jeanne mais du côté opposé. Les besoins du service obligeaient souvent l'infirmière en chef à sortir du bâtiment affecté aux malades pour aller soit à la direction générale, soit à l'économat, soit à la cantine. Son costume officiel faisait ouvrir devant elle toutes les portes : toutes les portes intérieures, bien entendu.

Un beau jour la physionomie de Jeanne se modifia d'une façon complète. L'heure si ardemment souhaitée de l'évasion lui semblait désormais prochaine.

Depuis qu'elle était à l'infirmerie, elle avait remarqué que chaque dimanche les religieuses partaient à six heures du matin pour aller entendre une messe à l'église paroissiale. Elles rentraient vers huit heures. La sœur Philomène, préposée à la pharmacie, ne manquait jamais de rejoindre à l'église les autres religieuses et revenait un peu avant elles pour être présente à la visite du docteur.

« Il faut que je sorte à sa place !… » s'était dit Jeanne.

On était au commencement de l'année 1880 ; le 18 janvier, un samedi, Jeanne avait décidé d'agir le lendemain. Sœur Philomène buvait chaque soir, par ordonnance du médecin, un verre de vin de banyuls au quinquina et mangeait un petit morceau de pain. La veuve de Pierre Fortier connaissait ce détail. Bien souvent elle voyait la religieuse préparer son verre de quinquina. Ce verre jouait un grand rôle dans le plan d'évasion de la détenue.

Au moment où sœur Philomène se rendait au réfectoire pour le dîner, l'infirmière en chef pénétra dans la pharmacie, alla droit à un rayon sur lequel elle prit une petite fiole dont l'étiquette portait ces mots : « Laudanum de Sydenham », et se dirigea vers la chambre de la sœur. Une tablette supportait la bouteille à demi pleine de vin de quinquina. Sans hésiter, Jeanne versa dans cette bouteille environ la moitié du contenu de la fiole.

Elle remit chaque chose à sa place et retourna à l'infirmerie où ses occupations l'appelaient. Quand dix heures sonnèrent, sœur Philomène parut, tenant son verre à la main.

« C'est demain dimanche. J'irai entendre la messe à l'église paroissiale. Vous me réveillerez, n'est-ce pas ?

— Oui, ma sœur. »

La sœur absorba le contenu de son verre jusqu'à la dernière goutte et regagna sa chambre. Jeanne l'ayant vue boire se retira, fit une ronde dans la salle des malades et rentra dans le cabinet où elle couchait.

Elle se jeta sur son lit sans se déshabiller. La nuit s'acheva lentement. Cinq heures du matin sonnèrent. Elle fut debout aussitôt, alluma une petite lanterne et, traversant la pharmacie, entra dans la chambre de sœur Philomène. La religieuse étendue sur son lit, les mains jointes, dormait d'un sommeil profond. Jeanne respira et, sans perdre une seconde, se rendit à la chambre de la Supérieure, prête à partir déjà.

« Ma mère, lui dit-elle, sœur Philomène vous prie de ne pas l'attendre. Elle vous rejoindra tout à l'heure, à l'église. »

Jeanne regagna l'infirmerie et trouva la religieuse plongée plus que jamais dans un sommeil quasi léthargique. Alors elle se dépouilla d'une partie de ses vêtements et, avec une prodigieuse rapidité, revêtit le costume de sœur Philomène ; puis elle glissa dans la poche de sa robe un mouchoir soigneusement noué contenant son humble fortune.

Les sœurs, depuis quelques minutes, étaient réunies dans une salle du rez-de-chaussée placée entre le greffe et la porte donnant sur la cour. La Supérieure arriva.

« Je ne vois pas sœur Philomène, dit une jeune sœur.

— Nous ne l'attendrons pas… Elle nous rejoindra plus tard. »

Les religieuses, bravant la neige qui tombait à flocons épais, traversèrent la cour et arrivèrent au chemin de ronde dont un second guichetier leur ouvrit la porte. Dix minutes après leur départ un petit coup fut frappé à l'huis de la salle du rez-de-chaussée, du côté de la prison. Le gardien fit jouer un guichet et vit une religieuse.

« Ah ! ah ! dit-il, c'est sœur Philomène ; je suis prévenu. Passez, ma sœur. Vous allez avoir un fichu temps ! »

La religieuse, dont le capuchon rabattu cachait aux trois quarts le visage, se contenta d'incliner la tête, et se dirigea vers la porte qui s'ouvrit. Un instant après, celle du chemin de ronde se refermait derrière elle, Jeanne était libre.

XV

Il nous faut retourner de quatre mois dans le passé et revenir à New York, chez Jacques Garaud, ou plutôt chez Paul Harmant. L'ex-contremaître atteignait sa cinquante-troisième année. Sa fille Mary, qu'il enveloppait d'une tendresse immense, avait dix-huit ans. C'était une jeune fille blonde, délicieusement jolie, mais la pâleur nacrée de ses joues, le cercle d'azur tracé autour de ses paupières pouvaient faire craindre qu'elle ne portât en son sein le germe de la maladie de poitrine qui avait tué sa mère, dont elle semblait le portrait vivant.

L'ascendant de Mary sur son père était sans bornes. Il lui suffisait de vouloir pour être obéie. Or, elle voulait souvent.

Au moment où nous la présentons à nos lecteurs, elle était avec son père en compagnie d'Ovide Soliveau. Tout à coup, interrompant sans façon les deux hommes qui causaient des affaires de l'usine, Mary dit :

« Père, à combien se monte le chiffre de ta fortune ? »

En entendant cette question, les deux prétendus cousins échangèrent un regard de surprise. Mary attendit une seconde, puis reprit avec impatience :

« Pourquoi ne me réponds-tu pas ?…

— Mais pourquoi désires-tu savoir cela ? hasarda Jacques.

— Pourquoi ?… Parce que je le veux…

— Eh bien, mon enfant, je possède, nous possédons en ce moment près de cent mille livres de rentes.

— Ce qui fait un capital d'environ dix millions. L'usine est-elle comptée là-dedans.

— Non.

— Que peut-elle valoir ?

— Un million. J'aurais acquéreur à ce prix !

— Eh bien, il faut la vendre.

— Tu veux que je vende mon usine ! », s'écria Jacques. La jeune fille sourit en voyant les visages de ses auditeurs, que la stupéfaction rendait comiques, et poursuivit :

« Je t'engage même à vendre le plus tôt possible. J'ai un projet qui ne peut se remettre.

— Et ce projet ?

— C'est d'aller nous fixer en France. »

Les deux hommes sentirent un petit frisson passer sur leur épiderme.

« En France ! répétèrent-ils à la fois.

— Eh oui ! sans doute en France ! le pays de mon père. Votre pays, cousin Ovide. Sans la connaître, j'adore la France. Je veux la voir… je veux y vivre et je veux y mourir !

— Que parles-tu de mourir, mignonne ?… s'écria Jacques.

— Oh ! je n'en ai pas envie, tu peux le croire ! fit la jeune fille en riant ; je n'en ai pas envie, au contraire. Ici, je mourrais jeune, car je m'ennuie. L'Amérique m'est odieuse… Paris m'attire… Paris, la ville des merveilles !

— Mais, ma chère enfant, rien ne nous empêche d'aller en France, à Paris, et rester deux ou trois mois.

— Oh ! non ! non ! pas cela !… fit impétueusement Mary. Je veux que tu réalises ta fortune et que nous partions pour la France sans esprit de retour. »

Ovide Soliveau intervint.

« Vendre cette usine !… dit-il d'un ton maussade. Quitter l'Amérique !… Mais c'est absurde !… c'est insensé !…

— Libre à vous, cousin, de penser ainsi. Vous êtes maître absolu de rester à New York. Je ne tiens pas à vous emmener… Mais moi je veux partir… Si je ne partais pas, je mourrais.

— Encore ! murmura le père attristé. Que se passe-t-il donc dans ton esprit ce matin pour avoir des idées si sombres ?…

— Je ne sais pas… L'ennui m'étouffe… il me tue… voilà tout. »

Et Mary éclata en sanglots. Garaud la prit dans ses bras.

« Calme-toi, chère enfant… balbutia-t-il d'une voix brisée. Nous irons en France. Mais à Paris, que ferons-nous ?…

— Nous vivrons comme ta grande fortune nous permet de vivre… Nous aurons un hôtel. Nous irons au spectacle, nous recevrons.

— Mais bientôt nous serons las de cette vie d'agitation. Il me manquera, à moi, le travail… l'activité. Le travail, vois-tu, c'est ma vie.

— Eh bien, qu'est-ce qui t'empêche de vendre ton usine ici, et d'en monter en France une autre toute pareille ? Tu es le plus grand mécanicien et l'un des premiers inventeurs des États-Unis… Je voudrais te voir prendre dans ton pays natal une position pareille… Ta renommée te suivra là-bas, et tu seras bientôt en France aussi célèbre qu'en Amérique… »

Jacques Garaud écoutait, les sourcils froncés.

« Tu installeras en France une usine magnifique, aussi grande que celle de New York. Tu exploiteras ta nouvelle invention des freins instantanés pour les chemins de fer. Elle fera fureur ! Voyons, c'est décidé, n'est-ce pas ? Le temps de vendre, ce qui sera vite fait, puisque tu as déjà des offres et nous partons ! Vous viendrez avec nous, cousin Ovide.

— Nous verrons… nous verrons… répondit Ovide en ricanant.

— À votre aise ! Je vois à votre air que vous allez mettre tout en œuvre pour empêcher mon père de faire ce que je désire et cependant, malgré vous, cela se fera. Je veux aller en France. L'air de la France est nécessaire à ma vie, et si mon père refusait de m'y conduire je mourrais ! Vous voyez bien qu'il ne refusera pas… Nous partirons dans une semaine. »

Et la jeune fille, énervée par la contradiction, quitta vivement la salle à manger pour laisser couler les larmes qui montaient à ses yeux. Paul Harmant resta seul avec Ovide.

« As-tu l'intention d'obéir à ce caprice ? demanda ce dernier.

— Et le moyen de n'y pas obéir ? Tu as bien entendu… Elle tomberait malade… Elle mourrait…

— Oh ! père inepte ! s'écria Ovide en haussant les épaules ; ta fille peut se vanter de te conduire par le bout du nez !…

— Mais Mary a raison… répliqua Jacques. J'ai assez fait pour l'Amérique. Nous irons en France… Davidson m'a proposé un acquéreur sérieux… Je vais aller de ce pas céder l'usine pour le prix qu'on m'en offre.

— J'aurais à te parler, cousin… dit brusquement Ovide.

— Eh bien, parle…

— Non, pas ici.

— Pourquoi ?

— Parce que ce que j'ai à te dire ne doit être entendu de personne… » fit Ovide en baissant la voix.

Les prétendus cousins se rendirent dans le cabinet de travail de Jacques qui dit alors :

« Nous voilà seuls. Maintenant, parle.

— Causons, reprit Ovide. Tu es bien décidé à quitter l'Amérique ?

— J'y suis décidé, oui.

— C'est parfait ! Et qu'est-ce que tu vas faire de moi ?

— Tu viendras avec nous !

— Je n'ai aucune envie de retourner dans un pays où je pourrais avoir des ennuis avec une justice chatouilleuse.

— Tu veux parler sans doute du mandat d'amener lancé contre toi jadis ?… Tu n'as rien à craindre… Il y a plus que prescription… On ne peut t'inquiéter.

— Je le sais, mais je préfère rester en Amérique.

— Eh ! rien ne t'empêche d'y rester… J'imposerai ton engagement à mon acquéreur… Tu auras de bons appointements et tant pour cent sur les affaires. Cela te convient-il ?

— Non, répondit Ovide en roulant une cigarette.

— Alors, que veux-tu ?

— T'acheter ton usine…

— Diable ! Je te croyais sans le sou en te voyant chaque jour faire appel à ma caisse pour tes dettes de jeu… Et à t'entendre il paraît que, loin d'être à sec, tu as mis de côté la jolie somme d'un million… Mes compliments, cousin !…

— Je n'ai pas un sou de côté. J'ai encore perdu hier soir deux cents dollars que tu me donneras tout à l'heure, et cependant je t'achète ton usine.

— Je demande le mot de l'énigme.

— Il n'y a là aucune énigme… Nous rédigerons un acte de vente… Tu me signeras une quittance d'un million, et tu me remettras quarante mille dollars comme fonds de roulement. C'est là le prix que je mets à mon silence. »

Jacques se dressa comme mû par un ressort.

« Ton silence ! s'écria-t-il. Qu'ai-je besoin de ton silence ? Je n'ai rien à cacher, moi ! Je ne crains rien…

— Cherche bien, et tu verras que ton retour en France n'est possible qu'à la condition que je me tairai…

— Que veux-tu dire ?

— Que JACQUES GARAUD, s'il était connu, aurait grand tort de retourner dans le pays témoin de ses exploits… »

En entendant à l'improviste ce nom de JACQUES GARAUD, l'ex-contremaître s'élança sur Ovide.

« Quel nom viens-tu de prononcer ? s'écria-t-il.

— Le tien, parbleu ! répondit Ovide sans se décontenancer. Allons, cousin de contrebande, bas les masques ! Tu t'appelles JACQUES GARAUD, tu as incendié l'usine d'Alfortville et tu as volé et assassiné ton patron, l'ingénieur Labroue… Après ces gentillesses, tu t'es créé une individualité nouvelle en te servant d'un livret tombé entre tes mains, et en te glissant dans la peau de Paul Harmant mort à l'hôpital de Genève, le 15 avril 1856. »

Jacques terrifié recula, chancelant comme un homme ivre.

« Sur quoi t'appuies-tu ? demanda-t-il d'une voix étranglée.

— Mais, sur l'acte de décès du cousin Paul Harmant.

— Mensonge !

— Allons, mon vieux, ne fais pas la bête ; je sais tout, tu entends. TOUT ! Mais, tu pourras aller en France sans inconvénient pourvu que je garde le silence, car alors personne ne se doutera que tu as commis une ribambelle de crimes et laissé condamner à ta place la malheureuse Jeanne Fortier.

— J'y peux aller quand même ! répliqua d'un ton cynique l'ex-contremaître, reprenant son sang-froid. Qu'ai-je à craindre de la justice ? Il y a prescription.

— Turlututu ! répondit Ovide en riant. Tu te mets le doigt dans l'œil jusqu'au coude, mon vieux ! Il y a prescription pour l'incendie, pour le vol, pour l'assassinat, d'accord, mais seulement pour l'usurpation du nom de « Paul Harmant ». Qu'une plainte accompagnée de preuves arrive au parquet t'accusant de porter un nom qui ne t'appartient pas, et tu verras tout aussitôt la justice s'occuper de toi, de ton présent et de ton passé.

— Et tu porterais cette plainte ? demanda Jacques frémissant.

— Ça dépend. Oui, si tu n'es pas gentil. Non, si tu fais ce que j'attends de toi. Crois-moi, ma vieille… ne regarde pas à payer mon dévouement et ma discrétion. Je veux devenir patron à mon tour. Ainsi, donc, donne-moi l'usine et quarante mille dollars de fonds de roulement, sinon je dis à qui veut l'entendre que Paul Harmant, jouissant, ici, de l'estime universelle, n'est qu'un joli gredin qui se nomme Jacques Garaud… et après l'avoir dit, je le prouve ! C'est ça qui fera plaisir à ta fille ! »

Jacques s'était levé. Il marcha sur Ovide menaçant.

« Et si je te tuais ?… » fit-il d'une voix sifflante.

Ovide se mit à rire.

« Ça ne te servirait pas à grand-chose… répliqua-t-il. Mon testament est déposé chez un solicitor de New York. Il contient ta biographie avec pièces à l'appui. Je ne serais pas plutôt mort qu'on saurait qui tu es.

— Ah ! cria Jacques avec désespoir, tu me tiens.

— Parbleu ! chacun son tour, cousin. Que décides-tu ? »

L'ex-contremaître prit brusquement son parti.

« Viens avec moi chez mon banquier. Dans une heure l'usine t'appartiendra et tu toucheras quarante mille dollars.

— Bravo, cousin ! tu agis en sage… »

Le soir même, l'usine était la propriété d'Ovide. Huit jours après Paul Harmant et Mary s'embarquèrent pour la France et avant la fin du mois tous deux étaient installés dans un joli hôtel voisin du parc Monceau. L'ex-associé de James Mortimer avait de nombreuses relations d'affaires à Paris avec des banquiers et de grands industriels. Ce fut un événement quand on apprit qu'il se proposait de construire une usine grandiose aux environs de Paris pour y exploiter les inventions qui l'avaient rendu riche et célèbre en Amérique.

Jacques Garaud trouva sur le bord de la Seine, à Courbevoie, dix mille mètres de terrain qui lui convenaient à merveille et qu'il acheta sans tarder. Déjà il s'occupait d'établir les plans des constructions futures, quand un procès fut intenté à propos d'un droit de passage.

Pour sortir au plus vite de ce procès qui entravait tout, il fallait un bon avocat, capable de mener rondement les choses. Jacques s'adressa au banquier détenteur de ses capitaux et lui demanda un conseil. Le banquier répondit :

« Pour plaider une affaire de servitude, vous avez besoin d'un garçon actif, intelligent, instruit. Je puis vous recommander un jeune homme dont le zèle et le talent m'ont été plusieurs fois très utiles. Voici son adresse. »

Le banquier écrivit sur un carré de papier : « Georges Darier, avocat, rue Bonaparte n° 19. »

« Grand merci… dit Jacques. J'y vais de ce pas… »

Georges, l'enfant d'adoption de Mme Clarisse Darier, confié par le curé Laugier au peintre Étienne Castel, avait fait son chemin et réalisé les espérances que ses aptitudes permettaient de concevoir. Dans quelques mois il allait atteindre sa vingt-cinquième année. C'était un beau garçon. Inscrit depuis deux ans au tableau des avocats du barreau de Paris, il avait déjà fait ses preuves.

Il habitait un appartement au second étage de la maison portant le numéro 19 de la rue Bonaparte. Dans son cabinet de travail, meublé en chêne sculpté, deux objets formaient disparate avec le luxe sévère de l'ensemble. C'était d'abord une petite bibliothèque d'acajou pleine de livres, souvenir du bon curé Laugier. C'était ensuite, dans un angle, une colonne en ébène supportant un petit cheval de bois et de carton, recouvert d'un crêpe noir. Georges conservait cet humble jouet comme une relique, le croyant un cadeau de sa mère Clarisse Darier.

Le jeune homme étudiait un dossier volumineux au moment où sa domestique lui apporta la carte de Paul Harmant.

« Faites entrer », dit-il.

Jacques Garaud franchit le seuil du cabinet. Georges quitta son siège et fit deux pas au-devant de lui. Après vingt et un ans écoulés, le misérable, cause de tous les malheurs de Jeanne Fortier, se trouvait en présence du fils de sa victime.

L'incendiaire d'Alfortville, l'assassin de M. Labroue, avait cinquante ans. Ses cheveux, qu'il ne teignait plus, étaient blancs. Âgé seulement de trois ans et demi à l'époque des événements dramatiques formant en quelque sorte le prologue de ce récit, Georges ne pouvait garder aucun souvenir de la physionomie du contremaître. Le faux Paul Harmant prit la parole pour se présenter et exposer son affaire, puis produisit une copie de son acte d'acquisition. Georges lut avec attention cet acte et dit :

« Vous êtes absolument dans votre droit, monsieur… Si vous faites un procès, vous le gagnerez…

— Alors, vous vous chargez de mon affaire ?

— De grand cœur. J'aurai besoin d'un pouvoir…

— Veuillez le préparer.

— Je vais le remplir. Dictez-moi vos noms, prénoms, qualité…

— Paul-Alexandre Harmant, propriétaire, ingénieur-mécanicien, demeurant à Paris, rue Murillo, numéro 27.

— Je vais agir immédiatement, dit l'avocat, et je vous tiendrai au courant. Vous aurez bientôt une lettre de moi.

— S'il vous convenait de m'apporter vous-même des nouvelles je serais heureux de vous recevoir…

— Et moi, monsieur, je serais heureux de profiter de votre gracieuse invitation. »

Au bout d'un mois, les adversaires de Paul Harmant se désistaient d'un procès qu'ils étaient sûrs de perdre, et les travaux de construction commençaient. Georges était venu deux fois rue Murillo, le matin, trouver son client, et il avait été reçu de la manière la plus amicale par le père et par la fille.

La vie active que menait Jacques Garaud, surveillant lui-même ses entreprises, le retenait loin de chez lui pendant la plus grande partie de la journée, et Mary restait à l'hôtel où d'ailleurs elle ne s'ennuyait point, ayant pour amies les filles de tous les banquiers et de tous les industriels que connaissait son père.

L'air de Paris ne semblait cependant point favorable à la jeune fille. Maintenant une tache de carmin tranchait sur la pâleur nacrée des joues de Mary. Une petite toux sèche, opiniâtre, s'échappait à chaque instant de sa gorge. Jacques avait fait appeler un médecin qui prononça des paroles rassurantes et ordonna un traitement.

La jeune fille aimait la toilette et elle avait fait le choix d'une des meilleures couturières de Paris. Mme Augustine possédait une clientèle très étendue dans le monde aristocratique, dans le monde artistique et dans le monde de la finance. Quoique ses ateliers de la rue Saint-Honoré fussent vastes, Mme Augustine, pour arriver à satisfaire ses clientes, était obligée d'adjoindre à son personnel des ouvrières travaillant au dehors. L'une de ces ouvrières libres était sa préférée. Elle eût désiré vivement l'attirer auprès d'elle ; mais Lucie, c'était le nom de la jeune fille, voulait ne point quitter sa chambrette, située au plus haut étage de l'une des maisons du quai Bourbon dans l'île Saint-Louis.

Lucie avait vingt-deux ans et demi. Jamais plus fine, plus jolie tête de grisette parisienne n'avait couronné corps plus charmant, ses cheveux étaient d'un châtain doré, avec des yeux d'un bleu sombre et très doux.

La favorite de Mme Augustine était aimée et respectée de tous. Aimée, parce qu'elle était bonne et serviable ; respectée, parce que les langues les plus malfaisantes n'avaient pas pu émettre un soupçon au sujet de sa conduite. Mais on lui supposait un fiancé, son voisin, le dessinateur Lucien Labroue.

XVI

Il nous semble à peu près superflu de dire que Lucien Labroue était le fils de l'ingénieur assassiné à Alfortville par Jacques Garaud. À la mort de sa tante, Mme Bertin, Lucien était resté seul avec quelques billets de mille francs. Mme Bertin lui avait fait faire des études qui devaient le conduire à être mécanicien. Sa vocation le guidait d'ailleurs de ce côté. Les humbles économies de sa tante lui permirent de pousser ces études aussi loin que possible. Quand elles furent achevées, il se mit en quête d'un emploi.

Malheureusement personne ne s'intéressait à lui, les protections influentes lui manquaient. Il fallait vivre cependant, vivre et payer l'impôt foncier pour les terrains d'Alfortville qu'il ne voulait ni vendre, ni hypothéquer. Il résolut d'entrer dans un atelier où il acquerrait l'habileté matérielle de l'exécution. Puis il trouva des dessins à faire, des épures à mettre au net. Quand ces travaux furent assez nombreux pour assurer la vie matérielle, le jeune homme quitta l'atelier. Il préférait travailler chez lui.

Le hasard le conduisit dans la maison qu'habitait Lucie et lui fit louer le logement contigu à celui qu'elle occupait. Assez souvent Lucien rencontrait sa voisine dans l'escalier. Ils s'étaient salués d'abord en se croisant, puis un sourire avait accompagné le salut, puis ils avaient fait des haltes courtes d'abord, et bientôt plus longues, afin d'échanger quelques paroles. Enfin l'amour s'était mis de la partie : un amour sérieux, sincère, absolument honnête.

« Chère petite Lucie, je vous aime, dit Lucien à la jeune fille ; lorsque j'aurai une position, nous nous marierons… »

Lucie répondit :

« Je vous aime aussi et j'attendrai tant que vous voudrez. »

Depuis un an ils attendaient, mais si Lucie demeurait patiente, le découragement commençait à s'emparer de Lucien. Ses gains restaient médiocres. Or, s'il épousait Lucie dans de telles conditions, à la première grossesse, la misère arriverait.

Les deux fiancés s'étaient mutuellement raconté leur histoire. Nous connaissons celle de Lucien. Celle de Lucie était bien courte. Une nourrice qu'on ne payait plus avait remis à l'Assistance publique la petite âgée d'un an ou de dix-huit mois. La petite fille avait grandi, voilà tout. Cette enfant, nos lecteurs l'ont compris déjà, était la fille de Jeanne Fortier.

Il était dix heures du matin. Lucie, sortant de chez elle, alla frapper à l'huis du logement de Lucien, qui se trouvait sur le même carré. La voix du jeune homme répondit :

« Entrez ! »

Lucie ouvrit la porte et franchit le seuil.

« Soyez la bienvenue, chère Lucie ! » s'écria-t-il.

La fille de Jeanne Fortier, au lieu de lui répondre, lui prit les deux mains et le regarda bien en face.

« Comme vous êtes pâle !… fit-elle d'un ton de reproche. Vous avez encore passé une partie de la nuit !…

— Il me faut ce soir livrer des dessins très pressés.

— Mais vous vous tuez à ce travail si mal rétribué, alors que vous devriez gagner cent fois plus !

— Certes ! Mais il faut pour cela que la chance m'arrive… Et j'attends… j'attends sans cesse. J'ai bien peur que l'attente ne se prolonge aussi longtemps que ma vie !

— Lucien, j'ai un reproche à vous adresser. Vous perdez courage. Au lieu de vous raidir contre la mauvaise chance, vous courbez la tête devant elle. Notre tendresse mutuelle devrait cependant vous donner de la force et de l'énergie. Est-ce que vous ne m'aimez plus ?

— Ah ! s'écria Lucien, c'est mal et c'est cruel de m'adresser une pareille question !… Mais que voulez-vous que je fasse !

— Imposez votre mérite !… Ne vous lassez pas de frapper aux portes qui refusent de s'ouvrir.

— Mais à frapper ainsi aux portes rebelles, il ne me restera plus le temps de gagner le strict nécessaire…

— Ne vous ai-je pas dit que j'avais quelques économies… Elles sont à votre disposition… C'est à mon fiancé que je les offre.

— Je n'accepterai jamais cela ! s'écria le jeune homme.

— Vous me refusez la joie de vous venir en aide parce que je suis une femme ! c'est cruel… Mais enfin vous avez des amis de collège en position de vous être utiles… Pourquoi ne vous adressez-vous pas à eux ?

— Ils m'ont accueilli avec une gracieuseté banale, jusqu'au moment où ils ont compris que j'avais besoin d'eux… Je me suis éloigné la tête basse, le cœur meurtri.

— Tous ont été ainsi ?… Même ce jeune homme pour qui vous éprouviez une affection particulière ?

— Georges Darier, mon inséparable du collège Henri-IV. Nous ne nous sommes point rencontrés depuis six ans.

— Habite-t-il Paris ?

— Je l'ignore.

— Quelle est sa carrière ?

— Il faisait son droit. Il se destinait au barreau.

— S'il est avocat, il doit être facile de le trouver.

— Sans doute. Mais ne sera-t-il point comme les autres ?

— Qui sait s'il ressemble aux autres ? Qui sait si son cœur n'est pas resté pour vous ce qu'il était jadis ? Pour l'amour de moi, Lucien, cherchez-le… Je vous en prie !…

— Eh bien, chère Lucie, votre volonté sera faite.

— Voilà une promesse qui me soulage d'un grand poids. J'étais triste en entrant chez vous. J'en sors joyeuse…

— À ce soir, ma Lucie bien-aimée. »

La jeune fille se pencha vers son fiancé. Lucien appuya ses lèvres sur les cheveux épais et soyeux, puis l'enfant s'élança dehors en envoyant, du bout des doigts, un baiser. Mme Augustine, la grande couturière à qui Lucie reportait un corsage, demeurait rue Saint-Honoré près de la rue Castiglione. Lucie franchit rapidement la longue distance qui sépare l'île Saint-Louis de la rue Saint-Honoré. Elle alla droit au salon d'essayage où Mme Augustine se trouvait avec sa première demoiselle et une jeune fille de dix-huit ans environ, blonde et jolie. La grande couturière daignait lui prendre mesure elle-même d'une robe de soirée.

« Ah ! c'est vous, Lucie… dit Mme Augustine. Vous arrivez fort à propos. Je vais vous confier un travail pressé… La robe de bal dont je prends mesure à Mlle Harmant. Je veux que ce soit un chef-d'œuvre.

— Ah ! dit la fille de Jacques Garaud, c'est mademoiselle que vous allez charger de ma robe ?

— Oui… Lucie est ma meilleure ouvrière… Elle vous évitera un déplacement ennuyeux en allant vous essayer la robe chez vous dès qu'elle sera faite.

— Alors, mademoiselle, je vous attends… dit Mary. Vous me trouverez toujours le matin à l'hôtel de mon père… »

Mary sortit du salon d'essayage accompagnée de Mme Augustine, qui voulait la reconduire jusqu'à l'escalier. Lucie détacha les épingles du paquet apporté par elle, et étala le corsage qu'il contenait.

« Parfait ! parfait ! parfait ! s'écria la grande faiseuse en rentrant après avoir examiné le corsage. Lucie, ma mignonne, vous êtes un bijou ! Il n'y a jamais que des compliments à vous adresser. Voilà pourquoi je veux vous confier la robe de Mlle Harmant qui est difficile à satisfaire. C'est une Américaine. Son père a quitté New York pour venir se fixer à Paris. Elle a dix-huit ans, Miss Mary. Bonne cliente, mais fantasque. C'est sa maladie qui veut cela. Elle s'en va de la poitrine, et elle a l'air de ne point s'en douter !… Tout pour être heureuse, et mourir ! c'est bien triste, hein ?

— Oui, madame, bien triste.

— Que voulez-vous c'est la vie !… Ma mignonne, on va tailler cette robe qui sera d'un rose pâle et toute garnie de jais blanc. Passez à l'atelier de coupe, faites ensuite régler votre livre et allez à la caisse. Je suis très contente de vous, Lucie. Voici deux louis de gratification.

— Je vous remercie, madame », fit la jeune fille. Lucien résolut de tenir sa promesse à Lucie, et de savoir si Georges Darier habitait Paris. Il suffisait de jeter les yeux sur le tableau de l'ordre des avocats. Or, ce tableau se trouve au palais de justice. Il s'y rendit, s'adressa à un jeune avocat en robe dans la salle des Pas-Perdus et lui demanda le renseignement.

« Inutile de consulter le tableau, monsieur, répondit le jeune homme. Georges Darier demeure rue Bonaparte, 10.

— Merci, mille fois, monsieur. »

Lucien se dirigea vers la rue Bonaparte. Georges Darier, rentré chez lui, piochait le dossier d'une cause importante quand sa vieille servante, Madeleine, vint lui annoncer la visite d'Étienne Castel. Georges courut au-devant du peintre qui avait été son tuteur et qui restait son meilleur ami. Étienne avait de beaucoup dépassé la quarantaine, mais si les cheveux et sa moustache grisonnaient, il conservait son visage ouvert, son regard franc. Il portait à la boutonnière le ruban de la Légion d'honneur. Georges lui tendit les mains en s'écriant :

« Voilà quinze grands jours que je ne vous ai vu !

— Oui… répondit l'artiste. J'avais un tableau à finir. Seulement, tu aurais pu venir me voir.

— Je le désirais, mais j'étais moi-même accablé de besogne.

— Tant mieux ! Je ne t'en veux pas, et la preuve, c'est que je viens te demander à dîner. Dis à Madeleine de mettre mon couvert et de nous confectionner une de ces timbales de nouilles au fromage et au jus dont elle a le secret. »

Georges sonna en riant. La vieille servante accourut.

« Mon tuteur dîne avec moi, commença Georges, et…

— Et je vais préparer une timbale de nouilles… interrompit Madeleine, à sept heures précises, le dîner sera servi… et je monterai deux bouteilles du vieux vin de Corton que M. Étienne trouve si bon.

— Bravo, Madeleine ! »

La servante se retira et le peintre reprit :

« Maintenant que j'ai terminé mes tableaux de commande, je veux retoucher une toile dont j'avais fait l'ébauche chez mon ami, ton excellent oncle, le curé de Chevry. À ce propos, j'ai besoin que tu me rendes un service. Tu as conservé religieusement, je le sais, un souvenir de ton enfance, un petit cheval de bois et de carton.

— Qui me vient de ma bonne mère… acheva Georges Darier. Elle me l'avait donné quand j'étais tout petit, et je le garde comme une précieuse relique.

— J'ai besoin que tu me prêtes cette relique pour mon tableau.

— Que représente-t-il donc, ce tableau ?

— Une scène dramatique… Des gendarmes viennent arracher d'une maison où elle s'était réfugiée une femme accusée de quelque crime. Outre la femme arrêtée, les gendarmes, le maire, le garde champêtre, j'ai placé sur cette toile ta mère, ton oncle, moi-même faisant un croquis de cette scène, et enfin toi, qui semble implorer les gens de justice et leur demander de faire grâce à la malheureuse.

— Et cela est arrivé ?

— Oui !

— Et j'étais là ?

— Parfaitement ! »

En racontant ce qui précède, Étienne Castel avait les yeux fixés sur le visage de Georges, étudiant l'effet produit par ses paroles. Georges écouta sans tressaillir.

« C'est singulier… dit-il. On prétend que les impressions d'un enfant sont ineffaçables. Il n'en est point ainsi pour moi… Tout a disparu… Quel âge avais-je donc à cette époque ?

— Trois ans et demi.

— Je ne me souviens de rien de cet âge.

— Cherche bien.

— J'ai beau chercher. C'est la nuit… l'obscurité complète.

— Eh bien, reprit Étienne Castel, tu avais auprès de toi, dans le jardin où la scène se passait, le petit cheval donné par ta mère, et comme je veux soigner tous les détails, j'ai besoin du joujou en question pour le peindre d'après nature.

— Je vous le ferai porter, ou je vous le porterai.

— Je te remercie d'avance.

— D'après ce que vous venez de me dire, les portraits de ma mère, de mon oncle, le vôtre se trouvent sur cette toile ?

— Et le tien, oui.

— Avez-vous le projet de vendre le tableau en question ! Je n'ai encore chez moi rien de vous, et je vous achèterais ce tableau qui serait pour moi plus et mieux qu'une œuvre d'art.

— Tu es donc bien riche ! Tu sais que je vends très cher.

— Je sais cela. Mais je sais que vous me traiterez en ami.

— Tu es vraiment bête, mon pauvre enfant ! N'as-tu donc pas compris que ce tableau est à toi, et que si je le retouche, c'est uniquement pour te l'offrir ?…

— Ah ! cher tuteur !…

— C'est une surprise que je voulais te faire. Mais va te promener !… Le jour où j'aurai fini, le tableau sera chez toi. Prépare-lui donc une belle place.

— Ah ! que vous êtes bon, cher tuteur ! Mais, dites-moi, cette femme arrêtée par les gendarmes chez mon oncle, à la cure de Chevry, qu'avait-elle fait ?

— On l'accusait du triple crime de vol, d'incendie et d'assassinat… répondit l'artiste.

— Oh, la malheureuse ! Elle a passé en justice, sans doute ?

— Oui !

— A-t-elle été condamnée ?

— À la réclusion perpétuelle, oui.

— C'est alors qu'elle était coupable.

— Sans doute, puisque les juges ont trouvé des preuves suffisantes pour la condamner.

— Savez-vous son nom ?

— Je l'ai su autrefois, mais je l'ai oublié. »

L'entretien en était là, quand Madeleine entra.

« Qui est-ce ? lui demanda Georges.

— Un monsieur qui demande à parler à Monsieur… Il s'appelle Lucien Labroue. »

Georges poussa une exclamation de surprise et de joie.

« Lucien Labroue… répéta le peintre étonné.

— Oui… un ancien camarade de collège… que je n'ai pas vu depuis cinq ans… Est-ce que vous le connaissez ?

— Je crois du moins connaître son nom. »

Une seconde plus tard, Lucien Labroue parut sur le seuil du cabinet. Georges lui tendit les bras en s'écriant :

« Lucien !… mon cher Lucien ! que je suis heureux de te voir !

— Pas plus que moi de t'embrasser… répliqua Lucien, qui s'inclina devant l'artiste.

— Mon tuteur et mon ami… fit le jeune avocat, M. Étienne Castel.

— Un peintre dont je connais et dont j'admire le talent si fin et si distingué… répliqua Lucien.

— Tu habites Paris ? demanda Georges à son ami.

— Oui, depuis deux ans.

— Tu es à la tête d'un atelier de mécanique ?

— Hélas ! non.

— Comment, non ?… Avec ton mérite !

— Je végète. J'en suis réduit pour vivre à faire des copies de machines, des lavis, des épures.

— As-tu fait des démarches pour te caser ?

— De nombreuses démarches, toutes infructueuses, et en désespoir de cause je viens te trouver.

— C'est ce qu'il aurait fallu faire tout d'abord. Dès demain, je m'occuperai de toi et d'une façon sérieuse. Que penserais-tu de la situation de directeur dans une grande usine ?

— Cela dépasserait toutes mes espérances.

— Eh bien, j'ai l'espoir d'obtenir pour toi cet emploi. Voici comment : un ingénieur-mécanicien français, qui a réalisé une grande fortune à New York, vient de s'installer dans la mère patrie avec l'intention d'y créer des ateliers semblables à ceux qu'il possédait aux États-Unis. Cet ingénieur est mon client. Je viens d'avoir la chance de lui rendre un très important service ; j'ai donc le droit incontestable de lui demander une faveur. Je t'assure que ton engagement bien en règle sera signé par le grand inventeur qui se nomme Paul Harmant.

— Serait-il l'associé de James Mortimer, de New York ?

— Lui-même… Je vois que son nom t'était connu.

— Qui ne connaît ce nom ? C'est à Paul Harmant que l'industriel doit les machines à coudre silencieuses, et la machine à guillocher perfectionnée dont mon père qui lui aussi était un inventeur, avait eu autrefois l'idée, m'a dit ma tante…

— Eh bien, tu deviendras le bras droit d'un homme de talent… dit Georges ; mais pas un mot à qui que ce soit de notre entretien et de ma promesse. Laisse-moi agir… Tu sais que tu dînes avec nous ?

— Mais… commença Lucien.

— Oh ! point d'excuses ! interrompit Georges ! je te préviens que je n'en accepterai aucune, même celle du travail pressé. »

Georges frappa sur un timbre. La vieille servante apparut.

« Un couvert de plus, Madeleine », lui dit le jeune avocat.

Madeleine sortit et l'entretien se renoua.

« Vous disiez, monsieur, que votre père était un inventeur, demanda Étienne Castel à Lucien. Seriez-vous le fils de Jules Labroue dont l'usine fut incendiée, il y a vingt-deux ans ?

— Oui, monsieur, et mon malheureux père mourut assassiné au milieu de l'incendie.

— Ton père assassiné ! fit Georges avec étonnement. Tu ne m'avais jamais raconté ce drame terrible…

— C'est que je l'ignorais moi-même, mon cher Georges. Je n'ai appris l'effrayante vérité qu'à la mort de ma tante. »

Lucien demanda alors à Étienne s'il avait connu son père.

« Je ne l'avais jamais vu, mais j'entendis parler, comme tout le monde, de la tragédie d'Alfortville. »

L'artiste se disait tout bas :

« Étrange caprice de la destinée qui fait du fils de la victime le plus intime ami du fils de l'assassin !

— Le criminel a-t-il été puni ? demanda Georges.

— Une femme déclarée coupable du meurtre et de l'incendie a été condamnée à la réclusion perpétuelle… répondit Lucien.

— Elle avait pris la fuite. Elle a été arrêtée dans le presbytère d'un village situé à quelques lieues de Paris. »

Georges jeta sur Étienne Castel un coup d'œil interrogateur.

« Tu ne te trompes pas, répondit l'artiste à ce coup d'œil. La femme dont parle M. Labroue est bien celle dont je t'ai parlé qui figure au premier plan du tableau que je te destine.

— Ainsi, demanda Lucien, vous avez vu cette femme ?

— Je l'ai vue et je lui ai parlé au presbytère du village de Chevry, chez le digne abbé Laugier, l'oncle de Georges.

— Et, reprit Lucien, quelle femme était-ce ?

— Une belle créature au visage sympathique…

— Elle niait son crime, n'est-ce pas ?

— Avec énergie. Elle se prétendait innocente.

— Elle ne mentait peut-être pas. »

Georges et Étienne regardèrent Lucien avec curiosité.

« On l'a condamnée… fit Étienne.

— Eh ! monsieur, qu'est-ce que cela prouve !

— Les preuves de culpabilité abondaient.

— Avez-vous suivi le procès, monsieur ?

— Oui, de la façon la plus attentive.

— Et votre conviction après les débats ?

— Fut que l'accusée pouvait être coupable.

— Qu'elle pouvait être ! Donc vous n'oseriez point affirmer la culpabilité, et si vous aviez fait partie du jury vous vous seriez prononcé pour la négative.

— C'est possible… dit Étienne. C'est même probable.

— J'ai lu le procès, moi, monsieur. Je suis convaincu que Jeanne Fortier était innocente.

— Ah ! murmura Georges, cette malheureuse femme se nommait Jeanne Fortier ?

— Oui, » répondit Lucien.

Puis s'adressant à Étienne Castel :

« Vous souvenez-vous de ce qu'elle alléguait pour sa défense ?

— Parfaitement… un misérable contremaître à l'usine la poursuivait de son amour et convoitait la fortune de votre père, se proposant de quitter la France avec l'argent volé et d'emmener Jeanne devenue sa maîtresse. Cet homme, qui se nommait Jacques Garaud, lui avait écrit \(disait-elle\) une lettre où se trouvait la preuve indiscutable du crime médité et accompli par lui. Mais cette lettre, elle ne put la produire.

— C'est vrai… dit Lucien, et pourtant, soyez certain que la lettre existait. Garaud était bien le voleur, l'incendiaire, l'assassin.

— Cet homme est mort victime de son dévouement !

— Rien n'est moins sûr… Je ne crois pas à cette mort, et ma tante n'y croyait pas non plus. Je me suis promis de faire un jour tout ce qui dépendrait de moi pour arracher son masque au véritable assassin de mon père, et pour obtenir la réhabilitation de la pauvre créature injustement condamnée.

— À quoi cela vous servirait-il ? Vingt et un ans se sont écoulés depuis le crime commis. Il y a prescription.

— Que m'importe ? Si la justice humaine ne peut me venir en aide, je me vengerai sans elle. Je ferai justice moi-même.

— Savez-vous, demanda Étienne, si Jeanne Fortier existe encore ?

— Je l'ignore, mais je le saurai.

— Si tu le désires, je m'en inquiéterai… dit Georges.

— Tu m'obligeras. Mais nous avons bien assez parlé de moi. Occupons-nous de toi. Es-tu satisfait ?

— Autant qu'on le puisse être. Je n'ai rien à envier. Je travaille… Je réussis… Que pourrais-je souhaiter de plus…

— Mais une femme.

— Une femme ! J'ai encore le temps d'y songer. Je crois du reste que comme mon tuteur… je resterai garçon… Le célibat est ma vocation. Est-ce aussi la tienne ?

— Il faut que j'aie une position avant de penser au mariage.

— Ce qui ne t'empêche pas d'y penser dès à présent.

— J'en conviens : c'est justement ce qui me fait dire qu'avant de me marier il faut que je me trouve sur un terrain solide. Lucie, la jeune fille qui sera ma femme, est aussi pauvre que moi. C'est une orpheline sans famille, mais une âme pure. De plus, elle est travailleuse comme une abeille.

— Et tu l'aimes ?

— Sans elle il ne saurait exister de bonheur pour moi.

— Eh bien, il faut espérer que ta position se fera vite et que tu pourras être heureux. Je m'invite d'avance à ta noce ! »

Le dîner se prolongea longtemps. Ce fut seulement à onze heures que Lucien quitta son camarade et le peintre Étienne Castel, devenu, lui aussi son ami pendant cette soirée.

« Travaille et compte sur nous », lui dit Georges. Et le jeune homme descendit, le cœur gonflé d'espérance. Si Lucien se sentait joyeux, Lucie était fort triste. Toute la soirée, la fille de Jeanne Fortier avait attendu avec une impatience, puis avec une anxiété grandissante, le retour de son fiancé. Enfin, à onze heures et demie, des pas résonnèrent dans l'escalier. D'une main agitée elle entrouvrit la porte de sa chambrette.

« Est-ce vous, monsieur Lucien ? demanda-t-elle tout bas.

— Oui, ma chère Lucie, répondit le jeune homme.

— J'étais bien tourmentée, savez-vous ! dit-elle. Il me semblait qu'il avait dû vous arriver malheur.

— Il ne m'est arrivé que des choses heureuses. Voulez-vous me permettre d'entrer chez vous pour raconter cela ?

— Oui, entrez, je finirai mon travail en vous écoutant. »

Lucien prit un siège et s'assit à côté de la jeune fille.

« Vous avez vu votre ancien ami, M. Georges Darier ? dit-elle.

— Oui. Il m'a reçu en homme dont le cœur n'est point oublieux. Il m'a retenu à dîner.

— Vous a-t-il promis de vous trouver un emploi ?

— Dans un mois, sans doute, je serai placé comme directeur des travaux chez un industriel immensément riche qui fait construire une grande usine auprès de Paris.

— Que je suis heureuse ! Maintenant nous avons l'un et l'autre besoin de repos, et d'ailleurs il ne faut pas faire jaser les voisins. Séparons-nous. »

La situation de Lucien avait profondément touché Georges Darier. Aussi le lendemain, de bonne heure, il prit le chemin de la rue Murillo, afin de solliciter Paul Harmant en faveur de son protégé. Il demanda au valet de chambre du millionnaire :

« M. Harmant peut-il me recevoir ?

— J'ai le regret d'apprendre à monsieur Darier que M. Harmant est en voyage… répondit le domestique. Mais Mlle Mary recevra certainement M. Darier et pourra lui apprendre ce qu'il désire savoir. Dois-je annoncer monsieur Darier ? »

Georges avait assez fréquenté l'hôtel pour remarquer que la jeune fille possédait sur son père un grand ascendant. Aussi s'empressa-t-il de répondre :

« Si vous croyez que je ne dérange point Mlle Harmant, veuillez lui remettre ma carte.

— Je vais prévenir mademoiselle. »

Aussitôt après avoir lu le nom du visiteur, Mary, dont la toilette était achevée depuis longtemps, descendit :

« Bonjour, monsieur l'avocat, fit-elle de l'air le plus gracieux en tendant la main à Georges Darier ; votre visite n'était pas pour moi, mais je vous sais gré d'avoir pensé à me dire un petit bonjour.

— Comment allez-vous, mademoiselle ?

— À merveille, je ne me suis jamais aussi bien portée. »

Un subit et violent abcès de toux lui coupa la parole.

« Maudite toux ! murmura-t-elle.

— Vous soignez-vous au moins de façon à la faire disparaître ? demanda Georges, qui savait fort bien de quel mal incurable la jeune fille était atteinte.

— Je ne fais que cela ! répliqua Mary. Bah ! ce ne sera rien. Vous veniez pour voir mon père ? Il est absent pour trois semaines. Voyons, qu'aviez-vous à dire à mon père ? Je suis en correspondance régulière avec lui et je peux lui parler de votre visite et lui en expliquer le motif.

— Il sera temps de lui donner cette explication à son retour, Mademoiselle, mais je vous demanderai de m'appuyer de toutes vos forces…

— Je le ferai bien volontiers… De quoi s'agit-il ?

— De placer dans l'usine de M. Harmant un élève des Arts-et-Métiers, dessinateur et mécanicien distingué.

— Ce jeune homme est de vos amis ?

— Un ami de collège, oui, il a été cruellement frappé par la fin tragique de son père, auquel on a volé toute sa fortune, et par la mort d'une tante qui l'aimait tendrement, mais qui, ne possédant rien, n'a pu rien lui laisser.

— Ce que vous demandez, M. Darier, est un acte d'humanité et je m'y associerai de grand cœur. Votre ami peut compter sur moi. Je réponds presque du succès. Mon père doit arriver le 2 du mois prochain. Que votre protégé, qui sera le mien vienne le 3, et nous agirons.

— Vous êtes bonne, et je vous remercie de tout mon cœur. »

Georges s'était levé. Mary lui serra cordialement la main. Le jeune avocat retourna rue Bonaparte et écrivit un mot à Lucien pour lui faire connaître le résultat de sa démarche. Le fils de Jules Labroue n'avait plus qu'à attendre.

XVII

Nous avons laissé Jeanne Fortier, sous les habits d'une religieuse, dans la neige, en face de la porte principale de la maison centrale de Clermont. Le gardien, convaincu qu'il venait de laisser passer la sœur Philomène, avait fait jouer derrière elle les lourdes clefs dans les serrures massives. Jeanne se dirigea rapidement vers la ville et disparut au milieu d'un dédale de rues étroites et sombres dont les boutiques étaient encore fermées.

Après avoir marché très vite pendant un quart d'heure, elle ralentit le pas et chercha du regard autour d'elle. Vers le milieu de la rue qu'elle suivait, une boutique qu'on venait d'ouvrir attira son attention. C'était un magasin de lingerie, de mercerie et de vêtements confectionnés. Jeanne en franchit le seuil. La patronne, femme d'un certain âge, rangeait des étoffes.

« Que désirez-vous, ma sœur ? demanda-t-elle.

— Je voudrais, répondit la veuve de Pierre Fortier, un vêtement pour une femme à peu près de ma taille.

— Voici une jupe en gros molleton gris de fer. On ne peut rien trouver de plus chaud.

— La couleur est bonne, je prends cette jupe.

— Vous voulez un vêtement genre caraco, n'est-ce pas ? ma sœur. En voici un en étoffe semblable.

— Mettez-le avec la jupe. Un bonnet de linge maintenant. »

Jeanne prit en outre un grand fichu de laine, se fit envelopper le tout dans un morceau de serge et paya.

Et, prenant son paquet et sa monnaie, elle partit. Soudain elle vit une porte ouverte, une allée sombre. Elle y courut. Au fond de l'allée se trouvait un escalier. Dans la partie supérieure de la maison un profond silence régnait.

La fugitive, en un clin d'œil revêtit la jupe et le caraco qu'elle venait d'acheter, et se coiffa du bonnet de linge, en ayant soin de ramener ses cheveux sur ses tempes. Après avoir passé autour de son cou le fichu de laine, elle fit un paquet du costume de sœur de charité, le noua dans le morceau de serge verte, puis le mettant sous son bras, quitta l'allée et se dirigea vers le chemin de fer. Son accoutrement lui donnait l'apparence d'une ouvrière campagnarde. Comme elle allait atteindre la gare, elle entendit un coup de cloche. Elle se mit à courir.

« Pour Paris ! demanda-t-elle essoufflée à un employé qui répondit en désignant un guichet :

— Là… Dépêchez-vous… Le train va partir. »

Jeanne bondit au guichet et n'eut que le temps de monter dans le train ; elle se trouvait dans un compartiment de troisième classe où l'avaient précédée deux femmes, une jeune fille et sa mère. Le train se mit en marche. À la maison centrale, les infirmières, étonnées de ne point voir Jeanne présider comme de coutume au nettoyage des salles, crurent qu'elle ne s'était point réveillée. L'une d'elles se rendit à sa chambre. Ne l'y trouvant pas, on supposa qu'une circonstance quelconque avait nécessité sa présence à l'économat, et on attendit. La supérieure venait de rentrer avec les autres religieuses et, fort surprise de n'avoir pas vu sœur Philomène les rejoindre à l'église, donna l'ordre de s'informer des causes de cette absence. On s'aperçut alors de ce qui s'était passé. Sœur Philomène dormait encore d'un sommeil quasi léthargique qu'il fut impossible d'interrompre. Dans sa chambre, à la place de son costume disparu, se trouvaient les vêtements de Jeanne. Le guichetier questionné répondit qu'il avait ouvert à sœur Philomène.

L'évasion fut immédiatement constatée. Une heure après, tout Clermont savait qu'une condamnée avait pris la clef des champs. La marchande qui avait vendu les vêtements courut, animée d'un beau zèle, faire sa déposition. Des renseignements obtenus résultait la preuve que Jeanne ayant quitté son travestissement, était partie par le chemin de fer. Or, depuis le moment de son évasion, un seul train avait passé. Donc, la fugitive filait sur Paris. On télégraphia à Paris de ne laisser passer qu'à bon escient les personnes munies d'un ticket de Clermont à Paris. Un inspecteur de la sûreté partit à la plus rapide allure pour la gare du Nord. Au moment où les policiers arrivaient sur le quai, le train de Clermont était signalé. Mais Jeanne devait échapper aux agents. Les voyageuses justifièrent facilement de leur identité et ajoutèrent qu'à la gare de Clermont elles n'avaient vu aucune femme ayant les allures d'une fugitive.

Voici ce qui s'était passé.

En arrivant à Creil, les deux voyageuses avaient quitté le train et Jeanne était restée seule. Cinq minutes après on passa sous un tunnel. Jeanne profita de l'obscurité pour jeter par la portière les vêtements de sœur Philomène. Puis, quand elle entendit les employés du chemin de fer nommer Saint-Denis, elle descendit. Le receveur des billets prit le ticket sans le regarder, et Jeanne passa.

Elle se mit en route et, moins d'une heure après, elle entrait dans Paris. La grande ville ensevelie sous la neige était singulièrement morne et triste, quoique ce jour fût un dimanche. Jeanne avait faim. Elle franchit le seuil du premier établissement de bouillon qui s'offrit à elle et, là, elle s'efforça de mettre de l'ordre dans ses idées. Une seule résolution s'imposait à elle : « Aujourd'hui même, j'irai à Chevry. »

Après avoir achevé son frugal repas, Jeanne monta dans un omnibus qui la conduisait à Vincennes, où elle prit le premier train pour Chevry.

« Pourvu qu'on ne me reconnaisse pas ! » se disait-elle.

La pauvre femme avait tort de craindre. Depuis vingt et un ans, elle était bien changée. Elle avait tant souffert ! Elle avait tant pleuré !

On atteignit Chevry.

À mesure que l'évadée de Clermont s'approchait de la cure, elle sentait son émotion grandir. C'est qu'en même temps que Chevry lui rappelait le passé terrible, il remettait sous ses yeux son cher enfant laissé aux mains du vieux prêtre qui lui avait ouvert sa maison. Jeanne reconnut la grille du premier coup d'œil. Elle se souvint du jour où elle avait sonné à cette grille, puis était tombée à demi évanouie dans la poussière du chemin. Elle traversa la chaussée et sonna. Une vieille servante vint lui ouvrir.

« Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ? demanda-t-elle.

— Je voudrais voir M. le curé de Chevry, répondit Jeanne.

— M. le curé dit les vêpres. Il faut aller à l'église. »

Jeanne se dirigea vers l'église… Les vêpres s'achevaient. Peu à peu les fidèles se retirèrent. Le curé sortit le dernier. Jeanne s'avança vers lui.

« Pardon, monsieur le curé… balbutia-t-elle, je voudrais vous parler… Je viens de Paris exprès.

— Eh bien, suivez-moi à la sacristie… »

Jeanne obéit et, un instant après, reprit l'entretien en disant :

« J'ai été chargée de vous demander quelques renseignements.

— Des renseignements ! répéta le prêtre. À quel sujet ?

— Au sujet de votre prédécesseur, en 1861.

— Vous voulez parler du vénérable abbé Laugier, mon enfant ? Celui que j'ai remplacé. Il est mort pendant l'année de la guerre et je suis ici depuis 1871.

— N'avait-il pas une sœur ?

— Oui. Une sœur morte quelque temps avant lui…

— Cette sœur n'élevait-elle point un enfant près d'elle ?

— Oui… son fils, m'a-t-on dit.

— Le mien ! pensa Jeanne frémissante. Le mien ! »

Elle ajouta tout haut, en s'efforçant de cacher son anxiété :

« Savez-vous ce qu'est devenu cet enfant ?

— Je ne peux, à ce sujet, vous donner que des renseignements bien vagues… Quand j'ai pris possession de la cure, j'ai entendu raconter que le fils de la sœur du bon abbé Laugier était venu assister aux funérailles de son oncle, et qu'il était reparti pour Paris aussitôt après, avec un ami du défunt. Je ne sais pas autre chose.

— Pouvez-vous m'apprendre au moins le nom de cet ami ?

— Je ne l'ai jamais su.

— Le maire du pays le connaissait peut-être ?

— Il est mort. Deux autres lui ont succédé depuis.

— Et la servante de M. le curé Laugier ?

— Elle avait précédé dans la tombe le curé et sa sœur.

— Cette sœur était veuve, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Est-elle morte à Chevry ?

— Je le crois.

— Alors son nom doit être inscrit sur les registres de l'église, sur ceux de la mairie, et aussi sur une tombe.

— Il l'était certainement, mais tout a été détruit pendant la guerre. On s'est battu ici à plusieurs reprises…

— Ainsi, murmura Jeanne, je ne saurai rien ! »

Toutes les questions de la fugitive avaient fini par éveiller un peu de défiance dans l'esprit du curé.

« Quel intérêt puissant, quel intérêt personnel, vous pousse donc à connaître ces choses ? » demanda le prêtre.

Jeanne tressaillit.

« J'ai déjà trop parlé… » pensa-t-elle.

Puis, s'adressant au prêtre :

« Je vous l'ai dit, ce n'est point pour moi que je questionnais. L'amie qui m'envoie m'avait suppliée d'insister afin d'obtenir un indice au sujet de l'enfant… Je voulais savoir le nom de la sœur du curé Laugier, afin de savoir celui de son fils.

— Quelqu'un a donc un intérêt à retrouver ce fils ?

— Je l'ignore ; on m'a chargée d'une mission, je m'en suis acquittée, voilà tout.

— Voyez dans le village… Peut-être trouverez-vous quelqu'un qui vous renseignera mieux que moi. »

Le prêtre sortit de l'église, quittant Jeanne éperdue. La pauvre femme se laissa tomber à genoux sur les dalles.

« Mon Dieu !… mon Dieu !… balbutia-t-elle en joignant les mains, je ne saurai rien !… Tout semble me repousser !… Ce prêtre se défiait de moi. Que j'aille en interroger d'autres, une défiance pareille s'éveillera. Que faire ?

« Un homme a emmené à Paris un enfant qu'on disait le neveu de l'abbé Laugier. Cet enfant doit être le mien. La sœur du curé de Chevry m'avait promis de veiller sur lui, de lui servir de mère. Mais, à Paris, où le retrouver ?

« Aller droit aux gens qui pourraient me répondre, c'est me livrer aux gendarmes… Comme il y a vingt et un ans, on me cherche. Mieux aurait valu rester folle ! »

Jeanne, pendant quelques secondes, sanglota.

« Eh bien, reprit-elle tout à coup en relevant la tête, je ne me reconnais point vaincue ! Je chercherai sans trêve et sans relâche. Mon fils doit être à Paris. C'est à Paris que je viendrai me mettre sur sa piste, quand j'aurai tâché de savoir ce que ma fille est devenue !… »

Elle sortit de l'église, et, à neuf heures du soir, elle était de retour à Paris.

Le lendemain, à la première heure, elle se rendait à Joigny ; elle alla droit à la maison de la veuve Frémy, la nourrice à laquelle, vingt-deux années auparavant, elle avait confié sa fille. Elle savait fort bien qu'elle ne trouverait point cette femme, puisque la lettre écrite de la maison centrale de Clermont était revenue avec cette mention : « Destinataire inconnue », mais elle espérait recueillir quelques indications utiles.

La chaumière de la nourrice n'existait plus. Sur son emplacement et sur les terrains avoisinants s'élevait une vaste maison de rapport. Jeanne franchit le seuil de cette maison, s'adressa à une femme faisant l'office de concierge et lui dit :

« Combien y a-t-il de temps que ce bâtiment est construit ?

— Six ans.

— N'auriez-vous pas connu une certaine veuve Frémy qui prenait des enfants en nourrice ?

— La veuve Frémy… Je me souviens d'elle. Voilà belle lurette qu'elle est trépassée. Ça date de la guerre.

— N'avait-elle pas un fils ?

— Si… un grand chenapan de garçon. Il est mort.

— Il est mort ? s'écria Jeanne.

— Ah ! dame ! oui… Est-ce que vous êtes de sa famille ?

— Non, madame. Mais j'aurais voulu savoir de lui ce qu'était devenue une petite fille confiée à sa mère.

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Vingt et un ans.

— Je n'habitais pas Joigny à cette époque, répliqua la concierge. Quand j'ai connu la veuve Frémy, elle ne prenait plus de nourrissons depuis longtemps déjà et je n'ai jamais vu près d'elle que son sacripant de garçon, mais si les parents ne sont point venus réclamer leur moutard, vous pouvez savoir ce qu'il est devenu. La mère Frémy, n'étant plus payée et voulant se débarrasser de l'enfant, aura dû avertir l'autorité qui se sera chargée de le mettre quelque part. Adressez-vous à la mairie ou à la sous-préfecture… On pourra vous renseigner…

— La mairie ! la sous-préfecture ! l'autorité ! » pensa la malheureuse mère avec désespoir.

La concierge regardait Jeanne curieusement.

« On croirait que vous ne m'avez pas compris… fit-elle.

— Pardon, madame, je vous ai bien compris et je vais suivre votre conseil. Merci de votre complaisance. »

Jeanne sortit. On pense bien qu'elle ne songeait à se rendre ni à la mairie ni à la sous-préfecture, mais elle alla de porte en porte, questionnant. Partout les réponses furent identiques. On ne se souvenait pas…

Désespérée, elle se dit que tout était fini pour elle. Ne sachant pas où chercher sa fille, comment la trouver jamais ? Georges était à Paris, lui ; du moins elle avait tout lieu de le croire ; elle allait donc fouiller la grande ville. Le lendemain, avant le jour, elle arrivait à Paris, brisée, mais prête à recommencer son œuvre, sans se laisser arrêter par les obstacles.

Rue de la Seine, un écriteau frappa ses regards : « Petite chambre et cabinet à louer présentement. » En regardant la maison plus que simple, Jeanne se dit que cela ne devait pas être cher. Elle s'approcha de la loge et demanda :

« Vous avez une chambre à louer, madame ?

— Oui, madame, une chambre et un cabinet au sixième étage… Cent quarante francs.

— Peut-on voir ?

— Très bien. Le local est libre. Je vais vous conduire.

— Ça me convient, dit la fugitive après avoir visité. J'arrive de la campagne pour rester à Paris. Je voudrais entrer aujourd'hui. J'aurai vite fait de meubler cette chambre. »

Jeanne versa trente-cinq francs et reçut une quittance au nom de Lise Perrin, donné par elle. À cette somme elle ajouta, comme denier à Dieu, une pièce de cinq francs, ce qui lui concilia la bienveillance de la concierge.

« Dépêchez-vous donc d'acheter ce qu'il vous faut, lui dit cette dernière, je vous aiderai à emménager.

— Où trouverai-je un marchand de meubles d'occasion ?

— Tout près d'ici, rue Jacob, à gauche. »

La fugitive se rendit à l'adresse indiquée et, moyennant une somme modeste, elle fit l'acquisition des objets absolument indispensables pour s'installer et acheta dans un bazar un peu de linge et de vêtements à bon marché. Avant quatre heures, le chétif mobilier était en place, et un feu de coke brûlait dans le petit poêle. Jeanne vida sa bourse et la vit presque épuisée.

« Si je ne veux pas mourir de faim à bref délai, se dit-elle, il faut trouver vite du travail. »

Elle descendit afin de prendre quelque nourriture et de rentrer ensuite pour se mettre au lit. Elle aperçut une boutique de marchand de vin portant cette enseigne :

AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS

Elle en franchit le seuil.

XVIII

Lucien Labroue attendait, en travaillant avec ardeur, l'époque où, muni d'un mot de Georges, il se présenterait lui-même chez l'industriel millionnaire qui n'avait rien à refuser à son avocat.

En voyant son fiancé presque joyeux, Lucie était devenue plus gaie, et son activité travailleuse semblait augmenter encore. Au moment où nous rejoignons Lucie dans sa chambrette du quai Bourbon, elle venait de terminer la première partie du travail délicat qui lui avait été confié par Mme Augustine. Il était neuf heures du matin.

« J'ai tout juste le temps de déjeuner vite, se dit l'ouvrière. Après l'essayage, qui sera long certainement, il faudra que j'aille à l'atelier chercher des fournitures et montrer l'assemblage à la patronne. »

Lucie allumait un petit réchaud et faisait chauffer les restes de son dîner de la veille.

« Ah ! s'écria-t-elle tout à coup, je n'ai pas de pain ! La porteuse ne m'a point monté le mien. »

Elle descendit ses six étages, ouvrit la porte de la loge et demanda :

« La porteuse vous a remis mon pain, madame Dominique ?

— Mais non, mams'elle Lucie.

— Ah ! par exemple !

— Entrez donc… il fait frisquet. Pas plus le vôtre que le mien. À cette boulangerie-là, impossible de compter sur eux. Ils changent de porteuses pour un oui, pour un non. »

À ce moment une grande jeune fille blonde, sèche et laide, frappait à la porte de la loge. Elle tenait dans ses bras quatre pains de formes différentes.

« C'est la porteuse ! dit Lucie. Encore une nouvelle !

— Ah ! bien, s'écria la concierge, ça n'est point malheureux ! On finira par ne plus venir du tout, de votre maison, apporter le pain aux clients. En voilà une baraque !

— Est-ce que c'est ma faute, à moi ? répliqua la porteuse d'un ton maussade. Je remplace aujourd'hui celle qu'on a fichue à la porte avant-hier et je ne connais pas la clientèle… D'ailleurs, ce n'est plus moi qui viendrai… La patronne cherche une porteuse… Moi, j'ai un autre état. »

Lucie remonta vivement chez elle, ne mit guère qu'un quart d'heure à déjeuner et se rendit à l'hôtel de la rue Murillo.

Mary Harmant depuis quelque temps était plus souffrante. Cet état maladif rendait singulièrement inégal le caractère de la jeune fille. À de violentes crises nerveuses succédaient de longues heures de marasme et d'abattement. En ces moments, elle devenait très douce, se sentant prise de pitié pour toutes les infortunes, et se disait :

« Je suis riche… Je devrais faire du bien autour de moi… »

Elle se trouvait dans cette disposition de bienveillance lorsqu'on lui annonça qu'une jeune fille, envoyée par sa couturière, demandait à la voir. Mary donna l'ordre de faire monter la jeune fille et l'accueillit de l'air le plus gracieux.

« Avez-vous fait des merveilles, mademoiselle Lucie ?

— J'ai fait de mon mieux… Je viens pour l'essayage. »

Lucie étala la robe sur le canapé.

« Mais c'est fort joli déjà ! s'écria Mary. La manière dont les garnitures sont posées est très originale.

— C'est moi qui ai trouvé cela… dit l'ouvrière.

— Eh bien, vous avez infiniment de goût. »

La fille de Paul Harmant était redevenue gaie. La pâleur de son visage avait subitement disparu, quoique d'instant en instant une petite toux sèche soulevât la poitrine.

« Pauvre jeune fille !… pensait Lucie. Elle est bien malade. »

Lucie se mit en devoir de procéder à l'opération de l'essayage. Mary demanda :

« Il y a longtemps que vous travaillez pour Mme Augustine ?

— Quinze mois bientôt, mademoiselle.

— J'ai compris qu'elle aimerait vous avoir à demeure.

— Je sais, mais j'aime mieux travailler chez moi.

— Vous vivez avec vos parents, sans doute ?

— Je n'ai pas de parents, mademoiselle…

— Vous êtres orpheline ?

— Je n'en sais rien… À l'âge d'un an j'ai été déposée à l'hospice des Enfants-Trouvés.

— Ainsi, votre père, votre mère vous ont abandonnée ? Mais c'est horrible, cela !

— Oui, c'est cruel, fit Lucie. Mais il ne m'est jamais venu à la pensée de blâmer ma mère inconnue ; je me suis dit que sans doute elle n'était point coupable, que la misère, la faim l'avaient contrainte à faire ce qu'elle avait fait et que mon père était peut-être mort.

— Ne vous a-t-on point dit de quelle façon vous aviez été déposée, si quelque indice permettrait de vous reconnaître un jour, et pourrait vous aider à retrouver votre famille ?

— J'ai demandé cela, mademoiselle, lorsque j'ai eu l'âge de comprendre. On m'a répondu qu'on avait en effet déposé en même temps que moi une chose de nature à me faire reconnaître, mais que les règlements défendaient de me le faire savoir.

— Mais, à quoi sert alors de déposer, en même temps qu'un enfant, un signe de reconnaissance ?

— Cela permet aux parents de réclamer un jour l'enfant. Le jour et l'heure du dépôt d'un enfant sont constatés sur un registre. On décrit les vêtements du petit abandonné, les marques du linge, et les objets d'une nature quelconque attachés aux langes. L'enfant est inscrit sous un numéro \(je portais, moi, le n° 9\), à ce numéro on joint un nom.

— Tout cela est étrange et donne le frisson ! Quel âge avez-vous, Lucie ? Vous me permettrez de vous appeler Lucie, n'est-ce pas ?

— Oh ! mademoiselle, je crois bien !… J'ai vingt-deux ans, mademoiselle.

— Comment étant une très habile ouvrière, n'avez-vous pas songé à fonder un établissement ?

— Il me faudrait une clientèle et des capitaux…

— Il me semble que vous pourriez trouver un mari, sinon riche du moins possédant quelque argent. Cet argent vous servirait à meubler un appartement, à installer des ateliers, et la clientèle viendrait ensuite. »

En entendant prononcer le mot de mari, l'ouvrière devint très rouge. La fille de Paul Harmant dit en souriant :

« Ou je me trompe fort, ou vous songez à vous marier.

— Oui, je songe à me marier… mais celui que j'aime et qui m'aime est sans fortune ; il veut attendre, pour nous marier, qu'un bon emploi lui permette de nous faire vivre. Une fois sa femme, je travaillerais bien peu, car il voudra que je m'occupe exclusivement des soins du ménage.

— Le jour de votre mariage, ma chère Lucie, je serai heureuse de vous constituer une petite dot, à la condition que votre mari vous permette de travailler pour moi seulement.

— Je le lui demanderai, en lui parlant de vos bontés, et je suis bien sûre qu'il ne me refusera pas… Quand aurez-vous besoin de votre robe, mademoiselle ?

— Jeudi prochain… Je dois assister ce jour-là à une soirée dansante chez la femme de l'un des amis de mon père.

— Vous l'aurez jeudi, mademoiselle.

— Où demeurez-vous, ma chère enfant ?

— Quai Bourbon, n° 9, répondit Lucie.

— Bien, je prends note du numéro. Allons, au revoir, Lucie !

— Au revoir, mademoiselle… et merci, encore. »

Mary, après le départ de l'ouvrière, était retombée dans sa tristesse. Elle vint se blottir devant le feu, en pensant à Lucie.

« Enfant trouvée… murmura-t-elle. Sans père… sans mère… Et cependant elle est heureuse… Elle ne s'ennuie jamais… Elle travaille… Elle espère en l'avenir et elle aime !… Elle est aimée !… Saurai-je jamais, moi qui suis riche, ce que c'est que l'amour ?… »

Un accès de toux empourpra violemment les pommettes de la jeune fille. Elle porta son mouchoir à ses lèvres. Quand elle le retira, il était taché de rouge. Mary devint très pâle.

« Du sang !… balbutia-t-elle. Et la poitrine me brûle !… il me semble que j'ai un charbon ardent entre les deux épaules… »

Elle alla prendre une cuillerée de potion, puis revint s'asseoir.

« Je voudrais aimer aussi, moi ! »… fit-elle en soupirant.

La boutique du marchand de vin qui avait pour enseigne ces mots : AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS était bien nommée. C'était en effet le lieu de réunion des geindres ou garçons boulangers, des mitrons et des porteuses de pain du quartier. Chaque quartier de Paris enferme une ou deux de ces maisons, qui servent de lieux de rendez-vous aux employés de la boulangerie. Tout le monde se connaît ; chacun raconte à son voisin ses affaires de boutique.

C'est dans la grande salle encore à demi pleine que Jeanne Fortier pénétra. En voyant tous ces dîneurs, la fugitive eut un moment d'indécision. Elle s'arrêta près du seuil.

Une servante, passant non loin d'elle, lui dit :

« Oh ! madame, il y en a encore de la place.

— Oui… oui… il y en a… fit un garçon boulanger de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, installé près de l'entrée. Tenez, à côté de moi… Nous sommes tous de la boulange, ici, et quand vous n'en seriez pas, on vous accueillerait bien tout de même. »

Jeanne sourit et vint s'asseoir à côté du garçon boulanger. La veuve de Pierre Fortier commanda son dîner. Tout à coup le brave garçon interpella un jeune homme placé à quelques tables plus loin.

« Dis donc, Tourangeau, tu ne connaîtrais pas un moyen pour empêcher ma patronne d'avoir des attaques de nerfs, et mon patron d'être grincheux.

— Qu'est-ce qu'ils ont donc ?… répliqua le jeune homme. Et qu'est-ce qu'il faudrait pour les guérir ?…

— Tout simplement une bonne porteuse !

— Rien que ça !… fit le Tourangeau en riant. C'est le merle blanc, les bonnes porteuses… Depuis quinze jours, chez ma patronne, nous en avons changé quatre fois.

— C'est encore mieux chez Lebret, mon patron… en deux jours, nous en sommes à la cinquième. La clientèle se plaint, menace d'aller ailleurs, et ça met le patron et sa femme dans tous leurs états. Celle qui se présenterait en ce moment et ferait l'affaire serait bien sûre d'avoir trois francs par jour et deux livres de pain. Si tu en connais une, tu peux l'envoyer… »

Jeanne avait écouté avec une attention facile à comprendre. Quand fut terminé son repas, au lieu de s'en aller elle attendit. Le garçon boulanger s'était mis à lire un journal. Jeanne lui posa la main sur le bras.

« Pardon, monsieur, lui dit-elle.

— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ? demanda le jeune homme.

— Vous venez de dire tout à l'heure que chez votre patron on avait besoin d'une porteuse de pain ?…

— Sans doute… Est-ce que vous pensez à vous proposer ?…

— Oui.

— Est-ce que vous êtes du métier ?

— Je n'en suis pas, mais il me semble que ça ne doit point offrir de bien grandes difficultés. Ceux qui m'emploieraient, j'en suis sûre, seraient contents de moi…

— Parbleu ! on voit bien que vous n'êtes point bête… Mais je dois vous prévenir que le métier est fatigant.

— Je suis forte… J'ai du courage…

— Connaissez-vous Paris ?

— Pas beaucoup, mais tous vos clients doivent se trouver dans le même quartier.

— Le patron en a un peu partout.

— Où demeure-t-il ?

— Rue Dauphine, mais nous avons des pratiques jusque dans la Cité… jusqu'au Marais.

— Croyez-vous que si je me présente on m'acceptera ?

— Oh ! quant à ça, j'en réponds ! Depuis trois jours on cherche une porteuse de tous côtés. Ce soir, si vous voulez, je dirai au patron que vous viendrez demain matin.

— Eh bien, rendez-moi ce service, je vous en prie.

— Comptez que je le ferai, dit-il, et avec plaisir, car vous m'avez l'air d'une brave femme. Vous n'aurez qu'à vous présenter à la boutique de ma part… de la part du Lyonnais… Vous y trouverez la patronne. À propos, quel est votre nom ?

— Lise Perrin.

— Suffit !… »

Et le Lyonnais quitta la salle du restaurant pour aller commencer sa besogne. Jeanne regagna sa nouvelle demeure.

« Porteuse de pain… se disait-elle en gravissant les escaliers qui conduisaient au plus haut étage. Cinq heures de travail par jour… Le reste de la journée je serai libre. Je pourrai employer tout ce temps à chercher mon fils ! »

Le lendemain, elle se rendit à la boulangerie de la rue Dauphine. Mme Lebret se trouvait au comptoir. Lorsque Jeanne dit qu'elle venait de la part du Lyonnais, la patronne l'accueillit avec le sourire le plus aimable et s'écria :

« Vous venez vous offrir comme porteuse ?

— Oui, madame.

— Vous n'avez jamais fait ce métier-là ?

— Jamais, mais j'espère que la bonne volonté suppléera au manque d'habitude et je ferai tout pour vous contenter.

— J'espère.

— Vous m'acceptez donc !

— Certainement… à l'essai… Où demeurez-vous ?

— Rue de Seine, 24… J'arrive de mon pays où j'étais depuis trois ans. Je suis veuve.

— Ça suffit… Votre bonne mine me tient lieu de renseignements. Vous vous nommez ?

— Lise Perrin.

— Eh bien, Lise, vous entrerez en fonctions demain… Aujourd'hui vous passerez la journée à aller avec ma servante chez les clients dont je vous donnerai l'adresse.

— À quelle heure faut-il arriver à la boutique ?

— À six heures, pour la distribution du matin. Quoique nous ayons des clients qui demeurent loin, vous pourrez être rentrée à neuf heures. Il faudra revenir ensuite à cinq heures du soir, car nous avons des maisons et des restaurants pour lesquels on cuit le tantôt. C'est une affaire d'une heure et demie, deux heures.

— Bien madame.

— Vous gagnerez trois francs par jour et deux livres de pain. C'est mon prix. Tenez, voici dix francs, votre denier à Dieu. »

La fugitive rougit, témoigna sa gratitude, promit d'être exacte et se retira. À midi, elle était de retour à la boulangerie où la bonne de la maison l'attendait. Elles partirent, et, au bout de deux heures, Jeanne avait gravé dans sa mémoire les adresses de la clientèle du matin. Ses travaux et ses recherches ne devaient pas lui laisser le temps de faire sa cuisine. Elle se dit qu'au Rendez-vous des boulangers les portions n'étaient pas chères, et qu'elle pourrait y venir chercher sa nourriture. En conséquence elle s'y rendit, et rencontra le Lyonnais qu'elle remercia.

« De rien, maman Lison… » répliqua le garçon jovial.

Le nom de maman Lison devait rester à Jeanne parmi les gens de la boulange, qui, à partir de ce jour, la reconnurent pour l'une des leurs. Le lendemain matin Jeanne, à l'heure convenue, arrivait à son poste. Muni du livre d'adresses des clients elle s'était, vite, la veille au soir, une fois rentrée chez elle, tracé un itinéraire afin de perdre le moins de temps possible.

Le quai Bourbon étant l'endroit le plus éloigné de son parcours, ce fut celui qu'elle choisit pour s'y rendre en dernier.

Jeanne monta chez les pratiques. Au sixième étage, la porte de Lucie s'ouvrit, et la jeune fille parut sur le seuil.

« Ah ! c'est mon pain que vous me montez, madame…

— Oui, mademoiselle, répondit Jeanne, éblouie de la beauté de l'ouvrière. C'est un pain de deux livres, n'est-ce pas ?…

— De deux livres, oui… Venez… je vais vous payer. »

L'évadée de Clermont entra dans la chambre dont l'ordre parfait et la merveilleuse propreté la frappèrent.

« Vous paraissez fatiguée, ma bonne dame… dit Lucie.

— Je le suis un peu, mademoiselle. La tournée est longue et c'est la première fois que je la fais. »

Tout en disant ce qui précède, Jeanne ne partait pas. Ses regards ne pouvaient se détacher du visage de Lucie. Elle se sentait entraînée vers elle par une sympathie soudaine.

« Vous n'avez pas l'habitude du métier de porteuse ? reprit l'ouvrière.

