I -- Mes bonnes résolutions. -- La mer ! -- Mes premiers essais de natation.
Être en congé, quel bonheur ! J'y suis, quelle chance ! Je l'écris, que c'est drôle !
À douze ans on n'écrit guère sa vie. Pour dire vrai, on a bien assez de gratter le papier, et quand la classe et l'étude se ferment, on met plus volontiers des billes qu'un porte-plume entre ses doigts. Pour moi, qui galope une demi-heure dans notre cour uniquement pour le plaisir de galoper ; pour moi, qui n'ai encore pour l'étude qu'une profonde estime, je suis tout étonné de me voir barbouiller du papier le second jour de mes vacances.
Cette singulière idée m'est venue hier. On distribuait les prix à Louis-le-Grand, et j'ai si peu travaillé cette année, mais si peu, que ce grand jour me laissait froid. Cependant, quand je me suis trouvé devant l'estrade, il m'est venu je ne sais quel remords, et quand on a prononcé les mots : classe de sixième, je me serais volontiers arraché quelques cheveux.
Je n'étais pas complètement absent de la scène, mon nom se prononçait aux accessits ; mais les accessits vous font jouer un rôle de fantôme : c'est d'un invisible que l'on semble parler.
Mon cousin Edmond a remporté tous les prix. Un moment je me suis détourné et, par une éclaircie, j'ai aperçu le banc des parents, et au premier rang ma mère et celle d'Edmond. La mère d'Edmond pleurait de joie, la mienne avait une physionomie souffrante. Quelque chose s'est remué sous mon gilet, et si je n'avais pas été entouré de mes camarades, j'aurais pleuré, je crois. Ainsi j'aurais pu donner à ma mère une joie pareille à celle qui resplendissait sur le visage de ma tante, et je ne l'ai pas voulu ; pas voulu, car enfin Edmond est un fort, grâce à son travail surtout, et notre professeur m'a dit cent fois : « Robert, si vous vouliez ! »
Oui, si au commencement de l'année j'avais pensé ce que je pensais, si j'avais vu ce que je voyais, mon nom aurait retenti plus d'une fois comme lauréat, et ma mère aurait pleuré de joie.
J'étais furieux et je me disais : Comment fixer ma rage ? comment me rappeler à la rentrée que je veux des prix l'an prochain, qu'il m'en faut ?
Toutes sortes d'idées baroques ont traversé mon cerveau : j'aurais consenti à me laisser tatouer, je me serais fait écrire sur le bras, à l'encre de Chine : Remember ! ou dessiner sur la main une feuille du laurier symbolique. Finalement j'ai tâté mes poches et j'y ai découvert un calepin sur lequel ma plume ne s'était guère promenée : le crayon n'était même pas taillé.
Mes dents et mes ongles aidant, je l'ai écorché quelque peu et j'ai écrit d'abord la date de la rentrée, puis les mots : « Souviens-toi ! »
Le soir j'ai montré à maman ma petite note : elle a trouvé que j'avais bien fait de fixer ma résolution ; j'ai eu l'idée de la transcrire sur un grand cahier rouge qui n'a jamais vu d'encre ; ainsi est né mon journal des vacances : j'espère bien le continuer.
Continuerai-je ce journal ? Voilà deux jours que je me le demande en regardant de travers ce gros cahier rouge que j'ai fait si élégamment relier. Être libre ! n'avoir ni classe, ni études, ni bouquins, et se salir les doigts avec de l'encre ! Shocking ! Et puis il fait si chaud !
Voici mon quatrième jour de congé, et je commence à... -- tiens, je le dirai tout simplement, -- à m'ennuyer. Le jeu finit par ennuyer, on se sent lourd quand on ne fait rien, lourd et hébété. Écrire mon journal me serait une distraction, ce serait comme un devoir amusant que je pourrais relire. Je vais le continuer, et si l'ennui me talonne déjà, nous verrons bien.
Mon cousin Louis est venu me voir aujourd'hui c'est un assez bon garçon que mon cousin Louis, mais comme il fait sa tête ! Je dis que c'est un bon garçon parce que cela se dit toujours, car je ne le trouve bon ni pour sa mère, ni pour sa sœur, ni pour ses camarades. Aujourd'hui il a ricané parce qu'il m'a entendu appeler « ma bonne » la vieille femme de chambre de maman, que je connais depuis que je connais quelqu'un. Il m'a monté une telle scie que j'en ai eu la peau écorchée. Ses « oui, bébé », ses « dis donc, petit », m'avaient sottement agacé. Quand il m'a dit en partant : « Bien des choses à ta bobonne », je suis monté comme une flèche à la mansarde où Julie repasse et sans reprendre haleine j'ai frappé un grand coup de poing sur la table en criant : « Désormais je t'appelle Julie, entends-tu ? »
Elle a entendu, elle a compris, elle est devenue pâle, puis rouge, et j'ai vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. J'ai sauté sur la table au risque de culbuter les fers, l'eau, l'empois ; et je l'ai embrassée en disant : « Ma pauvre vieille bonne, c'est pour rire. »
Elle m'a cru sur parole et s'est essuyé les yeux. Est-il sot ce Louis avec ses airs grandioses ! Suis-je sot moi-même d'aller, pour lui faire plaisir, contrister ma pauvre bonne Julie. Elle est bonne pour maman, elle est bonne pour tout le monde, je l'appellerai « ma bonne » à la barbe de Louis. Il a une ombre de moustache rousse qui le rend très fier ; mais enfin j'en aurai aussi moi des moustaches et je ne prendrai pas de grands airs pour cela. Qu'il porte ses moustaches et ses ingratitudes ! Mon oncle Bellavan, qui a cinq pieds huit pouces et une barbe de pacha, a aussi une vieille bonne qui le tutoie ; je ferai comme mon oncle Bellavan.
Nous sommes encore à Paris, et je grille d'envie d'être à la campagne. Maman voudrait louer un chalet à Enghien de moitié avec la mère de Louis. Je ne connais pas Enghien, mais je sais qu'il y a un lac et je frétille d'avance comme un poisson.
Aujourd'hui ma tante est venue s'arranger pour Enghien ; il faisait une chaleur accablante. Louis m'a suivi dans la salle à manger et s'est couché sur le canapé. Il a tiré de sa poche de vilains journaux coloriés et illustrés, et il a dit de bien drôles de choses. Si ma mère l'entendait !
Je devrais peut-être répéter à maman ce qu'il m'a dit ; mais rapporter c'est très laid. Me voici bien embarrassé.
Je ne dirai rien, d'abord parce que je n'aime pas à vendre mes camarades, ensuite parce que si maman connaissait Louis à fond, cela l'empêcherait d'aller à Enghien, où il y a un lac.
Je suis tout mal à mon aise. Il y a comme une voix qui me chansonne toujours : « Dis à ta mère, dis à ta mère » ; il y a comme une petite vrille qui tourne en dedans de moi. Je suis tout drôle et tout grognon.
Ce n'est peut-être pas rapporter que confier un secret à sa mère.
J'ai tout dit, c'était trop agaçant de sentir tourner la petite vrille intérieure. Maman est tombée des nues. Louis ! un modèle ! Elle a voulu des preuves : j'ai couru chez le marchand de journaux en face et j'ai acheté les caricatures que Louis m'avait montrées en pouffant de rire. Ma mère n'a plus douté et m'a embrassé pour me remercier d'avoir obéi à ma conscience.
Elle m'a bien expliqué la différence qui existe entre un vil espionnage et le témoignage de confiance donné à ceux qui sont chargés de nous, et j'ai répondu bien sincèrement aux questions qu'elle m'a adressées sur Louis.
Mais comme j'ai été saisi quand elle m'a dit : « Mon enfant, je te remercie ; je vais écrire à ta tante sur-le-champ. Il m'est encore possible de refuser sa proposition.
– Ah ! mon Dieu ! et le lac ! me suis-je écrié tout plaintif.
– Certes, nous fuirons le lac, mon Robert, m'a-t-elle dit, ou plutôt nous fuirons Louis, qui te donne de si mauvais conseils ; mais puisque tu t'es montré consciencieux, je te récompenserai, je ferai tous les sacrifices d'argent nécessaires et nous irons jusqu'à la mer. »
Lui ai-je sauté au cou ! La mer ! Mais c'est mon rêve ! La mer ! mais c'est ma passion ! Que Louis garde son lac et ses affreux journaux, nous irons à la mer, ce sera autrement amusant.
En quittant maman, j'ai compté ce que j'ai dans ma bourse ; il va me falloir bien des choses : de la ficelle fine pour filets, des hameçons, une ligne, des espadrilles, un traité sur la pêche, etc. ; mes vingt francs y passeront.
Maman a écrit à ma tante, j'ai fait flamber les journaux de Louis. À bas le lac et vive la mer !
Les journées, les heures, me semblent interminables. Être toujours dans ce four qui s'appelle Paris quand l'Océan vous appelle !
Nous allons décidément à Saint-Pierre, où nous trouverons mon oncle Alphonse, ma tante Fanny et une grappe de cousins.
Une seule chose m'ennuie, il y a une petite fille. J'ai remarqué que les petites filles sont souvent difficiles, babillardes, ennuyeuses et se plaignent de tout comme des dames nerveuses.
Moi qui veux devenir officier, je n'entends pas passer mon temps à porter la poupée ou le parasol d'une petite Madame qui m'invitera à ses dînettes.
Maman a lu ceci par-dessus mon épaule, et m'a grondé en me disant qu'elle ne me croyait pas aussi égoïste.
Je lui ai promis d'être très poli pour ma cousine Berthe, qui a dix ans et est très gentille pour ses frères.
À Saint-Pierre, j'espère devenir un bon nageur. Tous les exercices du corps développent la force, et je veux être fort : il faudra bien un jour que nous nous battions pour la revanche : c'est pour en être que je vais à Saint-Cyr.
Que cela doit être fortifiant la mer ! Je me sens dedans, je dessine mes coupes : glac glou du bras droit, glac glou du bras gauche, puis la planche, puis le plongeon. Quel plaisir ce sera de piquer une tête dans les belles vagues vertes ! je n'ai jamais vu de vagues et on dit souvent la mer bleue ; mais on la dit verte aussi, et je l'aime mieux verte, c'est moins fade.
Comme je nage bien sur le tapis du salon ! Je m'étends, tête haute, mains collées, et puis, glac glou, glac glou. Maman et ma bonne s'amusent beaucoup de mes exercices de natation, qui usent joliment mes gilets.
« Il est temps de partir, madame, disait ma bonne à maman ce matin ; Robert salit ses gilets et se meurtrit l'estomac sur ce plancher. »
Elle dit cela, et quand j'arrive dans la salle à manger où elle coud, vite elle prend une serviette, essuie le parquet et alors moi, m'élançant sur mes flots de bois, je décris des glac glou sans fin.
II -- Les conséquences d'une révolution. -- Mon cœur balance entre les Batignolles et la Bretagne.
Je suis d'une humeur massacrante et j'ai quitté le salon pour ne pas montrer plus longtemps ma figure grognon à ma petite mère. Mais aussi quel guignon ! Tout est arrangé, nous partons demain, et voilà que ma tante Lucie s'imagine d'avoir une révolution d'asthme. J'avais entendu parler des révolutions des astres et des révolutions des hommes, mais je ne savais pas qu'il y eût les révolutions de l'asthme. Quand je pense que nous allons être cloués à Paris pendant les vacances ! À Paris ! mais on s'y évaporera, il fait une chaleur à vous roussir ; pas un camarade, pas un jeu, rien, rien que les bateaux de la Seine. Elle est jolie la Seine, et c'est amusant d'aller clapoter au milieu de toutes sortes de gens sur un fond de bois. Je suis littéralement écrasé sous cet obus. Avoir rêvé Enghien, puis la mer, et juste au moment de partir, ni l'un, ni l'autre !
Une voiture ! c'est maman qui va chez ma tante Lucie aux Batignolles. Qu'est-ce que je vais faire ? qu'est-ce que je vais devenir ? Si j'allais couper les oreilles à Griffard, cela ferait bien enrager ma bonne et cela me tirerait peut-être de mon humeur noire.
Non, rien que de l'écrire me déplaît : pourquoi ce pauvre chat porterait-il la peine de mon dépit ? J'entends la voix de maman : est-ce qu'elle serait rentrée ?
Maman était rentrée avec M. Benoît, son homme d'affaires, un gros monsieur à lunettes et à triple menton qui aime peu les enfants. J'ai assisté à une conversation bien agaçante pour un pauvre collégien qui a pensé s'en aller vivre en pleine eau et qui reste griller en plein soleil. Je suis arrivé comme M. Benoît relevait ses grosses lunettes sur son front, et, maman ne m'ayant pas fait signe de partir, j'ai entendu le vilain dialogue suivant :
« Madame, a dit M. Benoît, permettez-moi de vous féliciter sur ce revirement subit ; j'ai été charmé d'entendre votre parente me dire que le testament qu'elle avait fait était annulé.
– Je n'osais pas non plus espérer cet acte de justice. Ma tante en avait tant voulu à mon pauvre mari, que je me figurais que mon fils porterait la peine de ce ressentiment.
– Il ne faut jamais désespérer de rien, a répondu M. Benoît en prenant une prise.
– Je m'en aperçois. Enfin cette pauvre tante me demande d'oublier le passé, ce que je fais de grand cœur.
– Sans doute, sans doute, mais que le passé vous rende prudente ; croyez-moi, redoutez les influences, ajouta M. Benoît en aspirant la prise.
– J'ai remis mon départ de quelques jours, afin de lui faire une visite de remerciement.
– Comment ! de quelques jours ! s'écria le gros M. Benoît en frappant un grand coup sur sa tabatière. Vous n'allez pas vous imaginer de quitter Paris en ce moment, madame !
– Mais si ; voilà mon pauvre Robert, dit maman en me regardant, à qui j'ai promis une saison au bord de la mer.
– Mais non pas aux dépens de son avenir, n'est-ce pas ? riposta M. Benoît en haussant ses lunettes d'un pouce et ramenant ses trois mentons au-dessus de sa cravate ; mais pas aux dépens de sa fortune ? Vous n'hésiteriez pas, je le suppose, à le priver d'un plaisir plutôt que d'un héritage ?
– Certainement : je suis la gardienne de ses intérêts, et, s'il le faut, je resterai. »
M. Benoît se leva et se déploya en long et en large.
« Il le faut, madame, il le faut. Comment ! voilà une parente qui ne vous a pas vue depuis vingt ans, qui consent à oublier ses rancunes, qui vous appelle près d'elle, qui me dit à moi-même qu'elle réparera vis-à-vis du fils d'Alfred les torts faits à celui-ci, et vous allez quitter Paris ! Vous disparue, les autres héritiers se représenteront, ses bonnes dispositions faibliront ; si vous partez, cette affaire si bien engagée peut être perdue. »
Maman me regarda et se leva à son tour.
« Je vais voir ma tante et me rendre compte de l'état des choses ; si cette pauvre tante désire mes visites, mes soins, je ne les lui refuserai pas, ne fût-ce qu'à cause de ses bontés passées.
– Ne s'agirait-il que d'une réconciliation, répondit M. Benoît en rabaissant ses lunettes, vous comprenez que vous ne devez pas quitter Paris.
– Son état est-il donc très inquiétant ?
– Non, dit-il en rouvrant sa tabatière et en saluant ; mais vous savez, les révolutions ! on n'en sait jamais la fin. »
Il est sorti, et maman est venue à moi.
« Ne te désole pas, Robert, m'a-t-elle dit, notre départ n'est que suspendu ; attends mon retour avant de te désespérer. »
Elle est partie avec M. Benoît et je suis allé rejoindre ma bonne qui repasse. Je suis le gril.
Maman est revenue ; elle m'a dit qu'il lui est impossible de quitter Paris, ma tante Lucie lui ayant demandé de rester. Je suis furieux : mes pauvres projets ! de si jolis projets !
Maman vient de me proposer de m'envoyer seul à Saint-Pierre chez mon oncle. Irai-je ? N'irai-je pas ?
Je n'irai pas, je ne veux pas quitter ma petite mère, et voilà que l'ordre est donné de défaire nos malles ; si Griffard me tombe sous la main, je lui couperai les oreilles bien sûr.
Maman est depuis ce matin chez ma tante Lucie. Les révolutions d'asthme sont aussi longues et aussi ennuyeuses que les autres, il paraît. Voilà deux jours que je ne vois plus ma petite mère, je m'ennuie bien.
Quelle a été ma stupéfaction quand j'ai entendu le dialogue suivant. Maman dans la cour appelant ma bonne : « Julie, avez-vous défait la malle de Robert ?
– Non, madame, répondit ma bonne en s'arrêtant à la porte de la cour ; j'ai commencé par la vôtre, mais ce sera fait aujourd'hui.
– N'y touchez pas et refaites vite la mienne, nous partons.
– Pour où, madame ?
– Pour Saint-Pierre, où je vais conduire Robert.
– Va-t-il être content, le pauvre enfant !
– Je l'espère ; il m'en coûte de me séparer de lui : aujourd'hui il le faut.
– Vous ne partez pas avec nous pour Saint-Pierre, madame ?
– Si, Julie, mais je m'arrête à Rennes, où je dois prendre un papier important ; puis je reviendrai à Paris.
– Seule, madame ?
– Seule, car j'irai m'installer aux Batignolles pendant la durée des vacances.
– Pourquoi aux Batignolles, madame ? Je ne comprends rien à tout ça.
– Parce que ma tante l'a demandé. Elle n'a guère que quelques semaines à vivre, il serait cruel de l'abandonner.
– Mère, m'écriai-je en me penchant par la fenêtre, j'irai avec toi aux Batignolles, je ne veux pas m'en aller sans toi en Bretagne. »
Maman est venue m'embrasser et m'a dit très sérieusement : « C'est impossible, le plus léger bruit fait un mal affreux à ta pauvre tante ; et puisqu'il faut nous séparer, autant vaut que tu sois à Saint-Pierre à t'amuser et à te fortifier qu'ici à t'ennuyer. »
Mère disait cela d'un ton auquel je sais que je n'ai pas à répliquer, et je n'ai rien dit. Elle part avec moi : donc vive le voyage !
III -- Les voyageurs. -- Le chat Griffard et son camarade Fidélio. -- Je fais acte de chef de famille.
Nos malles sont refaites, et j'exécute d'excellents exercices gymnastiques dans notre maison en sautant par-dessus tout ce que je rencontre : c'est un vrai steeple-chase.
J'aimerais beaucoup les chevaux et les courses ; mais maman préfère ne pas me voir m'occuper trop tôt de ces passe-temps, qui ont tant de dangers, dit-elle. Eh bien, mère, n'en parlons plus, mais par exemple nageons : glac glou, glac glou, glac glou.
Enfin on part aujourd'hui, tout est prêt ; maman et ma bonne s'occupent des derniers préparatifs. Pour moi, je suis à cheval sur une malle, j'ai ma sacoche en bandoulière et je griffonne d'impatience sur mes genoux.
Les hommes ont si peu de chose à faire dans les arrangements domestiques, qu'ils s'ennuient toujours un peu pendant les préparatifs des voyages.
Six heures et demie sonnent, encore une grande demi-heure d'attente. Voyons ! pour la remplir je vais décrire les voyageurs.
1° Maman. -- Je pense qu'on doit toujours trouver sa mère charmante ; mais, tout sentiment filial à part, la mienne est très jolie, très comme il faut, grande, mince, aimable : ses yeux ne sont noirs et sévères que quand elle gronde ; autrement ils sont doux ; elle a de beaux cheveux châtains et blancs. Quand je cache les mèches blanches sous les mèches châtaines, ma petite mère a l'air très jeune. Je vois bien que tout le monde la respecte et l'aime ; quant à moi, j'en raffole et je ne sais pas comment je ne la comble pas de satisfaction, car je l'aime, je l'aime... comme on n'aime que sa mère, je crois.