— Non, mademoiselle… mais je m'y habituerai vite. Ce n'est point la force qui me manque… ni le courage… Allons, au revoir !…

— Au revoir, ma chère dame. »

Mais Jeanne ne s'en allait point ; ses pieds lui semblaient cloués au sol. Une machine à coudre et des étoffes attirèrent son attention.

« Vous êtes couturière, mademoiselle ? demanda-t-elle.

— Oui, chère dame, tout à votre service.

— Oh ! je n'ai point le moyen de me faire faire des robes de belles étoffes comme celles que voilà. »

Puis Lucie demanda à son tour :

« C'est vous qui m'apporterez mon pain tous les jours ?

— Aussi longtemps que je serai porteuse chez Mme Lebret, et j'espère que ça ne finira pas de sitôt.

— Si cela vous fatigue de monter jusqu'au cinquième déposez-le chez la concierge. Vous n'aurez qu'à dire : « C'est le pain de Melle Lucie. »

En entendant ce nom, Jeanne pâlit.

« Ah ! balbutia-t-elle, vous vous nommez Lucie ?

— Oui, ma chère dame.

— Un bien joli nom, un nom que j'aime… »

Jeanne fit un pas en arrière, enveloppa la jeune fille d'un dernier regard, et se retira en disant :

« À demain, mademoiselle… »

En retournant à la boulangerie la porteuse de pain pensait :

« Lucie ! Elle se nomme Lucie, comme ma petite fille ! Son nom a réveillé en mon âme de cruels souvenirs. Sa vue a produit sur moi une impression étrange. Ma fille doit avoir cet âge. Elle doit être aussi grande… aussi belle… Je veux revoir cette jeune fille… »

Le lendemain et les jours suivants, la veuve de Pierre Fortier gravissait lestement les cinq étages pour remettre elle-même son pain à Lucie. La jeune fille se sentait attirée vers cette brave femme accomplissant avec tant de courage son pénible labeur. C'était toujours par la maison du quai que Jeanne finissait sa tournée et elle se hâtait afin de pouvoir rester dans la mansarde pendant quelques minutes. Elle regardait Lucie travailler, la dévorait des yeux et partait le cœur content.

De temps à autre, Jeanne voyait Lucien auprès de sa fiancée. La fugitive de Clermont ne se doutait guère que ce beau jeune homme, dont elle ignorait le nom, était le fils de Jules Labroue qu'on l'accusait d'avoir assassiné.

L'époque fixée pour le retour à Paris du faux Paul Harmant approchait. On attendait Paul Harmant le 2 du mois.

Le 1er du mois, Lucien reçut une lettre de son ami. Lejeune avocat l'engageait à déjeuner pour le lendemain. À l'heure indiquée, Lucien arriva et sa première parole fut :

« Y a-t-il du nouveau ?

— Oui, j'ai revu Melle Harmant. Tu te présenteras vers dix heures du matin à l'hôtel de la rue Murillo et tu demanderas à parler de ma part à Melle Mary. Elle te conduira auprès de son père.

— Je te remercie de tout cœur, mon cher Georges.

— Nous réussirons… Je l'espère et j'y compte… J'ai préparé ce matin une lettre pour M. Harmant… La voici. »

Lucien prit la lettre et lut à haute voix :

« Mon cher monsieur Harmant,

« Cette lettre vous sera remise par un de mes amis de collège, élève des Arts-et-Métiers. Mécanicien et dessinateur d'un sérieux mérite, mon ami se trouve en ce moment à la suite de grands malheurs, non sans emploi mais dans une situation indigne de ses talents et de ses aptitudes.

« Je sollicite de vous, pour mon ami Lucien Labroue, l'emploi de directeur des travaux de vos usines. Vous le verrez à l'œuvre et vous me remercierez, j'en suis sûr, du cadeau que je vous aurai fait. En attendant, cher monsieur Harmant, recevez l'expression anticipée de ma gratitude, et croyez aux sentiments de haute estime de votre avocat tout dévoué.

« GEORGES DARIER. »

Lucien serra les mains de son ami.

« Merci ! lui dit-il d'une voix émue.

— Mets la lettre dans ton portefeuille, et demain, à dix heures, sonne à l'hôtel de la rue Murillo. »

Lucien, le lendemain, se préparait à se rendre chez Paul Harmant et mettait à sa toilette un soin minutieux. Avant de quitter la maison, il entra chez Lucie.

« Vous partez, mon ami ? demanda-t-elle.

— Oui, ma chère Lucie !… Je vais faire ma visite à un industriel riche à millions et prêt à continuer en France les affaires qui ont fait sa fortune en Amérique.

— Comment se nomme cet industriel ?

— Mon ami Georges m'avait fait promettre de taire ce nom jusqu'après ma visite, mais je ne puis avoir de secret pour vous. Il s'appelle Paul Harmant.

— Paul Harmant, rue Murillo ?

— Oui. Vous le connaissez !

— Non, mais je connais sa fille. C'est pour elle que j'ai fait dernièrement cette robe de soirée qui vous émerveillait. Et maintenant, je n'ai plus peur que vous échouiez. Melle Mary est charmante, bonne, douce, bienveillante, affectueuse, et le père d'une telle fille ne peut être qu'un homme excellent. Allez vite, mon ami. »

Lucien gagna le quartier aristocratique du parc Monceau. Sitôt arrivé, Mary le recevait. La jeune fille, ayant passé une bonne nuit, avait le visage moins fatigué, les traits moins tirés que de coutume. Elle était ravissante ainsi.

À l'entrée de Lucien elle se leva et fit deux pas au-devant du nouveau qui la salua respectueusement. D'un seul regard elle enveloppa le visiteur et trouva qu'il avait la taille élégante, la tournure distinguée, le visage intelligent et sympathique. Bref, il lui plut à première vue.

« Vous êtes, monsieur, dit-elle avec un sourire, très chaudement recommandé par M. Georges Darier pour qui mon père fait profession d'une estime toute particulière.

— Georges Darier, mademoiselle, est mon meilleur ami…

— Je vous attendais, monsieur.

— Georges m'a dit que vous voudriez bien me prêter votre appui tout-puissant et me présenter à monsieur votre père, à qui j'apporte une lettre de recommandation de mon ami Georges. »

Lucien parlait d'un ton respectueux, mais qui n'avait rien de trop humble, ni de platement obséquieux. Mary ferma les yeux sous la caresse de la voix douce de son visiteur.

« Asseyez-vous, monsieur, dit-elle en désignant de la main un siège, nous allons causer… M. Darier m'a dit que jusqu'à ce jour l'occasion d'utiliser vos aptitudes vous avait manqué, et que vous désiriez trouver une position dans la grande usine que mon père doit ouvrir.

— Cette position, mademoiselle, si elle m'était donnée, assurerait mon avenir, interrompit Lucien.

— J'ai répondu à M. Darier que les concurrents étaient nombreux : mais en même temps je lui ai promis de faire tout ce qui dépendrait de moi, afin d'obtenir que vous soyez préféré. Pour arriver à ce but, il importe que vous soyez le premier à voir mon père. Pour vous, qui êtes l'ami de M. Darier et qui méritez personnellement l'intérêt le plus sérieux, je ferai ce que je n'ai jamais fait et j'userai de mon influence… si tant est que cette influence existe, je vous présenterai à mon père et j'appuierai votre requête.

— C'est du fond du cœur que je vous remercie, mademoiselle… » répondit Lucien très ému.

Mary écoutait le jeune homme avec un trouble profond, dont elle ne se rendait pas bien compte, mais qui lui semblait délicieux. Ses yeux se fixaient avec complaisance sur la figure franche et loyale du fils de Jules Labroue.

« Je ferai donc tout ce qui dépendra de moi, reprit-elle : j'aurais voulu vous voir aujourd'hui même emporter d'ici une certitude au lieu d'une espérance… malheureusement c'est impossible. Mon père n'est point de retour. J'ai reçu de lui, hier, une dépêche m'annonçant qu'il était obligé de passer un jour de plus en Belgique, et qu'il n'arriverait que ce soir. Ce n'est qu'un retard sans importance… fit Mary en devenant pourpre à son insu. Mais il faudra revenir demain.

— À demain donc, mademoiselle.

— À demain, monsieur. Mais j'y songe, fit-elle en riant, je ne sais pas votre nom.

— Lucien Labroue, répondit le jeune homme.

— Lucien Labroue, répéta Mary, je ne l'oublierai pas. »

Le visiteur s'inclina, le cœur gonflé de joie, et sortit du petit salon. La fille de Paul Harmant voulut le reconduire jusqu'au vestibule, s'arrêta sur la plus haute marche du perron, et le regarda traverser la cour. Au moment de franchir la petite porte de la grille, Lucien se retourna et salua de nouveau Mary. Melle Harmant répondit par un geste de la main puis, la porte refermée, elle regagna le petit salon.

« Lucien… Lucien… répétait-elle à demi-voix, ce protégé fait honneur à M. Darier. Je viens de le voir pour la première fois, et il me semble qu'il est déjà un vieil ami pour moi. Il faut qu'il plaise à mon père… Je le veux et cela sera ! »

Paul Harmant arriva le soir, ainsi que l'avait annoncé le télégramme expédié de Bruxelles la veille. Le millionnaire fut frappé du changement survenu pendant son voyage dans l'apparence de sa fille, et il éprouva une profonde douleur. Pour la première fois il aperçut nettement le danger que, jusqu'à ce moment, il n'avait pas voulu voir. Il demanda à Mary s'il s'était passé quelque chose à l'hôtel depuis la dernière lettre qu'elle lui avait adressée en Belgique. La jeune fille le renseigna mais sans dire un mot de Lucien Labroue. Ce silence était le résultat d'un plan.

« Parle-moi de toi, chère enfant, reprit Paul Harmant. Tu me parais plus souffrante qu'au moment de mon départ.

— C'est une illusion, mon bon père… répondit Mary d'un ton gai. Je ne souffre pas, je me sens l'âme joyeuse et je t'assure qu'en ce moment je me porte à merveille. »

Malheureusement une petite toux sèche vint démentir les paroles de la jeune fille.

« As-tu revu Georges Darier ? demanda Paul Harmant un instant après.

— Une fois. Je te dirai demain le motif de sa visite.

— Pourquoi pas immédiatement ?

— Parce que, toute à la joie de te revoir, je désire ne point parler d'affaires aujourd'hui. Sortiras-tu de bonne heure, demain ?

— Certes ! Je déjeunerai dehors…

— Tu ne me causeras point le chagrin de me laisser déjeuner seule le lendemain de ton retour ! Nous nous mettrons à table à dix heures, et tu partiras ensuite.

— Est-ce qu'il m'est possible de te désobéir, chère mignonne ! Mais pourquoi ce caprice ?

— C'est un secret… Es-tu satisfait de ton voyage ?

— On ne saurait l'être davantage. J'ai d'importants travaux à exécuter pour plusieurs grands maîtres de forges. En attendant la fin des travaux j'installerai provisoirement un atelier de dessin ici. De cette façon j'aurai mes employés sous la main.

— Tu ne pourras surveiller à la fois tes maçons et tes dessinateurs et être en même temps à Paris et à Courbevoie…

— À coup sûr. Mais, outre les contremaîtres, j'aurai un garçon sérieux, intelligent, instruit, capable de conduire les travaux et de me remplacer.

— As-tu quelqu'un en vue ?

— Personne, quant à présent, et le choix sera difficile car il s'agit d'un poste de confiance. Mais en cherchant bien…

— Oh ! tu trouveras.

— Compterais-tu, par hasard, me recommander un de tes protégés ? demanda le millionnaire en riant.

— Qui sait ? répondit la jeune fille en riant, aussi. Mais tu dois être brisé de fatigue… Va te reposer, petit père, et demain nous causerons. »

DEUXIÈME PARTIE
LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE

I

Le lendemain, de très bonne heure, Paul Harmant dépouillait sa correspondance. Parmi les lettres arrivées pendant son voyage s'en trouvait une portant le timbre des États-Unis. Il l'ouvrit avec une précipitation inquiète, car il venait de reconnaître l'écriture d'Ovide Soliveau. Cette lettre ne contenait que les quelques lignes suivantes :

« Mon cher cousin,

« Depuis ton départ j'éprouve de cruelles déceptions. Les affaires de l'ancienne maison James Mortimer et Paul Harmant, dont je suis le successeur, diminuent de jour en jour. Ton départ a porté à l'usine un coup funeste.

« Je commence à regretter pas mal de ne point t'avoir suivi en France, sans compter que les liens du sang sont bien forts et qu'il me semble difficile de me passer de toi. Peut-être nous reverrons-nous plus tôt qu'on ne pense…

« Crois-moi bien ton cousin tout dévoué.

« OVIDE SOLIVEAU. »

En lisant cette lettre, Paul Harmant avait pâli.

« Ainsi, murmura-t-il, le misérable conduit à sa ruine la maison qu'il a su m'escroquer par le chantage ! L'usine s'écroule, c'est évident. Ovide Soliveau marche à la banqueroute ! Mais comment ?… Ah ! comment ? La passion du jeu explique tout… Bientôt l'usine James Mortimer, l'une des plus puissantes des États-Unis, aura coulé sur le tapis vert. Et au moment où je me croyais débarrassé à tout jamais de ce gredin, il menace de venir me rejoindre et de nouveau il me faudra subir son chantage éhonté. »

Le faux Paul Harmant jeta au feu la lettre de son prétendu cousin et se remit au travail ; mais les plus sombres préoccupations assiégeaient son esprit.

Mary, ce jour-là, avait été plus matinale que son père. Elle fit sa toilette rapidement, quitta son appartement, sonna le valet de chambre et lui dit :

« La personne qui s'est présentée ici hier matin avec une lettre de M. Darier reviendra aujourd'hui à neuf heures et demie, pour voir mon père. Vous l'amènerez auprès de moi. »

Mary se rendit au salon. Au lieu de s'asseoir au coin du feu, elle se tint debout à côté d'une fenêtre d'où l'on voyait la grille et la petite porte donnant sur la rue. Il lui semblait qu'un siècle la séparait encore du moment où cette porte s'ouvrirait pour laisser entrer Lucien Labroue.

La demie après neuf heures sonna. Presque en même temps résonna le coup de timbre annonçant une visite. La fille de Paul Harmant avait porté la main à son cœur, où le sang affluait. Une quinte de toux violente lui déchira la poitrine. Lucien entra et le valet de chambre referma la porte derrière lui. Mary dit d'une voix mal affermie :

« Mon père est de retour, monsieur Lucien ; je pourrai tout à l'heure vous présenter à lui.

— Lui avez-vous déjà parlé de moi, mademoiselle ? demanda le fils de Jules Labroue.

— Non… Je me suis assurée seulement qu'il n'a choisi personne pour l'emploi que vous convoitez… J'ai voulu agir en votre présence… Venez et comptez sur moi !

Mary sortit du petit salon, suivie par Lucien, et s'arrêta dans une pièce précédant la bibliothèque.

« Attendez-moi là », fit-elle.

La jeune fille franchit le seuil de la bibliothèque.

« Comment, c'est toi, chère enfant ! Déjà levée !

— Ce serait joli si je n'étais pas levée à neuf heures et demie ! »

Le faux Paul Harmant embrassa sa fille et poursuivit :

« Alors tu viens me chercher pour déjeuner ?

— Non, je viens causer affaires avec toi.

— Eh bien, parle, ma mignonne, je suis tout oreilles. »

Mary s'assit à côté de son père et commença :

« Promets-moi de m'accorder ce que je vais te demander.

— Est-ce que je t'ai jamais refusé quelque chose ?

— Eh bien, voici : j'ai le désir que le premier employé engagé par toi pour ta nouvelle usine te soit présenté par moi.

— Ce qui signifie, mignonne, que tu vas me recommander quelqu'un ?

— C'est parfaitement ça ! Tu m'as dit que tu aurais besoin d'un directeur de travaux afin de surveiller l'atelier de dessinateurs que tu vas installer. Il te faut un homme sur lequel tu puisses compter comme sur toi-même…

— Aurais-tu par hasard ce phénix à m'offrir ?

— Oui, et tu engageras ce phénix sous mes auspices et sous ceux de ton avocat, M. Georges Darier.

— Ah ! mon avocat protège aussi ton protégé ?

— C'est un camarade de collège. M. Darier en répond comme de lui-même. En le prenant de ma main, il me semble que tu porteras bonheur à ta nouvelle entreprise, et nous aurons fait une bonne action. Le protégé de M. Darier a subi de grands malheurs de famille ; il a besoin d'avoir une situation digne de son mérite, et cette situation, tu la lui accorderas chez toi, n'est-ce pas ?

— Mais tu es une élève de mon avocat ! Tu plaides avec une conviction qui doit te faire gagner tous les procès.

— Celui-ci est-il gagné ? demanda vivement Mary.

— Nous verrons cela tout à l'heure. Il ne faut point que le cœur emporte la tête ! La personne qui deviendra mon bras droit doit être pourvue de qualités spéciales et bien rares. Je désire vivement être agréable à Darier et surtout à toi, mais avant tout je veux m'assurer que la personne en question est capable de remplir un emploi de haute confiance. Je vais donc écrire à l'instant même à votre protégé…

— Inutile de lui écrire, interrompit Mary. Il est ici, dans la pièce à côté, t'apportant la lettre de recommandation qui lui a été remise par M. Darier. Tu ne refuseras pas de voir le meilleur ami de ton avocat.

— Non, certes… »

Mary, joyeuse, courut à la porte qu'elle ouvrit.

« Entrez, monsieur Lucien ! » cria-t-elle au jeune homme.

Lucien tremblant, franchit le seuil.

Paul Harmant l'enveloppa d'un coup d'œil rapide. Le résultat de ce premier examen parut être favorable au solliciteur, car la physionomie du millionnaire s'éclaira.

« Vous m'apportez une lettre de Georges Darier, monsieur ?

— Oui, monsieur… La voici. »

Et il tendit l'enveloppe à l'industriel qui poursuivit :

« Vous m'êtes en même temps recommandé d'une façon toute spéciale par ma fille. Cela me donne le désir de vous être agréable, mais les affaires sont les affaires, et je ne puis rien décider avant de m'être entretenu avec vous.

— Père, je te laisse avec monsieur, dit Mary.

— Va, ma mignonne. »

La jeune fille sortit en jetant un regard d'encouragement à Lucien, qui s'inclina devant elle. Paul Harmant désigna de la main un siège, et le solliciteur s'assit en face de lui.

« L'emploi que vous désirez obtenir, commença l'industriel, est celui de directeur des travaux dans mes ateliers ?

— Oui, monsieur. Mais avant de continuer cet entretien, veuillez prendre connaissance de la lettre que j'ai l'honneur de vous remettre. Elle est écrite par quelqu'un qui me connaît bien et se fait mon répondant auprès de vous. »

Jacques Garaud prit la lettre et en lut les premières phrases puis, sans l'achever, il la reposa ouverte sur son bureau.

« Georges Darier, fit-il ensuite, vous recommande à moi avec la conviction d'un homme sûr de votre mérite. Vous êtes de l'école des Arts-et-Métiers ?

— Oui, monsieur, et j'ai des études spéciales relativement à la mécanique appliquée aux chemins de fer. Je ne m'en suis pas tenu à la théorie, j'ai abordé la pratique. Je puis me mettre à un étau pour démontrer aux ouvriers comment on forge et on ajuste une pièce.

— Il est inutile de demander si vous êtes dessinateur ?

— Si je ne l'étais, je n'aurais pas osé me présenter à vous. Me trouvant sans emploi, j'occupe en ce moment celui de dessinateur de la maison Simons et Co, de Saint-Ouen.

— Ah ! ah ! vous exécutez les dessins de la maison Simons et Co ? Quel âge avez-vous ?

— Vingt-sept ans.

— Vous êtes Parisien ?

— Il s'en faut peu, car je suis né à Alfortville. »

Le nom d'« Alfortville » tomba comme une douche d'eau glacée sur la nuque du faux Paul Harmant. Il tressaillit, puis, regardant Lucien avec intensité, il reprit :

« Votre père existe ?

— Non, monsieur.

— Mais vous avez au moins votre mère ?

— Tous les deux sont morts… Ma mère, lors de ma naissance… mon père, quand je n'étais encore qu'un enfant… »

Le malaise de l'ex-Jacques Garaud grandissait.

« Que faisait votre père, sans indiscrétion ?…

— Mon père était un ingénieur de grand mérite et il avait une usine importante à Alfortville. »

Le faux Paul Harmant était pâle comme un spectre.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Lucien Labroue, répondit le jeune homme.

— Lucien Labroue… répéta le millionnaire en sentant un frisson passer dans ses cheveux.

— Oui, monsieur… Vous avez connu mon père ? »

Cette question, au lieu de démonter complètement Jacques Garaud, lui rendit au contraire tout son sang-froid.

« Oui, dit-il résolument, j'ai connu votre père… j'ai été en relations d'affaires et d'amitié avec lui… Vous devez comprendre alors mon émotion, en entendant parler à l'improviste d'un homme que j'aimais, et dont j'ai appris avec douleur, aux États-Unis, la fin tragique.

— Ah ! vous avez su comment était mort mon pauvre père !

— Oui, monsieur… assassiné dans son usine en feu !

— Assassiné, oui, monsieur… répliqua Lucien, assassiné dans son usine incendiée par le meurtrier…

— Si mes souvenirs sont exacts, dit Jacques avec un absolu sang-froid, le meurtrier fut… la gardienne de l'usine.

— Les juges ont cru avoir la preuve, puisqu'ils ont condamné Jeanne Fortier… Mais je ne le crois pas.

— Vous pensez que la femme dont vous venez de prononcer le nom était innocente ?

— Oui, monsieur.

— Mais il semble me souvenir que les charges amoncelées contre cette femme démontraient sa culpabilité.

— Un autre avait intérêt à la mort de mon père.

— Un autre ? répéta le faux Paul Harmant en se raidissant contre la terreur grandissante. Qui donc ?

— Un contremaître de l'usine, un ambitieux !…

— Comment s'appelait ce contremaître ?

— Jacques Garaud… Oui… je me souviens de ce nom…

— Mais cet homme, on le disait du moins, avait péri dans l'incendie, victime de son dévouement.

— Je ne crois ni à ce dévouement, ni à cette mort, mais à une comédie infâme jouée par le misérable.

— Vous avez la preuve de cela ?… s'écria l'industriel, pris à la gorge par l'angoisse.

— Non, monsieur, malheureusement, mais Jacques Garaud avait écrit à Jeanne Fortier, dont il était amoureux, une lettre contenant l'aveu, ou plutôt l'annonce de son crime.

— Comment Jeanne Fortier ne s'est-elle pas servie de cette lettre pour se justifier ?

— Elle ne la possédait plus… l'incendie l'avait dévorée.

— Tout cela ne repose que sur des suppositions.

— Soit, répliqua Lucien. Mais il existe des pressentiments qui ne trompent pas un fils. Le jour du châtiment viendra… Je dois venger mon père assassiné ! »

Une sueur froide mouillait les tempes de l'assassin.

« Eh ! répliqua-t-il, que pouvez-vous faire ? Vingt-deux ans se sont écoulés depuis le drame. La prescription…

— Que m'importe la prescription. Si Jacques Garaud est vivant, et si je le rencontre, ce n'est point à la loi que je demanderai justice… Le misérable, enrichi par le crime, a changé de nom certainement et s'est créé une famille. Le scandale fait autour de lui, la haine et le mépris des siens résultant de ce scandale suffiront à ma vengeance. »

Le millionnaire se leva en proie à une agitation terrible. Tout à coup il dit d'une voix changée :

« Je vous approuve de vouloir venger votre père, mais je doute que vous arriviez à ce but. Maintenant, reprenons notre entretien… Vous sollicitez dans ma maison un emploi qui assure pour vous, non seulement le présent, mais l'avenir ?… Eh bien, cet emploi, je vous le donne.

— Ah, monsieur ! »

Et dans un élan de gratitude, Lucien saisit les mains de Jacques Garaud. Ces mains étaient glacées. Le millionnaire se dégagea sans affectation et poursuivit :

« Je vous prends avec moi. Vous serez un second moi-même. Votre titre de directeur des travaux vous donnera une autorité absolue sur les ateliers. Ne perdez pas une minute… Je désire qu'avant trois jours l'atelier de dessin, que je vais installer provisoirement ici, soit en état de fonctionner. J'aurai besoin de vous à toute heure du jour… Vous devrez donc venir vous loger près de chez moi. Je vous donnerai pour commencer douze mille francs d'appointements annuels. Vous acceptez ?

— Avec une profonde reconnaissance.

— Eh bien, c'est entendu… continua le faux Paul Harmant. Dès demain, vous viendrez surveiller l'aménagement d'une grande pièce, voisine de cette bibliothèque, et qui pourra contenir une douzaine de dessinateurs. Aujourd'hui je vais visiter les constructions de Courbevoie. Vous m'accompagnerez.

— Je cours déjeuner et je reviens… dit Lucien.

— Vous déjeunerez avec nous…

— Monsieur, comment vous remercier…

— C'est à ma fille, c'est à votre ami Georges Darier, et enfin c'est à votre propre mérite qu'il faut adresser vos remerciements, répliqua le millionnaire. Allez m'attendre auprès de Mary… Prévenez-la que je vous rejoindrai dans cinq minutes et que vous nous restez à déjeuner. »

Lucien ivre de joie se dirigea vers le salon. Jacques Garaud alors se laissa tomber sur un siège, anéanti, accablé.

« Lucien Labroue ! murmura-t-il d'une voix étranglée. Le fils de l'homme assassiné par moi ! Lucien Labroue dans cette maison ! Lucien croyant à l'innocence de Jeanne Fortier… à la culpabilité de Jacques Garaud… Lucien Labroue voulant venger son père par le scandale… Le scandale qui déshonorerait mon enfant en même temps que moi ! Non… non… Cela ne sera pas.

« Ce jeune homme ne me quittera plus. Il faut qu'il vive à mon côté, que je puisse connaître toutes ses actions, épier toutes ses pensées, et le supprimer au besoin… »

Mary attendait avec anxiété le résultat de l'entretien préparé par elle entre son père et Lucien. En voyant celui-ci, le visage radieux, elle fit deux pas à sa rencontre.

« Parlez vite ! lui dit-elle. Que se passe-t-il ?

— Tout va bien.

— Mon père vous accepte ?

— Oui, mademoiselle. »

Mary ne put vaincre complètement l'émotion qui s'empara d'elle et, se soutenant à peine, elle fut obligée de s'appuyer à un meuble. Lucien s'élança pour la soutenir.

« Êtes-vous souffrante, mademoiselle ? balbutia-t-il.

— Non… répondit-elle. C'est passé… me voici remise. »

Mary était redevenue calme en apparence.

« Il me reste à vous témoigner ma gratitude pour votre protection. Je ne l'oublierai jamais. »

Mary lui tendit la main.

« Nous verrons si vous vous souvenez ! » répliqua-t-elle en souriant.

Le fils de Jules Labroue prit la main mignonne qui s'offrait à lui et l'appuya respectueusement contre ses lèvres. La jeune malade ressentit au cœur une secousse indéfinissable.

« Ah ! se dit-elle tout bas, je l'aime ! »

Puis, dominant son trouble, elle demanda :

« Vous déjeunez avec nous ?

— Oui, mademoiselle… Votre père m'a chargé de vous prévenir.

— À merveille !… Je cours donner des ordres. »

Mary quitta le salon, dit au valet de chambre de mettre un couvert de plus, et se rendit à la bibliothèque pour chercher son père. En voyant entrer sa fille, celui-ci se leva.

« Eh bien, mignonne, fit-il, tu es contente ?…

— Oui, père, s'écria-t-elle… bien contente !… et je t'aime !… »

Le millionnaire regarda l'enfant dont la charmante figure était inondée de larmes de joie. Son front se plissa, en même temps qu'une pensée soudaine traversait son cerveau. Il tremblait de comprendre la cause des larmes de la jeune malade, mais il se raidit contre la douleur.

« Allons déjeuner, mignonne », fit-il.

Le soir, le jeune homme alla rendre compte du résultat de ses démarches à M. Georges Darier, puis à sa fiancée Lucie que sa longue absence pouvait inquiéter.

Jeanne Fortier, la porteuse de pain, se trouvait auprès d'elle.

Une heure auparavant, l'évadée de Clermont était venue frapper à la porte de l'ouvrière. Elle avait sous le bras un petit paquet.

« Tiens, c'est vous, maman Lison ! fit la fiancée de Lucien en voyant la brave femme. J'espère que vous ne venez pas m'apporter ce soir mon pain de demain matin ?

— Non, ma chère mignonne demoiselle… répondit Jeanne. Je viens vous demander un service.

— Eh bien, asseyez-vous là, en face de moi, pendant que je travaille à cette robe et dites-moi de quoi il s'agit. »

Jeanne prit un siège et s'installa près de la jeune fille qu'elle enveloppait d'un regard attendri et charmé.

« Voici ce que c'est, mademoiselle Lucie… Tantôt j'ai passé devant un grand magasin. Il y avait, à l'étalage, des marchandises à très bon marché. Je me suis laissée tenter et j'ai acheté un coupon d'étoffe presque pour rien.

— C'est une robe que vous voulez me donner à faire ?

— Oui, mademoiselle Lucie, si vous êtes assez bonne pour me rendre ce service.

— Bien sûr ! Vous m'apporterez le coupon ?

— Le voici.

— Je vais terminer cet assemblage et je vous prendrai mesure. Avez-vous le temps d'attendre un peu ?…

— Oh ! que oui ! Ma seconde tournée est finie. »

Lucie faisait courir son aiguille avec une vivacité fiévreuse, portant d'instant en instant un regard vers la porte.

« Il y a longtemps que vous travaillez à la couture, ma chère demoiselle ? demanda tout à coup Jeanne.

— Voici bientôt six ans, maman Lison… répondit Lucie.

— Vous avez fait votre apprentissage à Paris ?

— J'avais commencé à apprendre à l'hospice où j'ai été élevée… »

Jeanne tressaillit de tout son corps.

« Vous avez été élevée à l'hospice ? fit-elle vivement.

— Oui, maman Lison, dit tristement l'ouvrière. Je n'ai jamais connu ni mon père, ni ma mère… On m'a déposée toute petite à l'hospice des Enfants-Trouvés… »

Lucie, absorbée par son travail, ne pouvait voir l'émotion profonde qui bouleversait les traits du visage de Jeanne.

« Il y a longtemps de cela ?

— Vingt et un ans…

— Vingt et un ans. Et vous avez quel âge ?

— D'après ce qu'on m'a dit, je dois avoir vingt-deux ans.

— Savez-vous si vous avez été abandonnée par vos parents, ou par des étrangers à qui vos parents vous avaient confiée ?

— Non.

— Mais on devait le savoir à l'hospice ?

— On ne doit pas révéler aux enfants le secret du dépôt. Il faut que la personne qui a déposé un enfant, ou le mandataire de cette personne vienne le réclamer, en faisant connaître notamment les indices joints aux langes.

— Vous ignorez si des indices de cette nature existaient pour vous ?

— Il en existe, je le sais.

— Mais ce nom de Lucie que vous portez ?

— J'ai été déposée à l'hospice le jour de la sainte Lucie… C'est pour cela, peut-être, qu'on m'a donné ce nom !

— Ainsi, c'est par hasard qu'elle s'appelle ainsi… pensa Jeanne en sentant son cœur se serrer ; et moi qui espérais sans savoir pourquoi… Allons, c'est la fin de mes rêves… »

En ce moment on entendit un bruit de pas dans l'escalier. Lucie s'élança vers la porte, puis elle prêta l'oreille en avançant la tête. Les pas s'arrêtèrent au troisième étage.

« Ce n'est point lui ! » murmura la jeune fille assombrie.

Jeanne avait remarqué ce nuage soudain.

« Vous attendez quelqu'un, mademoiselle Lucie !

— Oui… quelqu'un que vous connaissez… M. Lucien, mon futur, maman Lison, et je l'attends avec une impatience que vous comprendrez sans peine, quand vous saurez qu'il a fait aujourd'hui, ce matin même, une démarche en vue d'obtenir un emploi d'où notre bonheur doit dépendre… »

De nouveau un bruit de pas se fit entendre. La porte s'ouvrit brusquement. Le fils de Jules Labroue entra, son visage rayonnant.

« Victoire, chère Lucie !… s'écria-t-il. Victoire !… J'ai réussi complètement ! J'ai obtenu séance tenante l'emploi que j'ambitionnais… Après déjeuner nous sommes allés ensemble visiter les constructions de Courbevoie… De retour à Paris, j'ai couru chez mon ami Georges Darier et je viens enfin ici, chère Lucie, vous dire que je suis bien heureux et vous apporter le bonheur. »

Lucien prit les mains de sa fiancée et poursuivit :

« J'ai le titre de directeur des travaux et douze mille francs d'appointements. Douze mille francs ! Mais c'est la fortune !

— Dans un an, ma petite Lucie sera ma femme, et d'ici cinq ou six ans, ayant mis une trentaine de mille francs de côté, je pourrai voler de mes propres ailes et faire construire une partie des ateliers de mon pauvre père sur les terrains que j'ai conservés à Alfortville. »

Jeanne Fortier tressaillit en entendant ces mots, comme ce même jour avait tressailli le faux Paul Harmant.

« Votre père habitait Alfortville ? demanda-t-elle au jeune homme d'une voix désespérée.

— Oui, maman Lison.

— Comme se nommait-il, votre père ?

— Il se nommait Jules Labroue, et il est mort assassiné, il y a vingt et un ans, dans son usine en feu. »

Jeanne sentit ses jambes fléchir et se dérober sous elle. Une formidable épouvante s'emparait de son âme. Elle, innocente, mais condamnée pour le triple crime d'incendie, de vol et d'assassinat ; elle, évadée de Clermont, se trouvait en face du fils de Jules Labroue, « sa victime », d'après la justice.

« Est-ce que vous avez entendu parler de cette mort ? reprit Lucien.

— Oui… répondit la porteuse de pain.

— Une femme a été condamnée… vous en souvenez-vous ?

— Je m'en souviens…

— Cette malheureuse était-elle criminelle ? N'a-t-elle pas été victime d'une terrible erreur judiciaire ? Il y a pour moi une énigme.

— Croyez-vous à l'innocence de la condamnée ?

— Je ne crois rien… je doute… et je douterai jusqu'au jour où je rencontrerai l'homme qu'on affirme avoir péri victime de son dévouement, mais, qui, selon moi, a joué une comédie infâme pour se donner le moyen de fuir et, par conséquent, de jouir en paix de la fortune volée… »

Jeanne faillit se trahir. Elle sentait sur ses lèvres le nom de Jacques Garaud prêt à s'en échapper, mais elle eut la force de se dominer et de se taire. Il ne suffisait pas d'affirmer son innocence, il fallait la prouver. Néanmoins, elle venait d'éprouver une joie immense, inattendue, inespérée… Le fils de sa prétendue victime ne la croyait point criminelle.

Après une ou deux minutes de silence, Jeanne demanda :

« Si vous retrouvez cet homme, que vous supposez vivant, que ferez-vous ?

— Je m'assurerai qu'il est vraiment le meurtrier de mon père, je lui rendrai le mal pour le mal, et je solliciterai la réhabilitation de la pauvre martyre.

— Peut-être est-elle morte… murmura Jeanne.

— Je saurai bientôt à quoi m'en tenir à ce sujet… Un de mes amis, un avocat qui jouit au Palais d'une considération très grande, doit faire en sorte d'apprendre dans quelle prison Jeanne Fortier a été conduite… Si elle est vivante, je lui promettrai de faire tout au monde pour obtenir sa mise en liberté, et je tiendrai parole, car un pressentiment m'avertit que je retrouverai tôt ou tard l'assassin de mon père. »

Pour la seconde fois Jeanne fut sur le point de se trahir. Ses lèvres s'agitèrent pour crier à Lucien :

« Celle que vous voulez chercher n'est pas morte… Elle est près de vous… c'est moi !… »

Mais ses lèvres n'achevèrent point le cri commencé. Une indiscrétion suffirait pour la faire arrêter. Cependant Jeanne hasarda ces mots :

« Cette femme avait des enfants. Que sont-ils devenus ?

— Je l'ignore. »

La veuve de Pierre Fortier baissa la tête et se tut. Lucien reprit, en s'adressant à sa fiancée :

« Ainsi, chère petite Lucie, vous êtes heureuse !

— Oh ! oui, bien, bien heureuse !

— Seulement, il va falloir nous voir moins souvent.

— Pourquoi donc ? demanda la jeune fille.

— M. Harmant, qui veut m'avoir toujours sous la main, désire que je me rapproche de la rue Murillo.

— Je le comprends, mon ami… fit Lucie d'un ton de résignation, votre présence en effet est indispensable. Les premiers jours, l'isolement me semblera cruel ; mais vous trouverez bien, de temps à autre, quelques minutes pour venir ici, et vous me donnerez tous vos dimanches…

— Chère adorée, je suis heureux de vous voir aussi raisonnable. Je vais dès demain donner congé de mon logement.

— Monsieur Lucien, demanda Jeanne, je voudrais bien prendre la suite de votre location.

— Vrai, maman Lison ! s'écria Lucie.

— Oui, ma chère mignonne demoiselle. Il me plaira de demeurer près de vous. Ma grande joie sera de vous parler tous les jours de M. Lucien.

— Eh bien, maman Lison, dit le fils de Jules Labroue, déménagez ainsi que moi, et venez me remplacer ici, je serai enchanté de vous savoir auprès de ma fiancée. Et, sur ce, je vous déclare que la joie m'ayant creusé, j'ai une faim de loup. Si ma petite Lucie était bien gentille, elle m'inviterait à dîner en compagnie de maman Lison. »

Lucie frappa dans ses mains.

« Je ne demande qu'à être bien gentille ! s'écria-t-elle. Je vais mettre le couvert pendant que notre bonne amie ira aux provisions. »

Jeanne pleurait de joie ; elle était heureuse. Étrange bonheur qui ne pouvait se manifester que par des larmes !

II

Dès le lendemain, Lucien prenait possession de son emploi chez Paul Harmant. Il faisait transformer en atelier de dessin la grande pièce voisine de la bibliothèque, puis il se mettait en mesure de rassembler quelques dessinateurs.

Il trouva trois petites pièces au quatrième étage d'une maison de la rue Miromesnil, et il en prit possession, tandis que de son côté Jeanne Fortier s'installait à côté de Lucie.

L'entrée du fils de Jules Labroue chez Paul Harmant avait mis un élément de distraction dans la vie de Mary. Du jour où Lucien devint l'hôte assidu de la rue Murillo, la santé de la jeune malade parut se rétablir.

Ce changement soudain ne pouvait échapper aux regards vigilants de l'ex-contremaître. Il en conclut qu'il ne s'était point trompé en croyant découvrir dans le cœur de Mary un amour naissant pour le fils du mécanicien d'Alfortville ; il n'envisageait pas sans une certaine épouvante cet amour.

Mary s'éprenait de jour en jour davantage de Lucien Labroue, et celui-ci commençait à s'apercevoir de la trop grande bienveillance de la jeune fille à son endroit.

Cette bienveillance le mettait à la gêne, car il aimait passionnément Lucie, et tous les millions de la terre n'auraient pu le déterminer à transiger avec son cœur.

L'ouverture de l'usine vint, pendant un instant, non pas éteindre l'amour de Mary, mais l'enrayer. Lucien n'apparaissait plus que rarement à l'hôtel de la rue Murillo.

La surveillance des travaux réclamait sa présence à Courbevoie.

Mary souffrait en silence de cet éloignement et parfois elle allait sous un prétexte futile trouver son père à la fabrique, pour voir Lucien. De ces rares entrevues, elle emportait un peu de bonheur.

Un samedi, le fils de Jules Labroue reçut une lettre de Georges. Le jeune avocat l'invitait à déjeuner pour le lendemain. À l'heure indiquée, Lucien arriva rue Bonaparte. Il trouva chez Georges le peintre Étienne Castel. Celui-ci avait appris la situation importante qu'il occupait.

« Je vous félicite de votre succès, monsieur Labroue… dit-il. Je crois qu'un bel avenir s'ouvre devant vous.

— Je l'espère… répliqua Lucien, et je ne cache point que j'ai de hautes ambitions.

— Songeriez-vous à reconstruire les ateliers de votre père ?

— C'est un devoir que je me suis imposé et auquel je ne faillirai pas. Dès que j'aurai mis de côté la somme indispensable pour commencer les travaux, je les commencerai.

— Je te félicite de cette résolution, mon ami ! dit Georges. Et puisque nous songeons au passé, je vais te rendre compte des démarches que tu m'as prié de faire au sujet de cette condamnée.

— Jeanne Fortier ?… Eh bien ?

— Après sa condamnation elle est devenue folle…

— Folle ! s'écrièrent à la fois Lucien et Étienne Castel.

— Oui… et elle est restée pendant dix ans à la Salpêtrière.

— En est-elle sortie ?

— Oui. Un incendie, allumé par un obus pendant le siège produisit sur elle un effet de terreur qui lui rendit la raison avec le souvenir. Alors elle fut transférée à la maison centrale de Clermont où elle devait finir sa vie.

— Elle est morte ? demanda vivement Lucien.

— Non, mais il y a deux mois, trompant la surveillance, elle s'est évadée sous le costume d'une religieuse.

— Et on n'a point trouvé sa trace ?

— Non, mais son signalement a été envoyé dans toutes les directions et, tôt ou tard, la malheureuse se fera prendre.

— Pauvre femme ! murmura le fils de Jules Labroue. Tu avais raison de le dire, elle a beaucoup souffert. Qui sait si je la verrai jamais ; et j'aurais tant voulu la voir…

— Il paraît qu'elle avait fait faire des démarches pour connaître le sort de ses deux enfants dont son arrestation l'avait séparée. Ces démarches étant restées sans résultat, il est plus que probable qu'elle s'est enfuie pour les chercher elle-même.

— C'est en les cherchant qu'elle se livrera, on le croit…

— Pauvre mère ! on me parlait d'elle il y a quelques jours…

— Qui donc ? demanda Georges.

— Une femme qui jadis a suivi le procès. Elle me disait qu'effectivement Jeanne Fortier avait des enfants.

— Quelle espèce de femme ? fit le peintre avec curiosité.

— Une porteuse de pain qui se nomme Lise Perrin. »

À partir de ce moment l'entretien roula sur d'autres sujets. Le déjeuner s'acheva gaiement.

Lucien demanda à Georges la permission de le quitter de bonne heure et prit le chemin du quai Bourbon.

Lucie attendait en compagnie de maman Lison, devenue son inséparable. Jeanne trouvait le moyen de se rendre utile de mille manières à la jeune fille. L'ouvrière commençait à éprouver pour sa voisine une amitié filiale. Les manifestations de cette amitié mettaient souvent des larmes dans les yeux de la pauvre mère, qui se figurait par instant retrouver en Lucie sa fille. Lorsqu'elle vit Lucien franchir le seuil, elle voulut se retirer.

« Restez donc, lui dit le nouveau venu, c'est jour de fête pour Lucie, et vous en prendrez votre part. »

Jeanne ne demandait qu'à rester.

« Ah ? vous êtes bon, monsieur Lucien ! fit-elle avec émotion. Vous l'aimez bien, notre chère demoiselle ; mais je l'aime autant que vous ! Ne la quitter jamais, voilà ce que je voudrais…

— Cela viendra peut-être… Lorsque nous serons mariés, Lucie aura un appartement qu'il faudra entretenir. Si vous voulez nous suivre, vous vous chargerez de ce soin.

— Si je veux vous suivre ! s'écria Jeanne.

— Vous avez eu une excellente pensée, mon ami, dit Lucie à son tour ; si maman Lison m'aime, je le lui rends bien, il me semble trouver en elle la mère que je n'ai jamais connue.

— Et je vous adore, chère mignonne, comme si vous étiez ma fille ! » s'écria Jeanne en prenant Lucie dans ses bras.

Ce fut un moment d'émotion ineffable pour les deux femmes ignorant que les liens étroits du sang les unissaient, poussées l'une vers l'autre par la plus tendre affection.

« Maman Lison, fit Lucien au bout d'un instant, vous souvenez-vous, en nous entretenant de mon père, nous avons parlé de cette malheureuse condamnée pour un crime dont je la crois innocente ?

— Oui, oui, je m'en souviens ! répondit vivement Jeanne.

— Elle s'est évadée de sa prison il y a deux mois.

— Évadée ! s'écria Lucie. Ainsi elle est libre.

— Oui, mais on suppose qu'elle ne s'est enfuie qu'afin de chercher ses enfants, et on compte sur ses démarches imprudentes pour la reprendre. »

Jeanne frissonnait. Elle détourna la tête pour cacher sa pâleur livide… Plus que jamais elle comprenait qu'il lui fallait se taire et se cacher.

Le matin de ce même dimanche, Mary s'était levée plus tard que de coutume. La fille du millionnaire était ce jour-là singulièrement sombre et triste.

Mary souffrait véritablement. L'amour, dans ce cœur tout neuf, avait fait des progrès rapides. La jeune malade avait agi de manière à ce que Lucien ne pût ignorer la passion qu'il inspirait. Pourquoi donc semblait-il dédaigner cette passion ?

Le fils de Jules Labroue s'était bien aperçu des sentiments de la jeune fille, mais outre qu'il aimait Lucie exclusivement, l'énorme fortune de Paul Harmant lui semblait créer, entre lui et Mary, un abîme infranchissable. Il avait donc une double raison pour accueillir avec une froideur respectueuse les avances de Melle Harmant.

À de certaines heures, l'enfant se disait :

« Peut-être m'aime-t-il, mais, sans fortune, il n'ose lever les yeux sur moi. Il faut l'éclairer ; si je ne puis être à lui, je mourrai. »

La femme de chambre vint l'avertir que le déjeuner était servi. Mary descendit et rejoignit son père dans le petit salon. Il l'embrassa à deux ou trois reprises.

« Tu es sortie de chez toi ce matin plus tard que de coutume, chère mignonne, lui dit-il ensuite. Es-tu souffrante ?

— Un peu… répliqua la jeune fille. Mais ce n'est point cela qui m'a fait garder la chambre… J'étais en humeur de réfléchir. »

Ils gagnèrent la salle à manger.

« Voyons, reprit Harmant, après avoir servi sa fille, à quelles choses sérieuses pensais-tu ?

— Je me disais qu'il y a dans la vie plus d'ombre que de soleil et plus de souffrance que de joie.

— Que te manque-t-il pour être heureuse ?

— Je suis heureuse de ta tendresse, mais la tendresse d'un père ne suffit pas à remplir un cœur de jeune fille… J'aurai dix-neuf ans bientôt !… Ne songes-tu point à me marier ? »

L'ex-contremaître de Jules Labroue eut un petit frisson.

« Te marier déjà ! me séparer de toi ! murmura-t-il. Mais c'est ta présence qui me donne l'activité, l'ambition ! Si tu n'étais pas là, il me semble que je n'aurais plus qu'à mourir ! »

Et Jacques Garaud disait vrai. Depuis son retour en France il était, à de fréquents intervalles, assailli par des remords qu'il ne parvenait à chasser qu'en regardant sa fille.

« Tu as dû penser cependant plus d'une fois qu'un jour viendrait où mon cœur ne t'appartiendrait plus, plus à toi seul.

— J'y ai pensé souvent, et jamais sans souffrir ! Je sais que ce jour arrivera, mais j'essaie de le reculer. Et puis j'ai fait un rêve.

— Lequel ?

— Je veux pour toi un mari qui flatte ton orgueil.

— Flatter mon orgueil, à quoi bon ? Ce n'est pas dans les satisfactions vaniteuses qu'est le bonheur.

— Eh ! qui donc ne t'aimerait ? » s'écria Paul Harmant.

Mary sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle pensait à Lucien Labroue. Puis elle releva la tête et dit :

« Je ne tiens pas à ce que l'homme que j'épouserai soit riche. Je ne lui demanderai que trois qualités : la franchise, la résolution et le courage. Avec cela, on a tout ce qu'il faut pour devenir quelqu'un, fût-on le plus modeste employé. »

Paul Harmant écoutait sa fille d'un air impassible. Au fond, il comprenait à merveille qu'elle venait de faire allusion à l'homme qu'elle aimait, à Lucien Labroue. Peut-être cet amour n'était-il pas encore arrivé au point où tout cède devant la passion, mais il existait, et son existence lui causait un profond effroi. L'idée de donner Mary à Lucien l'épouvantait. Il sentait un froid mortel glacer le sang de ses veines à la pensée de donner sa fille à celui dont il avait assassiné le père.

« Si tu veux, père, nous irions faire des visites, dit Mary. J'en dois une à Mme Williamson, dont la fille est mon amie.

— Parfaitement, et tandis que tu seras auprès de ton amie, je monterai chez Georges Darier.

— Oh ! j'irai le voir avec toi, fit Mary dont le visage s'illumina à la pensée que Georges lui parlerait de Lucien.

— Soit… tu m'accompagneras… Georges Darier m'a écrit et je n'ai pas encore eu le temps de lui répondre.

— Il te remerciait sans doute d'avoir accepté, sur sa recommandation, son ami, M. Labroue ?

— Oui, mais dans cette occasion, c'est moi qui suis son obligé. Il m'a rendu un véritable service en me le recommandant.

— Tu es content de M. Labroue ?

— Oui… c'est un garçon d'un réel mérite…

— Et avec cela si bien élevé, si correct, si gentleman, n'est-ce pas ? » ajouta vivement Mary.

Paul Harmant, sans répondre, regarda fixement sa fille. Mary devint pourpre.

Il était environ deux heures quand le père et la fille mirent pied à terre devant la maison du jeune avocat. Lucien Labroue avait quitté son ami depuis dix minutes. Georges causait avec son ancien tuteur Étienne Castel quand la servante Madeleine entra.

« Monsieur, dit-elle, c'est Paul Harmant et sa demoiselle…

— Ah ! par exemple, s'écria Georges, voilà une visite à laquelle je ne m'attendais guère ! Mon cher tuteur, je vais vous faire connaître mieux un des grands industriels de notre époque… le patron de Lucien Labroue. »

Tous deux se rendirent au salon.

« Cher monsieur Harmant, et vous, mademoiselle, soyez les bienvenus !… dit Georges en tendant la main au millionnaire et en s'inclinant devant la jeune fille.

— Je viens répondre à la lettre que vous m'avez adressée il y a quelques jours… répliqua Paul Harmant.

— Au lieu de vous écrire, j'aurais dû aller vous remercier moi-même, vous et Melle Mary, du bon accueil que vous avez fait à mon protégé. Excusez-moi, je vous en prie, et permettez-moi de vous présenter mon tuteur, Étienne Castel, dont vous connaissez certainement le nom.

— Je connais plusieurs de ses tableaux, répliqua Mary, et je suis grande admiratrice de son talent.

— Moi aussi… ajouta le faux Paul Harmant.

— Je ne saurais vous dire, monsieur Harmant, combien j'ai été heureux d'apprendre que Lucien Labroue était admis chez vous, reprit Georges. Croyez à ma reconnaissance.

— De la reconnaissance… interrompit Mary, il paraît que c'est nous qui vous en devons. Mon père affirme qu'en lui donnant M. Labroue, vous lui avez fait un véritable cadeau.

— En effet, appuya l'industriel, votre protégé est pour moi un collaborateur précieux.

— J'espérais bien qu'il en serait ainsi. Il n'en est pas moins votre obligé et vous regarde comme son sauveur ; si vous ne lui aviez point rendu la main, il s'abandonnait au désespoir.

— Au désespoir ?… répéta Mary palpitante.

— À quel propos ? demanda le faux Paul Harmant.

— Lucien Labroue était arrivé à douter de lui-même et de son avenir. Or, le doute amène le découragement, et le découragement conduit au désespoir. Il était temps qu'un peu de bonheur vînt cicatriser les blessures faites par un passé douloureux. »

Le ci-devant Jacques Garaud se trouva tout à coup singulièrement mis à la gêne par les paroles de l'avocat. Il allait se lever et partir lorsque Mary prit la parole.

« M. Lucien est sans famille, n'est-ce pas ? fit-elle.

— Oui… un crime l'a rendu orphelin », répliqua Georges.

La jeune fille frissonna de tout son corps.

« Un crime !… s'écria-t-elle… Père, est-ce qu'il t'en a parlé ?

— Sans doute… murmura le millionnaire. Mais je n'ai pas cru nécessaire de te répéter cette sombre histoire.

— Pourquoi donc ? M. Lucien est mon protégé aussi, à moi. Vous disiez donc, monsieur Darier, qu'un crime avait rendu M. Lucien orphelin ?… Racontez-moi ce drame.

— Jules Labroue, son père, revenait d'un court voyage. En arrivant à Alfortville au milieu de la nuit, en franchissant le seuil de son usine en feu, il fut assassiné.

— Mais c'est épouvantable, cela ! N'est-ce pas, père ! »

Le faux Paul Harmant se raidit contre l'émotion qui l'envahissait, et répondit d'une voix qu'il s'efforçait d'affermir :

« Oui… épouvantable…

— Et, reprit Mary, quels étaient l'assassin et l'incendiaire ?

— Une seule personne, s'il faut s'en rapporter à l'arrêt de la justice… une femme… la gardienne de l'usine… Elle a été condamnée, en cour d'assises, à la réclusion perpétuelle.

— Cette femme était un monstre !…

— À moins qu'elle ne fût une martyre, mademoiselle… répliqua Georges Darier.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— D'après certains renseignements fournis à Lucien par la sœur de son père qui l'a élevé, des doutes se sont élevés dans l'esprit de mon ami sur la culpabilité de cette femme.

— Ces doutes, le tribunal ne les avait pas eus ?

— Non. Toutes les charges accablaient la prévenue.

— Comment, après cela, M. Lucien peut-il douter ?

— Les preuves ne lui paraissent point concluantes. Il espérait obtenir de la condamnée, Jeanne Fortier, des explications qui le mettraient sur la piste du vrai coupable. Malheureusement, il lui est impossible de retrouver cette femme. »

Le faux Paul Harmant sentit une sueur froide mouiller la racine de ses cheveux.

« Comment cela ? fit-il. Elle doit être en prison.

— Jeanne Fortier, il y a deux mois à peine, s'est évadée de la maison centrale de Clermont où elle était détenue.

— Évadée !… répéta l'ex-contremaître.

— Il est bien probable d'ailleurs qu'on ne tardera pas à la reprendre… continua Georges Darier. Lucien, ce matin encore, ignorait l'évasion de Jeanne Fortier. C'est moi qui la lui ai apprise. Il est désolé… Il attendait beaucoup d'un entretien avec cette femme.

— Mais, fit le millionnaire, il ne pourrait rien contre un criminel couvert par la prescription.

— Pardon, monsieur, il pourrait beaucoup. Si l'assassin s'était fait une position honorable, il le châtierait par le scandale. En certains cas la flétrissure publique ne laisse au coupable d'autre ressource que le suicide.

— Ah ! s'écria Mary, ce serait justice ! Puisse M. Lucien réussir dans son entreprise, et venger son père ! »

Paul Harmant se sentait défaillir. Georges Darier reprit :

« Le rêve de Lucien est de réunir une somme suffisante pour faire réédifier sur les terrains de feu son père une partie des ateliers incendiés ; il deviendrait l'artisan de sa fortune.

— C'est là un but qu'on ne saurait trop louer ! s'écria Mary. Tôt ou tard le succès lui viendra ; mais si tu voulais, père, il lui viendrait tout de suite.

— Comment cela ? demanda le faux Paul Harmant.

— Tu me parlais de la prodigieuse extension de tes travaux. Tu me disais que tu serais obligé bientôt de construire une seconde usine. M. Labroue dirigerait à merveille ta nouvelle usine.

— C'est sur lui que je compte pour cela.

— Alors, fais de lui ton associé. Tu es assez riche pour ne demander aucun apport pécuniaire à M. Lucien qui a le talent, la jeunesse et le courage. Sans compter que notre devoir, à nous qui sommes riches… trop riches… est de donner au fils de M. Labroue le moyen de reconquérir la situation à laquelle sa naissance le destinait. M. Labroue deviendra certainement, par son mérite, un des princes de l'industrie. Donc une association avec lui ne peut être qu'une chose avantageuse à tous les points de vue… Voyons, père, prononce-toi… »

Le faux Paul Harmant appela un sourire contraint sur ses lèvres, et répondit :

« L'idée a besoin d'être étudiée, mais je ne la repousse nullement en principe. »

En disant ce qui précède, le ci-devant Jacques Garaud s'était levé, forçant sa fille à en faire autant.

« Avant de partir, dit Mary, je vais commettre une indiscrétion. Je désire organiser dans l'hôtel de mon père une petite galerie de tableaux de maîtres, et je sollicite de monsieur Castel d'abord une de ses œuvres, et ensuite ses conseils pour le choix des autres toiles qui viendront entourer la sienne.

— Je serai très heureux de me mettre à votre disposition, mademoiselle. »

Le père et la fille quittèrent la demeure de l'avocat.

« Mon cher tuteur, fit ce dernier en s'adressant à l'artiste, savez-vous ce que je viens de découvrir ?

— Quoi ? demanda Étienne.

— Que la charmante fille du millionnaire plaide avec une chaleur plus qu'amicale la cause de mon ami Lucien. Que l'entrée de Lucien chez Paul Harmant changera beaucoup de choses dans la vie de Melle Mary, car elle l'aime… Enfin, que Lucien pourra bien l'épouser.

— Je ne le crois pas… répliqua froidement Étienne.

— Pourquoi ?

— Pendant que vous causiez, j'observais le richissime industriel. Il paraissait prêt à perdre contenance. Par moments, les paroles de sa fille semblaient le mettre à la torture.

— De cela, que concluez-vous ?

— Je conclus que M. Harmant a d'autres idées ! Je doute très fort qu'il ait beaucoup de cœur.

— Il aime sa fille, cependant.

— Sans doute il l'aime, mais à sa façon. Paul Harmant me fait l'effet d'être un égoïste de premier ordre.

— Bref, il n'a pas vos sympathies ?

— J'en conviens. Peut-être ai-je tort. Je suis l'homme du premier mouvement. Or, le premier mouvement a été tout de répulsion. Paul Harmant peut être un homme intelligent, un industriel hors ligne… il n'est pas un homme franc. »

… Paul Harmant et sa fille étaient remontés dans le coupé qui les attendait à la porte de l'avocat. L'un et l'autre gardaient le silence. Mary était un peu confuse. L'ex-contremaître se trouvait sous le coup de la terreur que lui avait causée la nouvelle de l'évasion de Jeanne Fortier.

« Jeanne Fortier, libre !… se disait-il. Jeanne Fortier pouvant venir à Paris, m'y rencontrer, m'y reconnaître ! Cette femme sera reprise, je le crois, je l'espère. Mais si elle ne l'était pas assez tôt pour empêcher une catastrophe… Si elle avait le temps de me rencontrer, de me trahir… »

À la crainte qu'inspiraient à Jacques Garaud la veuve de Pierre Fortier et le fils de Jules Labroue se joignait une autre terreur, celle de voir arriver d'un moment à l'autre, à Paris, son prétendu cousin, Ovide Soliveau, qui lui avait écrit une lettre finissant par ces mots : « Peut-être nous reverrons-nous plus tôt qu'on ne pense. »

Qu'était-il donc survenu à New York, pour motiver la lettre écrite par Ovide à Paul Harmant ? Resté maître de la fabrique, Soliveau s'abandonna à sa passion pour le jeu. Les sommes considérables laissées en caisse par le gendre de James Mortimer ne tardèrent point à se volatiliser, et Ovide Soliveau dut recourir à des emprunts. Comme il n'entendait rien aux affaires, tout alla mal et un prochain effondrement devint inévitable.

Ovide eut assez de bon sens pour le comprendre et voulut se débarrasser à beaux deniers comptants de la fabrique croulante. Des acheteurs se présentèrent ; mais en présence de la débâcle visible, ils firent des offres dérisoires. Le Dijonnais essaya de tenir bon ; mais il perdit au jeu, en une seule nuit, près de cent mille dollars sur parole. Le lendemain Ovide acceptait les offres qu'il avait refusées trois jours auparavant, touchait quelques fonds, payait ses dettes de jeu, remboursait son banquier et se trouvait ne plus posséder que soixante mille francs. C'est à ce moment qu'il écrivit à son pseudo-cousin la lettre connue de nos lecteurs. Lorsqu'il disait que les affaires n'allaient pas, sa ruine était déjà complète et la maison passée en d'autres mains.

Il se remit à jouer et, un jour, il se trouva sur le pavé, sans un sou.

« Le moment est venu, je crois, de partir pour la France », se dit-il.

Sans perdre une heure il réalisa la somme nécessaire pour payer son passage, acheta une valise, mit dans cette valise le peu de linge et d'effets qui lui restaient, y joignit une bouteille de la liqueur fournie par le Canadien Chuchillino, puis il s'embarqua sur un steamer transatlantique en partance pour le Havre.

III

Un beau matin, à sept heures précises, Ovide Soliveau arriva rue Murillo et sonna à la petite porte de l'hôtel. Ovide avait repris ses façons débraillées d'autrefois. Debout sur le seuil de sa loge, le concierge examina d'un œil méfiant ce visiteur dont la mine et le costume lui semblaient suspects.

« Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-il d'une voix la plus sèche et de son air le moins engageant.

— M. Paul Harmant, c'est bien ici ?

— C'est bien ici.

— Pourrais-je le voir ?

— À sept heures du matin ! s'écria le concierge.

— M. Harmant me connaît bien… il sera très content de me voir.

— Il est à son usine… À six heures précises il partait.

— À quelle heure rentrera-t-il ?

— Je n'en sais rien. Peut-être à midi, peut-être seulement ce soir. Si vous venez pour des affaires de mécanique ou pour demander du travail, adressez-vous à l'usine.

— Où est-elle située, l'usine ?

— À Courbevoie, au bout de l'avenue de Neuilly. Le tramway y mène. »

Une heure après, Ovide arrivait en face d'une haute porte au fronton de laquelle se lisait en grosses lettres de cuivre ce nom :

PAUL HARMANT

Ateliers de construction.

Il sonna ; et comme à l'hôtel de la rue Murillo le concierge vint ouvrir au visiteur.

« M. Paul Harmant ?

— Est-ce pour l'ouvrage ?

— Non. C'est pour une affaire personnelle.

— Veuillez aller aux bureaux, dans le fond, à gauche. »

Ovide prit le chemin de l'endroit désigné. De loin, sur les diverses parties du corps de bâtiment, il put lire ces indications : « Ateliers de dessin. Caisse. Bureau du directeur des travaux. Cabinet du directeur », etc.

« Ici, je dois trouver mon homme, se dit Ovide en lisant ce dernier index. Allons-y gaiement ! »

En le voyant poser la main sur le bouton de la porte, un employé s'empressa d'ouvrir et demanda :

« Est-ce bien au bureau de M. Harmant que vous avez affaire ?

— Oui. Je désire parler à M. Harmant lui-même.

— Alors, vous serez obligé d'attendre. M. Harmant est en conférence avec le directeur des travaux.

— J'attendrai tant qu'il faudra. »

Enfin, un violent coup de sonnette retentit dans la pièce servant d'antichambre. Le garçon de bureau se leva vivement et se dirigea vers la porte du cabinet.

« C'est votre patron qui vous sonne ? demanda Soliveau.

— Oui, monsieur.

— Dites-lui, je vous prie, que quelqu'un désire le voir, pour affaire particulière.

— Votre nom, monsieur ?

— Inutile… M. Harmant ne me connaît pas. »

Quelques minutes après, le garçon reparaissait et faisait signe au visiteur inconnu qu'il pouvait entrer. Ovide pénétra dans le cabinet, dont il eut soin de repousser la porte. Paul Harmant, occupé à fermer un coffre-fort placé entre les deux fenêtres, lui tournait le dos. Au bruit des pas de l'arrivant il se retourna et, devenu pâle tout à coup, poussa un cri de stupeur et d'effroi en voyant en face de lui Ovide Soliveau, campé sur ses jambes écartées.

« Bonjour, cousin… Ça va bien ? dit le Dijonnais.

— Toi ! toi ici ! s'écria Jacques Garaud.

— Moi-même, cousin, en personne véritable et naturelle… »

Paul Harmant tremblait. La vue d'Ovide le terrifiait. L'arrivée de cet homme à Paris lui semblait le présage d'une catastrophe, d'un effondrement. Au bout de quelques secondes, il parvint cependant à secouer son émotion et, marchant vers le visiteur, il lui tendit la main.

« Pourquoi es-tu revenu en France ?

— Parce que je ne pouvais pas rester là-bas.

— Pourquoi es-tu ici ?

— Pour te demander du travail, parbleu !

— Ainsi ta lettre disait vrai ?… La maison que je t'ai laissée florissante…

— A dégringolé avec une étonnante vitesse, et ne m'appartient plus aujourd'hui. Je n'avais pas comme toi les qualités qu'il faut pour mener une si grosse affaire. Celle-là m'écrasait.

— De plus, tu étais joueur.

— De plus, j'étais joueur, comme tu le dis. Une guigne persistante, invraisemblable ! Je suis parti de New York avec juste le prix de mon voyage en seconde classe. Je ne possède à l'heure qu'il est rien que vingt sous dans ma poche et les vêtements qui sont sur mon dos. Je m'en moque pas mal. Je suis bien tranquille sur mon sort. Si je suis pauvre, tu es riche. Tu emploies un personnel considérable et, ici comme en Amérique, tu auras une petite place pour ton bon cousin que tu aimes tant et qui te le rend si bien !… »

Le millionnaire frissonna de la tête aux pieds.

« Une place ici… dans l'usine… impossible !

— Pourquoi donc ? demanda Ovide du ton le plus agressif.

— Parce que je ne le veux pas… répliqua brusquement l'industriel. D'ailleurs je ne te dois rien. En Amérique, j'ai subi tes exigences. Je t'ai mis dans les mains une fortune. Est-ce ma faute si tu n'as point su la garder ?

— Paroles inutiles ! dit Ovide. Tu ne consentiras jamais à laisser dans la misère un proche parent qui t'est si attaché… et qui en sait si long…

— Bref, tu me fais comprendre que je suis à ta merci plus que jamais ! Tu me mets le couteau sur la gorge, comme à New York !

— Chut ! chut ! le vilain mot, cousin, fit Ovide en ricanant.

— Tu te dis : « J'ai son secret. Il tremblera toujours devant moi et la peur lui fera faire ce que je voudrai. »

— Eh ! eh ! il pourrait bien y avoir quelque chose de cela ! Trouverais-tu que je n'ai pas raison ?

— Tu fais de moi la victime d'un chantage odieux.

— Encore des gros mots !… L'air de France te rend grincheux. Tu étais plus gentil que cela, en Amérique.

— Cessons ces plaisanteries idiotes. Je suis moins à ta discrétion que tu ne le crois.

— En vérité, cousin ! et comment cela ?

— Oui, tu peux me perdre d'un mot, mais à quoi ça te servirait-il ? Crois-tu que je subirais, vivant, un scandale ? À la première rumeur, je me ferais sauter la cervelle, et pas un sou de ma fortune ne te reviendrait, car cette fortune appartient tout entière à ma fille. Ton intérêt est donc de me ménager. »

Ovide comprit sans peine que, en poussant Jacques Garaud au désespoir, il risquait de fermer à jamais le coffre-fort où il comptait bien puiser indéfiniment. Donc, il fallait agir par la douceur plus que par la violence. Ovide, en conséquence, reprit mielleusement :

« Mais enfin, voyons, tu as bon cœur… tu es tout à fait incapable de laisser un parent dans la misère.

— Je te mettrai à même de vivre à ton aise.

— Loin de toi ?

— Oui. Nous nous verrons le moins souvent possible.

— Voilà qui n'est pas gracieux… Tu me permettras bien d'aller te serrer la main à ton hôtel de la rue Murillo, et de voir ma cousine que j'aime à la folie quoiqu'elle ne m'aime guère.

— Plus tard.

— Soit ! Apprends-moi ce que tu vas faire pour moi.

— Te constituer une rente de douze mille francs.

— Mille francs par mois… dit Ovide en faisant la moue, quoiqu'il fût, au fond, plus satisfait qu'il ne voulait le paraître.

— Je vais te remettre cinq mille francs pour te monter, et j'y joindrai le premier mois de ta rente.

— Soit, dit Ovide avec un sourire. Chaque mois je viendrai toucher ici un joli billet de mille.

— Ici… non, répliqua vivement l'industriel ; l'argent sera remis à l'adresse que tu m'indiqueras.

— Chez moi, alors au logement que je vais louer, et permets-moi d'espérer que tu viendras bien, en bon parent, me serrer la main à mon domicile.

— J'irai… mais souviens-toi que j'ai fait du premier coup tout ce que je pouvais faire, et que, si tu m'adressais des menaces, il nous arriverait malheur à tous les deux ! »

Paul Harmant prit une liasse de billets de banque, en détacha six et les tendit silencieusement à son ex-associé.

« Merci, cousin ! s'écria ce dernier. Maintenant je voudrais te prier de déjeuner avec moi, afin de fêter notre réunion.

— Aujourd'hui, c'est impossible. Quand tu auras élu domicile quelque part, tu me feras voir ton installation.

— C'est convenu. Bons amis toujours. Si par hasard tu avais besoin de moi, songe que je suis là ! »

En ce moment le garçon de bureau se présenta.

« Qu'est-ce ? demanda l'industriel.

— C'est M. Lucien Labroue qui désire vous parler. »

En entendant ce nom, Ovide tressaillit, et au moment où le jeune homme franchit le seuil, il le dévora du regard.

« Je me retire, monsieur Harmant… » fit-il ensuite.

« C'est bien le nom de Labroue que ce garçon vient de prononcer, et l'ingénieur assassiné et volé par Jacques Garaud se nommait Labroue. Le fils de la victime au service du meurtrier. Cela doit être, et c'est pour cela que mon cher cousin n'a pas voulu me donner d'emploi dans sa maison. »

Lorsque Paul Harmant se retrouva seul après un court entretien avec Lucien Labroue, il se laissa tomber accablé sur son siège.

« C'est à croire que le diable se mêle de mes affaires ! murmura-t-il. Tout se réunit pour me parler du passé… pour évoquer devant moi des fantômes ! Lucien Labroue, Jeanne Fortier, Ovide !… Un mot d'Ovide à Lucien suffirait pour me perdre. Oh ! ces trois êtres, si je pouvais les anéantir ! »

Tout à coup, brusquement, il dit en se dressant :

« Pourquoi désespérer ? Je tiens Ovide par l'argent. Lucien ne voit en moi qu'un bienfaiteur. Quant à Jeanne, on la reprendra. Je m'effrayais à tort. Rien n'est perdu, rien n'est compromis. Je suis prévenu, d'ailleurs, et je veille… »

Cinq jours après, Paul Harmant recevait ce mot :

« Cher cousin,

« J'ai découvert un gîte, avenue de Clichy, numéro 192, aux Batignolles. Je compte avoir à bref délai le plaisir de t'y recevoir. Tu me préviendras la veille et je ferai venir le déjeuner du Restaurant du père Latuile. »

Paul Harmant reçut la lettre et la brûla après avoir gravé l'adresse dans sa mémoire. Pour échapper aux idées sombres qui l'obsédaient, l'industriel quittait dès le matin l'hôtel de la rue Murillo où Mary s'ennuyait.

Mary avait revu une seule fois Lucien et s'était montrée charmante pour lui ; si charmante que le fiancé de Lucie évitait de se rencontrer avec la fille du millionnaire.

Du corps et de l'âme, Mary souffrait. Son amour méconnu lui brisait le cœur et augmentait ses douleurs physiques ; elle devenait de jour en jour plus pâle et plus amaigrie, si bien que Paul Harmant, oubliant ses propres angoisses, se tourmentait de l'état de sa fille. Les médecins déguisaient leur impuissance sous cette formule :

« Mariez cette enfant… »

Un matin, Mary résolut de porter à son père le coup qu'elle préparait depuis longtemps. À demi couchée sur une chaise longue auprès de la fenêtre, elle laissait errer dans le vague les regards de ses yeux attristés. Son père entra. En entendant marcher derrière elle, l'enfant tourna la tête et, voyant son père, elle appela sur ses lèvres un sourire d'une expression navrante. La pâleur de Mary avait augmenté ; la tache rouge de ses pommettes tranchait sur cette pâleur.

Le millionnaire vint s'asseoir près de sa fille, lui prit les mains et les trouva brûlantes.

« Tu as la fièvre, mignonne… dit-il. Tu souffres ?

— Oui, c'est vrai, je souffre… Je souffre beaucoup…

— Où est ton mal ?

— Au cœur. »

L'assassin de Jules Labroue tressaillit.

« Tu ne m'avais jamais parlé de ce mal.

— C'est qu'il est de date récente… Père, ajouta la jeune fille en baissant la voix, je dois te dire la vérité tout entière.

— Parle, ma chérie. »

Mary prit à son tour les mains de son père, et, tournant vers lui ses yeux pleins de larmes, elle lui dit :

« Ma plus grande souffrance, vois-tu, c'est la peur de t'affliger qui en est la cause. J'ai bien compris que tu rêvais pour moi ce qu'on appelle un beau mariage.

— C'est vrai. J'ambitionne pour toi des destinées si hautes, que tu seras enviée de toutes les femmes.

— Eh bien, père, il ne faut plus ambitionner cela. Un seul mariage peut me donner le bonheur. S'il ne s'accomplit point, je ne me marierai jamais. Père, depuis deux mois, je souffre de te cacher le secret qui remplit mon âme… J'aime quelqu'un. »

Jacques Garaud frissonna de tout son corps.

« Lucien Labroue, n'est-ce pas ? s'écria-t-il.

— Tu le savais ? balbutia Mary en cachant sa figure.

— Je l'avais deviné.

— Eh bien, oui, c'est lui que j'aime… plus que tout au monde excepté toi, et que j'aimerai toujours. »

Paul Harmant était devenu aussi pâle que sa fille.

« Mais, répliqua-t-il, cet amour est insensé !…

— Oh ! ne me dis pas cela ! reprit la jeune fille dont les sanglots éclatèrent. Pourquoi serait-il insensé, cet amour ? Lucien Labroue est pauvre, et nous sommes riches, c'est vrai. Mais qu'importe cela ? Lucien a le talent, le courage, la volonté, par conséquent l'avenir. Je l'aime !… Père, tu ne veux pas que je te quitte. Eh bien, avec Lucien devenu ton associé, je resterais sans cesse auprès de toi. Tu aurais deux enfants au lieu d'un, voilà tout. Est-ce que ce ne serait pas bon ? – Père, m'aimes-tu ? reprit la jeune fille.

— Si je t'aime, mon enfant adorée ! »

Et l'assassin de Jules Labroue pressa Mary contre son cœur avec une effusion de paternelle tendresse.

« Alors père, tu ne voudrais pas me voir mourir ?

— Je donnerai ma vie pour sauver la tienne.

— Il ne s'agit pas de donner ta vie, mais seulement d'accepter Lucien pour fils. Si tu veux bien, je suis sûre que ma santé va renaître. Si tu refuses… ah ! père, c'est toi qui m'auras tuée. Refuses-tu ? »

Paul Harmant prit sa tête entre ses deux mains.

« Ma fille bien-aimée, ne me demande pas cela.

— Pourquoi ?

— Lucien Labroue ne peut être ton mari.

— Je n'en veux pas d'autre que lui… »

L'enfant, d'une voix faible, prononça ces mots :

« Je n'oublierai pas, je mourrai ! »

Et elle s'abattit sur le dossier de son siège, évanouie. Paul Harmant, éperdu, se précipita à ses genoux.

« Mary… ma bien-aimée Mary, s'écria-t-il. J'accepte le sacrifice… Entends-moi, réponds-moi… Tu seras sa femme… »

Mary ne répondait pas. Son visage demeurait livide. Ses yeux restaient fermés. Le millionnaire devenait fou d'épouvante. Il prit les mains de sa fille. Elles étaient glacées.

« Morte ! cria-t-il avec effarement. Je l'ai tuée ! »

À cette minute, l'enfant fit un mouvement léger.

« Elle revient à elle… » murmura le père.

Saisissant Mary, il la souleva et la porta jusqu'à son lit, où il l'étendit. Quelques gouttes de sang vinrent aux lèvres de la jeune fille, Mary ouvrit les yeux, promena un regard vague autour d'elle et reconnut son père.

« Lucien ?… murmura-t-elle d'une voix très basse.

— Oui… répondit le millionnaire. Tu vivras pour l'aimer. »

Ces mots galvanisèrent la malade. Elle prit dans ses mains la tête de son père, l'embrassa et tout bas, lui dit :

« Tu me le donneras alors ?

— Je te le jure !…

— Ah ! je suis heureuse ! La joie me rend des forces et me rendra bientôt la santé… Je ne veux pas mourir… »

Paul Harmant quitta la chambre. Au moment d'atteindre la porte il se retourna et jeta un dernier regard, plein d'angoisse, au pâle visage que le doigt de la mort semblait avoir déjà touché.

« À ce soir », dit-il en s'efforçant de sourire. Dans la cour de l'hôtel la voiture attendait tout attelée. L'industriel donna l'ordre de le conduire à Courbevoie. Un combat se livrait dans son âme, mais l'issue n'en était plus douteuse, puisqu'il s'agissait de sauver Mary.

« Advienne que pourra ! dit-il. Il faut que ce mariage se fasse… Ne serait-ce point d'ailleurs un moyen de détourner de moi la vengeance de Lucien Labroue, si quelque hasard funeste venait lui révéler le passé ? Oserait-il soulever un scandale autour de l'homme dont il aurait épousé la fille ? Évidemment non ! Cette union qui me faisait peur sera peut-être pour moi le salut ! »

En arrivant à l'usine, l'industriel pria Lucien Labroue de l'accompagner dans son cabinet.

Brusquement, il dit au jeune homme :

« Mon cher Lucien, êtes-vous satisfait de votre position ?

— Comment ne le serais-je point ? répliqua Lucien. Grâce à votre libéralité, je gagne assez d'argent pour ne pas même dépenser le tiers de mes appointements. Ce sera donc pour moi, au bout de quelques années, une fortune certaine.

— Fortune qui doit vous permettre de réaliser la grande ambition de votre vie. Ambition louable que je connais. »

Lucien regarda son interlocuteur avec surprise.

« Ce que je vous dis là vous étonne, fit Paul Harmant. J'ai causé longuement de vous avec Georges Darier, mon avocat et votre ami. J'ai appris par lui que vous désiriez plus que tout au monde faire reconstruire, sur des terrains qui vous appartiennent à Alfortville, les ateliers que votre père y possédait jadis.

— Tel est en effet le but de ma vie, et je crois honorer la mémoire de mon pauvre père en agissant ainsi.

— Je vous approuve, je vous admire, et je vais vous en donner la preuve sans réplique, en vous fournissant le moyen d'atteindre plus vite ce que vous appelez le but de votre vie. L'usine où nous sommes ne peut suffire à exécuter les travaux commandés dont le nombre et l'étendue iront en s'augmentant. Vous constatez cela comme moi, n'est-ce pas ?

— Il est impossible de ne le point constater. J'ai même eu l'honneur de vous dire qu'il arriverait un moment où vous seriez obligé d'acheter d'autres terrains pour y construire de nouveaux ateliers.

— Vous avez eu raison… et ce moment est venu.

— Vous avez des terrains en vue ?

— Oui… les vôtres…

— Mais je ne veux pas les vendre, vous le savez bien…

— Aussi, je ne vous propose pas de vous les acheter. Pour donner à mon industrie les développements immenses qu'elle comporte, j'ai besoin qu'un homme de talent et d'expérience devienne à bref délai mon associé. Cet associé… ce sera vous.

— Moi ! Mais mes terrains ne représentent pas la millième partie de la valeur de vos constructions et de votre matériel.

— Je sais cela et ne m'en inquiète point. Sur les terrains que vous possédez à Alfortville, je ferai construire à mes frais une usine de la même importance que celle-ci et, par un acte régulier, je vous rendrai propriétaire. Ce sera votre apport dans l'association. Nos deux usines fonctionneront parallèlement, et chaque année nous ferons le partage des bénéfices. Que pensez-vous de ma proposition ?

— Monsieur, en vous écoutant, je me demande si je rêve.

— Non, vous ne rêvez pas ; l'offre est sérieuse.

— Je n'ose l'accepter… Pour la mériter, je n'ai rien fait.

— Savez-vous comment moi, simple mécanicien, ne possédant que beaucoup de courage et quelque habileté dans mon métier, je suis devenu l'associé de James Mortimer ?

— Par le travail.

— Oui, certes, mais non comme vous l'entendez. Cet industriel, voyant en moi un travailleur doué d'aptitudes, m'a donné la main de sa fille en m'associant à lui. »

Lucien tressaillit. Jacques Garaud continua :

« Pourquoi ne suivrais-je pas l'exemple de Mortimer ? Pourquoi me montrerais-je moins généreux ? La part de fortune que je vous propose serait la dot de ma fille…

— Melle Mary deviendrait ma femme ?… balbutia Lucien.

— Sans doute… fit le millionnaire avec un sourire un peu contraint. Mary vous a distingué, mon cher Lucien ; je ne pouvais qu'approuver son choix, car je vous estime et je vous aime.

— Monsieur, dit vivement Lucien, l'offre que vous voulez bien me faire me prouve votre estime et votre sympathie… J'en suis fier et touché, mais je ne puis l'accepter.

— Pourquoi ? demanda Jacques Garaud étonné et inquiet. Ne m'aviez-vous donc point compris ?… J'ai dit que Mary vous avait distingué. J'aurais dû dire qu'elle vous aime… Elle vous aime à en mourir.

— Monsieur, fit Lucien d'une voix émue, votre franchise appelle la mienne. Mon cœur ne m'appartient plus.

— Vous aimez quelqu'un ?

— Oui, une jeune fille que j'ai juré d'épouser, et rien au monde ne me ferait manquer à mon serment.

— Une enfant sans fortune, je le parierais.

— Et vous ne vous tromperiez point. Elle ne possède rien.

— Mon cher Lucien, l'amour passe… l'argent reste.

— Mon amour est impérissable et la fortune n'est rien.

— Vous réfléchirez… Vous vous souviendrez que Mary vous aime profondément. Elle peut mourir de votre refus…

— Je vous supplie, monsieur, de ne pas insister.

— Je n'insisterai pas ; mais, encore une fois, je vous engage à réfléchir ; votre avenir est en jeu… songez-y !… »

Le jeune homme s'inclina et sortit. Le grand industriel se mit à marcher avec agitation dans son cabinet.

« Il aime ailleurs, murmura-t-il d'une voix sifflante, il aime une jeune fille sans fortune… il refuse d'épouser mon enfant, et ce refus peut être la cause de la mort de Mary. Ah ! non ! non ! il n'en sera pas ainsi ! Ma fille avant tout ! Périsse le monde pourvu que ma fille vive ! »

IV

Mary s'était reposée pendant quelques heures, et avait trouvé dans le sommeil un calme relatif et un peu de force. Dans l'après-midi, elle s'était fait conduire chez Mme Augustine, sa couturière. Lucie, en même temps qu'elle, y arrivait.

« Ah ! ma chère petite, lui dit Mary, je suis bien aise de vous rencontrer… Vous n'êtes point venue me voir.

— N'ayant rien à essayer à mademoiselle, je n'ai pas cru pouvoir me permettre de la déranger.

— Vous savez bien que votre présence m'est agréable. D'ailleurs je vais commander à Mme Augustine une foule de robes et de costumes, et vous viendrez me les essayer. Savez-vous, Lucie que j'ai un caprice ?

— Lequel, mademoiselle ?

— Celui d'aller vous visiter chez vous.

— Vous trouverez une chambrette modeste, mais vous serez reçue par un cœur reconnaissant et dévoué.

— Je n'en doute pas. Donnez-moi votre adresse écrite. »

Lucie écrivit sur un carré de papier le nom du quai Bourbon et le numéro de la maison. Mary serra ce papier. Mary regagna l'hôtel de la rue Murillo. Cinq heures sonnaient. Le retour de Paul Harmant pouvait se faire attendre.

Tout en se sachant fiévreusement attendu, l'industriel tardait volontairement et se demandait avec épouvante ce qu'il allait répondre aux questions de sa fille. Enfin, à six heures et demie, il lui fallut rentrer. Il monta à l'appartement de Mary. La jeune fille courut à sa rencontre et lui sauta au cou.

« Je vois que cela va bien ! lui dit-il.

— Oh ! tout à fait bien, père. Mais toi, père, qu'as-tu fait ? M'apportes-tu la joie, l'espérance ?

— Oui, chère enfant, je t'apporte l'espérance.

— Tu as dit à Lucien que je l'aimais ?

— Peste ! Comme tu y vas !

— Sans froisser les convenances, tu pourrais faire comprendre à M. Lucien qu'une demande serait bien accueillie.

— J'ai résumé brièvement notre conversation chez Georges Darier au sujet des terrains d'Alfortville, et j'ai ajouté : « L'usine bâtie sur ces terrains sera la dot de ma fille. » On ne pouvait mieux dire, n'est-ce pas ?

— Impossible ! Qu'a répondu M. Lucien ?

— Lucien Labroue est un jeune homme plein de délicatesse. Il regardait la possibilité d'une association et d'une alliance comme incompatible avec la modestie de sa situation.

— Enfin, a-t-il accepté ? demanda Mary.

— Il accepte… mais avec cette délicatesse dont je parlais à l'instant, il a mis à son assentiment une condition. Il a inventé une machine fort ingénieuse qui peut et doit rapporter beaucoup d'argent. Il désire, avant de donner suite à nos projets, réaliser l'invention dont il s'agit. Ce sera son apport dans la communauté, et ainsi son amour-propre n'aura point à souffrir. »

Rien n'était plus vraisemblable. Mary ne pouvait soupçonner et ne soupçonna point un mensonge.

« Sa résolution est d'une âme noble, répondit-elle ; je la comprends et je l'approuve. Mais il est une chose dont tu ne m'as point parlé… Lucien m'aime-t-il ? »

La question était singulièrement embarrassante pour le faux Paul Harmant. Elle le forçait à mentir encore, s'il ne voulait briser le cœur de sa fille.

« Qui donc ne t'aimerait ? fit-il d'un ton mal assuré.

— Ce n'est pas répondre… M'aime-t-il ?

— Il ne m'a pas fait d'aveu positif, mais l'éclat de ses yeux et le rayonnement de sa figure parlaient pour lui. Je ne pouvais me tromper à son expression de joie profonde. D'ailleurs, puisqu'il accepte ce mariage, c'est qu'il éprouve pour toi une inclination véritable. Lucien Labroue n'est pas un homme à enchaîner sa vie, à sacrifier son indépendance à une fortune, quelle qu'elle soit.

— Je le crois, père. Dis-moi… l'attente sera-t-elle longue ?

— Pour réaliser l'invention, peut-être faudra-t-il quelques mois.

— Je prendrai patience. Mais Lucien me fera la cour. À cette heure, tu peux le traiter comme un gendre futur…

— Je le ferai certainement… Lucien viendra souvent ici.

— Et il me confirmera la bonne nouvelle ?

— Sans doute.

— Eh bien, me voilà satisfaite, dit Mary joyeusement ; j'attendrai. Seulement, toi, père, tu tâcheras d'abréger l'attente.

— J'ai non moins hâte que toi de voir accomplir ce mariage.

— Grâce à toi, ta fille sera la plus heureuse des femmes ! »

Paul Harmant se demandait avec épouvante comment il sortirait de l'impasse dans laquelle il venait de s'engager. Tout à coup un éclair lui traversa l'esprit et les nuages sombres entassés sur son front disparurent. Mary fut d'une gaieté folle pendant toute la soirée ; quand elle regagna sa chambre, elle était littéralement transfigurée et ne semblait plus malade.

« Ce mariage la sauverait, se dit le millionnaire ; il faut qu'il se fasse. »

Le lendemain il devait se rendre à Courbevoie de grand matin pour surveiller la mise en caisse de grandes pièces mécaniques qu'il envoyait à Bellegarde. Un mécanicien chef et deux ouvriers ajusteurs se tenaient prêts à accompagner cet envoi. L'absence de ces hommes devait durer quinze jours ou trois semaines. On était au samedi. La date de l'expédition par le chemin de fer était fixée au lundi suivant. En arrivant à l'usine, le millionnaire trouva Lucien Labroue à son poste, dirigeant les ouvriers. Il lui tendit affectueusement la main.

« Vous pressez les travaux de Bellegarde ? dit le patron.

— Oui, monsieur. Il reste peu de chose à terminer.

— Il faut que demain, à la première heure, les colis soient au chemin de fer… Avez-vous prévenu les mécaniciens et le contremaître qui doivent aller faire l'installation ?

— Ils partiront lundi matin.

— Votre présence là-bas serait singulièrement utile.

— Si vous le croyez, je suis prêt. Quand dois-je partir ?

— Lundi, par le même train que le contremaître et ses hommes. Je vous donnerai dans l'après-midi mes dernières instructions. Vous veillerez, n'est-ce pas ? à ce que demain, au point du jour, on parte pour le chemin de fer.

— Je coucherai ici, monsieur, afin de veiller au départ.

— Je vous en saurai gré. Il est entendu que vous toucherez une indemnité de déplacement de cinq mille francs. Vous voudrez bien m'écrire chaque jour pour me tenir au courant de ce qui se passera à Bellegarde. J'y tiens beaucoup…

— Je n'y manquerai pas, monsieur. »

Les deux hommes se séparèrent. Paul Harmant gagna son cabinet, en se disant :

« L'absence de Lucien Labroue durera tout au moins quinze jours et, s'il le faut, je trouverai moyen de la prolonger. Pendant cette absence, j'aurai le temps de prendre des informations. Quelle femme s'est emparée de Lucien ? À quelle intrigante a-t-il promis le mariage ?… Et malheur à celle qui s'est fait la rivale de ma fille ! Je la briserai… Rien de plus facile d'agir sans se compromettre. Je suis assez riche pour payer la disparition d'une femme. »

L'ex-contremaître qui marchait à grands pas dans son cabinet s'arrêta brusquement.

« Un complice… murmura-t-il. Mais ce sera me mettre sous la domination de cet homme, comme je suis déjà à la merci du misérable Ovide Soliveau… Ovide Soliveau… Pourquoi ne m'adresserais-je pas à lui ? Son intérêt est de me servir, et la perspective de gagner de l'argent le rendra capable de tout. Décidément, Ovide est l'instrument qu'il me faut. Je le verrai ce soir. »

Vers quatre heures de l'après-midi, Lucien Labroue vint avertir M. Harmant que la mise en caisse des grandes pièces à destination de Bellegarde était terminée et qu'on s'occupait du chargement sur les camions.

« Bien… » répondit l'industriel qui ajouta, en prenant divers papiers sur son bureau :

« Voici les plans des travaux que vous aurez à diriger à Bellegarde, et voici les projets de ceux à exécuter. Voici en outre deux bons à toucher à la caisse ; l'un est de cinq mille francs et représente votre indemnité de déplacement. L'autre est de quinze cents : il vous servira à défrayer de toutes choses les ouvriers qui les accompagnent. Bon voyage et écrivez-moi tous les jours. »

Lucien Labroue serra la main que lui tendait son patron et se retira. L'industriel monta dans sa voiture.

« Aux Batignolles… avenue de Clichy. Vous ferez halte à l'entrée de l'avenue… »

À l'endroit désigné, Jacques Garaud descendit, commanda de l'attendre, et suivit à pied l'avenue jusqu'au numéro indiqué par Ovide. Là, il se trouva en face d'un mur que trouait une porte. Derrière ce mur, on apercevait le toit d'un pavillon entouré d'arbres. Il agita vigoureusement la sonnette. Quelques secondes s'écoulèrent. Ovide Soliveau parut, rasé de frais, le chapeau sur la tête, vêtu avec soin, bien chaussé, bien ganté. Évidemment il se préparait à sortir. Il poussa une exclamation.

« Toi, cousin ! dit-il ensuite. Voilà de la chance ! Cinq minutes plus tard tu ne me trouvais pas.

— Est-ce une affaire importante qui t'appelle au-dehors ?

— Nullement. Histoire de me balader sur les boulevards.

— Alors, reste avec moi, nous avons à causer.

— Est-ce que quelque chose ne va pas à ton gré ?

— Entrons chez toi, je te dirai tout. »

Ovide fit traverser à son ex-patron le petit jardin, ouvrit devant lui la porte du pavillon, et l'introduisit dans une pièce proprement meublée, et tenue avec beaucoup de soin.

« Tu vois, cousin, que depuis que je vis de mes rentes, ou plutôt des tiennes, j'ai de l'ordre ! dit Soliveau en riant. Une femme de ménage me sert de valet de chambre.

— Tu es très bien installé, mais ce n'est point de ton installation qu'il s'agit, répliqua Paul Harmant. Le motif de ma visite est important. Causons… Nous dînerons ensuite.

— Ne pouvons-nous causer en dînant ?

— Non.

— Oh ! oh !… le huis clos ? C'est grave alors… »

Le grand industriel, sans prendre le siège que lui indiquait Ovide, passa la main sur son front et commença ainsi :

« Lors de la visite que tu es venu me faire à Courbevoie, tu as affirmé que tu serais toujours prêt à me servir.

— Je te l'affirme de nouveau, tu peux disposer de moi.

— Ferais-tu tout ce que je te dirais de faire ? Comprends bien la valeur de ce mot : TOUT…

— Oui, parbleu ! TOUT signifie que je devrais obéir à n'importe quel ordre, même s'il s'agissait d'allumer un joli petit incendie, comme tu le fis autrefois. Est-ce cela ?

— C'est plus que cela. »

Le Dijonnais ébaucha un geste de stupeur et murmura :

« Diable ! s'il ne s'agit pas de feu, il s'agit de sang ?

— Dans ce cas, que répondrais-tu ?

— Que ce n'est point dans mes habitudes. Je suis un brave garçon de mœurs douces et d'inclinations pacifiques.

— Il s'agit de mon salut. Or, me sauver, c'est conserver pour toi la position que je t'ai faite !

— Es-tu donc en péril ? demanda vivement Ovide.

— Oui.

— Alors, je suis prêt à tout… sans exception. Qui te menace me menace. Tu es mon bailleur de fonds et je tiens à te conserver intact ! Est-ce que le passé reviendrait sur l'eau ? Il y a prescription.

— Il n'y a jamais de prescription pour le scandale, et le scandale me perd aussi sûrement que la cour d'assises.

— Explique-toi donc, et franchement.

— Je te dirai tout. Lors de mon arrivée à Paris, un hasard diabolique a jeté sur ma route le fils de Jules Labroue.

— Celui que tu as… oui… connu… Je le savais. On a prononcé son nom devant moi, tandis que je me trouvais dans ton cabinet, à l'usine. Dame ! je possède un peu de jugeote, j'ai deviné que c'était le fils de l'autre, et j'ai trouvé très malin d'avoir amené ce jeune homme chez toi pour le tenir sous ta main, et pour savoir ce qu'il pense.

— C'est parce que je connais la pensée de Lucien Labroue que je l'ai pris avec moi, répondit Jacques Garaud.

— Et cette pensée ?…

— Le but de sa vie est de venger la mort de son père.

— La mort de son père est vengée, puisqu'un jury plein d'intelligence a condamné Jeanne Fortier à la réclusion.

— Il ne croit pas Jeanne Fortier coupable. Il a le pressentiment de la vérité. C'est Jacques Garaud qu'il accuse et dont il nie la mort…

— Diable ! Mon opinion se modifie. Puisqu'il en est ainsi, la présence de Lucien Labroue chez toi est dangereuse.

— Elle le deviendrait surtout si la fatalité voulait qu'il rencontrât Jeanne Fortier, et que cette femme me reconnût.

— Jeanne Fortier est en prison et n'en sortira jamais…

— Elle s'est évadée. Elle est libre…

— Libre ! Saperlipopette, mauvaise affaire ! Ils pourraient en effet se rencontrer, et il ne le faut pas. Bref, c'est Lucien Labroue que tu juges opportun de supprimer ?

— Non, répondit le millionnaire.

— Jeanne Fortier, peut-être ?

— J'ignore où elle se trouve.

— Alors, je donne ma langue aux chats.

— Je vais m'expliquer… Tu sais si j'aime ma fille Mary !… Je l'aime à mourir, si elle mourait… et tu sais qu'elle est bien malade.

— Il faut qu'elle vive… et le plus longtemps possible, diable ! Mais qu'est-ce que ta fille vient faire dans tout cela ?

— Mary aime Lucien Labroue.

— Et c'est cela qui te chiffonne ! fit gaiement Ovide. Mais ce béguin de Mary pour Lucien Labroue est ta planche de salut ! Dépêche-toi de donner ta fille au jeune homme. Une fois que le maire aura prononcé conjungo, plus rien à craindre. Supposons que Lucien, devenu ton gendre et ton associé, rencontre Jeanne Fortier… Supposons qu'ils cherchent ensemble le véritable meurtrier de Jules Labroue, et qu'ils le trouvent ; il est clair que Lucien lui-même imposerait silence à Jeanne Fortier. Pourrait-il provoquer un scandale autour de l'homme dont il aurait épousé la fille ? Jamais de la vie.

— J'avais fait ce calcul en apprenant l'amour de Mary pour Lucien… mais le mariage est impossible.

— Est-ce que le jeune homme serait déjà marié par hasard ?

— Il n'est pas marié, mais il aime une jeune fille.

— Elle est donc si riche, cette jeune fille ?

— Elle ne possède pas un sou.

— En voilà un idiot ! C'est trop bête, c'est invraisemblable !

— Soit, mais Lucien a refusé la main de Mary.

— Je commence à comprendre. C'est la péronnelle qui vient mettre des bâtons dans les roues qu'il s'agit de supprimer…

— C'est elle !

— Quand elle aura disparu, Lucien Labroue ne sera pas assez nigaud pour laisser échapper la fortune que tu lui offres…

— C'est sur cela que je compte pour sauver ma fille.

— Eh bien, cousin, je me charge d'arranger l'affaire. Avant peu ma cousine s'appellera Mme Lucien Labroue. Comment se nomme la particulière de ce coco-là, et où perche-t-elle ?

— Je n'en sais rien, mais voici un expédient auquel j'ai pensé, et qui peut nous amener à découvrir ce que j'ignore. J'envoie Lucien passer trois semaines à Bellegarde pour mettre en place des machines et relever des plans. Il couchera ce soir à l'usine afin de pouvoir faire expédier demain, dès la première heure, les machines qu'il accompagnera au chemin de fer. Il partira lundi matin…

— Pas un mot de plus ! interrompit Ovide… C'est compris ! Ayant son dimanche libre, et filant le lundi, il consacrera la journée à faire à son idole les plus touchants adieux… Donc il faut établir une surveillance et savoir où le jeune homme ira traîner ses guêtres en sortant de l'usine.

— As-tu besoin d'argent ? demanda Jacques Garaud.

— Regarde comme je suis gentil, cousin, je ne te demande rien quant à présent. Quand nous connaîtrons la besogne, nous ferons le prix. Où se trouve le logement particulier de Labroue ?

— Rue de Miromesnil, numéro 87.

— Suffit, on le filera. Maintenant allons dîner…

— Laisse-moi partir le premier. Je vais envoyer mon cocher prévenir chez moi que je ne rentre pas dîner.

— Moi, j'irai attendre au restaurant du père Latuile. »… Jacques Garaud quitta son prétendu cousin vers onze heures du soir.

« Ovide est bien l'homme qu'il me fallait, pensait-il. Avec lui, je triompherai de tous les obstacles. »

Le Dijonnais se disait de son côté :

« Peste ! Il s'agit de conserver mes rentes ! Quant au prix du travail, j'aurai soin qu'il atteigne un chiffre coquet ! »

V

Mary Harmant, depuis que son père lui avait promis qu'elle serait la femme de Lucien Labroue, se sentait folle de joie. Quarante-huit heures seulement s'étaient écoulées depuis la bonne nouvelle, et déjà l'inquiétante pâleur du visage disparaissait, les taches rouges des pommettes s'effaçaient. Nous savons que son père lui consacrait tout entière la journée de dimanche.

Ce dimanche-là, elle se leva de bonne heure et se rendit au cabinet de travail du grand industriel. Celui-ci se doutait bien que sa fille lui poserait mille questions embarrassantes au sujet du jeune homme. Aussi, lorsque Jacques Garaud vit la porte du cabinet s'ouvrir pour livrer passage à la jeune fille, il ne put réprimer un geste d'impatience et son front se plissa. Ni le pli du front, ni le mouvement de contrariété n'échappèrent au regard de Mary.

« Je te dérange, père ? demanda-t-elle.

— Un peu, oui, mon enfant, car je suis plongé dans de grands calculs, mais, puisque tu es la, viens m'embrasser.

— Que faisons-nous aujourd'hui ?

— J'ai beaucoup de travaux arriérés à classer et je serai forcé, ce soir, de m'absenter pendant quelques heures.

— Tu déjeuneras et tu dîneras avec moi, cependant ?

— Je déjeunerai, oui, mais il est moins certain que je dîne.

— Alors mon beau rêve s'évanouit !

— Qu'avais-tu rêvé, chère enfant ?

— Que tu inviterais Lucien Labroue à dîner ici.

— Tu vois que c'était impossible.

— À déjeuner, du moins.

— Je ne le pouvais pas davantage, car M. Labroue a certainement de nombreuses courses à faire avant son départ. »

Mary tressaillit et devint très pâle.

« Avant son départ ! répéta-t-elle d'une voix altérée. M. Labroue s'éloigne de Paris ? Pourquoi ?

— Pour les affaires de la maison. Il va à Bellegarde.

— Combien de temps durera son absence ?

— Trois semaines à peu près, et ce travail est un premier pas dans la voie d'une association.

— S'il en est ainsi, j'en prends mon parti… Mais enfin, me voilà pour la journée entière toute seule…

— Cela m'afflige autant que toi, tu le sais. Je te promets d'ailleurs un prochain dédommagement. »

Confiante en ce qu'elle venait d'apprendre, la jeune fille, très ennuyée et très contrariée du départ de Lucien, ne s'en alarmait point. Elle n'y voyait que la preuve de confiance et d'estime donnée par son père à son fiancé. Ainsi rassurée, Mlle Harmant remonta dans son appartement et y resta jusqu'à onze heures. Quand elle descendit, elle avait une toilette très élégante.

« Mignonne, comme te voilà belle ! s'écria le faux Paul Harmant. Tu m'éblouis ! As-tu donc des projets ?

— J'ai le projet d'aller voir mes amies. Je m'ennuierais à la maison. Je resterai dehors jusqu'au dîner. »

À une heure on vint prévenir la jeune fille que la voiture attendait devant le perron. Elle descendit et s'installa.

« Quai Bourbon, numéro 9 », dit Mary au cocher.

Ce n'avait été qu'un jeu pour Ovide Soliveau de suivre Lucien Labroue. Déguisé en maçon, il l'avait filé jusqu'à son domicile où Lucien s'était rendu en voiture, sitôt après l'expédition des caisses d'emballage à la gare de Lyon. Pendant que Lucien était chez lui, Ovide Soliveau changea de voiture, vint s'installer à quelques mètres derrière le fiacre de Lucien qui l'attendait, et donna l'ordre à son cocher de filer ce fiacre.

Ovide s'installa dans la voiture, la tête à la portière, les yeux fixés sur la porte du numéro 87. Tout à coup il aperçut Lucien Labroue sortant après avoir changé de costume. Le jeune homme dit à son cocher quelques mots, puis il monta.

« En chasse ! et vivement… » souffla Ovide.

Les deux véhicules roulant l'un à la suite de l'autre arrivèrent au quai Bourbon. Le premier s'arrêta devant le numéro 9. Le second fit halte au coin du pont Marie. Lucien s'élança sous la voûte d'une vieille maison et disparut. Ovide observait plus que jamais.

« C'est là que doit percher la donzelle… » murmura-t-il.

Il sortit de son fiacre.

« Vous avez vu où il est entré ? lui dit l'automédon.

— Oui. Restez où vous voilà, et attendez-moi. »

Lucien Labroue s'était engagé dans l'escalier de droite pour aller chez sa fiancée dont le logement touchait, nous le savons, à celui de Jeanne Fortier. Le jeune homme, en passant, souhaita le bonjour à son ancienne concierge.

« Ah ! vous êtes en retard, lui dit celle-ci en riant.

— Aussi, je monte, vite. Au revoir. »

Et Lucien gravit l'escalier en mettant les marches doubles. Lucie l'attendait sur le seuil de la porte. Il la prit dans ses bras et couvrit de baisers son front et ses cheveux.

« Oh ! le vilain ! fit Lucie, une demi-heure en retard !

— Il m'a été impossible de venir plus tôt.

— Pourquoi donc ! Le dimanche vous n'avez rien à faire !

— Eh bien, ce matin, j'étais debout une heure avant le jour !

— Une heure avant le jour ! Que se passait-il donc ? »

Lucien expliqua la besogne dont il avait dû se charger sur la demande de Paul Harmant.

« C'est bien, alors ; vous êtes pardonné, dit Lucie.

— Maman Lison ne déjeune pas avec nous ? demanda Lucien, en s'asseyant devant la table servie de façon coquette.

— Non, mon ami. Pauvre maman Lison, elle n'a pas un moment de liberté ! Mme Lebret, sa patronne, est malade, et maman Lison passe ses nuits à la veiller. Ce qui ne l'empêche pas de porter le pain deux fois par jour.

— Vous l'aimez bien, cette brave femme, n'est-ce pas ? Et vous avez raison ! Je suis sûr qu'elle le mérite.

— Sitôt que nous serons mariés, mon Lucien, nous la prendrons avec nous.

— Ce sera bientôt, chère mignonne, s'il plaît à Dieu ! Si vous saviez comme j'ai hâte d'arriver au jour du bonheur !… »

Et Lucien voulut embrasser de nouveau sa fiancée. Elle le repoussa doucement, sans pruderie mais avec fermeté.

« Nous ne sommes pas encore mariés… dit-elle en riant. Mettez ces baisers-là à la caisse d'épargne. Comment trouvez-vous ces côtelettes ? Elles sont un peu trop cuites, hein !…

— Je ne m'en aperçois pas.

— Êtes-vous toujours aussi satisfait de votre position chez M. Harmant ?

— Toujours… Mon patron me témoigne la confiance la plus flatteuse… et, à ce sujet, je dois vous apprendre une chose qui va vous contrarier : nous allons passer deux dimanches sans nous voir… »

Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.

« Deux dimanches sans nous voir ! répéta-t-elle. Pourquoi ?

— M. Harmant m'envoie à Bellegarde pour l'y représenter et y installer des pièces de mécanique importantes.

— C'est favorable à nos intérêts, cela ?

— C'est favorable, oui, chère mignonne.

— Alors j'en prends mon parti, puisque cela rapprochera notre mariage. Vous m'écrirez, n'est-ce pas ?

— Tous les jours, je vous le promets. Donc, ne vous chagrinez pas de mon départ. Et puis, je le répète, ce voyage est très avantageux pour nous. Si vous saviez comme j'ai hâte de pouvoir m'établir avec mes capitaux !

— Pourquoi, puisque vous vous trouvez bien chez votre patron ?

— Je m'y trouve bien, mais cependant certaines choses me déplaisent dont je vous parlerai plus tard. À présent, occupons-nous d'autre chose. Je suis très contrarié que vous n'ayez pas maman Lison auprès de vous. Cette brave femme me fait l'effet d'un chien de garde fidèle.

— Sa patronne, hier, allait, paraît-il, un peu mieux. Dès que la convalescence commencera, maman Lison reprendra ses habitudes et passera auprès de moi une partie de ses journées. Nous la verrons tantôt, mais seulement quelques minutes. »

Pendant ce temps, Ovide Soliveau cherchait le moyen de savoir chez qui Lucien Labroue venait de monter.

Depuis pas mal de temps déjà, le Dijonnais se promenait de long en large sur le trottoir du quai, devant la maison, traversant parfois la chaussée, faisant semblant d'examiner avec intérêt les objets exposés à la devanture d'un magasin de coutellerie contigu à la porte d'entrée de la demeure de Lucie, puis retraversant la chaussée, regardant les fenêtres, quand tout à coup le guetteur poussa une sourde exclamation de joie.

Une fenêtre de l'étage le plus élevé venait de s'ouvrir. Lucien Labroue y parut seul, d'abord, puis il se retourna, dit quelques mots, et Lucie vint le rejoindre. Malgré la distance, Ovide distinguait parfaitement les traits de la jeune fille.

« Eh ! eh ! murmura-t-il, la petite est très gentille !… J'ai maintenant sa photographie dans la tête. Elle n'en sortira plus. »

Lucie tenait à la main un mouchoir blanc déplié qu'elle étendit sur la barre d'appui de la croisée afin d'y poser ses coudes. À un moment la jeune fille se rejeta en arrière pour éviter un baiser de Lucien. Le mouchoir glissa dans le vide, et vint s'abattre aux pieds de Soliveau qui s'empressa de le ramasser.

De la fenêtre, Lucie fit des signes télégraphiques faciles à comprendre. De la même manière, c'est-à-dire en mimant sa réponse, Ovide indiqua qu'il allait déposer l'objet chez le concierge. Les fiancés quittèrent immédiatement la fenêtre. Ovide, enchanté de l'incident, était déjà dans la cour. À ce moment précis, une victoria s'arrêtait devant la maison, et Mary Harmant en descendait.

En voyant Ovide Soliveau vêtu en maçon se diriger de son côté, la concierge avait quitté son travail.

« Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ? demanda-t-elle.

— Ma chère dame, répondit-il, voici un mouchoir qu'une jeune demoiselle a laissé tomber depuis le sixième étage.

— Du sixième étage… répéta la concierge. C'est la couturière mam'selle Lucie, qui demeure là-haut…

— Je descends », cria Lucie du haut de l'escalier. Ovide en savait assez. Il allait partir, lorsqu'en se retournant il se trouva face à face avec Mary. Vivement, il se jeta de côté en détournant la tête pour éviter d'être reconnu.

Mais Mary ne s'occupait pas de lui.

« Mlle Lucie, la couturière ? demanda-t-elle.

— Au sixième, madame. La porte à droite. »

La jeune fille se dirigea vers l'escalier, en se garant du prétendu maçon dont les vêtements étaient couverts de plâtre.

Ovide, trouvant le passage libre, s'élança au-dehors et traversa rapidement la cour. Lucie arrivait aux premières marches de l'escalier.

« Vous, mademoiselle, dit-elle d'un ton joyeux.

— Je viens pour vous voir, ma chère Lucie, répliqua Mary.

— Ah ! comme vous allez être surprise !

— Moi ! pourquoi ?

— Je ne veux rien vous dire… vous verrez. Montez lentement, mademoiselle, pour ne pas vous fatiguer trop. »

Au second étage Mary s'arrêta pour respirer. L'air s'échappait en sifflant de sa poitrine oppressée.

« Voulez-vous vous appuyer sur moi, mademoiselle ? demanda Lucie.

— Volontiers. »

La fille de Paul Harmant poursuivit son ascension.

« Que c'est bon et gracieux à vous, mademoiselle, d'être venue me voir, reprit l'ouvrière, car c'est bien pour moi. Votre vêtement n'est même pas encore assemblé…

— C'est pour vous, bien pour vous, mignonne.

— Combien j'en suis heureuse… et comme il va être surpris, lui !

— Lui ? Qui donc ? demanda Mary curieuse.

— C'est le secret… c'est la surprise ! Vous verrez. »

Quelques secondes après la sortie de sa fiancée, Lucien Labroue s'était remis à la fenêtre. Il regardait la victoria qui venait de s'arrêter devant la porte.

« C'est singulier… murmura-t-il. Ces chevaux… cette livrée !… On dirait une des voitures de M. Harmant. »

Le bruit de la porte qui s'ouvrait lui fit quitter son observatoire. Il se retourna et vit à dix pas de lui, sur le seuil, Mary respirant avec peine mais le visage souriant. Elle et lui poussèrent en même temps un cri de stupeur. Mary, chancelante, appuya sa main sur le côté gauche de sa poitrine.

« Ah bien, que dites-vous de ma surprise ? » fit Lucie.

La fille de Paul Harmant avait chancelé, étreinte au cœur par un pressentiment douloureux.

« Vous ici, monsieur Labroue ! fit-elle en dominant son trouble. Par quel hasard vous êtes chez mademoiselle ? »

Lucien allait balbutier quelques paroles embarrassées, lorsque Lucie intervint. Elle répondit en souriant :

« Ce n'est point un hasard, mademoiselle. On est certain, tous les dimanches, de trouver ici M. Lucien.

— Ah ! vous connaissez depuis longtemps M. Labroue.

— Nous nous connaissons depuis près de deux ans, mademoiselle… répliqua Lucien. Avant d'aller demeurer rue de Miromesnil, j'habitais cette maison…

— Nous étions porte à porte… ajouta Lucie, et quand on est porte à porte, on cause, on devient bons amis.

— Bons amis ! répéta d'un ton sec la fille du millionnaire, qui maintenant comprenait, et dont l'orgueil se révoltait à la pensée d'avoir pour rivale heureuse une petite fille comme Lucie.

— Nous nous sommes aimés comme s'aiment une honnête fille et un garçon loyal, qui doivent se marier un jour », continua Lucie.

Lucien se rendait compte à merveille de ce que Mary devait souffrir, et il se trouvait au supplice… Mais, que pouvait-il ? Il aimait Lucie et non Mary. L'ouvrière vit la visiteuse chanceler.

« Bon Dieu ; qu'avez-vous, mademoiselle ? Vous voilà toute pâle… Vous semblez souffrante… »

Cette fois encore Mary puisa dans son orgueil l'énergie nécessaire pour triompher de sa défaillance.

« Non… non… dit-elle. Ce n'est rien… Je voulais vous voir. Maintenant, adieu… Je retourne à l'hôtel… »

Puis dit à Lucien :

« Mlle Lucie m'avait parlé d'une surprise. La surprise a été grande, en effet, et mon père ne sera pas moins étonné que moi quand il saura ce que je viens d'apprendre. »

Déjà Mary se dirigeait vers la porte. Au moment de l'atteindre elle s'arrêta, revint sur ses pas et demanda :

« Ainsi donc vous allez vous marier bientôt ?

— J'ai dit à monsieur votre père tout ce que je pouvais et devais lui dire à ce sujet, mademoiselle, répliqua Lucien.

— Vous avez parlé de vos projets à mon père ! fit Mary stupéfaite. Quand cela ?

— Avant-hier.

— Ah ! c'est bien ! Je vous souhaite à tous les deux un long avenir de bonheur. Que cela ne vous empêche pas de travailler pour moi, Lucie. Je compte sur votre exactitude. Maintenant, adieu !…

— Vous semblez fatiguée, mademoiselle. Voulez-vous me permettre de vous reconduire à votre voiture ?

— Non, non, vous me désobligeriez en le faisant. Restez auprès de M. Lucien. Demain il quitte Paris. Il ne faut pas le priver de votre présence un seul instant. Bon voyage, monsieur Labroue. Au revoir, Lucie. »

Et la fille du millionnaire sortit, laissant l'ouvrière stupéfaite en face d'une énigme, dont elle cherchait en vain le mot.

« Mais que se passe-t-il donc, mon ami ? demanda Lucie, en proie à une indicible émotion. Pourquoi Mlle Harmant, en nous voyant ensemble, a-t-elle changé tout à coup de visage et d'attitude ? Pourquoi, elle, si douce d'habitude avec moi, a-t-elle pris tout à coup un ton dur ? Pourquoi, enfin, est-elle partie si vite, les yeux à la fois noyés de larmes et pleins d'éclairs ?

— En vérité, je n'en sais rien, ma chère Lucie… répondit le jeune homme, qui ne voulait pas porter le trouble dans l'âme de sa fiancée, en lui parlant des propositions de M. Harmant. Mlle Mary est maladive, vous le savez. Elle aura subi sans doute une crise soudaine dont l'ascension de vos six étages pourrait bien avoir été la cause.

« Il ne faut pas que sa visite gâte notre dimanche ! Voulez-vous sortir un peu ?

— Je veux bien, répondit Lucie, mais à la condition que nous serons de retour quand maman Lison viendra.

— Nous allons seulement faire un tour, et nous reviendrons. »

Ovide Soliveau, stupéfait de voir apparaître à l'improviste la fille de son prétendu cousin et de l'entendre demander Lucie la couturière, s'était empressé de regagner sa voiture.

« Inutile de rôder plus longtemps dans les environs. Je sais ce que je voulais savoir d'abord… Il y a, dans la visite de Mary à l'ouvrière, quelque chose qui ne me semble pas du tout naturel. Lucien Labroue refuse d'épouser Mary, et Mary vient chez la donzelle où se trouve Lucien Labroue. Qu'est-ce que ça signifie ? Mon cher cousin verra peut-être clair où moi je ne vois goutte. »

Rejoignons Mary Harmant. Après avoir quitté le logement de Lucie dont elle avait fermé presque avec violence la porte derrière elle, la fille du millionnaire porta les deux mains à sa gorge comme pour arrêter au passage les sanglots prêts à jaillir. Ensuite luttant contre la défaillance physique et morale qui s'emparait de son corps et de son âme, elle descendit l'escalier, monta dans sa voiture et dit au cocher :

« À l'hôtel… »

En arrivant rue Murillo, elle alla droit au cabinet de son père. Paul Harmant leva la tête. En voyant le visage pâle de sa fille, ses traits décomposés, ses yeux rougis, une effroyable angoisse s'empara de lui. Plein d'épouvante, il se leva.

« Mon enfant… Ma chère enfant… » commença-t-il.

Mary ne lui laissa pas le temps d'achever sa phrase.

« Tu m'as trompée ! dit-elle d'une voix sourde et comme enrouée. Tu m'as menti ! Lucien ne m'aime pas… C'est une autre qu'il aime… c'est une autre qu'il épousera…

— Mary, ma mignonne, comment sais-tu cela ? Si je t'ai caché cet amour prétendu dont tu parles, c'est que j'ai résolu de le combattre par tous les moyens, et ce que je veux s'accomplira. Qui t'a révélé le secret ?

— Qui me l'a révélé ? Celle qui l'aime ! Elle crie son bonheur sur les toits, et lui, qui l'entendait, n'a pas démenti ses paroles.

— Tu l'as donc vu, lui ?

— Je l'ai vu près d'elle… près de sa fiancée… heureux tous les deux… Ils s'adorent… ils se marieront bientôt.

— Non, mon enfant, il ne l'épousera pas. »

La jeune fille éclata en sanglots.

« Pourquoi m'avoir menti ? balbutia-t-elle. Pourquoi mentir encore ? Ton mensonge m'a fait bien du mal. Il a mis dans mon cœur un espoir qui n'était qu'illusion. Voici la réalité froide et cruelle, et cette réalité causera ma mort. »

Jacques Garaud, torturé, crut qu'il devenait fou.

« Mary, s'écria-t-il, calme-toi, je t'en supplie. Ne me désespère pas ainsi. Si je t'ai menti, c'est que je ne me sentais point la force de te voir souffrir et pleurer…

— Vous saviez qu'il aimait quelqu'un ?

— Il me l'avait dit, et je lui avais, moi, laissé comprendre que ton cœur te poussait vers lui. J'avais établi la comparaison entre toi et celle qu'il épouserait sans fortune. J'avais fait briller à ses yeux l'avenir. Je l'avais supplié de réfléchir. Je comptais, je compte encore le convaincre, l'empêcher de perdre sa vie, et j'espère bien l'amener à tes pieds, prêt à t'aimer et à te donner le bonheur.

— Le bonheur ! Il n'en est plus pour moi.

— Si je te jurais que tu seras sa femme, me croirais-tu ?

— Non… répondit-elle. Je ne peux plus te croire.

— Ne doute plus de ma parole ! j'affirme que Lucien t'épousera et qu'il t'aimera ! »

Mary se jeta dans les bras de son père.

« Oh ! fais cela ! fais cela ! bégaya-t-elle ; en le faisant tu m'auras sauvée. Mais tu ne pourras pas… C'est elle qu'il aime !

— Qui est celle dont tu parles ?

— Lucie… Une couturière aux gages de ma tailleuse, une fille de rien, une enfant trouvée.

— Enfant trouvée… Donc elle n'a ni père, ni mère ?

— Ni père, ni mère, ni nom de famille ! Au lieu de nom, un numéro. Le numéro 9, inscrit sur les registres de l'hospice ! Et c'est cette créature qu'il aime !

— Non, mon enfant, il ne l'aime pas… il ne peut l'aimer. Lucien, comme tous les jeunes gens, a une maîtresse.

— Ah ! s'écria Mary le visage contracté, les yeux pleins d'éclairs. Ah ! que je la hais, cette enfant de l'hospice !… Elle m'a pris mes joies, mon bonheur ! Elle m'a tout pris ! »

Mary était en ce moment dans un état d'exaspération qui la défigurait complètement.

Les veines de son front se gonflaient ; ses lèvres devenaient violettes. La violence inouïe de cette crise pouvait amener une catastrophe.

« Mon enfant chérie, calme-toi, dit Jacques Garaud d'une voix suppliante. Tu seras la femme de Lucien.

— Mais cette fille ?

— Il la quittera.

— S'il ne la quittait pas ?

— On trouverait moyen de l'éloigner de lui.

— Oui, c'est vrai, l'éloigner… dit Mary avec fièvre. L'éloigner… Ce serait me le rendre peut-être… Mais comment ?

— Mais tu n'as donc pas compris ! s'écria Paul Harmant en attachant sur Mary un regard où s'allumaient des lueurs sinistres. Sur la mémoire de ta mère, je jure que je te donnerai Lucien. Je t'ai dit qu'on l'éloignerait, cette fille, et qu'il l'oublierait. Eh bien, on l'éloignera et il l'oubliera. »

Mary essaya de sourire à son père et se retira la tête basse, le visage morne.

L'ex-contremaître de Jules Labroue avait résolu, nous le savons, de supprimer s'il le fallait la rivale de sa fille. Le désespoir dont il venait d'être témoin ne pouvait que redoubler sa haine pour l'innocente Lucie. Comme cela avait été convenu, il se rendit à la petite maison de l'avenue de Clichy. Ovide l'attendait.

« Ah ! ma vieille branche, j'en ai long à t'apprendre… J'ai filé notre homme et je connais le nom de la donzelle dont il est toqué.

— J'en sais aussi long que toi à ce sujet, dit Jacques Garaud.

— Pas possible !… ou alors, c'est ta fille qui t'a renseigné ?

— Oui.

— Comment se fait-il qu'elle connaisse la personne en question ?

— Cette Lucie est une des ouvrières de sa tailleuse.

— Voilà qui explique la présence de ma cousine au quai Bourbon. Je m'y suis trouvé nez à nez avec elle.

— Mais alors elle t'a reconnu ?

— Plus souvent ! Quelle idée te fais-tu de moi ? Je m'étais mis sur le dos une « pelure » de maçon. Elle a dû faire une drôle de tête, ma petite cousine, en trouvant son adoré chez la couturière.

— Mary est dans un état de désespoir effrayant.

— Conseille-lui de calmer ses nerfs. J'espère bien qu'avant huit jours elle n'aura plus rien à craindre de mam'selle Lucie. À propos, chez qui travaille-t-elle, Lucie ?

— Chez Mme Augustine, une couturière bien connue qui habite rue Saint-Honoré au coin de la rue de Castiglione.

— Voilà un renseignement précieux. Occupons-nous présentement du côté sérieux de la question : en faisant disparaître la jeune personne, nous allons mettre la famille sens dessus dessous.

— Lucie n'a pas de famille, c'est une enfant trouvée.

— Tout va bien ! La police agira mollement.

— Que vas-tu faire ?

— Le diable m'emporte si je m'en doute ! Aie confiance en moi, je ne suis point bête. Seulement…

— Seulement, quoi ? demanda Jacques Garaud.

— J'ai dans ma folle idée que ça va coûter pas mal cher.

— Qu'importe ? fit l'industriel avec un geste d'insouciance. Combien te faut-il ? Veux-tu vingt mille francs !

— Va pour vingt mille francs ! Peut-être ne les dépenserai-je pas… ou peut-être davantage.

— Encore une fois, qu'importe la dépense pourvu que Lucien revienne à Mary et que Mary soit heureuse !…

— Donne toujours les vingt mille. »

Paul Harmant fouilla dans son portefeuille. Il en tira plusieurs liasses de billets de banque et les tendit à Soliveau.

« Merci ! répliqua le Dijonnais. Voilà pour les frais de la guerre… Mais pour moi, qu'y aura-t-il ?

— Ce que tu voudras. Formule un chiffre ?

— Pour le quart d'heure, je ne veux rien du tout. Nous nous entendrons après réussite.

— À ta guise ! Quand te mettras-tu en campagne ?

— Dès demain.

— Tu sais que Lucien Labroue ne doit rester absent qu'une vingtaine de jours ?

— Avant vingt jours tout sera fini. »

Lucien et Lucie, après être allés faire une promenade, étaient revenus au quai Bourbon. Le souvenir de la scène qui s'était passée dans le logement de Lucie semblait effacé de leur esprit. Tout en causant gaiement, la jeune fille s'occupa des apprêts du dîner. La demie après six heures venait de sonner lorsque Lucie dit en riant :

« Monsieur mon fiancé, vous êtes servi. À table !

— Décidément, maman Lison ne vient pas ?… fit Lucien…

— Non… et cela m'étonne un peu. »

Cette phrase était à peine prononcée quand un coup léger, frappé contre la porte de la chambre, se fit entendre.

« Entrez !… » cria Lucie.

La porte s'ouvrit et maman Lison en franchit le seuil.

Lucie courut pour embrasser la nouvelle venue.

« Vous dînez avec nous, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

— Non, chère mignonne, répondit Jeanne, malgré tout le plaisir que cela me ferait, c'est impossible. Mme Lebret, ma patronne, ne va pas mieux. Il faut que je retourne à la boutique. Je suis venue prendre un caraco pour cette nuit.

— C'est cela, maman Lison… dit Lucien.

— Vous quitter ! répéta Jeanne avec inquiétude. Est-ce que c'est vrai ?

— Oui, répondit le jeune homme, pour un important travail en province à surveiller, pour mon patron.

— Et votre absence durera trois semaines ?

— Toute une éternité ! dit la jeune fille. Et vous ne serez pas là pour me tenir compagnie, maman Lison.

— Ça me cause un vrai regret, mignonne… Je viendrai vous embrasser chaque fois qu'un moment de liberté me le permettra.

— C'est cela, maman Lison… dit Lucien.

— Allons, je me sauve. Bon voyage, je vous souhaite, monsieur Lucien. Soyez tranquille, personne ne vous oubliera. »

Vers dix heures Lucien quitta Lucie, après lui avoir renouvelé sa promesse de lui écrire tous les jours.

VI

Ovide avait accepté sans l'ombre d'une hésitation le rôle monstrueux que lui proposait Jacques Garaud.

Il pensa qu'il lui faudrait des déguisements variés, lui permettant de se constituer des individualités multiples.

Levé de bonne heure, il s'habilla de ses plus vieux vêtements, et se rendit en flâneur au Temple, au quartier de la friperie. Il acheta, pour fort peu d'argent, plusieurs costumes dont les caractères étaient bien tranchés.

Il lui fallait savoir avant tout si la fiancée de Lucien Labroue allait chaque jour travailler chez Mme Augustine, à quelle heure elle quittait son logis, à quelle heure elle y rentrait.

Le mardi matin Ovide, vêtu en commissionnaire médaillé, sortit de chez lui, gagna la place Clichy, et là, prit un omnibus qui devait le conduire non loin de l'île Saint-Louis. Le Dijonnais était méconnaissable. Arrivé à quelques pas de la maison qu'habitait Lucie, Ovide tira de sa poche un morceau de papier sur lequel il avait écrit l'adresse de la jeune fille.

Le faux commissionnaire alla droit à la concierge et, feignant de lire le nom tracé sur le papier, il dit :

« Mam'selle Lucie, s'il vous plaît, madame ?

— Au sixième, la porte à gauche.

— Elle est chez elle ?

— Ça, pour sûr.

— Bien des mercis. »

Ovide s'engagea dans l'escalier. Au second étage, il s'arrêta.

« Si la petite n'est point sortie à cette heure, se disait-il, c'est qu'elle travaille chez elle. Donc, il y a des chances pour qu'elle se rende aux ateliers de sa maîtresse couturière seulement pour reporter son ouvrage. Je vais m'en assurer. »

Il laissa s'écouler quatre ou cinq minutes, puis il se rendit rue Saint-Honoré chez Mme Augustine. Le pseudo-commissionnaire monta aux ateliers. Un domestique en livrée le mit en rapport avec une fort jolie fille, vêtue à la dernière mode et servant de mannequin vivant pour l'exhibition des toilettes sorties du cerveau de la tailleuse. Ovide jugea convenable de s'exprimer avec l'accent des fils de l'Auvergne.

« Mademigelle Luchie, chi vous plaît ? demanda-t-il.

— Qui ça Mademigelle Luchie ? fit l'essayeuse en riant.

— Une ouvrière de voschtre maison, fouchtra !

— Ah ! Lucie… elle ne travaille pas ici. Elle emporte l'ouvrage chez elle.

— Quai Bourbon, alorche ?

— Oui. Est-ce que vous lui apportiez une lettre ?

— Non… Ch'est une commichion de la part d'un mochieu.

— Parfait ! Eh bien, que le Mochieu aille chez elle ! Lucie est une prétentieuse qui ne montre son nez ici que pour rapporter son ouvrage ou venir chercher des fournitures.

— Merchi, mademigelle. »

Tout en descendant, le Dijonnais se disait :

« Elle est envieuse et déteste sa camarade. Il y aura peut-être là quelque chose à exploiter au profit de notre affaire. Lucie ne vient ici que lorsque son travail à rapporter l'y appelle. Donc c'est en plein jour, et en plein jour tout est impossible. Je ne m'acquitterai jamais de ma tâche à moins d'avoir des renseignements nouveaux et plus étendus. Qui mes les donnera ? Parbleu la demoiselle de là-haut. »

Au lieu de s'éloigner, Ovide entra dans la maison de Mme Augustine et se dirigea vers la loge du concierge.

« Excusez-moi, madame, lui dit le faux commissionnaire, pourriez-vous me dire à quelle heure les ouvrières de Mme Augustine sortent de l'atelier ? »

La concierge sourit.

« Ce n'est pas pour vous que vous me demandez ça ? » fit-elle.

Ovide se mit à rire.

« Vous avez vu la chose du premier coup ! répliqua-t-il, et tout en parlant, il glissait un louis dans la main de son interlocutrice. Eh bien, non, ce n'est pas pour moi.

— Je ne demande pas mieux que de causer. Il y a chez Mme Augustine plusieurs sortes d'ouvrières : les couturières, les demoiselles de magasin, les essayeuses.

— C'est de celle-là que je veux parler.

— Eh bien, elles sortent à huit heures du soir. Elles sont trois, Melle Irma, Melle Reine, et Melle Amanda, une brune assez jolie et très coquette… la plus jeune des trois.

— Est-ce celle qui a un signe au bas de la joue, du côté droit ?

— Précisément.

— Et, dans la journée, s'absentent-elles quelquefois ?

— Elles ont une heure pour déjeuner et vont l'une après l'autre, à partir de onze heures, au petit restaurant à côté.

— Merci, ma chère dame. »

Sachant ce qu'il voulait savoir, Ovide tourna sur ses talons. Un instant après Melle Amanda elle-même parut au bas de l'escalier, s'arrêta sur le seuil de la loge et demanda :

« Vous n'avez rien pour moi, m'ame Bardet ? »

Mme Bardet se pinça les lèvres d'un air discret :

« Je n'ai rien, mais je sais que vous pourriez prochainement avoir des nouvelles de quelqu'un qui s'intéresse à vous. On m'a questionné à votre sujet.

— Qui ça ? Un monsieur chic ?

— Pas celui qui m'a questionné ; mais celui qui expédiait le questionneur l'est certainement.

— Qu'est-ce qu'on vous a demandé ?

— À quelle heure vous sortiez pour aller déjeuner… à quelle heure vous quittiez l'atelier le soir…

— Et vous avez répondu ?

— Ce qu'il fallait répondre, je vous ai fait mousser.

— Madame Bardet, s'il m'arrive quelque chose d'heureux, je vous ferai cadeau d'une montre en or avec sa chaîne.

— Alors, c'est comme si je les tenais.

— Maintenant, je cours déjeuner… je suis en retard. »

Amanda Régamy avait vingt-deux ans. Elle était jolie et portait la toilette d'une façon ravissante.

Absolument dépourvue des principes les plus élémentaires, Amanda n'aspirait qu'à l'oisiveté, au luxe. Son idéal était de devenir l'émule de ces femmes dont le métier est d'être belles et dont s'occupe tout Paris.

Avant de venir chez Mme Augustine, elle avait habité Joigny, chez une modiste, et elle en était partie à la suite d'une fâcheuse aventure que nous connaîtrons plus tard.

À huit heures moins un quart, Amanda passa dans le cabinet de toilette affecté à cet usage, quitta la robe luxueuse de Mme Augustine, revêtit le costume plus simple qui lui appartenait et sortit la dernière.

Elle gagna la porte de la rue. Là elle s'arrêta et jeta un coup d'œil sur le trottoir. Elle n'aperçut qu'un homme de cinquante ans environ, aux cheveux grisonnants bien mis et d'apparence respectable.

« Ce ne doit pas être celui-là… » murmura-t-elle.

Elle se mit à marcher à tout petits pas. Au moment où elle passait devant l'homme aux cheveux gris, celui-ci la salua en souriant. Amanda se dit sans trop de surprise :

« Tiens ! tiens !… il paraît que c'est lui… Au fait, il a l'air d'un monsieur cossu… et très comme il faut. »

Elle marcha lentement, avec de petits sautillements prétentieux. Ovide, que nos lecteurs ont déjà reconnu, la regardait manœuvrer.

« Va ! va ! pensait-il en la suivant. Manière-toi à ton aise, ma poulette. La concierge a parlé… Je te tiens. »

L'un derrière l'autre, ils longèrent la rue de la Paix, les boulevards, prirent la rue du Faubourg-Montmartre et arrivèrent à la rue des Martyrs. L'essayeuse fit halte devant un magasin de lingerie. Ovide vint se placer à côté d'elle.

« C'est bien à mademoiselle Amanda que j'ai la bonne fortune de parler ? » murmura-t-il d'un ton insinuant.

La jeune fille regarda son interlocuteur et joua la surprise.

« Oui, monsieur, répondit-elle. Mais je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

— Ceux qui vous admirent sont trop nombreux, vous ne pouvez les connaître tous », répliqua galamment Ovide.

Amanda pensa : « Plus très jeune, mais bien conservé et rudement chic ! »

« La rue des Martyrs est longue et montueuse, par conséquent fatigante, reprit Ovide. Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous offrir l'appui de mon bras ? »

Amanda crut devoir balbutier :

« Monsieur, je vous répète que je ne vous connais pas.

— Sans doute, mais je vous connais, moi, depuis longtemps j'ai le désir de vous connaître plus encore.

— Je ne m'explique pas le désir dont vous parlez.

— Trois mots vous en donneront l'explication : « Je vous aime !… »

— Les hommes disent cela à toutes les femmes.

— Les autres peuvent mentir, moi, je suis sincère.

— Alors, si vous m'aimiez, quelles sont vos intentions ?

— Honorables, mademoiselle, mais il est difficile d'avoir dans la rue une conversation sérieuse et suivie. Peut-être d'ailleurs n'avez-vous point encore dîné.

— Non, monsieur.

— Permettez-moi de vous offrir des huîtres, un perdreau et des écrevisses. Nous causerons les coudes sur la table.

— Un tête-à-tête ! Tout de suite ! c'est compromettant.

— Point avec un homme de mon âge. Acceptez.

— Eh bien, j'ai confiance en vous… J'accepte.

— À la bonne heure… Alors, entrons là… Au Faisan. »

Cinq minutes plus tard, ils étaient installés en face l'un de l'autre dans un cabinet particulier. Le monsieur aux cheveux gris et à l'allure convenable se montra très paternel. Amanda le trouva charmant et fonda sur lui les plus sérieuses espérances. Le repas terminé, Ovide fit venir une voiture.

« Je vais vous mettre à votre porte, dit-il, ensuite je regagnerai mon logis. Où demeurez-vous ?

— Rue des Dames, numéro 29, aux Batignolles. »

Le fiacre roula, fit halte à l'endroit indiqué.

« Quand vous reverrai-je ? demanda la jeune fille.

— Demain matin à onze heures, répondit Ovide, au restaurant où vous déjeunez chaque jour.

— Vous le connaissez ?

— Je connais tout ce qui vous concerne. Je vous attendrai en commandant un menu qui vous plaira.

— Vous êtes un homme charmant… À demain ! »

Amanda rentra chez elle. Ovide donna l'ordre de le conduire à la place Clichy. Le lendemain, Ovide arrivait au petit restaurant où il commandait un déjeuner fin que la jeune fille venait partager. Avant de se séparer, Soliveau et Amanda prirent rendez-vous pour dîner ensemble le soir, et il fut arrêté que chaque jour il en serait de même. Le surlendemain, en arrivant à onze heures précises au petit restaurant, la jeune fille dit à son vieux soupirant :

« J'ai une course à faire pour la patronne ; je dois porter l'étoffe et les garnitures d'une robe de bal à l'une des ouvrières de l'extérieur. Il s'agit d'un travail pressé.

— Et vous irez loin ?

— À l'autre bout de Paris… quai Bourbon, numéro 9. »

« C'est chez Lucie… » se dit Ovide ; puis il ajouta tout haut :

« Mais parfaitement. Prenez une voiture et attendez-moi. »

Dix minutes après, elle montait en voiture à côté de son vieil adorateur. Ovide demanda :

« Votre patronne a beaucoup d'ouvrières en ville ?

— Non, répondit l'essayeuse. Elle n'aime pas cela. Elle en a par exception qu'elle tient à conserver. Ainsi Lucie…

— Qui ça, Lucie ? interrompit Ovide.

— L'ouvrière chez qui je vais.

— Une jeune fille !

— Oui.

— Jolie ?

— Ni belle, ni laide, mais bête comme une pintade et poseuse comme on ne l'est pas ! elle est très habile, il faut lui rendre cette justice. Ainsi voilà une robe de bal qu'il faut aller essayer après-demain à la Garenne-Colombes, et qui doit être livrée samedi, sans faute, à neuf heures du soir. Eh bien, elle sera finie à l'heure précise.

— À la Garenne-Colombes, une robe de bal ! fit Soliveau.

— C'est pour la femme du maire qui est invitée chez le préfet de la Seine.

— Cette demoiselle est obligée d'aller si loin ?

— Avec le chemin de fer, ce n'est pas plus loin qu'autre chose. On prend le train à la gare Saint-Lazare. On descend à Bois-Colombes ; on traverse la ligne du chemin de fer de Versailles, et on suit, le long de la voie, un chemin qui conduit juste en face de la maison de M. le maire, route de Paris. C'est une jolie promenade en plein jour, mais pas la nuit.

— Vous avez donc suivi ce chemin la nuit, ma poulette ?

— Oui, une fois, avec Lucie. Nous étions allées porter à cette dame une robe de soirée, et il fallait qu'elle s'habillât devant nous afin de voir si rien ne clochait. Elle est minutieuse, cette cliente ! Elle nous a tenues jusqu'à dix heures passées.

— Vous avez dû reprendre le train à Bois-Colombes ?

— Oui, à minuit six minutes.

— Ça manquait en effet de gaieté de revenir si tard par des petits sentiers déserts ! Je suis sûr que vous aviez peur !

— Nous tremblions toutes les deux comme la feuille.

— Et vous serez obligée de retourner pour cette robe ! dit Ovide en désignant le paquet placé sur la banquette.

— C'est fort à craindre », répliqua la jeune fille.

En ce moment la voiture fit halte. On était arrivé en face du numéro 9 du quai Bourbon. Amanda prit le paquet et descendit du fiacre en disant à Ovide :

« Vous allez m'attendre là, cinq minutes. »

Amanda eut gravi bien vite les six étages de la couturière. Elle frappa deux coups à la porte.

« Entrez ! cria Lucie depuis l'intérieur… C'est vous, mademoiselle Amanda !… Vous m'apportez de l'ouvrage pressé !

— C'est en effet très pressé et pour une cliente qui n'est pas commode. Devinez…

— Alors c'est pour la dame de la Garenne-Colombes…

— Juste. Une robe de bal.

— Quand faudra-t-il essayer ?

— Après-demain à trois heures. Cette dame a besoin de sa toilette pour aller à la réception du préfet de la Seine.

— Samedi ! et nous sommes à mercredi !

— Vous passerez les nuits, voilà tout ! La patronne m'a chargée de vous promettre une gratification « conséquente ».

— Eh bien, ce sera fait. Est-ce qu'il faudra porter la robe comme la dernière fois ?

— Naturellement ; mais j'irai avec vous.

— Ça ne nous a pas empêchées d'avoir peur dans le chemin désert… Enfin, puisqu'il le faut ! »

Une demi-heure plus tard, Amanda rentrait chez Mme Augustine après avoir donné rendez-vous pour le soir à Ovide. Celui-ci alla flâner sur le boulevard en laissant travailler son imagination. À huit heures, il attendit Amanda à la sortie des ateliers et la mena dîner.

« Je ne déjeunerai pas avec vous demain, lui dit-il ; je suis obligé d'aller à Fontainebleau. Mais nous dînerons ensemble…

— Cette espérance me fera paraître la journée moins longue.

— Vous êtes adorable ! »

Lucien Labroue et les hommes qui l'accompagnaient étaient arrivés à Bellegarde à dix heures du soir.

Pendant le voyage, le jeune homme s'était livré tout entier à ses réflexions. Sa mémoire lui retraçait les moindres détails de la scène qui s'était passée le dimanche dans la chambrette de l'ouvrière. Il revoyait le visage pâle de la pauvre Mary ; il revoyait ses lèvres contractées, ses yeux pleins de larmes. Il se rendait compte des souffrances de ce cœur que son indifférence et son amour pour Lucie livraient au désespoir, et il en éprouvait une profonde compassion.

« Elle se meurt… pensait-il et j'augmente ses douleurs… Ne serait-ce point une bonne action de lui laisser croire jusqu'à la fin que je pourrai l'aimer un jour ? Elle a si peu de temps à vivre. Si je faisais cette bonne action, et si Lucie en était instruite, elle a le cœur trop généreux pour ne pas approuver. »

Lucien termina la lettre qu'il écrivait à l'industriel par ces mots :

« Veuillez, je vous prie, être auprès de Mlle Mary l'interprète de mes sentiments de très reconnaissante et respectueuse affection. Malgré la distance qui nous sépare, Mlle Mary est sans cesse présente à ma pensée. Je n'oublie point que si je suis votre collaborateur c'est à elle que je le dois. »

« Il me semble qu'en traçant ces lignes j'allège ma conscience d'un fardeau… » pensa le jeune homme.

Cette lettre achevée, Lucien en écrivit à Lucie une autre où la tendresse profonde, l'amour infini débordaient. Le courrier du soir emporta les deux épîtres. Si Lucie fut heureuse en recevant la sienne, le faux Paul Harmant ne le fut pas moins en lisant les phrases que nous avons cru devoir citer textuellement. Ces phrases lui semblèrent d'heureux augure, à tel point qu'il fut tout près de renoncer au projet de faire disparaître Lucie.

Tout joyeux, il monta près de Mary, afin de lui communiquer les derniers paragraphes de la lettre de Lucien. Les premières paroles de Jacques Garaud en entrant furent celles-ci :

« J'ai des nouvelles de Lucien, ma mignonne… »

Un pâle sourire vint aux lèvres de Mary.

« Que te dit-il ?

— De bonnes choses pour toi. Lis toi-même ces quelques lignes… »

L'enfant prit la feuille de papier et la lut.

« Eh bien ? demanda le millionnaire.

— Oui, murmura-t-elle avec un long soupir, il se souvient de celle qui a plaidé sa cause auprès de toi. Mais dans ces quelques lignes il n'y a rien qui ressemble à l'amour naissant. Lucien ne peut pas m'aimer, puisqu'il en aime une autre… »

Et la tête de Mary retomba sur sa poitrine.

« En m'écrivant, observa Paul Harmant, Lucien Labroue devait rester dans les termes dont il s'est servi. Il a dit juste ce que les convenances lui permettaient de dire, mais mon avis est qu'il a réfléchi beaucoup à la conversation sérieuse que nous avons eue ensemble. Il comprend qu'il briserait son avenir en épousant une fille sans position.

— Qu'il aime encore ! interrompit Mary.

— Dont il se détache visiblement, reprit le millionnaire.

— Tu te trompes ! L'instinct de mon cœur est infaillible. Cette jeune fille, cette Lucie, est un obstacle, un obstacle infranchissable… J'ai lu sa confiance dans ses yeux. Elle est sûre de Lucien. Toute espérance m'est interdite.

— Non ! cent fois non ! Je te donne ma parole d'honneur que la lettre de Lucien me paraît un premier pas vers toi. D'ailleurs l'obstacle qui te paraît infranchissable peut disparaître… Elle peut mourir…

— C'est vrai. Je ne souhaite point qu'elle meure, je le jure, mais en la frappant le sort prouverait qu'il me protège…

— Que veux-tu que je dise de ta part à Lucien ?

— Tu ne pourras lui dire la seule chose que j'ai à lui dire…

— Quelle est cette chose ?

— Que je l'aime, et que s'il ne m'aime pas, j'en mourrai ! »

Paul Harmant, le cœur serré, embrassa sa fille et sortit pour lui cacher les larmes prêtes à jaillir de ses yeux.

« Peut-être a-t-elle raison… se dit-il ; l'instinct de son cœur l'éclaire en effet… Je commence à croire que la reconnaissance seule a dicté les phrases de Lucien. Eh bien, je veux que la reconnaissance devienne de l'amour, et pour cela il faut que l'obstacle disparaisse. Cette Lucie est l'obstacle… Elle sera brisée. »

Dans la journée, le grand industriel répondit à Lucien Labroue et termina par ce paragraphe :

« N'en doutez pas, mon cher collaborateur, ma fille a été fort touchée des quelques lignes que vous m'adressez pour elle. Elle croit cependant ne devoir les attribuer qu'à votre reconnaissance, et la gratitude est un sentiment bien froid. Vous le savez, ma pauvre Mary est très malade… Pour triompher du mal, il lui faudrait les joies divines d'un amour partagé. C'est là qu'est le salut pour elle… Celui de qui ce salut dépend la laissera-t-il mourir ? »

Nous avons entendu Ovide Soliveau, qu'Amanda connaissait sous le pseudonyme fantaisiste du baron « Arnold de Reiss », annoncer à la jeune fille qu'il ne déjeunerait pas avec elle le lendemain, étant appelé à Fontainebleau.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, vêtu comme un bon bourgeois, il se dirigea vers la gare Saint-Lazare, où il prit un ticket pour Bois-Colombes.

Une fois descendu à la station, se souvenant à merveille de l'itinéraire tracé la veille par la jeune essayeuse de Mme Augustine, il sortit de la gare et longea la rue qui se dirige en droite ligne vers la voie de Versailles. L'essayeuse avait dit :

« On côtoie la voie par un petit chemin à droite… »

Ovide prit à droite et s'engagea dans ce chemin, qui ne comptait pas plus de deux mètres de largeur. Il parcourut environ deux cents mètres, encadrés à droite et à gauche par des clôtures, puis, près d'un autre passage à niveau, atteignit un endroit où ces murailles cessaient brusquement. À sa gauche s'étalait une vaste plaine semée çà et là de bouquets de bois. Ainsi, d'un côté, la haie d'épines, de l'autre, des terres labourées en plein culture. En avant, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, de grands arbres dominant la route de Paris à Argenteuil.

Le Dijonnais continua de marcher avec lenteur. À moitié chemin, sur la gauche, se voyait une agglomération d'une trentaine de peupliers. Tout à côté s'amorçait un sentier s'enfonçant dans la plaine.

Ovide prit ce sentier, fit le tour du bouquet d'arbres, l'étudia sous toutes ses faces, puis revint à son point de départ et continua de marcher jusqu'au talus en contre-haut de la chaussée, à laquelle on arrivait par un escalier taillé dans la terre battue, et un peu plus loin par une pente douce. Le Dijonnais gravit l'escalier et se trouva tout près du pont du chemin de fer. Il traversa le pont sans s'arrêter et, d'un pas toujours paisible, régulier, gagna Colombes, se dirigea vers la gare et prit le premier train montant vers Paris.

Le lendemain, Lucie sortait de chez elle, tenant à la main un paquet volumineux mais léger, et à deux heures moins un quart, prenait le train qui la menait à Bois-Colombes.

Elle suivit la route que nous avons vu Ovide parcourir la veille.

En face du bouquet d'arbres, Lucie poussa un petit cri étouffé. Sur l'herbe, au pied des peupliers, un homme, étendu tout de son long, dormait ou paraissait dormir. Lucie passa en se disant.

« J'ai eu peur d'un pauvre diable fatigué qui se repose… »

Et elle se remit en marche. À peine avait-elle parcouru un espace de vingt pas que le dormeur ouvrit les yeux, et suivit du regard pendant un instant la jeune fille.

Trois heures sonnaient au moment où une femme de chambre introduisit la fiancée de Lucien Labroue auprès de la femme du magistrat municipal. Lucie se mit en devoir aussitôt de passer la robe à la cliente de Mme Augustine, cliente fort difficile à habiller, trouvant toujours que tout allait mal, exigeant des changements sans fin et des retouches interminables. Lucie épingla, changea, retoucha, avec une inépuisable complaisance, et, au bout de trois quarts d'heure, elle fut prête à repartir.

« Vous savez, mademoiselle, dit la maîtresse, qu'il me faut cette robe demain soir, à neuf heures, au plus tard ?

— Madame peut compter sur mon exactitude.

— Vous apporterez comme la dernière fois tout ce qui sera nécessaire pour opérer les dernières retouches, et vous assisterez à ma toilette. J'y tiens… »

Lucie reprit la route qu'elle avait suivie pour venir. En arrivant près du bouquet d'arbres elle constata que l'homme endormi était toujours là, mais cette fois elle n'éprouva pas la moindre frayeur et passa rapidement.

Lorsqu'elle eut fait une trentaine de pas, le singulier dormeur ouvrit les yeux et du regard suivit longtemps Lucie. C'était Ovide.

« Amanda m'a bien renseigné… pensait-il ; c'est le chemin que Lucie prendra demain soir… Par malheur elle ne sera pas seule… Tant pis pour Amanda ! »

Une heure plus tard, Ovide se présentait chez son cousin à Courbevoie. Il avait écrit d'avance deux lignes, placées sous une enveloppe fermée à la gomme. Il fit remettre cette enveloppe au pseudo-Paul Harmant qui, se trouvant seul, donna l'ordre de l'introduire sans retard et lui demanda vivement :

« Qui t'amène ? Est-ce qu'il y a du nouveau ?

— C'est pour demain… »

La signification de cette phrase si simple était claire.

« Pour demain ? répéta Jacques Garaud.

— Oui, et dans les conditions les moins compromettantes. »

Ovide détailla son plan.

« Je pense, énonça le millionnaire en essuyant son front mouillé de sueur, que la chose sera mise sur le compte de quelque rôdeur de barrière et que l'idée de nous soupçonner ne pourra venir à personne au monde. Tu es un adroit compère… et je ne marchanderai pas ma reconnaissance.

— Parbleu, j'y compte !… Quand tout sera fini, et que Lucien Labroue aura épousé ma petite cousine, tu me devras une fière chandelle !

— As-tu besoin de moi ?

— Oui… C'est même pour cela que je suis venu te trouver.

— Que dois-je faire ?

— Prétexter un travail pressé qui te retienne ici demain soir jusqu'à une heure avancée de la nuit.

— C'est facile… ensuite ?

— Me donner le moyen d'entrer dans l'usine et d'arriver auprès de toi sans montrer ma binette au portier.

— Je vais te remettre une clef de la petite porte de l'usine…

— Avoir ta voiture attelée pour me reconduire à Paris, et faire en sorte de laisser croire que nous avons passé la soirée à travailler. C'est un alibi que je prépare.

— La chose ira de soi. Peux-tu venir à six heures ? Je t'attendrai et nous dînerons ici même, dans mon cabinet.

— Il est essentiel que je sois là-bas à huit heures et demie.

— Nous dînerons vite. Tu sortiras par une petite porte de derrière. Une fois dehors, tu prendras la route de Paris à Argenteuil pour aller à Bois-Colombes. Tu rentreras par la même porte. Ma voiture stationnera sur le quai, prête à partir. On croira que nous ne nous sommes point quittés.

— Excellente combinaison ! Ces précautions d'ailleurs ne sont qu'un surcroît de prudence, car il est évident que nous ne pouvons rien avoir à craindre. Je serai ici demain soir à six heures précises. Mets en lieu sûr cette valise ; elle contient le travestissement dont je me servirai demain… »

Les deux misérables se séparèrent. Une expression de joie farouche rayonnait sur le visage de Jacques Garaud.

« Demain, murmura-t-il, l'obstacle sera brisé… Le lien sera rompu. Lucien Labroue, après quelques larmes données à sa maîtresse, et quelques jours de deuil, n'aura plus qu'à s'abandonner à son heureuse chance et à répondre à l'amour de Mary ! »

À huit heures précises, Soliveau, sous son pseudonyme d'Arnold de Reiss, attendait Melle Amanda non loin des ateliers de Mme Augustine. La jeune fille vint le rejoindre d'un air effaré. Ovide lui demanda :

« Qu'y a-t-il donc ?

— Une corvée ! Nous dînerons quand nous pourrons… Il faut que je prenne une voiture et que je me fasse trimbaler au quai Bourbon pour savoir si Lucie est là… »

En passant pour la seconde fois auprès du dormeur couché près du bouquet d'arbres, Lucie, nous le répétons, n'avait éprouvé ni surprise, ni frayeur et elle avait continué son chemin sans tourner la tête. Bientôt elle disparut aux yeux du guetteur. La jeune fille suivait le sentier depuis deux ou trois minutes, quand elle s'arrêta en poussant une exclamation de surprise et de joie. Elle se trouvait face à face avec maman Lison, et celle-ci ne se montra pas moins étonnée que Lucie.

« En voilà un hasard !… » s'écria-t-elle.

La fiancée de Lucien expliqua le but de son voyage.

« Mais vous, maman Lison, vous suiviez la route qui conduit à la Garenne-Colombes. Votre tournée ne va pas si loin !

— Oui, mignonne. C'est la première fois que je viens ici ; je vais à la Garenne-Colombes, route de Paris, n° 41.

— Qu'allez-vous faire à la Garenne, maman Lison ?

— Trouver la mère de Mme Lebret, ma patronne, qui va bien mal… et a envie de voir sa mère. Depuis un an M. Lebret est fâché avec la vieille dame, et lui a interdit l'entrée de sa maison. La patronne n'ose point demander à son mari de lui écrire. Elle m'envoie près d'elle pour la prier de venir l'embrasser sur son lit de souffrance.

— C'est dommage que je sois si pressée, maman Lison. Je vous aurais attendue. Mais c'est impossible… J'ai une robe à terminer pour demain, et je dois même revenir l'apporter à la Garenne à neuf heures du soir… ce qui n'est pas gai. »

La vieille femme et la jeune fille s'embrassèrent et Lucie courut vers la gare. Quelques instants après, maman Lison débouchait sur la route de Paris. En face d'elle se trouvait une propriété. Une plaque fixée sur l'entrée portait le chiffre 41. Jeanne agita la chaînette de la cloche et bientôt apparut une vieille servante qui accueillit la visiteuse par ces mots :

« Qu'est-ce que vous demandez ?

— Mme Lebret, de la part de sa fille, Mme Lebret. »

La servante conduisit Jeanne Fortier jusqu'à la maison où se trouvait Mme Lebret, volumineuse femme de soixante années, et dit :

« Voici une personne qui vient de la part de Mme Lebret.

— De la part de ma fille ! s'écria la forte femme. Est-ce qu'elle serait malade ?

— Oui, madame, répondit Jeanne. Depuis quinze jours.

— Et c'est au bout de quinze jours que mossieu Lebret songe à me faire avertir, reprit Mme Lebret avec colère.

— Ce n'est pas lui qui m'envoie, madame.

— Alors, c'est ma fille ?… Elle sait bien qu'ayant été chassée de chez elle par son mari, je n'y remettrai jamais les pieds…

— Mme Lebret est gravement atteinte, très gravement.

— Je n'irai pas m'exposer à être insultée dans une maison où j'ai apporté la fortune. Ma fille sait cela et je m'étonne qu'elle vous ait envoyée à l'insu de son mari…

— Elle pensait que, la voyant bien malade…

— Je n'irai chez ma fille que quand mossieu Lebret m'y appellera lui-même, en me faisant des excuses par écrit. »

Jeanne se sentait le cœur serré. Elle hasarda quelques mots, Mme Lebret l'arrêta :

« Tout ce que vous pourriez me dire et rien sera la même chose ! » s'écria la vindicative créature.

La porteuse de pain se retira, profondément affligée. Sept heures sonnaient lorsqu'elle rentra rue Dauphine. Mme Lebret attendait son retour avec impatience.

« Eh bien, maman Lison, vous avez vu mère ? demanda-t-elle d'une voix faible.

— Oui, madame… fit Jeanne avec un embarras si visible que la patronne comprit aussitôt ce qui s'était passé.

— Ainsi, ma mère n'a point oublié ses discussions avec mon mari ? balbutia-t-elle. Elle refuse de venir me voir ?

— Hélas ! oui, madame. »

Maman Lison répéta alors son entretien avec Mme Lebret.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit la malade. Je ne verrai pas ma mère avant de mourir !

— Vous vous exagérez beaucoup votre état, et peut-être que monsieur ne refusera pas d'écrire à sa belle-mère.

— Mon mari est absent. Il reviendra demain soir seulement… et qui sait si demain je serai vivante encore… »

La malade tordit ses mains, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Jeanne la regardait, le cœur serré.

La voiture dans laquelle se trouvaient Ovide et Melle Amanda s'était arrêtée en face de la maison portant le numéro 9 du quai Bourbon. La jeune fille gravit les six étages et ouvrit la porte de la chambre où Lucie travaillait avec une ouvrière.

Tandis que l'essayeuse montait chez Lucie, Ovide n'était point resté comme la première fois blotti au fond de la voiture. Une des boutiques situées au rez-de-chaussée de la maison n° 9 était un magasin de coutellerie. Ovide l'avait remarqué le jour où nous l'avons vu ramasser le mouchoir que Lucie venait de laisser tomber de sa fenêtre.

Descendant alors de voiture, il ouvrit la porte vitrée. Une dame occupait le comptoir. Elle vint à Ovide.

« Je voudrais un couteau de cuisine… dans le genre de ceux dont les bouchers se servent pour désosser leur viande.

— J'ai là ce qu'il vous faut, fit la coutelière en prenant un objet dans la vitrine. Voici quelque chose de très bon. »

Ovide regarda la lame. Elle lui parut de bonne trempe.

« Combien vendez-vous cela ? dit-il.

— Deux francs soixante-quinze.