2° Moi. -- Ah ! mais comment m'y prendrai-je pour me peindre moi-même ? Voyons ! il y a là une grande glace, je monte sur la malle. Allons, fameux Robert, exécute ton portrait en pied : corps fluet et souple, jambes de coq, bras comme des ficelles, et, pour terminer tout cela, une assez jolie petite boule blanche percée de grandes lanternes bleues, ornée d'un nez qui prend je ne sais quelle courbe géométrique et de cheveux blonds qui ondulent ; signe particulier, une petite verrue au sourcil gauche.
J'aimerais mieux être brun, gros, grand, et avoir des moustaches, que d'être grêle, blanc et blond comme je suis ; mais j'ai déjà remarqué que toujours on aime mieux ce qu'on n'a pas. Puisque voilà mon signalement tracé, retombons sur le dos de mon cheval de bois et passons à :
3° Ma bonne Julie. -- Ma bonne Julie est une grosse mère qui a le visage rond et rouge comme une pomme, le nez en éteignoir, des yeux comme de petits vers luisants, pas plus de cou que sur ma main, des bras courts et gros, des pieds grands et lourds ; mais une physionomie si riante et si bonne qu'on s'arrange tout de suite de cette figure-là. Elle n'a vraiment pas volé son nom de bonne, et c'est grâce à elle que se présente à sa suite :
4° Le chat Griffard. -- Griffard est un drôle de chat blanc finement zébré de gris, qui en ce moment passe et repasse la queue haute entre nos malles, et se frotte contre elles avec la plus haute insouciance. Il y a quelques mois, par un jour d'orage, il nous tombait un tout petit chat par la fenêtre de la mansarde ; il roulait tout transi, tout mouillé, tout grelottant, à demi mort, sur la table où repassait ma bonne. Elle le prit et me l'apporta ; aussitôt nous nous empressâmes de l'essuyer, de le réchauffer, de le dorloter et de le réconforter. Quelques heures de ces bons soins le ranimèrent si bien, que, comme je voulais machinalement lisser ses petites moustaches, il me lança à la joue un coup de patte qui fit jeter à ma bonne ce cri : « Vilain Griffard ! » Ma pauvre bonne était furieuse ; elle ne parlait de rien moins que de jeter Griffard dans la Seine ; mais tout à coup il saute sur ses genoux, il se frotte contre sa poitrine avec de petits airs si fins et si drôles, il la regarde et il se pelotonne avec tant de confiance entre ses bras, qu'elle remet la noyade au lendemain. Le lendemain, Griffard ne but pas l'eau verte de la Seine, mais un bon lait versé par la main de ma bonne dans une jolie soucoupe bleue. S'il part avec nous pour Saint-Pierre, c'est bien ma bonne qui le désire. Maman n'avait pas compté sur ce singulier compagnon de voyage : c'est ma bonne et moi qui l'avons décidée à emmener Griffard, dont notre concierge consentait à se charger.
« Il mourra de langueur loin de nous, madame, croyez-le bien », disait Julie.
Griffard n'a rien de langoureux, et, quoi qu'en dise ma bonne, je le crois chat à laper avec autant de plaisir la pâtée préparée par la main de la concierge que celle préparée par notre main ; mais j'aime toutes les bêtes en général, et j'ai de très grand cœur prié maman d'emmener Griffard, puisque nous emmenons son camarade Fidélio.
5° Fidélio est mon chien, ou plutôt celui d'une petite sœur que j'ai eue et qui est remontée au ciel il y a deux ans. Pendant sa maladie elle demanda un chien. Je la vois le jour où cette envie lui vint ; elle était couchée dans un petit lit couvert de poupées, de moutons, de chiens, de chats, d'ânes, de jouets et d'animaux de toutes sortes ; mais tout à coup elle dit : « Maman, tout ça ne m'amuse plus, emporte tout ça ; je voudrais un mouton vivant, un vrai mouton, ou un chien vivant. » Le mouton n'était pas possible, mais maman fit chercher un chien, et prit le premier que l'on découvrit. Ce n'était pas un chien de race, un rejeton de la high-life canine, c'était un simple petit roquet d'un beau noir, avec deux jolies taches blanches et rondes faisant lorgnon sur ses yeux, et une autre grande tache blanche faisant housse sur son dos. Ma petite sœur a joué avec ce chien pendant sa maladie ; quand elle est morte, Fidélio était pelotonné sur ses pauvres pieds qui se glaçaient. Il fallait l'entendre japper de désespoir par la maison le soir de l'enterrement, sauter sur ce petit lit vide, et fourrer son nez noir sous cet oreiller encore tiède. Les jours suivants, je trouvais souvent ma chère mère en larmes et à genoux contre le lit, sur lequel Fidélio galopait comme un fou en poussant des plaintes presque humaines. Aussi mère l'a gardé et me l'a donné, et je crois bien que sous la calotte des cieux il n'y a pas de chien plus heureux que Fidélio.
Mais j'entends sept heures et le roulement d'une voiture.
En avant marche pour la gare de l'Ouest !
Maman a désiré que je m'occupasse personnellement de prendre les places et de faire enregistrer les bagages. Je sais que ce soin revient naturellement aux hommes, et je me suis laissé accrocher par une ennuyeuse timidité qui me revient toujours juste au moment de paraître ou d'agir. J'allais refuser ; mais ma petite mère avait l'air si fatigué déjà, que j'ai machinalement pris, sans mot dire, le porte-monnaie et une note au crayon qu'elle me tendait. En jetant les yeux dessus, j'ai lu : deux places seconde classe Auray, une place seconde classe Rennes.
« En seconde, toi, maman ? » lui ai-je dit.
Elle m'a fait le signe qui veut dire oui ; mais ma bonne a réclamé.
« Madame, vous devez aller en première classe avec Robert, a-t-elle dit, moi et Griffard en troisième.
– En troisième ! tu ne fermeras pas l'œil de la nuit, ma pauvre Julie, a répondu ma bonne petite mère.
– Ni vous en seconde, madame : c'est à grand-peine si les voitures de première classe sont assez douces pour vous. Avec ça Griffard miaulera peut-être ; Robert ne fera sans doute que bouger et parler en attendant qu'il s'endorme. Voulez-vous arriver malade là-bas ? alors nous reviendrons avec vous, et vous serez bien avancée. »
Le débat s'est continué. J'ai trouvé comme moyen de tout arranger, que je serais très bien dans les secondes avec ma bonne et Griffard, dont les miaulements ne m'empêcheraient pas de dormir.
« Quel sacrifice, disait maman, voyager séparés ! »
Je lui ai dit tout bas que, quand je serais grand, nous pourrions tous voyager en première.
Elle a souri et a répondu :
« En attendant, voyageons en seconde ; va prendre les places.
– Celles que je voudrai ? lui ai-je dit.
– Non, celles qui sont sur ce billet.
– Et tu crois ça, maman ? ai-je dit avec fermeté, tu crois que je consentirai à te donner la névralgie ? car si tu ne dors pas, tu auras ta névralgie. Non, et puisque je suis un chef de famille, j'agirai en chef de famille. »
Maman riait de mon air crâne, et je me suis bien vite glissé dans les rangs des preneurs de billets. Je me sentais un peu gêné, car on me regardait beaucoup, mais pas trop. De temps en temps je me détournais vers maman, qui était allée s'asseoir sur un banc, au milieu de ses menus bagages. Ma bonne, debout devant elle, tenait Fidélio en laisse d'une main, et serrait de l'autre un panier où elle avait niché Griffard. L'air inquiet, essoufflé, inquisiteur, de ma pauvre bonne entre ses deux bêtes, m'aurait fait éclater de rire si je n'avais été occupé à remplir un rôle d'homme. J'étais donc très grave extérieurement ; mais comme je riais en dedans !
Le moment de m'approcher du guichet est arrivé ; j'ai touché la visière de ma casquette, maman m'ayant recommandé d'être poli partout et toujours, et j'ai demandé d'une voix nette à la dame un peu grognon qui me regardait : « Une première Rennes, deux secondes Auray. » J'ai reçu mes billets, j'ai payé, et me suis rendu au bureau pour reconnaître nos bagages, que j'ai fait enregistrer ; puis j'ai rejoint maman. Prenant ensuite Fidélio à ma bonne, qui, à son grand regret, ne pouvait le dissimuler dans sa poche, je suis allé le conduire au wagon des chiens, où il est entré bien malgré lui. Il est très ennuyeux parfois d'avoir affaire aux bêtes. J'avais beau crier à Fidélio sur tous les tons : « Tu sortiras de là demain », il hurlait aussi lamentablement que si je lui avais dit : « On t'écorchera cette nuit. » Ses aboiements enragés ameutaient les employés ; mais tout lui était indifférent, il n'en glissait pas moins son nez entre les barreaux après les avoir mordus à belles dents. Je l'ai quitté en pensant que c'est un bien beau don que celui de l'intelligence, et je suis allé rejoindre maman, qui était toute triste de m'abandonner, mais qui se sacrifiait pour me rendre possible la séparation du lendemain. Il est de fait que si ma petite mère était souffrante à Rennes, je n'aurais pas le courage de poursuivre mon voyage. L'économie est une chose bien ennuyeuse.
IV -- La composition d'un wagon de seconde classe. -- Griffard fait sensation. -- Maudits bavards !
Me voici en wagon avec Julie et Griffard, ce dernier toujours invisible. Le wagon est éclairé, et deux coins sont déjà pris. Je fais vis-à-vis à ma bonne, qui a le bras passé dans l'anse de son panier, et une main occupée à caresser le chat, afin de l'engager à rester bien tranquille ; dans le troisième angle il y a un monsieur très gros qui bâille déjà comme une carpe, et dans le quatrième une dame petite et maigre, avec une coiffure presque aussi haute qu'elle, une figure blanchâtre et grognon, et tant de musc que ma bonne et Griffard ont éternué violemment en passant devant elle. Heureusement que ma bonne éternue avec une telle force que le petit reniflement de Griffard s'est perdu dans son bruyant : atchoum ! Mais voici de nouveaux compagnons qui nous arrivent. Un jeune frère de la doctrine chrétienne, qui n'a pas plus de barbe que moi, inspecte le wagon ; derrière lui, j'aperçois le visage d'un vieux frère, le plus ridé, le plus vénérable des visages. « Pas de coin », murmure le jeune ignorantin. En l'entendant, je m'étais enfoncé dans mon coin, premier mouvement. Je me suis élancé vers la portière en disant : « Mon frère, en voici un », second mouvement ; donc le premier mouvement n'est pas toujours le bon. Le jeune frère m'a remercié, le vieux frère a fait quelques façons, mais ils sont entrés leur manteau sur le bras, leur grand chapeau à la main. Le gros monsieur et la dame blanchâtre se sont mis à renifler malhonnêtement et à se reculer avec affectation. Après les frères sont entrés très rapidement : un jeune homme très bien et très poli, et deux malappris qui avaient évidemment oublié l'heure au buffet. Leur haleine s'est mêlée au musc de la dame blanchâtre pour empester le wagon ; mais le train s'est mis en marche, et quelques bonnes bouffées d'air nous sont arrivées.
J'étais très content de penser que maman était restée seule et bien à l'aise dans son wagon de première classe. En supposant qu'il lui vienne des compagnons, ils ne parleront jamais si haut ni si grossièrement que les deux jeunes gens qui parlent d'eux en criant à tue-tête. J'ai causé un peu avec le bon vieux frère, qui s'est intéressé à ce que je lui ai dit de mes études. C'est étonnant comme je n'aime pas à être pris pour un cancre. Je n'aurai plus l'imbécile fanfaronnade de poser pour le dernier. Être dernier, voilà vraiment de quoi se glorifier ! Robert, mon ami, pourquoi donc l'es-tu si souvent ? je ne te croyais pas si bête ! Il y a toujours dans les classes quelques pauvres bons à rien qui, ne pouvant jamais, par le fait de leur dose d'intelligence, devenir les premiers, s'imaginent de trouver beau d'être à la queue, et trouvent superbe de poser pour des cruches vides. « On arrive toujours », disent-ils. Oui, on arrive à se faire battre par les plus forts, et à coiffer des oreilles d'âne. Tiens ! comme j'en pense long ce soir. Allons, bonsoir, ma pensée, il fait nuit, et j'entends mes deux voisins mal élevés qui s'invitent en argot à dormir. Maman trouve que j'aime trop à parler argot ; mais voici des personnages qui m'en dégoûtent ; si jamais je reparle de dormir en argot... Allons, bonsoir tout le monde.
Je dormais les poings fermés, je rêvais même, je crois, quand un cri affreux m'a réveillé en sursaut. La dame blanchâtre avait jeté ce cri ; toute pelotonnée dans son coin, elle tendait un petit doigt aiguisé vers ma bonne, qui ronflait comme une toupie d'Allemagne. Le wagon s'est rempli de bâillements et de : « Quoi ?... Qu'est-ce ?... Qu'y a-t-il ?
– Là, là, criait la dame. Oh ! c'est horrible ! Au fond du panier de cette femme, voyez ! voyez ! »
Au fond du panier de cette femme, qui était ma bonne, j'ai vu briller les yeux verts de Griffard. À travers son treillis il regardait fixement la lampe. Je suis parti d'un éclat de rire fou. Oh ! mais d'un rire qui a réveillé ma bonne en sursaut.
« Eh bien ! eh bien ! Griffard... Robert... » a-t-elle bégayé en se détirant.
Le panier est tombé par terre, Griffard s'en est échappé en miaulant comme un démon, et a lestement sauté sur la dame blanchâtre ; j'ai vu sa grande queue zébrée passer comme un pinceau sur son visage irrité. Effrayé lui-même des cris perçants qu'elle poussait, il a bondi sur les genoux du bon vieux frère, qui l'a charitablement caressé.
« C'est affreux !... que le train s'arrête !... je me plaindrai ! » criait la dame.
Le gros monsieur et les deux autres jeunes gens se sont mis à accabler ma bonne d'injures.
« Voilà bien du bruit pour un malheureux chat ! a-t-elle dit en reprenant Griffard. Est-ce qu'il peut faire mal à quelqu'un ? Voyez, madame, il est doux comme un agneau.
– Il y a un wagon pour les bêtes, madame, a répondu brutalement un des malotrus.
– Le pauvre animal n'aurait pas pu voyager sans moi, a reparti bien honnêtement ma pauvre bonne dans sa simplicité.
– Eh bien, on aurait trouvé à vous caser avec lui, et c'était bien là votre place à tous deux. »
J'étais rouge de colère, et j'allais un peu parler à ce grossier personnage ; mes deux compagnons se sont penchés vers moi.
« On dédaigne de répondre aux gens mal élevés, m'a dit le jeune homme comme il faut ; vous ne pourrez pas lutter de grossièreté avec eux.
– Prenez patience, mon petit ami, murmurait le bon frère, ils se tairont d'eux-mêmes. »
Le train s'arrêtait comme il disait cela. La dame, ses boucles, son fard, ses grimaces, son musc, ses frayeurs, sont partis, et je me suis glissé dans son coin. J'aurais pu dormir sans les deux malotrus qui se sont de nouveau mis à bavarder.
Oh ! les bavards ! Non, jamais je ne parlerai argot.
On m'a dit ou j'ai lu que les Spartiates montraient un homme ivre aux enfants pour les dégoûter de l'ivresse ; ils faisaient très bien. Pour moi, mes compagnons de route m'ont dégoûté de l'argot, même de celui qu'on parle au collège.
J'ai bien dormi. Je dormais à poings fermés quand j'ai cru entendre dire : « Rennes ! » Je me suis secoué et levé ; il faisait grand jour, et maman me regardait. Elle avait fait descendre ma bonne, et elle essayait de me réveiller en me passant la main sur le front et en me disant : « Rennes ! Rennes ! » dans l'oreille. Nous sommes descendus et nous avons gagné le buffet. Mère m'a fait prendre un bouillon, et puis m'a donné ses dernières instructions. J'avais le cœur bien gros de la quitter, pour un rien j'aurais sacrifié mon voyage. Mais elle n'a pas voulu en entendre parler, et elle est venue me remettre en wagon. « Écris-moi ton journal », m'a-t-elle dit. Je le lui ai promis, et... nous nous sommes séparés. Je me suis jeté dans un coin, voulant à toute force me rendormir jusqu'à Auray.
V -- Mes premières impressions. -- L'équipage du père Neptune. -- Voilà la mer ! -- Que c'est beau d'être bronzé !
Je n'ai fait qu'un somme jusqu'à Auray, mère, et quand je me suis éveillé, je te cherchais, je t'appelais ; mais tu n'étais plus là. Mon bon oncle Alphonse nous attendait à la gare ; je l'ai bien reconnu, bien qu'il soit un peu grossi, qu'il ait une masse de virgules blanches dans sa grande barbe qui a toujours fait mon envie, et un front immense parce que ses cheveux sont tombés. Il a été très affectueux, il m'a beaucoup demandé de tes nouvelles, et il m'a dit que j'étais très impatiemment attendu à Saint-Pierre. Il a bien ri quand ma bonne, soulevant le mouchoir tendu sur son panier, nous a montré la figure effarée de Griffard : il a promis pour ce dernier place au feu et à la table... des bêtes. Pendant que mon oncle avait la bonté d'aller réclamer nos bagages, j'ai couru délivrer Fidélio. J'ai cru qu'il me renverserait de caresses devant tout le monde ; je ne pouvais le calmer. Les bêtes sont quelquefois bien ennuyeuses, et je commence à comprendre pourquoi les parents refusent de se charger partout et toujours des animaux qu'aiment leurs enfants.
Au sortir de la gare, j'ai accompagné mon oncle dans quelques courses par la ville. J'étais comme tout ahuri du silence ; je n'avais jamais entendu si peu de bruit. Mon oncle m'a sans doute trouvé une drôle de physionomie, car il m'a tout à coup demandé : « Qu'as-tu, Robert ? »
Je lui ai répondu : « Je n'ai rien, mais je suis étonné, et puis comme l'air sent bon ! »
C'est vrai, mère, l'air sent quelque chose, et il me semble qu'il fait ouvrir mes poumons au dedans de moi ; cela m'amusait de respirer fort. Du reste, tout me paraît original dans ce pays. Je ne connais guère que Paris, tu sais bien ; et Paris, ce n'est pas Auray. Les rues sont désertes et quelquefois vertes d'herbe, les ouvriers chantent à pleine voix, et il y a des enfants et des animaux partout. Après bien des détours dans de petites rue en zigzags, sur le pavé bossu desquelles on n'entendait que nos pas, nous avons traversé un beau boulevard, pardon, une promenade, et nous sommes arrivés à l'auberge où mon oncle remise sa voiture. Une belle auberge, maman, une grande maison basse et blanche, sans autre enseigne qu'une grosse touffe verte. Mon oncle a été immédiatement accaparé par des paysans, ma bonne est allée réclamer une pâtée pour Griffard et Fidélio qui meurent de faim, et j'ai été parfaitement abandonné à moi-même. J'ai fureté machinalement partout, ne sachant que faire, et je suis de plus en plus étonné. Si tu voyais la grande cuisine de cette auberge, mère ! Quelle cheminée ! Une espèce d'auvent sort du mur et s'allonge dans le vide, couvrant une large pierre où je vois en ce moment trois feux clairs et pétillants flamber de compagnie. Cette cuisine est, comme le reste de la maison, ouverte à tout venant ; j'y entre avec un vieux pauvre, un coq et un chien. Un cheval traverse gravement l'allée : va-t-il entrer ? Un petit porc montre son groin au-dessus du seuil d'une porte et grogna en me regardant : va-t-il venir aussi ? De temps en temps une jeune servante prend un grand balai vert et chasse dehors bêtes et gens, surtout les bêtes, qu'elle trouve de trop.