— Les voici… Veuillez me l'envelopper. »

La marchande garnit d'un bouchon la pointe acérée du couteau, l'enveloppa et le remit à l'acheteur qui sortit et regagna sa voiture. Sans même regarder la direction que prenait son client inconnu, la coutelière inscrivit sur sa main courante : « Un couteau de cuisine 2 Fr 75 » et n'y pensa plus.

Ovide était réinstallé dans le fiacre depuis deux minutes quand Melle Amanda reparut.

« La robe sera prête pour demain… D'autant plus prête que Lucie se fait aider par une ouvrière…

— Et vous serez obligée de l'accompagner demain soir.

— Non… Je lui ai conté que la patronne aurait besoin de moi, si bien qu'elle ira seule à La Garenne-Colombes. »

En entendant ces mots, Ovide tressaillit. Un mauvais sourire vint à ses lèvres. La présence d'Amanda auprès de Lucie cessait d'être à craindre.

« Comme cela, fit-il, nous ne changerons rien à nos habitudes.

— Nous pourrons même dîner beaucoup plus tôt. Je dois aller demain à cinq heures porter des échantillons à une dame de Saint-Mandé. Si vous étiez bien gentil, vous m'accompagneriez… nous dînerons à la campagne.

— Bravo ! ma poulette, bravo ! C'est une idée charmante ! »

Le lendemain, à l'heure habituelle, Melle Amanda descendit pour déjeuner. La concierge lui cria :

« Une lettre pour vous, mam'selle… »

L'essayeuse déchira l'enveloppe et déploya la feuille de papier qui ne contenait que ces lignes :

« Une anicroche, ma poulette ! Affaire imprévue m'oblige à partir à l'instant pour Fontainebleau. Je ne serai de retour que demain matin. J'irai déjeuner avec vous. Pensez à moi, ma belle poulette, et plaignez-moi ! J'embrasse vos jolies menottes… »

« ARNOLD. »

« C'est une vraie guigne ! murmura-t-elle. Moi qui m'étais promis de dîner à la Porte-Jaune ! »

VII

Paul Harmant, en partant le matin, avait prévenu Mary qu'il ne rentrerait ni déjeuner, ni dîner. Puis il se fit conduire à Courbevoie et dit à son cocher :

« Retournez à Paris… Je n'aurai pas besoin de vous de tout le jour ; mais vous viendrez me chercher. Trouvez-vous à minuit et demi sur le quai, en face de la grande porte. Inutile de réveiller le gardien… »

Jacques Garaud entra dans un restaurant du bord de l'eau ; il y déjeuna et donna l'ordre de lui envoyer un dîner complet pour deux personnes à six heures précises. En arrivant à l'usine, il dit à la femme du gardien, Mme Marchais :

« Le monsieur qui est venu me demander hier soir, un peu avant six heures, reviendra ce soir. C'est un ingénieur avec qui je travaillerai fort avant dans la nuit. Vous pourrez vous coucher comme d'habitude. À cinq heures et demie vous viendrez dresser une table dans mon cabinet et mettre deux couverts. On apportera à dîner du restaurant. »

À cinq heures et demie la femme du gardien introduisit Ovide, et vint mettre le couvert. Le millionnaire alla vivement à la rencontre du bandit et lui adressa la parole en anglais. Le Dijonnais comprit, et répondit de même.

« Tout est prêt pour rendre l'alibi indiscutable, dit Paul Harmant… À six heures nous dînerons. »

L'industriel étala sur son bureau des plans de machines, et les deux misérables feignirent de parler mécanique.

« À quelle heure ton cocher sera-t-il ici ? demanda Soliveau, toujours en anglais.

— À minuit et demi, et il attendra sur le quai. La petite ira-t-elle là-bas seule ou accompagnée ?

— Seule. »

Le couvert étant mis, la femme du gardien se retira. Ovide tira de sa poche pour le montrer à Paul Harmant, le couteau acheté dans la boutique du quai Bourbon. La lame neuve étincelait. Six heures sonnèrent à la pendule. Le garçon de bureau parut, introduisant le garçon du restaurant qui apportait le dîner dans une grande malle d'osier.

« Marchais, vous nous servirez, commanda Paul Harmant ; vous, ajouta-t-il, en s'adressant à l'employé du restaurant, vous viendrez chercher tout cela demain matin… »

Le dîner fut court.

« Dois-je desservir ? demanda Marchais.

— Inutile… Laissez tout ainsi. »

À sept heures, Marchais vint s'informer si le patron avait encore besoin de lui.

« Non, répondit Paul Harmant. Donnez la consigne au gardien de ne me déranger sous aucun prétexte, et répétez-lui qu'il pourra se mettre au lit à son heure habituelle. »

Le Dijonnais commença de se travestir. Au bout de cinq minutes, il se tourna vers son ex-associé qui l'avait regardé faire sans prononcer un mot.

« Mets mes frusques en lieu sûr, dit-il. Et maintenant conduis-moi à la porte dont tu m'as parlé… »

Toujours sans mot dire, le millionnaire prit une clef dans son tiroir et fit signe à Ovide de le suivre. L'obscurité était complète ; la lune ne devait se lever que plus tard. Un silence absolu régnait. Ils traversèrent une cour en silence, puis une autre, et Jacques Garaud fit halte devant une petite porte.

La porte s'ouvrit.

« Voici la clef, ajouta le père de Mary. Prends à droite. Dans cinq minutes tu seras sur la route de la Garenne-Colombes… »

Ovide prit la clef, s'élança au-dehors. Au loin, l'horloge du clocher de Courbevoie sonnait huit heures.

À cette minute précise, Lucie montait à la gare Saint-Lazare dans le train prêt à partir. Bientôt elle descendit à Bois-Colombes et s'engagea dans la route qu'elle avait suivie la veille. Il n'était pas assez tard pour qu'elle eût peur. Elle atteignit sans encombre le but de sa course. Mme la mairesse était en train de se faire coiffer. Or, le coiffeur ne mit pas moins de trois quarts d'heure à accommoder madame qui ne trouvait rien de bien. Enfin arriva le tour de Lucie.

La robe de bal fut tirée du carton où elle était délicatement étendue. Cette robe était véritablement une œuvre d'art ; elle allait à merveille, et l'invitée du préfet de la Seine ne fit point de difficulté d'en convenir. Cependant il fallait retoucher quelque chose au corsage. Cette retouche prit vingt minutes. Il restait ensuite à poser des guirlandes de fleurs naturelles. Lucie poussa un énorme soupir de résignation et se mit à l'œuvre. Nous la laisserons travailler et nous retournerons à Paris, à la boulangerie de la rue Dauphine.

Il était neuf heures du soir. La bonne de Mme Lebret était allée chez le pharmacien chercher une potion pour la malade, dont l'état s'aggravait de plus en plus. Maman Lison gardait la boutique en attendant le retour de la servante et l'arrivée de M. Lebret. À neuf heures dix minutes celui-ci apparut.

« Comment va la bourgeoise, maman Lison ? demanda-t-il.

— Bien mal, monsieur Lebret, répondit la porteuse de pain. Depuis deux heures elle demande si vous êtes revenu. »

Lebret monta près de sa femme. En le voyant elle lui tendit la main. La maladie avait fait depuis la veille de terribles ravages. En constatant du premier regard l'empreinte de la mort sur ce pâle visage, le boulanger sentit son cœur se serrer.

« Eh bien, ça ne va donc pas mieux, ma pauvre amie ?…

— Ça va bien mal… bien mal… répondit Mme Lebret. C'est fini… je vais mourir. »

Les larmes montèrent aux yeux du mari.

« Allons donc ! répliqua-t-il. Qu'est-ce que ça signifie, ces idées-là ?

— Je vais mourir… répéta Mme Lebret. Je le sens, va ! Avant de mourir, je voudrais te demander quelque chose…

— Quoi ? Parle vite… Tout ce que tu voudras.

— Eh bien, je voudrais voir ma mère. »

Lebret tressauta.

« Oh ! je sais qu'elle a eu beaucoup de torts envers toi… puis tu en as eu aussi… Que t'importe cela ? Tu ne voudras pas me laisser mourir sans voir ma mère…

— Elle ne consentira jamais à venir… Je la connais.

— Tu te trompes, reprit la malade. Elle consentira si tu lui écris que tu regrettes le passé, que tu la pries de te pardonner, et de venir me voir.

— Je n'écrirai pas cela, répliqua Lebret d'un ton brutal.

— Tu veux donc que je meure désolée… Tu ne seras pas si cruel… » balbutia la pauvre femme en fondant en larmes.

Le boulanger baissa la tête et parut réfléchir.

Brusquement et à haute voix :

« J'écrirai… fit-il.

— Oh ! merci, mon ami… s'écria la malade en joignant les mains. Tu écriras tout de suite… Demain il serait trop tard.

— Mais comment la lettre arrivera-t-elle ?

— Maman Lison ira la porter à la Garenne-Colombes et ramènera ma mère avec elle ; ainsi je la verrai cette nuit. »

Le boulanger descendit. Un quart d'heure après, il remettait la lettre à maman Lison.

« Partez bien vite, dit-il, voici de l'argent. Vous prendrez une voiture pour aller à la gare et une autre pour en revenir… »

Ce disant il mettait quatre pièces de cent sous dans la main de Jeanne Fortier. À dix heures dix-neuf minutes elle descendait à Bois-Colombes et se dirigeait vers la Garenne par le même chemin qu'elle avait suivi la veille. Jeanne Fortier eut bientôt gagné la route de Paris. Elle fit halte devant la maison de Mme Lebret, saisit la chaîne de la sonnette et se mit à l'agiter à tour de bras. Enfin une voix cria du fond du jardin :

« Qui est là ? qui sonne ?

— C'est une lettre que j'apporte de la part de M. Lebret dont la femme se meurt… » répondit Jeanne.

La bonne vint lui ouvrir, la reconnut et lui dit :

« C'est vous qui êtes venue hier. Elle va donc bien mal, la fille à madame ?

— La pauvre femme n'a plus que quelques heures à vivre… »

Mme Lebret, après avoir passé en toute hâte un jupon et une camisole, était descendue.

« Une lettre pour vous, madame… lui dit vivement Jeanne, une lettre très pressée de votre gendre, M. Lebret… »

Mme Lebret prit la lettre d'un air imposant, déchira l'enveloppe et lut, sans la moindre trace d'émotion.

« C'est bien…, dit-elle ensuite froidement. Monsieur mon gendre a mis les pouces… Justine, donnez-moi vite une robe, une pelisse, et habillez-vous… Nous partirons pour Paris par le dernier train. »

Elle ajouta, en s'adressant à la porteuse de pain :

« Attendez-moi ici. Ça ne sera pas long… »

À la villa de M. le maire, Lucie avait achevé sa besogne. L'heure avançait, et pour rien au monde elle n'aurait voulu manquer le train de minuit. Elle avait devant elle quarante minutes pour gagner la gare. C'était plus de temps qu'il ne lui en fallait. Cependant elle hâtait le pas.

Ovide Soliveau, dissimulé dans le petit bouquet de bois dont nous avons déjà parlé, avait entendu le bruit de la marche rapide et légère de l'ouvrière. Il tira de sa poche le couteau que nous connaissons, enleva le bouchon fiché sur la pointe, et se rassembla de manière à pouvoir s'élancer sur la jeune fille comme le jaguar sur sa proie. Lucie avançait toujours. Malgré l'obscurité, Soliveau la reconnut. Elle portait le carton de Mme Augustine. Deux ou trois secondes s'écoulèrent. La jeune fille arrivait au niveau du guetteur.

Ovide fit un bond, se trouva au milieu de chemin, le bras levé et, avant que Lucie ait pu s'apercevoir de l'effroyable péril qui la menaçait, elle tomba frappée par l'arme du misérable, en poussant un grand cri. L'assassin se pencha sur le corps, leva de nouveau le bras et porta un second coup, en pleine poitrine. Mais la pointe de l'arme, rencontrant un obstacle métallique, se brisa net au lieu de pénétrer.

« Ça ne fait rien, murmura le bandit, elle a son compte. »

Puis, voyant une montre et sa chaîne au corsage de la jeune fille, il les enleva et, fouillant la poche de la robe, il retira le porte-monnaie qui s'y trouvait.

« Ainsi l'affaire sera mise sur le compte des voleurs… »

Alors il s'élança dans le sentier qui contournait le bouquet d'arbres. Soudain il s'arrêta. On parlait devant lui à une faible distance, et trois formes humaines s'avançaient au milieu des ténèbres. Ovide sauta dans les terres labourées, et prit sa course en jetant dans un sillon le manche du couteau brisé qu'il tenait encore à la main.

Les trois formes, qu'il venait d'apercevoir étaient celles de Jeanne Fortier, de Mme Lebret et de sa bonne.

« Je vous assure, madame, disait Jeanne, que j'ai bien entendu un cri du côté du chemin de fer… là en face de nous… au bout de ce sentier… un cri d'épouvante… un cri de mort.

— Vous vous serez trompée, répliqua la vieille dame.

— Je suis sûre du contraire. »

C'est à ce moment qu'Ovide s'était mis à fuir à travers champs. Jeanne aperçut le misérable qui détalait.

« Tenez, madame, reprit-elle en tendant le bras vers l'ombre encore distincte. C'est un homme… un homme qui nous a vues, et qui se sauve… On a commis un crime près d'ici… Ce que j'ai entendu était bien un cri d'agonie… »

Et la porteuse de pain se mit à courir en avant. Tout en courant, Jeanne avait l'oreille au guet. Elle arriva près du bouquet d'arbres, à l'endroit où s'était passé le drame. Là, elle fit halte en frissonnant. Sur le sol, à ses pieds, elle voyait un corps étendu. Elle se pencha précipitamment et ses doigts rencontrèrent le carton vide que Lucie avait laissé s'échapper de ses mains. En ce moment, un frisson nerveux secoua son corps. Elle se souvenait que, la veille, Lucie, rencontrée sur ce même chemin, lui avait dit qu'elle devait le lendemain soir, venir livrer une robe à la Garenne-Colombes… Une peur panique s'empara de Jeanne… À demi folle, la porteuse de pain approcha son visage de celui du corps immobile dont elle souleva la tête. Un sourd gémissement s'échappa de ses lèvres. Elle reconnaissait Lucie.

« Qu'y a-t-il donc ? lui demanda Mme Lebret la rejoignant.

— Un crime… Je vous le disais bien… Elle est morte. Lucie !… chère Lucie !… pauvre enfant !… »

Mme Lebret et sa bonne, prises d'épouvante, tremblaient sur leurs jambes.

« Vous connaissez cette malheureuse ? » reprit la dame.

Jeanne ne l'entendit pas. Elle soulevait le corps inerte. Soudain, elle sentit une humidité chaude sur ses doigts.

« Son sang coule… balbutia-t-elle. Son cœur bat ! Elle est vivante encore !… »

La porteuse de pain ajouta, en s'adressant à Mme Lebret :

« Votre fille vous attend… Partez vite !… Mais prévenez à la gare de Bois-Colombes, afin qu'on envoie quelqu'un ici pour m'aider à sauver cette pauvre enfant.

— Venez, madame, venez vite, fit la bonne de Mme Lebret, nous manquerons le train si nous ne nous dépêchons pas. »

Les deux femmes arrivèrent, essoufflées, en avance de quelques minutes. Deux gendarmes se trouvaient à la gare.

« Messieurs… leur dit la vieille dame en s'efforçant de reprendre haleine, on vient de commettre un crime… sur la route… dans le sentier qui longe la voie du chemin de fer de Saint-Germain… On a assassiné une jeune fille… Nous avons laissé près d'elle une femme qui la connaît…

— Désignez-moi tout au juste cet endroit.

— Près du sentier… à côté d'un bouquet d'arbres…

— Suffit ! Je vois cela d'ici… Nous allons nous y rendre.

— Vite, Larchaut, fit le brigadier en s'adressant au second gendarme, allez réveiller le commissaire. Prenez à la gendarmerie un brancard et deux hommes. Moi, je vais là-bas. »

Le brigadier se dirigea rapidement vers le lieu désigné. Bientôt il arriva près de Jeanne. La jeune fille vivait, mais elle était évanouie et son évanouissement ne cessait pas. En voyant le brigadier, Jeanne poussa un cri de joie.

« Ah ! monsieur, dit-elle, venez vite à mon secours. La pauvre enfant se meurt. Elle a une blessure à la poitrine… Le sang coule sans s'arrêter sur mes mains… Il faudrait l'emporter d'ici… »

Dans le silence de la nuit, une voix retentit.

« Brigadier ! criait cette voix. Où êtes-vous ?

— Par ici… suivez la haie du chemin de fer. »

Bientôt des lumières apparurent dans les ténèbres. Larchaut, hors d'haleine, devança la petite troupe qui l'accompagnait et rejoignit son supérieur.

« Voici monsieur le commissaire, fit le gendarme ; je l'ai trouvé avec M. Duval, le médecin. Ils viennent en même temps que les camarades et que le brancard. »

Bientôt les nouveaux venus arrivèrent sur le théâtre du crime. Deux d'entre eux qui tenaient les falots s'approchèrent vivement et éclairèrent le groupe. Livide et les yeux fermés, Lucie ne donnait aucun signe de vie.

« Quelle est cette femme ? » demanda le commissaire en voyant Jeanne aussi pâle que la blessée et couverte de sang.

Le brigadier mit le magistrat au courant de la situation. Le commissaire reprit en s'adressant à Jeanne :

« Ainsi, vous connaissez cette jeune fille ?

— Oui, monsieur. Elle habite à Paris la même maison que moi.

— Comment et pourquoi se trouvait-elle après minuit seule et en pleine campagne ?

— Elle est couturière de son état, et venait d'apporter ce soir une robe de bal à la femme de M. le maire du pays.

— Et vous que faisiez-vous ici à cette heure ? »

Jeanne expliqua le motif de sa présence. Jeanne compléta les renseignements en faisant le très court récit de ce que nos lecteurs savent déjà.

« Selon toute apparence le mobile de l'assassinat a été le vol, dit le commissaire. L'homme que vous avez vu fuir dans la nuit était sans doute l'assassin. Demain commenceront les recherches. »

Le médecin, éclairé par les gendarmes porteurs de falots, s'était agenouillé près de la jeune fille et avait mis à découvert la blessure qu'il examinait avec attention.

« Eh bien, docteur ? lui demanda le commissaire.

— La blessure est grave, répondit le médecin, mais je crois pouvoir espérer qu'elle n'est pas mortelle. Les baleines du corset ont fait dévier l'arme.

— Qu'est-ce que cela ? dit le commissaire en voyant briller sur le sol un objet métallique qu'il ramassa.

— C'est la moitié de la lame du couteau dont l'assassin s'est servi… Cette lame, en portant un second coup, a rencontré le busc d'acier du corset, là, voyez, et s'est brisée.

— Que devons-nous faire, docteur ? demanda le magistrat.

— Transporter cette enfant.

— On la conduira chez moi, reprit le commissaire. J'ai une chambre libre, et cette brave femme lui donnera ses soins.

— Certes, je ne la quitterai pas ! » s'écria Jeanne.

Lucie fut étendue avec des précautions infinies sur le brancard, et le convoi prit la route de Bois-Colombes. On arriva vite à la maison où Lucie devait recevoir l'hospitalité. La femme du magistrat et sa servante s'empressèrent de préparer un lit pour la jeune fille. Le docteur sonda la blessure, s'assura qu'il ne s'était point trompé en ne la croyant pas dangereuse, et procéda à un pansement sommaire. Pendant ce temps, le commissaire et le brigadier fouillaient ses vêtements.

« C'est bien pour la voler qu'on a voulu tuer cette enfant, dit le brigadier ; on a retourné les poches de la robe, et voici une boutonnière déchirée au corsage, sans doute en arrachant un objet qui s'y trouvait suspendu.

— Sa montre, monsieur… » fit la porteuse de pain.

On commença la rédaction d'un procès-verbal détaillé, et on se sépara vers les trois heures du matin, laissant la blessée toujours évanouie sous la garde de maman Lison.

Ovide Soliveau avait vivement gagné la route de Paris et s'était élancé vers Courbevoie où Paul Harmant l'attendait. Il n'eut aucune peine à retrouver la petite porte donnant accès dans l'usine. Le constructeur, fiévreux, le fit vivement entrer, en demandant d'une voix à peine distincte :

« Eh bien ?

— C'est fait… répondit Ovide, Lucien Labroue est veuf de la main gauche. Il ne lui reste qu'à épouser ta fille devant M. le maire… »

On gagna le bureau du constructeur. Soliveau s'empressa de changer de costume. Il replia ses vêtements de paysan, qu'il enferma dans la valise, et il glissa dans l'une de ses poches la montre et le porte-monnaie volés à Lucie.

La voiture attendait. Les deux hommes y montèrent.

« Où veux-tu que je te conduise ? demanda le constructeur.

— Boulevard des Batignolles. Je serai près de chez moi. »

À l'endroit indiqué les scélérats se séparèrent. Jacques Garaud gagna son hôtel.

« Mary est sauvée, pensait-il. Sa rivale n'existe plus. »

Au petit jour, le commissaire de police de Bois-Colombes et les gendarmes se trouvaient réunis à l'endroit où Lucie était tombée frappée par Ovide. Une enquête minutieuse démontra que l'assassin, couché dans le petit bois, avait attendu le passage de quelqu'un. On reprit le chemin de Bois-Colombes.

Le médecin était installé au chevet de la malade qui venait de reprendre connaissance. Lucie, en ouvrant les yeux, jeta autour d'elle un regard vague d'abord, puis inquiet. Tout à coup elle aperçut maman Lison. Jeanne se pencha vers le lit.

« Vous me reconnaissez, chère mignonne, demanda-t-elle.

— Oui, dit Lucie d'une voix faible, mais où suis-je donc ?

— Chez le commissaire de police de Bois-Colombes… Vous étiez blessée, mademoiselle, lui dit-il, et c'était un devoir pour moi de vous donner ma maison pour asile.

— Oui… oui… je me souviens… murmura Lucie. Un homme, tout à coup, s'est dressé devant moi et m'a frappée… À partir de ce moment il n'y a que ténèbres.

— Avez-vous vu le visage de l'homme ?

— Non, monsieur… la nuit était trop noire.

— Vous aviez sur vous une montre, n'est-ce pas ? en or, avec sa chaîne. Et un porte-monnaie ?

— Oui.

— Que contenait-il ?

— Une trentaine de francs et un billet de retour.

— Toutes les montres portent un numéro d'ordre. Savez-vous le numéro de la vôtre ?

— Non, monsieur.

— Où l'avez-vous achetée ?

— On m'en a fait cadeau, elle venait d'une boutique d'horlogerie de la rue Saint-Antoine au coin de l'impasse Guéménée. »

Le commissaire écrivit l'adresse.

« Est-il indiscret, fit-il ensuite, de vous demander le nom de la personne à qui la montre a été vendue ?

— Cette personne est mon futur mari, M. Lucien Labroue. Je dois être blessée gravement, fit Lucie, car je souffre.

— Vous devez souffrir, en effet, mon enfant, répondit le médecin. La blessure est profonde, mais je vous affirme qu'elle ne met point vos jours en danger, et qu'elle sera vite guérie. Il est heureux que cette brave femme ait suivi le chemin où vous étiez tombée. Sans elle vous seriez morte de la perte de votre sang.

— Ma bonne Lison, je vous dois la vie… fit Lucie. Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Depuis la nuit dernière.

— Est-ce que je ne pourrais pas retourner chez moi ?

— Ce sera sans inconvénient lorsque j'aurai fait un pansement sérieux, dit le médecin, mais pas avant ce soir.

— Maman Lison, vous ne me quitterez point, n'est-ce pas ? demanda Lucie à Jeanne.

— Je voudrais cependant bien aller jusqu'à la rue Dauphine, prévenir mon patron et voir ce qui se passe.

— C'est vrai, maman Lison, il faut prévenir… Allez là-bas… »

La porteuse de pain, en arrivant rue Dauphine, reçut une violente émotion en pleine poitrine. Les volets de la boutique restaient clos, et sur la devanture était fixée une feuille de papier portant ces mots :

FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS Jeanne gagna l'arrière-boutique, où se trouvaient Mme Lebret, son gendre et sa servante. Tous les trois pleuraient.

« C'est fini, maman Lison », dit Lebret d'une voix entrecoupée.

La porteuse de pain, les yeux pleins de larmes, murmura :

« Vous me pardonnerez de ne pas être revenue hier soir.

— Ma belle-mère m'a dit que vous aviez été retenue, et vous êtes toute pardonnée, maman Lison ; ma pauvre femme vous aimait beaucoup. Vous resterez ici, comme de son vivant… »

Jeanne sanglotait. Elle balbutia :

« J'aurais voulu vous demander la permission de retourner aujourd'hui à Bois-Colombes, près de ma pauvre blessée…

— Vous le pouvez, maman Lison.

— Demain matin je serai ici et je reprendrai mon service. »

Tandis que Jeanne arrivait à Bois-Colombes, on était fort étonné chez Mme Augustine de ne pas voir Lucie venir rendre compte de la livraison faite par elle la veille au soir. Mme Augustine envoya une de ses ouvrières au quai Bourbon. L'ouvrière revint en disant que Melle Lucie n'était point encore rentrée. Cette absence sembla tellement étrange à la grande tailleuse qu'elle expédia, très inquiète, un domestique à la Garenne-Colombes. Ce domestique apporta l'assurance que la jeune ouvrière avait quitté la maison de M. le maire pour revenir à Paris. L'inquiétude de Mme Augustine devint de l'effroi. Elle dit à Melle Amanda :

« Ma chère enfant, en sortant d'ici, allez au quai Bourbon vous informer si Lucie a reparu et revenez me le dire… »

Melle Amanda descendit dans la rue où Ovide l'attendait.

« Encore une corvée ! s'écria-t-elle en le rejoignant.

— Quelle corvée ?

— Cette péronnelle de Lucie a disparu…

— Disparu ! répéta Soliveau avec une surprise fort bien jouée…

— Elle a quitté la Garenne-Colombes à onze heures et demie du soir, et on ne l'a pas revue depuis. La patronne m'envoie chez elle pour savoir si on a enfin de ses nouvelles…

— J'ai envie d'aller avec vous. »

Ovide prit une voiture à l'heure et donna l'ordre au cocher de les mener au quai Bourbon… Le misérable attendit avec impatience et curiosité que Melle Amanda eût interrogé la concierge.

« Eh bien ? lui demanda le pseudo-Arnold de Reiss, quand elle rejoignit la voiture.

— On n'a pas entendu parler d'elle… Retournons à la rue Saint-Honoré, et nous dînerons ensuite… »

VIII

Lorsque Jeanne, revenant de Paris, arriva à Bois-Colombes, Lucie dormait sous la garde de la femme du commissaire. Quand elle se réveilla, elle se trouvait en proie à une fièvre violente.

Le docteur, lorsqu'il vint visiter la blessée, fut très inquiet de cette fièvre à laquelle il ne s'attendait pas, et déclara le transport de la jeune fille absolument impossible.

« Tout ce que je puis permettre, ajouta-t-il, c'est de conduire mademoiselle dans un hôtel du pays. »

La femme du magistrat se récria.

« Cette jeune fille restera près de nous, docteur », dit-elle.

Lucie remercia l'excellente femme, et elle jeta un regard à Jeanne Fortier. La porteuse de pain comprit.

« Je ne vous quitterai pas non plus, chère mignonne, répliqua-t-elle. Je serai cependant obligée d'aller à Paris demain, pour les obsèques de ma pauvre patronne… qui est morte cette nuit… après avoir vu sa mère… »

Le commissaire, revenant de Paris, entra dans la chambre. Il ratifia les paroles de sa femme et se mit à l'entière disposition de la jeune fille avec une bonne grâce infinie. Vers neuf heures du soir, maman Lison se prépara à quitter Bois-Colombes.

« Prévenez aussi ma patronne, dit Lucie.

— Oui, ajouta le commissaire, et engagez-la à tenir secrète la tentative dont mademoiselle a été victime. Nous voulons éviter que le fait soit connu, ébruité et raconté dans les journaux. Affirmez que mademoiselle a été victime d'un accident. »

Jeanne promit de se conformer aux instructions du commissaire, et elle partit. Tout entière à la pensée de sauver Lucie, la veuve de Pierre Fortier ne s'était point dit que le crime commis sur la jeune fille allait la conduire comme témoin, en face des représentants de la justice et de la police qui, pour des raisons trop légitimes, lui inspiraient une profonde épouvante. Ce ne fut qu'en chemin de fer, en retournant à Paris, que cette pensée traversa son esprit, amenant à sa suite tout un cortège de sombres réflexions.

En arrivant à Paris, Jeanne brisée de fatigue, se rendit chez elle. La concierge poussa une exclamation de joie.

« Ah ! maman Lison, lui dit-elle, vous allez peut-être pouvoir me donner des nouvelles de ma locataire, mam'selle Lucie ! Hier soir elle est partie pour la Garenne-Colombes, et on ne l'a point revue. Savez-vous quelque chose ?

— Oui… Lucie est malade. En revenant prendre le train, elle est tombée et s'est blessée au côté.

— Blessée ! Quel malheur ! Est-ce que c'est grave ?

— Non. Sa convalescence ne sera pas longue.

— Ah ! tant mieux ! Vous me rassurez !

— Seulement, une personne qu'il faut avertir, c'est Mme Augustine, sa patronne. Est-il arrivé des lettres pour Lucie ?

— Oui, une.

— Eh bien, je la prendrai demain pour la lui porter… »

Le lendemain matin, Jeanne remplit ses fonctions de porteuse de pain et revint s'habiller afin d'assister au convoi de Mme Lebret. Une seconde lettre pour Lucie attendait.

Jeanne les prit toutes les deux, puis elle alla mettre un terme aux inquiétudes de Mme Augustine, et servit à la grande couturière un second exemplaire de l'histoire inventée pour la concierge selon les conseils du commissaire.

Après avoir assisté au convoi de Mme Lebret, Jeanne partit pour Bois-Colombes où la jeune fille l'attendait avec impatience. La fièvre avait notablement diminué ; la blessure devenait de moins en moins douloureuse. Bref, l'état général était aussi rassurant que possible.

Lucie dévora les deux lettres apportées par Jeanne Fortier. Toutes deux étaient de Lucien Labroue. Dans la dernière, le jeune homme reprochait à sa fiancée son silence, qui l'inquiétait. Lucie fit part de ces deux lettres à maman Lison.

« Il faut que je lui écrive tout de suite, dit celle-ci.

— Mais si c'est vous qui lui écrivez, répliqua la jeune fille, cela redoublera ses inquiétudes… Il se persuadera que la situation est très grave… Je vais écrire moi-même. »

Et Lucie, d'une main tremblante, traça les lignes suivantes :

« Cher Lucien bien-aimé,

« Je vais vous dire la vérité toute entière, mais ne vous alarmez pas, car je vous jure que je ne vous cache rien et qu'il ne faut concevoir aucune crainte. Je suis dans mon lit, blessée, mais ma blessure n'est pas grave, puisque je peux vous écrire. »

Ici la jeune fille racontait son voyage à la Garenne, l'agression d'un inconnu, sa chute et son évanouissement, l'arrivée providentielle de maman Lison. Elle terminait en disant :

« D'ici deux ou trois jours, je pourrai retourner à Paris. Je ne songerais point à me plaindre s'il m'était impossible de vous dire de vive voix que je vous aime encore un peu plus qu'hier, et que je vous aimerai demain un peu plus qu'aujourd'hui.

« Votre fiancée, bientôt votre femme, n'est-ce pas ?

« LUCIE. »

Mlle Amanda avait attendu à l'heure du déjeuner le pseudo-Arnold de Reiss, et celui-ci lui avait faussé compagnie. Dans la journée, l'essayeuse de Mme Augustine reçut par la poste une lettre de son platonique amoureux. Cette lettre contenait un billet de mille francs et annonçait qu'Arnold était obligé de faire un voyage d'assez longue durée.

Amanda serra le billet de banque avec soin et froissa la lettre avec colère. Ce départ si brusque cachait-il une rupture ?

Lorsque Lucien Labroue jeta les yeux sur la lettre dont nous avons reproduit la plus grande partie, il reçut en plein cœur un coup terrible. Lucie avait failli mourir… le fils de Jules Labroue éprouvait une véritable torture morale… À quelle résolution s'arrêter ? Partir pour Paris ? Abandonner la surveillance dont il était chargé ? Assurément, il ne le pouvait pas.

De tout ce qui précède résulte la preuve que personne ne pouvait soupçonner les vrais motifs de la tentative d'assassinat commise sur la jeune fille. Ovide et Paul Harmant pouvaient se croire à l'abri de tout soupçon.

À l'hôtel de la rue Murillo, Paul Harmant s'abstenait provisoirement de parler à sa fille de Lucien Labroue. Le jeune homme, dans ses lettres, évitait d'écrire le nom de Mary.

L'état de celle-ci restait le même. Elle ne laissait pas échapper une plainte, elle ne prononçait pas une parole de reproche ; pourtant son père lisait dans son âme, comprenait ce qu'elle ne disait point, et se demandait s'il ne ferait pas bien de hâter le retour de Lucien. Mais ne serait-ce pas éveiller les soupçons ? Et il temporisait, par prudence. Dix jours se passèrent.

Lucie était revenue au quai Bourbon. La jeune fille s'était remise immédiatement au travail ; mais il lui était interdit de se fatiguer. Néanmoins, elle avait terminé l'assemblage des costumes de Melle Harmant.

Mary sortait à peine de chez elle et ne s'occupait point des travaux commandés à Mme Augustine. Elle ignorait l'« accident » arrivé à la jeune ouvrière et elle ne se serait point doutée qu'elle seule était la cause inconsciente de cet « accident ».

Quelques jours après sa réinstallation, Lucie, avait envoyé maman Lison demander ce qu'elle devait faire pour l'essayage ; Mme Augustine fit répondre qu'il lui serait agréable que Lucie, si elle pouvait sortir, se rendît à l'hôtel de la rue Murillo. En conséquence, le lendemain, vers midi, elle se rendit chez sa cliente.

Paul Harmant et sa fille achevaient de déjeuner. Le valet de chambre entra dans la salle à manger et dit :

« Il y a là la couturière de mademoiselle. »

Mary devint pâle, très pâle.

« Lucie ? fit-elle d'une voix agitée.

— Lucie ! » s'écria à son tour Paul Harmant, livide de terreur.

Mary ne comprit pas, ne pouvait pas comprendre l'expression d'épouvante peinte sur le visage de son père.

« Je ne la recevrai pas, mon père ! » dit-elle.

Ces paroles ramenèrent un calme relatif dans l'esprit du millionnaire. Il sentit qu'il avait risqué de se trahir ! Lucie vivante ! Ovide avait-il menti avec impudence en prétendant l'avoir « supprimée » ? Dans tous les cas il fallait s'assurer de l'identité de la jeune fille et pour cela il fallait la voir. Jacques se pencha vers sa fille et lui dit à voix très basse :

« Je n'ai pas su dominer un premier mouvement d'irritation, et je le regrette car cette irritation est injuste…

— Injuste ? répéta Mary.

— Oui, certes. Cette jeune fille ignore qu'elle est cause de ta souffrance. Pourquoi lui fermerais-tu ta porte ? Accueille-la donc aujourd'hui, et contente-toi de prier Mme Augustine de t'envoyer à l'avenir une autre personne…

— Vous avez raison, mon père… Faites entrer… »

Le valet de chambre revint au bout de quelques secondes, amenant Lucie. L'ouvrière était d'une pâleur mortelle, et semblait ne se tenir debout qu'à grand-peine. Mary s'aperçut du grand changement survenu en elle depuis leur dernière entrevue.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle avec hauteur.

— Je venais, mademoiselle, vous essayer vos costumes. Je suis très en retard, mais ce n'est pas ma faute. J'ai été victime d'un crime, qui m'a empêchée de travailler.

— Un crime ? s'écria Mary, quel crime ?

— On a tenté de m'assassiner… on y a presque réussi…

— Vous avez été blessée, mademoiselle ? fit Paul Harmant avec le plus grand sang-froid.

— Oui, et je souffre encore de ma blessure… J'ai reçu un premier coup de couteau, et un second allait m'achever si la lame ne s'était pas brisée sur le busc de mon corset…

— Votre assassin a été arrêté, sans doute ?

— Non, monsieur, mais il le sera bientôt… j'espère. »

Cette réponse fit perler des gouttes de sueur froide sur les tempes du millionnaire.

« Vous avez pu donner son signalement ? demanda-t-il.

— Non, monsieur… C'est à peine si je l'ai entrevu dans la nuit. C'est, paraît-il, un rôdeur. Il tuait pour voler…

— Ah ! on vous a volée ?

— Oui, monsieur… ma montre et mon porte-monnaie… »

Depuis que Lucie était entrée, le faux Paul Harmant la contemplait avec une curiosité grandissante.

« C'est singulier, se disait-il, il me semble que j'ai déjà vu ce visage… que j'ai déjà entendu cette voix… Cependant je me trouve pour la première fois en présence de cette jeune fille… »

Tout à coup une lueur se fit dans sa mémoire.

« J'y suis… poursuivit-il. C'est le portrait vivant de Jeanne Fortier, lorsque Jeanne Fortier était jeune elle-même… »

En même temps il se rappelait qu'à l'époque de l'incendie d'Alfortville, la fille de Jeanne était en nourrice à Joigny et que les premières années de Lucie s'étaient passées aux Enfants-Trouvés.

« Si c'était elle ? » se demanda-t-il.

Lucie, brisée de fatigue, semblait chercher un appui, autour d'elle. Paul Harmant lui avança vivement un siège.

Mary se trouva blessée de la condescendance de son père.

« Je n'essaierai point mes costumes, fit-elle d'une voix sèche ; Melle Lucie peut donc se retirer. J'irai prendre livraison de ces costumes chez Mme Augustine. »

C'était indiquer d'une façon nette que la jeune ouvrière ne devait plus remettre les pieds à l'hôtel. Lucie comprit. Le cœur gonflé, elle salua et sortit de la salle à manger.

Paul Harmant, resté seul avec Mary, renoua l'entretien.

« Sais-tu que cette jeune fille est vraiment jolie ? »

Mary sentit de grosses larmes sous ses paupières.

« Tu trouves ? murmura-t-elle douloureusement. Et tu comprends, n'est-ce pas, que Lucien puisse l'aimer ?

— Je comprends très bien qu'il ait eu pour elle un caprice mais ces amours-là, n'ont qu'une courte durée… J'ai reçu une nouvelle lettre de Lucien, ajouta le millionnaire.

— Il te parle de moi ?

— Il m'en parle dans toutes ses lettres, et il ne s'occuperait pas ainsi de toi si tu lui étais indifférente.

— C'est à lui que je voudrais l'entendre dire… »

Mary baissa la tête. Un long soupir s'échappa de sa poitrine oppressée. Le millionnaire poursuivit :

« Tu m'as raconté que cette Lucie n'avait ni père ni mère, comment le savais-tu ?

— Je le tenais d'elle-même.

— Elle a été enlevée à l'hospice des Enfants-Trouvés ?

— Certainement. Elle a été inscrite sous le numéro 9.

— Elle n'a jamais su par qui elle avait été abandonnée ?

— Jamais ! Mais pourquoi t'inquiètes-tu de ces choses ?

— Pour bien me convaincre que Lucien Labroue ne peut aimer une fille qui n'a même pas de nom… »

Si Paul Harmant avait interrogé sa fille au sujet des premières années de Lucie, c'est que la pensée dont nous avons signalé l'éclosion dans son cerveau se développait de plus en plus. Maintenant, il possédait des renseignements certains. Il ne lui restait qu'à voir sans retard Ovide Soliveau pour lui apprendre que sa victime se portait bien.

Le millionnaire se fit conduire avenue de Clichy. Soliveau était absent. Paul Harmant tira de sa poche un carnet et sur l'une des feuilles écrivit ces lignes, qu'il déposa dans la boîte aux lettres.

« Si tu rentres avant cinq heures du soir, viens vite à Courbevoie. Si tu rentres après six heures, je t'attendrai ce soir, à dix heures, au café de la Paix, place de l'Opéra. Urgent. »

En rentrant, Ovide trouva le billet de son pseudo-cousin. Très intrigué, un peu inquiet, Ovide se fit conduire à l'usine de Courbevoie. Il fut à l'instant même introduit. Paul Harmant avait le visage lugubre.

« Quelle physionomie sinistre ! lui dit le Dijonnais.

— Lucie est vivante ! répondit le millionnaire.

— Lucie est vivante !… répéta Soliveau en pâlissant. C'est impossible… Mon couteau est allé jusqu'au cœur…

— Je l'ai vue et lui ai parlé chez moi. Ton couteau a dévié sur les baleines du corset et n'a fait qu'une entaille. Lucie a repris son travail… Plus que jamais elle entrave mes projets.

— Tonnerre !… fit Ovide. C'est jouer de malheur ! Elle m'a vu, sans doute. Elle peut me reconnaître !

— Rassure-toi. Les ténèbres étaient épaisses et le crime est mis sur le compte de quelque rôdeur.

— Dans ce cas, on en sera quitte pour recommencer.

— Il faut bien s'en garder ! répliqua Jacques Garaud. Une seconde tentative du même genre ferait à coup sûr naître des soupçons… ce qu'avant tout il faut éviter.

— Alors tu abandonnes la partie ? demanda Soliveau.

— Lorsque la vie de ma fille est l'enjeu ! Jamais !

— Tu as un plan ? »

Paul Harmant tendit un papier à son complice, qui le prit curieusement et lut les lignes suivantes :

« Lucie a été déposée en 1861 ou 1862 à l'hospice des Enfants-Trouvés de Paris, où elle a été inscrite sous le numéro 9. »

« Il faut savoir par qui a été déposée cette enfant.

— Qu'est-ce que ça peut te faire, et à quoi ça peut-il nous servir ? D'abord on refusera de nous l'apprendre si nous ne désignons pas les objets qui ont dû accompagner le dépôt et sont signalés au procès-verbal.

— Il faut ce procès-verbal.

— Le moyen ? À moins d'aller voler le registre de l'hospice ?

— À tout prix il faut que je sache si je ne me trompe pas.

— Que crois-tu donc ?

— Que Lucie est la fille de Jeanne Fortier.

— Qui te fait supposer cela ?

— Son nom, d'abord. L'enfant de Jeanne se nommait Lucie. Son âge. Enfin son visage… Elle ressemble à Jeanne, quand Jeanne était jeune.

— Une telle ressemblance donnerait presque une certitude… ou tout au moins des probabilités assez fortes. »

Paul Harmant poursuivit :

« C'est en 1861 ou 1862 que Lucie a été déposée à l'hospice. Il y a connexion. La nourrice, n'étant plus payée, a apporté l'enfant à Paris, après avoir fait une déclaration dans son pays, et s'en est débarrassée au profit de l'Assistance.

— Tout cela me paraît d'une logique inattaquable, mais ne m'explique pas encore en quoi cela peut te servir…

— Comprends donc que si Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier, et si c'est prouvé, elle devient l'enfant d'une voleuse, d'une incendiaire, de l'assassin de Jules Labroue, et que Lucien, fils de la victime, la repoussera certainement avec horreur !

— Parfait ! Bravo ! J'ai compris ! C'est très fort !

— Alors il faut agir.

— Sans doute, mais de quelle manière ? Sais-tu comment s'appelait la nourrice chez qui Jeanne Fortier avait déposé sa fille ? Connais-tu du moins le nom du pays ?

— Oui, c'est Joigny…

— C'est à Joigny qu'il s'agit d'aller. Je m'en charge.

— As-tu besoin d'argent ?

— Question naïve ! Amanda m'a coûté les yeux de la tête et je suis à peu près à sec. »

En répondant ainsi, Ovide mentait avec impudence. Le faux Paul Harmant ouvrit le tiroir de son bureau et en tira une liasse de billets de banque qu'il tendit à Soliveau.

« Grand merci ! dit ce dernier. Demain matin, dès la première heure, je roulerai vers Joigny. »

Après le départ de son père, Mary donna l'ordre d'atteler. Elle avait besoin de mouvement et se proposait de faire une visite au peintre Étienne Castel.

Celui-ci la reçut avec une compassion profonde, tant la pauvre jeune fille lui parut changée et souffrante.

« Vous venez, mademoiselle, m'adresser des reproches parce que je n'ai pas fait d'acquisition pour votre galerie…

— Rassurez-vous. Je viens vous demander un service. J'ai l'habitude d'offrir à mon père un cadeau à son anniversaire… et ce jour arrivera dans deux mois. Devinez-vous ?

— Je crois que oui… Vous désirez, cette année, donner votre portrait à M. Harmant. Est-ce cela ?

— Parfaitement cela.

— Est-ce un portrait en pied que vous désirez ?

— En pied, oui, si vous le voulez bien.

— Cette grandeur vous conviendrait-elle ? » demanda Étienne en s'approchant du tableau auquel il travaillait lors de l'arrivée de Melle Harmant et qui représentait l'arrestation au presbytère et en désignait la figure de Jeanne, au tiers de nature.

Pendant quelques secondes, Mary demeura attentive et comme en extase devant la toile. Tout à coup elle tressaillit.

« Oh ! on dirait que je connais le visage de cette femme au milieu des gendarmes. Oui, la ressemblance est frappante.

— S'agit-il d'une femme âgée déjà ?

— D'une personne toute jeune, au contraire. Vingt et un ou vingt-deux ans, au plus. C'est une ouvrière de ma tailleuse…

— Et vous la nommez ?

— Lucie… Est-ce que par hasard vous la connaissez ?

— Où demeure-t-elle, cette Lucie ?

— Quai Bourbon, numéro 9.

— Décidément, je ne la connais pas ».

Étienne pensait :

« La jeune fille qu'aime Lucien Labroue se nomme également Lucie, et demeure quai Bourbon… »

Il ajouta tout haut :

« Ainsi, c'est bien de cette grandeur que je ferai votre portrait ?

— S'il vous plaît ! Et quand commencerons-nous ?

— Après-demain si vous voulez…

— Convenu, je viendrai vers deux heures. Aujourd'hui je me sauve… parce que je vous empêche de travailler.

— N'en croyez rien !… Accordez-moi quelques minutes de causerie. Vous plaisez-vous à Paris ?

— Je me faisais de la grande ville une idée plus gaie…

— Alors vous regrettez l'Amérique ?

— Il y a des instants où je voudrais revoir son beau ciel.

— Bien que vous soyez née à New York, mademoiselle, monsieur votre père n'est pas Américain, lui ?

— Il est Français… originaire de la Bourgogne. Mon grand-père maternel, James Mortimer, ayant reconnu en lui une intelligence hors ligne, l'avait associé à ses entreprises.

— Votre grand-père était un inventeur célèbre ?

— Oh ! oui, monsieur. On lui doit, ainsi qu'à mon père, de grandes et utiles découvertes, entre autres une machine à coudre, la Silencieuse, et une machine à guillocher.

— Une machine à guillocher… répéta Étienne, saisi.

— Un chef-d'œuvre, à ce qu'il paraît.

— M. Harmant a habité longtemps l'Amérique ?

— Vingt-deux ans. Il est arrivé à New York, en 1861.

— Les inventeurs d'un vrai mérite s'enrichissent vite en Amérique. Peut-être y retournerez-vous un jour ?

— Je ne crois pas.

— Pourquoi ? »

Mary se sentit rougir. Cependant elle répondit :

« Mon père ne se déciderait plus à quitter son pays natal, et tous ses intérêts sont maintenant en France.

— C'est vrai, mais il peut se présenter telles circonstances : par exemple, un mariage pour vous, mademoiselle.

— Oh ? fit Mary vivement, je n'épouserai jamais un Américain.

— Vous aimez les Français ?

— Beaucoup. D'ailleurs, par mon père, je suis Française.

— Dernièrement, lorsque j'ai eu le plaisir de vous voir chez mon ami Georges Darier, vous avez exprimé une idée au sujet de Lucien Labroue… qui vous fait honneur… »

Mary se sentit rougir de nouveau et balbutia timidement :

« Le devoir étroit de ceux qui possèdent est, selon moi, de tendre la main à ceux qui ne possèdent point…

— M. Harmant, après réflexion, a-t-il été de votre avis ?

— Je crois que mon père a proposé une association à M. Labroue.

— Vous me quittez déjà ? fit Étienne en la voyant se lever.

— Oui, dit-elle, mais je reviendrai après-demain »

Le peintre reconduisit Melle Harmant et revint s'asseoir devant le tableau qu'il retouchait.

« Cette ressemblance de Lucie et de Jeanne Fortier est étrange ! murmura-t-il. Et Lucie est une enfant élevée à l'hospice, et elle a vingt-deux ans… »

IX

Le lendemain matin, Ovide Soliveau débarquait à Joigny. Il descendit à l'hôtel de la Cigogne.

Ovide étant Bourguignon savait qu'en Bourgogne il y a des femmes faisant le métier de ce que la bourgeoisie de Paris appelle les « nourrices sèches », et élevant jusqu'à huit ou dix enfants à la fois. Il se fit donner l'adresse d'une de ces femmes et se rendit chez elle.

Mme Noiret, ainsi se nommait la nourrisseuse, femme de quarante ans environ, n'était pas d'un agréable abord.

« Qu'est-ce que vous me voulez ? fit-elle au visiteur.

— Y a-t-il longtemps que vous habitez le pays ?

— Vingt-sept ans… J'en ai quarante et un. J'en avais quatorze quand mon père et ma mère ont acheté c'te maison.

— Depuis quelle époque faites-vous le métier de prendre des enfants en nourrice ?

— Ma mère en prenait. Quand ma mère est morte, j'ai continué.

— Vous connaissez alors toutes les nourrices de Joigny ?

— Bien sûr ! On se rencontre, vous comprenez, quand il s'agit de faire vacciner les mioches…

— A-t-on parlé devant vous d'une certaine Jeanne Fortier ?

— Jeanne Fortier… Jeanne Fortier… Qu'est-ce qu'elle était ?

— Une veuve… il y a vingt et un ans de cela…

— Mon doux Jésus ! vingt et un ans ! En faudrait une mémoire pour se rappeler les noms de si loin ! Si vous n'avez pas autre chose que le nom pour que je vous renseigne, ça ne peut pas me suffire…

— J'ai autre chose… La veuve Fortier fut condamnée, pour le triple crime de vol, d'incendie et d'assassinat.

— Bonté divine ! la gueuse ! L'a-t-on guillotinée ?

— On l'a condamnée à perpétuité, dit Ovide, et elle avait ici, à Joigny, en nourrice, une petite fille de quelques mois.

— Attendez donc ! Une femme qu'a été condamnée pour incendie, vol et assassinat… Oui… on en a causé dans le pays…

— Et vous vous souvenez chez qui sa fille se trouvait ?

— Chez la mère Frémy, parbleu ! Même qu'elle était assez vexée d'avoir en garde l'enfant d'une pareille scélérate.

— Et où demeure la mère Frémy ? demanda Ovide.

— Au cimetière, la pauvre femme… Elle est morte.

— Tout m'échappe ! murmura Soliveau déconfit.

— Seriez-vous le papa, vous par hasard ?

— Non ! J'ai besoin de savoir si la petite est vivante.

— Je me souviens de ce que la mère Frémy en a fait. Adressez-vous à la mairie… Quand on nous laisse des enfants, c'est là que nous allons faire notre déclaration. Le maire donne des ordres pour aller conduire le mioche aux Enfants-Trouvés…

— Laissez-vous alors au maire la nomenclature des objets qui peuvent servir un jour à faire reconnaître l'enfant ?

— Oui, monsieur. On indique la marque du linge, les signes particuliers du moutard, le nom du père et de la mère \(si on les connaît\), celui de la nourrice et la date du dépôt.

— L'enfant s'appelait « Lucie ». On aurait donc inscrit le nom de Jeanne Fortier, la mère, et celui de Mme Frémy, la nourrice ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, madame, je vous remercie. »

Ovide tendit une pièce de dix francs à Mme Noiret, qui la mit dans sa poche en répliquant :

« N'y avait vraiment pas de quoi ! Tout à votre service. »

Puis le Dijonnais sortit de la maison.

Soliveau marchait au hasard, le front penché. Brusquement il releva la tête et chercha le chemin conduisant à la mairie qu'il trouva sans peine. Il entra dans un bureau et, s'adressant à un jeune employé qui s'y trouvait seul, lui demanda :

« Pourriez-vous me dire, monsieur, qui était le maire de Joigny en 1861 et 1862 ?

— Parfaitement, monsieur, répondit le jeune homme. Le maire de cette époque se nommait Duchemin. C'était le frère de mon père. Il s'est retiré après la guerre.

— Habite-t-il Joigny ?

— Non, mais Dijon, son pays natal.

— Alors il est mon compatriote, dit Soliveau.

— Vous êtes donc, comme moi, de la Côte-d'Or ? fit l'employé.

— Oui, monsieur, et je voulais solliciter de l'obligeance de votre oncle un renseignement qui se rapporte aux années 1861 et 1862. Il s'agit d'une chose fort délicate.

— Peut-être pourrait-on vous répondre ici… »

En cet instant, la porte s'ouvrit violemment et un homme d'apparence vulgaire entra dans le bureau. En voyant cet homme, le jeune employé pâlit et se leva avec embarras.

« Ah ! ça, monsieur Duchemin, fit le nouveau venu d'un ton brutal, il faut donc venir vous relancer jusqu'ici ? Vous vous moquez de moi !

— Ne criez pas si fort, je vous en supplie !…

— Je crierai si je veux. Payez-moi et je me tairai !

— Je vous ai prié d'attendre.

— Eh ! voilà six mois que j'attends !

— Je sollicite un dernier délai… huit jours encore.

— Ta-ra-ta-ta ! Je vous donne jusqu'à demain. Si demain soir je n'ai pas les mille francs que je vous ai prêtés en croyant sérieux l'aval de garantie de votre oncle et sa signature agréablement imitée par vous, je porterai les pièces au procureur de la République… et en route pour la cour d'assises ! »

Et le créancier furieux sortit comme il était entré. Le jeune employé cacha sa figure dans ses mains. À travers ses doigts on voyait couler des larmes.

« Pardonnez-moi, dit Ovide, d'avoir été le témoin involontaire d'une scène pénible… »

L'employé releva la tête et répondit en pleurant :

« C'est une juste punition, monsieur… L'homme que vous venez de voir est un gros marchand de Joigny, en rapport avec mon oncle pour le commerce des vins… L'année dernière, j'avais une maîtresse que j'aimais comme un fou, et je n'avais ni argent ni crédit. Je fis deux billets sur lesquels je traçais un aval de garantie en imitant l'écriture et la signature de mon oncle et je les portai à cet homme. Il les escompta. Quand arriva l'échéance, je ne pouvais payer. J'allai trouver l'escompteur qui se préparait à envoyer les traites à mon oncle et mourant de honte, je lui fis un aveu complet, accompagné de telles promesses qu'il voulut bien m'accorder six mois. J'espérais pouvoir m'acquitter. Vaine espérance… je ne peux pas !… Vous avez entendu cet homme le dire, il me perdra. Oh ! pourquoi n'ai-je pas eu la force de résister aux obsessions de la femme qui m'a conduit au mal !

— Peut-être la voyez-vous encore cette femme ?

— Non, monsieur.

— Vous avez cessé de l'aimer ?

— Ce n'est pas cela. Elle m'a fermé sa porte.

— Et c'est pour cette créature que vous avez risqué le bagne.

— Monsieur, j'étais fou d'elle.

— Bref, c'est mille francs qu'il vous faudrait ?

— Mille francs, plus les intérêts de six mois. Je n'ai qu'à choisir entre deux partis à prendre… Me jeter à l'eau ou attendre les gendarmes qui viendront m'arrêter…

— Pourquoi ne pas vous adresser à votre mère ?

— Ma mère vit à Dijon d'une très petite rente viagère…

— À votre oncle ?

— Il renierait sans pitié un neveu déshonoré.

— À quelle heure quitterez-vous votre bureau ?

— Dans un instant ; il va être l'heure.

— Où prenez-vous vos repas ?

— À l'hôtel de la Cigogne.

— C'est là que je suis descendu. Nous dînerons ensemble. »

Duchemin regarda son interlocuteur avec étonnement.

« Je serai à vos ordres, monsieur, répondit-il.

— Comment se nomme votre créancier ?

— Petitjean…

— Prenez votre chapeau et conduisez-moi chez lui. »

Machinalement, le jeune Duchemin obéit. Cinq minutes plus tard les deux hommes arrivaient chez le marchand de vins en gros. En voyant entrer son débiteur, le créancier farouche se leva, et demanda d'une voix dure :

« Qu'est-ce que vous venez faire ici, vous ? »

Ce fut Ovide qui répondit :

« Une chose que vous approuverez certainement. M. Duchemin vient réparer sa faute et vous payer ce qu'il vous doit.

— Il vient me payer ! lui !

— Oui, monsieur, M. Duchemin a commis une folie de jeunesse. Vous l'avez épargné et vous avez bien fait. Il vous en remercie. Il se repent et ne recommencera plus. Je suis un ami de sa famille. Je vais, monsieur, en échange, des billets en questions, vous remettre mille francs, plus l'intérêt de l'argent pendant six mois. »

Ovide avait tiré de sa poche un portefeuille fort bien garni de billets de banque et paya. Le négociant ouvrit sa caisse, en tira deux carrés longs de papier timbré et dit :

« Voici les traites. »

Duchemin étendit la main vers les traites ; mais Ovide les plia soigneusement et les glissa dans son portefeuille qu'il remit dans sa poche.

« Maintenant, monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Petitjean, tout est bien fini, n'est-ce pas ?

« Oui, répondit le négociant d'un ton bourru, et que votre honorable protégé aille se faire pendre ailleurs !

— Vous n'avez plus le droit d'être insolent, monsieur, répliqua Soliveau. Et prenez garde à votre langage ; si vous vous avisiez de parler d'une erreur dont la preuve a cessé d'exister, c'est à la famille Duchemin que vous auriez affaire ! »

Petitjean ferma d'une main brutale la porte de son bureau derrière les deux hommes qui s'éloignaient.

Le Dijonnais et son compagnon gagnèrent l'hôtel de la Cigogne, et s'attablèrent en face l'un de l'autre dans un petit salon où Ovide donna l'ordre de mettre le couvert. Heureux de se sentir débarrassé de son terrible créancier, le jeune homme voyait tout, en rose.

« Ou je me trompe fort, ou vous devez avoir encore quelques petites dettes dans Joigny… lui dit brusquement Ovide. Quel chiffre exact ?

— À peu près deux mille francs.

— Peste ! Vous allez bien, vous, quand vous vous y mettez !

— Monsieur, c'est cette misérable femme…

— Et comment comptez-vous faire pour payer ?

— Mes créanciers m'ont promis d'attendre.

— Vous vous verrez prochainement en butte aux criailleries de ces gens-là ! Eh ! bien, je vous débarrasserai d'eux, moi, en échange d'un service que j'attends de vous.

— Comptez sur moi, monsieur. Que faut-il faire ?

— Je vais vous le dire, dit Soliveau. Il y a vingt-deux ans, j'étais amoureux d'une femme mariée, et cette femme avait des bontés pour moi. En l'absence de son mari, absent depuis plus d'une année, un enfant vint au monde. À son retour le mari trompé ne soupçonna rien, et la femme coupable plaça l'enfant en nourrice à Joigny. Je fus obligé de quitter la France pendant un temps très long. Quand j'y revins, mon ancienne maîtresse avait disparu. L'enfant, confié par elle à une femme nommée Frémy, a été mis par cette femme à l'hospice des Enfants-Trouvés. Or, je veux revoir ma fille, et il faut que vous m'y aidiez…

— De grand cœur, monsieur. Que faut-il faire ?

— Il paraît que lorsqu'une nourrice n'est plus payée, elle a le droit d'envoyer le nourrisson à l'hospice, après avoir fait une déclaration au maire de la commune.

— Oui, répondit le jeune homme. Cette déclaration est transcrite sur un registre ad hoc et reste aux archives.

— Le procès-verbal, outre les noms et les dates, ne contient-il pas la description des vêtements que portait l'enfant ?

— Si, monsieur, ainsi que la désignation des marques du linge, et les signes particuliers, s'il s'en trouve.

— Eh bien, en échange du service que je vous ai rendu, et de celui que je vais vous rendre encore, il faut me remettre une copie exacte du procès-verbal en question.

— Ce que vous me demandez là, monsieur, est très irrégulier, mais je vous dois trop pour hésiter un seul instant. »

Duchemin tira de sa poche un carnet, un crayon, et se prépara à écrire.

« L'année du dépôt ? fit-il.

— De 1861 à 1862.

— Le nom de la mère ?

— Jeanne Fortier. »

Duchemin tressaillit d'une façon si violente que son crayon s'échappa de ses mains et tomba sur la table.

« Qu'avez-vous donc ? lui demanda Soliveau.

— Jeanne Fortier ! répéta le jeune homme. Mais c'est le nom d'une femme condamnée à la réclusion perpétuelle… C'est le nom de l'évadée de Clermont dont le signalement a été envoyé au parquet et à la mairie…

— C'est le nom d'une innocente injustement condamnée… répondit Ovide d'un ton convaincu. Que vous importent à vous la condamnation de cette malheureuse et son évasion ? Si elle ne s'était point évadée, serais-je venu à Joigny ? Aurais-je pu vous garder l'honneur, assurer ainsi à votre vieille mère la tranquillité de ses derniers jours ? Rendez donc à une mère le bonheur de retrouver sa fille !

— Je le ferai, monsieur. Encore une fois, je n'hésite pas. Demain vous aurez la copie du procès-verbal. À quel moment pourrai-je vous la remettre ?

— Je vous attendrai ici pour déjeuner, vers onze heures, et en échange de la pièce en question, je vous remettrai la somme nécessaire pour payer vos dettes. Je pense qu'à l'avenir vous ne vous laisserez plus aller aux folies amoureuses… Était-elle jolie, au moins, votre maîtresse ?

— Très jolie, monsieur, la coquine ! Brune, un petit signe noir sur la joue ! Amanda était une Parisienne employée ici dans un magasin de modes.

— Amanda ? répéta Soliveau.

— Oui, monsieur… Amanda Régamy…

— Ah ! par exemple ! voilà qui est curieux !

— Vous connaissez Amanda ? demanda Duchemin.

— Oui, mon jeune ami, et je comprends qu'elle vous ait mené loin ! Mais elle n'est plus à Joigny ?

— Elle l'a quitté, il y a quelques mois, pour retourner à Paris. Dans le magasin où elle travaillait, elle avait dérobé deux pièces de dentelles de cinq cents francs chacune…

— Ah ! ah !… Et on ne l'a point fait arrêter ?

— Non, monsieur. Elle a attendri sa patronne. Seulement on a exigé d'elle une reconnaissance écrite du vol, et l'engagement d'en rembourser la valeur dans un laps d'une année. C'était pour lui donner le moyen de payer que j'ai commis la faute que vous savez. Une fois l'argent dans ses mains, elle dépensa la somme.

— Depuis lors s'est-elle acquittée ?

— Je l'ignore absolument, mais je ne le crois pas.

— Comment se nomme la modiste victime de ce vol ?

— Mme Delion, Grand-Rue, au numéro 74. »

Le dîner était fini. Ovide regarda sa montre.

« Voici l'heure de nous séparer, j'ai besoin de dormir et vais me mettre au lit. À demain. »

Le Dijonnais monta dans sa chambre, et ne tarda pas à s'endormir. Il était satisfait de sa journée.

L'employé, tout en regagnant la mansarde qu'il occupait dans une maison voisine de la mairie, se demandait, lui, s'il ne rêvait pas. Plus de dettes. Une chose cependant paraissait un peu inquiétante à Duchemin. Pourquoi cet étranger, dont il ignorait le nom, ne lui avait-il pas rendu les deux traites portant la fausse signature de l'oncle Duchemin, l'ancien maire ?…

Le lendemain matin, de bonne heure, il pénétra dans le bureau des archives et prit le registre de l'année 1861. L'année 1861 ne lui donnant aucun résultat, il passa à la suivante.

« Voilà ce que je cherche, fit-il en jetant les yeux sur une feuille volante attachée par une épingle à la page du registre. Frémy… Jeanne Fortier… Lucie… Oui, c'est bien cela. Les recherches n'auront pas été longues. À quoi bon copier ? Je donnerai l'original. »

Et, détachant la feuille volante, il la plia et la glissa dans sa poche sans même l'avoir entièrement lue.

Tandis que Duchemin se livrait à son petit travail singulièrement irrégulier, Ovide Soliveau descendait la Grand-Rue, regardant avec attention les enseignes des boutiques qui venaient de s'ouvrir. Au bout d'une centaine de pas il se trouva en face de la devanture d'une modiste. Ovide se dirigea vers une jeune fille, debout dans l'encadrement de la porte.

« Mademoiselle, lui demanda-t-il, est-ce ici, je vous prie, que demeure Mme Delion ?

— Oui, monsieur, c'est ma mère. Donnez-vous la peine d'entrer. »

La porte de l'arrière-boutique s'ouvrit et Mme Delion, une femme d'une cinquantaine d'années, à l'air intelligent, parut.

« Vous me demandez, monsieur ? fit-elle.

— Oui, madame. Je désirerais vous entretenir en particulier. »

Sur un signe de sa mère, la jeune fille disparut.

« Vous avez eu ici, dit Ovide, Melle Amanda Régamy.

— Oui, monsieur, un triste sujet.

— Amanda Régamy vous a volée, n'est-ce pas ?

— Pour mille francs de dentelles.

— Qu'elle a pris l'engagement de vous payer ?

— Oui, monsieur. Engagement que jusqu'à ce jour elle n'a point tenu. Mais je lui tiendrai parole, moi ! Je lui ai accordé un délai d'un an. Quand le dernier jour de ce délai sera écoulé, et il approche, je porterai plainte au procureur et je la ferai arrêter. C'est une dangereuse coquine. Elle a perdu ici un brave garçon en le poussant à faire des billets faux pour elle.

— Vous voulez parler de M. Duchemin ? Permettez-moi de vous dire que vous commettez une erreur involontaire, M. Duchemin n'a fait aucun billet faux. Ce bruit calomnieux était répandu par un créancier mécontent, désintéressé du reste à cette heure. Mais revenons à Melle Amanda Régamy. Elle a reconnu par écrit le vol qu'elle venait de commettre ?

— Oui, monsieur. Avec cette pièce je la tiens.

— Cette pièce, je viens vous prier de me la remettre parce que je viens vous payer.

— Vous m'apportez les mille francs que me doit Amanda ?

— Parfaitement. Et encore avec les intérêts de l'argent depuis une année ! Les intérêts à cinq du cent sont de cinquante francs. C'est donc mille cinquante francs que je vais vous remettre. »

Ovide tira de son portefeuille un billet de mille francs, et de son porte-monnaie deux louis et une pièce de dix francs, puis il ajouta, en posant le tout sur le comptoir :

« Veuillez me donner un reçu et me remettre la déclaration de Melle Amanda. »

Mme Delion écrivit un reçu et alla chercher la confession de son ex-demoiselle de magasin, ainsi conçue :

« Je reconnais avoir volé à Mme veuve Delion deux pièces de dentelles d'une valeur de cinq cents francs chacune ; je prends l'engagement de lui payer la somme de mille francs, avec les intérêts, dans l'espace d'une année à partir de ce jour, si je ne veux pas être poursuivie pour mon crime. »

Suivaient la date et la signature. Ovide lut cette pièce curieuse, la serra dans son portefeuille où se trouvaient déjà les billets de Duchemin, salua Mme Delion, retourna à l'hôtel de la Cigogne et commanda un déjeuner confortable de deux personnes.

Au moment où sonnaient onze heures, l'employé rejoignit Ovide dans un petit salon où ils avaient dîné la veille.

« Eh bien ? demanda le Dijonnais.

— J'ai ce qu'il vous faut, répondit Duchemin. Voici l'original de la déclaration écrite par Mme Frémy. »

Ovide prit vivement le papier, le déplia et lut :

« Moi, Mathurine Frémy, nourrice à Joigny, département de l'Yonne, après avoir déclaré au maire de Joigny qu'un enfant du sexe féminin, mis chez moi en nourrice le 12 avril 1861, avait été laissé à ma charge par la mère, Jeanne Fortier, arrêtée et condamnée depuis pour crimes qualifiés, j'ai été autorisée par monsieur le maire à déposer ladite petite fille à l'hospice des Enfants-Trouvés de Paris, ce que j'ai fait le 6 avril de l'année 1862, et voici les indications qui pourraient servir à reconnaître l'enfant, si sa mère ou toute autre personne intéressée la réclamait, indications reproduites sur le registre des dépôts à l'hospice :

« À l'enfant étaient joints : 1° Une chemise marquée L. F. ; 2° Une brassière, id. ; 3° Une paire de bas, id. ; 4° Un petit bonnet, id. ; 5° Un fichu de laine ; 6° Une couverture de coton ; 7° Une couverture de laine ; 8° Deux langes marqués J. F.

« Signes particuliers, néant. Nom de la mère : Jeanne Fortier. Prénom de l'enfant : Lucie. Nom de la nourrice : Mathurine Frémy. »

La signature de Mathurine Frémy, celle du maire pour légalisation et le cachet de la mairie donnaient à cette pièce un caractère indiscutable d'authenticité. Ovide, très calme en apparence, replia le papier et le mit dans sa poche.

Lorsque le garçon chargé du service eut apporté le café, Ovide tira son portefeuille, le posa sur la table et l'ouvrit.

« C'est deux mille francs que vous devez, n'est-ce pas ? dit-il à Duchemin. Eh bien, les voici. Nous sommes quittes.

— Monsieur, apprenez-moi au moins le nom de mon sauveur…

— Je suis le baron Arnold de Reiss. »

L'employé tenait les billets de banque à la main ; il les regardait et, maintenant, son attitude exprimait la gêne.

« Auriez-vous quelque chose à me demander ? lui dit Ovide.

— Eh bien, oui. Je voulais vous prier de me donner les traites que vous a restituées le sieur Petitjean.

— Je les ai brûlées, répliqua Soliveau. Vous comprenez qu'on ne garde pas ces choses-là ! »

Ovide se leva.

« Je regagne Paris. Nous allons nous quitter. Je ne vous dis pas : Adieu ! monsieur Duchemin. Nous nous retrouverons peut-être un jour…

— J'en serais charmé, monsieur.

— Et moi de même ; aussi je vous dis : Au revoir ! »

À cinq heures du soir, Ovide arrivait à Paris. Le Dijonnais remit au lendemain sa visite à son pseudo-cousin et se fit conduire à son logis de l'avenue de Clichy, où il changea de costume et se donna l'apparence du baron Arnold de Reiss.

« C'est chose utile, pensa-t-il, de prévoir. Je crois prudent de faire connaître aux gens qui pourraient me menacer un jour que j'ai contre eux des armes terribles. Je dînerai ce soir avec Amanda. »

Ovide se rendit rue Saint-Honoré un peu avant l'heure de la sortie des ouvrières de Mme Augustine. Amanda, qui croyait à une rupture, poussa un cri de joie en voyant Arnold.

« C'est vous, mon ami ! c'est vous, enfin ! s'écria-t-elle.

— Pensiez-vous donc ne plus me revoir, ma poulette ?

— Votre brusque départ me semblait un peu louche, je l'avoue, et votre silence plus louche encore.

— J'ai voyagé beaucoup pendant ces quelques jours.

— Voyager n'empêche pas d'écrire à ceux qu'on aime.

— Mon cœur n'est pas coupable. Les affaires m'absorbaient.

— Je vous pardonne ! Nous dînons ensemble, n'est-ce pas ?

— J'y compte bien. »

X

Le commissaire de police de Bois-Colombes avait ramassé près du corps de Lucie la moitié du couteau dont Ovide s'était servi pour frapper la jeune fille. Ce commissaire, homme très intelligent, possédant deux indices, le numéro de la montre volée et le fragment du couteau, comptait bien, grâce à l'un de ces indices, découvrir l'auteur du crime. Mais, pour que le couteau pût le conduire à ce but, il fallait retrouver le manche auquel attenait un fragment de l'arme, car sur ce fragment devait exister une indication permettant de suivre la piste du bandit.

Un jour que le gendarme Larchaut faisait une ronde avec son brigadier, un cantonnier remit aux gendarmes un manche de couteau qu'il venait de trouver. Les deux gendarmes se rendirent au pas accéléré au bureau du commissaire de police.

« Quel motif vous amène ? » demanda le magistrat.

Le brigadier présenta le manche auquel attenait un fragment de lame brisée. Le magistrat, après l'avoir examiné, prit le morceau de lame trouvé près de Lucie. Il présenta ce fragment à la cassure du tronçon et constata qu'il s'y adaptait.

« Oui, fit-il ensuite, c'est bien le couteau complet.

— On peut savoir où il a été acheté, reprit le brigadier. L'adresse du fabricant est gravée près du manche. »

Le commissaire lut à haute voix :

« Ronsart, coutelier, quai Bourbon, numéro 9. Quai Bourbon, numéro 9 ; mais c'est l'adresse de Melle Lucie ! Voilà qui est étrange !

— Monsieur le commissaire, fit observer le brigadier, le morceau de lame ramassé par vous prouve que le couteau était neuf. Donc il devait être sorti depuis peu de jours de chez le fabricant.

— Cela me semble logique, dit le magistrat. Je vais aller ce matin même voir le chef de la Sûreté. »

Le chef de la Sûreté reçut immédiatement le commissaire de Bois-Colombes, qui lui présenta les deux fragments de l'arme, réunis et formant un tout.

« Peut-être, en effet, y a-t-il là un point de départ, dit le chef de la Sûreté ; nous devons en référer au juge d'instruction. »

Mis au fait de l'incident qui venait de se produire, le juge d'instruction fut d'avis qu'il fallait s'en préoccuper. À lui aussi il semblait étrange que le couteau devant servir à l'accomplissement du crime eût été acheté dans la maison qu'habitait la victime. Cela paraissait indiquer la préméditation. Le juge d'instruction et le chef de la Sûreté se rendirent au magasin de coutellerie du quai Bourbon. Le coutelier était absent. Ce fut sa femme qui reçut les visiteurs.

Le chef de la Sûreté présenta l'arme brisée et dit :

« Voici un couteau qui sort de vos ateliers, n'est-ce pas ?

— C'est incontestable, répliqua la marchande ; voilà notre nom, notre adresse et notre marque de fabrique. D'ailleurs, je me rappelle en avoir vendu un tout semblable récemment. Ce doit être celui-là…

— Vous souvenez-vous de la personne à qui il a été vendu ?

— Nous vendons beaucoup, monsieur, soit moi, soit mon mari, soit notre commis. Il m'est donc impossible de préciser, mais toutes les ventes sont inscrites à leur date sur la main courante. »

La marchande feuilleta son livre et dit :

« On n'en a pas vendu depuis que j'ai vendu celui-ci.

— À quelle époque ? »

La coutelière cita une date fixe.

« Juste la veille du jour où le crime a été commis ! s'écria le chef de la Sûreté. Avez-vous oublié quel était votre acquéreur ?

— Nullement ; c'était un monsieur.

— Un monsieur ! répétèrent à la fois les deux hommes.

— Oui, un vrai monsieur, et très bien mis, ma foi. Il est entré dans la boutique ; il pouvait être entre huit et neuf heures du soir. Il m'a demandé un couteau de cuisine pareil à ceux dont les bouchers se servent pour désosser leur viande \(ce sont ses propres expressions\), quelque chose de très solide.

— Pourriez-vous me donner le signalement exact de ce personnage ?

— Oh ! impossible. Je crois bien qu'il pouvait avoir aux alentours de cinquante ans. Il grisonnait. Tenue soignée, je vous le répète. J'ai remarqué qu'il était ganté juste, comme un homme coquet. Il s'exprimait fort bien. »

Les magistrats se regardèrent, déconfits. Évidemment, le client de passage dont la coutelière venait d'esquisser le portrait ne pouvait être le meurtrier de la jeune ouvrière.

« Qui sait ? fit le chef de la Sûreté, il y a des choses si bizarres… »

Le juge d'instruction parut réfléchir pendant un instant, mais il ne dit mot, et après avoir remercié la coutelière il quitta le magasin avec son compagnon. Une fois sur le quai, il demanda au chef de la Sûreté :

« C'est là que demeure Melle Lucie ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, nous sommes tout portés. Montons chez elle. »

L'ouvrière, bien faible encore, reconnut le juge d'instruction et se leva pour le recevoir.

« Restez assise, ma chère enfant, lui dit-il.

— Auriez-vous découvert mon agresseur ? demanda Lucie.

— Non, par malheur ! Mais nous croyons tenir une piste. »

Et il lui fit part de leur visite à la coutellerie.

« Voilà un singulier hasard, s'écria la jeune fille. Quel était l'acheteur ?

— Un homme d'un certain âge… un monsieur bien vêtu.

— Alors, ce n'est pas l'homme qui m'a frappée. J'ai bien vu que mon assassin était misérablement vêtu.

— On peut prendre un déguisement. Nous en déduisons que ce n'était point pour vous voler qu'on vous assassinait… N'avez-vous point d'ennemis ?

— Comment aurais-je des ennemis ? répliqua-t-elle. Je vis dans un isolement complet. Je suis orpheline. Je ne connais que mon fiancé, absent de Paris depuis quelques jours.

— Vous n'aviez annoncé à personne que vous iriez à Bois-Colombes ?

— À personne. Personne ne pouvait savoir à quelle heure je reviendrais, et de quel côté je passerais.

— Nous devons donc nous en tenir à notre première version, dit le juge d'instruction, et cependant la provenance du couteau fait naître dans mon esprit bien des doutes.

— Personne ne me connaît, reprit Lucie, je vous le répète. Encore une fois, quelle vengeance aurait-on pu vouloir exercer contre moi ? La préméditation est inadmissible.

— Je tenais, mademoiselle, à vous entendre affirmer cela vous-même », dit le juge d'instruction.

Il salua la jeune fille et se retira avec le chef de la Sûreté. Lucie demeura seule, parfaitement convaincue que les magistrats faisaient fausse route. Ayant besoin de voir Mme Augustine, elle prit une voiture et se rendit rue Saint-Honoré.

En voyant la jeune fille entrer dans le salon d'essayage, Mme Augustine fit deux pas à sa rencontre et l'embrassa.

« Eh bien, mon enfant, a-t-on trouvé votre assassin ?

— Non, madame, et on ne le trouvera pas.

— Pourquoi donc ?

— Cinq minutes avant de partir pour venir vous voir, j'ai reçu la visite de M. le juge d'instruction accompagné du chef de la Sûreté… Or, ils se persuadent que l'homme qui m'a frappé l'a fait, soit par haine, soit par vengeance.

— Sur quoi se basent-ils pour supposer cela ?

— Sur une circonstance assez bizarre ; on a acquis la certitude que, la veille du crime, à huit heures et demie du soir, le couteau avec lequel j'ai été frappée avait été acheté par un monsieur d'un certain âge et vêtu avec distinction, chez le coutelier occupant le rez-de-chaussée de ma maison. »

Amanda écoutait avec une extrême attention.

« C'est, en effet, très bizarre ! » s'écria Mme Augustine.

Melle Amanda se souvint tout à coup que quelque temps auparavant un inconnu était venu demander des renseignements sur Lucie. Elle garda pour elle ce souvenir et dit :

« Ce pourrait être un amoureux éconduit. »

Lucie eut un sourire aux lèvres et répliqua :

« Je n'ai jamais éconduit qui que ce soit, pour l'excellente raison que personne, sauf mon fiancé, ne m'a parlé d'amour. »

XI

Nous avons laissé Ovide Soliveau, sous le pseudonyme du baron Arnold de Reiss, gagner, en compagnie de Melle Amanda, le restaurant où ils allaient reprendre possession de leur cabinet habituel.

« Qu'avez-vous fait en mon absence ? demanda Ovide.

— J'étais furieuse de votre brusque départ. En sortant de l'atelier je dînais, sans appétit, et j'allais me coucher.

— Conduite exemplaire. Et ça marche-t-il à la maison de Mme Augustine, les affaires ?

— De la besogne par-dessus la tête ! Cette patronne a une veine !… À propos, vous savez Lucie… l'ouvrière chez laquelle je suis allée avec vous deux fois, quai Bourbon… et qui avait disparu. Elle a été aux trois quarts assassinée. »

Soliveau joua la surprise et l'émotion.

« Ah ! mon Dieu, la pauvre enfant ! Assassinée !

— D'un grand coup de couteau dans la poitrine.

— L'assassin est-il arrêté ?

— Non.

— Eh bien, mes compliments au préfet de police ! ricana le Dijonnais ; ses employés travaillent joliment !

— Mais, s'il n'est point arrêté, il le sera. On mettait la tentative de meurtre sur le compte de rôdeurs de la banlieue.

— Et ce n'était point cela ?

— Il paraît. Les magistrats se sont ravisés.

— Ah ! ah ! fit Ovide avec vivacité. Comment donc ?

— Ils supposent maintenant que le vol n'était point le mobile de l'assassinat, mais une haine… une vengeance…

— Sur quoi les magistrats basent-ils cette supposition ?

— On a trouvé un indice.

— Un indice ? répéta Soliveau, haletant.

— On a trouvé le manche du couteau qui s'était brisé sur le busc du corset de Lucie, on a lu l'adresse du fabricant sur le tronçon de lame adhérant à ce manche, et on a découvert que le couteau avait été acheté la veille du crime, dans la soirée, par un monsieur bien vêtu et de bonne mine. Un monsieur grisonnant… d'une cinquantaine d'années… Mais je sens trembler votre bras… êtes-vous malade ?

— Non… non… je n'ai rien… dit Ovide, en faisant un effort surhumain pour reprendre son calme. Alors, on pense que ce monsieur, bien vêtu, aurait voulu tuer l'ouvrière ? Dans quel dessein ?

— On ne le sait pas encore, mais on le saura. Figurez-vous que ce monstre avait acheté un couteau dans la boutique du rez-de-chaussée de la maison même où demeure Lucie. Il a peut-être fait cette jolie emplette pendant que j'étais montée au sixième étage et que vous m'attendiez sur le quai. Vous auriez pu voir cet homme de la voiture où vous étiez resté ?

— Je l'ai peut-être vu, car je regardais précisément la boutique de coutellerie », répondit Ovide avec aplomb.

Amanda, trouvant que son adorateur platonique venait de parler avec un accent singulier, le regarda curieusement, et pour la première fois remarqua sa pâleur ; mais on arrivait au restaurant et elle ne put le questionner. On se mit à table dans le cabinet habituel et, aussitôt après le potage, Ovide renoua la conversation à l'endroit où elle avait été interrompue.

« Alors, dit-il, on cherche le monsieur bien vêtu ? Pourquoi un homme qui ne semble point appartenir à la classe des malfaiteurs aurait-il frappé cette jeune fille ?

— Je vous le, répète, par vengeance ou par haine.

— Alors, Melle Lucie devrait le connaître.

— Elle prétend qu'elle n'imagine pas qui ce peut être. Mais c'est une poseuse, une sainte-nitouche, et certain fait dont je me souviens me prouve que quelqu'un cherchait Lucie.

— Quel est ce fait, ma belle poulette ?

— La démarche qu'un intermédiaire fit à notre atelier. »

Ovide sentit un petit frisson courir sur son épiderme.

« Ah ! ah ! Un intermédiaire ! répéta-t-il.

— Oui… Il venait pour Lucie… Il apportait une lettre. Ne trouvant pas Lucie, il a demandé son adresse.

— Naturellement… Qu'est-ce que ça prouve ?

— Ça prouve qu'on s'occupait d'elle et qu'elle était connue de quelqu'un, tout en prétendant ne connaître personne.

— Mais vous causez… et votre assiette reste pleine.

— Je croyais vous intéresser en vous racontant cela, dit la jeune fille en regardant le pseudo-baron dans les yeux.

— Vous m'intéressiez certainement, mais j'ai vu dans ma vie nombre de choses autrement étranges que celle-là.

— N'en parlons plus, dit Melle Amanda, et revenons à vous. Qu'avez-vous fait dans votre voyage ?

— J'ai collectionné des petits papiers, répondit Ovide en riant, qui m'ont coûté pas mal d'argent… Des autographes !

— Et où êtes-vous allé faire cette singulière opération ?

— À Joigny. »

Ovide, à son tour, en prononçant ces mots, regardait fixement Melle Amanda. Il la vit tressaillir. Mais elle sut se donner bien vite un air indifférent.

« Ah ! vous étiez à Joigny ? fit-elle. Est-ce un joli pays ?

— Très joli, répondit Ovide, avec un nouveau sourire. Petite ville des plus pittoresques, mais fatigante à parcourir. J'avais à voir plusieurs personnes.

— Des parents ? Des amis ?

— Non ; des gens du pays, tout à fait étrangers pour moi. »

Malgré son aplomb habituel, Melle Amanda se sentait mal à l'aise. La façon singulière et quasi moqueuse dont parlait son interlocuteur l'inquiétait. Soliveau poursuivit :

« Joigny est fertile en autographes. Je savais en trouver, mais je ne croyais pas en rencontrer de si curieux. »

Melle Amanda se sentait de plus en plus mal à son aise.

« Je vous ennuie peut-être avec mes autographes ? lui demanda tout à coup Ovide du ton le plus naïf.

— Mais pas le moins du monde… au contraire…

— Je continue donc. Il y avait par exemple deux pièces curieuses, signées d'un nommé Raoul Duchemin. »

Melle Amanda se sentit défaillir. Elle répéta :

« Un nommé Duchemin ?

— Oui, un joli garçon, que j'ai eu la bonne fortune d'enlever à la cour d'assises où il allait passer comme faussaire. »

De pâle qu'elle était, Amanda devint pourpre.

« De ce que vous me disiez tout à l'heure, demanda Ovide, je dois conclure que vous n'êtes jamais allée à Joigny ?

— Jamais !

— En êtes-vous bien sûre ?

— Comment, si j'en suis sûre ! balbutia l'essayeuse. Pourquoi m'adressez-vous cette étrange question ?

— Pourquoi ? répondit Ovide. Parce que j'ai acheté, moyennant la somme de mille cinquante francs, à Mme Delion, modiste, un autographe signé : Amanda Régamy

— Arnold ! Arnold ! s'écria l'essayeuse tremblante, éperdue, vous savez tout. Cette femme vous a tout dit…

— Certainement elle m'a tout dit, vous en avez la preuve. Mais pourquoi trembliez-vous ainsi ? Puisque votre autographe est entre mes mains, vous n'avez rien à craindre des suites de votre… légèreté.

— Ah ! quand j'ai fait cela, j'étais folle !

— Je crois, car au fond vous êtes une nature honnête.

— Ainsi, mon ami bien cher, demanda la jeune fille en prenant une physionomie hypocrite, vous ne me méprisez pas trop ?

— Je ne vous méprise pas le moins du monde, répondit Soliveau. Seulement, n'écrivez jamais de ces choses-là ! c'est dangereux ! Si votre autographe était tombé dans d'autres mains que les miennes, vous auriez pu le payer de votre liberté.

— Qu'en avez-vous fait ? balbutia l'essayeuse.

— Je l'ai serré dans un tiroir fermant à clef.

— Mais vous comptez me le rendre ?

— Je compte au contraire le garder précieusement. »

Amanda sentit un petit frisson.

« Pourquoi le garder ? demanda-t-elle.

— C'est des autographes de ce genre que je suis friand.

— Oh ! Rendez-moi cet écrit qui ne peut vous servir à rien.

— Il peut au contraire m'être très utile.

— Comptez-vous donc en faire usage contre moi ?

— Ah ! vous savez donc bien que j'en suis incapable !

— Enfin ! quelle est votre idée ? Car vous en avez une !

— J'en ai une simple et galante. Je veux vous enchaîner à moi. J'éprouve à votre endroit des sentiments très vifs. Vous paraissez me payer de retour ; mais, instruit par l'expérience, je me défie des femmes, surtout quand elles sont jeunes et jolies…

— C'est-à-dire que me voilà dans votre dépendance !

— Mon Dieu, oui, c'est ainsi. »

Amanda comprit qu'Arnold de Reiss la tenait.

« Comment avez-vous su ce qui s'était passé à Joigny ?

— Je l'ai su sans le chercher, je vous l'assure.

— Pas plus que l'assassin de Lucie ne cherchait chez le coutelier du quai Bourbon l'arme qui devait la frapper », répliqua la jeune fille en regardant Ovide.

Celui-ci répondit d'une voix très calme :

« Le choix de la comparaison me semble malheureux ; mais, en admettant que l'assassin de Melle Lucie ait fait une imprudence, et que quelqu'un puisse se servir de cette imprudence pour le compromettre, sans doute inventerait-il un ingénieux moyen de parer les coups. En voilà assez sur ce sujet. Nous sommes amis, n'est-ce pas ? Irons-nous au spectacle ce soir ?

— Je préfère rentrer chez moi. Je me sens brisée.

— C'est au mieux. De mon côté je regagnerai mon logis.

— Vous ne m'avez jamais dit où vous demeuriez. Je pourrais avoir à l'improviste besoin de vous écrire.

— C'est ce qu'il ne faut pas. Je suis marié, père de famille, et je tiens à la paix de mon intérieur. »

Amanda se garda bien d'insister, mais elle pensait :

« Fais le mystérieux, mon bonhomme ! Je découvrirai ce que tu me caches ! »

Melle Amanda, rentrée chez elle, se trouva dans un état de surexcitation facile à comprendre.

« Ainsi, se disait-elle en trépignant de colère, cet homme a acheté ce papier maudit et me tient pieds et poings liés ! Quel intérêt ? Cet homme se sent deviné par moi. Le vieux monsieur de bonne tenue qui a acheté le couteau au quai Bourbon, c'était lui ! Le meurtrier qui a guetté et frappé Lucie, c'était lui ! Je mettrais ma tête à couper que c'était lui ! Et cependant les preuves me manquent… Mais, quand j'en aurais, à quoi me serviraient-elles ? »

Soliveau, de son côté, se tenait ce langage :

« Cette coquine m'a deviné et je suis certain qu'elle aurait pris plaisir à faire de moi l'objet d'un joli chantage ! Heureusement, je possède de quoi lui lier la langue. »

Jacques Garaud attendait avec une impatience facile à comprendre le retour de son complice. Dès que les deux hommes furent en tête-à-tête dans le cabinet, Jacques Garaud demanda :

« Tu as échoué ?

— J'ai réussi… répondit Ovide.

— Tu as retrouvé la fille de Jeanne Fortier ?

— Oui.

— Elle a bien été déposée à l'hospice des Enfants-Trouvés ?

— Oui… à Paris !

— Alors, la rivale de ma fille est vraiment Lucie Fortier ?

— Un instant, tu vas trop vite… Reste à voir si la fille de Jeanne Fortier est bien la Lucie que nous connaissons.

— La ressemblance que j'ai constatée…

— Est une présomption, mais non une preuve. Moi, je rapporte un procès-verbal contenant les détails relatifs au dépôt de la petite fille à l'hospice des Enfants-Trouvés, ce qui me donne le droit d'aller me renseigner à cet hospice et de savoir si l'enfant immatriculée sur le registre des dépôts sous le numéro 9 est bien celle que nous croyons. »

Ovide exhiba son portefeuille, en tira la pièce authentique obtenue de Duchemin et la présenta à Paul Harmant.

« Comment diable t'y es-tu pris pour obtenir ce papier ? »

Le Dijonnais raconta ce que nos lecteurs savent déjà.

« Ton audace m'épouvante ! murmura le millionnaire, après avoir écouté ce récit… Maintenant, que vas-tu faire ?

— Aller à l'hospice réclamer l'enfant qui y a été déposée le 6 avril 1862, et savoir ce que cette enfant est devenue.

— Quand te reverrais-je ?

— Ce soir, chez moi, si tu veux, à cinq heures. Quand Lucien Labroue doit-il revenir à Paris ?

— Dans trois ou quatre jours.

— D'ici là tu auras dans les mains ce qu'il te faut pour créer un obstacle infranchissable entre lui et la fille de Jeanne Fortier, l'assassin de Jules Labroue, son père !

— J'y compte !… » fit Paul Harmant.

Ovide, qui ne doutait jamais de rien, se rendit boulevard d'Enfer et alla droit au cabinet du directeur de l'hospice.

« Monsieur, dit Soliveau, je viens vous prier de m'apprendre ce qu'est devenue une petite fille déposée dans cet hospice il y a vingt et un ans. »

En tirant de son portefeuille le procès-verbal portant la signature de l'ex-maire de Joigny, il poursuivit :

« Je viens m'informer d'une enfant déposée ici le 6 avril 1862, ainsi que cela résulte de la déclaration officielle que j'ai l'honneur de mettre sous vos yeux.

— Peut-être est-elle morte. Quoi qu'il en soit, vous serez fixé. »

D'une main ferme et rapide, le directeur avait tracé quelques mots sur une feuille de papier. Il tendit cette feuille à un garçon de bureau et lui dit :

« Ceci à l'employé des archives. Rapportez-moi la réponse. »

Le garçon de bureau reparut, apportant un volumineux registre. Le directeur chercha la date inscrite sur le procès-verbal de Joigny. Arrivé à cette date, il s'arrêta.

« La petite fille apportée le 6 avril 1862, dit-il, est inscrite sous le numéro matricule 9. »

Ovide sut maîtriser sa joie. Lucie, l'ouvrière de Mme Augustine ; Lucie, la rivale de Mary Harmant ; Lucie, la fiancée de Lucien Labroue, était bien la fille de Jeanne Fortier, l'évadée de Clermont.

À cinq heures du soir, Paul Harmant vint trouver Ovide, avenue de Clichy, et celui-ci lui fit part de sa découverte.

« Enfin ! s'écria le millionnaire. Nous verrons si Lucien Labroue songe encore à épouser cette fille. »

XII

Mary était de plus en plus souffrante. Seule, la surexcitation la soutenait, mais elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.

Paul Harmant éprouvait d'indicibles angoisses en voyant dépérir ainsi son enfant. Il conservait cependant la ferme croyance qu'un mariage avec Lucien triompherait du mal et serait le salut pour elle. Muni de la pièce authentique qu'Ovide Soliveau avait été prendre à l'hospice des Enfants-Trouvés, Paul Harmant attendait de pied ferme le jeune homme.

Au quai Bourbon, le petit logis du sixième étage était en fête. Lucie avait reçu une dépêche annonçant l'arrivée de son fiancé pour le lendemain soir.

Enfin arriva le jour si impatiemment attendu. Lucien avait avancé de douze heures son départ de Bellegarde. En descendant du chemin de fer, il courut au quai Bourbon.

Les deux fiancés, les yeux pleins de douces larmes, tombèrent dans les bras l'un de l'autre avec une émotion attendrie, puis maman Lison reçut une accolade amicale.

« Et dire que sans vous, maman Lison, je ne l'aurais peut-être pas retrouvée vivante ! » s'écria Lucien.

Il se faisait raconter par le menu ce qu'il savait déjà, les détails de cette nuit sinistre où Lucie avait failli mourir.

« On n'a pas retrouvé le misérable assassin ? demanda tout à coup le jeune homme.

— Non… répondit Lucie.

— C'est étrange !

— Pourquoi ? Il eût été plus surprenant de le retrouver ! un rôdeur de banlieue, faisant partie d'une bande… Mais ne parlons plus de cela… Je suis guérie… tout est fini.

— À table ! le dîner est prêt. »

Nos trois personnages s'installèrent joyeusement autour de la petite table bien servie. La soirée passa trop vite. Le lendemain matin, à la première heure, Lucien se rendit à Courbevoie pour y reprendre la direction des travaux. Vers huit heures seulement, le père de Mary fit son apparition à l'usine. À peine s'était-il installé dans son cabinet que Lucien entra pour lui rendre compte de son voyage. Le millionnaire tendit la main au jeune homme de la façon la plus cordiale.

« Vous êtes-vous ennuyé là-bas ?

— Souvent… » répondit Lucien qui pensait à sa fiancée.

Paul Harmant ne le questionna pas davantage. La conversation s'engagea sur les plans que Lucien rapportait, plans de nouvelles machines à construire, qui nécessiteraient encore par la suite un déplacement d'ouvriers.

« Il ne me parle point de ma fille… » pensait Harmant.

À peine formulait-il cette réflexion que Lucien dit :

« Je ne vous ai pas demandé comme se porte Melle Mary…

— Elle a été et elle est encore bien souffrante.

— Gravement souffrante ?

— Assez pour me causer de vives inquiétudes. Vous la verrez et vous jugerez combien mes inquiétudes sont fondées. J'ai annoncé à Mary votre retour, et sa première pensée, ce matin, a été pour vous. Elle vous attend ce soir à dîner avec moi et se fait une fête de nous voir tous les deux en même temps près d'elle.

— Mais, monsieur… balbutia le jeune homme.

— Oh ! pas d'excuses, pas de prétextes pour décliner l'invitation de ma fille, interrompit vivement le millionnaire.

— J'accepte, monsieur, et je serai très heureux de présenter mes hommages à mademoiselle votre fille. »

Vers quatre heures, Lucien quitta Courbevoie pour aller chez lui se préparer à dîner à l'hôtel de la rue Murillo. Il regrettait maintenant d'avoir accepté l'invitation qui pendant de longues heures, allait le mettre en présence de Mary dont il connaissait, dont il déplorait l'amour insensé.

Il était six heures et demie du soir lorsque le fiancé de Lucie arriva la cœur serré à l'hôtel de la rue Murillo.

« Ma fille vous attend au salon », lui dit Paul Harmant.

Mary attendait en effet, et Dieu sait quelle fièvre d'amour faisait battre ses tempes ! Paul Harmant parut sur le seuil, faisant passer devant lui son hôte. Mary voulut marcher à leur rencontre, mais la violence de son émotion détermina chez elle une sorte de défaillance ; elle chancela et retomba sur le siège qu'elle venait de quitter. Sa pâleur était effrayante.

Son père courut à elle. À l'aspect des traits altérés de la jeune fille, Lucien se sentit pris d'une douloureuse pitié.

« Tu souffres, ma chérie ? demanda le millionnaire.

— Non, père, je ne souffre pas… au contraire… J'ai ressenti un étourdissement… ce n'était rien… c'est passé déjà… Je suis heureuse de revoir M. Lucien, et il n'en doute point, car il sait que je l'aime… d'une amitié sincère…

— Moi, aussi, mademoiselle, répondit Lucien avec un trouble involontaire, je suis heureux de vous voir… très heureux…

— Vrai ? bien vrai ? » s'écria Mary avec un élan de passion.

Lucien comprit qu'une froideur trop significative pouvait tuer cette enfant ; aussi répliqua-t-il vivement :

« Je vous l'affirme, je vous le jure !… »

La figure de la jeune fille devint rayonnante.

« Ainsi, vous acceptez mon invitation avec joie ?

— Oui, certes ! Elle m'était précieuse à un double titre, étant le témoignage de l'amitié dont vous parliez tout à l'heure, et de l'estime que monsieur votre père veut bien m'accorder…

— C'est plus que de l'estime, reprit Mary, c'est de l'affection que mon père éprouve pour vous. Il me l'a dit, bien des fois.

— J'en suis fier et reconnaissant…

— Pourquoi donc ne veniez-vous pas nous voir plus souvent ?

— Je ne me croyais pas autorisé…

— À nous traiter en amis ? acheva la jeune fille. À vivre avec nous sur un pied d'intimité ? Mon père approuvera tout ce que je fais ! Je profite de cette liberté pour vous dire, en son nom comme au mien, que votre couvert sera mis chaque jour ici, et que nous compterons sur vous ? N'est-ce pas, père ?

— Je n'ai qu'à m'incliner », fit le millionnaire en souriant.

L'embarras de Lucien se transformait en malaise.

« Tant de bontés me rendent confus… bégaya-t-il.

— C'est convenu. Et je compte aussi que vous nous accompagnerez souvent au théâtre. En refusant, vous me feriez de la peine, beaucoup de peine, et je suis sûre que telle n'est point votre intention. Acceptez sans crainte, je vous promets de ne pas abuser. »

Le visage de Mary exprimait une telle angoisse, l'intonation de sa voix devenait si suppliante, que Lucien ne se sentit point la force de désespérer la jeune fille.

« J'accepte, mademoiselle, dit-il, mais les exigences du travail me laissent bien peu de liberté.

— Elles vous laissent la liberté de vos dimanches, et je compte qu'à l'avenir vous voudrez bien nous les consacrer. »

La fille du millionnaire avait prononcé avec une câlinerie adorable ces dernières paroles. Elle attendait une réponse affirmative. Mais Lucien venait de trouver un prétexte pour décliner la proposition.

« Mon Dieu, mademoiselle, dit-il, permettez-moi de vous faire observer que j'ai quelques amis qui me sont très dévoués et à qui je rends cordialement leur affection. Pour entretenir avec eux des rapports auxquels je tiens beaucoup, je n'ai que le dimanche. Si je dispose de ce jour unique, je ne pourrai plus voir mes camarades d'enfance, et par cela même j'encourrai leurs reproches et les miens… »

Un nuage passait sur le front de Mary ; son cœur, mordu par la jalousie, se mettait à battre avec violence.

« Alors, monsieur, balbutia la pauvre enfant d'une voix basse et brisée, alors, c'est un refus ?… »

Paul Harmant sentit l'effet que les paroles du jeune homme venaient de produire sur sa fille. Il voulut l'atténuer.

« Lucien ne te refuse pas, ma chérie, dit-il vivement ; il te soumet une objection qui me paraît absolument juste. L'amitié impose des devoirs. Sa liberté d'action n'étant point entravée, il nous reviendra avec plus de plaisir. N'est-ce pas, mon cher Lucien ?

— C'est vrai de tout point, oui, monsieur, et Melle Mary le comprendra, je n'en doute pas… »

Mary répliqua d'un ton triste :

« Je comprends que, lorsque je donne mon amitié, je la donne sans partage, prête à faire joyeusement toutes les concessions et tous les sacrifices. Je tâcherai de devenir plus raisonnable, et je saurai me contenter de peu… »

La pitié de Lucien redoublait. Ne sachant que répondre, il garda le silence. Le millionnaire intervint.

« Vous vous entendez à merveille ! dit-il avec entrain. Lucien fera tout ce qui dépendra de lui pour t'être agréable.

— J'espère que Melle Mary n'en doute pas. »

Mary tourna vers Lucien ses grands yeux noyés de larmes. Ils semblaient lui crier : « Si vous saviez combien je vous aime !… comme il serait bon de vous voir m'aimer ainsi !… » Sous le regard parlant, Lucien se sentit frissonner de tout son corps. On vint annoncer que le dîner était servi. Mary, palpitante d'amour, s'appuya sur le bras du fiancé de Lucie pour passer à la salle à manger. Vers dix heures, Lucien prit congé.

« N'oubliez point, lui dit Mary, que demain votre couvert sera mis à notre table. »

Il partit. En se trouvant dehors, au grand air, il avait un poids de moins sur la poitrine, et cependant il se reprochait de n'avoir pas eu le courage d'une entière franchise.

« Qu'adviendra-t-il de tout cela ? se demanda-t-il en passant la main sur son front brûlant. Pauvre Mary ! Je ne puis lui en vouloir de m'aimer. Ce n'est point sa faute… Les jours de la malheureuse enfant sont comptés. Le moment est proche où son amour ne sera plus une gêne pour moi… »

Paul Harmant était resté seul avec sa fille.

« Eh bien, lui demanda-t-il, crois-tu enfin que j'avais raison quand je t'ai dit qu'il viendrait et qu'il t'aimerait ? »

Mary pencha mélancoliquement la tête sur sa poitrine.

« Oui, il est venu, répondit-elle, et j'ai été heureuse, mais je le suis moins à cette heure… que je l'ai entendu…

— Moins heureuse ? Tout ce que tu proposais, il l'a accepté…

— Tu te trompes, il n'a pas tout accepté.

— Je trouve très naturel qu'il ait voulu se réserver quelques heures pour aller voir ses amis.

— Ce ne sont point ses amis qu'il ira voir ! répliqua Mary avec véhémence. S'il a cédé à quelques-unes de mes exigences, c'est que celles-là ne dérangeaient rien à sa vie ! Il garde les dimanches pour les consacrer à celle dont je suis jalouse !…

— Jalouse de cette Lucie !

— Oui, jalouse ! et pourquoi non ? Ah ! tu ne sais pas, père, tout ce que je souffre… Il y a des heures où je vois rouge… Oui, je deviendrais criminelle… Je tuerais cette Lucie ! Lucie morte, il ne pourrait plus l'aimer…

— Voyons, Mary, calme-toi.

— J'adore Lucien, je veux qu'il soit à moi ! je ne veux pas surtout qu'il soit à une autre !…

— N'exagère rien, mon enfant. Compte sur moi… D'ici très peu de temps tu constateras un changement nouveau et significatif dans la conduite de Lucien à ton égard. C'est lui-même bientôt qui pressera votre union…

— Père ! s'écria Mary, les alternatives d'espérance et de déception me tuent. Fais tout ce qui dépendra de toi, je travaillerai de mon côté à ce que Lucien m'appartienne… »

Paul Harmant fut effrayé de l'exaltation avec laquelle Mary venait de prononcer ces paroles.

« Ne commets aucune extravagance, mon enfant ! lui dit-il. Encore une fois sois calme et attends avec confiance le bonheur qui viendra, je te le jure ! »

Mary ne répondit pas. Rentrée chez elle et le visage décomposé par la colère, la jeune fille pensait :

« Je lutterai ! Tous les moyens me seront bons. »

Elle dormit à peine et, dès huit heures, elle s'habilla.

« Mon père est-il parti ? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle, depuis un instant.

— Donnez l'ordre d'atteler. »

Au bout d'un quart d'heure, elle monta en voiture et dit au cocher de la conduire quai Bourbon. De son côté le millionnaire avait passé une fort mauvaise nuit. Cette lutte de tous les instants pour l'existence de sa fille le brisait. Il partit donc avec l'idée bien arrêtée d'obliger le fils de Jules Labroue à accepter la main de Mary.

Arrivé à l'usine de Courbevoie, il fit appeler le directeur des travaux. Lucien se rendit près de lui en toute hâte.

« Asseyez-vous, mon cher ami, lui dit ce dernier. Laissez-moi vous remercier tout d'abord de votre manière d'être, hier soir, vis-à-vis de ma fille. »

Le fiancé de Lucie tressaillit et, malgré lui, son front se plissa. Allait-il donc encore être question de Mary ?

L'industriel poursuivit :

« J'ai été heureux de vous éloigner momentanément de Paris. Vous voici revenu et nous devons maintenant parler à cœur ouvert. Comment avez-vous trouvé ma fille ?

— Je l'ai trouvée un peu amaigrie, monsieur, et le visage altéré. Les médecins devraient, je crois, s'occuper sérieusement de son état de faiblesse, de son dépérissement croissant. »

Le millionnaire appuya ses coudes sur le bureau et prit sa tête dans ses mains. Deux larmes glissèrent entre ses doigts.

« Oui, dit-il ; la vie de ma fille est menacée, la vie de mon enfant que j'aime plus que tout au monde. Mary est en danger, les médecins me l'ont dit, mais elle n'est point condamnée sans appel. À côté du mal il y a le remède. Ce remède, c'est le mariage…

— Le mariage… répéta le jeune homme, péniblement impressionné de la tournure que prenait l'entretien.

— Oui, continua Paul Harmant, le mariage lui rendrait la santé… Mary a deux maladies : l'une qui lui vient de sa pauvre mère et dont elle peut guérir ; l'autre qui lui vient de son cœur et dont vous êtes la cause. Celle-ci joignant à l'autre la conduira promptement au tombeau, si vous êtes sans pitié. Mon cher enfant, la vie de ma fille chérie est entre vos mains. Je vous ai demandé de réfléchir. Je vous ai proposé de vous associer à ma fortune en vous donnant la main de ma fille. Aujourd'hui, cette fortune, je vous l'offre tout entière si vous sauvez mon enfant. Elle va mourir si vous la repoussez. Refuserez-vous de la prendre pour femme ?

— Oh ! monsieur, s'écria Lucien, si vous saviez ce que j'ai souffert depuis le moment où l'amour de Melle Mary m'a été révélé, vous auriez pitié de moi. Ne vous ai-je pas dit quel était l'état de mon cœur ?

— Oui, c'est vrai, vous me l'avez dit loyalement, répliqua le millionnaire, mais j'ai cru qu'il s'agissait d'un de ces caprices qui ne comptent point dans l'existence. Vous n'éprouvez aucun sentiment passionné pour ma fille, qu'importe ! Est-ce que l'amitié ne vaut pas l'amour ? L'amour viendra, comme il est venu chez moi quand j'ai épousé la mère de Mary !… N'hésitez plus… sauvez mon enfant…

— Hésiter serait une trahison envers celle que j'aime, répondit Lucien d'une voix grave. Je souffre de vous faire souffrir et c'est le cœur brisé que je refuse. Tout à l'heure vous me parliez de vous. Eh bien, si vous aviez aimé une enfant pauvre, si vous lui aviez juré qu'elle serait votre femme, auriez-vous trahi vos serments, auriez-vous enfin accepté de James Mortimer la main de sa fille, faisant passer votre ambition avant votre amour ? Répondez !

— Eh ? que voulez-vous que je vous réponde ? s'écria le millionnaire avec une sorte d'affolement. Je ne sais qu'une chose, c'est que ma fille va mourir si vous persistez !

— Calmez-vous, monsieur, je vous en supplie.

— Me calmer, le puis-je ? L'existence de mon enfant est en jeu et vous voulez que je sois calme ! Ah ! vous êtes sans pitié ! Eh bien, je sauverai Mary par vous et malgré vous !

— Mais comprenez donc, fit Lucien, qu'en sauvant Melle Mary je tuerais celle que j'aime.

— Eh ! répliqua l'industriel, paraissant céder à un entraînement irrésistible, celle que vous aimez est indigne de vous !

— Indigne de moi ! Ah ! ne me répétez pas cela, sinon je croirais que l'amour paternel vous fait perdre la raison.

— Il est heureux que je ne l'aie pas perdue, pour vous sauver… pour sauver votre honneur…

— Qui le met en péril ?

— Le mariage résolu par vous !

— Que voulez-vous donc dire ? Parlez, monsieur, parlez donc !… s'écria Lucien en proie à un véritable affolement.

— Je veux vous empêcher de faire un outrage à la mémoire de votre père ! répondit Jacques Garaud. Je veux vous arracher du cœur un amour honteux, déshonorant, sacrilège.

— Est-ce de mon amour pour Lucie que vous parlez ainsi ?

— Oui, c'est votre amour pour Lucie.

— Expliquez-vous donc, monsieur ! Je le veux ! Je l'exige !

— Savez-vous quelle est cette Lucie à qui vous voulez donner votre nom !

— Oui, monsieur, une honnête fille.

— Une orpheline déposée, il y a vingt et un ans à l'hospice des Enfants-Trouvés, et inscrite sur les registres de l'hospice sous le numéro matricule 9. Le savez-vous ?

— Je le sais. Ce n'est pas pour l'enfant abandonnée qu'est la honte : c'est pour les parents coupables de l'abandon.

— Soit ! fit le millionnaire d'un rire mauvais. Ce sont là des sentiments nobles et généreux, mais vous n'avez pas cherché vous-même de qui était née cette fille ?

— Que m'importe ? Si ses parents sont indignes, pas une parcelle de leur indignité ne rejaillira sur Lucie !

— En vérité, l'amour vous affole ! Sachez donc que Lucie est la fille de Jeanne Fortier, l'assassin de votre père, et, comme vous refuseriez sans doute de me croire sur parole, je vais vous fournir la preuve irrécusable. »

Un cri sourd s'échappa du gosier contracté de Lucien. Il se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards.

XIII

Au moment où cette scène se passait, à Courbevoie, Mary frappait à la porte de Lucie. Celle-ci ouvrit.

« Vous, mademoiselle, vous, chez moi ! balbutia-t-elle.

— Je viens causer avec vous d'une chose très grave. »

La fille du millionnaire s'assit, puis, regardant bien en face l'ouvrière, entama brusquement l'entretien par ces mots :

« Vous m'avez dit que vous étiez orpheline ? Ne connaissant pas votre famille, élevée à l'hospice des Enfants-Trouvés ; sans fortune, par conséquent ; sans autres ressources que celles que vous donne un travail assidu ?

— C'est vrai ; mais je suis heureuse ainsi.

— Heureuse ! répéta Mary d'un ton ironique, j'en doute.

— Je vous assure… commença Lucie.

— N'insistez pas. Vous ne changeriez rien à mes convictions. Eh bien, je viens vous dire ceci : je suis riche, moi… je suis très riche… et je veux assurer votre avenir.

— Assurer mon avenir : de quelle façon ?

— De la façon la plus simple et la plus large. Je vous offre un capital de trois cent mille francs. »

Ce fut au tour de Lucie de regarder Mary bien en face.

« Est-ce qu'elle devient folle ? » se demandait-elle.

« C'est un marché que je viens vous proposer.

— Expliquez-vous mieux, mademoiselle… vous venez me proposer un marché. Quel est ce marché ?

— Immédiatement après avoir reçu la somme, vous quitterez non seulement Paris, mais la France.

— Quitter la France ! Mais pourquoi ?

— Pour que je ne vous voie plus ! Pour que je ne vous sente plus près de moi, dans la même ville… pour que je ne vous trouve plus sur ma route à toute heure… pour que ma vie qui s'éteint se ranime… pour que je puisse enfin goûter le calme et le bonheur !… »

Lucie s'était levée d'un bond.

« Ah ! s'écria-t-elle, vous venez de me faire comprendre votre changement à mon égard ! Vous êtes jalouse de moi !

— Oui, jalouse de vous ! répliqua Mary en se levant à son tour.

— Vous aimez Lucien !

— Je l'aime.

— Et vous comptez que je vais m'éloigner de Lucien en jurant de ne pas le revoir ! Et vous m'offrez trois cent mille francs pour prix de ce sacrifice !

— J'augmenterai la somme s'il le faut…

— Et vous avez pu croire que j'accepterais ce marché !

— Pourquoi le refuseriez-vous ?

— Pourquoi ? Parce que j'aime Lucien ! Je l'aime d'un amour qui vivra aussi longtemps que battra mon cœur ! Et vous avez cru que ce cœur était à vendre ! Mais quel immense mépris avez-vous donc pour moi ?… Je repousse avec horreur le honteux marché proposé par vous. J'aime Lucien… Vous l'aimez aussi ! Qu'il choisisse !… Et maintenant il me semble que nous n'avons plus rien à nous dire… »

Au lieu de s'éloigner, la fille du millionnaire se laissa tomber à genoux, puis, balbutia d'une voix que les larmes rendaient presque indistincte :

« Je l'adore, et je mourrai s'il ne m'aime pas. Ayez pitié ! »

En face de ce désespoir de l'enfant que la mort avait touchée déjà, Lucie se sentit remuée jusqu'au fond des entrailles.

« Relevez-vous, dit-elle, je vous en conjure !

— Non ! laissez-moi vous implorer à genoux.

— Je l'ai déjà dit, mon cœur n'est point à vendre. »

Mary porta ses deux mains à son front en se relevant.

« Je me vengerai ! » fit-elle ensuite.

Et d'un pas automatique, elle quitta la chambre de sa rivale. Lucie murmura, en joignant les mains :

« Mon dieu, pardonnez-lui… La souffrance égare sa raison… »

En ce moment, la porte s'ouvrit et Jeanne Fortier parut. Elle vit la jeune fille, le visage défait, et courut à elle en s'écriant :

« Vos yeux sont pleins de larmes !… que s'est-il passé ? »

Lucie se jeta dans les bras de maman Lison et elle raconta la terrible scène…

Nous avons quitté Lucien Labroue, épouvanté de la révélation terrible qui venait de lui être faite.

« C'est une calomnie ! s'écria-t-il.

— Non, répondit le millionnaire ; c'est une vérité absolue.

— Vous avez parlé de preuves, monsieur, je les attends.

— Je vous ai dit, reprit-il, que celle que vous croyez aimer est inscrite sur les registres de l'hospice sous le numéro matricule 9.

— Je savais cela. Lucie elle-même me l'avait appris.

— Eh bien, refuserez-vous d'ajouter foi au procès-verbal de dépôt aux Enfants-Trouvés, relatant le nom de la mère ? »

Paul Harmant ouvrit son portefeuille, en retira le procès-verbal et le présenta au jeune homme, qui le lui arracha plutôt qu'il ne le prit et le lut fiévreusement. Le terrible papier s'échappa de la main tremblante de Lucien.

« C'est vrai… balbutia-t-il avec accablement : Lucie est la fille de Jeanne Fortier.

— De Jeanne Fortier qui a tué votre père… »

Lucien, un instant, écrasé, releva la tête.

« Rien ne prouve le crime, après tout. La justice se trompe souvent, et je crois à l'innocence de Jeanne Fortier.

— Vous y croyez, soit, mais jusqu'au jour de sa réhabilitation, Lucie restera la fille de l'assassin de votre père…

— Mon Dieu… mon Dieu… balbutia Lucien désespéré.

— Vous voyez bien que, sans être infâme, le fils de la victime ne peut donner son nom à la fille du meurtrier ! Lucie Fortier ne doit plus exister pour vous. Vous voilà libre… sauvez ma fille !

— Monsieur… bégaya Lucien affolé par la douleur, ayez pitié de moi ! J'avais mis ma vie entière dans cette union projetée… Laissez-moi respirer… Laissez-moi souffrir… »

Et le malheureux jeune homme éclata en sanglots.

« Assurément, je vous plains, répliqua Jacques Garaud. Mais en même temps, je vous exhorte au courage… Je vous ai sauvé du déshonneur. En échange, sauvez ma fille !… C'est le bonheur que je vous offre…

— Et si je ne peux pas accepter ?

— Pourquoi ne le pourriez-vous pas ?… En refusant, vous tueriez Mary, cette enfant qui vous aime, qui vous adore ! Ce serait un crime ! Tout à l'heure j'ai été cruel peut-être, en brisant vos rêves, mais j'ai agi comme le chirurgien qui porte le fer et le feu au fond de la blessure afin de la guérir. C'est de la reconnaissance que vous me devez.

— Cette reconnaissance, je l'éprouve. L'abîme était ouvert devant moi… vous me l'avez montré… je vous en remercie. Mais la blessure est trop profonde pour se cicatriser brusquement. Priez donc Melle Mary de me pardonner, si pendant un certain temps je ne profite pas des invitations qu'elle a bien voulu m'adresser. Il faut attendre…

— Mais ce sont ces alternatives d'espoir et de déceptions qui tuent Mary ! » murmura le millionnaire.

Lucien ramassa le procès-verbal qu'un instant auparavant il avait laissé tomber, et il le présenta à Paul Harmant.

« Montrez-lui ceci, monsieur, fit-il, Melle Mary comprendra que je ne puis épouser la fille de l'assassin de mon père ».

Évidemment ces paroles, dans l'esprit de Lucien, ne pouvaient s'appliquer qu'à la fille de Jeanne Fortier, mais le double sens apparut terrible, effrayant, au véritable meurtrier.

« Ainsi, dit-il d'une voix tremblante, mes prières ne pourront hâter le bonheur de ma fille ?

— Je sollicite quelques jours pour réfléchir…

— Mais c'est à Mary qu'il faudra dire cela.

— Eh bien, monsieur, je lui dirai ce soir même. Permettez-moi de garder ce procès-verbal pendant vingt-quatre heures.

— Gardez-le tant que bon vous semblera. »

Lucien sortit, le cœur gonflé. Il envisagea la situation.

« L'évidence s'impose ! Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier… Je doute que Jeanne Fortier soit coupable, mais il y a cent preuves de son crime et pas une de son innocence !… L'union rêvée est impossible. Elle ne se fera pas. Ah ! pauvre Lucie ! dont je vais briser le cœur en même temps que le mien. Adieu, mon amour ! Adieu tout ! »

Et Lucien, la tête penchée sur sa poitrine, ne lutta point contre la douleur qui l'écrasait.

XIV

Arrivé à Paris, il prit une voiture et se fit conduire au quai Bourbon. Lucie était partie chez sa patronne. Il se fit conduire à la boulangerie de la rue Dauphine. La porteuse de pain alla à sa rencontre et, prise d'un tremblement soudain, balbutia :

« Vous, monsieur Lucien ! Vous venez pour me parler ?

— Oui. J'arrive du quai Bourbon… Lucie était absente…

— Vous aviez quelque chose à lui dire ?

— Oui… et c'est à vous que je le dirai.

— Mais qu'avez-vous donc ? Vous paraissez tout bouleversé…

— Vous allez le savoir. Montez dans ma voiture… »

La voiture roula. Jeanne voulut alors questionner.

« Pas ici, dit Lucien. Attendez que nous soyons chez moi. »

Enfin, ils se trouvèrent dans le modeste appartement qu'occupait le fils de Jules Labroue. Le jeune homme se laissa tomber sur une chaise et ses sanglots éclatèrent. Jeanne fut effrayée de cette explosion de douleur.

« Voilà des larmes, s'écria-t-elle, qui m'en disent plus que de longs discours. Il s'agit de Lucie, n'est-ce pas ?

— Oui… répondit Lucien, du geste plus que des lèvres.

— Ah ! depuis ce matin, depuis la visite de Melle Harmant, je pressentais quelque malheur. »

Le fils de Jules Labroue regarda Jeanne d'un air effaré.

« Ignorez-vous aussi que Melle Harmant vous aime ?

— Non, je ne l'ignore pas. Mais quel motif l'amenait ?

— Elle venait offrir à Lucie une somme de trois cent mille francs, si elle consentait à s'éloigner de la France.

— Elle a osé proposer à Lucie un semblable marché !…

— Oui. Elle a prié, supplié. Elle s'est mise aux genoux de celle que vous aimez en implorant sa pitié. Lucie s'est révoltée… Alors, Melle Harmant a quitté Lucie en disant qu'elle se vengerait… Que pensez-vous de cette démarche ?

— Je pense qu'il faut pardonner à ceux qu'affole l'amour.

— Ainsi vous ne blâmez point Melle Harmant ?

— Je la plains de toute mon âme, maman Lison.

— Est-ce que Lucie n'est pas à plaindre aussi, elle ? Si vous l'aviez vue, sanglotant, la tête égarée, vous auriez compris qu'elle souffre autant qu'on peut souffrir !

— Je la plains de toute mon âme.

— Ne faites-vous que la plaindre ?… monsieur Lucien… J'ai peur de vous entendre me dire que vous n'aimez plus Lucie, que…

— Et si cela arrivait ? interrompit Lucien.

— Vous en avez donc la pensée ?

— Si je ne devais jamais revoir Lucie ?

— Ah ! vous ne parlez pas sérieusement ! Ne plus revoir Lucie ! Elle en mourrait ! Non, non ! Vous ne ferez pas cela !

— Si l'honneur me forçait à le faire ? S'il existait à cette heure entre nous une barrière infranchissable ?

— C'est impossible, cela ! Ce qui se pouvait hier se peut encore aujourd'hui !

— Des révélations m'ont indiqué mon devoir…

— Allez-vous insulter Lucie en la soupçonnant ?

— La soupçonner ! que Dieu m'en garde !

— Enfin, que vous a-t-on dit ? Qu'ont inventé Paul Harmant et sa fille ? Oseriez-vous me répéter leurs mensonges ?

— Ils n'ont point menti. Je vous jure que la barrière est infranchissable. Entre Lucie et moi il y a du sang !

— Du sang ! répéta Jeanne Fortier pétrifiée par la stupeur.

— Oui… J'aime Lucie autant que je l'aimais et plus encore peut-être. En me séparant d'elle je n'écoute que la voix de l'honneur. Hélas ! cette voix me défend d'épouser Lucie.

— Mais pourquoi, enfin, pourquoi ?

— Je ne peux épouser la fille de l'assassin de mon père !… »

Jeanne poussa un cri. Elle appuya ses deux mains sur son cœur comme pour l'empêcher de se rompre. Elle chancelait.

« Que venez-vous de dire ? Prétendez-vous que Lucie soit la fille de la femme condamnée jadis pour avoir assassiné votre père ?

— La fille de Jeanne Fortier… oui…

— La fille de Jeanne Fortier ! cria l'évadée de Clermont. Sa fille ! elle ! Lucie, sa fille ! »

Elle allait dire : MA FILLE ! la raison lui revint assez vite pour l'empêcher de livrer le mystère de sa vie au fils de Jules Labroue, de l'homme qu'on l'accusait d'avoir assassiné.

« Voyons, maman Lison, qu'avez-vous ? demanda Lucien, stupéfait d'une si violente émotion.

— La nouvelle que vous venez de m'apprendre m'a causé une telle surprise qu'il m'a semblé sentir ma tête s'égarer… Lucie, la fille de Jeanne Fortier !… Est-ce possible ?

— J'en ai la preuve authentique, indiscutable. La voici. »

Lucien tendit à Jeanne le procès-verbal de dépôt de Lucie à l'hospice des Enfants-Trouvés. Jeanne le lui arracha des mains et le lut avidement.

« C'est ma fille, c'est ma fille… se disait-elle tout bas. Et je ne puis rien dire… rien faire… »

Et Jeanne que la joie et la douleur suffoquaient balbutia :

« Oui, Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier la condamnée ; mais doit-elle être châtiée pour une faute qui n'est pas la sienne ? Il serait noble et grand de lui tendre la main… Il serait cruel de l'abandonner…

— Lui tendre la main… Dieu m'est témoin que je le voudrais, mais je ne peux pas. Sa mère a tué mon père !

— Oui, mais est-ce vrai ? Vous-même, je vous ai entendu le dire, vous croyez la mère innocente !

— Je l'ai cru. Je le crois encore… mais ma croyance n'est point une preuve. Si je voyais Jeanne Fortier, je lui dirais : « Démontrez-moi votre innocence, et je consacrerai ma vie à obtenir votre réhabilitation… » Au cours du procès, Jeanne Fortier affirmait avoir eu en sa possession une lettre écrite par le contremaître Jacques Garaud et prouvant que lui seul est l'auteur de tous les crimes commis à Alfortville. C'est cette lettre qu'il faudrait retrouver à tout prix, pour suivre la piste de Jacques Garaud qui sans doute est heureux et riche sous un nom d'emprunt. Une fois que je tiendrais cet homme, je me fais fort de lui arracher la preuve de l'innocence de Jeanne ; mais jusque-là le doute m'empêchera de donner mon nom à la fille de la condamnée… »

Un instant, la pauvre mère eut l'envie de lui crier :

« Mais Jeanne Fortier, c'est moi ! »

La réflexion l'arrêta cette fois encore. À quoi servirait un aveu ? Cette preuve dont parlait Lucien, cette lettre, elle la croyait brûlée. Aujourd'hui comme au jour du jugement, tout l'écrasait.

« Ainsi la pauvre Lucie est condamnée, fit-elle avec des sanglots. La honte de sa mère fera son malheur… Je ne vous adresse aucun reproche. Je comprends que vous ne pouvez unir votre nom sans tache à son nom déshonoré.

— Le monde me traiterait de fils dénaturé ! répliqua Lucien.

— Comment saurait-il votre secret ?

— On le lui révélerait bien vite.

— Le millionnaire Harmant et sa fille, n'est-ce pas ? Ils vous ont menacé de cela peut-être !

— Le père m'en a menacé, c'est vrai.

— Et il le ferait comme il l'a dit. Mais pourquoi m'avez-vous amenée ici ? Est-ce pour me charger d'apprendre à Lucie qu'elle ne doit songer à sa mère qu'avec horreur ? Et vous croyez que je vais révéler à Lucie quel est le sang qui coule dans ses veines ? Vous voulez qu'aux douleurs de l'abandon j'ajoute la flétrissure, la honte ? Ne comptez pas sur moi pour cela.

— Maman Lison, il ne faut pourtant pas laisser à Lucie un espoir qui la ferait plus tard souffrir davantage. »

La porteuse de pain sentit les sanglots l'étouffer. Elle ne répondit pas un mot et se dirigea vers la porte.

« Maman Lison… répéta le jeune homme en allant à elle.

— Adieu, monsieur Labroue. Adieu ! »

Et elle s'élança dehors, sans qu'il fût possible à Lucien de la retenir. Pendant longtemps il resta pensif. Tout à coup il se leva et se fit conduire chez Paul Harmant… Une fois sortie de chez Lucien, Jeanne se mit à marcher dans les rues d'un pas rapide et saccadé, ayant l'air d'une folle, répétant ces mots :

« Ma fille… Lucie est ma fille… J'ai retrouvé ma fille… »

Peu à peu le grand air la calma ; elle pressa le pas. Elle avait hâte d'embrasser sa fille. En voyant la clef sur la serrure de la porte de Lucie, la pauvre femme s'arrêta, brisée par une émotion terrible. Sa fille était là… Elle allait la voir, l'embrasser, mais il faudrait demeurer pour elle « Maman Lison », la porteuse de pain… Jeanne franchit le seuil.

« C'est vous maman Lison ! dit Lucie en lui souriant.

— Oui, c'est moi, mignonne. C'est moi, chère enfant. C'est moi, ma fille chérie… Vous êtes sortie, mignonne ?

— Oui. Je suis allée reporter de l'ouvrage, mais je regrette, parce que Lucien est venu pendant mon absence ?… Vous ne l'avez pas vu, vous, maman Lison ? »

Jeanne affermit de son mieux sa voix pour répliquer :

« Non, je ne l'ai pas vu.

— La concierge m'a dit qu'il paraissait tout triste. Maman Lison, j'ai peur… Depuis ce matin, depuis cette visite de Melle Harmant, j'ai des pressentiments funestes.

— Il faut vous distraire. Si vous voulez, je dînerai avec vous.

— C'est une bonne pensée, cela, maman Lison.

— Je vais aller aux provisions et préparer tout. »

Jeanne embrassa de nouveau sa fille et sortit pour aller aux provisions en se disant :

« Pauvre chère mignonne ! Quand elle connaîtra la vérité, comme elle va souffrir ! »

Lucien, arrivé rue Murillo, se fit annoncer ; Mary, adossée à la cheminée du petit salon, attendait. Le seul aspect du visage du jeune homme lui fit comprendre que le visiteur se trouvait sous le coup d'une violente émotion.

« Mon père n'est point encore arrivé, monsieur Lucien, fit-elle. Mais comme vous êtes pâle ! Souffrez-vous ?

— Oui, mademoiselle, répondit Lucien d'une voix basse et brisée. J'ai beaucoup souffert et je souffre encore.

— Avez-vous eu avec mon père quelque discussion ?…

— Écoutez-moi, mademoiselle. Nous sommes arrivés à un moment décisif. Il faut entre nous une situation nette. »

En entendant ce préambule, Mary devint livide.

« Le hasard, ou pour mieux dire et pour dire vrai, le besoin de travail, m'a conduit un jour près de vous. Ce jour-là vous avez été pour moi bonne, affectueuse, compatissante, et en vous jurant une reconnaissance éternelle, je ne mentais pas. J'eus l'honneur insigne d'être remarqué par vous et de vous inspirer un sentiment de bienveillance qu'assurément je ne méritais pas, que je n'espérais pas…

— Ah ! s'écria violemment Mary, je comprends maintenant pourquoi vous me parlez avec cette froideur glaciale et qui m'épouvante ! Vous venez me dire que vous ne m'aimiez pas, que vous ne m'aimeriez jamais…

— Le sentiment que vous éprouviez pour moi, je l'éprouvais pour une autre. J'aimais…

— Oui, vous aimiez… et vous aimez encore.

— Vous et votre père, avez fait tout ce qui dépendait de vous pour anéantir cet amour dont mon cœur était plein… J'ai pris le seul parti qui fût loyal. Je me suis tenu à l'écart le plus possible. Je vous ai fait souffrir, mais il serait injuste de m'en vouloir. J'aimais.

— Et aujourd'hui vous venez m'apprendre qu'il n'existe plus pour moi d'espérance, n'est-ce pas ? Est-ce ma faute à moi cependant, si je vous ai aimé ? Pouvais-je deviner que vous en aimiez une autre, qu'une autre vous aimait ? Aujourd'hui mon amour fait partie de moi-même. Si c'est un crime, Lucien, pardonnez-moi ! Contre votre amour, je ne tenterai rien désormais, mais qui connaît les secrets de l'avenir ? Laissez-moi espérer, laissez-moi vivre… Je veux vivre… Je vivrai si vous me dites que plus tard peut-être vous m'aimerez un peu… Un jour, qui sait, vous n'aimerez plus celle qui prend votre cœur aujourd'hui…

— Dès aujourd'hui je ne dois plus, je ne puis plus l'aimer… »

Une expression de triomphe rayonna sur les traits de Mary.

« Qu'avez-vous dit ? Vous ne pouvez plus l'aimer ?

— Non, répondit Lucien d'une voix sourde.

— Est-ce que cette rivale maudite est devenue indigne de vous ?

— C'est cela.

— Mais qu'est-elle donc ? Qu'a-t-elle donc fait, cette misérable fille pour laquelle j'ai tant souffert, j'ai tant pleuré ?

— Ah ! gardez-vous de l'insulter ! Lucie est honnête.

— Et vous prétendez ne plus l'aimer ! s'écria Mary.

— Je dois arracher de mon cœur cet amour… Je n'ai pas le droit d'aimer la fille de l'assassin de mon père.

— Quoi ! Lucie ?

— Lucie est la fille de Jeanne Fortier, condamnée en cour d'assises pour avoir tué mon père.

— Est-ce possible ? fit Mary d'un ton presque farouche.

— S'il vous faut des preuves, mademoiselle, en voilà une… »

Et Lucien tendit à Mary le procès-verbal de l'hospice des Enfants-Trouvés. La jeune fille le prit et le lut avidement.

« Ah ! je suis vengée ! dit-elle au comble de la joie. Non, vous ne pouvez aimer cette fille ! Vous devez la haïr ! Ah ! je pourrai vivre désormais… car j'ai l'espérance ! »

Lucien avait repris le fatal papier.

« Écoutez-moi encore, mademoiselle, fit-il. Non, je ne hais pas Lucie, car l'enfant ne peut être rendue responsable des fautes de la mère, mais l'honneur me commande de l'oublier… La blessure est profonde et saignante, mais il faut au temps le soin de la cicatriser… Voici donc ce que je viens vous demander, jusqu'à ce que la guérison soit complète. Je veux l'oubli, je l'obtiendrai. Quand l'oubli sera venu, mon cœur sera libre. Sans doute alors la respectueuse affection que vous m'inspirez se changera en un sentiment plus tendre ; mais jusque-là laissez-moi m'isoler dans ma douleur. Contentez-vous d'une espérance. Me le promettez-vous ?

— Soit ! que votre volonté s'accomplisse ! » murmura Mary.

Lucien fut ému de la façon dont elle prononça ces mots.

En ce moment entrait Paul Harmant.

« Vous causiez, mes enfants ? dit-il en embrassant sa fille.

— Oui, père, répondit-elle.

— Et le sujet de l'entretien ? »

Lucien intervint.

« Celui que vous devinez, monsieur, dit-il.

— Qu'avez-vous résolu tous deux ?

— D'attendre… » balbutia Mary d'une voix étranglée.

Le grand industriel ne put réprimer un geste de colère. La jeune fille s'empressa d'ajouter en contenant ses sanglots :

« Père, j'attendrai avec patience. Les raisons de M. Lucien prouvent la droiture de son âme. »

Mary cacha son visage entre les bras de son père ; Paul Harmant jeta sur Lucien un regard d'une expression navrante.

Ce regard signifiait clairement : « Pour attendre, il faut vivre, et vous la tuez !… » La jeune fille avait relevé la tête. Elle comprit ce regard.

« Ne crains rien, père, dit-elle, je vivrai, je te le promets. Je vivrai pour vous aimer tous les deux. M. Lucien a raison… Il faut laisser ses blessures se cicatriser… »

Ovide Soliveau, depuis son dernier entretien avec Paul Harmant, n'avait point donné à ce dernier signe de vie. Lui aussi songeait à se garer. Certaines paroles prononcées par Melle Amanda faisaient naître en lui des inquiétudes bien fondées. Amanda en avait trop dit et n'en avait pas dit assez. À cette heure il se défiait d'elle et voulait savoir jusqu'où allait sa perspicacité. Malgré l'arme qu'Ovide possédait contre elle, la jeune femme pouvait le perdre d'un mot.

L'essayeuse paraissait convaincue que son protecteur se nommait véritablement le Baron Arnold de Reiss, mais Soliveau avait cru lire dans les regards de la jolie fille qu'elle cherchait à connaître la demeure de ce baron.

Depuis le jour où nous l'avons entendu lui raconter son voyage à Joigny et les résultats de ce voyage, il n'avait pas cessé de la voir, dînant avec elle chaque jour.

De son côté, Melle Amanda ne se méfiait pas moins de son adorateur platonique. Elle voulait savoir qui était cet homme qui la tenait d'une manière absolue dans sa dépendance, grâce à la déclaration écrite et signée de sa main, qu'il possédait. Elle patientait, comptant bien, un jour ou l'autre, trouver quelque preuve et s'en servir pour dominer à son tour le vrai ou faux Arnold de Reiss et, grâce à cette domination, l'exploiter et s'enrichir.

TROISIÈME PARTIE
MAMAN LISON

I

Le matin du jour qui suivait les incidents racontés par nous dans nos précédents chapitres, Ovide Soliveau, un peu avant onze heures, arriva au restaurant où il déjeunait assez souvent avec Amanda. Celle-ci ne se fit point attendre, et dit en rentrant dans le cabinet réservé pour eux :

« Déjeunons vite… Je meurs de faim. »

Amanda n'avait point exagéré son appétit. Elle se mit à dévorer. Ovide, lui, mangeait à peine et paraissait soucieux.

« Ah ! ça, qu'avez-vous donc ? vous ne mangez pas, vous ne buvez pas… Êtes-vous malade ?

— Non… je m'ennuie de la monotonie de l'existence. Menez-moi passer quelques jours à la campagne. »

En disant ces mots, Melle Amanda commettait une grave imprudence. Ovide dissimula un sourire de satisfaction.

« Vous n'êtes pas libre, dit-il.

— Je demanderai un congé à ma patronne.

— Eh bien, demandez le congé. Je vous emmène à la campagne pour huit jours, ce soir.

— Je ne demande pas mieux. Où irons-nous ?

— Choisissez l'endroit. Ça m'est égal, pourvu qu'il soit au bord de l'eau. Vous louerez un canot et nous irons nous promener sur la rivière du matin au soir.

— Connaissez-vous Bois-le-Roi ? Sur la lisière de la forêt de Fontainebleau et sur les bords de la Seine.

— Eh bien, va pour Bois-le-Roi. Après déjeuner je prendrai le chemin de fer, et j'irai m'occuper des détails. Obtenez l'autorisation de Mme Augustine, faites les achats nécessaires pour huit jours de villégiature et venez me retrouver. »

Ovide présentait un billet de banque à l'essayeuse.

« Merci… J'irai vous rejoindre pour l'heure du dîner. »

Ovide devait attendre Amanda à la gare, le soir.

La jeune femme regagna l'atelier, alla trouver Mme Augustine et lui dit d'une voix émue, en essuyant avec son mouchoir une larme factice, qu'une de ses tantes était gravement malade et désirait la voir. Le congé fut accordé.

Ovide s'était fait conduire chez lui, avait préparé une valise, placé entre deux chemises une fiole contenant certaine liqueur dont nous connaissons déjà les effets ; puis il était parti pour Bois-le-Roi. Une auberge de modeste apparence, à l'enseigne du Rendez-vous des Chasseurs, se trouva sur son chemin.

« Pouvez-vous me louer un appartement pour une semaine ? demanda-t-il à l'hôtesse qui répondit :

— Nous possédons à cent pas d'ici un joli pavillon, la villa des Mûriers. Monsieur viendra déjeuner et dîner ici, ou on le servira dans le pavillon, à son choix.

— Très bien ; mais j'aurai besoin d'un canot.

— Nous en avons six. Vous choisirez celui qui vous plaira.

— Parfait ! Maintenant veuillez préparer à dîner pour deux personnes. »

L'hôtesse du Rendez-vous des Chasseurs appela une servante et lui donna l'ordre de conduire le voyageur au pavillon. C'était une maison exiguë mais fort coquette, n'ayant qu'un rez-de-chaussée divisé en quatre petites pièces, une salle à manger, deux chambres à coucher et une cuisine. Ovide serra sa valise dans son armoire dont il eut soin de retirer la clef. Puis il revint à l'hôtel et traça les lignes suivantes :

« Mon cher ami,

« Je suis en villégiature à Bois-le-Roi avec une jolie personne. Si tu avais besoin de moi ; écris ou télégraphie au baron Arnold de Reiss, à l'hôtel du Rendez-vous des Chasseurs. Bien à toi. OVIDE. »

Cela fait, le Dijonnais se dirigea vers la gare où il mit sa lettre à la poste. Il avait une heure à employer. La forêt de Fontainebleau lui offrit un but de promenade.

Il aperçut un groupe de cinq personnes assises au pied d'un chêne. Au centre se trouvait un homme dont les cheveux blancs attestaient le grand âge. À sa droite, se voyaient une femme de cinquante ans environ et deux jeunes filles. À sa gauche un homme de quarante-neuf ans, vêtu de noir. Disons tout de suite que c'était un médecin. Ovide avançait toujours. La voix du vieillard, un octogénaire, frappa son oreille, et il tressaillit.

« C'est singulier, se disait-il en s'éloignant, voilà une voix qu'il me semble bien avoir entendu quelque part. Et l'homme en redingote noire, je le connais aussi… »

Laissons-le s'éloigner. Le médecin parlait.

« Ainsi, disait-il, en 1861, vous vous êtes embarqué à Londres sur le Lord-Maire à destination de New York. Sans nous en douter nous nous trouvions sur le même navire, monsieur Bosc ; il y avait à bord un grand industriel américain, James Mortimer ; et un Français, plus tard son gendre, M. Paul Harmant.

— Oui, nous étions ensemble, fit l'octogénaire. Ce nom de Mortimer me le prouve et me rappelle une tentative de vol dont j'ai failli être victime, j'avais sur moi, dans une sacoche, une somme importante. Un misérable coupa la courroie et s'empara de la sacoche.

— Elle vous a été rendue, cependant ?

— Oui, grâce à un passager qui avait surpris le voleur.

— Sur ce même paquebot, reprit le médecin. J'ai eu l'occasion de causer avec un Canadien qui m'a fait connaître un liquide que les Indiens nomment liqueur bavarde, et qui est à peu près l'équivalent du pohou upas, mais sans le côté toxique, ou du moins avec ce côté bien amoindri.

— Oui, oui, je connais, répondit l'ex-agent de la Sûreté René Bosc. Cette liqueur fait parler les plus discrets. En avez-vous fait l'expérience ?

— Oui, et j'ai toujours obtenu le résultat souhaité.

— Êtes-vous pour longtemps dans ce pays ?

— Pour quelques jours seulement. Je suis venu voir ma sœur souffrante, et je profite de mon séjour ici en me reposant.

— Eh bien, tout le temps que vous resterez à Bois-le-Roi, voyons-nous chaque jour, je vous en prie. Nous parlerons de cette belle Amérique que j'aime.

— Cher monsieur Bosc, je vous le promets. »

Le médecin aida l'octogénaire à se relever et les cinq personnages prirent le chemin de Bois-le-Roi où l'ex-agent de la Sûreté habitait une maison sur les bords de la Seine. Ovide était revenu sur ses pas, car l'heure s'avançait. Un coup de sifflet prolongé lui annonça l'arrivée du train de Paris à Bois-le-Roi. Amanda descendit d'un compartiment de première classe fort coquettement mise et jolie à ravir.

« Avez-vous trouvé quelque chose de confortable ? demanda-t-elle au pseudo-baron de Reiss.

— Vous en jugerez tout à l'heure… Le dîner nous attend.

— Et le canot ?

— L'hôtel en possède six. Vous choisirez. »

Ovide et sa compagne arrivèrent au Rendez-vous des Chasseurs. Ovide conduisit Amanda au pavillon.

« C'est très gentil, ici ! s'écria la fille. Nous serons comme chez nous. Mais où prendrons-nous nos repas ?

— À l'hôtel, répondit Ovide.

— Ah ! ça par exemple, c'est ennuyeux. Le déjeuner, passe encore, mais pas le dîner. J'aimerais dîner ici ; on se met à son aise. Arrangez-vous pour qu'on nous serve ici le soir. »

On rejoignit l'hôtel où le dîner attendait.

« Madame est satisfaite du pavillon ? demanda l'hôtesse.

— Tout à fait.

— Vous serez tranquille. Pas de voisins, sauf à droite, une maison habitée par une dame, la sœur du docteur Richard.

— Si je suis malade, je l'appellerai par-dessus le mur…

— Il ne vous entendrait pas. La propriété est grande, et la maison se trouve au bout du jardin. »

Ovide écoutait avec attention et notait chaque parole… Depuis quatre jours nos deux personnages habitaient Bois-le-Roi dont c'était la fête patronale. La jeune fille voyant le pseudo-baron de Reiss attentif auprès d'elle, commençait à croire qu'elle l'avait mal jugé, qu'il ne songeait nullement à se servir contre elle de la déclaration dont il était possesseur.

Après le déjeuner, Amanda eut envie de faire une promenade en bateau. Depuis le matin Ovide s'était plaint d'un violent mal de tête.

« Ma belle poulette, fit-il, je n'aurai pas aujourd'hui le courage de vous accompagner. Permettez-moi d'aller me reposer. Où nous retrouvons-nous ?

— Je ne veux point abuser de vous, répondit Amanda. J'irai faire un tour sur la rivière. Allez vous reposer.

— Ici, avant dîner. J'y viendrai prendre mon absinthe. »

Ovide quitta la jeune femme et se rendit à la villa des Mûriers. Une fois la porte du pavillon refermée derrière lui, ouvrant l'armoire dans laquelle il avait soigneusement enfermé sa valise, il tira de cette valise la fiole que nous l'avons vu placer entre deux chemises. Un sourire vint à ses lèvres tandis qu'il regardait cette fiole.

« La liqueur bavarde, fit-il, me donnera encore un résultat. »

Un buffet supportait plusieurs bouteilles de diverses liqueurs. L'une de ces bouteilles, étiquetée chartreuse verte, ne refermait plus que quatre ou cinq petits verres.

« C'est la chartreuse verte qu'Amanda préfère », fit-il.

Il déboucha la bouteille de chartreuse, puis la fiole apportée d'Amérique, et versa dans la première deux cuillerées du contenu de la seconde. Cela fait, il alla dormir.

Nous le laisserons sommeiller et nous rejoindrons Melle Amanda, occupée à pêcher le goujon. Tout à coup son attention fut détournée par un bruit curieux en cet endroit de la rivière. Des coups de sifflet retentissaient, suivis bientôt d'un choc terrible, puis de cris, de gémissements, d'appels au secours.

« La rencontre de deux trains sans doute », murmura la jeune fille.

Elle amarra son canot au tronc du saule et se dirigea vers le théâtre de la catastrophe. Déjà nombre de curieux se rendaient du même côté. Un spectacle effroyable s'offrit à sa vue. Trois wagons étaient complètement démolis, d'autres culbutés. De toutes parts s'élevaient des cris de douleur.

Déjà on emportait des gens blessés, sanglants, à moitié morts. Amanda, épouvantée, avait pris place près de la sortie, pour voir les malheureux qu'on emportait.

En ce moment deux médecins arrivaient : celui du pays et le docteur Richard que nous avons entendu causer dans la forêt avec le vieux René Bosc. Les deux médecins se mirent en devoir d'examiner les blessés. À l'appel du chef de gare le docteur Richard accourut et demanda :

« Qu'y a-t-il ?

— Voici ce malheureux, monsieur, je vous en prie ! »

Et le chef de gare désignait un corps inanimé que deux employés du chemin de fer venaient de déposer sur le quai. Le médecin se pencha vers le blessé. Amanda se trouvait en ce moment tout près de lui. Elle poussa une exclamation :

« C'est lui ! C'est bien lui ! C'est Duchemin !… »

Le chef de gare avait entendu l'exclamation.

« Vous connaissez ce jeune homme, madame ? » fit-il.

Le souvenir du passé de Joigny ne lui permettait pas de répondre d'une façon affirmative à cette question.

« J'avais cru… balbutia-t-elle, mais je vois bien que je me trompais ; une ressemblance très vague…

— Ce jeune homme n'est que blessé, dit le docteur. Qu'on le porte de ma part au Rendez-vous des Chasseurs.

— Voilà qui s'arrange mal, pensait Amanda. Je n'aurais pas voulu que le baron vît Duchemin… »

On emportait déjà le blessé. La jeune fille suivit à quelque distance. La civière entra dans la cour de l'auberge ; l'amie du baron de Reiss rejoignit alors l'hôtesse.

« Vous savez l'accident, madame ? lui demanda celle-ci.

— Il s'est passé presque sous mes yeux. Je sais même qu'on vous a amené des blessés.

— Trois. Deux dames et un jeune homme. »

Ovide Soliveau entra. Il avait l'air parfaitement dispos.

« Je viens d'entendre parler d'un accident », fit-il.

Amanda raconta ce qu'elle avait vu, en ayant soin de ne point parler de Duchemin reconnu par elle.

Vers sept heures, Ovide et sa compagne regagnèrent la villa des Mûriers où on allait leur servir à dîner.

Ovide prolongea le repas. Amanda servit le café.

« Quelle liqueur boirez-vous, mon ami ? demanda-t-elle.

— Du rhum, ma poulette, selon mon habitude… et vous ?

— Oh ! moi, de la chartreuse, c'est mon faible. »

Melle Amanda posa la bouteille de rhum à côté d'Ovide, remplit pour elle un petit verre de chartreuse mélangée de liqueur canadienne, puis, ayant pris son café, vida son verre d'un seul trait, le remplit de nouveau, et, tout en causant et en fumant, le but par petites gorgées. Dix heures et demie sonnèrent, puis onze heures. Ovide quitta son siège, se dirigea vers la fenêtre du pavillon dont il ferma le volet, et revint s'asseoir en face d'Amanda. Celle-ci continuait à fumer cigarettes sur cigarettes. Tout à coup, comme Jacques vingt et une années auparavant, elle se trouva d'une façon foudroyante sous l'influence de la liqueur bavarde.

« La gorge me brûle, fit-elle, j'ai soif. »

Elle se versa un grand verre d'eau et le but avidement.

Cette absorption ne fit que hâter l'effet prévu. Amanda se dressa, les membres raidis, les yeux hagards.

Ovide, comprenant que le moment était venu, commença :

« Eh bien, avez-vous deviné quel était l'homme qui s'est payé le couteau du quai Bourbon ? »

Amanda répondit, d'une voix sifflante :

« L'homme ? C'est le même qui est allé à Joigny collectionner le billet faux de Duchemin et la preuve du vol que j'ai commis chez Melle Delion. Est-ce que vous vous figurez que je ne vous avais point deviné depuis longtemps ? C'est vous qui, certain soir où vous m'avez conduite chez Lucie, avez acheté le couteau pendant que je montais… C'est vous qui êtes allé vous embusquer sur le chemin que devait suivre la pauvre fille… c'est vous qui l'avez frappée. Vous valez moins que moi, mon bien cher. Je suis une voleuse, oui, mais vous êtes un assassin ! »

Elle parlait de plus en plus haut, et sa voix devenait stridente. Ovide se leva pour lui imposer silence. Elle recula.

« Laissez-moi ! Laissez-moi ! cria-t-elle. Ah ! je vous connais ; pas encore entièrement, mais je saurai bientôt qui vous êtes. Et quand j'aurai découvert le nom caché sous celui du baron de Reiss, tant pis pour vous !… Ah ! vous pouvez me perdre. Eh bien, je vous perdrai la première… Pourquoi vouliez-vous tuer Lucie ? Il y a là un mystère que j'éclaircirai… »

Ovide était devenu pâle. Il tremblait.

« Tais-toi, bégaya-t-il, je t'ordonne de te taire !

— Et moi je veux parler ! répondit violemment Amanda. Ah ! tu me croyais assez sotte pour ne rien comprendre ! Maintenant je te suivrai pas à pas. Je deviendrai ton ombre. Je veux être riche, tu m'entends, sinon, je t'enverrai au bagne. Entends-tu ? au bagne ! Ah ! ah ! ah ! au bagne ! »

Et la jeune fille eut un long éclat de rire strident. Soliveau craignait que le bruit de ce rire n'arrivât au dehors.

« Te tairas-tu ? » répéta-t-il d'une voix menaçante.

Amanda, dont le délire grandissait toujours, répliqua :

 Me taire ? pourquoi me taire ? Je dis la vérité. Tu n'es pas le baron de Reiss ! Je t'arracherai ton masque. »

Amanda se tut enfin. Maintenant des sons inarticulés remplaçaient la parole. Quelques minutes s'écoulèrent encore, puis la jeune fille s'abattit sur le parquet, en proie à des convulsions violentes.

Ovide se sentit frissonner de la tête aux pieds. Jamais la liqueur canadienne n'avait produit sur Jacques Garaud aucun effet de ce genre. La dose était-elle trop forte ?

« Il faut tout prévoir », pensa Soliveau.

Et, après avoir vidé dans les cendres du foyer le reste de la bouteille de chartreuse, il se hâta de quitter le pavillon. Comme il sortait du jardin, il se trouva en face d'une femme et d'un homme, immobiles et semblant écouter. La femme, qui n'était autre que l'hôtesse du Rendez-vous des Chasseurs, s'écria :

« Mais, c'est M. le baron de Reiss !…

— Oui, madame. Je suis en quête d'un médecin. La personne qui habite le pavillon avec moi est malade…

— Ainsi, ces clameurs lamentables que nous entendions ?

— Étaient poussées par elle, oui, madame.

— Je suis médecin, monsieur, dit alors le docteur Richard qui venait de panser les blessés à l'hôtel ; disposez de moi. »

Lorsque les trois personnes entrèrent dans la salle à manger, le corps de la jeune femme se tordait sur le plancher. Le docteur Richard prit un des poignets d'Amanda et posa ses doigts sur l'artère. Il souleva ensuite les paupières à moitié closes ; il écarta les lèvres contractées.

Le sang ne s'en échappait plus : une écume blanchâtre le remplaçait. Le docteur regarda fixement Ovide.

« Vous êtes allé en Amérique, n'est-ce pas ? dit-il. Vous connaissez Cuchillino, de New York ? »

Soliveau devint livide en reconnaissant tout à coup le médecin que, vingt et une années auparavant, il avait vu causer avec le vieux Canadien sur le pont du Lord-Maire.

« Oui, monsieur, balbutia-t-il.

— Avez-vous de l'ammoniaque ici ? Il en faut, et vite.

— Vous en aurez dans trois minutes, docteur », fit l'hôtesse.

Et elle s'élança dehors. Dès qu'elle se fut éloignée, le médecin s'approcha d'Ovide et renoua en ces termes l'entretien :

« Non seulement vous avez connu à New York le Canadien Cuchillino, mais encore vous lui avez acheté un flacon du liquide qu'ils nomment, là-bas, la liqueur bavarde. »

Ovide comprit que toute dénégation serait superflue. En conséquence, il répondit affirmativement.

« Vous aviez le désir de savoir ce que pensait cette jeune femme, poursuivit le docteur en désignant Amanda, et vous avez employé la liqueur canadienne.

— Je ne le nie point, mais mes motifs étaient légitimes.

— Ces motifs m'importent peu, interrompit le médecin. Le fait existe, voilà tout, et il est heureux que vous m'ayez trouvé sur votre passage, car, en exagérant la dose, vous avez mis cette malheureuse à deux doigts de la mort ! »

En ce moment l'hôtesse apparut. Le docteur Richard prit le flacon d'alcali qu'elle apportait, et laissa tomber dix gouttes de son contenu dans un verre plein d'eau. Il s'agenouilla à côté d'Amanda à qui il fit absorber une gorgée du mélange d'eau et d'ammoniaque. L'effet produit fut instantané ; le corps devint absolument inerte. Deux autres cuillerées furent administrées par le médecin, puis il dit :

« Il n'y a plus autre chose à faire que de coucher cette jeune femme. Tout danger me paraît avoir disparu. »

Ovide n'avait qu'à s'incliner. Il prononça quelques paroles de gratitude et le docteur Richard quitta le pavillon.

« Elle n'est pas morte, murmura-t-il. Plus rien à craindre, puisque la coquine est hors de danger. Le médecin a cru qu'il s'agissait d'un amant jaloux voulant faire avouer à sa maîtresse quelque trahison. Il ne parlera pas… Ce docteur est bien l'homme que j'ai vu, assis dans la forêt. Je ne pouvais me rappeler en quel endroit, jadis, j'avais rencontré cet homme… Je me souviens maintenant ; c'est à bord du Lord-Maire. Il questionnait le Canadien au sujet des vertus de la liqueur bavarde… Et il s'est trouvé là juste à point pour reconnaître les symptômes produits par cette liqueur, et pour sauver Amanda ! Décidément, j'ai de la chance ! Je sais ce que pense l'aimable enfant, je connais ses projets. Je suis sur mes gardes, Amanda n'est plus dangereuse… »

II

Nous avons laissé Jeanne Fortier et Lucie fort tristes toutes deux ; Lucie se sentait en proie à un chagrin mortel. Le dimanche s'était écoulé et Lucien n'était point venu. Pas même un mot de lui… pas une lettre… pas une excuse… Que signifiaient cette absence inexplicable, ce silence menaçant ?

Jeanne souffrait autant, plus que sa fille, mais elle n'avait ni la force, ni le courage de lui apprendre la vérité.

Deux jours encore, Lucie patienta, puis elle résolut de savoir. Elle écrivit d'abord à Lucien. La lettre resta sans réponse.

« Elle me l'a pris ! murmura-t-elle, songeant à Mary. Eh bien, j'irai chez lui ; non pour mendier son amour, mais pour apprendre la cause de son lâche abandon. »

Lucien quittait l'usine à sept heures ; et à sept heures et demie Lucie se présentait rue de Miromesnil. Deux ou trois fois la jeune fille avait accompagné Lucien jusqu'à sa porte. Du dehors, il lui avait montré les fenêtres de son logement ; mais elle ignorait en quel endroit se trouvait sa porte sur le carré de l'étage. Elle fut donc obligée de s'adresser à la concierge :

« M. Labroue, s'il vous plaît ? balbutia Lucie.

— Au troisième, la porte à… » commença la concierge.

Un coup de coude de son mari lui coupa la parole.

« M. Labroue est en voyage, dit l'homme d'un ton sec.

— En voyage ! répéta la jeune fille ; pour longtemps ?

— Nous n'en savons rien. »

Lucie courba la tête et elle sortit.

« Ah ! ça, tête de linotte, tu ne te souvenais donc plus des recommandations de M. Lucien ! » s'écria le concierge, quand il se retrouva seul avec sa femme. « Qui que ce soit qui vienne me demander, si c'est une femme, qu'elle soit jeune ou vieille, n'oubliez pas de répondre que je suis en voyage. » C'est clair ça, hein ? »

Lucie traversait lentement la chaussée. Avant de s'éloigner, la jeune fille s'arrêta sur le trottoir, de l'autre côté de la rue ; elle leva ses regards vers les fenêtres du logement de Lucien. Soudain elle tressaillit. Elle venait d'apercevoir de la lumière chez son fiancé.

« Ah ! Lucien est chez lui… Pourquoi ce mensonge ? »

Elle traversa la rue et rentra dans la maison. Le concierge sortait de sa loge. Il reconnut la jeune fille.