Mon oncle va et vient comme chez lui dans cette arche de Noé, tout le monde lui parle et il semble connaître tout le monde. Je serais bien aise de devenir député comme mon oncle quand je serai grand : c'est très beau de représenter son pays et de s'occuper des intérêts de tout un département. Je me demande si l'on peut être à la fois officier et député. Pour moi, je choisirais d'être officier pendant que je suis jeune et député quand je serai vieux, parce que j'aurai de l'expérience, de la patience. Enfin nous verrons plus tard, il s'agit d'abord de devenir un homme, un vrai.
« Je t'emmène dans le char à bancs du vieux commissionnaire de Saint-Pierre, m'a dit mon oncle ; mon cheval est malade, et quand ma voiture est hors de service, il nous faut user du char à bancs du père Neptune. Il est dur, nous serons entassés, surchargés ; mais un garçon doit, à l'occasion, dédaigner la délicatesse et camper partout. »
Je lui ai répondu que tel était mon avis et je suis allé avertir ma bonne de se tenir prête. Elle était fort en peine de Griffard, qui ne se laissait pas attraper. À nous deux nous l'avons saisi, je l'ai réinstallé dans le panier malgré ses résistances, et je faisais un discours à ma bonne pour l'engager à se presser, quand est entré un grand bonhomme dont la figure bronzée se perdait dans un épais collier de barbe rousse et grise. Il m'a regardé fixement et a porté une main noire et calleuse comme le dos d'une tortue au manche du fouet passé autour de son cou. Puis il a agité la tête et il est sorti. Je l'ai suivi ainsi que ma bonne qui disait : « Est-ce qu'il est muet, le pauvre homme ? »
Il n'était pas muet, car, rencontrant mon oncle au bas de l'escalier, il a dit d'une voix de tonnerre :
« Nous mettons à la voile, monsieur ?
– Oui, père Neptune, a répondu mon oncle ; viens, Robert. »
Nous sommes passés dans une cour ouverte où il y avait une espèce de break sans marchepied, sans coussins, conduit par un petit cheval noir, et déjà plein de paquets, de femmes et d'enfants.
Mon oncle est monté, ma bonne et Griffard sont montés, je suis monté, Fidélio est monté, et nous avons essayé d'abord de nous asseoir, ensuite de placer nos jambes et nos pieds. J'ai glissé les miens entre un énorme pain noir et une cruche de grès. Notre conducteur regardait flegmatiquement les efforts que nous faisions pour nous faire place. Quand on a été casé tant bien que mal, j'ai demandé à mon oncle : « Où se mettra le conducteur ? »
Comme j'adressais cette question, le vieux loup de mer, que mon oncle avait appelé le père Neptune, a sauté sur le brancard et s'est bravement assis sur la tringle de fer du tablier de la voiture. Mère, tu vois notre Neptune, son trident, c'est-à-dire son fouet, à la main, le pied droit sur le brancard droit, le pied gauche sur le brancard gauche, fumant gravement sans accorder la plus légère attention aux réclamations que lui adressent les voyageuses peureuses.
« Père Neptune, allez doucement, nous sommes chargés à couler bas. »
« Père Neptune, arrêtez à la côte de Kerbris, je la monterai à pied. »
« Père Neptune, passez au pas sur le pont Coz. »
« Père Neptune, vous ne pourrez jamais tourner la mécanique de là où vous êtes. »
Le père Neptune restait immobile comme un roc, et quand mon oncle a dit : « Allez », il a enfoncé son feutre sur ses yeux d'un bon coup de poing, s'est penché en arrière, a tourné la mécanique et a levé son fouet. Nous sommes partis, c'est-à-dire nous nous sommes mis à danser dans le break comme de la salade dans un panier.
J'étais très content que tu ne fusses pas là : il m'eût été bien désagréable de te voir secouée sur ce banc de bois. Pour moi, je dansais gaiement dessus en essayant de calmer ma bonne qui avait engagé un combat avec Griffard, que ces désagréables secousses révoltaient. Il a réussi à sortir tout hérissé, tout effaré, du panier, et il s'est mis à miauler lamentablement. Chacun s'occupait de calmer son désespoir, moins Neptune, qui n'a pas même tourné la tête pour voir d'où sortaient ces affreux miaulements. Les petites caresses de Fidélio l'ont enfin calmé : ils se sont blottis tous les deux sur les genoux de ma bonne et se sont endormis.
Le pays que nous traversions était bien triste : très peu d'arbres, et bientôt pas du tout. Après une côte très raide, nous avons rencontré un homme qui a parlé à Neptune. Celui-ci lui a répondu, comme toujours, par gestes.
Une demi-lieue plus loin, nous avons fait une halte. Neptune est venu tirer de dessous mes pieds le gros pain noir et un sac très lourd ; il a porté le tout sur les degrés d'une croix de pierre qui semblait sortir d'un grand buisson d'ajoncs. Puis il est remonté sur sa tringle, et en avant les cahots !
« Mais le pain et le sac ? ai-je dit à mon oncle.
– Seront pris par cet homme que nous avons dépassé, a répondu mon oncle.
– Et les voleurs ?
– Tu parles en petit Parisien, Robert : personne ne touchera à ces objets. »
Nous marchons, nous trottons, nous galopons tour à tour ; je m'endors un peu, je crois, puis un grand cahot me réveille ; je me frotte les yeux, car il me semble que le ciel est tombé sur terre vis-à-vis de moi. Je jette un cri, je me lève et je dis :
« Mon oncle, qu'est-ce que cela ?
– Quoi ? me demanda mon oncle.
– Là, devant nous ? »
Mon oncle s'est mis à rire aux éclats. Cela, maman, c'était la mer. Oh ! maman, que c'est beau la mer, et que j'étais saisi en l'apercevant.
Nous arrivons à Saint-Pierre, je vois un gros paquet de maisons, une petite église grise avec un clocher gris, un grand portail vert et une vieille femme à genoux contre la porte, puis un espace immense vert et gris : les grèves, et plus loin cette chose magnifique qui ne finit pas, la mer !
Ma tante nous attendait sur le seuil d'une grande maison ornée de petits balcons. Elle a été bien bonne ; elle m'a bien embrassé pour toi ; elle m'a fait souper et m'a commandé de me coucher. Il est de fait que je dormais debout ; j'aurais bien voulu voir mes cousins et ma cousine, qui jouaient encore sur la grève, mais comme on ne nous attendait pas si tôt, on leur avait donné la permission de sept heures, et ma tante exigeait que je me reposasse.
Je me suis couché et j'ai dormi, mais dormi !
Tu peux le penser, chère maman, mon premier bonjour a été pour l'Océan. De mon lit j'ai passé sur mon balcon et je me suis amusé à regarder cette belle eau devenue verte pendant que je dormais. Comme ce doit être bon d'y nager tout à son aise ! Je suis toujours résolu à devenir fort en natation ; mais je me sens moins sûr de mon intrépidité. La baignoire, cette fois, est gigantesque : là-dedans je ne serai guère plus qu'un de ces microscopiques infusoires dont notre professeur de physique nous parlait. Je te dirai quelque jour le nom des jolies îles qui se montrent, et je pense qu'il me sera facile de faire ici un cours de géographie pratique. Depuis cette maudite guerre, je sais que tout lycéen quelque peu intelligent veut devenir bon géographe.
C'est de mon balcon que je t'ai écrit la journée d'hier, et, comme je finissais la page, ma bonne est entrée avec Griffard et Fidélio sur ses talons.
« À quoi pensez-vous, Robert ? m'a-t-elle dit ; vos cousins sont levés et vous attendent ; vous voici en joli costume pour votre première visite ! »
J'ai pensé que tu aurais été bien fâchée qu'on trouvât ton Robert les cheveux ébouriffés, la chemise non moins bouffante, et je me suis mis à ma toilette. J'en ai fait une très soignée, je me suis enduit de pommade, ma bonne m'a fait la raie des grands jours, m'a taillé les ongles et, pour faire un peu le coquet, -- je t'avoue que je m'en sentais l'envie, -- j'ai fait déterrer au fond de notre grande malle ma cravate violette, ton dernier cadeau.
Je faisais glisser l'anneau de satin quand on a frappé à ma porte. Oh la la ! comme mon cœur a bougé. Si tu avais été là, je me serais mis en serre file derrière toi ; mais j'étais seul, et pas fier, je te l'assure.
Mon oncle et ma tante sont entrés, puis mes cousins et ma cousine Berthe, qui a onze ans et des cheveux comme de l'or ; Gaston, qui a deux ans de plus qu'elle, est un peu plus grand que moi, pas beaucoup ; mais comme il est fort, nerveux, et quel beau teint bronzé il a ! Mère, je veux me bronzer comme cela, c'est beaucoup plus homme ; j'ai vraiment un teint de demoiselle, ce qui est affreux ; comme je vais nager, si de nager me donne le beau teint cuivré de Gaston.
Ils ont tous été bien aimables, et Gaston et moi sommes devenus tout de suite camarades ; les autres garçons, Georges et René, sont encore des mioches : Georges n'a que neuf ans et René sept.
VI -- Bêtes et gens. -- Ma peur. -- Les crabes. -- Je brunis.
Me voici tout habitué à ma nouvelle vie, maman ; il me semble que je connais depuis longtemps mes cousins et ma cousine. Berthe est très gentille, très intrépide pour une petite fille ; elle joue très bien avec nous et s'est prise d'amitié pour Fidélio, qui la suit parce qu'elle le caresse et qu'elle a toujours des miettes de gâteau à lui donner. Les petites filles sont très caressantes pour ces pauvres animaux que nous, garçons, nous traitons brutalement ; aussi les bêtes les aiment beaucoup.
Ce matin nous avons fait une visite au père Neptune, ainsi appelé parce qu'il a fait ses principales campagnes sur le Neptune et qu'il a encore un chapeau qui porte le nom de son navire. Il est maintenant pêcheur, commissionnaire, baigneur. Gaston m'a présenté à lui : Neptune ne m'a pas parlé, mais il a souri dans sa grosse barbe grise et fauve.
Son petit-fils Piérik est le camarade de Gaston, il a mon âge ; il n'est pas aussi grand que moi ; mais il paraît leste comme un chat et il est encore plus cuivré que mon cousin. Il s'est mis à causer et à jouer avec moi comme s'il me connaissait.
S'il y avait par ici des désigneurs , comme Neptune appelle les peintres, je voudrais t'envoyer l'image de Piérik et de sa petite sœur Marianna. Piérik, comme je te l'ai dit, est cuivré comme un Bédouin ; il a les cheveux blonds et ras, et sur les cheveux un vieux béret de drap bleu ; sa chemise rousse et son pantalon de toile sont rattachés par un grand lacet bleu faisant bretelle ; de chaussures point ; il a cependant, m'a-t-il dit, une belle paire de souliers ferrés pour le dimanche et des chaussons de drap pour répondre la messe ; mais le plus souvent il marche nu-pieds.
Sa petite sœur Marianna est une très bonne petite travailleuse ; croirais-tu qu'à dix ans elle est la femme de ménage de son grand-père ? Elle prépare les repas, nettoie la maison, soigne le petit cochon. Piérik l'aide dans les travaux pénibles : c'est lui qui va chercher l'eau à la source de la montagne ; c'est lui qui va baigner monsieur le petit cochon, rétif comme tous ses pareils ; c'est lui qui place et déplace la grande marmite et le grand chaudron, trop lourds pour Marianna.
Mère, je n'en reviens pas de voir travailler ces enfants-là. Tu serais ravie de connaître Marianna, elle est très propre pour une petite Bretonne, elle balaye sa maison, qui a un plancher de terre, avec un balai sans manche aussi haut qu'elle, elle jette la poussière dehors avec ses petites mains, elle pèle les pommes de terre avec une vivacité prodigieuse.
Son costume n'est pas plus compliqué que celui de Piérik : elle a une robe courte de drap rouge bien fané, un tablier bleu et une coiffe de calicot ; pas de souliers ni de sabots non plus. Sais-tu que les paysannes de ce pays, avec leurs jupons écarlates et leurs tabliers bleus, font très bien dans le paysage !
Je suis bien aise que Neptune et Piérik soient nos proches voisins. Ce sont de si braves gens, que Gaston a obtenu la permission d'aller chez eux quand cela lui plaît. Mon oncle ne peut pas toujours nous accompagner sur la grève : c'est Neptune qui le remplace.
Je viens d'annoncer au brave matelot que je désirais apprendre à nager et il me donnera demain ma première leçon. Je suis très content de toucher au moment d'apprendre ; mais j'ai toujours ma petite émotion du dedans. C'est qu'il ne s'agit plus des baignoires à fond de bois. Je me confie à toi, mère ; n'en dis rien à personne, car enfin je m'aguerrirai. Mon oncle et Gaston me font compliment sur mon agilité et me prédisent que je nagerai bien. Je l'espère, je t'arriverai très fort, très vigoureux, très brun ; je crois que j'ai déjà bruni.
Il faut te l'avouer, ma petite mère, je n'ai pas été des plus braves.
Je te l'ai dit, j'étais très heureux de prendre ma première leçon, et cependant quand Neptune est arrivé et m'a saisi la main pour m'entraîner vers la mer, j'ai senti un drôle de frisson intérieur et il a fallu me mordre les lèvres pour ne pas crier ; je le suivais tout tremblant, mes dents claquaient. Arrivé au bord du flot, j'ai fait quelques pas, puis j'ai dit à Neptune d'un air suppliant :
« Je vous en prie, commencez par Gaston. »
Il a hoché la tête et, me frappant sur l'épaule, il a crié de sa voix de stentor :
« Gaston ! »
Gaston est accouru, et j'ai filé vers les rochers. J'allais, j'allais, j'avais beau m'entendre appeler, je ne me détournais pas. Je me suis mis à courir après les crabes et j'en ai beaucoup pris.
Je ne suis revenu que quand la mer s'est retirée assez loin pour ne pas me faire craindre un second bain. J'étais bien honteux, mère, et pourtant j'essayais de prendre un air dégagé.
« Pourquoi n'as-tu pas voulu prendre ta leçon, Robert ? m'a dit ma tante, nous t'avons appelé sur tous les tons.
– Robert a une passion pour les crabes, maman, s'est écrié Gaston ; quand il en voit un remuer, il le suivrait jusqu'au bout du monde.
– Ce sera pour demain », a repris ma tante.
J'ai ajouté en toussant : « Ce sera pour demain. »
Je me suis, tu le vois, assez bien tiré de mon aventure. Neptune ne parlant jamais, on croira toujours que c'est en courant après les crabes que je me suis éloigné. Je suis bien aise, au fond, qu'on croie cela ; mais la vérité est que j'ai eu peur, une peur bleue.
Henri IV, qui était si brave, ne pouvait, dit-on, se défendre de frissonner sur le champ de bataille, ce qui ne l'empêchait pas de se jeter au plus fort de la mêlée, une fois le frisson passé. Je ferai comme Henri IV, et quand le père Neptune se représentera demain, j'espère bien le suivre, tremblant ou non.
Ma lâcheté m'a rendu triste ; j'avais pourtant fait une belle pêche de crabes sur laquelle on m'a beaucoup complimenté.
Les crabes sont les premières bêtes de mer avec lesquelles je noue d'intimes relations. Cela m'amuse beaucoup de les voir marcher de travers vers les flaques d'eau. Les pêcher est facile.
Quand ils ne se présentent pas d'eux-mêmes étourdiment à nous, nous allons soulever les franges de goémons qui couvrent les flaques ; le crabe est tapi dessous, nous le prenons délicatement entre le pouce et l'index, et il a beau gigoter, nous le jetons dans le panier de pêche. Les gros sont armés de pinces défensives assez redoutables : aussi aujourd'hui ai-je assisté à la petite scène suivante :
Une pauvre femme arrachait du goémon sur la grève où nous gambadions ; un tout petit garçon se traînait autour d'elle. En cueillant le goémon, elle a saisi un crabe et appelé l'enfant en le lui montrant de loin ; il est accouru, et la mère, tout en me demandant si j'avais pris quelque chose, a cassé les deux grosses pattes du crabe, et l'a donné ainsi désarmé à l'enfant, qui s'est mis à jouer avec le pauvre mutilé. Je me suis éloigné, trouvant l'opération expéditive et très cruelle. Au reste, le crabe joue un très grand rôle sur ces grèves : c'est un aliment et un jeu, c'est le hanneton des enfants de la mer.
En ce moment, je vois Piérik qui en dispose quatre en attelage à la Daumont, un autre enfant fait tournoyer en l'air le sien, qui a une ficelle à la patte ; on le pêche, on le cuit, on le mange, on s'en amuse, on en fait de l'engrais ; le crabe est un personnage. Pour moi, j'aime à le poursuivre, à voir briller sous la feuille humide du goémon ses petits yeux ronds, sa carapace brune et ses longues pattes.
Les crevettes sont aussi l'objet d'une autre chasse plus amusante. Dans les flaques, il ne s'agit que de trouver le crabe : aussitôt vu, aussitôt pris ; la crevette, elle, se sauve avec rapidité, et dispute bien sa liberté.
Connais-tu la crevette vivante, mère ? On dirait une sauterelle transparente et incolore. Moi qui ne l'ai connue qu'écarlate, je voulais à peine croire que ce joli petit animal de cristal à longues moustaches fût le même que celui que j'avais mangé. Ce soir, ma tante nous ayant permis de cuire nous-mêmes nos victimes, l'expérience m'a convaincu. La petite bête incolore et transparente est devenue solide et écarlate dans l'eau bouillante.
Ici tout m'intéresse et m'amuse beaucoup. Si seulement je savais nager ! Tiens, mère, je voudrais être à demain.
J'ai nagé, mère, je suis guéri de ma peur. -- Vraiment j'étais plus décidé que fier ce matin, en marchant vers la belle grève de sable doux où nous prenons nos ébats. Le petit frisson intérieur m'a saisi quand j'ai vu Neptune apparaître, son scapulaire en travers sur son torse nu.
« Attends, mon petit frère, m'a-t-il dit, Piérik va venir. »
Le bon Neptune avait pensé que la présence de Piérik m'aurait encouragé. Piérik est arrivé nu-tête, nu-corps comme son grand-père et portant comme lui son scapulaire.
« Jouez un peu là comme de petits marsouins, en attendant la marée », a dit Neptune en frappant la mer du pied.
Gaston, Piérik, les petits et moi nous sommes mis à clapoter dans les premières vagues : c'était très amusant et mes frissons diminuaient.
Tout à coup Neptune m'a pris par la ceinture et m'a plongé dans une grande vague. Je n'ai pas crié, mère ; mais quelles crampes singulières j'ai ressenties ! je soufflais comme un phoque. Une fois un peu revenu à moi, j'ai accepté qu'il recommençât. Suspendu au bras de fer de Neptune, j'ai imité les mouvements natatoires que Gaston et Piérik exécutaient devant moi. J'ai réussi tout de suite. Entouré de mes trois bons nageurs, une main sur l'épaule de bronze de Neptune, j'ai eu de l'audace et j'ai bu plus d'une fois de cette eau aussi mauvaise qu'elle est belle.
« Vous nagerez bien, mon petit frère », m'a dit Neptune en me rapportant sur son dos à la grève.
Quatre heures plus tard, j'ai pris une seconde leçon, et j'en ai à peu près fini avec le frisson.
Gaston est très complaisant, il reste auprès de moi et me donne des conseils.
Te voilà bien contente, mère ; je suis fidèlement les ordonnances du médecin, si bien qu'après nos vacances tu n'auras plus à t'inquiéter de la santé de ton Robert, qui mène la vie la plus hygiénique du monde. Je me lève de grand matin, je me couche de bonne heure, je dors comme une souche et je mange comme un ogre. La mer donne des faims canines. Je suis au mieux avec le soleil, le vent et la brise de mer, et dans huit jours je pourrai ajouter, avec l'Océan. Je suis encore un peu blanc de céruse auprès de Piérik et même auprès de Gaston ; mais patience, cela passera. Ce soir je me suis regardé dans une flaque, je t'assure que j'ai bruni.