« Comment, c'est encore vous ! dit-il en lui barrant le passage.

— Oui, c'est moi. Vous m'avez trompée ; M. Labroue n'est point en voyage. M. Labroue est chez lui.

— Décidément, mam'zelle, vous êtes un peu folle !

— À qui croyez-vous donc parler, monsieur ?

— À qui je crois parler ? fit l'homme en ricanant. Parbleu, à vous ! On avait votre signalement. Défense expresse de vous laisser passer ! Ah ! vous avez vu la lumière. Eh bien, oui, M. Labroue est chez lui, mais il ne veut pas vous recevoir.

— Ainsi, c'est moi que vous avait signalée M. Labroue ? C'est pour moi que la consigne est donnée ?

— Mon Dieu, oui ; et vous voyez que je l'exécute… »

Lucie sortit en chancelant. Le coup que Lucie venait de recevoir était le plus terrible de tous. Lucien avait pris soin de la désigner ; il avait défendu qu'on la laissât arriver jusqu'à lui. C'était monstrueux, mais cela était. Jeanne Fortier était rentrée un peu avant le départ de Lucie. Elle était bien changée depuis quelques jours, la pauvre Jeanne. Le choc qui brisait son enfant l'atteignait en même temps. Jeanne prêtait l'oreille aux moindres bruits se faisant entendre dans l'escalier ; enfin, les marches du cinquième étage craquèrent sous un pas incertain. L'évadée de Clermont sortit précipitamment.

« Est-ce vous, chère mignonne ?

— Oui, maman Lison, c'est moi… »

Un instant après, Lucie se jetait en sanglotant dans les bras de la porteuse de pain.

« Mon Dieu, mon Dieu, qu'y a-t-il donc ? fit celle-ci, ne pouvant comprendre le désespoir de la jeune fille.

— Ce qu'il y a, maman Lison ? répondit Lucie dont les larmes et les sanglots redoublèrent, je suis trahie, abandonnée ! il ne m'aime plus… Il m'oublie… »

Et la pauvre enfant fit part à maman Lison de ce qui venait de se passer rue de Miromesnil.

« Ma fille, mon enfant, ma mignonne, fit Jeanne en l'entourant de ses bras, il ne faut pas pleurer ; il faut être forte.

— De la force ! Est-ce que je puis en avoir ? Mon avenir, c'était Lucien ! Aujourd'hui Lucien me manque, je n'ai plus qu'à mourir et je mourrai bientôt…

— Lucie… cria la porteuse de pain, de pareilles idées sont funestes, elles sont dangereuses. Chassez-les !

— Non, je ne les chasserai pas ! Je mourrai. Mais avant de mourir, je veux être certaine que l'homme qui disait m'aimer se vend aux millions de Melle Harmant. J'irai l'attendre à la porte de sa maison, à la porte de l'usine, et il sera bien forcé de me répondre alors.

— Non… non… Lucie, vous ne ferez pas cela…

— Pourquoi donc ne le ferais-je pas ? Je souffre. N'ai-je point le droit de savoir d'où viennent mes souffrances ?

— Que vous importent les motifs s'il ne doit en résulter pour vous qu'une douleur de plus.

— Une douleur de plus ? que croyez-vous donc, maman Lison ?

— Je ne crois rien, mon enfant, balbutia Jeanne Fortier.

— Lucien savait qui j'étais, n'est-ce pas ? Une orpheline, une enfant trouvée, ne possédant pour vivre que mon travail, mais pouvant porter haut la tête. Cela lui suffisait autrefois. Pourquoi cela ne lui suffit-il plus aujourd'hui ? Voilà ce que je veux savoir, et je le saurai. Encore une fois, je verrai Lucien.

— Non, vous ne le reverrez pas, Lucie ! s'écria Jeanne que l'émotion suffoquait ; je vous le demande à genoux…

— Mais vous savez donc, vous, pourquoi il m'abandonne ?

— Ne cherchez point à connaître ce terrible secret, mon enfant.

— Vous le connaissez donc ? Comment ?

— J'ai vu Lucien…

— Vous l'avez vu et vous ne me l'aviez pas dit !

— Je voulais vous épargner une douleur !

— M'épargner une douleur ! À quoi bon ? Ne me ménagez pas ! Est-ce par ma faute si Lucien s'est éloigné de moi ?

— Non, et jamais un soupçon ne vous a effleurée. Si Lucien s'éloigne de vous, c'est que votre mariage est impossible.

— Impossible ! Une seule cause pourrait le rendre impossible : Mon indignité ! et je ne suis pas indigne. Que signifie cela. Ceux qui m'ont mise au monde ont-ils commis des crimes ? Mon père était-il infâme ? Dois-je porter la peine de son infamie ?

— Mon enfant, taisez-vous ! bégaya Jeanne, tendant vers Lucie ses mains suppliantes. N'accusez pas votre père !

— Qui donc accuserais-je ? Si je blasphème en accusant mon père, c'est donc de ma mère que vient la honte ! »

Jeanne frissonnait de la tête aux pieds. Elle aurait voulu crier à son enfant :

« Ta mère, c'est moi ! et voilà ce que je suis ! »

Mais c'est impossible. Il ne suffirait point d'affirmer son innocence, il faudrait la prouver, et comment faire cette preuve ?

« Parlez ! Est-ce ma mère qui a commis un crime ? Pourquoi Lucien a-t-il déclaré que notre mariage était impossible ?

— Parce qu'on l'y force.

— Qui donc en a le droit et le pouvoir ?

— Un homme a fouillé dans le passé… Un homme a dit à Lucien : « Si vous n'épousiez point ma fille, je vous empêcherai d'épouser Lucie. Je vous défends ce mariage ! Si vous osiez passer outre, on saurait… »

Jeanne s'interrompit. La force lui manquait pour continuer.

« On saurait quoi ? demanda Lucie impétueusement. Si vous ne parlez pas, Lucien parlera, je l'y forcerai bien ! Si ce n'est lui, ce sera Melle Harmant. Si elle refuse de parler, j'irai trouver son père et je l'interrogerai…

— Non, Lucie, vous n'irez point… je vous dirai tout… Lucien ne peut vous épouser… Vous refuseriez vous-même de devenir sa femme avant d'avoir prouvé l'innocence de votre mère. »

Lucie la dévisagea :

« Ma mère a été accusée ? »

Jeanne n'osait continuer.

« Répondez…

— Votre mère…

— Je vous en conjure !

— Votre mère a été condamnée pour avoir assassiné le père de Lucien Labroue… »

Lucie poussa un cri. Pendant quelques secondes, un silence effrayant régna. La jeune fille balbutia enfin :

« Ainsi, ma mère est cette femme qui a tué le père de Lucien, qui a incendié son usine… Ah ! c'est horrible !…

— Elle était innocente, Lucie ! s'écria Jeanne.

— On l'a condamnée…

— Condamnation odieuse ! condamnation injuste ! N'avez-vous pas entendu Lucien Labroue lui-même affirmer qu'il croyait à l'innocence de la malheureuse femme ?

— S'il y croyait vraiment, s'éloignerait-il de moi ?

— Mon Dieu ! bégaya Lucie en se tordant les mains avec désespoir. Pourquoi donc ma mère m'a-t-elle mis au monde ? »

Un flot de larmes inonda le visage de Jeanne Fortier.

« Vous auriez pitié si vous l'aviez connue comme je l'ai connue autrefois, la pauvre Jeanne… »

Lucie regarda Jeanne Fortier avec une véritable stupeur.

« Vous avez connu ma mère, vous, maman Lison ? fit-elle.

— Oui, ma mignonne. C'était, je vous le jure, une créature incapable d'une mauvaise action. Elle aimait ses enfants, car elle en avait deux… un fils et une fille…

— Un frère, s'écria Lucie… J'ai un frère…

— Vous en aviez un. Il a disparu comme vous aviez disparu vous-même. Elle les adorait, la pauvre Jeanne, et ne se doutait guère qu'un jour la fatalité la séparerait d'eux. Oui, je l'ai connue, bonne, douce, aimante, et il a fallu qu'un misérable vînt jeter le trouble dans sa vie en commettant un crime et en ayant l'adresse infernale de la faire accuser par de fausses apparences… Croyez-moi Lucie, mon enfant, il ne faut point maudire votre mère…

— Oh ! je ne la maudis pas, et cependant elle est la cause de toutes mes douleurs… Une condamnation injuste a frappé ma mère, et je porte la peine de cette condamnation. Est-ce que ce n'est pas horrible, cela, maman Lison ?

— Il faut espérer, mon enfant, répliqua Jeanne. Qui sait si votre mère ne retrouvera pas le vrai coupable ?

— Elle s'est échappée de sa prison, Lucien me l'a dit…

— Elle s'est échappée, oui… fit Jeanne vivement, et je crois que son évasion avait pour but de chercher Jacques Garaud, le vrai, le seul coupable… Courage, ma fille, courage, ma chère mignonne ! Maman Lison est auprès de vous… »

Et Jeanne serra la jeune fille sur son cœur bondissant.

III

Paul Harmant avait à faire exécuter des travaux importants dans une grande fonderie de caractères de la rive gauche. L'industriel pria Lucien de se charger de leur surveillance. Le fils de Jules Labroue, en ce moment, n'allait donc que le matin à l'usine de Courbevoie et passait le reste de ses journées à Paris. Il trouvait la solitude pesante ; il avait besoin d'épanchement.

Un après-midi, il monta chez Georges Darier, et il eut la chance de tomber sur un jour où le jeune avocat ne se rendait point au Palais. Georges était dans son cabinet, en compagnie de son ex-tuteur Étienne Castel, qui avait déjeuné avec lui, et il donna l'ordre d'introduire sur-le-champ son ami de collège. En voyant entrer Lucien dont le visage défait portait la trace des misères endurées, Georges ne put réprimer une exclamation de surprise et d'inquiétude.

« Ah ! ça, mais qu'as-tu donc ? As-tu été malade ? Pourquoi cette pâleur ? Pourquoi ces traits tirés ? As-tu perdu ta position chez Paul Harmant ? »

Un hochement de tête de Lucien répondit négativement.

« Tu ne poserais point cette question, dit Étienne Castel à son ex-pupille, si tu avais assisté il y a quelques jours à certaine visite que m'a faite Melle Harmant. Elle me parlait de M. Labroue dans les termes les plus flatteurs, me donnant à entendre que sa position allait s'améliorer encore. Il ne s'agissait de rien moins que d'une association…

— Mais c'est magnifique, cela ! s'écria Georges.

— Et peut-être un mariage… » ajouta l'ex-tuteur de Georges. Lucien tressaillit.

« Ma foi, reprit le jeune avocat, cela ne m'étonnerait pas le moins du monde. J'ai entendu Melle Harmant parler de toi dans des termes qui rendent admissible une supposition de ce genre. M. Harmant ne t'a-t-il point parlé de mariage ?

— Il m'en a parlé…

— Bravo, mon cher ! Voilà une bonne nouvelle qui me rend bien heureux ! À quand la publication des bans ?

— J'ai refusé les offres de M. Harmant.

— Tu as refusé ! Ah ! c'est, vrai, j'oubliais que tu aimes…

— J'aime de toutes les forces de mon âme, répondit Lucien et mon devoir est de ne plus aimer !

— Je ne te comprends pas, dit Georges, si tu aimes véritablement, il n'y a point de considérations qui puissent te faire transiger avec ton amour. Le bonheur d'abord !

— Je te répète que je ne dois plus aimer Lucie. La fatalité me le défend. Entre Lucie et moi il y a un crime… il y a du sang… le sang de mon père. Lucie est la fille de Jeanne Fortier… de la femme condamnée pour avoir assassiné mon père… »

Étourdi, Georges resta muet. L'artiste se leva d'un bond.

« Celle que vous aimez est la fille de Jeanne Fortier ! s'écria-t-il. En êtes-vous sûr ?

— Trop sûr, hélas ! J'ai les preuves entre les mains…

— Qui vous les a données ?

— M. Harmant. »

Le front d'Étienne Castel se couvrit d'un nuage.

« M. Harmant ! répéta l'artiste. Où a-t-il eu ces preuves ?

— À la mairie de Joigny, où la nourrice de Lucie avait fait la déclaration de dépôt de l'enfant à l'hospice des Enfants-Trouvés de Paris.

— Mais, qui lui avait fait supposer que Lucie fût la fille de Jeanne Fortier ? Comment savait-il ? Lucie avait été élevée à Joigny ?

— Je l'ignore, répliqua Lucien. Tout ce que je sais, c'est que j'aimais, et que je ne dois plus aimer…

— Je vous ai entendu exprimer la conviction que Jeanne Fortier était innocente.

— Cette conviction ne repose sur rien de précis. La justice humaine a condamné Jeanne Fortier comme assassin de mon père. Puis-je épouser la fille de Jeanne Fortier ?

— Cent fois non ! répliqua Georges. Oublie Lucie… D'ailleurs, quel autre parti prendrais-tu ?

— Je voudrais prouver l'innocence de Jeanne Fortier et provoquer sa réhabilitation.

— Très bien ! Où sont les faits nouveaux que tu peux articuler pour demander la révision du procès ?

— Je n'en ai pas, hélas ! Si je voyais Jeanne Fortier, peut-être me fournirait-elle les moyens qui me manquent !

— Elle s'est évadée, mais admettons que tu te mettes en rapport avec elle. Il y a vingt ans, elle n'a pu fournir la preuve de son innocence… Comment le pourrait-elle aujourd'hui ? Allons, sois homme, sois fort ! Renonce à Lucie et épouse la fille de Paul Harmant. N'est-ce pas votre avis, mon cher tuteur ?

— Non… répondit Étienne. Le hasard a fait se rencontrer la fille de Jeanne Fortier et le fils de Jules Labroue ; il peut faire éclater tout à coup l'innocence de Jeanne.

— Et si le hasard ne se produit pas, Lucie aura perdu son avenir.

— Et s'il découvre un jour que Jeanne était innocente, il regrettera toute sa vie d'avoir passé à côté du bonheur.

— La situation est affreuse ! murmura Lucien. Que faire ?

— Gagner du temps en laissant croire à Paul Harmant qu'un jour viendra où vous serez le mari de sa fille, et chercher Jacques Garaud qui, peut-être, n'est pas introuvable.

— Avez-vous un indice ? demanda vivement Lucien.

— Pas encore, mais je vais commencer certaines recherches sur lesquelles je compte beaucoup. Quant à présent, je vous demande la permission de vous adresser une question : savez-vous quelle était l'invention dont s'occupait votre père au moment où il a été assassiné ?

— Ma tante m'a répété souvent que mon père espérait réaliser une fortune avec une machine à guillocher nouvelle. »

Lucien Labroue regagna son logis… Étienne Castel rentra chez lui et s'enferma dans une petite pièce qui lui servait de cabinet de travail. Il ouvrit un coffre-fort et en tira une liasse de papiers dont l'enveloppe portait ce nom et cette date :

GEORGES FORTIER \(1861\)

L'artiste s'absorba dans la lecture de ces notes. Dans les unes revenait sans cesse le nom de « Jacques Garaud ». Dans les autres celui de Paul Harmant. Pourquoi l'ex-tuteur de Georges formait-il un dossier de tout ce qui se rapportait à ces deux individualités si distinctes en apparence ?

IV

Lorsque Melle Amanda fut sortie de sa prostration, elle se demanda ce qui s'était passé. Un coup de sonnette se fit entendre au-dehors.

« C'est le médecin sans doute, dit Ovide, je vais ouvrir. »

Et il sortit.

« Le médecin ! répéta Amanda en fouillant sa mémoire. Ce ne peut être que pour moi. Que s'est-il donc passé ? J'ai la tête lourde. Ma poitrine est en feu. »

Ovide rentra, accompagné du docteur Richard. Amanda reconnut le médecin qu'elle avait vu se pencher sur Duchemin évanoui.

« Eh bien, madame, lui demanda le nouveau venu, comment vous trouvez-vous ce matin ?

— Docteur, j'éprouve une grande fatigue. Il me semble que mes nerfs et mes muscles sont amollis. D'où vient cela ?

— C'est la suite de la crise nerveuse que vous avez eue. Un repos complet, une journée de diète, et demain il n'y paraîtra plus : tout sera fini.

— Mais à quel propos cette crise dont je n'ai nul souvenir ?

— Monsieur peut vous répondre à ce sujet mieux que moi.

— Après dîner, dit Soliveau, vous avez eu une sorte d'attaque que rien ne motivait. Vous paraissiez souffrir beaucoup, à en juger par vos gémissements et vos cris.

— C'est singulier ! Jamais rien de pareil ne m'est arrivé. »

Le médecin reprit :

« Tout danger, je vous le répète, a disparu, et mes soins sont inutiles. J'ai l'honneur de vous saluer, madame. »

Ovide reconduisit le docteur qui lui dit en le quittant :

« Gardez-vous, monsieur, de donner à cette femme une seconde dose de la liqueur canadienne versée par vous hier soir sans modération. Vous la tueriez ! »

Ovide rentra dans la chambre d'Amanda.

« Voyons, lui dit la jeune fille, maintenant que nous voilà seuls, parlez-moi franchement. Que s'est-il passé hier ?

— Je n'en sais pas plus que vous. Rien n'avait provoqué votre soudain malaise. Je me suis élancé dehors, pour me mettre en quête d'un médecin, et j'ai trouvé celui que vous venez de voir. Je vais vous envoyer Madeleine et aller déjeuner. »

Ovide sortit. La jeune fille le suivit du regard.

« Non ! non ! murmura-t-elle ensuite, ce n'est pas naturel, et tout cela me semble suspect. Et je ne me souviens de rien ! Ah ! si, cependant ; j'avais pris mon café et bu deux verres de chartreuse. Tout à coup, je ne vis plus rien ; je n'entendis plus… Si ce gredin d'Arnold avait voulu m'empoisonner ! »

Amanda, oubliant sa faiblesse, courut à la table non desservie, prit la bouteille de chartreuse et l'examina. Elle était vide.

« Et cependant je n'ai pas tout bu ! fit la jeune femme. Je me souviens qu'il restait encore au moins deux ou trois verres au fond de la bouteille. C'est dans la chartreuse que ce vilain homme aura versé le poison, et il a fait disparaître ensuite le mélange. Ah ! comme j'avais raison de me méfier.

Quel est donc cet homme qui n'hésitait pas plus à me tuer qu'à tuer Lucie ? À tout prix il faut que je sache, et je le saurai… »

Amanda alla se mettre au lit. Peu d'instants après la servante Madeleine arriva à la villa apportant un vase rempli de limonade dont elle présenta un verre à la malade en demandant :

« Eh bien, ma chère dame, cela va-t-il mieux ?

— Beaucoup mieux, répondit Amanda. Demain, je serai remise ; ce n'est pas comme ces malheureuses victimes de l'accident… Donnez-moi des nouvelles des blessés qui sont chez votre patronne… il y avait un jeune homme, je crois…

— Oui, madame. Cette nuit, il a repris connaissance.

— Avez-vous entendu dire son nom ?

— Il s'appelle Duchemin.

— Je ne m'étais pas trompée », pensa la jeune fille. Ovide Soliveau passa la journée près d'Amanda, affectant de se montrer aux petits soins pour elle. De son côté l'essayeuse de Mme Augustine se gardait bien de laisser paraître les soupçons qu'elle avait conçus. À un moment, elle dit :

« Je vais écrire à Mme Augustine pour lui demander l'autorisation de prolonger un peu mon séjour à Bois-le-Roi.

— Excellente idée… Ah ! je dois vous prévenir que je serai obligé de vous laisser seule pendant quelques jours. J'ai dit chez moi que je quittais Paris pour une semaine et mon absence prolongée causerait certainement des inquiétudes. Or, je ne puis dater une lettre de Bois-le-Roi lorsqu'on me croit à Marseille : ce serait une insigne maladresse. »

La jeune fille s'enveloppa d'un peignoir, traça quelques lignes, puis la lettre terminée, écrivit l'adresse et la tendit à Ovide.

« Soyez assez aimable pour jeter cela à la boîte », fit-elle.

Ovide sortit, Amanda alla s'installer sous un berceau adossé à la muraille d'enceinte de la propriété qu'habitait la sœur du docteur Richard et s'absorba dans une rêverie profonde.

« Non, non, pensait-elle, il ne m'échappera pas. Lorsque j'aurai la certitude qu'il a tenté de m'empoisonner et qu'il a voulu tuer Lucie, je me vengerai ! »

En sortant de la villa des Mûriers, Ovide aperçut, à quelque distance en avant, le docteur Richard en compagnie de l'octogénaire avec lequel il l'avait déjà vu. La femme âgée et les deux jeunes filles complétaient le groupe. Ovide salua le docteur Richard qui lui rendit froidement son salut.

Ovide avait à peine dépassé le petit groupe quand il entendit une exclamation. Il se retourna, vit un chapeau de paille rouler à terre, le saisit et revint le présenter au vieillard :

« Ceci est à vous, monsieur ?

— Vous êtes trop aimable, monsieur, dit René Bosc, les yeux fixés sur le visage du Dijonnais, et je vous… »

Il n'acheva point. Sa figure s'était altérée brusquement.

« Ah ! vous êtes ici ! s'écria-t-il en reculant d'un pas. Vous avez donc quitté l'Amérique ?

— Vos traits ne me sont point inconnus, monsieur, répliqua Soliveau ; mais je cherche vainement…

— J'étais à bord de Lord-Maire avec vous en 1861. Et, si vous ne vous souvenez point de moi, je me souviens de vous. Je me nomme René Bosc. »

Puis, sans ajouter un mot, il tourna le dos au pseudo-baron de Reiss, qui devint très pâle et s'éloigna rapidement.

« Vous connaissez cet homme ? demanda le médecin.

— Oui, je vous raconterai cela tout à l'heure. »

Ovide, en se dirigeant à grands pas vers la gare, pensait :

« Ce ci-devant policier est à Bois-le-Roi et lié avec le docteur Richard. Il ne fait pas bon ici pour moi ! »

Arrivé à la gare, il jeta dans la boîte la lettre dont il était le porteur, et envoya cette dépêche :

« Paul Harmant, industriel, Courbevoie \(Seine\).

« Je retourne à Paris demain.

« BARON DE REISS. »

René Bosc, sa famille et le médecin étaient arrivés à la maison de la sœur de ce dernier, maison voisine de la villa des Mûriers. La jeune femme était assise dans le jardin sous la voûte de verdure touchant au mur d'enceinte. Le docteur conduisit vers elle ses visiteurs.

« Asseyez-vous là, près de moi, monsieur Bosc, dit-elle au vieillard, vous y serez à l'abri du vent qui est fort désagréable.

— Fort désagréable en effet, madame, répondit l'octogénaire. En m'enlevant mon chapeau, il y a quelques minutes, il m'a mis en présence d'un misérable de la pire espèce. »

Melle Amanda, nous l'avons dit, s'était assise dans le jardin de la villa des Mûriers sous un berceau contigu à la muraille. Entre elle et les causeurs, il n'y avait que cette muraille. La voix de René Bosc la tira de ses réflexions. Elle écouta.

« Vous parlez du Baron de Reiss alors ? » fit le docteur.

Amanda fit un brusque haut-le-corps.

« Quel nom venez-vous de prononcer ? dit René Bosc.

— Celui du baron de Reiss.

— Et vous l'appliquez à l'homme à qui j'ai dit que nous étions ensemble à bord du Lord-Maire en 1861 ?

— Parfaitement.

— D'où le connaissez-vous ?

— J'ai été appelé la nuit dernière à soigner une jeune femme qui habite avec lui la villa des Mûriers… »

Amanda, pour mieux entendre, s'était levée et avait grimpé sur le banc. Sa tête arrivait au niveau du mur.

« Cet homme, mon cher docteur, reprit René Bosc, n'est pas un baron. Il s'appelle en réalité Ovide Soliveau.

— Ce triste personnage, mécanicien de son état, était il y vingt et un ans sous le coup d'un mandat d'amener. Il passait en Amérique et se trouvait à bord du Lord-Maire en même temps que vous et moi. Or, c'est lui qui m'a volé toute ma fortune.

— Et vous avez laissé son crime impuni !

— Un passager nommé Paul Harmant avait imploré grâce en me rapportant mon argent intact.

— Je ne savais rien sur son compte, répondit le docteur, et cependant sa physionomie m'a déplu dès le premier moment. Or, il s'est passé cette nuit, à la villa des Mûriers, quelque chose de plus que suspect. Vous souvenez-vous de ce que je vous racontais il y a quelques jours au sujet de la liqueur canadienne dont on m'avait vanté les propriétés ?

— Oui, je me souviens parfaitement.

— Eh bien, cet homme en a fait usage cette nuit pour provoquer l'ivresse brutale qui donne le délire, et pour faire parler la femme qui l'accompagne. Je suis passé juste à temps ! Le danger devenait grand.

— Pourquoi donc ?

— La dose de liqueur était trop forte. Sans une potion que j'ai administrée, la malheureuse serait morte.

— Peut-être ferait-on bien d'édifier l'hôtesse du Rendez-vous des Chasseurs sur le compte de ses locataires…

— À quoi bon ? demain sans doute ils auront disparu. »

La conversation s'engagea sur un terrain neuf. Amanda descendit de sa chaise et rentra dans le pavillon.

« Allons, murmura-t-elle, j'avais bien deviné. C'était un voleur autrefois et le voleur est devenu assassin ; il a été en Amérique le protégé de Paul Harmant. Tout s'enchaîne. Il lui fallait des renseignements, c'est moi qu'il a choisie pour les lui donner. Il a failli me tuer en versant la liqueur indienne pour me faire parler, et, sans le moindre doute, j'ai parlé. À l'heure qu'il est mon opinion sur son compte n'est plus un mystère pour lui, mais il ignore que je sais qu'il sait tout. Nous verrons qui sera le plus fort ! Ovide Soliveau peut partir. Il connaît Paul Harmant, et par Paul Harmant je le retrouverai. Cette liqueur dont il a fait usage, elle doit être ici. »

Melle Amanda allait se livrer à une perquisition sérieuse, lorsqu'elle entendit du bruit. Ovide entra.

« Je vous croyais dans le jardin, ma belle poulette, dit-il.

— Le vent devenait froid. Je suis rentrée… Vous êtes toujours décidé à partir demain ?

— Toujours ; et je partirais même ce soir, si je ne craignais de vous contrarier pour revenir plus tôt près de vous.

— Eh bien, quittez-moi ce soir. Quand reviendrez-vous ?

— Après-demain, sans le moindre doute. Voici de quoi parer aux éventualités… »

Ovide posa sur la table un billet de banque et reprit :

« Maintenant, ma belle poulette au revoir. »

Ovide retira la valise de l'armoire où il l'avait enfermée, y plaça différents objets de toilette, appuya ses lèvres sur le front qu'Amanda lui tendait et sortit vivement.

« Ah ! triple gredin, pensa la jeune femme, tu t'enfuis, parce que tu as peur de René Bosc… Revenir après-demain ! Il compte bien ne me revoir jamais, mais il se trompe, M. Le baron Arnold de Reiss. Ovide Soliveau de votre vrai nom, nous nous reverrons, et même bientôt… »

Quand Madeleine revint le soir, Amanda demanda des nouvelles du blessé Duchemin. Elle manifesta le désir de le voir en secret. Madeleine promit de le lui faire voir dès qu'il serait en état de pouvoir causer.

V

Mme Augustine répondit courrier pour courrier en accordant l'autorisation demandée. Elle venait d'envoyer sa lettre à Amanda quand on la prévint que Melle Harmant l'attendait. Elle fut surprise du changement survenu dans l'apparence de sa cliente. Mary semblait revenir à la santé.

« Je viens choisir des étoffes, dit-elle, pour toilettes de réception, toilettes de bal et toilette de mariée.

— De mariée… répéta Mme Augustine. Est-ce que j'aurai l'honneur de faire votre robe de mariage ?

— Cela se pourrait, répondit la jeune fille en souriant.

— Je suis tout à vos ordres. Seulement, je n'aurai point l'ouvrière qui travaille pour vous. Elle est très souffrante.

— Eh bien, vous en avez d'autres. Montrez-moi les étoffes. »

Mme Augustine regarda la jeune fille avec surprise.

« Est-ce que Lucie aurait eu le malheur de vous déplaire ? Vous lui témoigniez autrefois beaucoup de sympathie !

— Vous m'obligerez en ne me parlant plus de cette jeune fille.

— Je ne vous en parlerai plus ; cependant je vous prie de vouloir bien m'apprendre de quoi Lucie est coupable.

— Je n'accuse point Melle Lucie ; je ne me plains pas d'elle. Je désire qu'elle ne remette plus les pieds chez moi.

— Mais pourquoi ?

— Parce que je le veux ! » fit Mary d'un ton hautain.

Mme Augustine éprouvait pour Lucie une affection quasi maternelle. L'attitude de Mary à son égard lui fut très pénible. Elle répliqua avec fermeté :

« Il m'est impossible de bien me contenter de ces paroles. Vous faites naître dans mon esprit des soupçons sur une enfant qui possédait toute ma confiance et qui a été blessée dangereusement à mon service. Vous avez un grief contre elle. J'ai le droit et le devoir d'insister pour connaître ce grief.

— Je n'ai rien à vous répondre. »

Au moment où Mary prononçait ces mots, la portière du salon se souleva et Lucie, se soutenant à peine, parut sur le seuil.

« Quand on commet une infamie, mademoiselle, dit-elle, on a du moins le courage de la commettre tout entière.

— Lucie… Lucie… s'écria Mme Augustine toute tremblante.

— Oh pardonnez-moi, madame, répondit l'ouvrière, j'étais là derrière cette portière… J'attendais que vous fussiez seule. Le hasard m'a permis d'entendre les paroles prononcées par mademoiselle, et l'indignation ne m'a pas laissée maîtresse de moi. On m'insultait… Pouvais-je ne pas me défendre ?… Me voici. Priez Melle Harmant de vous dire en ma présence pourquoi elle ne veut pas qu'à l'avenir je remette les pieds chez elle.

— Madame, fit Mary en s'adressant à la tailleuse, vous me laissez insulter chez vous…

— Je vous prie de vous expliquer ! interrompit Lucie. Est-ce une insulte, cela ?

— Assez ! commanda Mary.

— Vous m'écouterez. Je veux me justifier. »

Mary s'élança vers la porte.

La fiancée de Lucien Labroue lui barra le passage.

« Lucie… balbutia Mme Augustine épouvantée…

— Je veux me justifier, madame ; répéta la jeune fille. C'est mon droit. Melle Harmant ne se souvient-elle plus qu'il y a huit jours elle était à mes genoux, me suppliant de me sacrifier pour elle, m'offrant de l'argent, une grosse somme, trois cent mille francs, si je consentais à m'éloigner de Paris ? Et savez-vous pourquoi tout cela ? C'est que je suis sa rivale ! Elle aime l'homme que j'aime et dont j'étais aimée ! Allons, mademoiselle, si j'ai menti, démentez-moi ! Vous aimez Lucien Labroue… et vous me haïssez parce que vous savez bien qu'en achetant son nom vous ne pouvez acheter son cœur, et que ce cœur restera plein de moi !

— Tremblez que je ne parle ! fit Mary.

— Non, je ne tremble pas, je vous défie ; et c'est la tête haute que j'attends de votre bouche une infamie nouvelle.

— Vous ignorez que je sais votre nom, dit Mary.

— Mon nom, c'est Lucie… Vous faites allusion au nom de ma mère. Ma mère a été flétrie par une condamnation. Est-ce que vous avez le droit de l'insulter et d'insulter son enfant innocente ? Je m'appelle Lucie Fortier… Nous sommes en présence l'une et l'autre, mademoiselle ; vous êtes riche et je suis pauvre. Vous portez un nom sans tache ; je porte un nom flétri. Eh bien, si humble que soit mon rôle, je le préfère au vôtre, car le vôtre est odieux !

— Madame, s'écria Mary en s'adressant à Mme Augustine, ou vous chasserez à l'instant cette fille, ou je croirai que vous m'insultez comme elle. Sa mère a été condamnée pour vol, pour incendie, pour assassinat. Bon sang ne peut mentir ?

— Mademoiselle Lucie, dit Mme Augustine d'une voix sèche, vous passerez à la caisse pour y toucher ce qui vous est dû. Vous cessez d'appartenir à ma maison. »

Lucie devint livide. Mary eut un sourire de triomphe. Lucie vit ce sourire.

« Ah ! vous vous réjouissez, n'est-ce pas ? reprit-elle en regardant fixement son ennemie. Non contente de me voler celui que j'aime, vous me faites chasser ! Après avoir détruit ma joie, vous m'enlevez mon pain ! Partout où je me présenterai, à cette heure, on me demandera où j'ai travaillé… Je nommerai Mme Augustine… et Mme Augustine, questionnée, répondra : « Ne prenez pas cette jeune fille, sa mère a été condamnée pour vol, pour incendie, pour assassinat !… »

— Lucie, murmura la couturière, émue.

— Ah ! madame, reprît l'ouvrière en éclatant en sanglots, vous avez été cruelle pour qui ne le méritait pas. Mais je vous pardonne de tout mon cœur… Quand à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Mary, Dieu se chargera de vous punir ! »

Et, après avoir prononcé ces paroles, elle sortit. Tandis que se passaient ces faits que nous venons de narrer, Georges Darier, portant une serviette d'avocat bourrée de dossiers, sortait de sa maison. Il paraissait affairé. Tout en s'éloignant, Georges ne s'aperçut pas qu'une enveloppe épaisse venait de s'échapper de sa serviette et de tomber derrière lui sur le trottoir de l'Institut.

À ce moment, Jeanne Fortier, la porteuse de pain, débouchant de la rue de Seine et traversant la voûte de l'Institut qui conduit au quai, aperçut le paquet perdu par le jeune avocat ; elle le ramassa. Sur l'enveloppe, Jeanne lut ces mots : « Monsieur Georges Darier, avocat. »

« Georges Darier, se dit-elle, le nom de l'ami de M. Lucien Labroue ? C'est lui qui a perdu cela… Je le lui reporterai. »

Jeanne plaça le petit paquet sur sa poitrine, derrière la bavette de son tablier, puis elle regagna le quai Bourbon. Lucie ne rentra que vers onze heures. Elle avait examiné froidement sa position. Elle venait d'être chassée des ateliers de Mme Augustine ; elle se trouvait sans travail, par conséquent sans ressources. Une douleur poignante l'étreignait au cœur. Un désespoir immense s'était emparé de son âme. Tout se réunissait pour l'accabler.

Quand Lucie atteignit le quai Bourbon, elle était épuisée. Elle ne pleurait pas ; une fièvre ardente brûlait son sang. Jeanne Fortier l'entendit rentrer et s'empressa de venir la rejoindre dans sa mansarde. En voyant le visage décomposé de sa fille, la porteuse de pain comprit qu'il avait dû se produire quelque chose d'anormal.

« Mon Dieu ! que s'est-il passé ? demanda-t-elle.

— Ah ! c'est le dernier coup, maman Lison ! balbutia Lucie. C'est le dernier coup ! celui qui me tue ! J'ai été chassée comme une misérable… Je suis sans travail… Après tant de souffrance, je vais être sans pain. Je vous le dis, maman Lison, il ne me reste plus qu'à mourir…

— Pourquoi votre patronne vous a-t-elle chassée ?

— Pourquoi ? répliqua Lucie, dont les sanglots éclatèrent avec violence, parce que je suis la fille de Jeanne Fortier. »

Jeanne étouffait. Elle porta ses mains à sa gorge.

« Qui donc lui a révélé cela ? fit-elle d'une voix sifflante.

— Mon ennemie… la fille de l'homme qui a fouillé dans le passé de ma mère pour m'arracher celui que j'aimais… la fille de Paul Harmant, le millionnaire !… »

Lucie fit le récit de ce qui s'était passé dans le salon de Mme Augustine.

« Et ces gens-là ne seraient pas châtiés ? dit Jeanne. Ces misérables auraient le droit de briser une existence, de calomnier une innocente enfant, de la réduire au désespoir ! La calomnie et la diffamation sont des crimes punis par la loi, c'est aux tribunaux qu'il faut s'adresser.

— Comment s'y prendre ?

— Il faut voir un avocat… le consulter… Un avocat… répéta Jeanne, en se souvenant de l'enveloppe trouvée par elle sur le quai, près de l'Institut ; l'ami de M. Lucien Labroue ne se nomme-t-il pas Georges Darier ?

— Oui, ma bonne Lison.

— Savez-vous son adresse ?

— Parfaitement… Il demeure rue Bonaparte, numéro 87.

— Eh bien, c'est lui que j'irai trouver.

— Il est l'ami de Lucien Labroue, il vous éconduira. Et puis il est l'avocat de M. Paul Harmant.

— Que m'importe ! M. Darier peut engager son client à cesser ses infamies, lui faire comprendre que la diffamation est un crime punissable… Je n'hésite point, et je vais de ce pas trouver M. Darier. »

Jeanne sortit vivement de la mansarde. En moins de vingt minutes elle arrivait à la demeure de Georges.

La veille servante vint lui ouvrir.

« M. l'avocat Darier ? demanda Jeanne.

— Monsieur est allé plaider à Tours, répondit la servante. Il ne revient que mercredi prochain.

— Six jours ! Six jours à attendre ! » murmura Jeanne.

Elle regagna le quai Bourbon. Lucie, prise d'une fièvre violente, avait été obligée de se mettre au lit. La porteuse de pain se mit en quête d'un médecin. Ce médecin, après avoir examiné la jeune fille, hocha la tête, pinça les lèvres, fronça les sourcils. Le cas était grave. Une fièvre cérébrale pouvait se déclarer d'un moment à l'autre.

Nous devons expliquer la présence de Raoul Duchemin dans le train tamponné à la gare de Bois-le-Roi. Quoique le détenteur des faux billets eût payé, il ne se gênait nullement pour raconter l'histoire du remboursement effectué par le protecteur inconnu du jeune employé. On sut dans Joigny que Raoul Duchemin avait de l'argent plein ses poches, et on se demanda par quel concours de circonstances il se trouvait en état de payer ses dettes.

On avait vu Duchemin causer avec un inconnu, dîner et déjeuner en compagnie de cet inconnu. Cela parut suspect. La rumeur publique arriva jusqu'aux oreilles du maire de Joigny.

Ce fonctionnaire demanda des explications à son employé, lequel n'en put fournir aucune. La conclusion fut celle-ci :

« Il est impossible que vous fassiez plus longtemps partie de l'administration municipale. Donnez donc votre démission, sinon je serai contraint de vous révoquer. »

Duchemin se trouva sur le pavé. Tout d'abord le jeune viveur songea à aller à Paris. Possesseur encore de quelques pièces d'or, il prit le chemin de fer. Nous savons l'accident et la suite.

Amanda attendait avec impatience le moment où l'état du blessé lui permettrait de se présenter à lui, sans s'étonner que le baron de Reiss n'eût point reparu.

Elle avait deviné que son départ cachait une rupture, mais elle caressait une idée fixe, celle de se venger.

Enfin, un jour, Madeleine lui fit signe qu'elle pouvait se rendre sans être aperçue chez le convalescent.

Le jeune homme s'attendait si peu à voir son ex-maîtresse, qu'il ne la reconnut pas tout d'abord. Amanda s'avança jusqu'au lit, Duchemin la reconnut alors.

« Amanda ! s'écria-t-il, toi ici !…

— Oui, moi, mon bon chien, répondit la jeune femme en lui prenant la main qu'elle porta à ses lèvres. J'ai été témoin de l'accident. Je t'ai reconnu : j'ai pris de tes nouvelles tous les jours, et j'ai attendu le moment où je pourrais enfin te voir… »

Le souvenir du mauvais passé revint au jeune homme.

« Que me veux-tu ? dit-il en dégageant sa main. Si je suis blessé, si j'ai failli mourir, c'est à toi que je le dois !

— À moi ! s'écria la jeune femme stupéfaite.

— Oui, à toi, car si j'ai perdu l'emploi qui me faisait vivre, si j'ai dû fuir Joigny, c'est à cause de ces misérables billets que j'ai signés pour t'en donner l'argent et qui ont failli me conduire au bagne !

— Cher Raoul, fit Amanda d'une voix tremblante d'émotion, je t'ai fait inconsciemment beaucoup de mal… Je le regrette, je t'en demande pardon… mais ma visite a des motifs sérieux, je t'assure. Consens-tu à m'écouter ? à me répondre ?

— Il le faut bien, puisque tu es là !

— J'ai tout d'abord à te mettre en garde contre les périls qui te menacent. Tu connais le baron de Reiss ?

— Le baron de Reiss !

— Oui, un homme que tu as vu à Joigny il y a un mois à peu près, et qui tient en ses mains tes billets faux… »

Duchemin devint livide. D'une voix étranglée, il bégaya :

« Comment sais-tu qu'il détient ces billets ?

— Comme je sais qu'il a acheté à Mme Delion et qu'il garde avec soin certaine reconnaissance signée par moi et fort compromettante. Pour acheter et collectionner ainsi qu'il le fait des papiers de ce genre, ce baron de Reiss, vrai ou faux, a certainement de bonnes raisons. Toi et moi nous sommes menacés, nous devons nous unir pour combattre l'ennemi commun. »

Duchemin tremblait de tout son corps. Il essaya de donner le change à son ancienne maîtresse.

« Mais je n'ai rien à craindre de lui, moi », dit-il.

Amanda haussa les épaules.

« Ne me raconte donc point de calembredaines, répliqua-t-elle. Tu sais bien que je ne suis pas une imbécile. Comment le baron de Reiss s'est-il procuré les traites enrichies par toi d'une signature de fantaisie ?

— En les remboursant.

— Connaissais-tu cet homme depuis longtemps ?

— Je le voyais ce jour pour la première fois…

— Et il est venu à ton aide ? Comment cela s'est-il passé ? »

Duchemin avait peur. Il raconta à Amanda de quelle façon imprévue le baron de Reiss lui avait offert ses services.

« Et tu n'as pas trouvé cela singulier ?

— Pourquoi aurais-je refusé un secours arrivant si juste à point pour me tirer d'affaire ?…

— Cet homme n'a rien exigé de toi ?

— Que voulais-tu qu'il exigeât ?

— Voyons, Raoul, parle ! Apprends-moi la vérité ! Je te le répète, il faut nous unir pour échapper à ce misérable qui n'est pas plus baron que toi !

— Comment se nomme-t-il ?

— Ovide Soliveau. C'est un voleur et un assassin qui a failli m'empoisonner, il y a quelques jours… Il se sentait deviné par moi. Il voyait bien que je n'étais pas dupe de son masque. Cet homme a commis plus d'un crime, et je dois en connaître un qui n'a échoué que par des circonstances indépendantes de sa volonté.

— Quel est ce crime demanda Raoul vivement intéressé.

— Il y a un mois, Ovide Soliveau voulait se débarrasser d'une jeune fille, une orpheline élevée aux Enfants-Trouvés.

Il ne réussit qu'à moitié. L'orpheline, frappée d'un coup de couteau, fut très malade, mais ne mourut pas. »

Les mots : Orpheline, élevée aux Enfants-Trouvés, avaient frappé l'esprit de Raoul Duchemin et redoublé ses terreurs.

« Le nom de cette orpheline, le sais-tu ? balbutia-t-il.

— Lucie.

— Lucie ! s'écria Raoul. Ah ! c'est bien le nom écrit sur l'acte de dépôt qu'il est venu exiger de moi.

— Un acte de dépôt ? répéta Melle Amanda.

— Oui. Cet homme, pour paiement du service qu'il m'avait rendu m'a contraint à lui livrer l'acte de dépôt fait à la mairie par la nourrice, au moment où elle allait porter la petite fille aux Enfants-Trouvés de Paris.

— Mais ce papier tu n'avais pas le droit de le lui remettre ?

— Non. Il devait demeurer dans les archives de la mairie.

— Si l'on savait que tu l'as soustrait, qu'arriverait-il ?

— Je serais perdu, répondit-il, perdu sans ressources.

— Et tu ne te vengerais pas du scélérat ? Tu ne chercherais pas à lui arracher ce papier qui te perdrait, et les traites fausses pas lesquelles il te tient !…

— Me venger ! lui arracher ces papiers ! Oh ! si, je voudrais ! Mais comment ?

— Veux-tu me promettre une obéissance absolue ?

— Oui. Que faudra-t-il faire ?

— Surveiller les agissements du faux baron de Reiss, mais il faut des ressources que je n'ai pas.

— Je te procurerai de l'argent… maintenant, je dois te dire la vérité ; nous sommes tous deux les complices de cet homme, ce qui pourrait nous mener loin. Il importe de nous dégager. »

Amanda Régamy raconta au jeune homme ce que nos lecteurs connaissent déjà. Raoul l'écouta avec attention.

« Il est certain, dit-il ensuite, que le gredin s'est servi fort adroitement de toi pour la réussite de ses projets. Il est non moins évident que son intérêt à cette heure est de rester dans l'ombre. Comment le retrouver ? Où le chercher ?

— Ovide Soliveau connaît à Paris un gros industriel qui a une usine à Courbevoie. Ils se fréquentent et, en guettant autour de la maison et de l'usine de Paul Harmant, on y verra d'un jour à l'autre entrer le faux baron de Reiss. Nous attendrons ta guérison.

— Te verrai-je demain ?

— Oui. Je viendrai te dire adieu. Te faut-il de l'argent ? La compagnie m'a fait offrir ce matin une somme de cinq mille francs à titre de transaction amiable. Cette somme me sera payée d'ici quelques jours. »

Le lendemain matin, de bonne heure, Duchemin reçut la visite d'Amanda qui lui apportait son adresse chez sa patronne, et qui, après lui avoir fait jurer de nouveau un traité d'alliance offensive et défensive, partit pour Paris.

L'histoire de Lucie Fortier et de Melle Mary Harmant s'était ébruitée. Amanda sut donc bien vite que Lucie, fille d'une femme condamnée à la réclusion, avait été congédiée, et que Melle Harmant, rivale triomphante de Lucie, allait épouser l'homme qu'elles aimaient toutes les deux.

Melle Amanda devinait, au milieu de tout cela, un fort gros mystère, ayant trait aux relations passées et présentes du faux baron et de l'industriel dix fois millionnaire, et ce mystère elle voulait le percer à jour. Le dimanche suivant, dès le matin, elle prit le train de Bois-le-Roi. Ces quelques jours avaient fait faire de grands progrès à la convalescence de Raoul Duchemin et ce fut debout qu'il reçut la visite de son ancienne maîtresse.

Amanda lui raconta par le menu ce qu'elle avait appris relativement à Lucie Fortier. Elle lui assura qu'il n'aurait pas besoin, en arrivant à Paris, de s'inquiéter de domicile. Elle mettait son logement de la rue des Dames, aux Batignolles, à sa disposition. Duchemin accepta et Amanda repartit pour Paris en se frottant les mains.

VI

Mary Harmant n'avait rien dit à son père de ce qui s'était passé entre elle et Lucie chez Mme Augustine. Le désespoir de Lucie lui prouvait que celle-ci regardait Lucien Labroue comme à jamais perdu pour elle. Elle jouissait délicieusement de cette victoire, et elle attendait avec impatience le jour de son mariage.

Si la joie et l'espérance remplissaient le cœur de la fille de Jacques Garaud, la phtisie minait cette frêle poitrine et conduisait rapidement vers la tombe ce corps amaigri. Lucien qui de temps à autre apercevait Melle Harmant, se disait qu'un mariage avec cette enfant mourante était impossible. Il évitait le plus qu'il pouvait de se trouver en présence de Mary. On lui donnait sur sa demande le temps d'oublier, mais le père et la fille auraient voulu que l'oubli vînt plus vite. Or, Lucien n'oubliait pas.

Le faux Paul Harmant, ne sentant autour de lui aucune menace de prochain péril, envisageait l'avenir sans inquiétude, croyait fermement que dans un temps donné Lucien deviendrait son gendre, et travaillait sans relâche.

Le dimanche matin où Melle Amanda Régamy se rendait à Bois-le-Roi, Lucien Labroue prenait le chemin de la rue d'Assas. Le peintre Étienne Castel avait écrit la veille un mot au fils de Jules Labroue pour l'engager à venir passer la journée avec lui en compagnie de Georges Darier, revenu la veille de Tours. Lucien arriva le premier chez l'artiste, qui lui dit :

« En attendant notre ami Georges, causons un peu de vous. J'ai fait ce que vous m'aviez demandé de faire au sujet de Jeanne Fortier ; il résulte des renseignements puisés à bonne source que Jeanne Fortier est introuvable !

— Ainsi, murmura Lucien, il ne me reste aucune espérance de pouvoir interroger cette femme…

— Et chez M. Paul Harmant, comment vont les choses ? Ne vous êtes-vous point rapproché de Melle Mary ?

— À quoi bon ce rapprochement ?

— Peut-être vous serait-il plus utile que vous ne le croyez, dit Étienne Castel d'un ton grave. Je crois qu'il serait bon pour vous de laisser croire à M. Harmant que vous êtes prêt à épouser sa fille, et surtout de persuader Melle Mary que votre cœur, libre désormais, pourra lui appartenir un jour sans partage.

— Mais cette malheureuse enfant se meurt !

— Raison de plus pour la laisser mourir avec l'illusion du bonheur. Dans certaines circonstances il faut savoir mentir…

— Mais pourquoi le faut-il en celle-ci ? demanda Lucien. Vous paraissez connaître beaucoup de choses que j'ignore. Vous devez avoir de sérieuses raisons pour m'engager à jouer à M. Harmant et à sa fille une comédie qui me répugne.

— Monsieur Lucien, vous vous trompez en croyant que je connais beaucoup de choses ignorées de vous. Mais il y a dans la vie des pressentiments qui m'avertissent qu'avant peu nous connaîtrons le meurtrier de votre père, et que c'est par M. Paul Harmant que se fera la lumière au milieu des ténèbres. De même aussi j'ai le pressentiment que Lucie Fortier deviendra votre femme un jour. Ayez confiance et attendez. Dans quelques semaines j'aurai un devoir sacré à remplir vis-à-vis de Georges. Je vous demande de patienter jusque-là et de suivre pendant ce temps mes conseils, si singuliers qu'ils puissent paraître.

— Quel secret avez-vous découvert ?

— Aucun. Je cherche à vous rendre Lucie, voilà tout. Maintenant pourriez-vous me donner quelques renseignements dont j'ai besoin : la dernière fois que nous nous sommes rencontrés chez Georges, vous nous avez dit avoir entre les mains une pièce authentique prouvant que celle que vous aimiez est bien la fille de Jeanne Fortier.

— Oui, et cette pièce est encore en ma possession.

— C'est M. Paul Harmant qui vous a remis cette pièce ?

— Oui, monsieur.

— Pouvez-vous me la confier ?

— J'irai la chercher à l'instant même si vous le désirez…

— C'est inutile. Je vous prierai seulement de vouloir bien me la communiquer demain.

— Demain, vous l'aurez, monsieur.

— Tout cela est incompréhensible pour vous. Mais ne vous en étonnez point ! J'ai beaucoup pensé, beaucoup réfléchi, recueilli pas mal d'indices. Assurément, ces indices sont vagues. Peut-être ne me conduiront-ils à rien ; mais, en les négligeant, je me croirais imprudent et coupable. »

En ce moment un vigoureux coup de sonnette coupa la parole aux deux causeurs. Un instant après, le valet de chambre d'Étienne introduisait Georges Darier. Lucien demanda :

« Es-tu satisfait de ton voyage ?

— On ne saurait l'être davantage. J'avais deux affaires à plaider. Je les ai gagnées. Seulement un ennui m'a empêché de mener à bien la troisième affaire pour laquelle j'étais appelé. Un dossier perdu le jour de mon départ. J'ai cru d'abord l'avoir oublié chez moi. J'ai télégraphié de Tours à ma vieille Madeleine. Elle n'a rien trouvé sur mon bureau. J'ai demandé une remise à quinzaine me proposant, une fois à Paris, de couvrir d'affiches les murailles, de promettre une grosse récompense, et de rentrer ainsi en possession de papiers sans lesquels mon client perdrait infailliblement son procès…

— Peuvent-ils être utiles à quelqu'un ?

— À personne qu'à moi et à mon client. »

Le déjeuner, entremêlé de longues causeries, se prolongea jusqu'à deux heures de l'après-midi.

« Si nous passions dans mon atelier ? » dit Étienne.

Au premier plan de l'atelier se voyait, sur un chevalet, l'ébauche bien avancée déjà du portrait de Mary Harmant. Le tableau représentant l'arrestation de Jeanne Fortier au presbytère était, comme de coutume, recouvert d'une toile verte.

À ce moment le valet de chambre entra pour prévenir Étienne que Melle Harmant demandait à le voir. Le peintre se rendit au salon, où Mary avait été introduite.

« Mon cher artiste, dit la jeune fille, pardonnez-moi de venir ainsi vous surprendre, j'ai une excuse… il y a urgence…

— Vous êtes toujours la bienvenue chez moi, mademoiselle, répondit Étienne en s'inclinant. Il y a urgence, dites-vous ?

— Mon père sera ici d'un moment à l'autre, je ne voudrais pas qu'il vît mon portrait. Car, alors, adieu la surprise ! Il s'est arrêté en route, et j'en ai profité pour me hâter de vous prévenir. Je l'attendrai ici, ma présence ne vous gêne pas ?

— Elle ne me gêne pas, et je crois qu'il vous sera agréable de rencontrer dans l'atelier deux personnes avec lesquelles, il n'y a qu'un instant, je parlais de vous… »

Tous deux gagnèrent l'atelier. La jeune fille poussa une exclamation de surprise en voyant Georges Darier et Lucien Labroue. À sa surprise se joignit une émotion violente qui la fit dans la même seconde rougir et pâlir successivement.

« Votre présence chez mon tuteur nous cause une agréable surprise, mademoiselle, dit Georges Darier.

— La mienne ne le cède en rien à la vôtre, répondit Mary. Pour vous rencontrer tous deux ensemble, il faut venir bien loin de la rue Murillo. »

Ces paroles étaient accompagnées d'un coup d'œil de reproche à l'adresse de Lucien qui baissa la tête.

Étienne Castel, après avoir couvert d'une toile le portrait ébauché, avait fait rouler dans un coin de son atelier le chevalet qui le supportait, il se retourna vivement.

« Nous complimentions à l'instant, fit-il, M. Lucien Labroue de la nouvelle qu'il nous annonçait… Il nous parlait des offres faites à lui par monsieur votre père ; une association et une alliance, gage assuré d'un avenir… »

Mary se sentit frissonner de joie. Elle s'avança jusqu'à Lucien, les yeux brillants, le visage coloré.

« Vous disiez cela, monsieur Labroue ! » murmura-t-elle.

Un regard d'Étienne dicta la réponse du jeune homme.

« Oui, mademoiselle. Je faisais part à mon ami Georges Darier des propositions de M. Harmant.

— Et vous ajoutiez ? balbutia Mary.

— Que j'avais hésité d'abord, ne pouvant croire à la réalisation d'un rêve capable de satisfaire les plus ambitieux…

— Mais qu'il avait réfléchi, s'empressa d'ajouter l'artiste, et qu'il acceptait avec bonheur. »

Mary avait les larmes aux yeux.

« Oh ! pardonnez-moi, monsieur, dit-elle à l'artiste, pardonnez-moi si je pleure, ce sont de bonnes larmes, des larmes joyeuses. Je vous les dois, et je vous en remercie ! »

Georges Darier comprenait fort peu de chose à ce qui se passait, mais l'intervention de son tuteur lui faisait supposer qu'avant son arrivée Lucien et le peintre avaient causé et s'étaient entendus à ce sujet. Le valet de chambre vint annoncer M. Paul Harmant. Étienne donna l'ordre de l'amener à l'atelier et glissa ces quelques mots dans l'oreille de Lucien :

« Jouez donc un peu votre rôle vous-même, mon cher ami ! Je ne peux pas donner toujours la réplique pour vous ! »

Le grand industriel entra.

Après avoir salué le maître du logis et ses hôtes, il s'avança vers Georges et lui dit :

« Je suis heureux de cette rencontre, mon cher avocat, j'ai à m'entretenir avec vous. Irez-vous au Palais demain ?

— Non, je ne plaide aucune affaire, et ne sortirai point.

— Je me présenterai donc rue Bonaparte dans la matinée. Maintenant, mon cher artiste, ajouta Paul Harmant en s'adressant au maître du logis, permettez-moi de vous expliquer le but de ma visite. Je vous ai avoué que je ne me connaissais pas en peinture… Cependant, l'ensemble d'un tableau m'enchante ou me déplaît, et je puis être séduit par des choses détestables. On est venu me proposer un Rubens dont on garantit l'authenticité, mais cette authenticité est-elle indiscutable ? Il me déplairait d'être dupe. En conséquence, je vous demande de trancher la question en donnant votre avis de visu.

— Je suis à votre disposition ; j'irai avec vous. À mon tour, maintenant, cher monsieur, de solliciter de vous quelque chose.

— C'est accordé d'avance. De quoi s'agit-il ?

— De me dire quel jour et quelle heure vous pourrez me faire l'honneur de me recevoir chez vous comme interprète de mon ami Lucien Labroue. »

Étienne jeta au jeune homme un coup d'œil impératif. Lucien comprit, et un frisson effleura son épiderme.

« Vous savez que Lucien Labroue est orphelin ?

— Oui, oui… balbutia le ci-devant Jacques Garaud, dont le front se plissa brusquement.

— M. Labroue m'a prié de lui servir de père. »

Le grand industriel se leva, comme transfiguré. Les rides de son front avaient disparu comme par enchantement.

« Je devine alors ce dont il s'agit, fit-il en souriant. Nous sommes en famille, messieurs. Nous pouvons donc nous expliquer librement. Le but de votre visite, n'est-ce pas, ce sera de me demander pour Lucien Labroue la main de ma fille ? »

Étienne, par un nouveau geste, commanda au jeune homme de parler. Le fils de Jules Labroue balbutia :

« Oui, monsieur.

— Eh ! mes chers amis, la demande est acceptée, vous le savez bien, puisqu'elle l'était d'avance. »

La jeune fille se jeta sur la poitrine de son père et couvrit ses joues de baisers et de larmes :

« Voici ce que je propose, reprit l'industriel. Ces messieurs ont-ils quelque projet pour le reste de la journée ?

— Nous devons la passer ensemble, répondit Étienne Castel.

— Vous ne vous quitterez pas, et vous nous ferez le grand plaisir de venir dîner avec nous, tous les trois, rue Murillo. »

La proposition rendait singulièrement facile la mise à exécution des plans de l'artiste. Aussi, s'empressa-t-il de répondre :

« Au nom de mes amis et au mien, j'accepte.

— Alors, moi je vous laisse, s'écria vivement Mary, ivre de joie. J'ai beaucoup d'ordres à donner… »

Étienne Castel la reconduisit jusqu'à la porte. Paul Harmant s'était avancé vers Lucien Labroue.

« Mon cher enfant, lui dit-il d'une voix que l'émotion rendait tremblante, vous faites de moi le plus heureux des hommes et surtout des pères ! Voyez-vous, messieurs, ajouta l'industriel, je chéris mon enfant plus que tout au monde. Elle aimait Lucien à en mourir ! J'attendais que Lucien eût pitié d'elle. Je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi de souffrir ce que j'ai souffert ! Mais, aujourd'hui, je me sens revivre… Merci ! »

Georges Darier avait pitié de ce père rattachant la vie de son enfant à cette union qui semblait peser à Lucien. Étienne Castel, très calme, regardant Paul Harmant :

« Est-il vraisemblable, est-il admissible que ce père excellent soit le dernier des misérables ? » se disait-il en lui-même.

Georges Darier demanda :

« Est-ce que vous avez enfin terminé votre tableau, mon cher tuteur ? Vous m'avez autorisé à dire : Mon tableau.

— Presque. Il reste quelques petits détails à mettre au point.

— S'agit-il d'une nouvelle œuvre que vous menez à bonne fin, mon cher artiste ? demanda Paul Harmant.

— À peu près nouvelle, mais pas tout à fait cependant, car si j'achève maintenant ce tableau, je l'ai commencé il y a vingt et un ans. C'est une scène dont j'ai fait le croquis d'après une nature à un moment bien rapproché de la mort de votre père, mon cher Lucien. J'ai dessiné cette scène le surlendemain du crime d'Alfortville, et la femme condamnée comme assassin de votre père en est le personnage principal. »

Étienne Castel, tout en parlant, rivait ses yeux sur le visage du grand industriel. Celui-ci restait impassible.

En même temps, l'artiste découvrait la toile, couverte d'une serge verte, occupant le panneau central de son atelier.

Étienne observait toujours le père de Mary. Il vit ses sourcils se contracter, mais cette contraction n'eut que la durée d'un éclair. Le peintre poursuivit :

« Cette scène rappelle le moment où Jeanne Fortier, réfugiée au presbytère de Chevry, chez l'oncle de Georges, fut arrêtée par les gendarmes.

— Et cet enfant ? demanda le millionnaire du ton le plus naturel.

— Cet enfant est le fils de Mme Darier, que vous voyez là, sœur de l'ecclésiastique qui se trouve ici. C'est Georges Darier, aujourd'hui votre avocat. Ce petit cheval de carton lui-même n'est point un accessoire de pure fantaisie. C'est un jouet dont Mme Darier avait fait cadeau à son fils, m'a-t-on dit.

— C'est un singulier hasard, s'écria l'ex-Jacques Garaud avec aplomb, qui vous a permis de reproduire l'image de cette misérable !

— En effet, certains hasards sont étranges. »

Lucien Labroue n'avait d'yeux que pour la figure de Jeanne, tandis que Georges ne cessait de regarder celle de Mme Darier qu'il croyait sa mère.

« C'est singulier ! dit Lucien, une ressemblance me frappe.

— Celle de Jeanne Fortier avec une jeune fille que vous connaissez, Melle Lucie, sans doute ? Cette ressemblance n'a rien d'étonnant, puisque Lucie est sa fille.

— C'est d'une autre ressemblance que je parle. Je puis m'abuser d'ailleurs, car la différence d'âge est grande. Il s'agit d'une femme de cinquante et quelques années.

— À quelle classe appartient cette femme ? demanda vivement le grand industriel.

— À la classe des travailleuses. C'est une pauvre créature honnête entre toutes, pleine de courage et d'énergie.

— Elle habite Paris ?

— Oui, depuis longtemps, je crois. Autrefois elle habitait Alfortville, où elle a, m'a-t-elle dit, connu mon père.

— Que faisait-elle alors ?

— Ce qu'elle fait aujourd'hui encore. Elle était porteuse de pain ; elle se nomme Lise Perrin… »

Étienne Castel venait de recouvrir son œuvre.

« Ce tableau ne m'appartient plus. Mon pupille Georges n'avait ni le portrait de sa mère, ni celui du curé Laugier, son oncle. Je lui ai donné cette toile, et je crois que pour une fortune il ne s'en séparerait pas.

— Vous pouvez en jurer, mon ami ! s'écria Georges.

— Maintenant, messieurs, proposa Jacques Garaud, ne pensez-vous pas qu'en attendant l'heure du dîner, il serait bon d'aller faire un tour au Bois ? »

Étienne Castel, qui avait reçu ses visiteurs en veston d'atelier, ajouta :

« Permettez-moi d'aller m'habiller, et je suis à vous. »

Tout en modifiant sa toilette, il pensait :

« Décidément, cet homme m'est suspect à bon droit. À deux ou trois reprises j'ai vu sa physionomie changer, quoiqu'il possède sur lui un prodigieux empire. C'est un gredin ! »

Rue Murillo, le dîner fut servi à sept heures. Vers dix heures du soir, Paul Harmant fit apporter du papier et des plumes, installa Georges Darier devant une petite table et lui dit :

« Mon cher avocat, je sollicite de votre obligeance le projet de contrat que je porterai demain à mon notaire, et que nous signerons dans quinze jours. »

Le jeune homme prit une plume.

Le millionnaire dicta :

« Paul Harmant, fils de Césaire Harmant, et de Désirée-Claire Soliveau, son épouse, tous deux décédés, né à Dijon, Côte-d'Or, le 21 avril 1832, veuf de Noémi Mortimer, née aux États-Unis d'Amérique, à New York, mécanicien constructeur et propriétaire demeurant à Paris, rue Murillo.

« Mary-Noémi Harmant, fille de Paul Harmant et de Noémi Mortimer, son épouse décédée. Née à New York, le 30 juillet 1864. »

« Parfait, dit Georges ; au futur, maintenant ! »

Lucien prit la parole à son tour et dicta :

« Jules-Lucien Labroue, né à Alfortville \(Seine\), le 9 octobre 1855, fils de Jules-Adrien Labroue, et de Marie Berthier, son épouse, tous deux décédés. »

— Sous quel régime mariez-vous votre fille ? dit l'avocat.

— Sous celui de la communauté, le seul qui prouve au mari une absolue confiance. Je donne à ma fille un million de dot, espèces, et je reconnais à Lucien un apport d'un million, sans compter les terrains d'Alfortville.

— Cette grande fortune que vous m'offrez, monsieur, qu'ai-je donc fait pour la mériter ? s'écria Lucien en se levant.

— Ce que vous avez fait ? répondit Paul Harmant. Vous assurez le bonheur de ma bien-aimée Mary ! Outre ce contrat, un acte d'association sera signé entre nous et la moitié de tous les bénéfices vous appartiendront.

— En vérité, monsieur, vous faites royalement les choses ! dit Étienne Castel ; vous rendez généreusement à Lucien Labroue ce qu'un misérable lui avait arraché en tuant son père ! »

Le ci-devant Jacques Garaud devint très pâle, mais il se pencha vers Georges, et l'artiste ne put constater cette pâleur.

« Maintenant, fit le jeune avocat, il serait bon, je crois, d'évaluer les terrains d'Alfortville.

— Mettez deux cent mille francs.

— Mais, monsieur, commença Lucien, ils ne valent pas…

— C'est écrit ! j'estime ces terrains deux cent mille francs au moins et je suis sûr de ne pas me tromper. »

Étienne Castel écoutait, tout en examinant à la dérobée la physionomie du millionnaire, et cette physionomie lui parut si calme qu'un revirement se produisait dans ses idées.

« Si cet homme n'était pas le vrai Paul Harmant, pensait-il, il n'oserait agir avec une telle audace. »

Vers onze heures et demie, l'artiste donna le signal du départ. Mary tendit la main à Lucien en prononçant tout bas :

« À demain, n'est-ce pas ? à déjeuner…

— Oui, mademoiselle », répondit le jeune homme en prenant la main de Mary et en la portant à ses lèvres.

Sous ce baiser, Melle Harmant sentit son cœur bondir. Le sang afflua à ses joues. Mais une toux sèche arracha de ses lèvres un gémissement.

Étienne, Georges et Lucien la regardèrent avec une compassion profonde. Paul Harmant, resté seul avec Mary, lui tendit les bras.

« Enfin, tu es heureuse, n'est-ce pas, chère mignonne ?

— Oh ! oui, père, bien heureuse… répondit l'enfant dont la toux faisait trêve. Ma joie est trop grande, elle me fait mal. J'ai besoin de repos.

— Va te reposer, ma chérie. Le sommeil te calmera. »

Aussitôt la porte refermée derrière lui, l'expression de son visage changea. Il se laissa tomber sur un siège.

« Pourquoi ce fantôme du passé qui se nomme Jeanne Fortier vient-il soudainement m'apparaître ? Ce peintre connaît Jeanne : il la connaît bien puisqu'il a tracé d'elle une image merveilleusement ressemblante. Cette femme dont Lucien a parlé, cette porteuse de pain, cette Lise Perrin dont la ressemblance avec Jeanne l'a frappé, si c'était Jeanne elle-même se cachant sous un faux nom ? Jeanne qui pourrait d'une heure à l'autre devenir menaçante ! »

En sortant de l'hôtel de la rue Murillo, Lucien Labroue appuya sa main sur le bras d'Étienne Castel.

« Ah ! monsieur, qu'avez-vous fait ? lui demanda-t-il d'une voix agitée. Où m'avez-vous conduit ?…

— Soyez certain, mon cher enfant, que j'agis exclusivement dans notre intérêt ; ayez confiance. Laissez-vous conduire, vous vous en trouverez bien… Ah ! n'oubliez pas de m'apporter ou de m'envoyer dès demain la pièce que je vous ai demandée… »

Étienne et Georges serrèrent la main de Lucien Labroue et le laissèrent rentrer chez lui.

« Ma foi, mon cher tuteur, dit l'avocat au peintre, j'avoue que moi-même je ne comprends rien à ce qui se passe. »

L'artiste eut un sourire.

« Ah ! fit-il. Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?

— Je vous ai entendu, chez vous, parler pour Lucien à Melle Harmant ; je vous ai vu près du millionnaire solliciter au nom de votre ami la main de sa fille… Voilà la première énigme. D'autre part, j'entends Lucien s'écrier d'un air désespéré : « Qu'avez-vous fait ? Où m'avez-vous conduit ? » Qu'est-ce que cela signifie ? Vous marchez à un but. Ne pouvez-vous m'apprendre quel est ce but, à moi, le meilleur ami de Lucien ?

— Je cherche l'assassin du père de ton ami, répondit l'artiste.

— Je continue à ne pas comprendre. Avez-vous donc la preuve que Jeanne Fortier n'était pas coupable ?…

— La preuve me manque encore, mais j'ai la conviction… Je cherche et je puis ne pas trouver ; mais, au moins, j'aurai fait tout ce qui dépendra de moi pour arriver à un résultat.

— Et vos recherches vous conduisent rue Murillo dans la maison du millionnaire ?

— Oui.

— Alors, c'est Paul Harmant que vous soupçonnez ?

— Je ne soupçonne personne encore.

— Allons, murmura Georges avec découragement, je n'insiste plus. Gardez votre secret, mon cher tuteur. La seule chose que je désire, c'est que vous puissiez sauver Lucie Fortier, qui pleure son rêve brisé, et qui mourra peut-être de désespoir en apprenant le mariage de Lucien. »

Le lendemain, dès le matin, le valet de chambre d'Étienne Castel remit au peintre une enveloppe que venait d'apporter un commissionnaire. Cette enveloppe contenait le procès-verbal donné à Soliveau par Raoul Duchemin.

« Pour obtenir cette pièce, se dit l'artiste, il a fallu fournir des dates et des noms précis, sans cela les recherches n'auraient pu se faire. Donc, Paul Harmant connaissait ces noms et ces dates, puisqu'il les a cités. Voilà qui devient grave pour lui. Il n'a point quitté Paris, donc il a envoyé quelqu'un à Joigny, et ce quelqu'un est certainement un complice à qui il ne cache rien. Voilà l'homme qu'il faut trouver… »

Étienne se rendit au ministère de l'Intérieur, et fit passer sa carte au secrétaire particulier du ministre, qui le connaissait beaucoup. Une demi-heure après, il sortait du cabinet et retourna rue d'Assas. Tout en déjeunant, il dit au valet de chambre :

« Prenez la plus petite de mes valises et mettez-y le strict nécessaire pour une absence de deux ou trois jours ; à quiconque viendra me demander, vous répondrez simplement que je suis sorti, à M. Georges Darier comme aux autres. »

VII

Le médecin avait déclaré la maladie de Lucie très grave…

Alors commença pour Jeanne une existence terrible, effrayante, qui semblait au-dessus des forces humaines. Le matin, elle se rendait à la boulangerie Lebret. Son service fini, elle revenait en toute hâte s'installer au chevet de la jeune malade, jusqu'à l'heure où la distribution du soir la rappelait rue Dauphine. Jeanne passait ses nuits entières à pleurer et à prier, ne fermant pas l'œil un instant et n'ayant même point la pensée d'aller se jeter sur son lit pour y goûter un peu de repos. Enfin, au bout de quatre jours de mortelles angoisses, le docteur annonça que le danger n'existait plus et que la convalescence commençait. Jeanne put respirer enfin.

Alors elle se souvint de l'avocat Georges Darier, auquel elle avait à remettre des papiers trouvés dans une enveloppe qui portait son nom.

Le lundi suivant, après avoir porté son pain, Jeanne se munit de ces papiers et prit le chemin de la rue Bonaparte.

Madeleine l'introduisit dans le salon précédant le cabinet de l'avocat. Jeanne se sentit prise d'une émotion étrange.

Enfin elle entra dans le cabinet et se trouva en face de Georges Darier : son fils !…

Celui-ci s'était levé. Il jeta un regard sur la visiteuse. En recevant ce regard, en voyant le visage du jeune avocat, Jeanne Fortier sentit comme un étrange frisson effleurer sa chair.

« Vous désirez me parler, madame ! » lui dit-il du ton le plus bienveillant et de la voix la plus douce.

La porteuse de pain éprouva comme une défaillance en entendant cette voix. Il lui fallut s'appuyer sur une chaise.

« Veuillez vous asseoir, reprit Georges.

— Il y a quelques jours, vous avez perdu… des papiers…

— En effet, madame. Des papiers d'une très haute importance. Les auriez-vous trouvés, par hasard ? »

Jeanne tira de la poche de son tablier l'enveloppe renfermant les papiers en question, et la tendit à Georges.

« Madame, vous me rendez un service immense. Vous me permettez de vous remettre une récompense…

— Non… non… monsieur, s'empressa de répondre Jeanne. Je n'accepterai rien. Ces papiers sont à vous ; je vous les rends ; il n'y a pas lieu de me donner pour cela une récompense… »

Georges écoutait parler la porteuse de pain, et la voix de cette femme produisait sur lui un effet singulier ; il lui semblait l'avoir entendue déjà, à une époque très reculée.

« Je n'ose insister, madame, dit-il, je craindrais de blesser une délicatesse devant laquelle je m'incline avec respect. Si jamais je puis vous être utile, je serai très heureux de vous payer ma dette…

— Ces bonnes paroles m'enhardissent, répliqua Jeanne. Je vais prendre la liberté de vous demander un conseil.

— De quel conseil avez-vous besoin ?

— Il ne s'agit point de moi, monsieur, mais d'une pauvre enfant orpheline et bien malheureuse.

— Je suis prêt à l'aider de toutes mes forces », répondit Georges, remué de plus en plus par la voix de sa visiteuse. Jeanne se recueillit pendant quelques secondes, puis brusquement elle demanda :

« Peut-on, monsieur, sans violer la loi, reprocher à un enfant le crime de sa mère ? A-t-on le droit d'empoisonner sa vie, de lui faire perdre son unique moyen d'existence, en révélant à tous le passé de sa mère sans mériter un châtiment ?

— C'est à coup sûr un crime odieux que de tuer moralement une personne innocente en dévoilant ses secrets de famille, mais ceux qui commettent ce crime, lâche entre tous, ne tombent point sous le coup de la loi. On ne peut même, s'ils ne nient point, leur reprocher une diffamation.

— Ainsi, reprit Jeanne avec fièvre, une enfant vint au monde. Elle a quelques mois quand on lui enlève sa mère condamnée pour un crime épouvantable. La petite fille est mise aux Enfants-Trouvés. Elle grandit sans qu'on lui révèle le terrible secret. Une fois élevée, on la jette dans le monde où elle travaille honnêtement pour vivre. Sur sa route, elle rencontre un honnête garçon, pauvre comme elle. Ils s'aiment ; ils se le disent. Le bonheur leur sourit. Ils vont s'unir. Hélas ! ils avaient compté sans les méchants !

« Écoutez un peu, monsieur ; et jugez ! Un industriel, un millionnaire est père d'une fille unique. Cette fille s'éprend du fiancé de la pauvre enfant ; le millionnaire dit au jeune homme : « Je vous offre la fortune. Épousez ma fille. » Il refuse. La fille du millionnaire va trouver son humble rivale et lui propose beaucoup d'argent si elle consent à lui céder son fiancé, et s'en aller loin de France. Naturellement, l'offre est repoussée.

« Alors, le père et la fille fouillent le passé, non de l'orpheline, mais de sa mère, ils découvrent la flétrissure, ils vont trouver le jeune homme et lui crient : « Pauvre fou, celle que tu aimes et que tu veux épouser est fille de l'infâme créature qui a commis le crime d'assassinat, et celui qu'elle a tué c'est ton père ! »

« Vous comprenez, n'est-ce pas, monsieur ? Le mariage est impossible, et des deux jeunes gens qui s'aimaient, on a fait des ennemis. Et ce n'est pas tout ! Une grande maison donnait du travail à la jeune fille. On alla trouver la maîtresse de cette maison et, devant la malheureuse enfant, on lui dit : « Cette jeune fille d'une femme condamnée pour le triple crime d'assassinat, de vol et d'incendie déshonore vos ateliers. Si vous la conservez, vos clientes vous quitteront. Ce sera la ruine de votre industrie. Chassez-la ! » Et on l'a chassée !

« Le désespoir alors s'est emparé d'elle ; sous la violence de ce dernier coup, elle vient de passer plusieurs jours entre la vie et la mort. La blessure saignante de son cœur ne se cicatrisera pas. Et vous dites que la loi est impuissante contre les misérables qui martyrisent ainsi une enfant innocente, et qui la tueront ! Eh bien, si la loi est ainsi, je vous le dis, monsieur, la loi est infâme !

— Mais de qui parlez-vous donc ? demanda Georges ému, agité, oppressé par le récit qu'il venait d'entendre.

— De qui je parle ? Je parle de Lucie Fortier.

— Je m'en doutais… Je l'avais deviné. Mais a-t-on poussé la cruauté jusqu'à faire perdre à Lucie son travail ?

— On l'a poussée jusque-là. Et on ne peut pas punir des actes pareils ?

— On peut flétrir, mais non les punir.

— Mais elle se meurt, la pauvre Lucie ! Voyons, monsieur. Vous êtes le meilleur ami de M. Lucien. Vous êtes le conseiller de M. Harmant, je le sais. Vous pouvez les voir tous les deux et les prier d'épargner Lucie. Que Melle Harmant fasse rendre à Lucie la position qu'elle lui a fait perdre ! Que M. Lucien revienne à elle et lui pardonne une faute qu'elle n'a point commise, elle sera sauvée. La pauvre enfant n'est pas responsable du passé de sa mère… et sa mère d'ailleurs pouvait être innocente… Sauvez-la, monsieur, sauvez-la ! »

Georges regardait la porteuse de pain avec une attention dévorante. Il paraissait étudier les lignes de son visage.

« Y a-t-il longtemps que vous connaissez Melle Lucie ?

— Non, monsieur.

— Vous vous nommez Lise Perrin, n'est-ce pas ?

— Oui, monsieur, et j'aime Lucie comme si c'était ma fille. »

En ce moment, Madeleine parut.

« Monsieur, fit-elle, c'est M. Paul Harmant.

— Lui ! s'écria la porteuse de pain éperdue.

— C'est lui qu'il faut prier », répliqua Georges. Et il entraîna l'évadée de Clermont dans le salon où se trouvait le faux Paul Harmant. Celui-ci, voyant paraître Georges accompagné d'une femme du peuple, fut un peu surpris, mais sa surprise prit des proportions faciles à comprendre lorsque cette femme, qui semblait affolée, se laissa tomber à deux genoux devant lui, la tête basse, les mains étendues et suppliantes.

« Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? » demanda-t-il.

Ce fut le jeune avocat qui répondit :

« Cette pauvre créature se nomme Lise Perrin, monsieur. Elle a voué une affection profonde, presque maternelle, à une jeune fille qui se meurt de désespoir, et elle est venue me prier d'intercéder auprès de vous pour sauver cette jeune fille.