VII -- Encore les bêtes ! -- Ricoco. -- Le vaillant Krack. -- Le chasseur de souris. -- Nos fortifications de sable. -- Notre bastion.
Mon journal a été forcément suspendu pendant deux jours, ma chère mère ; nous avons tant couru par terre et par mer ! C'est Neptune qui nous conduit toujours : il conduit le char à bancs qu'il loue à l'année comme commissionnaire ; il conduit la barque que mon oncle emprunte à la douane, ou bien son vieux bateau de pêche.
Nous aimons de plus en plus Piérik et Neptune, et nous nous visitons d'autant plus souvent que leur cabane touche à notre maison, comme je te l'ai dit.
De mon balcon je vois Neptune fumer sa pipe à son foyer où brûle un feu de goémon ; une cabane touche la sienne, et quand je t'écris, j'entends généralement la voix de la pêcheuse qui dit une masse de tendresses à son tout petit enfant. À cette voix se joignent les criaillements d'un petit porc dont l'étable touche à la maison de Neptune, et de temps en temps un petit cri de Ricoco.
Ricoco est un vieux perroquet que le père Neptune a ramené de ses voyages voilà trente ans. Il n'est pas gros, mais très joli ; son corps est vert-pré, sa tête blanchâtre, sa queue vert clair ; il a sur le haut des ailes des plumes pourpres qui lui forment d'éclatantes épaulettes, et au bout un éventail de plumes bleues et rouges.
Berthe l'aime beaucoup et le nourrit très délicatement. J'aime à le voir marcher gravement sur un vieux mât tendu en travers du petit jardin du père Neptune, mais je ne m'en occupe pas autrement.
Ce que j'aime, c'est Krack. Mère, je te présente Krack. Qu'il est vigoureux, patient, sage ! Ce cheval-là, -- c'est un cheval, -- m'étonne, et je voudrais avoir sa docilité. Une fois attelé au petit char à bancs, il est aux ordres de Neptune et il obéit au seul froncement de ses gros sourcils. Tu sais que le père Neptune est le commissionnaire du bourg, par terre comme par mer. Il va à la ville, revient chargé de mille paquets, et fait processionnellement le tour du bourg avec sa voiture. Le père Neptune prend les sacs, les porte, et Krack, resté seul, ne fait pas un pas, ne tourne pas la tête.
Ce n'est pas un vieux cheval cependant, c'est un joli poney noir, un peu efflanqué sous sa petite selle brodée de clous de cuivre, mais très fort et très courageux.
Nous avons visité la côte traînés par lui, et ma bonne ne se lassait pas de dire :
« Quel cheval ! il n'y a pas de bêtes aussi soumises. »
Il faut te dire que la pauvre Julie admire d'autant plus le cheval Krack qu'elle a fort à faire avec Fidélio et Griffard. La mer fait peur à Fidélio, il n'a jamais consenti à se laisser baigner, mais on dirait que le vent de mer l'enivre ; il court, il gambade, il aboie, il tiraille Julie par son jupon d'un petit air enragé qui nous fait pouffer de rire. Quant à Griffard, il a des allures d'une indépendance effrayante. Lui si endormi, si réservé, si empâté à Paris, il mène à Saint-Pierre une vie tout à fait dévergondée pour un chat de bonne compagnie. Il glisse entre les mains de Julie et s'en va guetter des souris dans les greniers et jusque sur les toits ; il fréquente tous les chats maigres, à l'air affamé et maraudeur, qui passent, ce qui choque beaucoup ma bonne, qui ne comprend pas son goût pour ces animaux mal peignés.
Elle commence à regretter de ne pas l'avoir laissé à notre concierge, qui l'aurait si paisiblement dorloté sur son vieux fauteuil vert.
« Jamais ce chat ne redeviendra ce qu'il était », dit ma bonne en soupirant.
Gaston et moi rions beaucoup de toutes ces petites scènes ; Georges, René et Berthe prennent les choses plus au sérieux et font des bassesses à ce vilain Griffard pour le retenir dans la maison. Ils l'aiment beaucoup et surtout ils aiment Julie, qui est la complaisance même, qui leur raconte des histoires, qui soigne gravement leurs plus petits bobos et qui reste éternellement, sans se plaindre, à la place où ils s'amusent. Ils sont très intrépides ces enfants ; mais tu comprends qu'ils ne peuvent pas toujours nous suivre : ils n'ont pas la permission de dépasser la première grève, qui est déjà pas mal éloignée pour leurs petites jambes.
C'est sur cette grande grève de sable fin que mon oncle dresse la tente, et tous les jours nous nous y rendons après le premier déjeuner. Comme elle avait un nom breton très dur à prononcer, nous l'avons baptisée la grève des Digues. Nous y construisons des digues et nous avons même commencé, sous la direction de mon oncle, toute une série de travaux militaires. Il est l'ingénieur, nous sommes les constructeurs, et les petits sont nos aides.
Nous creusons dans le sable avec de petites pelles de bois et le plus souvent avec nos mains et nos pieds ; nous faisons des tranchées, des glacis, des forts ; nous élevons devant les vagues des fortifications savantes, mais peu solides comme tout ce qui se bâtit avec du sable. Avec la mer la lutte est impossible. L'ouvrage est superbe, jusqu'au moment où la vague arrive tout doucement et s'insinue traîtreusement chez nous. Le fond de nos fossés s'imbibe tout d'abord, le changement de couleur du sable nous avertit que l'ennemi fait son travail souterrain ; bientôt une petite lame fait crouler un pan des travaux avancés, nous nous précipitons sur le point menacé, nous y jetons du sable à pleines mains ; mon oncle, Berthe, s'en mêlent, peine inutile ! Un flot passe, les murs croulent, la mer passe victorieusement sur nos fortifications, bat son plein, et se retire en nivelant tout sur la grève.
Aujourd'hui Piérick ayant passé la matinée avec nous, nous avons voulu essayer d'élever un vrai bastion, non plus de sable, mais de pierres. C'était une grande entreprise : il nous fallait aller chercher à grand-peine les galets, les pierres et les fragments de rocher.
Nous avons d'abord creusé les lignes de circonvallation dans le sable comme à l'ordinaire, mais dans de plus grandes proportions ; cela nous a demandé deux heures de travail ; Gaston, Piérik, Georges, René, Berthe et même Julie ont rudement travaillé.
Les lignes creusées, il nous restait à élever notre bastion derrière elles ; mon oncle nous laissait tout faire, afin de s'assurer que nous avions profité de son cours pratique de castramétation.
Gaston et moi avons dessiné les plans, puis nous avons construit un traîneau avec des planches, et les petits s'y sont tous attelés. Ils allaient contre les rochers de la falaise ; Piérik chargeait le traîneau de pierres et se plaçait en cheval de brancard ; René se mettait devant lui, Georges se mettait devant René, et Berthe tirait à l'avant ; Gaston et moi bâtissions avec les matériaux qu'ils nous apportaient.
Nous avons très joliment maçonné notre bastion : le sable mouillé nous servait de chaux, et mon oncle lui-même nous a fait espérer que notre petite digue ne serait pas détruite ce jour-là.
Résisterons-nous à la première vague ? Voilà la question. Je t'assure que nous sommes très impatients et qu'il nous tarde d'être à tantôt. Gaston et moi sommes pleins d'espoir, et les petits, qui se sont donné tant de mal, ne doutent pas que cette belle digue ne tienne jusqu'à la fin du monde ! Je lui demande de tenir une marée, seulement une marée. Le père Neptune que nous avons consulté a souri dans sa barbe, nous n'avons pu en arracher autre chose.
J'entends Berthe qui monte très vite l'escalier, elle vient me chercher sans doute. Je te dirai ce soir si nos fortifications ont tenu bon ; je t'enverrai un bulletin de victoire ou je t'enregistrerai notre défaite.
VIII -- Ce que devient ce qu'on bâtit sur le sable. -- Les pauvres indépendants. -- Paysages et dissertations.
Mère, je ne suis pas homme à publier de fausses dépêches, je mentionne donc courageusement notre défaite.
La mer est une brutale qui a tout envahi et tout renversé. Tantôt nous avons couru, comme je te l'ai dit, à nos travaux de défense, nous avons placé nos travailleurs dans les tranchées et nous avons attendu la mer. Elle venait tout doucement selon son habitude ; mais les lames étaient plus fortes qu'hier, plus larges, car elles se roulaient en dedans. Nos ouvrages avancés ont subi le sort ordinaire, les fossés sont devenus humides, se sont remplis d'écume, d'eau, et les entassements ont croulé. Enfin la vague est venue battre le pied du bastion ; les pierres sont devenues lisses et brillantes, mais ont tenu bon. Cependant peu à peu j'ai vu le sable qui les cimentait se fondre en quelque sorte ; c'est en vain que j'ai fait porter du sable nouveau dans les interstices, l'eau arrivait, se glissait entre les pierres et le dissolvait ; il nous a fallu reculer devant la mer, qui, étant très houleuse, dépassait les bornes que nous lui avions posées. Notre mur apparaissait cependant au-dessus des vagues et restait glorieusement debout. Tout à coup Berthe éclate en sanglots : une grosse vague était accourue et tout s'était subitement écroulé.
Nous avons emmené vers la tente la désolée Berthe, qui pleurait à chaudes larmes ; Georges et René montraient leurs petits poings à la mer, qui marchait sur nos talons ; Gaston et moi n'étions pas fiers.
Le père Neptune est arrivé ; nous avons pris notre leçon, nagé, cherché des coquillages, et, la mer retirée, nous avons couru vers l'endroit où s'étaient élevés nos travaux : deux grosses pierres étaient seules restées comme un monument de notre persévérance ; les autres avaient été entraînées au large ou enfouies dans le sable. Gaston et moi, nous nous sommes assis sur ces débris comme Marius sur les ruines de Carthage. Pauvre Marius ! je ne l'avais jamais tant plaint, jamais !
Notre insuccès m'a un peu ennuyé, chère maman, et d'un commun accord Gaston et moi avons abandonné les forts de sable. Georges, René et Berthe, plus persévérants que nous, continuent à en construire ; nous les laissons faire et nous émigrons avec Piérik vers la grande grève de la Croix, ainsi nommée, parce qu'une croix naturelle s'élève au-dessus d'un entassement de rochers. Cette grève est magnifique, mais un peu éloignée.
Tu connais les bords de l'Océan, mère ; rien de plus accidenté ; le flot rongeur a découpé profondément et bizarrement les rochers et surtout les falaises ; la côte que nous habitons est littéralement festonnée par les vagues : la dent du feston forme le cap ou le promontoire, le fond de la découpure forme une baie ou une anse, suivant la grandeur.
Notre maison est placée devant une large grève au fond d'une petite baie ; la mer dans son flux bat le mur du jardin et miroite presque jusque sous nos balcons ; mais le reflux laisse la grève à découvert, et nous ne voyons plus la mer qu'au-delà de larges zones vertes et brunes sillonnées par les courants qui y tracent des zigzags. Ces zones vertes et brunes sont tout simplement des vases amoncelées, et personne autre que les pêcheuses, chaussées de patins composés d'une planchette sur laquelle est cloué un sabot, ne se risque sur les espaces vaseux.
Pour nous rendre à notre salle de bains, nous longeons un premier feston et nous arrivons sur la grève des Digues, et si de la grève des Digues nous voulons passer sur la grève de la Croix, il nous faut contourner une seconde et très large dent du feston terrestre, c'est-à-dire faire une demi-lieue.
Une fois là, nous ne voyons plus que l'océan Atlantique ; et à marée basse nous avons à droite un espace immense, une sorte de steppe rocheuse, recouverte d'une nappe de goémons.
De loin ces rochers gris et jaunâtres paraissent plats, mais de près ils ont des pics, des dents, des crevasses, des aspérités, et, malgré le tapis de goémon qui les recouvre, il faut avoir le pied marin pour s'y aventurer. Chaque angle, chaque pierre a sa touffe, son panache, sa guirlande, et les roches isolées sont enveloppées d'un réseau de perles vertes : sans phrase je dirais une espèce de glu figée.
Sur ces pierres vivent les patelles que les pêcheurs appellent bernique. La bête, un drôle de limaçon aux minces cornes blanches, blottie sous son petit cône gris rayé, adhère à la pierre, et il faut un bon couteau pour l'en détacher. Chaque pêcheuse peut se fournir son potage ou engraisser son petit porc. Berthe transforme les coquilles des patelles en chapeaux pour sa poupée.
Que de choses dans la mer, chère maman ! que de coquillages de toutes les couleurs, de toutes les formes, et dans chaque coquillage un petit animal qui peut devenir une nourriture pour l'homme ! Je suis émerveillé de ce que je vois, et je suis très curieux de tous les détails que mon oncle me donne sur toutes choses.
Ici la population est pauvre si l'on veut, mais la mer lui fournit la satisfaction de ses plus impérieux besoins. Elle la nourrit, elle la chauffe, elle la médicamente : elle est son boucher, son charbonnier, son pharmacien. N'est-ce pas là une indépendance ?
Ces mendiants-là ne mendient pas, ils vont chercher ce que Dieu a déposé dans la mer pour eux, ils n'ont à remercier que lui. Ils ont travaillé, ils ont conquis ; je trouve à ces pauvres une physionomie paisible et presque noble : Ce ne sont pas des misérables à la figure envieuse et à la main tendue : ce sont des pauvres. Mère, je trouve une grande différence entre ces mots-là, et je te prierai de me l'expliquer au long plus tard.
Gaston ne connaissant pas les pauvres des grandes villes trouve que je m'étonne pour peu de chose et que je suis bien enthousiaste ; mais il est enchanté que j'aime son pays et que je ne fasse pas le suffisant.
« Sais-tu que je t'ai joliment craint ? m'a-t-il dit ; si papa et maman m'avaient écouté, ils ne t'auraient pas fait venir ! »
Cela s'appelle, je crois, une prévention, mère : j'ai quelquefois raisonné ainsi sur les gens, ou plutôt déraisonné. Ce qu'il y a de vrai, c'est que nous sommes enchantés de nous connaître, que nous nous amusons parfaitement ensemble, en nous faisant de petites concessions mutuelles, et que nous nous aimons comme deux frères.
Nous allons demain sur la grève de la Croix ; la coupe du goémon est permise, on va exploiter les prairies de l'Océan, et Piérik commence sa provision de chauffage pour l'hiver.
Vraiment, mère, je ne m'étonne plus des habitudes silencieuses du père Neptune et de Piérik : tout travailleur est silencieux. Je commence à m'apercevoir que fainéant et bavard sont synonymes. Aujourd'hui j'ai peu de paroles inutiles sur la conscience, mais j'ai les reins et les bras bien fatigués. Donc, ce matin nous sommes partis dès l'aube pour la coupe du goémon. Encore une fois, quelle chose que ce goémon, mère ! Elle sert à tout, cette belle herbe de mer ; d'abord elle est charmante sous toutes ses formes : en rubans de soie lisses et brillants, en panaches, en franges, en grelots, en cordons ; mais qu'elle est utile ! Séchée sur les falaises, elle sert de bois et de charbon de terre, on en fait de la litière pour les animaux, de l'engrais pour les terres ; on en retire l'iode et la soude, m'a dit mon oncle, et elle est là toute préparée : il n'y a qu'à la cueillir. Les gens aisés arrivent sur la grève, avec des charrettes traînées par des chevaux du genre de Krack, ou par de petits bœufs.
Ordinairement il y a un cheval, deux ou quatre bœufs ; les conducteurs avancent dans la mer et ne craignent pas d'y conduire leurs charrettes ; le cheval a de l'eau jusqu'au poitrail ; on remplit la charrette de goémon, et l'on revient lentement vers la grève. Quelle charge, mère, que ces grappes humides d'où dégoutte l'eau de mer ! Il y a un moment pénible, c'est la traversée de la grève ; c'est court, mais quel coup de collier ces malheureuses bêtes doivent donner pour arracher du sol mou cette lourde charretée ! Ils s'arrêtent, leurs jambes plient : un peu plus ils se coucheraient de découragement ; mais voici que tous les pêcheurs les entourent : hommes, femmes, enfants commencent un charivari véritable et leur lancent de véhémentes apostrophes ; on crie à leurs oreilles, on les assourdit, on les pousse, on les aiguillonne avec des fourches. Ces pauvres bêtes ahuries n'ont plus qu'un instinct, celui d'échapper le plus tôt possible à ces cris sauvages, à ces piqûres multipliées ; elles tirent, elles prennent de vigoureux élans et elles sortent du gouffre de sable. Les hurlements cessent, la charrette roule dans le chemin solide, et les hurleurs vont entourer un autre équipage.
Sur les rochers les choses se passent moins bruyamment, les pauvres femmes et leurs enfants arrachent le goémon avec les mains et le transportent en paquets sur leur tête ou sur leurs épaules. C'est dur, c'est lourd, et nous avons bien aidé Piérik, chère maman.
Le père Neptune partageant son temps entre les courses avec Krack ou la pêche sur la Brillante , c'est à Piérik seul qu'il revient de faire la provision de chauffage. L'an prochain, Marianna l'aidera ; mais elle est encore trop petite, trop faible, pour lui être d'une grande utilité.
C'est de grand cœur que j'ai aidé ce brave petit Piérik, mère ; mais je t'avoue que je suis rompu. Je ne me plains pas, je serais bien sot de me plaindre, et je t'assure que je vais changer de note sur bien des points. Vivre avec les vrais travailleurs fait penser, et je romps décidément avec la mollesse. Je te l'avoue, j'aimerais mieux pêcher que faire des thèmes grecs ; mais enfin c'est mon travail d'être intelligent, de faire des thèmes, et j'ai mes vacances pour me livrer aux exercices gymnastiques. Piérik, lui, travaille toujours, se fatigue toujours, sans vacances, sans relâche : qu'il pleuve, qu'il tonne ou qu'il vente, il travaille. Tiens, mère, j'admire Piérik, et je veux devenir comme lui, et à ma façon, un travailleur.
Que dis-tu de ce parfum que t'a porté ma dernière lettre, chère mère ? As-tu trouvé au fond de l'enveloppe ces charmants petits œillets roses, si délicatement nuancés, si finement dentelés ? C'est une de mes découvertes.
Hier la mer était méchante, froide ; Neptune et Piérik ne pouvaient pas s'occuper de nous, les filets qu'on nous a commandés pour pêcher la crevette n'étaient pas arrivés : nous avons eu l'idée de tenter une excursion sur la côte, on nous l'a permise. Notre sacoche en bandoulière, nos souliers ferrés aux pieds, notre bâton de montagne à la main, nous sommes partis et nous avons exploré notre littoral.
En même temps que se fait la coupe du goémon se fait la coupe de blé, de mil, et le battage. Il y avait donc grand mouvement dans les fermes. On nous y accueillait très bien, et Fidélio, que nous avions emmené, s'est régalé de laitage. Il fourrait son museau dans toutes les écuelles placées par terre.
Dans notre parcours nous avons rencontré de beaux champs et de grandes dunes de sable où nous enfoncions presque jusqu'aux genoux.
En sortant d'une de ces dunes, nous sommes tombés dans un grand terrain vague, tapissé d'herbe et tout émaillé par des œillets roses. Il y a des fleurs un peu partout, même sur les rochers, et je ne faisais guère attention à celles-ci quand, trébuchant sur une pierre, j'ai piqué une tête dans une touffe.
Que ces fleurs sentaient bon, mère, sous le soleil, dans ce sable brûlant ! qu'elles étaient charmantes !
Gaston et moi en avons fait une telle récolte, qu'en réapparaissant sur la jetée nous avions l'air d'herboristes en tournée.
Nous avons, on peut le dire, parfumé la maison avec nos bouquets, Berthe en a mis partout.
Berthe est une très bonne petite ménagère, elle est toujours occupée des autres, et elle arrange tout comme toi, mère.
Personne ne drape mieux les plis d'un rideau, n'arrange si bien les bouquets, ne fait une guerre plus acharnée à la poussière.
Mon oncle lui a fait cadeau d'un joli plumeau rouge, et elle enlève très adroitement la poussière qui nous arrive à toute minute du chemin et de la grève.
C'est elle qui m'a donné l'idée de parfumer ma lettre à l'œillet.
Pendant que j'écrivais, elle est entrée avec son plumeau et une corbeille, elle a mis une grosse touffe d'œillets sur mon balcon, pas dans ma chambre : « Car, m'a-t-elle dit, un étourdi comme toi ne prendrait pas la précaution de les enlever la nuit, ce qu'il faut faire. »
Comme je pliais ma lettre, elle a ajouté : « En veux-tu pour ta maman ? » et elle m'en a présenté trois. Je les ai glissés dans l'enveloppe et aplatis d'un bon coup de poing, il le fallait bien, et ils sont allés te parler de ton fils.
IX -- Le philosophe des flaques. -- Fidélio est héroïque. -- Je me lance dans les descriptions.
Aujourd'hui je t'apprends qu'on a baptisé ton Robert ; on l'appelle le philosophe des flaques.
Que veux-tu ! j'aime les flaques, non pas comme Gaston, qui, en sa qualité de futur officier de marine, fait toujours de la navigation, mais en amateur. J'aime à m'asseoir sur une haute pierre au beau milieu d'une belle flaque d'eau de mer, et je reste des heures à examiner le petit peuple maritime qui l'habite. J'aime à voir les bernard-l'ermite galoper sous l'eau claire, leur maison sur le dos, à voir scintiller les crevettes, à voir apparaître les crabes verts. Parfois du bout du pied je trouble l'eau, et aussitôt les petits émigrants rentrent dans leur coquille, les crevettes bondissent effrayées, les crabes s'enfoncent prudemment sous le goémon.
Gustave, qui dessine très bien, s'est amusé à me dessiner perché sur une crête de rocher. Mes bras entourent mes genoux, j'ai le menton enfoncé dans mon gilet ; il a écrit au-dessous de cette caricature, qui est bien réussie : Le philosophe des flaques. Le nom m'en est resté, et depuis hier on m'appelle : Monsieur le philosophe, illustre philosophe, sublime philosophe. Berthe elle-même m'appelle ainsi, mais après m'avoir demandé confidentiellement si cela ne faisait pas de peine.
Gaston ne fait pas seulement des caricatures, il dessine, d'après nature, les côtes, les rochers, les falaises, la mer, les bateaux, les pêcheurs et les pêcheuses qui traversent les grèves, leur harpon ou leur filet sur l'épaule. Les femmes, avec leur robe écarlate et leur capulet blanc, sont tout à fait pittoresques.
J'ai voulu dessiner aussi, mais j'ai fait des croûtes ; mes bateaux sont figés sur une mer de carton, mes bonshommes ne se meuvent pas davantage sur mes grèves. J'ai fait des réflexions à ce sujet. Mère, j'ai trop peu travaillé, j'en suis désolé, et combien l'an prochain je vais essayer de réparer le temps perdu ! Je veux rattraper Gaston pour le dessin ; j'ai des dispositions, je travaillerai. Si tu vois mon professeur, dis-le-lui à l'avance, ne fût-ce que pour m'engager d'honneur.
Ma bonne se présente à moi une plume à la main pour la vingtième fois : elle veut que je narre, sans tarder davantage, les hauts faits de Fidélio, et ton philosophe t'écrit sur son balcon.
Tantôt, après avoir longtemps philosophé sur mes flaques, j'avais rejoint Gaston, qui amarrait un bateau-joujou sur lequel il fait toute une étude de voilure. Nous nous sommes entendus héler par Neptune ; Krack et lui avaient fait leurs commissions, et le bon père venait nous proposer un bain. Malgré l'heure un peu avancée nous avons gagné la grève des Digues ; Neptune s'amusait à faire nager Georges et René dans le premier flot, ma bonne arrivait avec Fidélio et des provisions de bouche.
« Baignons Fidélio, a dit Gaston, il m'a l'air en train. »
Nous l'avons appelé et poussé du côté des enfants qu'il aime ; mais il a comme toujours fait des scènes : à peine sa patte avait-elle touché l'eau, qu'il se tordait et nous échappait. J'ai pu le rouler de force dans le flot ; mais aussitôt mouillé il a glissé entre mes mains comme une anguille, a bondi par-dessus mon épaule et est allé se vautrer dans le sable. Jamais chien n'a eu pareille horreur de l'eau. Pendant qu'il se secouait, Gaston a pris sa leçon de plongeon. Neptune nous trouve assez forts nageurs pour nous apprendre à plonger. Fidélio était venu s'asseoir auprès de moi sur le sable, mais hors de la portée de ma main. Quand mon tour est arrivé et qu'il m'a vu entrer dans l'eau, il a pris l'air inquiet et s'est approché du bord. J'ai marché jusqu'à Neptune ; l'eau était froide.
« Allons, dedans, ou l'on va s'enrhumer », m'a dit Neptune, en me prenant à bras-le-corps.
Un aboiement désolé nous a fait tourner la tête : Fidélio, le poil hérissé, était tout au bord de la vague et hurlait lamentablement en nous regardant. Neptune m'a fait plonger : nouveaux aboiements plus furieux ; le pauvre chien paraissait hors de lui et poussait de véritables gémissements ; au troisième plongeon il a sauté sur les rochers et s'est avancé sur l'extrême pointe !
« Voyons ce qu'il fera », a dit Neptune, et il m'a saisi entre ses bras nerveux comme pour me précipiter de loin dans la vague.
Mère, ce pauvre chien qui tremble de tous ses membres en apercevant la mer, qui mord impitoyablement ceux qui veulent l'y plonger, s'est jeté en pleine eau et a nagé vers nous en aboyant. Neptune avait pris pied sur un rocher à fleur d'eau, Fidélio a abordé, s'est élancé sur moi pour me lécher passionnément, sur lui pour le mordre. Neptune se secouait et cherchait à se débarrasser de Fidélio, qui avait les dents dans la toile de son pantalon ; finalement je me suis jeté à la nage, le chien m'a suivi, nous avons regagné le rivage d'où l'on suivait cette petite scène, et j'ai cru que le pauvre animal me mangerait de caresses. Tout le monde était ému : ma bonne est accourue avec un morceau de pain beurré, Berthe avec une éponge avec laquelle elle a tendrement essuyé le poil mouillé du chien fidèle. Il a fallu renoncer à continuer la leçon : Fidélio me gardait à vue en quelque sorte, et il n'a recouvré sa tranquillité que quand il m'a vu habillé de pied en cap.
Ce trait héroïque l'a placé très haut dans notre estime à tous ; pour ma bonne, elle est complètement enthousiasmée, et son cœur qui hésitait entre Griffard et Fidélio, s'est décidé pour ce dernier. Elle se consolera des infidélités, de plus en plus fréquentes, de Griffard en accablant Fidélio de caresses et de témoignages d'honneur. C'est pour lui plaire que j'enregistre dès ce soir le haut fait de ton bon chien, que j'aime aussi doublement depuis que j'ai vu l'énergie de son dévouement.
Le soleil ne s'est pas couché de sa façon habituelle. Ordinairement c'est un magnifique globe de feu qui se détache bien nettement sur un ciel clair et uni et qui projette des rayons à embraser la mer ; c'est sublime, et cela paraît simple ; ce soir de grandes bandes rouges et lilas rayaient le ciel au couchant et voilaient à demi le soleil, qui était d'un rouge de sang ; la mer était sombre, terne ; j'ai pressenti que le temps allait changer.
Ce matin tout était encore brouillé dans le ciel, la mer n'avait pas repris sa transparence, et Neptune, qui me voyait examiner le dehors de mon balcon, m'a crié : « L'orage vient, mon petit frère. »
J'espérais toujours que le ciel s'épurerait, que cette mer se clarifierait. Mon oncle, sur les signes du temps, a décidé qu'on ne sortirait pas. Gaston et moi avons prié qu'on nous laissât au moins aller jusqu'à la grève des Digues : nous assurions que le ciel commençait à s'éclaircir.
Nous sommes partis, et nous avons été pris par une ondée affreuse. Quelle bourrasque, mère ! nous nous sommes blottis sous l'une de ces énormes pierres celtiques qu'on appelle des dolmens ; mais de petits torrents nous ont chassés de cet asile : pas un abri, pas un arbre, pas un rocher, pas une grotte ; nous avons reçu l'averse en plein, nous sommes arrivés ruisselants de la tête aux pieds.
Ma tante voulait nous faire mettre au lit, mais mon oncle s'y est opposé : il nous a seulement consignés dans la maison. Nous nous y ennuyons fortement, le plafond nous pèse, nous ouvrons toutes les fenêtres ; Gaston a fini par échouer dans la salle à manger, où jouent les petits, et moi je viens me distraire près de toi.
Tu m'as souvent demandé la description du bourg, de l'église, de ma chambre, je m'empresse de profiter de mon temps de réclusion pour te donner ce plaisir.
Très irrespectueusement je commence par ma chambre, car j'y suis, et si le soleil se levait, l'oiseau obtiendrait peut-être la permission de s'envoler de sa cage. Ma chambre, voyons que je la regarde bien ! est étroite et longue ; meubles : un lit, une table, deux chaises, un miroir qui me fait une figure verte ; pour ornement une gravure religieuse, deux éventails chinois, un courlis empaillé, une boîte de laque ; deux superbes tableaux peints par le bon Dieu. Pour te les faire mieux admirer, j'ouvre simultanément mes deux fenêtres, ce qui fait voler tous mes papiers.
Tableau de gauche à la Léopold Robert : quelques jardins avec de grands figuiers, et sur une hauteur une belle ferme, des pyramides de gerbes, des instruments agricoles, des paysans allant et venant et se dessinant si nettement sur le ciel, qu'aucun de leurs mouvements ne m'échappe ; voilà pour le champêtre.
Tableau de droite : un horizon immense, des clochers, quelques lignes d'arbres, des dunes de sable, la mer bleue bordant superbement le tout. En ce moment la grève est à nu, les goélands blancs font d'excellents repas dans les vases vertes dont un grand zigzag d'azur, qui se gonfle de minute en minute, rompt la monotonie. La mer vient ; bientôt je pourrai me mirer dedans en me penchant un peu sur mon balcon, et le vieux brick ensablé qui est là si mélancolique devant moi, avec ses deux grands mâts nus et sa bordure blanche, sera à flot. En attendant il est bien à sec, et l'eau qui jaillit en une jolie cascade de ses flancs avariés, est elle-même tarie. Un groupe d'enfants pend à son ancre rouillée, d'autres se balancent aux cordes attachées au mât.
Comme pendant au vieux navire dans le paysage, tu peux mettre les deux petites habitations dont je t'ai parlé : l'une, c'est la cabane de Neptune et de ses petits-enfants. Une guirlande de poissons qu'on fait sécher orne la porte en dehors ; au dedans ce ne sont que filets entortillés et autres engins de pêche. Sur un petit mât enroulé dans sa voile s'accrochent tous les vêtements de la famille.
De l'autre cabane sort la voix de la femme qui dit toujours des millions de tendresses à son poupon, et les grognements d'un petit porc dont je vois le museau s'insinuer entre les jointures de la mauvaise porte qu'il secoue toute la journée avec un entêtement sans nom.
De ma chambre passons au bourg. Le bourg est un pêle-mêle de maisons orientées au hasard, entourant sans ordre une vieille église comme des poussins indépendants entourent leur mère, chacun tourné, perché comme il veut, mais ne s'éloignant pas. Le mur du cimetière est la seule barrière élevée entre l'église et la mer, et la place touche la grève. Le bureau des douanes, une petite maison modeste, est sur cette place. Aucune habitation ne se distingue des autres ; le presbytère est à l'ombre du clocher, la mairie termine une sorte de ruelle formée de maisonnettes et de cabanes. Cette ruelle, qui longe la grève, est, par sa position, le boulevard des Italiens de Saint-Pierre.
Si j'étais un archéologue, je te dirais toutes sortes de choses savantes sur l'église ; mais, hélas ! je distingue à peine le style roman d'un autre style d'architecture, et je ne lis pas plus couramment les hiéroglyphes tracés sur les monuments druidiques que ceux de l'obélisque de Louqsor, sur la place de la Concorde. L'église est très bien située pour prier, voilà ce que je sais. Quand je m'y trouve, que j'entends le flot qui chante, et que je pense que je suis devant le créateur de cet Océan, je me mets à prier comme tu aimes tant à me voir prier à l'église Notre-Dame des Victoires. Du reste notre église a des chapiteaux bizarrement sculptés qui paraissent vieux comme le monde, et au fond du chœur se voit une fresque rustique que j'aime parce qu'elle est simple. La sainte Vierge ressemble comme deux gouttes d'eau à une pêcheuse vulgaire : elle a le teint hâlé, elle est habillée de rouge et de bleu ; mais elle a l'air bon, et l'enfant Jésus a une très gracieuse physionomie sous son épaisse perruque blonde. Ce peintre, qui n'était qu'un barbouilleur, avait quelque peu le sentiment chrétien et maternel, dit mon oncle Alphonse.
X -- Une énigme. -- Mauvaise conduite de Griffard. -- Projets de travail. -- La marchande. -- La première leçon de géographie.
Avant-hier mon oncle a visité l'église en archéologue ; il nous a appris qu'elle datait du treizième siècle, que les chapiteaux étaient romans et couverts d'oves et de fleurs, puis il nous a posé deux énigmes : il nous a dit à Gaston et à moi qui l'accompagnions, qu'il y avait deux choses sublimes dans cette église, l'une pour le sentiment, l'autre pour la pensée. Avons-nous cherché ? Avons-nous mis nos yeux en quête ? Enfin, je me suis arrêté au beau milieu de la nef. Contre le pilier de droite, il y avait une grande statue de la sainte Vierge couronnée d'étoiles d'or, penchée légèrement en avant, et portant sur son bras gauche le divin Enfant, qui a l'air aussi de s'élancer pour marcher. J'ai lu sur le piédestal : Notre-Dame de bon voyage . Contre le pilier de gauche, il y avait une seconde statue de la sainte Vierge plus petite et tenant l'Enfant couché entre ses bras ; j'ai lu sur le piédestal : Notre-Dame de consolation . Du plafond de l'église pendait un grand navire pavoisé. Mon oncle suivait mon étude et je l'ai vu sourire. J'ai montré le bateau ; le matelot part, lui ai-je dit tout bas, sa femme et ses enfants prient Notre-Dame de bon voyage ; il périt, ils viennent à Notre-Dame de consolation.
Mère, j'avais deviné, c'était cela ; mon oncle me l'a dit, la vie du marin n'est qu'un voyage, et, sa vie étant périlleuse, il faut à sa famille et Notre-Dame de bon voyage et Notre-Dame de consolation.
Gaston, mis en veine par mon succès, a déclaré qu'il voulait deviner l'autre problème ; il a cherché longtemps, enfin je l'ai vu marcher d'un autel à l'autre, et levant le doigt il a dit à son père : Cela. Je t'avoue que je ne comprenais pas ; mon oncle m'a montré, au centre des petits autels, dont l'un est surmonté d'un saint en chapeau de berger et en culottes courtes, deux affreux bustes dorés, qui ont la prétention de représenter Dieu le Père et Dieu le Fils.
Ces deux figures vulgaires, informes, ne me disaient rien, et pourtant mon oncle répétait : Oui, le sublime c'est cela. Il a fallu que Gaston me dit : Lis. Les mains des personnages tenaient une banderole : j'ai lu sur la banderole de gauche : Ego sum alpha et omega ; sur la banderole de droite : Ego sum via, veritas et vita.
J'avais compris : Dieu était dans ce pauvre temple et il se nommait par ces noms et expressions qui révèlent sa toute-puissance.
Mais je t'écris vraiment comme un académicien imberbe, je me lance beaucoup ; c'est mon bain improvisé qui m'exaspère sans doute.
Après une pareille douche le sang brûle et on se sent en verve.
Voici Berthe qui entrouvre la porte et qui me dit tout bas : « Descends donc, Robert, il ne pleut plus, et maman et moi allons prier papa de venir faire un tour avec nous sur la grève. »
Ma bonne et Berthe jettent les hauts cris, Griffard vient d'étrangler un gros rat d'eau devant nous. « Un chat si bien élevé, dit ma bonne, qui ne se serait pas dérangé pour toutes les souris du monde, être devenu gourmand et monstre à ce point !
– Un chat si gentil, dit Berthe, qui fait si bien patte de velours ! »
Tout à fait outrées de sa conduite, elles ont déclaré qu'elles ne s'occuperaient plus de lui. Le voilà donc livré à lui-même et je ne sais si tu le reverras : je crains beaucoup que ses vacances ne se changent en congé définitif. Le fait est que la vie qu'il mène va mieux à ses instincts de chat que la vie factice qu'on lui arrangeait à Paris. Si tu avais vu briller ses yeux verts quand il guettait ce malheureux rat, si tu l'avais vu bondir, si tu avais vu sa physionomie de tigre quand il l'a saisi dans sa mâchoire. Comme on retombe vite dans son naturel ! Je sais bien que la mauvaise compagnie qu'il a fréquentée a beaucoup contribué à le faire sortir de son honnête vie : il s'est tout de suite lié avec les scélérats de chats qui courent les grèves ; ces petits gamins l'ont démoralisé, et il vagabonde follement avec eux toute la journée.
Voici maintenant qu'il fait la chasse au rat et que, malgré tous nos efforts, il en étrangle un devant nous : c'est un bohème, il n'y a pas à dire, et un beau jour il se présentera sans oreilles à nos yeux épouvantés. De ce jour ma bonne assure qu'il lui deviendra étranger.
Le sérieux comique avec lequel elle nous parle de Griffard nous fait pouffer de rire. Gaston et moi ne voulions rien moins que couper les oreilles au chat pour assister à la scène solennelle de la malédiction ; mais Berthe nous a tellement conjurés de n'en rien faire, que nous nous en sommes remis aux circonstances.
Ce matin mon oncle avait l'air grave, et quand il nous a vus entrer dans la tente, il nous a fait signe de nous asseoir. « Savez-vous, mes enfants, que voilà trois grandes semaines que vous ne travaillez pas ! » nous a-t-il dit.
Oh ! mère, quelle grimace j'ai exécutée ! tu sais, la grimace que tu connais bien. Par la portière ouverte de la tente je voyais la mer : il m'a semblé que de bleue qu'elle était elle devenait noire comme de l'encre ; les grands galets me faisaient l'effet de mes affreux dictionnaires latins ; le vent me jetait des mots grecs. Gaston, je dois l'avouer, ne faisait pas meilleur visage que moi ; ma tante et Berthe ont éclaté de rire.
« Eh bien, ce calcul vous déplaît, fieffés paresseux ! » a repris mon oncle avec une certaine brusquerie.
Gaston et moi avons simulé un frisson : on eût dit que dix crabes nous montaient dans le dos.
« Avez-vous pensé que vous mèneriez pendant deux mois cette vie de flâneurs ? » a-t-il continué.
Et avec un touchant accord nous avons répondu : « Nous l'espérions.
– Ceci n'est pas raisonnable, a dit ma tante ; un peu de raison, mes enfants.
– Au moins un mois franc, maman », a dit Gaston.
Ma tante a regardé mon oncle, et Berthe est allée le câliner.
« Va pour un mois », a-t-il répondu.