— Oui… oui… balbutia Jeanne. Sauvez-la ! »

En entendant prononcer le nom de Lise Perrin, en écoutant la voix qui venait de parler, le millionnaire sentit une sueur froide perler sur ses tempes. Après vingt et un ans, Jacques Garaud et la veuve de Pierre Fortier se retrouvaient en présence, mais tous les deux si changés, qu'ils étaient devenus méconnaissables. En outre l'accent américain, contracté pendant un long séjour à New York, modifiait singulièrement la voix de l'ex-contremaître. Jeanne vit à travers un nuage de larmes celui à qui elle demandait le salut de Lucie. La figure pâle de l'industriel, qu'encadraient des cheveux et des favoris presque blancs, n'éveilla dans sa mémoire aucun souvenir. Jacques, lui, du premier coup d'œil, retourna sous les traits flétris de la porteuse de pain le visage de la belle créature qu'autrefois il avait aimée d'un amour de fauve. Il frissonna de la tête aux pieds.

Il se jugea perdu. Il crut que Jeanne allait le reconnaître.

Son épouvante fut d'ailleurs de courte durée. Il comprit qu'il courait à sa perte s'il ne tenait résolument la tête à l'orage grondant autour de lui. Reprenant son aplomb habituel, il répondit en exagérant son accent étranger.

« Je ne comprends pas. Que signifie cela ?

— Cher monsieur, dit Georges. Il s'agit de Lucie Fortier…

— De Lucie Fortier ? Que puis-je faire pour cette enfant qui a le malheur d'être fille d'une mère flétrie par la justice ?

— Vous pouvez lui rendre la vie, monsieur ! s'écria Jeanne. Vous lui avez pris pour votre fille celui qu'elle aimait, et votre fille va vivre heureuse et riche, et Lucie va mourir désespérée…

— Eh ! répliqua Paul Harmant, que puis-je à cela moi ? Est-ce ma faute si cette Lucie est fille d'une condamnée ?

— Et vous ne trouvez pas d'autre remède à son mal que de l'insulter de nouveau ? » dit Jeanne presque menaçante.

Une inspiration diabolique traversa l'esprit de Jacques.

« Je trouve que vous le prenez bien haut ! fit-il. On pourrait croire que des liens plus étroits qu'une amitié banale vous attachent à cette fille ! En rendant impossible ce monstrueux mariage, j'ai rempli mon devoir. Maintenant il m'en reste un autre tout tracé. La façon dont vous plaidez la cause de Lucie Fortier m'a révélé votre identité. Vous n'êtes pas Lise Perrin… vous êtes la condamnée d'Alfortville… vous êtes l'évadée de Clermont… vous êtes Jeanne Fortier… »

En entendant son nom, Jeanne se sentit chanceler. Jacques Garaud poursuivit, s'adressant à Georges :

« Ce sera rendre service à la société ainsi qu'à la justice un signalé service que de faire arrêter cette femme. »

Déjà le misérable se dirigeait vers la porte. Georges s'élança pour lui barrer le passage et lui dit :

« Un moment, monsieur, je vous prie ! Cette femme se nomme Lise Perrin. Je ne lui connais et ne veux pas lui connaître d'autre nom. Mais fût-elle Jeanne Fortier, elle est sous ma protection. Entrée ici librement, elle en sortira libre. Retirez-vous, madame. Retirez-vous sans crainte… »

Jeanne fit quelques pas en chancelant.

« Mais, s'écria Paul Harmant, c'est insensé ! c'est…

— Vous êtes chez moi, monsieur, et je n'admettrai aucun commentaire sur ma conduite. Lise Perrin ! Allez en paix ! »

L'évadée de Clermont se précipita sur la main de Georges, l'appuya contre ses lèvres avec une reconnaissance exaltée, puis s'élança dehors, Paul Harmant voulut faire un pas pour la suivre. Pour la seconde fois, Georges lui barra le passage.

« Vous veniez me parler d'affaires, je crois, lui dit-il.

— Pourquoi avez-vous laissé partir cette femme ?

— Est-ce que par hasard elle vous ferait peur ? »

Ces mots firent comprendre à Paul Harmant l'imprudence qu'il venait de commettre, en montrant contre Jeanne un acharnement que rien ne semblait justifier.

« Peur ! À moi ! balbutia-t-il.

— Je vous affirme que l'on pourrait le croire ! Si la pauvre femme est véritablement Jeanne Fortier, il faut pardonner une telle démarche à une mère, même criminelle ! Si, au contraire, elle n'est pas Jeanne Fortier, mais Lise Perrin, non seulement nous ne devons pas blâmer sa démarche, mais nous devons l'admirer. Elle prouve un grand cœur ! »

Le millionnaire avait eu le temps de reprendre son sang-froid.

« Vous avez raison, dit-il ; je n'ai pas été maître de ma colère, en ayant, ou, si vous le préférez, en croyant avoir devant moi la misérable qui a tué le père de Lucien Labroue, mon gendre futur. »

Pour changer le cours de l'entretien, Georges demanda :

« Comment Melle Mary se porte-t-elle ce matin ?

— Le mieux du monde.

— À bientôt le mariage, je suppose ?…

— Sans doute, mais pas aussi tôt que je l'aurais souhaité. Il me manque une pièce et je suis obligé de la demander à New York, ce qui d'ailleurs ne nous empêchera pas de signer le contrat aujourd'hui en quinze.

— Maintenant, causons de l'affaire qui vous amène ! »

VIII

Jeanne, en sortant de chez le jeune avocat, semblait de nouveau frappée de folie.

« Ce Paul Harmant m'a devinée, se disait-elle, tout en courant, et sans l'intervention de ce loyal jeune homme, il me livrait… Oh ! ce Paul Harmant, que va-t-il faire à présent ? Donner des indications à la police, qui bien vite découvrira ma retraite, et je serai prise !

« Que décider ? Quel parti prendre ? Je ne puis cependant pas abandonner ma fille, la laisser seule, malade et désespérée… Eh bien, je m'abandonne ! Je retourne auprès de ma fille. C'est là qu'on viendra m'arrêter. »

Jeanne trouva la convalescente un peu moins faible, et la malheureuse mère eut le courage de montrer à sa fille un visage souriant.

« Maman Lison, demanda la jeune fille, est-ce que vous avez pensé à voir M. Darier comme vous comptiez le faire ?

— Oui, et je l'ai vu ce matin même…

— Que vous a-t-il dit ?…

— Que ceux qui s'acharnaient à vous persécuter étaient de véritables monstres, mais que la loi ne punit pas les infâmes qui reprochent à une fille la honte de sa mère. »

Lucie sentit ses yeux se remplir de larmes.

« Ma mère… balbutia-t-elle. Elle est peut-être plus à plaindre que moi ! »

« J'ai eu tort de laisser voir que j'avais deviné Jeanne Fortier sous Lise Perrin, se disait-il. La faire arrêter eût été la pire des maladresses… Néanmoins, la présence de Jeanne Fortier à Paris est un danger permanent, il faut que ce danger disparaisse. »

Le millionnaire trouva Lucien Labroue auprès de Mary. Le jeune homme continuait à jouer consciencieusement le rôle imposé par Georges Castel. On se mit à table. Le déjeuner fut court. Lucien ne pouvait laisser longtemps l'usine sans surveillance. Paul Harmant, de son côté, ne tarda guère à quitter l'hôtel. Il sortit à pied et gagna la demeure d'Ovide Soliveau.

Au moment de sonner, sur le trottoir, de l'autre côté de la rue, il aperçut Ovide Soliveau. Il traversa la chaussée et rejoignit Ovide.

« Tiens ! tiens ! s'écria Soliveau en tendant la main à son prétendu cousin ! Par quel hasard dans ce quartier ?

— Nous avons à causer sérieusement, très sérieusement.

— Alors, dit le Dijonnais, allons dîner. Nous causerons ensuite, car j'ai une faim de loup. »

Les deux hommes entrèrent dans un restaurant voisin de la place Clichy et demandèrent un cabinet. Ovide commanda le menu et s'installa en face du millionnaire. Une fois le dîner servi, Paul Harmant dit à voix basse :

« J'ai peur que nous ne soyons perdus sans ressources… »

Ovide prit une physionomie consternée.

« Qu'est-ce que tu me chantes là ? s'écria-t-il.

— Voici la situation en quelques mots : Jeanne est à Paris, et elle a retrouvé sa fille !

— Pas possible !

— Cependant c'est vrai. Je me suis rencontré avec cette femme chez mon avocat Georges Darier !

— Elle t'a reconnu ? balbutia Soliveau tout pâle.

— Heureusement non, mais sa seule présence à Paris constitue le plus grand danger. Peut-être me reconnaîtra-t-elle un jour, et tu vois d'ici quel écroulement…

— Mais, du moment que Jeanne Fortier ne t'a point reconnu, tout péril est passé… Parole d'honneur, tu me fais de la peine ! Allons, allons, ne t'emballe pas, et compte sur moi. Jeanne Fortier est à Paris, tu en es sûr puisque tu l'as vue… Elle a changé de nom, bien entendu ?

— Elle se fait appeler Lise Perrin.

— Où demeure-t-elle ?

— Je l'ignore, mais on peut la trouver chez sa fille Lucie…

— Quel métier a-t-elle pris ?

— Celui de porteuse de pain.

— Eh bien, demain Jeanne Fortier ne te gênera plus.

— Que vas-tu faire ?

— Moi, rien du tout, mais tu vas écrire à M. le procureur de la République que la nommée Jeanne Fortier, évadée de la prison de Clermont, se balade à Paris sous le nom de Lise Perrin, et qu'on est certain de la trouver ou de trouver sa piste chez sa fille Lucie, quai Bourbon, numéro 9. Tu seras libre de ne pas signer.

— C'est impossible ! Je n'écrirai point cela ; on ne manquerait pas de m'attribuer l'arrestation de Jeanne.

— Qui donc ?

— Georges Darier. Je voulais la faire arrêter chez lui ; mais il la protège, et il s'est interposé entre elle et moi. »

Et il raconta ce que nos lecteurs connaissent déjà.

« Tu dois comprendre maintenant, poursuivit le millionnaire, que l'on ne peut opérer ainsi, sous peine de grave imprudence. Des soupçons naîtraient à coup sûr dans l'esprit de Georges. Déjà Lucien Labroue croit à l'innocence de Jeanne Fortier ; il doute de la mort de Jacques Garaud. L'avocat Georges Darier est du même avis. Le peintre Étienne Castel partage leur opinion. Pour eux tous, Jacques Garaud est vivant, et Jeanne Fortier subit la peine qu'il devrait subir… Une étincelle au milieu de ces ténèbres, et le passé s'éclaire ! Un mot imprudent et tout est perdu !

— Voyons, voyons, du calme ! dit Ovide. Rien n'est désespéré, mon très cher. Jeanne peut parler. Mais que dira-t-elle ? Elle peut te reconnaître, d'accord, mais tu sauras répondre : « Cette femme extravague ! Jacques Garaud est mort et bien mort. Je me nomme, moi, Paul Harmant ! et je peux en donner la preuve… »

— Eh ! tu as bien découvert que Paul Harmant était mort à Genève… Pourquoi d'autres ne le découvriraient-il pas ? Je te dis que le péril ne cessera de grandir, tant que Jeanne Fortier sera vivante…

— Tu veux donc qu'elle meure ? demanda Soliveau.

— Ce serait un salut.

— Réfléchis bien ! Si Georges Darier, si Lucie savent que tu as menacé Jeanne Fortier, l'idée ne leur viendra-t-elle point de t'attribuer sa fin tragique ?

— Oui, s'il s'agissait d'un meurtre…

— De quoi s'agit-il donc ?

— D'amener adroitement une mort accidentelle dont le hasard seul serait coupable ; à n'importe quel prix il faut éviter la catastrophe. Songe que ta fortune est attachée à la mienne. Ma ruine et ta ruine. Adieu tes rentes si je croule !

— Halte-là ! pas de bêtises !

— Risque donc alors le tout pour le tout. Veux-tu agir ?

— Il le faut bien.

— Surtout pas d'assassinat, ni couteau, ni revolver.

— Sois tranquille ! Un meurtre gentiment déguisé, un meurtre avec un faux nez qui lui donnera l'air d'un accident. »

Paul Harmant tira son portefeuille ; il y prit des billets de banque et les remit à son complice qui demanda :

« Avons-nous encore quelque chose à nous dire.

— Non…

— Dans ce cas, je rentre. J'ai besoin de combiner un plan. »

Ainsi qu'on vient de le voir, Ovide Soliveau se décidait à donner à plein collier dans les idées de Jacques Garaud. Il se disait que plus serait lourde la chaîne du crime qui les unissait, plus il serait facile de se faire payer à leur juste valeur les services rendus.

À trois heures du matin, Ovide sauta en bas du lit, alluma une bougie, endossa un vêtement usé, fané, panné, se mit du rouge brique sur les joues et du bistre autour des paupières, avachit d'un coup de crayon gras les coins de sa bouche, se coiffa d'une casquette plate, mit sous son bras un sac de toile d'assez grande dimension et prit un crochet de chiffonnier ; puis, ainsi déguisé, gagna l'île Saint-Louis où, faisant mine de fouiller le tas d'ordure avec la pointe de son crochet improvisé, il surveilla la maison du quai Bourbon portant le numéro 9.

Cinq heures sonnaient. La porte du numéro 9 s'ouvrit et la veuve de Pierre Fortier sortit de la maison. Ovide reconnut du premier coup d'œil le tablier traditionnel des porteuses de pain de Paris.

« Ce doit être elle », se dit-il.

Il la suivit, tout en inspectant les tas d'ordures placés sur son chemin. Jeanne arriva à la maison des Lebret juste au moment où Ovide tournait le coin de la rue Dauphine et du quai des Augustins. La boutique n'étant point encore ouverte, Jeanne entra dans une allée sombre et disparut.

« Voilà, se dit Soliveau, la boulangerie pour laquelle elle porte le pain. Mais est-elle bien la femme qui me préoccupe ? »

En ce moment la porte de la boutique s'ouvrait, et Jeanne venait aider la servante à enlever les volets. Deux porteuses de pain parurent en même temps.

« M'ame Perrin, dit l'une d'elles à Jeanne, nous allons au Rendez-vous des boulangers. C'est notre tournée ce matin.

— Allez, mes enfants, répondit Jeanne. Je vous suis. »

Ovide, qui s'était approché, avait entendu.

« M'ame Perrin, c'est bien elle », murmura-t-il…

Et au lieu d'attendre Jeanne Fortier, Ovide suivit les deux femmes, tout en enlevant sa blouse qu'il fourra dans son sac et pénétra chez le marchand de vin à son tour.

Le patron trônait au comptoir de la salle d'entrée, où se trouvait un cabinet prenant jour sur la grande salle par vitrage. De petits rideaux, jadis blancs, fermaient à demi ce vitrage dans lequel s'ouvrait un vasistas. Ovide fit servir sur le comptoir un verre de vin blanc qu'il but debout. Jeanne arriva et passa derrière lui pour pénétrer dans la grande salle. Dès qu'elle parut, elle fut entourée.

« Bonjour, maman Lison », disaient les uns.

— Bonjour, m'ame Perrin », disaient les autres. Jeanne Fortier était fort aimée, nous le savons, et Ovide put le constater en voyant la façon dont tout le monde l'accueillait. Il reprit son sac, son crochet, et retourna chiffonner dans les alentours de la boutique du boulanger Lebret. Jeanne commença sa tournée en remontant jusqu'à la rue Saint-André-des-Arts, distribuant du pain de maison en maison, et allégeant petit à petit sa voiture d'osier. Successivement elle passa dans toutes les rues qui se greffaient sur la rue Saint-André-des-Arts, rue Séguier, rue Gît-le-Cœur, puis elle desservit la place Saint-Michel, le quai Saint-Michel, les rues adjacentes, la place Maubert, et enfin l'île Saint-Louis. À huit heures et demie elle avait terminé et s'arrêtait en face de sa demeure. Ovide ne l'avait pas perdue un seul instant de vue.

« Voici sa dernière station, se dit-il, quand elle fut arrivée au quai Bourbon. Maintenant il faut baser mon plan sur l'itinéraire qu'elle a suivi et qu'elle doit suivre tous les jours. C'est au cours de ce trajet que se produira l'accident. »

IX

Le peintre Étienne Castel, qui, la veille, avait pris le train pour Dijon, se rendit à la préfecture de cette ville.

« Veuillez faire passer ma carte à M. le préfet, dit-il au concierge, et ajoutez que le secrétaire du ministre de l'Intérieur m'a chargé pour lui d'une lettre. »

Quelques instant après, l'artiste se trouvait en face du fonctionnaire, et lui remettait sa lettre d'introduction.

« Notre ami commun, le secrétaire de Son Excellence, me prie de me mettre à votre disposition, dit le préfet après avoir lu. Veuillez m'apprendre en quoi je puis vous être utile.

— Je voudrais avoir des renseignements précis sur une personne née à Dijon : le nommé Paul Harmant.

— Veuillez me donnez le nom et la date.

— Paul Harmant, né le 21 avril 1832 à Dijon, fils de Césaire Harmant, et de Désirée-Claire Soliveau, mécanicien.

— C'est à merveille. »

Le préfet frappa sur un timbre. Un huissier parut aussitôt.

« Ceci au procureur ou à son substitut, dit le fonctionnaire en lui donnant le papier sur lequel il venait d'écrire. Vous rapportez le casier judiciaire en question. »

L'huissier sortit.

« Vous aurez besoin, probablement, de renseignements plus détaillés que celui du casier judiciaire ? reprit le préfet.

— C'est cela, en effet, monsieur.

— Eh bien, j'ai sous la main la seule personne peut-être qui puisse vous les donner. C'est un vieil employé, doué d'une mémoire prodigieuse. Rien ne s'est passé à Dijon, depuis plus de cinquante ans, qu'il n'ait su et dont il ne se souvienne. »

Le préfet sonna de nouveau et dit au garçon de bureau :

« Envoyez-moi M. Rouget. »

Un instant après, le vieil employé entrait dans le cabinet.

« Monsieur Rouget, fit le préfet, je voudrais avoir de vous des renseignements sur un nommé Paul Harmant. »

Rouget consulta sa mémoire, puis il dit sans hésiter :

« Paul Harmant, si je ne me trompe, est né à Dijon en 1832. Sa mère était une Soliveau. Couturière, je crois ?

— C'est cela.

— Son père et sa mère sont morts à peu de distance l'un de l'autre. Sa mère la dernière, il y a vingt-quatre ans environ. Paul Harmant était fils unique. Ses parents le mirent à l'école de Châlons, d'où il sortit dans un bon rang. C'était un franc Bourguignon, la tête seulement un peu près du bonnet… Il partit à l'étranger.

— Où il est mort, n'est-ce pas ?

— Du tout, monsieur, du tout ! Il a fait fortune en devenant l'associé d'un grand industriel américain à New York. Ce sont les journaux qui m'ont appris cela. Dans ce moment il est à Paris où il a créé, paraît-il, une usine merveilleuse.

— Vous êtes certain que Paul Harmant de Paris est bien celui que vous avez connu ?

— Parfaitement certain, puisqu'il était le seul de son nom.

— N'avait-il point de famille à Dijon, ou ailleurs ?

— Un cousin, le neveu de sa mère Désirée Soliveau. »

Étienne Castel devint particulièrement attentif.

« Ovide Soliveau, un chenapan, monsieur, qui a été condamné par contumace à trois ans de prison pour vol, et qui, depuis, a dû aller au bagne. Voilà toute sa parenté. »

L'huissier rentra. Il apportait l'extrait du casier judiciaire de Paul Harmant. La feuille était blanche.

« Avez-vous d'autres questions à poser, monsieur, demanda le préfet à l'artiste, qui répondit :

— Non, monsieur. Je sais tout ce que je désirais savoir.

— Vous repartez immédiatement ?

— Pour Joigny, par le premier train. »

Après un échange de politesse, Étienne Castel sortit, reconduit par le préfet jusqu'au seuil de son cabinet.

« Il n'y a plus à en douter, se dit-il en regagnant l'hôtel où il était descendu. Paul Harmant n'est point Jacques Garaud. En imaginant cette identité, je commettrais une lourde erreur. Mais pourquoi cet acharnement contre la fille de Jeanne Fortier ? Comment s'est-il procuré ce procès-verbal de dépôt à l'hospice des Enfants-Trouvés ? De quel complice s'est-il servi ? De cet Ovide Soliveau, peut-être… »

Après un instant de réflexion, l'artiste ajouta :

« J'ai beau me déclarer convaincu. Tout en me disant que je n'ai plus à douter, je doute encore. Nous verrons. »

À Joigny, le hasard le conduisit à l'hôtel où, un mois auparavant, Ovide était descendu sous le pseudonyme du Baron de Reiss. Rejoignons Ovide. Après le déjeuner, le misérable refit le chemin qu'il avait parcouru en suivant Jeanne Fortier.

La rue Gît-le-Cœur se trouvait barrée. Le service municipal des eaux faisait opérer la réfection complète des conduites. En conséquence, une tranchée profonde avait été pratiquée sur toute la longueur de la voie. Les trottoirs seuls restaient libres. En suivant Jeanne Fortier, Ovide avait fait la remarque qu'elle s'était engagée avec son panier à roulettes sur le trottoir de droite de la rue Gît-le-Cœur, afin de faire dans cette rue sa distribution de pains. Ovide suivit le trottoir opposé à celui que Jeanne avait pris le matin.

Presque au milieu de la rue, il s'arrêta pour écouter chanter un peintre qui se trouvait sur un échafaudage mobile appuyé au mur de la maison qui lui faisait face. Ce peintre et deux de ses camarades blanchissaient la façade. Ils étaient à la hauteur du deuxième étage. Du haut en bas des logements semblaient vides, les fenêtres ouvertes laissant voir des ouvriers à l'intérieur.

Nos lecteurs ont vu souvent ces échafaudages suspendus par un assemblage de cordes et de poulies. Les ouvriers, sans se déranger, peuvent descendre et monter. Les cordes qui retenaient l'échafaudage par les crampons de fer fixés à chaque extrémité se trouvaient attachées aux barres d'appui de deux fenêtres du cinquième étage. Qu'une main criminelle ou maladroite détachât ces cordes, et l'échafaudage s'écroulerait.

Le peintre est naturellement jovial, travailleur et la confiance en autrui lui est aussi nécessaire que le manger et le boire…

Tout à coup, le peintre qui chantait regarda sa montre.

« Eh ! les coteries, dit-il, c'est l'heure d'aller casser une croûte ! »

Le lendemain matin, debout de bonne heure comme la veille, Soliveau se hâta de se rendre au point de rencontre de la rue Saint-André-des-Arts et de la rue Gît-le-Cœur. Bientôt il vit apparaître maman Lison. Il regarda sa montre. Elle indiquait six heures dix minutes. Ovide entra dans la rue Gît-le-Cœur, et vint rôder en face de la maison en réparation. Jeanne ne tarda guère à se montrer. Elle fit halte devant plusieurs maisons, puis vint passer sous l'échafaudage. Pour la seconde fois, le misérable consulta sa montre et vit qu'elle marquait six heures trente.

« Parfait ! murmura-t-il. Les peintres prennent leur travail à sept heures. Tout sera fini. »

Il rentra chez lui et regagna la rue Gît-le-Cœur à midi précis. Il arriva juste au moment où les peintres s'éloignaient pour aller prendre leur repas. Ovide tira de sa poche un portefeuille, roula un crayon entre ses doigts, et se donnant l'air de consulter des notes inscrites sur une page de son portefeuille, il franchit résolument le seuil de la maison. La concierge sortit de la loge.

« Vous devez vous tromper, monsieur, dit-elle, il n'y a personne dans la maison.

— Je le sais bien, je viens pour inspecter les travaux.

— Est-ce que vous êtes un commis de l'architecte ?

— Son toiseur-vérificateur, ma bonne dame.

— Je vous préviens que les ouvriers sont à déjeuner.

— Je viens exprès pendant leur absence, afin d'inspecter plus à mon aise. »

Et Ovide se remit à gravir les marches, et monta directement à l'étage où l'échafaudage avait ses attaches. Les cordes étaient passées sous les barres de fer servant d'appui et nouées solidement. Seules les cordes de rappel, glissant sur les poulies, se trouvaient fixées un peu à la légère.

De ce premier examen, il passa à celui de l'appartement. Toutes les clefs étaient sur les portes. Dans une chambre du quatrième étage, Il remarqua une alcôve fermée. Là, les peintures étaient terminées, les papiers collés, les planchers lavés. Les ouvriers n'avaient plus de travail à faire.

Rentré chez lui, il tira d'un paquet un costume complet de peintre en bâtiment dont il s'affubla et, vers cinq heures, il reprit le chemin de la rue Gît-le-Cœur. Après avoir dîné dans une crémerie des environs, il revint, ayant l'air de flâner, mais en réalité surveillant la sortie des peintres. À sept heures précises l'échafaudage se dégarnit et les ouvriers quittèrent la maison. Rapidement, Ovide traversa la rue, s'engouffra dans l'immeuble sans que la concierge fît même attention à lui, et grimpa au quatrième étage. Il franchit le seuil de la chambre où il avait remarqué une alcôve fermée, et se blottit au fond de cette alcôve, en se disant :

« Me voici au cœur de la place ! »

Étienne Castel avait couché à Joigny. Le lendemain, l'artiste se rendit au domicile particulier du maire.

« Si je me permets de vous déranger, monsieur, lui dit l'ex-tuteur de Georges Darier, c'est que j'attache une très grande importance à savoir quelle personne est venue à la mairie de Joigny y prendre la pièce que voici. »

En même temps, l'artiste mettait sous les yeux du maire le procès-verbal de dépôt aux Enfants-Assistés de Lucie Fortier.

« Comment cette pièce se trouve-t-elle entre vos mains, monsieur ? s'écria l'officier de l'état civil. C'est un acte authentique qui n'aurait jamais dû sortir de la mairie. C'est une copie qui devait être délivrée. Encore une fois, monsieur, comment cet acte se trouve-t-il entre vos mains ?

— D'une façon très indirecte : il m'a été confié et, comme on s'en est servi pour accomplir une infamie, je voudrais savoir à qui on l'a livré.

— Cet acte a certainement été dérobé. Je vais tâcher de savoir par qui. »

L'officier de l'état civil, en compagnie d'Étienne Castel, prit la direction de la mairie et se rendit auprès du secrétaire.

« Faites chercher immédiatement aux archives le registre de dépôt aux hospices où se trouve l'année 1862. »

L'employé sortit en toute hâte. Au bout de trois minutes, il reparut.

« Monsieur le maire, voici, dit-il.

— Cherchez au folio deux de l'année 1862. »

D'une main tremblante, le secrétaire feuilleta le volume.

« Où est le procès-verbal qui devrait se trouver annexé ici ? demanda le maire en touchant la page du registre.

— Mais, je ne sais, monsieur, balbutia le secrétaire.

— Comment. Il manque une pièce authentique, et vous ignorez où elle est ! Eh bien, la voilà monsieur ! ajouta le maire en mettant le procès-verbal sous les yeux du secrétaire stupéfait. Au lieu de donner copie on a livré l'original ! Montrez-moi le récépissé de cet acte.

— Je n'ai pas de récépissé. Pour que cette feuille soit sortie des archives à mon insu, il faut qu'on l'ait soustraite.

— Vous portez là, monsieur, une grave accusation contre les employés de la mairie !… C'est vous seul qui êtes chargé de délivrer les copies des procès-verbaux lorsqu'on les réclame ?

— Oui, monsieur. On peut en faire la demande au bureau, mais cette demande m'est transmise. »

Étienne Castel prit la parole.

« Il y a un mois environ que cette pièce est sortie d'ici.

— Duchemin était encore à son poste, dit le secrétaire, et c'est précisément à cette époque qu'il a payé ses dettes, à la suite de la rencontre d'un étranger.

— Je le crois capable de fort vilaines choses, dit le maire… Savez-vous comment se nommait l'étranger ?

— À l'hôtel, il se faisait appeler le baron de Reiss.

— Envoyez chercher le concierge de la mairie. »

Le concierge se présenta presque aussitôt.

« Binet, lui dit l'officier de l'état civil, c'est à vous qu'est confiée la clef des archives ?

— Oui, monsieur le maire.

— Vous souvenez-vous si l'employé Duchemin vous l'a demandée peu de temps avant son départ ?

— Parfaitement. Il me l'a demandée voici environ un mois. C'était un matin : il arriva à la mairie une heure plus tôt que de coutume. Il m'a dit qu'il avait des recherches à faire…

— Et il est resté longtemps possesseur de la clef ?

— Une demi-heure environ.

— Vous pouvez vous retirer, Binet.

— Quel était ce Duchemin, monsieur ? fit Étienne Castel.

— Un jeune employé fort intelligent, mais peu délicat. Certains faits graves, articulés contre lui, n'ont pas permis de le conserver à la mairie ; il est parti pour Paris, il y a une douzaine de jours, et cela ne lui a point porté bonheur, il se trouvait dans le train qui a été tamponné à Bois-le-Roi.

— Mort ! s'écria Étienne Castel.

— Blessé fort grièvement, dit le secrétaire.

— Je ne puis, vous le voyez, monsieur, vous donner d'autres renseignements ; mais pouvez-vous m'apprendre à quoi a servi la pièce dérobée par lui ?

— À commettre une infamie.

— Rien ne m'étonne point. L'argent dont Duchemin disposait avait servi à payer son vol. Je garde cette pièce et vais vous en faire délivrer une copie. »

Une demi-heure plus tard, Étienne sortait de la mairie, muni d'un double du procès-verbal dûment légalisé, et à six heures et demie arrivait à Bois-le-Roi où il apprenait du chef de gare lui-même que Duchemin, presque guéri, avait touché 5000 francs et qu'il devait être encore à l'hôtel Au Rendez-vous des Chasseurs.

Étienne Castel se dirigea vers l'endroit désigné. Une servante accourut. C'était Madeleine.

« Monsieur désire ? demanda-t-elle.

— C'est ici que loge M. Duchemin, blessé dans l'accident ?

— C'est ici. Il est parti hier soir pour Paris.

— Avez-vous son adresse à Paris ?

— Non, monsieur ; on pourra la lui demander. Il doit revenir passer un dimanche avec Melle Amanda.

— Qui ça, Melle Amanda ?

— Une jeune dame très jolie qui, sachant qu'il était blessé, est venue le voir. Ça doit être une bonne amie. Elle a passé une douzaine de jours chez nous avec un monsieur d'un certain âge, qui me faisait l'effet d'être son protecteur, le baron de Reiss. »

Étienne tressaillit.

« Le baron de Reiss ? s'écria-t-il, pouvant à peine en croire ses oreilles. Et il connaissait sans doute M. Duchemin ?

— Je ne crois pas, Melle Amanda a eu bien soin d'attendre que le baron soit parti pour venir voir M. Duchemin.

— Savez-vous l'adresse de M. de Reiss ?

— Non, monsieur. Mais la patronne va vous répondre, ajouta la servante en montrant la propriétaire qui entrait.

— Qu'y a-t-il donc ? demanda la maîtresse d'hôtel.

— Figurez-vous que je suis très lié avec M. de Reiss, répondit Étienne. Nous nous sommes connus en Allemagne. Votre servante a par hasard prononcé son nom devant moi et je lui demandais son adresse, car je serais heureux d'aller lui serrer la main. »

L'hôtelière prit un registre, le consulta et dit :

« M. de Reiss demeure à Paris, rue de Vintimille, numéro 19. »

L'artiste avait hâte maintenant de rentrer à Paris. En descendant du train il se fit conduire rue Vintimille. Le baron de Reiss était absolument inconnu au 19, de même qu'au 17 et au 21. Quel pouvait être cet homme, portant à coup sûr un faux nom, qui avait payé les dettes de Duchemin ? C'était à lui, Étienne Castel n'en doutait pas, que Duchemin avait livré la pièce volée. Or, le pseudo-baron n'avait acheté cette pièce que pour la donner ou pour la vendre à Paul Harmant, cela ne pouvait se discuter. Mais Duchemin, Melle Amanda et le baron de Reiss étaient introuvables.

« Belle expédition ! murmura Étienne en retournant chez lui. Je peux me vanter de rentrer bredouille. »

Nous avons vu Ovide Soliveau se glisser furtivement dans la maison de la rue Gît-le-Cœur et s'enfermer au fond d'une alcôve du quatrième étage. Dès qu'une clarté pâle et grise remplaça les ténèbres, Ovide sortit de son alcôve, s'approcha d'une croisée et inspecta les maisons d'en face. Les volets de toutes étaient clos. Personne ne circulait dans la rue silencieuse.

Il avança le bras et tira à demi les persiennes des fenêtres où passaient les cordes suspendant l'échafaudage mobile. De cette façon, il lui devenait possible de voir dans la rue et de travailler à son aise à l'œuvre de mort.

Les cordes roulant dans les poulies de l'échafaudage étaient attachées simplement aux barres d'appui des fenêtres ; il était nécessaire qu'elles fussent lâchées ensemble. L'échafaudage alors s'abattrait tout à plat sur le trottoir, Donc, il importait que les deux cordes soutenant l'échafaudage à chaque bout fussent réunies par une seule, facile à détacher et qui permettrait la descente directe et foudroyante de l'échafaudage.

Il commença par dénouer l'attache de droite et alla en fixer l'extrémité à la barre d'appui de la fenêtre de gauche. Cela fait, il opéra un travail exactement semblable, mais en sens inverse, pour l'attache de gauche. Le misérable tira de sa poche une ficelle de fouet fort solide, et noua les deux cordes au point central de la croix qu'elles formaient en passant l'une sur l'autre, en serrant avec énergie. Les cordes en se tendant ne pouvaient glisser dans ce lien solide. Alors il alla défaire à droite et à gauche les nœuds fixant les cordes croisées.

La première corde fut détachée. L'échafaudage céda du côté droit, mais de quelques centimètres seulement. Ovide bondit jusqu'au second nœud et le détacha, en retenant fortement la corde afin d'éviter toute secousse. Le lien de ficelle ne bougea pas. Soliveau lâcha la corde qui, tendue par le poids, se raidit aussitôt.

Tirant alors de sa poche un couteau, il s'accroupit entre les persiennes à demi fermées et jeta un coup d'œil vers le bout de la rue par laquelle la porteuse de pain devait arriver d'un moment à l'autre.

Malgré lui, une sorte de tremblement nerveux l'agita. Jeanne venait d'apparaître, poussant son chariot chargé de pain, et elle s'engageait sur le trottoir où l'attendait la mort.

« La voilà se dit-il, il s'agit de ne pas manquer mon coup… »

Et les yeux rivés sur Jeanne, il la suivit dans sa marche lente. Elle avançait petit à petit, s'arrêtant de maison en maison, distribuant son pain. Quelques piétons commençaient à la croiser ou à la dépasser. C'étaient des ouvriers allant à leur travail.

« Saperlipopette ! pensa Soliveau avec une certaine terreur, il pourrait bien se faire qu'il y ait du monde en même temps qu'elle sous l'échafaudage… Ah ! bah ! tant pis ! »

Jeanne avançait toujours. Elle n'était plus qu'à dix pas de la maison lorsqu'elle s'arrêta et demeura pendant deux minutes hors de vue. Puis elle reparut et se remit à pousser son panier. Un jeune garçon de quinze ans environ, un véritable gamin de Paris, marchait devant elle en sifflotant.

Le jeune garçon et la porteuse de pain n'étaient plus qu'à un pas de l'échafaudage. Ovide allongea le bras, et d'un coup de couteau trancha la ficelle qui retenait les deux cordes. Alors un bruit effrayant se fit entendre. Une clameur s'éleva, puis un craquement sinistre. Ovide s'élança hors de l'appartement et descendit l'escalier comme une avalanche.

L'échafaudage venait de s'abattre sur le trottoir, broyant le jeune homme qui marchait devant Jeanne. Celle-ci était étendue un peu en arrière, évanouie, le visage couvert de sang, mais vivante. Le chariot d'osier rempli de pain qu'elle poussait venait de la sauver. L'échafaudage ayant rencontré ce chariot dans sa chute, laissait un vide entre son plancher et le trottoir, et s'appuyait par une de ses extrémités sur le panier roulant, écrasé à demi. En entendant le sifflement des cordes, Jeanne avait levé la tête, et, comprenant le péril, s'était jetée à la renverse.

La blessure de son front provenait d'un éclat de bois. Cette blessure, et surtout l'épouvante, avaient déterminé son évanouissement.

Malgré l'heure matinale, il y eut bientôt foule sur le théâtre du sinistre. Ovide se faufila comme un reptile, vit l'enfant écrasé et Jeanne dont le pâle visage disparaissait sous un masque de sang. Peu lui importait le reste. Et il regagna sa demeure au pas de course.

Des sergents de ville venaient d'arriver, et l'un d'eux courait chercher le commissaire. Questionnée par le commissaire, elle répondit qu'elle ne savait rien. Elle était à cent lieues de croire qu'on avait voulu attenter à sa vie. Comme on le pense bien, elle arriva fort en retard au quai Bourbon.

Jeanne monta près de Lucie. En apercevant maman Lison un bandeau sur le front, la pauvre enfant devint blanche comme un linge. La veuve de Pierre Fortier lui tendit les bras. Lucie, tremblante, s'y laissa tomber.

« Mon Dieu ! balbutia-t-elle, que s'est-il donc passé ?

— Ah ! mon enfant, j'ai été bien près de mourir… »

La porteuse de pain fit alors le récit de ce qui lui était arrivé.

« Pauvre maman Lison ! fit Lucie en l'embrassant de nouveau. Qu'est-ce que je serais devenue, moi, sans vous ? N'ayant plus personne pour m'aimer, aurais-je pu vivre ? »

X

En rentrant chez lui, Étienne Castel apprit que Georges Darier, était venu s'informer de lui chaque jour. L'artiste se rendit chez lui immédiatement après son déjeuner.

« Ah ! mon tuteur ! s'écria Georges, enfin vous voilà ! J'étais si inquiet ! Votre valet de chambre prenait en me parlant des attitudes de sphinx. Mais franchement vous auriez dû l'autoriser à m'apprendre que vous étiez en voyage.

— J'étais en voyage d'affaires, et tu me vois revenir fort déconfit, car ce n'est point pour mes affaires personnelles que je courais le monde. Il s'agissait de Lucien Labroue, de Jeanne Fortier, de Lucie Fortier et de Paul Harmant.

— Il s'agissait de Jeanne Fortier ! répéta Georges. C'est pour vous parler d'elle que je suis allé chez vous.

— Aurais-tu découvert quelque chose à son sujet ?

— J'ai vu Jeanne Fortier elle-même. »

Georges raconta à son ex-tuteur la visite de la porteuse de pain venant lui apporter les papiers perdus trouvés par elle, et lui demander conseil au sujet des agissements de Paul Harmant et de Mary contre la pauvre Lucie… Comment elle savait que Lucie était sa fille et comment Paul Harmant l'avait reconnue…

« Jeanne Fortier a-t-elle reconnu Paul Harmant ? interrogea Étienne Castel qui l'avait écouté attentivement.

— Elle ne pouvait le reconnaître. C'était la première fois qu'elle le voyait… »

L'artiste prit son front dans ses mains.

« Décidément, murmura-t-il, mes soupçons s'égaraient…

— Que croyiez-vous donc ?

— Que Paul Harmant était Jacques Garaud, l'assassin de Jules Labroue, tout simplement.

— Lui, Jacques Garaud ! Lui, l'assassin de Jules Labroue ! répéta Georges. Mais qui vous faisait supposer cela ?

— Tout et rien, répondit Étienne Castel. Aujourd'hui mes preuves s'en vont en fumée ! De mes recherches même il résulte que Paul Harmant est bien son nom ; il me faut reconnaître que tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour sa fille…

— Mais, reprit Georges Darier, qui donc lui a fourni cette pièce authentique dont il s'est servi contre Lucie ?

— Ici, pour moi, tout s'embrouille. »

Il raconta ses démarches à Joigny et à Bois-le-Roi.

« Enfin, quel intérêt avez-vous à vous donner tant de mal pour éclaircir ces points obscurs d'une histoire qui ne vous touche en rien ? » demanda Georges après l'avoir écouté.

Étienne Castel regarda son pupille d'une façon singulière et reprit au bout d'un instant :

« Ne pensons plus à cela. Je croyais tenir une preuve : elle m'échappe, tout est fini.

— Vous renoncez à ce que vous aviez entrepris ?

— Il le faut bien. »

En répondant ainsi, Étienne déguisait la vérité. Lorsqu'il quitta Georges, une préoccupation unique hantait son esprit : trouver le baron de Reiss.

Complètement guéri, et lesté des cinq mille francs d'indemnité, Duchemin s'était rendu rue des Dames, aux Batignolles, où l'attendait Amanda.

Ni Duchemin, ni la jeune fille n'oubliaient les projets de vengeance qu'ils nourrissaient tous deux contre Ovide Soliveau. Duchemin comprenait à quel point le compromettait le vol commis par lui dans les archives de la mairie. Son rêve était de rentrer en possession du procès-verbal de dépôt à l'hospice des Enfants-Trouvés, et des billets faux souscrits par lui. Amanda souhaitait reconquérir l'étrange reconnaissance signée par elle à Mme Delion, la marchande de modes de Joigny.

De plus la jeune femme était vindicative. Ovide avait risqué de l'empoisonner, de plus il avait barre sur elle et pouvait la perdre de l'arrivée de Duchemin à Paris, elle aborda la question qui l'intéressait.

« Es-tu prêt à agir contre notre ennemi commun ? »

Raoul répondit d'une façon affirmative.

« Je suis sûre que le nommé Ovide Soliveau est en rapport avec le père de Mary Harmant. La preuve, c'est qu'il a livré au constructeur de Courbevoie l'acte que tu lui as remis. C'est donc à Courbevoie, aux environs de l'usine, ou à Paris, près de l'hôtel et la rue Murillo, qu'il faut se mettre en embuscade. Un jour ou l'autre Ovide ira chez son complice. Consacre donc tes journées entières au métier de guetteur. Au moment où Soliveau sortira de chez Paul Harmant, tu n'auras qu'à le suivre. En admettant que Paul Harmant ne le reçoive pas chez lui, il va certainement le trouver. Attache-toi donc aussi aux pas du millionnaire, sache où il va… »

Amanda ouvrit un meuble et poursuivit :

« Il y a là mes économies. Elles proviennent du baron de Reiss. Je t'autorise à puiser à même.

— Je vais mêler ma fortune à la tienne. »

Et Duchemin plaça les cinq mille francs de son indemnité dans le tiroir du meuble. Le lendemain, après avoir coupé ses favoris et ses moustaches, ce qui devait empêcher Soliveau de le reconnaître, Raoul Duchemin prit une voiture et alla à Courbevoie à l'endroit du quai où se trouvait l'usine de Paul Harmant. Il examina la façade et les deux portes.

« Personne ne peut entrer ou sortir sans être vu par moi, se dit-il. Je n'aurai qu'à avoir l'œil au guet. »

Il rejoignit sa voiture qui l'attendait à quelques pas.

« J'attends quelqu'un, dit-il au cocher, je vous garde. »

Le cocher était un vieux roublard.

« Est-ce que nous aurions à filer quelqu'un, mon bourgeois ? demanda-t-il en clignant de l'œil.

— Eh bien, oui.

— Alors je vas au mastroquet à côté de l'usine ; et j'entrerai casser le cou à une andouillette. C'est là que vous me trouverez. »

Raoul Duchemin rentra rue des Dames le soir, sans avoir aperçu Ovide. C'était le lendemain de ce jour que Soliveau devait tenter d'écraser Jeanne Fortier.

Le soir de ce même jour, Paul Harmant n'était point sorti de l'usine à son heure accoutumée. Duchemin continuait à monter sa faction quotidienne avec une patience diabolique. Tout à coup une voiture vint s'arrêter en face de la porte de l'usine. Un homme en descendit, Raoul étouffa un cri de surprise. C'était Ovide Soliveau, baron de Reiss, venant de rendre compte à Paul Harmant de ce que nos lecteurs connaissent. Dans la journée, il lui avait envoyé une dépêche le priant de l'attendre à sept heures et demie du soir. Paul Harmant frissonna d'épouvante en écoutant le récit du crime commis par son complice. L'écrasement du jeune garçon qui avait été victime en même temps que Jeanne lui semblait surtout horrible, et il ne le cacha point.

« C'est fâcheux, je le sais bien, répliqua Soliveau. Mais il fallait aller jusqu'au bout…

— Es-tu sûr au moins que Jeanne est vraiment morte ?

— Comment ne serait-elle pas morte après avoir reçu sur la tête un échafaudage pesant cinq ou six cents kilos ? Je l'ai vue comme je te vois, étendue morte sur le sol, le front entrouvert. N'y pensons plus et parlons affaires…

— De quelles affaires ?

— Mais, parbleu ! des nôtres, des miennes, puisque c'est tout un. Je me suis conduit avec toi en ami, en ami véritable, ne me ménageant point ; mais après ce que j'ai fait ce matin, j'arrête les frais. J'en ai assez. Je veux quitter Paris.

— Tu as peur ?

— Pas précisément. Mais enfin on ne sait ce qui peut arriver.

— Il me semble que si tout s'est passé comme tu viens de me le raconter, tu ne cours aucun risque.

— C'est mon opinion. Mais je ne dormirais sur mes deux oreilles que dans un autre pays que le mien.

— Où iras-tu ?

— Je retournerai en Amérique. C'est un pays qui me plaît. Je compte me rendre à Buenos Aires.

— Eh bien, je continuerai là-bas la rente que je te sers ici.

— Pas de ça, Lisette ! D'abord elle est maigrelette, la rente ! Et puis, supposons que tu dévisses ton billard. Qui est-ce qui me la servirait, cette rente ?

— Si le capital se trouvait entre tes mains, tu le gaspillerais en quelques mois, peut-être en quelques jours…

— Grand merci de ta sollicitude à mon égard ! N'empêche que je préfère un capital à une rente.

— Quelle somme exiges-tu de moi ?

— Je vais te dire tout de suite mon premier et mon dernier mot. Inutile de marchander. Je veux cinq cent mille francs.

— Tu les auras.

— On n'est pas plus gracieux ! Eh bien, je m'embarquerai au Havre de samedi en huit. Nous dînerons ensemble jeudi prochain, une dernière fois, et tu me donneras la somme. »

Les deux hommes quittèrent l'usine. Ovide aperçut un véhicule. Il l'arrêta. « Au Palais-Royal », dit-il.

En voyant Ovide se diriger vers le fiacre, Duchemin, aux aguets, redoubla d'attention. D'une main légère, il frappa deux ou trois petits coups contre la vitre, et le cocher qui n'attendait que ce signal poussa son cheval en avant. Au bruit de la voiture se mettant en marche, Ovide qui montait dans son fiacre se retourna, mais aucun soupçon ne traversa son esprit.

Néanmoins, quand la voiture eut parcouru un espace de cinquante mètres, il regarda par le petit carreau percé à l'arrière de la caisse. Il aperçut encore le fiacre dont les lanternes rouges, remarquées par lui, le guidaient. Il fronça le sourcil. Et, baissant la glace qui se trouvait entre lui et le siège du cocher, il dit :

« Quittez l'avenue. Prenez à gauche et gagnez les Ternes.

— Pourquoi ? demanda le grand industriel.

— Je t'expliquerai cela tout à l'heure. »

Le cocher avait obéi et, par une rue latérale, il se dirigeait vers la barrière des Ternes. Ovide mit de nouveau son œil à son observatoire. Le fiacre était toujours à vingt pas en arrière, conservant sa distance.

« Ah ! la gueuse ! dit Soliveau les dents serrées.

— Mais enfin, qu'y a-t-il donc ? murmura Paul Harmant.

— Il y a qu'on nous file ! Voilà ce qu'il y a ! »

Le millionnaire devint livide.

« Oh ! rassure-toi ! Tu n'es pour rien là-dedans. C'est moi seul qu'on suit, et je sais qui me suit ainsi. C'est une femme.

— Qu'est-ce que cela signifie ?

— Ça signifie que la nommée Amanda Régamy, à qui j'ai brûlé la politesse à Bois-le-Roi, s'est mis dans la cervelle de savoir où je demeure et qui est au juste le baron de Reiss. Mais ce n'est pas encore aujourd'hui qu'elle connaîtra le gîte de ce brave Ovide Soliveau ! »

Tout en parlant, Soliveau examinait avec la plus grande attention la toilette de son compagnon de route. Paul Harmant portait un pardessus de demi-saison, de couleur claire, et un chapeau de soie à haute forme. Ovide, au contraire, était revêtu d'un paletot foncé et coiffé d'un petit chapeau de feutre rond. Nous savons déjà que les deux hommes avaient à très peu de choses près la même taille.

« Faisons un échange, dit Soliveau au millionnaire. Donne-moi ton chapeau et ton pardessus et prends les miens. »

L'échange de vêtements et de coiffure fut opéré.

Le Dijonnais, baissant la glace de devant, jeta ces mots :

« Allez directement place de l'Opéra. Vous vous arrêterez en face du café du Grand Hôtel. Toi, poursuivit Ovide en s'adressant à Paul Harmant, tu mettras pied à terre. Amanda te prendra pour moi, et trompée par le costume elle te suivra. Pendant ce temps, j'irai commander notre dîner chez Brébant.

— Mais que ferai-je lorsque je serai descendu ?

— Vas au café, pour qu'elle s'aperçoive de l'erreur. Puis, lorsque la voiture d'Amanda aura tourné bride, tu viendras me rejoindre.

— C'est convenu. »

Un quart d'heure plus tard, les deux fiacres arrivaient place de l'Opéra. Les choses se passèrent alors de la façon prévue par Ovide. Duchemin, lorsqu'il vit descendre Paul Harmant, vêtu du paletot sombre et coiffé du petit chapeau rond, le prit pour le baron de Reiss.

« Ne bougez pas de là, dit-il à son cocher, l'autre peut partir : c'est celui-là seulement qui m'intéresse. »

Le fiacre d'Ovide s'éloignait déjà rapidement. Jacques Garaud alla s'installer à une table placée sous les globes de cristal d'une gerbe de becs de gaz. Il faisait face à la place de l'Opéra, par conséquent à Raoul Duchemin. Ce dernier ne put contenir une exclamation de colère.

« Ces gens-là se sont aperçus qu'on les suivait, murmura-t-il, et ils ont changé de costume. »

Pendant quelques secondes il s'absorba dans l'amertume de sa déception, puis il donna l'ordre au cocher de le reconduire rue des Dames, où Amanda l'attendait avec impatience.

Duchemin raconta sa mésaventure. Malgré l'insuccès complet de son associé, la jeune femme ne put s'empêcher de rire.

« Tu trouves ça drôle, fit Raoul, furieux.

— Ma foi, oui. C'est exaspérant, mais c'est drôle… Le gredin a toutes les ruses. Il s'agit d'être aussi rusé que lui. »

Duchemin fit un geste de colère.

« Dès demain, je recommencerai à épier, dit-il.

— Ça ne servirait à rien. Demain, c'est dimanche, et ils ne se verront pas… Si nous allions à Bois-le-Roi ?

— Je ne demande pas mieux. »

Paul Harmant avait rejoint son complice chez Brébant, dans un cabinet. Vers minuit, ils se séparèrent. Le Dijonnais ne laissait pas d'éprouver une vague inquiétude.

« Il ne me sera pas bien difficile de déjouer les plans d'Amanda jusqu'à mon départ, se disait-il, mais je crois que ce départ est vraiment une chose sage. À Buenos Aires, avec cinq cent mille francs, je vivrai d'une façon confortable. Décidément, je fais bien de prendre ma retraite. Ça me promet une vieillesse… »

Le lendemain, Ovide jeta un coup d'œil sur les journaux, et y lut un récit de l'accident arrivé rue Gît-le-Cœur.

Le reporter affirmait qu'outre le jeune garçon une porteuse de pain avait été broyée littéralement. Ovide sourit :

« Le cousin Harmant, se dit-il, verra que cette fois la besogne était bien faite. »

XI

Raoul Duchemin et Melle Amanda étaient dès le matin partis pour Bois-le-Roi. Étienne Castel voyageait par le même train et se dirigeait lentement vers l'hôtel du Rendez-vous des Chasseurs, sans se douter que le couple qu'il cherchait marchait à quelques pas devant lui.

Rien ne le pressait d'arriver. Il fit un tour pendant qu'Amanda et Raoul descendaient directement à l'hôtel.

Une demi-heure plus tard les jeunes gens s'installaient dans un cabinet du premier étage. Madeleine était chargée de les servir. À ce moment précis, Étienne Castel franchissait le seuil de la grande salle. L'hôtelière alla à sa rencontre.

« Vous voilà donc revenu chez nous, monsieur ? lui dit-elle.

— Oui, madame ; je viens vous demander à déjeuner.

— Eh bien, avez-vous trouvé M. Le baron de Reiss ? »

Étienne Castel répondit, en regardant son interlocutrice :

« Mais, sans doute. Et vous, madame, ajouta-t-il, avez-vous entendu parler de M. Raoul Duchemin ?

— Vous connaissez donc M. Duchemin ?

— Non, madame, mais j'ai des raisons pour désirer beaucoup le voir et comme votre servante m'a dit qu'un de ces dimanches il devait venir passer la journée ici, je suis venu de mon côté, à tout hasard, dans l'espoir de me rencontrer avec lui.

— Alors, monsieur, vous avez de la chance ! Il déjeune ici en ce moment, avec une personne de sa connaissance.

— Melle Amanda, sans doute !

— Précisément : une charmante demoiselle. Si vous le voulez, monsieur, je les préviendrai qu'il y a là quelqu'un fort désireux de voir M. Duchemin ?

— Pas en ce moment, madame. Laissez déjeuner ces jeunes gens. Quand ils auront fini, je vous prierai de vouloir bien leur apprendre ma présence, mais seulement alors. »

L'artiste commanda le menu de son déjeuner et se mit à manger. Une demi-heure plus tard, Madeleine fut obligée de venir au comptoir où la maîtresse de l'hôtel lui posa cette question :

« M. Duchemin a-t-il fini de déjeuner ?

— Oui, madame. Je vais servir le café dans le cabinet.

— Ah ! bien, prévenez-le qu'il y a ici, dans la grande salle, une personne, un monsieur qui désirerait lui parler. »

Madeleine sortit faire la commission. Les deux jeunes gens se regardèrent mais Amanda prit résolument son parti.

« Priez ce monsieur de venir », dit-elle. La servante redescendit.

« Mais sapristi ! poursuivit la jeune femme en s'adressant à Raoul, montre donc que tu es un homme. Te voilà pâle comme si une demi-douzaine de gendarmes venaient t'arrêter ! »

Étienne Castel, conduit par Madeleine, parut sur le seuil. La servante se retira et referma la porte. L'artiste salua.

« Vous voudrez bien, madame et monsieur, m'excuser, commença le nouveau venu, mais j'ai besoin d'avoir avec M. Duchemin quelques minutes de conversation.

— On m'a prévenu, monsieur, bégaya Raoul, et je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici. Vous pouvez parler devant mademoiselle ; je n'ai pas de secrets pour elle. »

L'artiste s'inclina. Il s'assit et dit :

« Ma présence semble vous troubler, monsieur. Il n'y a pour cela aucune raison. Ne voyez point en moi un ennemi, mais au contraire un homme prêt à vous tendre la main, si vous aviez besoin d'un appui. Je me nomme Étienne Castel, je suis peintre et j'habite la rue d'Assas. Maintenant je dois vous apprendre qu'on m'a dit à Joigny que vous aviez été blessé dans un accident de chemin de fer, et que vous vous trouviez en traitement à Bois-le-Roi.

— Ah ! fit Raoul, c'est à Joigny que vous avez su…

— Oui, mon cher monsieur, par le secrétaire de la mairie. »

Duchemin devint livide.

« Je vais maintenant vous apprendre le motif qui me conduisait à la mairie de Joigny, d'où, paraît-il, vous êtes pour cause de démission forcée. Est-ce vrai ?

— Hélas ! oui, monsieur, c'est vrai.

— Mon but était de découvrir à qui avait été délivré le procès-verbal du dépôt d'un enfant à l'hospice des Enfants-Trouvés. »

Duchemin sentit une sueur glacée mouiller ses cheveux.

« Je vous ai déjà dit de rester calme. Veuillez donc m'écouter sans vous troubler ainsi. Lorsque je présentai à M. le maire le procès-verbal dont il s'agit, il parut stupéfait. Une enquête fut ouverte et de cette enquête résulta la preuve que la pièce avait été dérobée.

— Mais alors je suis perdu ! s'écria Duchemin malgré lui.

— J'essaierai de vous sauver si vous me répondez. Ce procès-verbal, c'est bien vous qui l'avez retiré des archives ?

— Oui, monsieur, c'est bien moi.

— Vous l'avez vendu ?

— Vendu, non. J'ai livré en échange de services rendus.

— C'est la même chose, puisque le service dont vous parlez était un service d'argent. En l'absence de tout récépissé, nous n'avons pu découvrir à qui l'acte avait été remis. Cela, j'ai besoin de le savoir. Le tentateur n'était-il point un certain baron de Reiss ?

— Oui, monsieur.

— Connaissez-vous depuis longtemps cet homme ?

— Je ne l'avais jamais vu.

— Vous commettiez un délit, qui est un crime, sur le compte d'un quidam, que vous n'aviez jamais vu !

— Eh, monsieur, il me sauvait de la cour d'assises.

— Dites plutôt qu'il vous y conduisait !

— Voici de quelle façon les choses se sont passées. »

Duchemin narra par le menu comment il avait fait la connaissance d'Arnold de Reiss, à Joigny, et ce que lui avait raconté le baron pour obtenir de lui la remise du procès-verbal.

« Cet homme avait des renseignements précis !” fit l'artiste. D'où lui venaient-ils ? C'est ce que nous découvrirons plus tard. Il s'agit maintenant de mettre la main sur le baron de Reiss. Ne savez-vous point son adresse, vous, madame ? ajouta l'ex-tuteur de Georges en s'adressant à Melle Amanda.

— Et pourquoi la saurais-je, monsieur ?

— Par l'excellente raison que vous avez passé huit jours ici en tête-à-tête avec lui. »

Amanda rougit jusqu'au blanc des yeux.

« Voyons, reprit Étienne, il faut parler franc. Je vous ai dit que j'étais un ami. Je pourrais devenir un ennemi. Le maire de Joigny a écrit au procureur de la République de Paris. On va vous chercher, monsieur Duchemin. Vous serez soumis à un interrogatoire et vos réponses nous apprendront ce que nous voulons savoir. Si, au contraire vous ne me cachez rien, j'userai de toute mon influence pour qu'aucune poursuite ne soit dirigée contre vous.

— Eh ! monsieur, dit Amanda, nous ne connaissons ni l'un ni l'autre l'adresse du baron de Reiss. Nous donnerions tout au monde pour la savoir ; mais cet homme nous a glissé dans les mains.

— Vous le cherchiez donc ? Dans quel dessein ?

— Dans le dessein de lui arracher les papiers qui nous compromettent, madame et moi, répondit Raoul à son tour. Hier, je le suivais, je croyais le tenir : il m'a échappé. »

Et Duchemin raconta sa mésaventure de la veille.

« Ainsi, s'écria l'artiste, ce personnage insaisissable allait chez Paul Harmant.

— Oui, monsieur.

— Et c'est pour lui qu'il a exigé la remise de l'acte enlevé aux archives de Joigny, ajouta Melle Amanda ; c'est pour son compte qu'il a voulu tuer Lucie…

— Tuer Lucie ! s'écria Étienne stupéfait. Que dites-vous ?

— La vérité.

— Vous avez des preuves de cela ?

— Eh ! monsieur, si j'avais des preuves matérielles, je ne craindrais rien et je pourrais me venger… Il a voulu m'assassiner aussi, moi, sachant que je soupçonnais son crime. Cet homme ne se nomme pas le baron de Reiss ; il se nomme Ovide Soliveau.

— Ovide Soliveau ! répéta l'artiste. Le cousin de Paul Harmant, ou plutôt de celui qui se fait appeler ainsi, car l'industriel est Jacques Garaud, cette fois je n'en démordrai pas ! »

Après un silence, Étienne Castel, s'adressant à Melle Amanda, reprit :

« Voulez-vous me dire ce que vous savez de cet homme ?

— Oui, si vous me faites la promesse de nous aider dans notre vengeance, répliqua l'essayeuse.

— Comptez sur moi, puisque nos intérêts sont les mêmes.

— Et il n'arrivera rien à Raoul ?

— Si les poursuites sont commencées, je les arrêterai dès demain. »

Et la jeune femme commença le récit de sa liaison, détaillant ce qu'elle avait vu, entendu, soupçonné.

« Vous aviez raison, dit Étienne, cet homme est bien le meurtrier de Lucie, et il agissait pour le compte de Paul Harmant, cela saute aux yeux. Mais il faut avoir dans les mains de quoi écraser les deux misérables ! Je puis disposer de vous, monsieur Duchemin ?

— D'une façon absolue, oui, monsieur.

— Eh bien, continuez à surveiller Paul Harmant. Lorsque vous saurez où demeure Ovide Soliveau, je vous dirai ce qu'il faudra faire. »

L'essayeuse intervint.

« Ne connaissez-vous donc pas Paul Harmant ?

— Je le connais. Je vais chez lui ; il est venu chez moi…

— Ne pourriez-vous alors agir de votre côté ?

— Non, car un mot maladroit, une démarche imprudente lui donneraient l'éveil. La chasse que M. Duchemin a donnée hier à lui et à Soliveau a dû leur mettre déjà la puce à l'oreille. Si ces hommes méditent un nouveau crime, il faut que nous puissions les empêcher de l'accomplir. »

En disant ce qui précède, Étienne pensait à Jeanne Fortier. Puis il se tourna vers Raoul :

« Avez-vous besoin d'argent ?

— J'ai quelques économies, interrompit Melle Amanda, elles seront employées jusqu'au dernier sou à l'œuvre commune.

— Mon offre n'en subsiste pas moins ; veuillez vous en souvenir au besoin. Voici ma carte. Où demeurez-vous ?

— Rue des Dames, no 28, répondit l'essayeuse.

— Dès que vous aurez des nouvelles, prévenez-moi.

— Je n'y manquerai pas. »

Étienne se leva, en ajoutant :

« M. Duchemin, comptez sur ma promesse. Aucune poursuite n'aura lieu contre vous. »

L'artiste, en montant dans le compartiment du train qui devait le ramener à Paris, murmurait :

« La réhabilitation de Jeanne Fortier, la mère de Georges, ne se fera pas longtemps attendre, désormais !… »

La porteuse de pain, après deux jours de repos, avait repris son service.

Le lundi, elle arrivait dès cinq heures du matin à la boulangerie de la rue Dauphine, le front encore couvert d'une bande de diachylum. Elle se rendit au Rendez-vous des Boulangers, pour y manger un bol de soupe.

Lorsque maman Lison parut, un hourra de joie accueillit son entrée. C'était à qui tenait à lui serrer la main.

Le Tourangeau et le Lyonnais voulurent payer chacun une tournée monstre en son honneur. L'évadée de Clermont sentait ses yeux se voiler de larmes. Enfin elle sortit pour aller prendre son panier roulant.

Le Lyonnais et le Tourangeau étaient restés à fumer avec plusieurs de leurs camarades. On se souvient que le Lyonnais avait indiqué jadis à Jeanne la boulangerie Lebret.

« Voyons, est-ce dit ? demanda-t-il au Tourangeau.

— C'est dit, répliqua celui-ci. J'en suis.

— De quoi s'agit-il ? s'écrièrent des voix nombreuses.

— Voici ce que je propose, reprit le Lyonnais. Maman Lison est une brave femme que nous aimons tous, pas vrai ? Ça nous aurait fait un gros chagrin si elle était morte victime de cet échafaudage de malheur. Et pour la faire enterrer, tous ceux de la boulangerie qui viennent ici auraient bien mis une pièce de cent sous.

— Sans qu'on ait eu besoin de nous tirer l'oreille.

— Eh bien, êtes-vous d'avis de débourser tout de même les cinq francs pour une petite fête de famille, en offrant ici un repas de réjouissance à maman Lison ? »

Une clameur d'approbation unanime fut la réponse.

« Bonne idée, ça mon garçon ! dit la marchande de vin. J'en suis et je paierai une bouteille de champagne.

— C'est donc entendu, reprit le Lyonnais. On fera le repas à midi, à l'heure où tout le monde est libre. La patronne, ici présente, se chargera de faire signer et d'encaisser. »

Tous ceux qui se trouvaient là donnèrent leur signature et versèrent leur argent.

« Surtout que maman Lison n'en sache rien ! s'écria le Lyonnais ; il faut qu'elle ait toute la surprise. On ne l'invitera que le matin… »

Ovide Soliveau préparait son départ avec beaucoup d'entrain. Il passait son temps à faire des emplettes pour les emporter à Buenos Aires. Il allait et venait dans Paris, très affairé, mais se défiant toujours de Melle Amanda.

Depuis son retour à Paris, Ovide avait fait la connaissance, dans un tripot, d'un personnage ayant habité Buenos Aires. Ce personnage s'était fait un plaisir de lui promettre des lettres d'introduction. Il se nommait Tiercelet et demeurait rue Jacob.

Ovide, un après-midi, se décida à aller prévenir ledit Tiercelet de son prochain départ, et à réclamer de son obligeance les lettres promises. L'ancien industriel était absent et ne devait rentrer que fort tard.

Soliveau se retira en annonçant qu'il allait lui écrire pour un rendez-vous fixe. Il redescendit la rue de Seine, cherchant un café où il pourrait tracer quelques lignes.

Ses yeux rencontrèrent l'enseigne :

AU RENDEZ-VOUS DES BOULANGERS.

Les criminels aiment à revoir les lieux où ils ont combiné et exécuté leur crime. Ovide franchit le seuil de l'établissement du marchand de vin.

« Avez-vous un cabinet ? dit-il au mastroquet.

— Oui, monsieur, ici. »

Et le patron désignait la pièce séparée de la grande salle par un vitrage dans lequel s'ouvrait un vasistas. Nous avons dit que le vitrage était à demi couvert par des rideaux. Ces rideaux ne montaient pas bien haut. En regardant par-dessus on voyait l'intérieur de la salle. Ovide s'assit et s'apprêta à écrire. Les voix très bruyantes de la salle voisine arrivaient à lui d'une façon tellement distincte qu'il tourna la tête pour chercher par où ces voix pouvaient pénétrer ainsi, et il constata l'existence du vasistas à demi ouvert. Il commença sa lettre. Tout à coup, ces paroles frappèrent son oreille :

« La patronne m'envoie vous demander si vous en serez et si vous voulez signer la feuille, pour le repas par souscription que les camarades offrent à maman Lison, jeudi prochain, pour fêter la veine qu'elle a eue de ne pas être écrabouillée par l'échafaudage des peintres en bâtiment. »

La foudre tombant au milieu de la table où écrivait Ovide n'aurait pas produit sur lui un effet plus terrifiant. Il sentait une sueur glacée mouiller ses membres.

« Jeanne Fortier vivante ? balbutia-t-il. Lorsque je l'avais vue sanglante, inanimée, écrasée ! Vivante comme sa fille ! »

La voix attira de nouveau son attention.

« Voici la liste, disait cette voix. Signez, casquez, et pas un mot à Lise Perrin si vous la voyez. C'est une surprise… Mais, chut ! plus un mot. V'là maman Lison. »

Jeanne Fortier venait en effet d'entrer dans la salle avec une autre porteuse de pain. Ovide, reprenant un peu de sang-froid, souleva légèrement un coin du rideau et regarda, en ayant soin de ne pas se montrer. Il vit Jeanne. Elle portait encore un bandeau sur la coupure de son front.

« Ah ! oui, elle est bien vivante ! murmura-t-il en laissant tomber le rideau. Donc, pour Jacques, les dangers sont toujours les mêmes, et aussi terribles pour moi que pour lui. Puis, la voyant saine et sauve, Jacques refusera de me donner l'argent qui payait sa mort ! Tout serait perdu ! Il ne faut pas que le hasard puisse les mettre en présence ! Je reculerai, s'il le faut, mon voyage de quelques jours. »

Au lieu de terminer la lettre commencée, Ovide la froissa et la mit dans sa poche. Ensuite il sortit, se rendit au Temple et fit des emplettes dans plusieurs boutiques. Il entra chez un coiffeur, se fit tailler les cheveux très court, raser ses favoris et ses moustaches, et regagna l'avenue de Clichy.

Une heure après, il ressortait de son domicile, revêtu d'un costume d'un gris blanc comme en portent les ouvriers boulangers et coiffé d'un chapeau mou de feutre gris.

Il se fit conduire au Rendez-vous des boulangers.

La servante Marianne s'approcha de lui et, voyant une figure inconnue, demanda curieusement :

« Est-ce que vous êtes de la boulange, vous, monsieur ?

— Oui, ma fille, répondit Ovide.

— Pas du quartier, toujours, reprit la servante.

— Pour le moment, non, mais je l'ai habité autrefois. Je connais votre maison depuis des années, et comme j'arrive de Dijon afin de me placer à Paris, j'ai eu l'idée d'y venir dîner. »

Le Tourangeau et le Lyonnais prenaient leur repas à une petite table voisine de la table de Soliveau.

« Ah ! vous venez de Dijon, compagnon ? lui dit le Lyonnais.

— Oui, compagnon.

— J'y ai travaillé. Où étiez-vous embauché ? »

Ovide cita le nom d'un boulanger de Dijon.

« Je le connais, fit le Lyonnais, c'est un brave garçon. Alors vous venez pour trouver du travail ici ?

— Je viens de faire un héritage. Le magot n'est pas bien lourd, mais il me permettra de ne point me fourrer n'importe où… Est-ce qu'on peut prendre pension ici ?

— Mais bien sûr, répondit la servante.

— En attendant, apportez-moi donc une jolie bouteille de bourgogne, quelque chose de fin. Les camarades que voilà ne refuseront point de trinquer avec moi. »

Marianne apporta une bouteille de vin de Beaune, qui fut bientôt suivie d'une seconde. Peu après, le Tourangeau et le Lyonnais se retirèrent.

Ovide acheva lentement son dîner. Il s'arrangea avec la patronne, paya la moitié de sa pension d'avance, trinqua avec elle, puis, appelant la bonne, lui tendit un louis pour payer les bouteilles et son dîner. La servante rendit à Ovide deux pièces de cinq francs et de la menue monnaie. Le Dijonnais mit une des pièces dans la main de la fille en lui disant :

« Voici pour vous, ma fille. »

Marianne rougit jusqu'aux oreilles, balbutia quelques mots de remerciement et empocha l'écu.

« Ah ! ça, mais, s'écria-t-elle tout à coup, puisque vous êtes de la boulange, vous en serez du banquet ?

— De quel banquet, ma fille ? » fit Ovide, feignant de ne pas savoir ce que la servante voulait dire.

Ce fut la patronne qui répondit :

« Un dîner par souscription que l'on offre à une brave porteuse de pain. Nous l'aimons tous ici.

— Mais je le crois bien que j'en serai ! Combien par tête ?

— Six francs.

— Les voici.

— Quel nom ? demanda la patronne.

— Pierre Lebrun.

— C'est écrit. Maintenant, bonsoir, compagnon. »

Ovide retourna chez lui.

Le lendemain matin, il se rendit de bonne heure au Rendez-vous des Boulangers, où on lui servit son premier repas. Le Tourangeau et le Lyonnais, en costume de travail, vinrent manger la soupe et boire le vin blanc. En voyant Ovide, ils accoururent lui serrer les mains et s'attablèrent à côté de lui.

Séance tenante, celui-ci fit monter six bouteilles et invita plusieurs compagnons. Tout à coup, Jeanne Fortier entra.

« Par ici, maman Lison, lui cria le Lyonnais. On vous offre un verre de chablis. »

Ovide ne sourcilla point, mais il ajouta :

« Arrivez, arrivez, la mère, et soyez la bienvenue. »

La porteuse s'était approchée. Elle regarda le Dijonnais.

« Je ne vous connais pas, dit-elle.

— C'est un nouveau compagnon, un bon garçon qui paie sa bienvenue », répliqua le Lyonnais.

Soliveau remplit les verres. Jeanne Fortier heurta le sien contre celui du misérable. La pauvre femme prit ensuite une tasse de café au lait, tendit la main à Ovide et se retira.

« Vous êtes du banquet ? demanda le Tourangeau. Vous nous chanterez des gaudrioles.

— Faudrait faire chanter maman Lison, s'écria Marianne, qui allait et venait en desservant, mais ce ne sera point facile. Maman Lison est triste comme son bonnet de nuit…

— Bah ! fit Ovide d'un ton jovial, je me chargerai bien de la dérider ; je lui dirai le mot pour rire. »

Le lendemain du jour où s'étaient rencontrés Duchemin et Amanda, Étienne Castel chez lui travaillait. Le jour approchait où Georges aurait vingt-cinq ans accomplis ; l'ex-tuteur du jeune homme voulait lui envoyer ce jour-là le tableau qu'il lui destinait. En même temps que le tableau, Étienne Castel, obéissant aux dernières volontés du bon curé de Chevry, remettrait à Georges la lettre que le prêtre lui avait confiée. Il aurait bien voulu être à même de lui dire en même temps :

« Je connais le véritable assassin de Jules Labroue. »

Mais il ne pouvait encore s'écrier, preuves en main :

« Cet assassin, le voilà. J'arrache son masque. Ce n'est pas Paul Harmant, c'est Jacques Garaud ! »

Donc il devait s'abstenir jusqu'au jour où Ovide Soliveau lui fournirait la preuve si ardemment souhaitée.

Or, le mardi et le mercredi s'écoulèrent sans que Raoul Duchemin eût donné de ses nouvelles. Le soir, il se rendit rue des Dames et laissa sur une de ses cartes ce mot :

« Je serai chez vous demain jeudi à dix heures du matin. Attendez-moi, il est indispensable que je vous parle. »

Amanda et Raoul ne rentrèrent que vers minuit. Amanda eût bien désiré se trouver présente à la visite annoncée par l'artiste, mais elle ne pouvait pas, sa patronne l'ayant chargée d'aller chez une cliente.

Elle quitta la rue des Dames le lendemain matin.

Dès le matin Ovide Soliveau, lui aussi, avait quitté sa demeure, mettant dans sa poche le flacon aux trois quarts rempli de la liqueur canadienne de New York. Il expédia au millionnaire, à l'usine de Courbevoie, la dépêche suivante :

« Prière remettre rendez-vous à demain, ne partirai que lundi prochain. OVIDE. »

Soliveau prit une voiture et se fit conduire place du Châtelet. Il entra dans un café et demanda de quoi écrire. D'une écriture contrefaite, il traça ces quelques phrases :

« La police de Paris recherche une femme nommée Jeanne Fortier, condamnée à la réclusion perpétuelle pour les triples crimes et vol, d'incendie, d'assassinat, et évadée de la maison centrale de Clermont.

« La police parviendrait à découvrir ce qui l'intéresse si l'on faisait assister deux ou trois agents de la Sûreté à un banquet qui se donne aujourd'hui jeudi, à midi précis, chez un marchand de vin de la rue de Seine, à l'enseigne du Rendez-vous des Boulangers, en l'honneur d'une porteuse de pain qui se fait appeler Lise Perrin.

« On fera naître un incident qui contraindra la fugitive de Clermont à livrer son identité. »

Ovide, d'une écriture contrefaite comme celle de la lettre, traça cette suscription :

« Monsieur le chef de la Sûreté, à la préfecture de police. URGENT. »

À dix heures très précises, Étienne Castel se présentait rue des Dames à la demeure de Melle Amanda, où habitait Raoul Duchemin. L'ex-employé de la mairie de Joigny vint ouvrir.

« Entrez ! fit-il ; vous venez m'annoncer que vous avez découvert la demeure d'Ovide Soliveau ?

— Non, je viens vous demander si vous avez trouvé sa piste.

— Hélas ! non, monsieur. Depuis trois jours je me suis attaché aux pas de Paul Harmant, qui n'est sorti de chez lui que pour aller et venir entre l'usine de Courbevoie et son hôtel.

— Ainsi, rien ! rien ! pas une trace ! fit Étienne.

— Absolument rien, et je crains fort que ce Soliveau, s'apercevant qu'il avait été suivi, n'ait quitté Paris…

— Le diable alors serait contre nous !

— J'avais imaginé d'envoyer à Paul Harmant une dépêche signée du nom d'Ovide Soliveau avec ces mots seulement : Ce soir, chez moi ; urgent. Paul Harmant, inquiet, ne manquera pas de se rendre à l'appel de son complice. Je serai aux aguets, je le suivrai, et par lui je découvrirai Soliveau. Comment trouvez-vous mon idée ?

— Elle présente certaines difficultés et certains dangers. Si Soliveau a pris la fuite, Paul Harmant, devinant qu'on lui tend un piège, se tiendra sur ses gardes et ne sortira pas de chez lui.

— C'est vrai, seulement il peut ignorer que son complice a quitté Paris. Il peut croire qu'il vient d'y revenir.

— Soit. Admettons qu'Ovide soit à Paris. Son complice, s'imaginant qu'il est revenu, va chez lui, le trouve et lui dit : « J'ai reçu votre dépêche. Que me voulez-vous ? » Ovide, qui n'aura rien envoyé, verra le traquenard…

— Il mettra le faux télégramme sur le compte d'Amanda. Pendant qu'ils s'expliqueront, je me tiendrai prêt à agir. Ovide Soliveau sera chez lui quand Paul Harmant viendra ou n'y sera pas. S'il n'y est pas, tout va bien. S'il y est, il viendra bien un moment où il s'absentera. Alors, je profiterai de son absence pour m'introduire dans sa demeure et m'emparer de tous ses papiers.

— Malheureux ! s'écria l'artiste. Mais c'est un crime prévu et puni par la loi que vous méditez là.

— Un tel misérable me paraît hors la loi ! Quoi qu'il en puisse résulter, d'ailleurs, je me risquerai.

— Puisque votre résolution est prise irrévocablement, je ne la combattrai pas. Où comptez-vous adresser la dépêche destinée à Paul Harmant ? À Courbevoie ? Rue Murillo ?

— Cela est plus embarrassant. Ne l'ayant point épié ce matin, j'ignore s'il est allé à l'usine.

— Nous allons le savoir. Je vais me rendre rue Murillo et demander Paul Harmant. Ma visite semblera toute naturelle… Vous m'attendrez dans un café du boulevard Malesherbes. J'irai vous y rejoindre…

— Partons alors…

— Un mot encore, fit Étienne en tirant de son portefeuille un papier à en-tête ministériel et en le tendant au jeune homme. Lisez ceci… Vous voyez que je me suis occupé de vous. Vous n'avez rien à craindre, pour le moment. »

Les deux hommes quittèrent la maison de la rue des Dames et prirent une voiture. À l'entrée de la rue Murillo, Duchemin descendit, puis la voiture roula de nouveau vers l'hôtel. L'artiste sonna.

« M. Paul Harmant est-il chez lui ? demanda-t-il au concierge.

— Non, mais mademoiselle recevra certainement monsieur. »

Deux minutes plus tard, Étienne était introduit près de Mary. La jeune fille était d'une pâleur mortelle. Étienne Castel, en la voyant, éprouva une pitié profonde.

« Quel bon vent vous amène, cher grand artiste ? demanda Mary avec un sourire sur ses lèvres blanches. Mon père est à l'usine. Aviez-vous quelque chose de pressé à lui dire ?

— Je voulais lui demander l'autorisation de visiter ses ateliers. Je vais aller à Courbevoie.

— Travaillez-vous à mon portrait ?

— J'ai dû interrompre mon travail, car je suis allé à Dijon…

— Le pays de mon père…

— Oui ; et on m'a parlé de lui, là-bas.

— On se souvient encore de lui dans une ville qu'il a quittée depuis si longtemps !

— On parle beaucoup de M. Harmant, dans les termes les plus flatteurs, ainsi que de son cousin. Vous savez quel est ce cousin ?