Avec quel élan nous l'avons remercié ! Huit jours encore devant nous, huit jours d'absolue liberté, quel bonheur ! la mer est redevenue bleue, les galets sont redevenus des galets et le vent chantait gaiement : « Huit jours, huit jours, huit jours. »
« Ainsi donc, dans huit jours nous revenons à l'étude, a repris mon oncle ; le vicaire de notre paroisse consent à vous donner une heure de latin par jour, je n'ai pas voulu demander davantage de son obligeance. À ce premier devoir j'ajouterai un cours d'enseignement libre d'histoire, de géographie et d'histoire naturelle.
– Avec quel professeur ? » a demandé Gaston.
Mon oncle s'est montré lui-même du geste, et nous voyant sourire de contentement :
« La géographie, a-t-il dit, nous en parlerons en arpentant les falaises et les dunes, et l'on me fera des cartes du pays, ce qui est excellent, car qu'est-ce qu'un dessinateur qui ne sait jamais dessiner d'après nature ; l'histoire, nous l'étudierons en visitant les antiquités remarquables dont ce pays est semé. L'histoire naturelle aura nécessairement pour thèse les productions de la mer. Cela va-t-il ainsi ? »
Juge si cela nous allait, maman ! faire de l'étude un bâton à la main et avec mon bon oncle pour guide ! Tu verras que je te reviendrai presque savant : on retient toujours ce qu'on a bien compris, et mon oncle est très clair dans ses explications. Je te dirai que je m'oriente parfaitement maintenant, que je ne dessine pas trop mal les contours d'une baie ; donc vive le cours d'enseignement libre de la grève des Digues ! et vive mon bon oncle !
Une marchande s'installe maintenant tous les jours sur la grève des Digues, chère maman ; elle a dix ans, elle est habillée d'une petite robe de pourpre, bordée de velours au corsage et aux manches, d'un tablier bleu, d'une petite coiffe de mousseline ; elle a sur son éventaire les plus jolis coquillages et les plus belles herbes marines du golfe, et elle nous offre tout cela de l'air le plus engageant du monde.
Cette marchande, c'est Berthe, qui a eu la fantaisie d'avoir un costume de paysanne de Saint-Pierre, et qui imagine de nous vendre nos coquillages et nos goémons pour acheter des souliers à Marianna. J'ai acheté deux sous un très joli bigorneau tout carrelé noir et blanc, et vingt sous une guirlande de goémon fin que je t'offre en cadeau. Ne ris pas de mon cadeau, mère, il est très joli. Le feuillage de la coiffure est fin, touffu ; des gaines noires renfermant plus de quarante petites graines bien alignées se mêlent au feuillage ; le tout se rattache à une tige menue de cuir noir, et cela fait la plus charmante des guirlandes.
Berthe, que sa coiffe gênait un peu ce soir, s'en est délivrée, et nous lui avons entouré la tête de ce goémon ; il faisait un si joli effet dans ses cheveux blonds, que ma tante, qui peint très bien au pastel, a dit qu'elle ferait son portrait ainsi. Ma cousine a mis de côté une guirlande, et j'ai acheté l'autre. Mais je lui ai bien dit que je ne lui marchanderai plus que pour rire. Elle m'a promis d'abaisser ses prix.
Tu comprends que ces achats deviendraient ruineux pour moi, car je ne fais pas comme Gaston, qui marchande, achète et ne la paye jamais. J'ai payé sur l'heure mes acquisitions ; mais cela me fait aujourd'hui vingt-deux sous de moins dans ma bourse. Enfin c'est l'argent de poche que tu m'as donné : Berthe est bien gentille et Marianna aura des souliers.
Je sors du cours d'histoire et de géographie, c'est-à-dire de la tente dressée non plus sur la grève, mais sur le point élevé de la falaise d'où l'on domine tous les environs. Le professeur avait un guéridon devant lui : sur ce guéridon étaient placées des cartes, un gros bouquin et d'excellentes jumelles. Derrière lui ma tante faisait de la tapisserie ; Berthe dans son costume du pays triait ses goémons ; Georges, qui est très tranquille, faisait des bonshommes sur ses genoux, et les deux élèves, Gaston et moi, étions placés sur des pliants en face de mon oncle ; un gros livre nous servait de pupitre, et nous avions le crayon à la main. René, ma bonne et Fidélio s'amusaient au dehors.
Mon oncle a commencé par nous donner un aperçu général de l'histoire du pays où nous sommes, de sa situation géographique. Je t'avoue, mère, que je ne me croyais pas sur un terrain aussi illustre ; tout ce qu'il a dit m'a vivement intéressé, j'ai pris beaucoup de notes et j'espère fournir une rédaction soignée. Je garderai ces devoirs de grève et nous les lirons ensemble les soirs d'hiver : tu verras comme ces études sont intéressantes ; pour le moment je te quitte pour César. Gaston et moi avons deux pages de ses Commentaires à lire et à traduire. N'es-tu pas surprise de rencontrer ce nom sous la plume de ton étourdi d'enfant : pour moi cela m'a stupéfié d'apprendre que j'allais rencontrer sur nos grèves l'ombre auguste du fameux Romain. Je n'en revenais pas. Songe donc, mère, César, le vrai, l'antique César.
Ah ! je croyais bien l'avoir enterré sous mon pupitre pendant mes vacances et n'en plus entendre parler que le jour où je rouvrirais mon histoire romaine. Point du tout, il est ici, son regard dominateur a contemplé ces horizons, ses légions victorieuses ont foulé ce sol. Me voilà pris d'un beau zèle pour le suivre dans ses campements militaires ; en définitive un futur saint-cyrien peut s'engouer de César. Ce que mon oncle nous en a dit m'a chauffé à blanc d'enthousiasme, je n'ai plus que César à l'esprit et dans la bouche ; il paraît qu'en me levant de dessus mon pliant, la leçon finie, j'ai dit à Gaston : « Viens-tu, César ? » Il en rit depuis et m'appelle Vercingétorix, afin, dit-il, de ne pas me sortir de mon ordre d'idées. J'accepte ce nom : c'est celui d'un vaincu, mais du plus brave des vaincus.
XI -- Neptune sacristain. -- Un poulain sentimental. -- Le nid de squale. -- Mignonnette touriste.
C'est aujourd'hui grande fête à Saint-Pierre, mère, la fête patronale ; nous avons assisté aux offices dans l'église, très décorée pour la circonstance. Notre-Dame de bon voyage avait tout à fait l'air de partir pour le ciel avec son gros bouquet ; le navire de la nef était pavoisé avec luxe ; les deux petits chérubins du coin de l'autel regardaient les fidèles à travers un voile de tulle richement brodé ; le soleil, qui était de la fête, éclairait les vieux chapiteaux et leurs dessins bizarres. -- Il y avait foule, et cette foule était bien recueillie. J'en excepte le régiment de gamins qui a pris d'assaut le degré de la balustrade : parmi ceux-là il y en avait qui se grattaient la tête avec rage, d'autres qui se pinçaient en dessous, de tout petits qui ne savaient comment se tourner et qui regardaient naïvement du côté de l'assistance. L'office commencé, tout s'est discipliné peu à peu ; ceux qui savaient lire chantaient, les plus ignorants égrenaient leur chapelet, les plus petits ont reconnu qu'il fallait rester tournés vers l'autel : il n'y a que les gratteurs qui n'ont pas complètement laissé de côté leur petit exercice, qui vous donnait des démangeaisons.
Mon oncle, Gaston et moi étions placés dans le chœur ; j'avais au-dessus de ma tête un de ces vénérables chapiteaux qui ont vu tant de générations d'hommes.
Neptune et Piérik faisaient partie du personnel des cérémonies. Tu sais que Piérik est enfant de chœur ; en ce grand jour il avait des pantoufles, une petite aube de calicot qui laissait voir son pantalon de gros drap, une ceinture de coton rouge, et il était très sérieux ; il chantait très bien toutes les hymnes. Quant à Neptune, il remplaçait son cousin le bedeau, qui est malade ; j'aimais beaucoup à le voir incliner devant l'autel sa vieille tête grise qu'il ne baisse jamais ; je suis sûr, mère, que Dieu aime beaucoup les prières des gens comme Piérik et Neptune, qui sont si honnêtes et de si bons travailleurs. L'office a été un peu long ; mais je crois avoir bien employé mon temps : je ne te cache pas que je n'ai pas été trop fâché quand Neptune a pressé les mèches des cierges de ses doigts, ce qui est sa manière de les éteindre ; il prend cette mèche enflammée entre le pouce et l'index comme un brin de goémon, et le flambeau est éteint avant que son rude épiderme ait rien senti.
En sortant de l'église, nous avons plusieurs fois traversé la foule, qui nous souhaitait aimablement le bonjour. Cependant j'ai entendu certains étrangers dire que les Bretons sont malhonnêtes et ne saluent guère. Je pense que l'on considérait tout à fait comme étrangers ces personnes. Pour nous qui vivons au milieu de ces braves gens, nous les trouvons très aimables. Ils nous voient promener et prier avec eux, et je me rappelle qu'en sortant de l'église, c'est un grand gaillard de matelot qui a donné de l'eau bénite à ma tante, tout simplement, ce qui m'en a fait offrir à une vieille bossue qui se trouvait à mes côtés et qui ne pouvait arriver jusqu'au bénitier.
Je t'assure, mère, que j'aime beaucoup la simplicité et la fierté de ce peuple breton. Je suis très content quand Neptune m'appelle son petit frère, et l'autre jour j'ai vu que ma tante se laissait appeler par lui : ma chère sœur.
À ce mot Berthe a fait une petite bouche très dédaigneuse ; elle a eu peine à comprendre que le brave Neptune ne manquait pas de respect à sa mère. Elle a été un peu grondée pour ce petit mouvement d'orgueil, dont elle s'est si bien repentie que de mon balcon je l'ai entendue dire au vieillard le soir même : « Neptune, vous appelez toujours Gaston et Robert vos petits frères, et vous ne m'appelez jamais votre petite sœur. »
Neptune a mis sa grosse main sur la tête de Berthe et lui a dit : « Bonne petite sœur du bon Dieu, vous aimez bien le pauvre monde. »
Maman, je voudrais que tu connusses Neptune, et ce ne sera possible que si tu viens à Saint-Pierre, car pour lui il m'a dit qu'il avait jeté l'ancre ici pour jusqu'au moment où il sortira de chez lui les pieds en avant, c'est-à-dire dans son cercueil.
Gaston et moi avons composé aujourd'hui ; mon oncle prétend que nous pouvons lutter sur le terrain de l'histoire, et pourtant tu sais que mon cousin a deux ans de plus que moi ; cela n'empêche pas que j'espère si bien être le premier, que je l'ai confié à Berthe.
Ce matin je suis allé sur une petite grève qui touche au bourg, avec l'intention de corriger et de compléter ma rédaction ; je pensais mieux travailler dehors que dans ma chambre ; mais j'y ai déniché je ne sais combien de distractions. Des crabes microscopiques sortaient du sable à mes pieds, et je ne pouvais m'empêcher de m'amuser à contrarier leur marche ; j'ai été attiré vers une charmante petite flaque et j'ai abandonné un instant l'histoire politique pour la philosophie fantaisiste ; puis un fermier est venu baigner une jument grise et son poulain, j'ai suivi la scène des yeux. La maman est bien paisiblement entrée dans la mer, mais l'enfant s'est cabré et a montré une horreur de l'eau égale à celle qu'éprouve Fidélio. Alors le rusé paysan l'a conduit par un sentier jusqu'au milieu d'une presqu'île de sable. Le poulain, trouvant toujours la terre ferme sous son sabot, a été dupe de la supercherie ; la mer venait tout doucement, la presqu'île est devenue une île ! Le vieux paysan était repassé sur l'autre bord, et le poulain, qui n'osait pas le suivre, voyant l'eau devant lui, est resté seul sur l'île ! Il m'a amusé bien longtemps par ses gambades et ses courses folles. On aurait dit un cheval sauvage galopant dans une steppe, ou un cheval de manège tournant autour de sa corde. J'ai essayé de le croquer avec sa crinière flottante, ses naseaux ouverts, ses jambes fines, mais je ne suis pas assez fort et je n'ai jamais pu faire galoper mon pauvre cheval, qui avait sur mon papier des tournures de cheval de bois.
Ce joli spectacle a duré une bonne demi-heure ; je voyais de temps en temps apparaître à l'autre bord le vieux fermier, qui avait espéré voir le poulain se jeter à la nage de frayeur. Peu à peu le bonhomme s'est approché de moi, et nous avons entamé la conversation. C'était bien pour familiariser le poulain avec l'eau qu'il l'avait rendu prisonnier dans cette île. Je vais te redire notre dialogue :
« Ce petit diable de poulain a une tête de Breton, me dit le bonhomme en passant la main sur son front dur et rugueux comme certains galets semés autour de moi ; il ne veut pas se baigner, et quand il lui faut traverser une mare, il devient enragé. Aujourd'hui je lui ai joué un bon tour qui va le guérir de son mal.
– Mais, s'il lui plaît de rester sur cette petite île jusqu'à demain ?
– D'abord, écolier, répondit-il en faisant le salut militaire, ne savez-vous pas que la mer monte et que ce sable-là va disparaître avant une demi-heure ? Ensuite, comme l'ouvrage est pressé, je trouverai bien un moyen de le faire déguerpir de là.
– Et comment ? il faudra vous jeter à la nage, et une fois que vous serez arrivé dans l'île, se laissera-t-il prendre ?
– Quand j'avais votre âge, repartit le paysan en riant, tout cela m'eût été facile, plus facile que d'apprendre à lire des lettres moulées ; à présent que je suis vieux, j'ai d'autres moyens que ceux-là, vous allez voir. »
Il est parti, puis revenu tenant par la bride la lourde jument grise. Le poulain avait à la fois senti et vu sa mère, il a henni, il a bondi et s'est arrêté au bord de l'île, frémissant, attentif. Le paysan a pris le licou et a marché vers la mer, puis il s'est détourné brusquement vers la grève, entraînant l'animal, qui détournait la tête vers l'île ; au moment où ils allaient disparaître dans le chemin, le poulain s'est jeté à l'eau, a nagé et a rejoint la jument dans un temps de galop.
« Bonne journée, écolier, m'a crié le bonhomme en souriant, et n'oubliez pas ceci. »
Je ne l'oublierai pas, mère ; voilà donc comment aiment les brutes elles-mêmes. Fidélio et le poulain m'ont appris ce qu'est le dévouement, même chez un animal. N'est-ce point une belle leçon que j'ai reçue là ?
Comme tu le vois, chère maman, ce n'est pas sur une simple flaque que j'ai philosophé aujourd'hui ; mais enfin ma pauvre rédaction est restée dans mon buvard, et ton écolier, comme dit le bonhomme, est parti de la grève sans avoir relu une phrase de son devoir.
Éloignez-vous donc du bruit et des hommes pour acquérir une plus grande puissance de méditation !
Serai-je premier ? Je l'espère toujours, mais moins fermement
Il m'en coûte un peu de te le dire, mère, mais je n'ai pas été premier. J'aurais été bien fier de l'emporter sur Gaston dans cette matière, puisqu'il me dame le pion partout, excepté en narration. Il aurait fallu me relire, me soigner, et j'ai baguenaudé. Je me console en pensant que Gaston a un an de plus que moi, et je compte bien prendre ma revanche. Je n'irai plus sur la grève dans l'espoir de travailler mieux en m'isolant davantage ; je resterai tout simplement dans ma chambre, où je n'ai pas la moindre occasion de philosopher, et où rien ni personne ne me dérange. C'est égal, c'est vexant : j'avais communiqué discrètement à Berthe mes espérances. Voilà une petite fille qui va peut-être se moquer de moi et qui ne me croira plus. Je suis vexé, très vexé ; si seulement je ne m'étais vanté qu'à toi d'être le premier !
Mère, je suis ravi, j'ai cueilli dans la mer un nid de squales. Les squales sont une famille de poissons comme la raie, le chien de mer, et désormais attends-toi à m'entendre dire savamment à Julie : « Ton squale au beurre noir ne valait rien. »
Donc les squales déposent leurs œufs dans de petits sacs très élégants, noués aux angles de cordons de cuir jaune qui les amarrent aux plantes marines. Et j'en ai rencontré un. Je te l'apporte avec ses petites ficelles, qui ressemblent à de très fines cordes à violon ; c'est charmant et si ingénieux !
Demain nous commençons nos tournées archéologiques, notre fourniment est prêt. Ma tante a fait déposer dans un coin de ma chambre : un habillement complet de coutil ; un petit caban de drap, serré dans une courroie de cuir, un chapeau de pailles à larges bords, une casquette molle, de bons gros souliers ferrés, une paire d'espadrilles pour les grèves, une gourde, une sacoche que je n'ai pas encore visitée à fond. Gaston est absolument équipé comme moi. Berthe, qui a obtenu de venir avec nous, arrange aussi sa toilette de touriste et ne se lasse pas de nous faire admirer ses petites bottines de cuir jaune et celles de Mignonnette. Berthe a toute une famille de poupées ; mais sa préférée, c'est Mignonnette, une petite poupée solide, qu'elle pare des plus jolis costumes : elle a son costume de baigneuse, son costume de touriste, et elle s'amarre dans la grande sacoche de mon oncle.
Les petits resteront avec ma bonne ; ils ont versé bien des larmes, mais il n'y a vraiment pas moyen d'emmener des enfants dans des excursions aussi fatigantes.
C'est par mer que nous voyagerons le plus souvent ; mon oncle a loué un très bon bateau à voile, que Neptune et Piérik conduiront tantôt à la rame et tantôt à la voile ; on remisera le bateau dans une baie, et nous ferons nos tournées à pied ; on dînera dans les hôtels qui se rencontreront, et si l'hôtel n'existait pas, on se contenterait de ce que ma tante logera dans le petit buffet portatif qui nous accompagne.
Mon oncle nous a demandé d'écrire nos observations, nos aventures, de faire un compte rendu de nos journées.
Je l'écrirai d'abord pour toi, chère mère, et désormais tu recevras des notes, de vraies notes de voyage, tantôt longues, tantôt courtes ; j'y mettrai toute ma science ou plutôt toute celle de mon oncle, et cet hiver nous lirons cela, n'est-ce pas, mère ? Au coin du feu ce sera très amusant de parler du golfe du Morbihan et des tables de César.
À demain.
XII -- Dans l'antique jusqu'au cou. -- Salut à César et à ses légions.
À six heures du matin nous étions debout et à sept heures nous nous dirigions vers la jetée. Notre embarcation, pompeusement baptisée la Brillante , bien qu'elle soit plus modeste que brillante, se balançait sur les vagues. Neptune, coiffé du chapeau retroussé sur lequel étincelle en lettres d'or le nom de son ancien navire, tenait sa rame à l'arrière, et Piérik, nu-tête et nu-pieds, tenait la sienne à l'avant. Le foc, petite voile triangulaire de l'avant, avait été baissé, et la brigantine, l'autre voile, s'enroulait autour de l'unique mât.
Nous nous sommes embarqués et nous avons cinglé vers l'île de Gavr'inis, c'est-à-dire île de la Chèvre, très célèbre dans le pays par ses antiquités. Quand on marche à la rame, on ne marche jamais très vite, et notre gros bateau n'avait que deux rameurs, l'un déjà vieux, l'autre encore petit. Mon oncle a profité de la lenteur de notre marche pour nous rafraîchir la mémoire sur notre dernière conférence géographique, et il nous a fait dessiner sur nos genoux la configuration des terres qui nous environnaient.
Le golfe du Morbihan est un véritable archipel, chère mère, et Neptune prétend qu'il contient autant d'îles que l'année contient de jours. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il en a de toute taille, de toute forme et de tout nom.