— Oui, un original, le cousin Ovide Soliveau, à qui mon père a vendu son établissement en quittant New York. Il me déplaisait souverainement.

— Bref, il est resté en Amérique.

— Heureusement, grand Dieu ! »

Étienne se leva.

« Vous partez déjà ? fit Mary.

— Oui, mademoiselle. Je vais à Courbevoie. »

« Cette enfant ignore que Soliveau est à Paris, pensait-il. Pour elle il habite toujours New York. »

Étienne Castel se fit conduire au café où l'attendait Duchemin.

« Paul Harmant est à l'usine, lui dit-il, et ne rentrera pas dîner à son hôtel.

— S'il allait quitter Courbevoie avant de recevoir la dépêche que je dois lui envoyer…

— N'ayez crainte. Je l'en empêcherai. »

En moins d'une demi-heure, le repas des deux hommes était terminé, et ils expédiaient une dépêche ainsi conçue :

« Attendrai chez moi, ce soir, neuf heures. Très urgent. OVIDE. »

Puis ils se rendirent au pont de Neuilly. À l'extrémité du pont, Raoul descendit et dit :

« Je vais attendre là.

— C'est convenu, répliqua l'artiste. Je ferai en sorte de ne quitter notre homme qu'au moment de le laisser aller à son rendez-vous. Demain matin, je vous attendrai chez moi. »

Étienne se fit conduire à l'usine. Le millionnaire avait donné des ordres à tout son personnel pour les travaux de la journée, car, ayant rendez-vous avec Ovide depuis plusieurs jours, il lui faudrait aller chez son banquier pour y prendre la somme destinée à son complice. Il allait quitter l'usine lorsqu'on lui apporta un télégramme. C'était la dépêche d'Ovide, contremandant le rendez-vous donné. Paul Harmant la lut et fut singulièrement surpris.

« Ah ! ça, quelle mouche le pique ? fit-il. Que signifie ce retard ? Une absurde lubie, sans doute. Eh bien, nous remettrons à demain nos adieux. »

À onze heures, il fit mander Lucien.

« Nous déjeunerons ensemble, mon cher enfant », lui dit-il.

Lucien suivit le millionnaire au restaurant.

Voyons ce qui se passait pendant ce temps rue de Seine, au Rendez-vous des boulangers. Jeanne Fortier y avait fait une apparition de grand matin. Les garçons boulangers et les porteuses de pain qui s'y trouvaient déjà lui parurent avoir une attitude mystérieuse et singulière. Cela l'intrigua si fort qu'elle interpella le Lyonnais.

« Ah ! ça, qu'est-ce que vous avez donc tous ? On a l'air de se défier de moi. On me regarde d'une drôle de manière…

— Je vais vous dire, maman Lison, répliqua le Lyonnais, d'un air embarrassé ; c'est qu'on a quelque chose à vous annoncer…

— Quelque chose de pénible ? » balbutia-t-elle.

Ce fut la patronne de la maison qui répondit :

« Non pas ! Bien au contraire, maman Lison. On a eu un grand chagrin quand on a su l'accident qui vous était arrivé. Les braves gens qui viennent ici et qui vous connaissent se sont dit les uns aux autres : Puisque la chance a permis que notre bonne mère Lison en réchapper il faut lui prouver que nous l'aimons en lui offrant un beau bouquet et un banquet. Voilà…

— Oh !… mes amis… mes amis… », commença Jeanne.

Il lui fut impossible de continuer. L'émotion lui coupa la voix.

« Le bouquet viendra en même temps que le banquet, à midi sonnant ! » poursuivit la patronne.

L'évadée de Clermont se laissa tomber dans les bras que lui tendait la maîtresse de l'établissement, puis ce furent des poignées de main à n'en plus finir… Jeanne bégayait :

« Merci, mes bons amis. Oh ! oui, je suis bien heureuse. »

Le cœur trop plein déborda. Elle éclata en sanglots.

« Voyons, voyons, maman Lison, fit la patronne, faut pas pleurer comme ça, faut en rire ! D'abord, c'est plus gai ! Avalez-moi une petite goutte de mêlé-cass, et à la besogne ! »

Jeanne Fortier prit le verre qu'on lui tendait et trinqua avec tout le monde. Puis elle sortit, accompagnée par un hourra général. Chacun se mit à l'œuvre, et bientôt la table se dressa…

Tout en fredonnant un air d'opérette, Ovide, pimpant et rasé de frais, se rendait au Rendez-vous des boulangers. Rue des Beaux-Arts une voiture de place, sortant de cette rue, le contraignit à monter sur le trottoir pour la laisser passer. La voiture fila. Ovide n'avait pas eu le temps de voir une tête de femme derrière la vitre, un visage qui, en l'apercevant, prit brusquement une expression de surprise. Le Dijonnais continua sa route sans se retourner. La voiture s'arrêta. Melle Amanda, que nos lecteurs ont devinée, venait de dire au cocher : « Tournez, et allez au pas. »

Elle mit la tête à la portière et suivit l'homme des yeux.

« Je ne me trompe pas, murmura-t-elle. Je l'ai reconnu, quoiqu'il ait fait couper moustaches et favoris… »

Elle le vit entrer dans un établissement de marchand de vin-restaurateur. La jeune femme descendit du fiacre.

« Je vous quitte, dit-elle au cocher, en lui mettant dans la main une pièce de cent sous et une carte de Mme Augustine ; vous allez aller à cette adresse porter les étoffes qui sont dans la voiture. Si on vous demande pourquoi je ne suis pas avec vous, vous répondrez qu'une affaire me retient dehors. »

Amanda, baissant sur sa figure la voilette épaisse de son chapeau, se dirigea vers le Rendez-vous des boulangers.

Elle jeta un coup d'œil dans la boutique. On voyait au fond, par la porte ouverte, une vaste salle au milieu de laquelle se dressait une table de dimensions tout à fait inusitées… Au fond, près d'un fourneau, l'homme en qui l'essayeuse reconnaissait le baron de Reiss. Amanda entra résolument et demanda au marchand de vin :

« Avez-vous un cabinet, monsieur ?

— Oui, madame ; un cabinet tout frais, en voilà la porte.

— Veuillez me le donner, reprit Amanda, et me faire servir une tranche de viande, chaude ou froide. »

Amanda se glissa dans le cabinet.

« D'ici, je ne le perdrai pas de vue, se disait-elle en soulevant un coin du rideau ; je le verrai sortir ; je le suivrai… »

En ce moment, le bruit d'une conversation dans la salle arriva jusqu'à la jeune femme par le vasistas entrouvert.

« Voyons, voyons, mon petit Bourguignon, disait la maîtresse du lieu, qu'est-ce que vous voulez pour déjeuner ?

— Comme d'habitude, la maman… Une soupe ! mais pas trop forte pour que je puisse faire honneur au banquet !

— Vous avez promis qu'on rirait.

— J'ai promis, je tiendrai… Où vais-je me mettre ?

— Au fond de la salle. On a réservé des tables pour les clients. »

Ovide se dirigea vers une des petites tables placées près de la cloison séparant la grande salle du cabinet. Si Amanda avait douté que l'homme fût positivement l'ex-baron de Reiss, le son de sa voix lui eût enlevé ses doutes. Marianne plaça devant Ovide un bol rempli de soupe aux choux.

« Voilà toujours un commencement, fit-elle.

— Oui, dépêchez-vous, et je vous montrerai quelque chose. »

Marianne revint et plaça sur la table la suite du déjeuner.

« Maintenant, reprit-elle, qu'est-ce que vous allez me montrer ?

— Curieuse ! vous êtes pressée ! vous allez voir… »

Ovide tira de sa poche deux petites boîtes de maroquin, l'une rouge et l'autre noire. Il ouvrit celle de maroquin rouge, où brillait une paire de boucles d'oreilles.

« Oh ! c'est joli ! c'est un cadeau pour maman Lison ?

— Tout juste.

— Eh bien, la pauvre chère femme sera bien contente ! Et dans l'autre boîte, qu'est-ce qu'il y a ?

— Un paire de boucles d'oreilles pour vous, Marianne. »

Ovide ouvrit le second écrin. Marianne poussa un cri de joie.

« Mais c'est magnifique ! s'écria-t-elle. Oh ! merci, monsieur Pierre, merci ! Vous êtes trop gentil ! Je les mettrai pour servir… »

La servante glissa la boîte dans sa poche et reprit :

« Monsieur Pierre, j'aime bien qu'on chante. Vous nous chanterez des bêtises, hein ? Puis faudra faire chanter tout le monde… Même maman Lison.

— La maman Lison comme les autres.

— Je crois bien que vous n'y parviendrez pas. Impossible de l'égayer.

— Si vous vouliez, Marianne ce serait bien facile. Il ne s'agirait que de la rendre un peu pompette

— Mais, ce n'est pas moi qui lui verserai à boire.

— Inutile qu'elle boive beaucoup !

— Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ?

— On boira des liqueurs, n'est-ce pas, après le café ? Alors, je dirai que je paie ma bienvenue ; je ferai mon cadeau à maman Lison et on l'arrosera d'un verre de vraie chartreuse. Eh bien, il ne s'agit que de verser dans un des carafons, que vous mettrez de côté, une cuillerée d'une certaine liqueur que j'ai apportée.

— Si ça allait lui faire du mal à cette pauvre femme !

— Ça la rendra gaie, tout simplement, et nous lui ferons chanter ensuite ce que nous voudrons, même des gaudrioles.

— Vous m'assurez que ça ne peut pas l'indisposer !

— Je vous le jure, foi de Dijonnais et de bon enfant !

— Eh bien, alors, ça va !

— Je demanderai de la chartreuse afin d'arroser mon cadeau, et vous remplirez le verre de maman Lison.

— Mais, si j'en versais aux autres ? demanda la servante.

— Non, car on ne s'entendrait plus ; ça serait à qui parlerait le plus haut et chanterait le plus fort.

— Je tiendrai deux carafons et je ne verserai qu'à maman Lison de celui qui sera préparé. Où est-elle, votre liqueur ?

— Il faudrait me donner un carafon de chartreuse ; je la verserai moi-même, car vous pourriez en mettre de trop. »

La servante alla prendre un petit carafon de chartreuse. Ovide avait d'avance tiré de sa poche le flacon acheté à New York. Il retira du carafon la valeur d'un petit verre de chartreuse, qu'il remplaça par la même quantité de liqueur canadienne. Il agita pour opérer le mélange, reboucha le carafon et le tendit à Marianne en lui disant :

« Surtout, ne le mêlez pas avec les autres ! » Aucune des paroles échangées entre Ovide et Marianne n'avait échappé à Melle Amanda, nous le savons. Elle se demandait quelle était la personne qu'on appelait Maman Lison, et quel crime cet homme avait encore à commettre. Tout à coup elle releva la tête, tandis qu'une flamme s'allumait sous ses paupières. Elle jeta un regard sur Ovide qui venait de quitter sa chaise et allumait une cigarette. Il quitta la grande salle, traversa la boutique donnant sur la rue, et sortit du Rendez-vous des boulangers. Amanda le vit s'éloigner, mais ne bougea point. Marianne vint débarrasser la table sur laquelle Ovide avait déjeuné.

Melle Amanda, approchant sa bouche du vasistas entrouvert, appela d'une voix basse :

« Mademoiselle Marianne ! »

La servante regarda autour d'elle et demanda :

« Qui me parle ?

— Moi… dans le cabinet. Voulez-vous venir un instant ? »

Amanda ferma le vasistas. Marianne parut.

« Vous avez besoin de moi, madame ? fit-elle en entrant.

— Oui, mademoiselle.

— Tout à votre service. De quoi s'agit-il ?

— Il y aura un grand repas chez vous, aujourd'hui…

— Oui, madame, un banquet en l'honneur de Lise Perrin, qu'on appelle généralement dans le quartier maman Lison. C'est une brave porteuse de pain qui a failli être écrasée…

— Et, cette brave femme, vous l'aimez, vous ?

— Mais, certainement que je l'aime !

— Eh bien, alors, Marianne, vous ne ferez point ce que l'homme avec qui vous causiez tout à l'heure vous a conseillé de faire…

— Comment le savez-vous ? balbutia la servante stupéfaite.

— Le vasistas était ouvert, j'ai tout entendu.

— Alors, madame a dû comprendre qu'il s'agissait d'une simple plaisanterie, d'une farce inoffensive.

— Je le sais, Marianne, mais vous y renoncerez.

— Pourquoi ça ? Croyez-vous que le Dijonnais ait mis dans le flacon quelque chose qui puisse faire du mal à maman Lison ?

— Je sais qu'il agit dans un objet qui n'est pas du tout celui d'égayer la pauvre femme. Je le connais, et je vous jure que cet homme a de méchants desseins.

— De méchants desseins ? répéta Marianne, tremblante…

— Oui, Marianne… Voulez-vous gagner deux cents francs et empêcher qu'on commette une action odieuse ?

— Oui, madame, je le veux bien. Moi qui croyais ce monsieur un brave homme, et qui ai accepté de lui un cadeau !

— Ce cadeau, gardez-le.

— Ah ! le brigand, qui voulait me faire complice d'une méchanceté contre maman Lison ! Si je pouvais lui rendre la monnaie de sa pièce en lui jouant un bon tour !

— Vous le pouvez, Marianne… en lui versant, à lui, ce qu'il vous a dit de verser à la porteuse de pain…

— Tiens ! Mais c'est une idée, et une fameuse !

— La dose que j'ai vu verser pouvait être dangereuse pour une femme, mais non pour un homme. Il boira et alors, Marianne, l'ivresse viendra ; avec l'ivresse le besoin de parler. Alors, il avouera tout haut, devant tous, ce qu'il voulait faire et quels motifs le poussaient à agir…

— Mais qu'est-ce donc que ce coquin-là ?… Je vais avertir la patronne, moi…

— Gardez-vous-en bien, car on le chasserait, et nous ne pourrions savoir alors de sa bouche quel était son véritable but.

— C'est vrai, il faut le laisser boire, et il boira…

— Vous n'oublierez rien de ce qu'il vous a recommandé de faire ? répéta Melle Amanda.

— Non, madame, vous verrez. Mais, au fait, le verrez-vous ?

— Oui. Je serai ici, dans ce cabinet. »

Amanda tira de son porte-monnaie deux billets de banque de cent francs chacun, et les tendit à la servante.

« Voilà ce que je vous ai promis », fit-elle.

Marianne repoussa la main de la jeune femme.

« Gardez-les, madame, je vous prie. Inutile d'être payée pour faire une bonne action et pour démasquer un coquin…

— C'est bien, cela, ma fille, c'est très bien. J'insiste cependant pour que vous preniez cet argent. Vous pourrez, si vous voulez, le donner à maman Lison. Je serai à midi ici. Arrangez-vous de façon que le Dijonnais ne puisse me voir. »

Amanda quitta l'établissement de la rue de Seine. À peine était-elle dehors que la patronne appela Marianne. La servante se hâta d'accourir et fut accueillie par ces mots :

« Ah ! ça, qu'est-ce que tu fichais dans le cabinet ?

— Je causais avec une dame qui m'avait appelée et qui m'a mis ça dans la main… »

Et Marianne présentait les billets de banque.

« Ça ! mais c'est deux cents francs, ça !

— Et c'est pour maman Lison !

— Eh bien, si c'est ainsi, tu avais raison de bavarder. Tu lui donneras cette jolie somme au dessert, à la brave femme.

— J'aime mieux que ce soit vous qui la lui donniez, patronne.

— Comme tu voudras. Maintenant, vois si tout est en ordre. »

Étienne Castel, nous le savons, s'était fait conduire aux ateliers de Paul Harmant. Celui-ci était seul dans son cabinet. Lucien traversait la cour pour s'y rendre lorsqu'il aperçut Étienne. Les deux hommes se serrèrent la main.

« Vous ici, mon cher artiste ? lui dit Lucien.

— Je songe à mettre dans un tableau une usine… et je viens voir M. Harmant à ce propos. Au fait, j'ai vu Melle Mary tout à l'heure… La pauvre enfant n'a plus que quelques jours à vivre…

— Ah ! monsieur, je suis à bout de forces pour jouer le rôle que vous m'avez imposé pour un but qui m'est inconnu…

— Ce but, je vous le répète, est votre bonheur. Pour l'instant, je vous invite à dîner aujourd'hui avec M. Paul Harmant. »

Au bâtiment des bureaux, le millionnaire reçut Étienne Castel.

« Ah ! parbleu ! s'écria-t-il. Vous êtes le très bienvenu. Quel motif vous amène à Courbevoie, cher monsieur Castel ? »

L'artiste réédita son explication, puis il ajouta :

« Je me suis présenté ce matin rue Murillo à ce sujet.

— Vous avez vu ma fille ? demanda Paul Harmant.

— Oui. Il est convenu, n'est-ce pas ? que nous dînerons ensemble. D'ailleurs, Melle Mary m'a dit que vous ne deviez point rentrer.

— J'avais un rendez-vous pour ce soir, mais une dépêche qui vient de m'arriver le contremande… J'accepte donc. »

Les deux hommes allaient sortir pour visiter les ateliers, lorsque le concierge de l'usine se présenta, une dépêche à la main.

« Ce doit être notre dépêche », pensa l'artiste.

L'ex-Jacques Garaud lut, et son front se rembrunit. Castel l'observait à la dérobée.

« Que signifie cela ? se demanda l'industriel. Ce matin il contremandait le rendez-vous donné, et voici maintenant qu'il m'en assigne un autre… Que se passe-t-il donc ?

— Est-ce un ennui qui arrive ? dit l'artiste.

— C'est un ennui, en effet, car une affaire imprévue me force à décliner l'invitation acceptée par moi tout à l'heure. Je dois être à neuf heures chez un de mes clients.

— Vous y serez, cher monsieur Harmant, et sans rien changer à nos projets. Nous dînerons à six heures précises dans le quartier où vous avez affaire, et à huit heures et demie vous nous quitterez pour aller chez votre client. »

À cinq heures, la visite de la fabrique terminée, Paul Harmant sortit avec Étienne Castel et Lucien Labroue. À six heures moins un quart, ils s'arrêtaient place du Havre devant un restaurant. Depuis le pont de Neuilly, Raoul Duchemin ne les avait pas perdus de vue. Il pénétra dans le même restaurant que les trois hommes.

XII

Il était midi moins un quart. Tous les souscripteurs du banquet offert à la porteuse de pain se montraient exacts. Depuis dix minutes, Melle Amanda avait pris possession du cabinet où Marianne s'apprêtait à la servir.

Puis Marianne retourna dans la salle du banquet. Malgré l'animation verbeuse et bruyante dont il faisait parade au milieu des groupes, Ovide Soliveau se sentait fort inquiet. Il ne voyait point les agents de la Sûreté. Marianne vint à passer près de lui. Ovide se pencha vers elle, et fit à voix basse :

« Vous n'avez rien oublié ?

— Non, non, soyez paisible ! Mon carafon est prêt. »

En ce moment, un sous-officier du train des équipages entrait dans la salle, accompagné d'un bon paysan d'une soixantaine d'années. Soliveau les enveloppa d'un regard perçant.

« Voilà les agents…, murmura-t-il. Tout va bien. »

Les deux nouveaux venus étaient en effet les deux hommes expédiés par le chef de la Sûreté.

Bientôt, une porteuse de pain entra en courant.

« Mes enfants, cria-t-elle, v'là maman Lison qu'arrive… »

Un homme de soixante et quelques années alla prendre un énorme bouquet posé sur une table. Jeanne Fortier parut, et l'homme au bouquet vint au-devant d'elle.

« Maman Lison, lui dit-il, acceptez ce bouquet que vos bons amis sont contents de vous offrir en signe de réjouissance. »

Un cri général de : « Vive Lise Perrin ! » remplit la vaste salle. La porteuse de pain s'essuyait les yeux.

« Le dîner est servi ! À table ! » dit la maîtresse du Rendez-vous des boulangers d'un ton de commandement.

Le Tourangeau et le Lyonnais installèrent Jeanne Fortier à la place d'honneur. Le banquet commença. Ovide Soliveau se trouvait presque à côté de Jeanne, sur le même rang, et par son entrain il égayait notablement les convives.

Il était trois heures et demie lorsqu'on mit le café sur la table. La servante Marianne guettait le signal que devait lui donner le Dijonnais. Elle se dirigea vers la petite table sur laquelle s'alignaient les flacons de liqueurs et, fouillant dans sa poche, en tira un carafon qu'elle plaça en tête des autres. Ovide se leva.

« Ah ! ah ! fit le Tourangeau. Voilà le Dijonnais qui va nous en chanter une bien bonne !

— Je chanterai certainement, camarades, puisqu'on me fait l'honneur de m'y inviter, répliqua Ovide, mais, auparavant, je demande la parole.

— On te la donne à l'unanimité ! jabote, ma vieille.

— Je ne connaissais pas maman Lison, mes camarades, mais par vous j'ai appris à l'aimer et à l'estimer. Je suis heureux de lui offrir un petit cadeau, et je serai fier si elle veut l'accepter. »

Ovide quitta sa place et se dirigea vers Jeanne Fortier.

« Madame Perrin, lui dit le misérable en lui présentant un petit écrin, faites-moi le grand plaisir d'accepter cela, et le grand honneur de me permettre de vous embrasser. »

Jeanne tendit ses deux joues sur lesquelles le complice de Paul Harmant posa deux baisers de Judas ; puis Jeanne Fortier ouvrit la mignonne boîte de maroquin et poussa un cri d'admiration. L'écrin passa de convive en convive.

« Dijonnais, mon garçon, je vous félicite ! fit la maîtresse de l'établissement. C'est un joli cadeau ! Mais il faut arroser ça…

— Tout est prévu, j'offre une tournée de vraie chartreuse. »

Marianne, entendant la réplique, était accourue avec deux carafons de liqueur d'un vert émeraude.

« À vous d'abord, maman Lison », fit-elle.

Jeanne tendit son verre. La jeune servante le remplit jusqu'au bord, puis elle reprit, en s'adressant à Soliveau :

« À vous, maintenant, monsieur le Dijonnais. »

Avec une habileté de prestidigitateur, Madeleine avait changé des mains les flacons, et elle lui versa la chartreuse à laquelle il avait mêlé une dose de liqueur canadienne.

« À votre santé, maman Lison ! » s'écria le gredin.

Les deux récipients se choquèrent, puis Soliveau et la porteuse de pain les vidèrent d'un seul trait. Amanda vit Soliveau vider son verre ; elle eut dans les prunelles la lueur d'un regard de tigresse.

« Tu as perdu, bandit ! murmura-t-elle.

— Nous nous sommes suffisamment attendris, fit alors le Lyonnais. Il s'agit de chanter. Chacun dira la sienne…

— Au Dijonnais ! dit le Tourangeau. C'est au Dijonnais ! »

Ovide se leva et entama une gaudriole. Au milieu du deuxième couplet, il s'arrêta et passa la main sur son front. Le mémoire paraissait lui faire brusquement défaut. L'effet de la liqueur canadienne commençait à se produire.

« Ça serait-il pour aujourd'hui, Dijonnais ! » criait-on.

Ovide promena autour de lui un regard sans expression.

« Chanter… répéta-t-il ! Il s'agit bien de chanter ! »

Une stupeur générale envahit les convives à la vue de l'étrange attitude de Soliveau et de ses yeux démesurément ouverts.

« Voyons, fit la patronne en s'approchant du Dijonnais, remettez-vous, revenez à vous, monsieur Pierre Lebrun…

— Vous êtes folle, la grosse ! répliqua le pseudo-baron de Reiss. Je ne m'appelle pas Pierre Lebrun… Je m'appelle Ovide Soliveau… Je ne suis pas ouvrier boulanger, je suis bourgeois, je vis de mes rentes, grâce à mon cousin millionnaire… mon cousin Paul Harmant… »

En attendant ce nom, Jeanne tressaillit et devint pâle. Tout le monde s'était levé. On faisait cercle autour d'Ovide.

Il poursuivit :

« Paul Harmant… le grand constructeur de Courbevoie… Je vous ai dit que c'était mon cousin… Eh bien, pas du tout… Nous ne sommes pas parents. C'est tout bonnement un voleur, un incendiaire et un assassin… Nous avons fait connaissance il y a vingt et un ans, sur le paquebot le Lord-Maire… Il se sauvait de France parce qu'il venait de commettre toute une ribambelle de crimes ! Il avait pris un nom de fantaisie… celui de mon cousin Paul Harmant, décédé depuis peu… Je l'ai pincé au demi-cercle, et il me laisse puiser dans sa caisse… Oh ! il en a des millions, mon cousin Harmant, de son vrai nom Jacques Garaud !

— Jacques Garaud ! répéta la porteuse de pain, en s'élançant vers Ovide et en lui prenant le bras, vous avez dit que Paul Harmant se nommait Jacques Garaud ? »

Les yeux de Soliveau devenaient étincelants.

« Oui, je l'ai dit… répliqua-t-il, et je le répète… Jacques Garaud, le voleur, l'incendiaire et l'assassin, Jacques Garaud, qui a tué son patron Jules Labroue, à Alfortville, il y a vingt et un ans !… Je soupçonnais quelque chose et je lui ai versé, comme à toi, Lise Perrin, la liqueur canadienne qui force les gens à parler. Aussi, tu bavardes, ma vieille…

— Moi, fit Jeanne. Que veut-il dire ?

— Il veut dire, répliqua Marianne, qu'il avait préparé pour vous une liqueur diabolique, c'est lui qui vient de la boire. »

Ovide n'écoutait pas. Il poursuivit :

« La liqueur canadienne va te faire avouer tout haut, devant tout le monde, que tu es Jeanne Fortier.

— Taisez-vous ! cria la porteuse de pain avec épouvante.

— Jeanne Fortier, continua Soliveau ; Jeanne Fortier, dont j'ai voulu tuer la fille… Jeanne Fortier que j'ai tenté vainement d'écraser sous l'échafaudage de la rue Gît-le-Cœur, Jeanne Fortier, condamnée à la réclusion perpétuelle et évadée de la maison centrale de Clermont ! »

Un cri d'effroi s'échappa de toutes les poitrines. Déjà la porteuse de pain avait envisagé la question sous son vrai jour.

« Ah ! misérable ! dit-elle en relevant la tête. Tu crois me perdre et tu me sauves !… Oui, mes amis, je suis Jeanne Fortier, Jeanne la condamnée, Jeanne l'évadée… Mais j'avais été condamnée pour les crimes commis par Jacques Garaud, vous en avez entendu l'aveu de la bouche de cet homme ! Mais si je me suis évadée, c'est pour retrouver mes enfants, ma fille, qu'il a voulu assassiner comme moi ! Vous savez maintenant qui je suis, mes amis… Vous connaissez ma vie, mes malheurs… Me condamnez-vous ? »

Tout le monde courut à Jeanne, toutes les mains se tendirent pour serrer la sienne. Ovide, lui, venait de tomber sur une chaise et se débattait dans une violente crise nerveuse. À cette minute précise, les agents de la sûreté écartèrent la foule, et l'un deux dit, en mettant la main sur l'épaule de Jeanne :

« Jeanne Fortier, je vous arrête au nom de la loi !

— Vous m'arrêtez ! » balbutia la malheureuse femme, anéantie.

Un murmure de colère gronda autour des agents. Le Lyonnais s'avança.

« Arrêter maman Lison, s'écria-t-il, jamais !

— Obéissez à la loi ! reprit l'agent.

— Allons, filez, maman Lison, filez vite ! glissa le Lyonnais dans l'oreille de Jeanne. Ne vous laissez pas prendre. »

Un groupe compact se forma aussitôt, entourant la porteuse de pain et la poussant vers les cuisines, où se trouvait une issue donnant sur la rue voisine. Les agents, voyant qu'ils ne pouvaient l'emporter contre tous, n'essayèrent point la lutte. Ovide Soliveau tomba sur le plancher en se débattant.

« Il est essentiel, répliqua l'un des agents, que cet homme puisse répéter ses aveux au juge d'instruction… »

Mais la crise se calma rapidement. L'un des agents alla chercher une voiture dans laquelle on porta le corps inerte du gredin, et le fiacre roula vers la préfecture, emportant Ovide Soliveau et les agents.

Dès qu'ils furent partis, la servante Marianne s'élança vers le cabinet où dînait Melle Amanda. Ce cabinet était vide. L'essayeuse de Mme Augustine s'était précipitée pour avertir le peintre Étienne Castel de ce qui s'était passé, mais elle ne le trouva point chez lui. Alors, elle rentra chez elle, résolue à attendre Duchemin.

Vers sept heures du soir, un commissionnaire lui apporta une lettre de Raoul. Elle lut avidement les lignes suivantes :

« Je ne rentrerai peut-être pas de la nuit. Nous tenons Paul Harmant. Il va nous conduire, sans le savoir, à la demeure de Soliveau. Une fois chez ce drôle, je me charge de faire main basse sur les papiers qui nous intéressent.

RAOUL. »

Au restaurant, dans le cabinet où Paul Harmant, Lucien Labroue et Étienne Castel étaient installés, le millionnaire se leva à huit heures et demie.

« Je regrette bien vivement d'être obligé de vous quitter, fit-il, mais les affaires sont les affaires… »

Paul Harmant serra la main de Lucien, puis celle d'Étienne, et se séparant d'eux se dirigea vers la rue de Rome. À peine avait-il fait vingt pas que Raoul Duchemin sortit à son tour. Étienne et Lucien étaient restés sur le seuil du restaurant.

« Mon cher Lucien, fit l'artiste, voyez-vous ce jeune homme qui s'en va du même côté que Paul Harmant ?

— Je le vois.

— Eh bien, mon cher enfant, ce jeune homme viendra peut-être m'apprendre demain matin que nous tenons le véritable assassin de votre père…

— Que dites-vous ? s'écria Lucien, stupéfait.

— Demain je pourrais peut-être vous dire : « Rien ne vous empêche d'aimer Lucie Fortier et de l'épouser. »

— Oh ! monsieur… balbutia Lucien en proie à une indicible émotion. Pourvu que vous ne vous abusiez pas !… Apprenez-moi donc…

— Rien en ce moment », interrompit l'artiste.

XIII

Les deux agents avaient conduit Ovide Soliveau au dépôt de la préfecture et l'avaient fait admettre provisoirement à l'infirmerie, dans une salle où il se trouvait seul. Le sommeil succédant à la crise nerveuse durait toujours. Le gardien de l'infirmerie s'était installé auprès du lit d'Ovide. À neuf heures, Soliveau ouvrit les yeux, se dressa et jeta un regard autour de lui. Il vit à côté de son lit le gardien, qui l'examinait avec une attention pleine de curiosité.

« Ah ! ça, où suis-je donc ? demanda-t-il.

— À l'infirmerie du dépôt », répondit le gardien.

Soliveau, pris d'une soudaine épouvante, sauta en bas du lit sur lequel on l'avait étendu sans lui retirer ses vêtements.

« Au dépôt, répéta-t-il, pâle et tremblant. Depuis quand ?

— Depuis cinq heures du soir, à peu près. »

Ovide ne se souvenait absolument de rien. Il fouilla sa mémoire. Soudain il poussa une exclamation de rage. La lumière venait de jaillir dans son esprit.

« Je comprends tout ! murmura-t-il, Marianne s'est trompée… C'est à moi qu'elle a versé la diabolique liqueur ! »

La porte s'ouvrit. Trois gardes de Paris se trouvaient sur le seuil avec un gardien.

« Venez », dit le gardien à Ovide.

Au bout de quelques minutes, il entrait dans le cabinet du chef de la Sûreté, où l'attendaient un juge d'instruction, son greffier et les deux agents qui avaient assisté au banquet. Le juge d'instruction prit la parole :

« Votre nom ? demanda-t-il.

— Pierre Lebrun, répondit Ovide.

— Vous mentez ! » répliqua le magistrat.

Le Dijonnais était rentré en possession de tout son aplomb.

« Alors, fit-il d'un ton presque insolent, si vous savez mieux que moi comment je m'appelle, pourquoi me questionnez-vous ?

— Vous vous nommez Ovide Soliveau, reprit le juge.

— Si ça vous fait plaisir, mon Dieu, je le veux bien.

— N'aggravez point votre situation. Si vous ne répondez pas, votre cousin Paul Harmant répondra pour vous. »

« Allons, pensa Soliveau, décidément, j'ai trop parlé… »

Sur une nouvelle question du juge, il donna la date de sa naissance et les noms de ses père et mère.

Puis le juge demanda :

« Paul Harmant est votre cousin ?

— Oui !

— Vous mentiez donc, au Rendez-vous des boulangers, en affirmant, que votre cousin était mort, et que l'homme qui se faisait appeler aujourd'hui Paul Harmant avait un autre nom ? »

Ovide comprenait de plus en plus que, sous l'influence de la liqueur canadienne, il avait révélé tous ses secrets.

« J'étais ivre, répondit-il, et je ne savais ce que je disais.

— Alors, c'est dans le délire de l'ivresse que vous avez accusé Lise Perrin, la porteuse de pain, d'être Jeanne Fortier ?

— Qui ça, Jeanne Fortier ?

— La femme que vous avez essayé d'assassiner rue Gît-le-Cœur, en faisant tomber sur elle un échafaudage de peintres, et dont, il y a quelques semaines, vous avez tenté de tuer la fille… »

Le Dijonnais devint livide. Cette fois, il se sentait perdu…

« Qui ose avancer cela ? bégaya-t-il.

— Ceux devant lesquels vous l'avez dit.

— Je vous répète que j'étais ivre.

— Ivre de cette liqueur, fit le chef de la Sûreté en montrant le flacon trouvé sur Ovide et dans lequel il restait encore une partie du liquide canadien, de cette liqueur versée par vous pour Jeanne Fortier et que vous avez bue. Une liqueur américaine dont le docteur Richard, un spécialiste que nous avons consulté, connaît aussi bien que vous les effets surprenants, et dont vous avez parlé à la servante Marianne. »

Ovide baissa la tête et garda le silence.

« Où demeurez-vous ? poursuivit le juge d'instruction.

— En garni.

— Vous voulez nous tromper encore… »

Un accès de colère irraisonnée s'empara du Dijonnais.

« Ah ! tenez, s'écria-t-il, toutes vos questions m'ennuient à la fin ! Je me suis fait pincer comme un simple idiot, c'est ma faute, et c'est d'autant plus bête que je ne travaillais pas pour mon compte. Tant pis pour les autres. Je demeure avenue de Clichy, numéro 172. Ne me demandez pas autre chose. Je ne répondrai plus.

— Je vous ai dit qu'en vous obstinant dans votre mutisme vous aggraviez votre position…

— Turlututu ! des bêtises ! Je ne coupe pas là-dedans !

— Le vrai Harmant est mort, n'est-ce pas, et celui qui porte aujourd'hui ce nom s'appelle Jacques Garaud ? »

Soliveau haussa les épaules.

« Celui qui vous avait commandé et payé pour le meurtre de Lucie Fortier, et celui de Jeanne Fortier, sa mère ? »

Ovide resta muet. Le juge d'instruction se leva.

« Qu'on emmène cet homme. Qu'on le mette au secret. »

Les gardes de Paris sortirent avec le prisonnier.

« Cet homme est un bandit ! s'écria le juge.

— Si j'ai bien lu dans sa pensée, reprit le chef de la Sûreté, nous trouverons chez lui des documents qui nous éclaireront… Maintenant, monsieur le juge d'instruction, quel parti prenez-vous au sujet de ce Paul Harmant ?

— Je suis d'avis d'attendre de Soliveau des aveux complets. Il parlait sous l'empire d'une ivresse mal dissipée… Prendre ses paroles et ses accusations trop au sérieux serait agir à la légère…

— Êtes-vous d'avis d'opérer une perquisition, cette nuit même, au domicile que nous a indiqué ce Soliveau ?

— Partons », fit le juge d'instruction. Paul Harmant, nos lecteurs s'en souviennent, suivi de près par Raoul Duchemin, avait pris la rue de Rome. À neuf heures précises, le père de Mary s'arrêtait devant la petite porte grise que nous connaissons et sonnait. Duchemin avait fait halte, presque en face, dans l'enfoncement d'une porte cochère.

La porte resta close. Paul Harmant se demandait ce que pouvait signifier l'absence d'Ovide, mais n'ayant aucune raison de supposer que la dépêche qu'il avait reçue cachait un piège, il résolut d'attendre et se mit à se promener de long en large.

Raoul le voyait passer et repasser. Pour ne pas attirer son attention, il alla s'installer à la terrasse d'un café sis un peu plus bas.

Dix heures sonnèrent. Paul Harmant s'approcha de nouveau de la porte et sonna à plusieurs reprises ; puis il se mit à arpenter le trottoir d'un pas furibond. Une heure s'écoula. Les horloges des Batignolles sonnèrent onze heures. Paul Harmant proféra un juron et Duchemin le vit bientôt abandonner sa faction, et remonter vers la place Clichy.

À minuit, Duchemin quitta le café.

Devant la porte grise du jardin, il jeta un regard sur la muraille de clôture. C'est à peine si cette muraille avait deux mètres de hauteur. Une borne de granit se trouvait à côté.

Duchemin se rapprocha du mur d'enceinte, jeta par-dessus un paquet contenant pince, ciseau à froid et tournevis, puis, après s'être assuré que personne ne venait, il sauta sur la borne, saisit l'arête du mur, et d'un bond se trouva à cheval sur le chaperon, d'où il se laissa glisser dans le jardin.

Un instant après il franchissait le seuil d'une pièce où se trouvaient des malles ficelées. Il alluma une bougie.

« Le gredin s'apprêtait à filer, cela saute aux yeux ! murmura-t-il. Il n'y avait pas de temps à perdre ! »

Dans une autre pièce, un secrétaire frappa ses yeux.

Le secrétaire était fermé à clef. Raoul se servit de sa pince, le panneau du meuble céda. Ce qui s'ouvrit à sa vue fut une certaine quantité de billets de banque et de rouleaux d'or.

Il ouvrit un de ses tiroirs. Un portefeuille et deux liasses de papiers attirèrent son attention. Raoul examina vivement le contenu du portefeuille, et du premier coup d'œil il aperçut les deux traites enrichies par lui de la fausse signature de son oncle.

« Enfin ! » murmura-t-il avec un soupir d'allégement.

À ces lettres de change était annexée la reconnaissance remise par Amanda à Mme Delion, la modiste de Joigny. Il s'empara de cette reconnaissance. Un troisième papier, portant le timbre de la République helvétique, attira son attention. Il le parcourut. C'était un acte de décès.

« Le vrai Paul Harmant est mort à Genève ! » s'écria-t-il.

Remettant alors ces diverses pièces dans le portefeuille, il les glissa dans sa poche de côté. En ce moment, le bruit de voitures s'arrêtant à la porte du jardin de Soliveau parvint jusqu'à son oreille. Un murmure de voix se faisait très distinctement entendre. Raoul revint dans la première pièce. Une clef tournait dans la serrure.

« La porte est fermée aux verrous… dit une voix.

— Eh bien, escaladez le mur ! » commanda une autre voix.

Le jeune homme se sentit pris de frayeur. S'élançant hors du pavillon il gagna un endroit où s'adossait à la muraille une cabane à lapins, bondit sur cette cabane et de là sur le chaperon. Sans bruit, il se laissa glisser et disparut.

Dans le pavillon d'Ovide, les gens de justice cherchaient avec ardeur.

« On est venu ici, mais pas pour voler… dit tout à coup le chef de la Sûreté en montrant au juge d'instruction l'or et les billets de banque en vue sur la tablette de secrétaire…

— Qu'y venait-on faire, alors ? demanda le magistrat.

— Prendre des papiers dont une des réponses du misérable Soliveau nous a laissé entrevoir l'existence…

— Cet homme s'est alors moqué de nous ; il avait un complice qui, le voyant arrêté, est venu ici enlever tout ce qui pouvait les compromettre…

— Ce doit être Paul Harmant… La pince et les outils que voilà sont neufs ; ils ont été achetés exprès pour l'expédition qui vient d'avoir lieu. »

Les meubles furent explorés l'un après l'autre, les malles ouvertes et fouillées. À trois heures du matin, tout avait été visité.

XIV

Amanda avait passé une nuit terrible. Raoul n'était pas rentré. Tout en s'habillant, elle s'approchait d'instant en instant de la fenêtre. Soudain, une voiture fit halte à la porte de la maison et la tête de Raoul apparut à la portière.

« Descends vite ! » lui cria le jeune homme.

Amanda s'empressa d'obéir.

« Il faut que nous allions rue d'Assas… J'ai les papiers.

— Les nôtres ?

— Oui… et de plus l'acte mortuaire du vrai Paul Harmant… Ovide Soliveau n'est point rentré chez lui…

— Il est arrêté, fit Amanda.

— Arrêté ? répéta Duchemin. Comment le sais-tu ? »

L'essayeuse de Mme Augustine raconta brièvement ce qui s'était passé la veille au Rendez-vous des boulangers.

« Tout est pour le mieux ! s'écria Raoul Duchemin après avoir écouté la jeune femme. Maintenant, il faut aller à ton atelier. Je te conduirai rue Saint-Honoré en allant rue d'Assas. »

Étienne Castel avait passé, lui aussi, une fort mauvaise nuit. Debout à six heures, il se demandait pourquoi Duchemin n'arrivait pas.

« Tout s'effondrerait-il à l'heure où j'ai le pressentiment que la vérité sur le drame d'Alfortville va se découvrir ? Raoul Duchemin aurait-il échoué ? Ovide l'aurait-il assassiné ? »

Le valet de chambre parut.

« Les commissionnaires qui viennent chercher le tableau…

— Qu'ils entrent ! »

L'artiste leur désigna la caisse où était emballé le tableau.

« Il faut manier cela avec soin, mais vous laisserez le petit cheval de carton qui est à côté, je m'en chargerai. »

Chacun des transporteurs saisit une des extrémités de la caisse. Le colis, quoique ses dimensions ne fussent pas très grandes, était lourd. Par suite d'un faux mouvement, le premier commissionnaire lâcha prise au moment où son compagnon faisait un effort ; la caisse, basculant, vint s'abattre sur le parquet, renversant et broyant le petit cheval de carton.

« Satanés maladroits ! s'écria l'artiste.

— Qu'est-ce que vous voulez, monsieur Castel ! Ça m'a glissé de la main… répliqua le transporteur. Le tableau n'a point de mal. Je crois bien que le petit cheval est pris dessous. Heureusement, il ne valait pas cher. »

Les deux hommes reprirent chacun un angle de la caisse qu'ils soulevèrent, et ils sortirent de l'atelier. Le cheval de carton était littéralement broyé. De son ventre béant sortaient des étoupes, du papier fripé et des morceaux de chiffon.

« Que dira Georges ? murmura Étienne, repoussant du pied les débris du cheval ! Il tenait tant à ce souvenir ! »

En glissant sur le parquet, le vieux jouet brisé laissa derrière lui les papiers qu'Étienne avait aperçus, mais il ne s'en préoccupa point, ayant à terminer la lettre qu'il écrivait à Georges. Voici cette lettre :

« Mon cher enfant,

« C'est aujourd'hui que tu atteins ta vingt-cinquième année. Je t'envoie le tableau promis. J'ai, en outre, de très importantes révélations à te faire. Je serai chez toi à neuf heures.

« Ton ex-tuteur et ton ami toujours, ÉTIENNE CASTEL. »

En se retournant, Étienne regarda de nouveau les débris du dada, les papiers et les chiffons échappés de ses flancs.

« Le fameux cheval de Troie était mieux garni ! se dit-il en ramassant le tout. Qu'est-ce qu'on avait fourré là-dedans ? »

En disant ce qui précède, l'artiste explorait ce fouillis. Tout à coup, Étienne s'arrêta, les yeux fixés sur une feuille qu'il venait de défriper. Un nom venait d'attirer violemment son attention.

« Jacques Garaud !… balbutia-t-il. Une lettre de Jacques Garaud écrite à Jeanne Fortier. »

Il ajouta, les mains et les lèvres tremblantes :

« Mon Dieu ! si c'était… si c'était… »

Et il lut, presque tout haut, d'une voix que l'émotion rendait indistincte :

« Chère Jeanne, bien-aimée,

« Hier je vous laissais entrevoir, dans un prochain avenir la fortune et le bonheur. Je puis maintenant vous les promettre d'une façon immédiate.

« Demain, je serai riche, ou du moins les moyens de commencer une grande fortune seront dans mes mains. Je posséderai une invention qui donnera des bénéfices incalculables, et j'aurai près de deux cent mille francs pour l'exploiter.

« Point de fausse honte, Jeanne ! Songez à vos enfants.

« Je vous attendrai ce soir, à onze heures, avec le petit Georges, au pont de Charenton, et je vous conduirai dans une retraite sûre, d'où nous partirons demain pour l'étranger où nous serons riches et heureux.

« Si vous ne veniez pas, Jeanne, je ne sais à quelle extrémité le désespoir me pousserait. JACQUES GARAUD.

« 7 septembre 1861. »

« Tonnerre ! s'écria l'artiste. C'est la lettre que Jeanne Fortier croyait anéantie, brûlée ! C'est cette preuve de son innocence dont elle parlait toujours…

« Jacques Garaud parle d'une somme de près de deux cent mille francs, et c'est cent quatre-vingt-dix mille francs qui ont été volés à Jules Labroue ! Il parle d'une invention… C'est l'invention faite par le père de Lucien ! »

En ce moment, on sonna à la porte de l'appartement, puis, aussitôt après, on frappa à celle de l'atelier.

« Entrez ! » dit Étienne.

La porte s'ouvrit. Raoul Duchemin était debout sur le seuil.

« Vous voilà donc enfin ! s'écria l'artiste. Ovide Soliveau ?

— Arrêté… Je vous raconterai cela. Allons au plus pressé.

— Savez-vous quelque chose de Paul Harmant ?

— Paul Harmant est mort.

— Le père de Mary, mort ! fit Étienne avec stupeur.

— Ce n'est point du père de Mary que je parle, c'est de l'homme dont ce misérable a pris le nom. Le vrai Paul Harmant est mort il y a vingt-cinq ans, à Genève.

— Vous avez la preuve de cela ? »

Duchemin tendit à l'artiste l'acte mortuaire relevé jadis sur le registre de l'état civil de Genève, par les soins d'Ovide.

« Impossible de conserver un doute ! murmura Étienne. Ah ! Jacques Garaud, je te tiens donc enfin ! »

Il frappa sur un timbre. Le valet de chambre parut.

« Prenez une voiture. Allez à Courbevoie, à l'usine Paul Harmant. Faites savoir à M. Lucien Labroue que vous venez le chercher de ma part, et ramenez-le immédiatement ici.

— Ah ! mon cher Raoul, s'écria Étienne, vous venez de racheter amplement par une bonne action la faute que vous aviez commise dans un moment de folie… En déjeunant, vous me raconterez tout ce que vous savez. »

Tous deux se mirent à table. Duchemin narra dans les moindres détails les incidents de la nuit précédente. Le repas était à peine fini que Lucien Labroue entrait dans la salle à manger.

« Cher artiste, dit ce dernier, vous le voyez, j'accours. Auriez-vous des choses importantes à m'apprendre ?

— De la plus haute importance, appuya Étienne Castel. Je connais l'assassin de votre père. »

Lucien devint très pâle.

« Le nom de l'assassin ? fit-il.

— Vous le saurez quand il en sera temps, et ce sera bientôt : pour le moment, nous allons chez votre ami Georges Darier. »

XV

Lucie Fortier avait attendu toute la soirée maman Lison. Quand sonnèrent dix heures du soir sans que la porteuse de pain fût rentrée, la jeune fille commença à se sentir prise d'inquiétude. Minuit sonna. La porteuse de pain n'avait point reparu. Lucie se mit au lit, mais il lui fut d'abord impossible de fermer les yeux.

Enfin, vers quatre heures du matin, Lucie laissa retomber sa tête et s'endormit d'un lourd sommeil. Il était huit heures quand elle se réveilla. Elle sauta à bas de son lit, et alla frapper à la porte de Jeanne. Aucune réponse. La jeune fille s'habilla rapidement et descendit.

« J'irai d'abord au Rendez-vous des boulangers », se dit-elle.

En arrivant en face de la boutique du marchand de vin-restaurant, elle s'arrêta, frappée de stupeur. Cette boutique était fermée. Lucie s'informa.

« L'établissement a été fermé par autorité de justice à cause de la porteuse de pain, parbleu », lui dit une commère.

Les quatre mots : La porteuse de pain, glacèrent Lucie.

« Le nom de cette porteuse de pain ? demanda-t-elle.

— On l'appelle dans le quartier maman Lison.

— Mais, pourquoi ? Pourquoi ? balbutia-t-elle.

— On a voulu arrêter maman Lison, et alors les garçons boulangers qui lui donnaient un banquet ont cogné sur les agents, et maman Lison a pris la poudre d'escampette.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! » bégaya Lucie avec désespoir.

Et elle courut à la boulangerie Lebret. La servante était seule.

« Avez-vous vu maman Lison ? lui demanda Lucie.

— Ah ! ne me parlez pas de ça. On a voulu l'arrêter. Elle était recherchée par la police.

— Recherchée par la police ! » répéta Lucie, affolée.

Lucie pouvait à peine se soutenir. Elle sortit après avoir remercié la fille de boutique.

« Rien… murmura-t-elle en s'éloignant, je n'ai rien appris ! Où demander maman Lison ?… où la retrouver ? »

Tout à coup Lucie s'arrêta. Elle venait de penser à l'ami de Lucien, à l'avocat Georges Darier. En moins de vingt minutes, elle arriva à la maison qu'habitait le jeune homme.

La vieille Madeleine vint lui ouvrir.

« Pourrais-je voir monsieur l'avocat Darier ?

— Monsieur est dans son cabinet. Je vais le prévenir. »

Quelques minutes après, la servante introduisit Lucie. Georges constata le bouleversement de sa visiteuse.

« Veuillez vous asseoir, mademoiselle, dit-il en avançant à la jeune fille un fauteuil sur lequel elle se laissa tomber.

— Ah ! monsieur… s'écria-t-elle en éclatant en sanglots, conseillez-moi… protégez-moi… sauvez-la !

— Quel chagrin vous frappe si violemment ?

— Monsieur, répliqua Lucie, j'avais auprès de moi une brave et digne femme que j'aimais comme si elle eût été ma mère… Elle a failli être tuée, il y a quelques jours… Hier, elle était allée au banquet offert par les gens de son état pour fêter sa préservation quasi miraculeuse. Elle n'est point revenue… Très inquiète, je me suis rendue ce matin à la maison où avait eu lieu le banquet. Cette maison était fermée par ordre, et le hasard m'apprit qu'on avait donné cet ordre parce que la femme que je cherchais s'était dérobée par la fuite à une arrestation rendue impossible par la résistance des compagnons boulangers qui offraient le banquet. Elle n'est point retournée dans la maison où elle travaillait. Seule au monde, je viens, monsieur, vous demander votre aide et vos conseils. Soutenez-moi, guidez-moi, car sans vous c'est à jamais que maman Lison est perdue pour moi ! »

En attendant ces derniers mots, Georges bondit.

« Maman Lison ! s'écria-t-il, Lise Perrin… Cette brave femme qui est venue me rapporter des papiers trouvés par elle ! C'est de Lise Perrin qu'il s'agit ?

— Oui, monsieur.

— Vous vous nommez Lucie, n'est-ce pas, mademoiselle ?

— Oui, monsieur », répéta la jeune fille.

Georges poussa une exclamation. Il venait de se souvenir des menaces adressées en sa présence par Paul Harmant à la porteuse de pain.

« Paul Harmant l'a dénoncée, se dit Georges…

— Eh bien, monsieur ? fit Lucie, les mains jointes.

— Celle que vous appelez maman Lison ne vous a-t-elle jamais appris son véritable nom ?

— Elle m'a dit qu'elle s'appelait Lise Perrin !

— Celui-là en cachait un autre… C'est du côté de la préfecture de police que vos recherches doivent vous conduire.

— Vous m'effrayez, monsieur ! s'écria la jeune fille. Maman Lison a-t-elle donc vraiment commis un crime ?

— Je l'ignore, mais Lise Perrin a été condamnée, il y a vingt et un ans, sous un autre nom, à la détention perpétuelle. Elle se nomme en réalité Jeanne Fortier, évadée de prison. »

Lucie chancela et poussa un cri de désespoir.

« Ma mère ! fit-elle en se tordant les mains. C'était ma mère… ma mère injustement condamnée, Lucien me l'a dit… Ah ! voilà donc pourquoi elle me prodiguait les trésors d'une inépuisable tendresse ! Ma mère… ma pauvre mère… ma mère chérie ! Et ils l'ont arrêtée de nouveau… je ne la verrai plus ! Monsieur, vous êtes avocat, et vous avez du cœur, vos yeux sont remplis de larmes. Monsieur, faites un miracle. Rendez-moi ma mère… »

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit. Étienne Castel, Lucien Labroue et Raoul Duchemin parurent.

« Mon tuteur ! s'écria Georges, étonné.

— Lucien ! » balbutia la jeune fille en reculant avec effroi.

Le fils de Jules Labroue courut à elle, la prit dans ses bras et la pressa contre sa poitrine en murmurant :

« Espérez, Lucie ! Espérez !

— Elle m'annonçait la disparition de Lise Perrin… fit Georges…

— Nous la retrouverons, soyez tranquille… » dit Étienne Castel.

Lucie se dirigeait vers la porte.

« Restez, mademoiselle, je vous en prie ! continua Étienne. Vous devez être témoin de ce qui va se passer ici…

— Ce qui va se passer ici ? répéta le jeune avocat.

— Mon enfant, dit Étienne Castel d'une voix émue, c'est aujourd'hui que s'accomplit ta vingt-cinquième année. C'est aujourd'hui que je dois remplir le dernier vœu de l'homme excellent qui me confia ta tutelle. »

Étienne prit dans sa poche une lettre scellée d'un large cachet noir et la tendit à Georges en ajoutant :

« Cher enfant, lis cette lettre. Lis tout haut… »

Le jeune homme déchira l'enveloppe et lut :

« Mon bien-aimé Georges,

« Au mois de septembre 1861, une pauvre femme, tenant par la main un petit enfant, se présentait chez moi, à la cure de Chevry. Cette pauvre femme était poursuivie, traquée, en butte à la triple accusation d'assassinat, de vol et d'incendie. Elle se nommait Jeanne Fortier…

« Jeanne Fortier m'a juré sur la tête de son petit enfant qu'elle était innocente. La vérité se lisait dans son regard, vibrait dans le son de sa voix, éclairait son visage.

« Mais que pouvais-je faire contre tant de preuves qui semblaient indiscutables ? Jeanne Fortier fut condamnée à la détention perpétuelle.

« Malgré la condamnation prononcée par le jury, ma conviction ne changeait pas. Pour moi, elle n'était point coupable, mais une martyre. Je voulus réparer l'injustice des hommes, et je conseillai à ma sœur d'adopter l'enfant de Jeanne. Elle le fit, et, par l'adoption, lui donna le nom de Georges Darier. »

« Moi… moi… fit Georges, éperdu. Je suis le fils de Jeanne Fortier, et Lucie… Lucie… est ma sœur !

— Mon frère ! mon frère ! » s'écria Lucie en se jetant sur le cœur de Georges qui la tint étroitement embrassée.

Georges dénoua l'étreinte qui retenait Lucie.

« Nous sommes les enfants de Jeanne Fortier, ma sœur ! dit-il. Notre mère est innocente, et nous ne pouvons pas demander sa réhabilitation ! Ah ! c'est horrible !

— Espérez, mon ami ! s'écria Lucien ! Les preuves de l'innocence de Jeanne Fortier, votre mère, ces preuves que vous demandiez au Ciel, nous vous les apportons…

— En voici une, d'abord, fit Étienne en présentant à son ex-pupille la lettre de Jacques Garaud. Lis, mon enfant… »

Georges dévora cette lettre.

« Oui… oui… s'écria-t-il ensuite. C'est la preuve du crime ! Mais on la croyait perdue… Où donc se trouvait-elle ?

— Dans les flancs du petit cheval de carton que tu portais lorsque vous vous êtes présentés à la cure de Chevry… »

En entendant ces paroles, il sembla au jeune avocat qu'un voile se déchirait soudainement devant ses yeux.

« Ah ! dit-il en pressant son front… Je me souviens. Ce cheval, je jouais avec lui dans la cour d'une grande usine, que plus tard j'ai vue dévorée par l'incendie. Ce cheval avait au flanc un trou béant. J'ai ramassé la lettre que voilà, et je m'en suis servi avec d'autres papiers et des chiffons, pour garnir le vide. Hélas ! elle arrive trop tard. Jacques Garaud ne pourra plus avouer qu'il a tracé ces lignes… il est mort.

— Jacques Garaud est vivant… répliqua l'artiste.

— Vivant ?

— Oui, et aujourd'hui riche, estimé ; il se cache sous un nom que vous connaissez… celui de Paul Harmant. Paul Harmant qui a voulu faire assassiner Lucie. Paul Harmant qui a dénoncé Jeanne Fortier, après avoir échoué dans une tentative de meurtre dirigée contre elle.

— Ah ! le misérable ! Mais êtes-vous certain…

— Certain, oui ! Le vrai Paul Harmant est mort. Voilà son extrait mortuaire. Le Paul Harmant d'aujourd'hui, l'ex-associé de James Mortimer, n'est autre que Jacques Garaud !

— Jacques Garaud ! répéta Georges. Qui le prouve ?

— Tu possèdes certainement dans tes dossiers quelque échantillon de l'écriture du constructeur de Courbevoie ?

— Oui… oui… fit vivement le jeune avocat, cette lettre… »

Et il prit sur son bureau une lettre. Étienne la saisit, y jeta les yeux et poussa un cri de triomphe.

« La même écriture ! Le doute est impossible ! »

XVI

Paul Harmant avait regagné son logis à une heure du matin, très étonné, très inquiet de l'inexactitude de Soliveau.

Le lendemain matin, vers neuf heures, il sortit, passa chez son banquier, et donna l'ordre de le conduire à l'usine. Aucune lettre, rien, aucune dépêche ne l'y avaient précédé. Le misérable, affolé d'angoisse, revint à Paris.

Mary se trouvait encore plus souffrante que de coutume… La veille, elle avait craché le sang. Une fièvre brûlait ses veines. Son père, en rentrant à l'hôtel, fut douloureusement frappé de ce changement subit. Il éprouva au cœur une souffrance aiguë, et cette pensée noire envahit son âme : les médecins l'avaient-ils trompé ? Mary pouvait-elle mourir si jeune ?

Au déjeuner, Mary ne faisait preuve d'aucun appétit.

« Chère mignonne, lui demanda le millionnaire, tu souffres ?

— Un peu, père. J'ai mal dormi, cette nuit.

— Tu avais la fièvre ?

— Je crois. Des rêves effrayants ont troublé mon sommeil.

— Comme les miens », pensa le millionnaire.

Paul Harmant embrassa longuement la jeune fille.

« Tu sors ? lui demanda-t-elle.

— Non, je vais dans mon cabinet de travail.

— Oh ! tant mieux, père. Tu ne peux te figurer combien j'aurais peur, aujourd'hui, si je restais seule à l'hôtel… »

Paul Harmant, après avoir refermé sur lui la porte du cabinet de travail, se laissa tomber sur un fauteuil. Il sentait que la mort planait sur sa fille et de sombres pressentiments l'agitaient.

En quittant le Rendez-vous des boulangers, Jeanne avait couru droit devant elle, au hasard. Elle gagna les quais et les suivit dans la direction de Passy. En arrivant à l'esplanade des Invalides, la porteuse de pain se laissa tomber sur un banc.

« Tout est fini pour moi ! se dit-elle. On sait que je suis à Paris… On connaîtra bien vite ma demeure. »

Jeanne releva brusquement la tête en murmurant :

« Mais Jacques Garaud se dissimule sous le nom de Paul Harmant. Cet homme ne mentait pas. À cette heure il est certainement arrêté. Il parlera… il nommera son complice. Alors on saura que j'ai été condamnée injustement… Oui, mais si Jacques Garaud trouvait moyen d'échapper à la justice par la fuite ! Si le misérable qui a voulu me tuer rétractait ce qu'il a dit, où trouverai-je des preuves, moi. Et ce n'est pas moi, l'évadée de Clermont, qu'on croirait ! C'est lui, l'homme important, lui, le millionnaire… »

Le pont des Invalides était devant elle. Elle le prit, et se trouva dans les Champs-Élysées qu'elle remonta jusqu'à l'Arc de Triomphe, suivit machinalement l'avenue du Bois-de-Boulogne et s'engagea dans le bois. La nuit venait. La porteuse de pain se laissa tomber sur le gazon, sous les arbres, et donna libre cours à ses pleurs.

Prise de vertige, alors, Jeanne s'évanouit.

Lorsqu'elle se ranima, l'aube se levait.

Elle marcha longtemps au hasard. Enfin elle côtoya la Seine dans la direction de Paris. Ses forces l'abandonnaient : elle ressentait les premières atteintes de la faim. Elle entra chez un marchand de vin, se fit servir un peu de viande froide et du pain, mangea lentement et resta longtemps assise, jetant un regard sombre à l'eau qui coulait devant elle. L'idée de la mort se présentait à elle.

« Mourir… murmura-t-elle tout à coup. N'y a-t-il donc plus que cela pour moi, à cette heure ! Quoi, j'abandonnerais l'enfant retrouvée, déjà ! j'oublierais que j'en ai un autre à retrouver encore ! Non ! non ! ce serait lâche ! Cela ne sera pas ! »

Et Jeanne se leva, ravivée, transfigurée.

Une heure après, elle sonnait à la porte de l'hôtel de Paul Harmant.

XVII

Depuis le moment où nous l'avons vu s'enfermer dans son cabinet de travail, le père de Mary n'avait point quitté l'attitude prise par lui en y entrant. Un coup frappé discrètement à la porte le tira de ses préoccupations sinistres. Le valet de chambre parut.

« C'est une femme qui désire voir monsieur… Elle a dit qu'elle venait de la part de M. Ovide… »

Paul Harmant eut quelque peine à cacher son trouble.

« Pourquoi m'envoie-t-il quelqu'un ? se demanda-t-il. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ? »

Il ajouta à voix haute :

« Faites entrer cette femme… »

Le valet de chambre introduisit la visiteuse et se retira en refermant la porte derrière elle. Paul Harmant se retourna. Soudain il poussa un cri sourd, il recula jusque dans un angle de la pièce. Il avait devant lui maman Lison qu'Ovide prétendait avoir écrasée sous l'échafaudage de la rue Gît-le-Cœur !

« Ah ! dit Jeanne, votre terreur me prouve que c'est par votre ordre qu'on m'a voulu assassiner ! »

L'ex-contremaître comprit que s'il ne faisait pas tête à l'orage, il était perdu, il s'écria :

« Vous ici ! Que venez-vous faire dans ma maison ?

— N'avez-vous pas compris qu'enfin j'ai soulevé votre masque ?

— Cette femme est folle ! murmura le faux Paul Harmant.

— Ce que je viens faire ici ?… Je viens vous demander compte de ce que j'ai souffert depuis vingt et un ans, Jacques Garaud ! »

Le millionnaire feignit l'étonnement.

« Jacques Garaud ? répéta-t-il. Quel est ce nom ?

— C'est le vôtre.

— Le monde entier sait que je m'appelle Paul Harmant… vous êtes folle, Lise Perrin…

— Je ne suis point Lise Perrin. Je suis Jeanne Fortier. Vous m'avez reconnue chez l'avocat Georges Darier !

— Taisez-vous !

— Je ne me tairai pas ! Dénoncée par toi et ton complice, on me cherche, on me traque ! Je suis venue ici, chez toi, pour que la police puisse nous arrêter ensemble ! Une fois pris, il te faudra bien avouer tous tes crimes. »

Jacques Garaud allait répondre. La porte s'ouvrit brusquement.

« Que se passe-t-il donc, mon père ? »

Le millionnaire s'élança vers Mary.

« Mon enfant chérie, lui répondit-il, va-t'en… cette femme est folle. Elle insulte… elle menace…

— Eh bien, mon père, il faut appeler… il faut qu'on vienne et qu'on la fasse chasser de notre maison… »

Mary s'approcha de Jeanne et lui adressa ces mots :

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Qu'on arrête cet homme avec moi, et que justice soit faite.

— Tu vois bien qu'elle est folle ! s'écria Paul Harmant.

— Sonnez donc, mon père ! sonnez donc ! » reprit la jeune fille.

Le millionnaire resta immobile. Mary le regarda avec stupeur.

« Mais pourquoi donc ne sonnez-vous pas ?

— Parce qu'il a peur, fit Jeanne.

— Eh bien, je sonnerai, moi ! »

Et la fille de Paul Harmant se dirigea vers la cheminée.

« Mary… Mary… balbutia le misérable en l'arrêtant du geste, non… non… N'appelle pas… ne sonne pas !

— Pourquoi donc ?

— C'est moi qui vais répondre, dit Jeanne Fortier ; il ne veut pas qu'on sache que Paul Harmant est Jacques Garaud, le voleur, l'incendiaire et l'assassin ! Après vingt et un ans de ténèbres et d'impunité, il sait que la lumière va briller enfin, et il tremble…

— Ah ! taisez-vous ! Pitié pour ma fille !

— Avez-vous eu pitié de mes enfants ? Ne croient-ils pas, grâce à vous, que leur mère est une misérable, une infâme ? Je veux, moi, que votre fille sache qu'après avoir livré ma fille au couteau de son complice, vous avez voulu la tuer par le désespoir…

— Ah ! tais-toi ! tais-toi ! ou sinon… »

Mais déjà Mary s'était jetée entre lui et la visiteuse.

« Je veux que cette femme parle ! » dit-elle.

Dompté par le regard de sa fille, le millionnaire se laissa tomber sur un fauteuil. Jeanne poursuivit :

« Il y a vingt et un ans, cet homme a volé, incendié, assassiné, et, joignant à tant de crimes un crime plus lâche encore peut-être, a fait croire à sa mort héroïque et m'a laissé condamner à sa place ; il a pris un faux nom et il a épousé votre mère !

— Tais-toi ! Mais tais-toi donc ! bégaya l'industriel.

— Parlez ! je le veux ! dit Mary pour la seconde fois.

— En Amérique, il fit une immense fortune, et il revint vivre heureux en France, tandis que j'agonisais lentement en prison. Voulant avant de mourir revoir mes enfants, je m'évadai. Lui aussi les cherchait, le misérable, et le hasard le mit d'abord en face du fils de l'homme assassiné par lui jadis, Lucien Labroue, qu'il voulait vous donner pour mari. Lucien Labroue aimait ma fille, poursuivit Jeanne, votre père eut l'audace de lui dire : « Celle que vous aimez est la fille de la misérable qui a tué votre père ! »

— C'est horrible ! balbutia Mary, son visage dans ses mains.

— Oui, bien horrible, n'est-ce pas ? Voilà ce qu'a fait cet homme. Voilà pourquoi il tremble devant moi ! Allons, Jacques Garaud, lève-toi et dis à ta fille que tu es bien le voleur, l'incendiaire, l'assassin d'Alfortville ! »

Le misérable se leva, en effet, mais ce fut pour bondir sur Jeanne, et la prendre à la gorge. La porteuse de pain poussa un cri d'angoisse. Mary, épouvantée, s'enfuit.

« Tu es ici chez moi ! fit le millionnaire. Personne ne t'a entendue ! Je me nomme Paul Harmant et non Jacques Garaud ! La preuve du contraire n'existe pas. Tu m'as attaqué, je me défends ! Tu vas mourir ! »

Et ses doigts se crispèrent de plus en plus autour du cou de la malheureuse, la serrant comme dans un étau. Il la poussa vers la porte du cabinet servant de débarras. Sous la pression de son corps, la porte mal fermée s'ouvrit.

Les mains de Jacques se desserrèrent, et la porteuse de pain s'abattit, inanimée, sur le parquet de la pièce étroite. Au moment où l'infâme refermait la porte il entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et aperçut Étienne Castel et Raoul Duchemin.

« Nous vous dérangeons, peut-être, cher monsieur Harmant, dit l'artiste. Pardonnez-nous de venir vous surprendre. J'ai prié votre valet de chambre de ne pas nous annoncer… Mais qu'avez-vous donc, cher monsieur Harmant ? Vous voilà pâle comme un mort ?… Vos mains tremblent… Êtes-vous souffrant ?

— Oui… un malaise subit, répondit Jacques Garaud en s'efforçant de se remettre. Ce n'est rien, ça va déjà mieux. Mais à quoi ai-je plaisir de vous voir, ce matin, en compagnie de… »

Jacques Garaud s'interrompit.

« De M. Raoul Duchemin, que je vous présente, acheva l'artiste. Depuis que je vous ai quitté hier au soir, une tâche fort lourde m'est incombée, et je viens vous prier de vouloir m'aider à la remplir… »

Ces paroles rassurèrent le faux Paul Harmant. Il avança des sièges aux visiteurs.

« Veuillez m'apprendre le motif de votre visite. »

En disant ce qui précède, le millionnaire jetait à la dérobée un coup d'œil vers le cabinet dans lequel il avait poussé Jeanne.

« N'avez-vous pas, dit Étienne, été, pendant deux années, élève de l'École des Arts-et-Métiers de Châlons ?

— Oui, sans doute.

— Vous y avez fait de brillantes études… Puis en sortant de l'école vous avez voyagé beaucoup… N'êtes-vous pas allé en Suisse ? où vous êtes resté longtemps ?

— Quinze ou seize mois, je crois.

— Peut-être trouverez-vous le moyen de me renseigner sur une personne morte aujourd'hui. En Suisse, n'avez-vous pas connu un mécanicien du nom de Jacques Garaud ? »

Tout en prononçant les mots qui précèdent, Étienne Castel rivait ses yeux sur les yeux du millionnaire. Il ne les vit point s'abaisser. Pas un muscle du visage qu'il étudiait ne tressaillit.

« Jacques Garaud… répéta le père de Mary. Ce nom ne m'est point inconnu. Ah ! oui… je me rappelle. Ce Jacques Garaud n'était-il point un contremaître attaché à l'usine Jules Labroue à Alfortville, et qui périt victime de son dévouement lorsque ce dernier fut assassiné dans son usine en feu ? Vous-même m'avez raconté cette histoire…

— En effet, c'est bien cela. Avez-vous connu cet homme ?

— Du tout. »

Paul Harmant se trouvait sur des charbons ardents.

« À New York, où vous êtes allé en quittant la France, n'avez-vous point entendu parler de cet homme ?

— Comment en aurais-je entendu parler ? Il était mort.

— C'est que nombre de gens prétendent que Jacques Garaud s'est arrangé de façon qu'on le crût mort dans l'incendie, dans le dessein d'éloigner de lui tout soupçon et de jouir des cent quatre-vingt-dix mille francs et de l'invention volée par lui à Jules Labroue qu'il venait de tuer.

— Cette légende ne tient pas debout ! Ce n'est pas lui qui a assassiné Jules Labroue, puisqu'une femme a été convaincue de ce crime et condamnée.

— Cette femme affirmait avoir eu une preuve de la culpabilité du contremaître. Une lettre écrite par lui.

— Si cette lettre avait existé, elle l'aurait produite.

— La lettre existe. Elle est retrouvée… »

Malgré son empire sur lui-même, Jacques Garaud ne put réprimer un tressaillement.

« Il paraît que cela vous intéresse… fit Étienne.

— Fort peu, je vous assure, mais cela m'intrigue. Une lettre retrouvée après vingt et un ans, convenez que c'est curieux ! Où était-elle cette lettre ? Dans un vieux meuble ? Dans…

— Dans un petit cheval de carton… »

Paul Harmant devint pâle et se mordit les lèvres.

« Ce cheval de carton était un jouet donné au petit Georges, le fils de Jeanne Fortier, par Garaud lui-même. Voici cette lettre… Voulez-vous que je vous la lise ?… »

Jacques Garaud se leva brusquement.

« Mais que m'importe tout cela, monsieur Castel ?

— Vous allez le savoir, répondit le peintre en plaçant sur le bureau une feuille de papier timbré dont il s'était muni…

— Qu'est-ce que cela ?

— Vous le voyez ; c'est du papier timbré. Nous avons à débattre avant tout une question pécuniaire. Cent quatre-vingt-dix mille francs placés dans une maison pendant vingt et un ans, sans qu'on ait touché pendant ce temps à l'intérêt légal et aux intérêts des intérêts, combien cela fait-il ?

— Cela triple le capital, et au-delà… dit Raoul Duchemin.

— Mettons un compte rond. Monsieur, je viens vous prier de me remettre pour le compte de M. Lucien Labroue la somme de 500 000 francs, représentant le capital, les intérêts, et les intérêts des intérêts de la somme volée par vous à son père en 1861.

— Je me nomme Paul Harmant, monsieur, s'écria le misérable, fou de terreur, et vous m'insultez ?

— Vous vous nommez Jacques Garaud et vous êtes un scélérat. Voici l'acte mortuaire de Paul Harmant décédé à l'hôpital de Genève. Allons, Jacques Garaud, l'heure est venue de rendre vos comptes à ceux que vous avez dépouillés. Vous les rendrez plus tard à la justice. Payez cinq cent mille francs d'abord.

— Allons, je suis perdu… et j'entraîne avec moi, dans l'abîme, ma fille innocente.

— Payez d'abord… ensuite nous verrons. »

Jacques Garaud… alla au tiroir-caisse de son bureau et en tira cinq liasses de billets de banque.

« Il y a là cinq cent mille francs… dit-il.

— C'est bien, fit Étienne en mettant les liasses dans sa poche. Maintenant écrivez ce que je vais vous dicter. »

L'artiste dicta :

« Moi, Jacques Garaud, en présence de MM. Étienne Castel et Raoul Duchemin, je m'accuse… »

Jacques, la sueur au front, s'arrêta.

« Avec cette confession vous perdrez ma fille… Je n'écrirai pas. »

Mary apparut tout à coup. Elle marchait d'un pas lent, et s'avança jusqu'auprès du bureau.

« Vous écrirez, mon père… » dit-elle.

Jacques Garaud se laissa tomber à genoux et balbutia :

« Ma fille… ils veulent ton déshonneur et le mien. »

Le faux Paul Harmant fit ce que lui disait sa fille qui resta debout et immobile. L'artiste poursuivit en ces termes sa dictée :

« Je m'accuse d'avoir, le 6 septembre 1861, écrit à Jeanne Fortier la lettre signée de mon nom, qu'on trouvera ci-jointe.

« Je m'accuse d'avoir, le même jour, volé une somme dépassant cent quatre-vingt-dix mille francs à M. Jules Labroue, industriel à Alfortville. »

Jacques s'arrêta de nouveau.

« Écrivez, répéta Mary, ou j'écrirai à votre place. »

Le misérable courba la tête. Étienne Castel reprit :

« Je m'accuse d'avoir volé non seulement l'argent, mais les plans de Jules Labroue, mon patron, d'avoir incendié sa maison et de l'avoir assassiné.

« Je m'accuse d'avoir voulu faire assassiner Lucie Fortier par un complice à mes gages, Ovide Soliveau, et d'avoir payé le même Ovide Soliveau pour assassiner Jeanne Fortier, reconnue par moi sous le nom de Lise Perrin, la porteuse de pain. »

L'artiste en était là de sa dictée. Soudain une porte s'ouvrit ; Jeanne Fortier livide, et le cou marbré de taches rouges, sortit du cabinet où Jacques Garaud avait cru enfermer son cadavre et dit :

« Que cet homme s'accuse aussi d'avoir voulu, tout à l'heure, m'étrangler de ses mains ! »

En voyant paraître Jeanne, Étienne et Raoul avaient poussé un cri de surprise, Mary un cri d'épouvante. Jacques, lui, paraissait changé en statue. Mary lui souleva la main et la replaça sur le papier.

« Écrivez, mon père », commanda-t-elle.

Jacques Garaud traça deux lignes encore.

« Maintenant, signez. »

Le misérable signa, Mary prit la feuille et, le tendant à Jeanne Fortier qui la saisit, lui dit :

« Voilà votre réhabilitation, madame. »

Puis se tournant vers son père, elle ajouta :

« Que Dieu vous pardonne. Moi je vais mourir. »

Et elle s'éloigna d'un pas lent, comme elle était venue. Une minute s'écoula. Lucie, Georges Darier et Lucien Labroue apparurent, en même temps que le juge d'instruction, le chef de la Sûreté, et les agents conduisant Ovide Soliveau.

« Ma mère… ma mère… » s'écria Lucie en se jetant dans les bras de Jeanne qui la serra sur son cœur à l'étouffer.

Le chef de la Sûreté posa la main sur l'épaule de l'ex-contremaître d'Alfortville, et lui dit :

« Au nom de la loi, Jacques Garaud, je vous arrête.

— Jeanne Fortier, dit le juge d'instruction, je suis autorisé à vous laisser en liberté… liberté qui sera bientôt définitive. Remettez-moi le papier que vient de vous donner la fille de cet homme. Vous, monsieur Castel, remettez-moi l'acte mortuaire de Paul Harmant et la lettre écrite en 1861 par Jacques Garaud.

— Voilà ces pièces, monsieur.

— Votre réhabilitation ne se fera pas attendre, madame… ajouta la magistrat en s'adressant à la porteuse de pain.

— Et, ajouta Étienne Castel en amenant Georges à la pauvre femme, voici l'avocat qui plaidera pour vous… non seulement avec tout son talent, mais avec tout son cœur. »

Jeanne regarda Georges. Elle allait lui tendre la main.

« Mais va donc, mon frère ! cria Lucie à Georges.

— Ton frère ! lui ! balbutia Jeanne. Oh ! mon fils… mon fils… »

Et elle serra Georges contre son cœur. Mais c'était trop de joie pour la pauvre femme. Elle perdit brusquement connaissance. Quand elle reprit ses sens, Lucien agenouillé devant elle, à côté de Lucie, l'appelait aussi « Ma mère ! »

Une demi-heure plus tard, on trouva Mary étendue sur son lit et morte. Sa main pressait encore contre ses lèvres son mouchoir ensanglanté. Avant de mourir, elle avait écrit ces lignes :

« Pour Lucie Fortier.

« Je vous ai fait du mal, Lucie, beaucoup de mal… et cependant je ne suis pas méchante… Que voulez-vous, je l'aimais tant ! Ne me refusez pas votre pardon, Lucie, et priez Dieu pour moi. Vous êtes bien vengée…

« MARY. »

Trois mois après, Jacques Garaud et Ovide Soliveau étaient condamnés aux travaux forcés à perpétuité. L'arrêt ne reçut pas son exécution en ce qui concernait Jacques Garaud. Le misérable qui n'avait dans le cœur qu'un sentiment humain, l'amour paternel, ne put survivre à la mort de sa fille. Il trouva moyen de s'étrangler dans sa prison.

Il fallut près d'une année pour obtenir l'arrêt de réhabilitation de Jeanne Fortier. Le lendemain, Lucien Labroue épousait Lucie et entrait en possession avec elle et sa mère de l'usine reconstruite sur les terrains d'Alfortville. Il prenait pour caissier Raoul Duchemin, devenu le plus probe des comptables.

Les jeunes époux s'adorent et sont aussi complètement heureux qu'on puisse l'être ici-bas. Jeanne Fortier, la porteuse de pain, est heureuse de leur bonheur.

« J'ai bien souffert, dit-elle parfois. Mais aujourd'hui, c'est le paradis. Ah ! Dieu est bon ! »

Georges Fortier est en train de devenir un avocat célèbre.

Melle Amanda vient de trouver un imbécile qui lui achète l'établissement de Mme Augustine, et qui l'épouse. C'est un veuf qui a rendu malheureuse sa première femme.

Il y a une justice au ciel !


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TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). La porteuse de pain. La porteuse de pain. . ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001C-EC01-7