Comme ce doit être agréable d'habiter dans une île ! L'eau m'en vient à la bouche, et si tu le veux, quand je serai grand, nous en achèterons une et nous y vivrons à la Robinson. Berthe veut bien se joindre à nous si nous promettons de lui donner une chèvre blanche. Je lui ai dit que nous lui en donnerions une blanche et une noire, et qu'elle jouerait à la bergère tant qu'elle voudrait. Là-dessus elle est allée consulter ma tante sur le costume de bergère qui siérait à Mignonnette, et j'ai viré de bord pour répondre à mon oncle, qui, pendant que nous courions des bordées le long d'une jolie île, imaginait de nous questionner sur les monticules qu'on y apercevait. Il nous a fait subir un examen en règle, et j'ai très bien répondu : j'ai donné son nom à chacune des élévations de terrain qui m'apparaissaient au bout de la lorgnette, ce que n'a pas fait Gaston, qui se trompait sans cesse.
Tous les noms des monuments druidiques dont ce pays est semé sont si étranges, chère maman ! As-tu jamais entendu parler d'un peulvan, d'un cromlech ? J'ai été attentif et je m'y connais désormais très bien, à ravir de joie mon oncle, qui est un fort en archéologie et qui distingue à la première vue un galgal d'un barrow. Le mot galgal signifie monceau : c'est un énorme monceau de cailloux sans terre ni ciment. C'est toi, mère, qui m'as appris le nom d'un des premiers bâtisseurs de galgal. Devine ! Te voilà bien intriguée. Eh bien, c'est Jacob, le patriarche de la Bible. Le barrow est un monticule de pierres mêlées de terre ; on l'appelle encore tumulus, combelle, etc. Le dolmen, littéralement table de pierre, est une pierre énorme posée, tant bien que mal, sur des supports ou même sur le sol ; le menhir, littéralement encore pierre longue, est une pierre énorme plantée en terre comme une colonne ; les cromlechs sont des cercles de pierres.
Qu'est-ce que tout cela ? D'où cela vient-il ? Sont-ce des tombeaux ? Sont-ce des autels ? À quoi servait ceci ? Que signifie cela ?
Les savants font de longs discours, palpent les pierres, mettent leurs lunettes et se grattent le front, n'osant rien affirmer. Tout cela est si vieux, mère, et si muet !
Sais-tu que ce que nous allons visiter est vieux comme le monde !
XIII -- Le tumulus de Gavr'inis. -- Encore César. -- Un mastodonte du règne minéral. -- Ma théorie du flot diluvien.
Nous voici arrivés devant Gavr'inis, nous jetons l'ancre ; l'île est charmante, c'est une ferme au milieu de la mer, et il y a des arbres. Nous nous sommes dirigés immédiatement vers le tumulus qui nous était apparu de loin, et nous avons monté vers la grotte dite sépulcrale, entre deux murailles de pierres écroulées.
Neptune, une grosse clef, une bougie et des allumettes dans les mains, nous précédait en qualité de guide. Nous voici devant la petite porte de fer rouillé qui ferme l'entrée du souterrain. Berthe, qui marchait vaillamment la première, jette un cri et recule jusqu'à mon oncle pour lui prendre la main. Neptune allume la bougie, la grosse clef tourne en grinçant, la porte s'ouvre et nous montre un large trou obscur. J'entre à la suite de Neptune dans une étroite galerie très sombre dont les murs sont formés de pierres bizarrement tatouées. La lumière nous montre des lignes onduleuses, des zigzags, des serpents, des dessins, comme la vague en trace quelquefois sur le sable fin.
Nous avançons silencieusement dans le sombre corridor : on se sait en plein dans l'inconnu, on a trois mille ans sur les épaules, cela rend grave. La galerie aboutit à une chambre rectangulaire formée de huit grands menhirs dressés verticalement ; le plafond est une table colossale de granit. Là nous nous sommes groupés et nous avons pu respirer. Un trou pratiqué entre deux menhirs et la bougie de Neptune éclairaient suffisamment la grotte, et mon oncle, qui avait Berthe enroulée dans le pan de sa redingote, nous a rapidement rappelé l'exposé scientifique qu'il nous avait fait sur cette grotte célèbre. Il nous a fait étudier les hiéroglyphes tracés sur les pierres.
Ce que nous prenions pour de simples coins sont des celts ou haches druidiques. Les druides ne se servaient jamais de fer, le fer étant pour eux un métal impur ; leurs couteaux sacrés, leurs celts, étaient de granit ou de silex, quelquefois de jade ; ils étaient là devant nous, piquants d'un bout, tranchants de l'autre. Ceux que nous voyions étaient petits, mais il y en a d'emmanchés qui ont 45 centimètres de longueur ; ceux-là étaient de véritables haches.
Mon oncle nous a fait remarquer une pierre de la paroi qui a été creusée au milieu, de telle façon que sur ce creux sont des espèces d'anses ou anneaux qui ont excité et excitent bien des discussions entre les archéologues. Berthe, qui s'était apprivoisée, passait et repassait la main dans ces anses de pierre, et elle a fini par asseoir Mignonnette dans le terrible creux dont mon oncle essayait de nous expliquer l'usage. Les connaisseurs ne se sont pas encore entendus là-dessus ; les uns, croyant que la grotte était un lieu de sacrifice, disent qu'à ces anneaux étaient attachées les victimes ; les autres, s'imaginant qu'elle était un lieu d'initiation à la religion druidique, affirment que le creux contenait l'eau lustrale ; d'autres, ne voyant là qu'un cimetière, pensent qu'à ces anneaux pendaient les lampes sépulcrales.
Ma tante et Berthe, qui étaient très pressées de sortir, ont un peu abrégé les explications, et mon oncle s'est tu par complaisance. Je l'écoutais avec intérêt, mais j'ai été très heureux de quitter le souterrain et j'ai fait une magnifique gambade en me retrouvant en plein air.
Nous sommes montés sur la crête du tumulus, qui fait un peu l'effet du cratère d'un volcan éteint, et nous avons beaucoup admiré la vue qui s'étendait autour de nous. Nous planions sur le Morbihan, et mon oncle disait que le paysage lui rappelait l'Orient. Il était bien joli : la mer était si bleue, si brillante autour de toutes ces îles si pittoresquement découpées ; le soleil éclairait si bien les villages, les petits clochers de granit, les arbres, que c'était un plaisir de regarder autour de soi. Et puis enfin, ce beau pays, ces îles charmantes, sont l'ancien pays des fameux Vénètes, et l'ombre de César se dressait devant nous. Je suis bien fâché qu'aucun savant ne puisse nous montrer sûrement le lieu d'où le Romain assistait au combat de ses légions contre ce peuple, « qui était, dit-il dans ses Commentaires , le plus puissant et le plus farouche de ces contrées. » Si jamais je deviens savant, je tâcherai de deviner ce problème-là, chère mère, mais on ne devient pas vite un savant. Comme militaire, je serai peut-être amené à étudier les faits et gestes de César, et si jamais je découvre où et comment s'est donné ce fameux combat, j'irai bien vite le dire à mon oncle, qui meurt d'envie de le savoir. Mais mon oncle alors sera bien vieux, bien vieux ; enfin, il faut attendre, on n'est jamais un savant à mon âge.
Nous avons dîné sur notre tumulus à l'ombre de nos chapeaux ; sur ces hauteurs l'herbe elle-même est rare. Après le dîner nous avons fait le tour de l'île et nous sommes allés voir chez le garde un crucifix de cuivre ciselé de style byzantin. Je me figurais quelque chose de superbe : style byzantin, songe donc ! je n'ai vu qu'une bien vilaine représentation du Christ ; mon oncle regardait avec respect cette croix rouillée et répétait : « C'est bien le style byzantin. »
Nous avons fait une halte sous les arbres roussis d'une très jolie avenue, puis mon oncle a donné le signal du départ, ce qui nous a fort affligés. Gaston, Berthe et moi aurions pris racine dans notre île : Berthe demandait toujours son éternelle chèvre blanche, Gaston réclamait un bateau, et moi un fusil pour tirer sur les oiseaux de mer, sur les goélands, les plongeons, les grandes bécasses de mer aux ailes grises.
Nous demandions quelques heures pour jouer aux ermites, mais mon oncle a fait observer que le vent est capricieux et que nous serions peut-être longtemps en mer. En conséquence nous avons regagné la jetée et nous sommes remontés sur la Brillante , dont les petites voiles s'enflaient sous le vent, ce qui faisait que Neptune et Piérik n'avaient plus qu'à se croiser les bras.
Nous avons longé les jolies îles de Baden et de Larmor. Que la mer était brillante sous le soleil ! C'était comme une immense plaine bleue semée d'étoiles scintillantes : le ciel est à peine aussi beau par les très chaudes soirées d'été.
« Oh ! mais il pleut des étoiles ! » s'écriait Berthe qui plongeait ses deux mains dans la mer pour en attraper ; mais les étoiles s'évanouissaient sous ses doigts. Gaston causait marine avec Neptune, qui ne sait pas grande théorie, mais beaucoup de pratique. Gaston, en vrai marin, ne s'occupe en bateau que du gouvernement du bateau. Il s'est fait expliquer la belle couleur rouge des voiles, que je ne m'expliquais pas non plus. On plonge la toile dans une composition faite d'écorce de sapin et d'ocre, ce qui les conserve et ce qui les rend charmantes sur l'eau.
Les prévisions de mon oncle ne l'ont pas trompé : le vent est tombé tout à coup, et nous avons passé des heures à courir des bordées, c'est-à-dire à marcher en zigzag, ce qui n'avance guère. Enfin nous avons pu atterrir sur une jetée assez éloignée de notre habitation. En arrivant à la maison, nous avons trouvé ma bonne, les petits, Fidélio et Griffard qui s'en allaient au-devant de nous pour la troisième fois. J'étais un peu las, mais j'ai voulu classer mes notes afin d'être au courant.
Mère, je t'écris perché sur le plus monstrueux fragment de pierre qui se puisse rencontrer. Ce mastodonte du règne minéral, comme l'appelle mon oncle, cette baleine de granit, a échoué tout près de Saint-Pierre. Assis sur son dos marbré de mousses grises et noires qui y dessinent de belles nageoires, je me trouve presque au niveau de notre clocher ; j'ai à ma gauche notre belle mer bleue et à ma droite l'Océan.
Mais d'où vient ce galet, qui aurait vingt-deux mètres de long s'il ne s'était brisé en trois ? et qui l'a brisé ? Un pâtre qui gardait ses vaches dans la lande nous a raconté gravement qu'une fée l'avait apporté dans son tablier ! Quelle taille elle avait et de quel tissu était fait son tablier ? Pour mon oncle, il nous a déclaré qu'il se sentait en plein déluge, et nous nous y sommes tous plongés.
Enfin voici du phénoménal, que j'explique de cette manière. Ce galet antédiluvien a été jeté par le flot dans ce champ, il s'est cassé : la cassure est une belle cassure très bien faite, très nette ; un second flot est venu qui a dispersé les fragments, et voilà pourquoi ils ne se trouvent pas dans le sens de sa longueur.
Nous disons là-dessus ce qui nous plaît, mais les savants n'en savent guère plus long. Ils attribuent la cassure du menhir géant à la foudre. Quelle pile aurait fourni assez d'électricité pour fendre le colosse ? et surtout quelle nouvelle décharge serait venue en déranger les fragments ? J'aime mieux mon flot, mon flot diluvien, et puisque les savants ne s'entendent pas, je puis choisir. Que dis-tu de mon flot, mère ? Il arrive, bousculant tout, roulant ses galets monstres sur le vieux monde qu'il vient d'anéantir. Il dépose celui-ci à Saint-Pierre, si brusquement qu'il le brise, et un second flot sépare les fragments.
Il est permis de rêver devant ces phénomènes. Si tu voyais cela, mère ! si tu voyais cela !
Après une demi-heure de galopade sur le menhir et ses fragments, nous avons sauté dans un petit chemin, puis dans un champ orné d'une pierre magnifique. Cette pierre, énorme et polie, est bien régulièrement placée sur des piliers dont le principal est pointu, ce qui n'empêche que la table de pierre ne paraisse immuable. Elle porte le nom de table de César ou table des Marchands ; tu conçois que j'ai tout de suite préféré le premier de ces noms. Les piliers qui la soutiennent montrent quelques signes qui rappellent ceux de la grotte de Gavr'inis.
Berthe a désiré que nous fissions une dînette sur cette table fameuse, et le goûter y a été déployé. Nous nous sommes assis en rond et nous avons mangé avec un appétit aiguisé par deux heures de bateau et une heure de marche.
XIV -- Le plancher des vaches. -- Les pierres de Carnac. -- Terrible drame.
Mère, aujourd'hui Neptune a sa blouse et son chapeau de voiturier, et c'est Krack, le bon petit Krack, qui nous conduit à Carnac. Berthe et Mignonnette sont du voyage. Les pierres druidiques de Carnac ont toute une célébrité, et les petites filles ont été admises.
Mon oncle et ma tante paraissaient contents de s'éloigner un moment des grèves ; je ne suis pas fâché non plus de voir des arbres et de l'herbe ; Berthe et Mignonnette sont de mon avis ; Gaston et Neptune seuls déclarent qu'ils donneraient tous les paysages du monde pour une vue sur l'Océan : l'Océan ne les lasse jamais.
Voilà, il me semble, un trait caractéristique de leur vocation maritime. Pour moi, je poussais des hourras chaque fois qu'un pin s'élevait d'un talus, et je saluais les landes couvertes de bruyère rose.
Nous faisons une halte au pays natal de Krack, qui garde un air indifférent entre ses brancards, et nous visitons l'église, qui est très jolie et où nous rencontrons un saint évêque dont le nom n'est peut-être jamais venu à ses oreilles : saint Thuriaf.
Puis nous avons roulé vers Auray, Alré , comme dit Neptune, qui mêle sans cesse son breton à son français. Berthe a tiré Mignonnette de la sacoche au moment où la tour carrée de l'église d'Auray nous apparaissait, afin de lui faire voir la ville.
Auray est une bien jolie ville et fort intéressante, historiquement parlant. Dans une vallée dont le doigt et la lorgnette de mon oncle nous donnent la direction, se livra la bataille fameuse où fut tué Charles de Blois, ce qui termina de fait cette guerre de succession entre lui et Jean de Montfort, qui ensanglantait la pauvre Bretagne ; là-bas, nous apercevons la statue de sainte Anne, tout près du lieu célèbre par tant de pèlerinages. Un peu plus loin, le doigt et la lorgnette de mon oncle se posent sur une masse de bâtiments : c'est la chartreuse voisine du Champ-des-Martyrs ; les prisonniers de Quiberon furent passés par les armes sur les bords du Loch, qui est la rivière d'Auray.
En sortant d'Auray nous avons traversé un pays boisé et accidenté. Berthe faisait remarquer à Mignonnette, qui est sa confidente, toutes les curiosités du paysage, et lui demandait gravement ce qu'elle pensait de la différence de l'air. Comme il est entendu que Mignonnette a la poitrine délicate, elle a dû préférer l'air doux et parfumé des bois, à l'air salin et un peu âpre de l'Océan.
Le bien-être ressenti par Mignonnette et sa petite maman n'a pas été de longue durée ; nous marchions de nouveau vers la mer ; Krack ouvrait ses naseaux, Neptune dilatait ses larges narines ; encore perdus au fond d'un ravin profond, ils sentaient l'Océan. Nous en approchions : adieu les arbres, les bruyères, les prairies, les champs de blé jaune ; voici des landes qui s'étendent à perte de vue ; de grandes pierres sombres s'échelonnent de loin en loin comme des sentinelles, et plus nous avançons, plus il y en a. Les pierres, à Carnac, remplacent les arbres : il y en a un déluge, c'est vraiment prodigieux. Nous entrons dans le bourg ; mon oncle commande notre déjeuner et nous invite à le suivre à l'église, invitation qui fait disparaître Mignonnette dans la sacoche.
L'église de Carnac n'est pas une église vulgaire, chère maman ; sa tour de granit est vraiment charmante ; elle a un autel de marbre d'Italie, et toute la vie de saint Cornély est racontée sur ses lambris. La voûte entière est d'ailleurs couverte de fresques, qui, je dois le dire, n'ont aucun rapport avec celles d'Hippolyte Flandrin que tu m'as fait admirer si souvent à notre Saint-Germain des Prés. Le sacristain nous a montré les richesses de la sacristie, au nombre desquelles se trouve une sorte de petite pierre bleue taillée en larme qui m'a paru d'abord bien insignifiante.
« Qu'a donc de curieux ce caillou percé ? ai-je demandé à mon oncle qui le tournait et le retournait entre ses doigts avec un singulier respect.
Ce qu'il avait de curieux, mère ! devine : il avait trois mille ans. Cette pierre faisait partie d'un collier découvert dans une de ces grottes dans lesquelles les savants perdent leur latin. Tu comprends que moi aussi j'ai regardé la petite pierre avec respect.
L'église visitée, nous avons regagné l'hôtel. Le déjeuner fini, Berthe a pris sa fille Mignonnette, et nous nous sommes rendus à pied, sous la conduite d'un petit guide en haillons, à l'éminence, sur laquelle s'élève une chapelle dédiée à saint Michel.
De ce tumulus on découvre un magnifique panorama de terre et de mer et l'on aperçoit les célèbres alignements auxquels Carnac doit sa réputation. Nous descendons vers les plus voisins et nous entrons dans une lande toute pleine de ces monstres de pierre. Si la vue d'un menhir isolé étonne, juge de l'impression qu'on éprouve en se trouvant en présence d'un groupe de ces colosses semés dans le plus magnifique désordre. On reste immobile, stupéfié, on ne sait où l'on est.
« J'ai peur », a murmuré Berthe.
Moi j'avais froid, mère, froid dans le dos ; ces géants sont vraiment étranges à voir. Nos impressions se sont bien vite émoussées et nous avons fini par nous familiariser avec les monolithes ; Gaston et moi nous sommes juchés sur le plus grand des monstres, qui ne représente pas mal un chameau pétrifié, sans jambes. À cheval sur sa bosse, qu'une selle de mousse jaune recouvre, nous nous détachions sur l'azur du ciel. Berthe s'était installée avec Mignonnette contre un menhir haut et pointu comme une pyramide ; ma tante cueillait des fleurs ; mon oncle, son mètre à la main, prenait les mesures des colosses ; Neptune, grimpé sur une pierre voisine, fumait en regardant l'Océan.
Il m'a passé un souvenir par la tête.
« Neptune ! » ai-je crié.
Il a dressé l'oreille.
« Mon vieux Neptune, songez-vous que du haut de ces pierres, je ne sais combien de siècles vous contemplent ? »
Le bonhomme a fait un geste d'appel : « Descendez de là, mon petit frère, m'a-t-il crié, le vent fait chavirer votre petite tête. »
Après une longue halte qui nous a reposés, nous avons suivi notre guide déguenillé, qui a trotté nu-pieds devant nous jusqu'à la lande où des menhirs moins énormes, mais régulièrement alignés, forment un ensemble d'un aspect saisissant. Mère, il y a là onze avenues qui se continuent très loin avec des interruptions. Nous les avons arpentées lentement, groupés autour de mon oncle, qui nous énumérait les versions les plus accréditées sur cet assemblage étrange de menhirs. Les savants en sont encore aux suppositions : l'un prétend que ces pierres étaient les colonnes d'un temple à ciel ouvert ; l'autre y voit des mausolées ; un troisième y adosse les tentes de César.
Le peuple a aussi sa version légendaire, et ce n'est pas celle qui me plaît le moins. Saint Cornély, poursuivi par les païens jusqu'à la mer, dit la légende, et ne trouvant pas l'ombre d'un bateau, se détourna vers ses agresseurs et d'un geste les métamorphosa en pierres. Pour le peuple et les enfants ces menhirs sont donc des soldats de saint Cornély.
Ce patron de Carnac protège non seulement les hommes, mais encore les animaux leurs serviteurs. On l'invoque dans les épizooties, on lui conduit les bêtes malades, et sur la façade principale de l'église, au-dessous de la tour, il apparaît dans sa niche, mitre en tête et flanqué de deux tableaux sur lesquels sont naïvement peintes deux belles bêtes à cornes.
Une partie de notre après-midi s'est passée parmi les menhirs. L'heure du départ ayant sonné, mon oncle a député Neptune au bourg, et notre équipage est venu nous retrouver dans la lande. Krack n'a pas honoré les pierres d'un coup d'œil, Krack ne regarde que Neptune et son chemin. Nous sommes arrivés à Saint-Pierre très fatigués et je n'ai prêté qu'une oreille engourdie au récit de ma bonne sur je ne sais quelle nouvelle horreur commise par Griffard.
Mon oncle nous a enjoint le repos des jambes et le travail de l'esprit et j'en ai profité pour mettre au clair mon journal de touriste ; j'ai installé un petit pupitre sur mon balcon : c'est là que j'écris en regardant la mer et les ramasseurs de coquillages entourés de goélands qui fouillent les vases. Cela me semble dur de tant dépenser d'encre ; mais mon oncle a commandé, j'obéis. Gaston s'est aussi fait une installation dans son coin de balcon ; écrire ne lui paraît pas plus gai qu'à moi. Nous tirons la langue à ces vilaines poutres et à ces grands bêtas de plafonds.
À quel drame je viens d'assister de mon balcon, chère maman : Griffard a étranglé Ricoco, et Neptune a assommé Griffard. Je vais aller chercher le cadavre du pauvre chat, que Julie, qui est survenue, a pris sur ses genoux. De sa place elle lance à Neptune, qui est tapi au fond de sa cabane, une bordée de reproches. Quelle brutalité ! Plus tard je te raconterai les détails de l'événement.
Pauvre Griffard ! il est bien mort, bien assommé ; c'est sa faute, c'est certain, mais cela ne le ressuscite pas. Figure-toi que l'efflanqué Griffard s'était imaginé d'aller rôder autour de Ricoco. Depuis quelque temps ma bonne et Berthe se montraient très sévères pour Griffard, qui ne faisait plus que de rares apparitions. Quand il arrivait la queue basse, mort de faim, on le chassait impitoyablement. Aujourd'hui je lui trouvais un air famélique, et quand il s'est approché de Ricoco perché sur son mât, il avait une physionomie qui aurait dû me révéler ses épouvantables intentions. Comme pour jouer, il a commencé par mettre la patte autour du cou du perroquet ; la griffe a-t-elle porté ? Je le pense, car Ricoco a répondu à cette caresse de traître par un coup de bec donné en pleine figure. Griffard furieux l'a saisi sans façon par le cou et l'a étranglé. Un cri de Neptune l'a fait aussitôt lâcher prise ; mais Ricoco a glissé mort dans le jardin. Neptune a bondi vers lui et se détournant a saisi une vieille gaffe posée contre le mur. Griffard avait eu l'imprudence de rester sur le vieux mât, à portée de la gaffe ; elle s'est abattue, et il est tombé raide. Neptune est rentré chez lui emportant le cadavre de son bavard de perroquet, ma bonne est accourue relever Griffard, qui a été assommé sur le coup. Gaston et moi sommes venus constater sa mort, puis nous l'avons mis dans un panier et l'avons jeté à la mer.
En revenant de notre expédition lugubre, nous avons trouvé Julie en larmes : son œil droit pleurait de chagrin et son œil gauche de colère. Elle accable Neptune des plus sanglants reproches ; elle rappelle, en les exagérant, les anciennes qualités de Griffard.
Il se serait corrigé, assure-t-elle : tous ces vagabonds de chats l'avaient perverti, mais il se serait corrigé ; seulement de revoir Madame lui aurait donné des manières moins rustiques ; ce Neptune est un vieux brutal, un homme féroce, un anthropophage, un hippopotame.
Ricoco n'est pas mort, chère maman, il en a été quitte pour un jour de maladie et une large égratignure. Je l'aperçois encore tout somnolent et tout chancelant sur le petit mur. Avec la cravate qui cache le linge dont Berthe a entouré son cou égratigné, il a l'air d'un vieux pédagogue. Berthe, qui aime toutes les bêtes, soigne Ricoco, ce qui fait grand plaisir à Neptune, avec lequel Gaston et moi sommes en froid depuis l'accident. Sa justice a été par trop expéditive, et il sent que nous lui en voulons.
XV -- Nous pardonnons à Neptune. -- L'orage. -- Le sinistre.
J'ai pardonné à mon bon vieux Neptune, maman. Ce matin qui est-ce que je vois paraître sur le seuil de ma chambre ? Neptune avec Ricoco sur le poing.
« Monsieur Robert, vous m'en voulez, m'a-t-il dit sans oser avancer dans l'appartement ; j'ai agi brutalement, le chat étant à vous, qui êtes si bon pour moi. Je ne sais quel diable m'a soufflé d'assommer ce malheureux Griffard. Voyez-vous, monsieur Robert, quand on touche aux gens ou aux choses que j'aime, je ne me connais plus. Ce pauvre Ricoco a fait toutes mes campagnes, je l'ai bien souvent sauvé de la marmite ou de la broche, et je m'y suis attaché, quoi ! Aussi, quand je l'ai cru mort, la colère m'a emporté, et la colère c'est la pire des eaux-de-vie, elle vous grise un homme dans une seconde. Pour lors, monsieur Robert, je regrette bien cet accident, et je viens vous proposer Ricoco à la place de votre chat. Je sais qu'il sera bien soigné, vous avez bon cœur, et de ce jour Ricoco est à vous si vous le voulez. » Il me tendait le perroquet, il avait des larmes dans les yeux ; je me suis jeté à son cou en lui disant : « Je te pardonne, mon vieux Neptune, et je te rends ton Ricoco. » Je suis descendu avec lui, nous avons rencontré ma tante, à qui j'ai raconté tout bas la visite de Neptune et de Ricoco ; elle en a été touchée et elle les a emmenés dans la cuisine. Pendant que Neptune fait un bon dîner qui n'est pas uniquement composé de berniques, je suis venu te raconter notre raccommodement.
Aujourd'hui pas d'expédition, ni sur la Brillante , ni dans le char à bancs traîné par Krack : Neptune a promis à un de ses vieux camarades de navigation d'aller pêcher avec lui. Le cher homme n'a qu'une vieille coque de noix qui ne vaut pas deux liards, m'a dit Neptune, et des filets qu'on dirait tissés avec du fil d'étoupe ; cela va encore dans la baie, mais enfin il a la manie de vouloir faire une grande pêche deux fois par an.
Nous sommes allés le conduire sur la jetée.
« Neptune, vous sortez dans cette embarcation ? » a dit mon oncle en voyant le mauvais bateau tout pourri dans lequel Neptune jetait le filet qu'il avait sur l'épaule.
Sortir signifie aller du golfe dans l'Océan.
« Une dernière fois, monsieur, a répondu Neptune ; le bateau a fait son temps et le matelot aussi.
– Heureusement qu'il fait beau, ai-je dit, ce vieux bateau-là ne supporterait pas la grosse mer. »
Neptune a regardé le ciel, la mer, et a répondu en hochant la tête : « J'espère rentrer avant le grain.
– Il y aura un grain, Neptune ?
– Oui.
– Et si c'était un orage ? a dit Berthe, en prenant entre ses deux mains la grosse main calleuse de Neptune.
– Je ne partirais pas, ma petite sœur, car ce serait vouloir servir à souper aux crabes », a répondu Neptune en sautant dans le canot.
Fidélio, qui gambadait entre nos jambes, a sauté auprès de lui ; Fidélio s'est pris d'une très grande amitié pour Neptune et pour Piérik. Neptune l'a saisi par la peau du cou pour le rejeter à terre. Fidélio hurlait et se cramponnait à lui. « Gardez-le, avons-nous crié, ce voyage le guérira de sa peur de l'eau. » Fidélio, laissé libre, est allé s'accroupir à l'avant, d'un air tout satisfait.
Comme le vieux camarade de Neptune n'arrivait pas, nous avons quitté la jetée, et, sur la proposition de Gaston, nous sommes partis pour la pointe afin de les voir passer le goulet et entrer dans l'Océan. Mon oncle, Berthe, Gaston, Piérik et moi avons pris à travers champs afin d'arriver plus vite, et comme nous apparaissions sur la pointe, nous avons aperçu la petite barque qui arrivait dans le sillage du bateau à vapeur qui fait le service de Belle-Île-en-Mer. Elle ne marchait pas trop mal, le vent et la mer lui étant favorables. Neptune nous a salués en passant, Fidélio nous a jeté un aboiement de connaissance, mais en restant bien confortablement accroupi sur les genoux de Neptune. En cinq minutes ils ont abordé l'Océan, la petite barque s'est mise à danser sur les vagues, puis elle a disparu.
Nous nous trouvions si bien à la pointe que nous avons demandé à mon oncle d'y rester à jouer. Il a consulté Berthe, qui n'aime pas précisément cette terrible pointe hérissée de grands rochers sur lesquels l'Océan se brise avec un bruit épouvantable ; mais Berthe en se traînant par là avait découvert de charmantes flaques, et il lui avait pris envie de baigner Mignonnette qui se tenait bien paisible au fond de la sacoche de mon oncle. Nous avons découvert une jolie petite baignoire de marbre gris qui l'a enchantée. Rien n'est joli comme les flaques dans le roc vif, mère ; l'eau est tiède et si transparente, qu'elle laisse voir le fond uni et brillant, ou pavé de charmants petits coquillages.
« Enfin Mignonnette va pouvoir prendre un bain, a dit Berthe avec joie, je lui fais étrenner son costume de baigneuse. »
Mignonnette la touriste a, je crois te l'avoir dit, une garde-robe complète, et nous nous sommes bien amusés à la voir juchée sur un rocher en costume de bain. Mon oncle, qui riait de tout son cœur, est venu assister à la baignade, opération très difficile, les membres de porcelaine devant seuls plonger dans l'eau ; mais nous avons bien vite laissé Berthe et Mignonnette à leurs jeux de petites filles, et nous avons lutté à qui escaladerait mieux les pics. Piérik est beaucoup plus fort que nous dans cette gymnastique, il nous a enseigné à grimper. Il bondit sur ces rochers comme s'il était de caoutchouc, il marche sur ces dentelures comme une chèvre ; il est si prudent et en même temps si agile, qu'il ne se blesse jamais.
Nous aurions voulu passer toute la journée sur notre pointe et revenir y attendre le vieux bateau, mais c'est aujourd'hui jour d'étude, et un gros nuage qui devient noir comme de l'encre nous annonce que le grain prédit par Neptune se forme au-dessus de nous.
Oh ! mère, quel orage ! Nous avons eu d'abord un grain, une averse à transpercer les toits, puis le flux a amené l'orage, le vrai, le terrible orage. Le ciel s'est couvert entièrement ; un vent, qui semblait souffler des quatre points cardinaux à la fois, bousculait les vagues et les faisait s'élever à des hauteurs effrayantes ; la mer est devenue tellement houleuse que toutes les embarcations sont précipitamment rentrées en rade. On est inquiet de tous les pêcheurs qui sont sortis, et, pour nous, nous nous demandons ce que devient sur ces montagnes d'eau et sous le souffle tout-puissant de cette tempête la pauvre coque de noix de Neptune ; Piérik espère que les pêcheurs sont entrés dans quelque port voisin.
« Mon grand-père connaît bien l'orage, m'a-t-il dit, ce matin il me l'a presque prédit, il n'avait pas envie d'embarquer ; mais il espérait rentrer de bonne heure. »
Du tonnerre, des éclairs, un vent à tout abattre, et voilà quatre heures que cela dure ! Je vois d'ici Piérik et Marianna qui regardent tristement au large. Piérik est allé je ne sais combien de fois d'une jetée à l'autre ; la mer se retire et Neptune n'a pas paru. Tous les bateaux sont rentrés, excepté le sien.
Voici des femmes qui courent vers les grèves en criant et en levant les bras au ciel. Gaston entrouvre ma porte et me dit : « Viens-tu sur la grève, il ne pleut pas et la tempête a peut-être poussé quelque monstre marin sur les côtes où il aura échoué. Il me semble que ces femmes qui hurlent disent qu'il y a quelque chose d'extraordinaire à voir. »
Nous partons à la découverte.
Chère maman, quel spectacle nous attendait sur la grève des Digues où nous avons couru à la suite des femmes affolées ! Hélas ! ce n'est pas un monstre marin que nous avons aperçu, mais une vieille barque échouée, la barque du camarade de Neptune, et non loin de la barque deux cadavres, celui du vieux pêcheur et celui de Fidélio. Mon pauvre chien ! Comme j'ai pleuré, maman, en l'apercevant tout luisant, tout gonflé, tout ruisselant. Nous l'avons embrassé et nous aurions bien crié de douleur comme les femmes, dont quelques-unes étaient parentes du pêcheur noyé. Les hommes vont aller de grève en grève chercher le cadavre de notre pauvre Neptune. C'est bien la barque, c'est bien le vieux pêcheur, c'est bien Fidélio ; demain matin la marée ramènera sans doute le corps de Neptune, s'il ne se retrouve pas sur les autres grèves. Cette mort nous navre, d'abord pour nous, nous aimions tant Neptune, ensuite pour Piérik et Marianna, que voilà orphelins. Quelle soirée, mère ! ce cadavre emporté par les pêcheurs, mon pauvre Fidélio enfoui dans le sable, Piérik et Marianna courant sur la grève, sur les rochers, s'arrachant les cheveux, appelant leur grand-père, ce retour la nuit avec les pauvres enfants, que mon oncle oblige à rentrer ! non, je n'avais jamais rien vu d'aussi émouvant ni d'aussi sinistre !
Marianna va dormir dans la chambre de ma bonne, qui a bien bon cœur, comme tu sais ; Piérik a voulu rentrer dans sa cabane : Piérik ne pleure plus et souffre comme un homme.
Il est à peine neuf heures et il fait sombre comme à minuit ; il fait chaud, très chaud, je laisse ma fenêtre ouverte. J'entends rugir cette mer méchante, mais je ne la vois pas, un rideau noir couvre tout au dehors. De temps en temps des lueurs électriques embrasent le ciel et éclairent la mer. C'est très beau à voir, mère. Tout est sombre, tout ; puis voilà qu'une lueur bleuâtre glisse sous les nuages noirs et projette un sillon de lumière sur l'eau : c'est fantastique. Gaston est venu dans son balcon et m'a appelé ; je me suis mis au mien et nous avons parlé de notre pauvre Neptune et de Fidélio. Tout à coup je suis rentré ; les lueurs électriques m'aveuglent, je crois : tout à l'heure n'ai-je pas cru apercevoir Neptune en personne, devant sa maison !
Gaston ferme sa fenêtre, je vais fermer la mienne. Allons, encore un bel éclair et je quitte mon balcon.
Mère, je rentre tout effrayé. Comme je fermais ma fenêtre, deux feux électriques se sont croisés et j'ai encore cru voir Neptune devant le petit trou qui éclaire sa cabane. Quel frisson m'a pris ! comme j'ai vite clos ma fenêtre, mes volets et baissé mes rideaux ! J'ai l'esprit si plein de l'accident, les yeux si fatigués par la lumière électrique, que je rêve tout éveillé, sans doute. Je vais faire ma prière au galop et tâcher de m'endormir pour oublier ma sotte vision : je sais très bien qu'il n'y a pas de revenants.
XVI -- Le naufrage. -- Je deviens couleur d'acajou. -- La tuile.
Maman, ma chère maman, je n'ai pas rêvé hier soir, Neptune est vivant, bien vivant. Il fait grand jour, je le vois assis à son foyer, fumant sa pipe, et j'entends Berthe et Gaston qui m'appellent en criant : « Viens donc, Neptune n'est pas noyé. »
Quel bonheur ! je n'ai pas eu la berlue, il est bien sauvé. À plus tard les détails, je cours embrasser mon cher vieux matelot.
Ma chère maman, les loups de mer sont bien étranges : ce ne sont pas eux qui mériteront jamais d'être qualifiés d'impressionnables. Neptune, tout en raccommodant son filet, vient de nous raconter son naufrage : on aurait dit qu'il venait tout simplement de prendre un bain. Il paraît que l'entêtement du vieux pêcheur son camarade a été la véritable cause du désastre : il a refusé d'entrer en rade à temps, et quand le bateau disloqué a fait eau, il n'était plus temps, le bateau sombrait. Neptune, le vieux pêcheur et Fidélio se sont jetés à la nage ; mais les lames les ont bientôt séparés. Neptune s'est dirigé vers Port-Navalo, et a nagé jusqu'à extinction de forces. Se voyant encore assez loin de la terre, il a prudemment abordé sur un îlot de rochers que la mer venait de découvrir, et il y est resté épuisé, à demi mort de fatigue.
Pendant que nous cherchions son cadavre sur les grèves, il dormait dans son îlot. Il l'a quitté le soir, au moment où arrivait un bateau auquel il avait fait des signaux. Les passagers qui venaient de Locmariaquer lui ont prêté des habits et lui ont appris le sort de ses compagnons de voyage ; il a obtenu qu'on le débarquât à la pointe Saint-Pierre, et il est revenu tout tranquillement à pied chez lui, où il est arrivé à onze heures de la nuit.
Je lui ai demandé ce qu'il avait pensé au moment de se noyer.
« Comme par le passé, m'a-t-il répondu ; deux fois, un jour dans le golfe du Mexique, un autre jour à l'embouchure du Danube, j'ai cru faire mon dernier plongeon. J'ai récité mon acte de contrition, recommandé les enfants à sainte Anne d'Auray, mon âme à Dieu et fait la planche. »
Piérik et Marianna sont bien heureux du retour de leur grand-père, et Ricoco agite la tête et jabote comme s'il comprenait qu'un grand bonheur lui est arrivé.
Quels charmants projets nous faisons, chère maman ! Neptune nous donnera sur le vieux lougre échoué un vrai cours de navigation. Le charpentier du bourg va rétablir un peu d'ordre à l'intérieur, et nous apprendrons, en jouant, les termes techniques de la navigation, ni plus ni moins que si nous étions des candidats, c'est-à-dire des aspirants au brevet de capitaine au cabotage. D'un autre côté, nous préparons la construction d'un petit sémaphore sur la pointe avancée d'un brisant qui est très dangereux.
Gaston se creuse la cervelle pour trouver le système d'éclairage, moi je suis tout à la construction, qui exige des calculs interminables. Je t'avoue que ton ingénieur de fils est très souvent embarrassé, et qu'il voit les bosses se multiplier sur son phare qui doit être droit comme un I. Ces grands travaux nous occupent sans nous fatiguer.
Tu ne me reconnaîtras pas : j'ai grandi de deux pouces ; ma figure, mes mains et mes pieds sont couleur d'acajou et je suis maigre comme un clou, mais parfaitement portant ; je dors comme une souche et mange comme un meurt-de-faim.
Ma tante rit de plaisir en nous voyant attaquer le pain. Gaston et moi y faisons des tranchées épouvantables. Petite mère, où est le temps où tes délicates quenelles étaient lourdes pour mon estomac, où je faisais la petite bouche devant les beefsteaks de ma bonne, ce qui t'inquiétait ? Il me semble que maintenant je digérerais des pierres. Je te vois sourire d'ici à cette parole d'ogre.
Oh ! mère, quelle tuile est suspendue sur notre tête ! J'ai eu l'imprudence de peindre à Louis, dans une lettre, l'agréable vie que nous menons ici, et voilà sa mère qui s'imagine de venir à Saint-Pierre. J'ai passé une journée accablante. Je veux espérer que la tuile rentrera dans le toit, qu'il ne s'agit que d'une fausse alerte.
Mère, sois tranquille, je n'ai confié mon ennui à personne, pas même à Gaston, qui cependant n'a pas conservé de Louis un très bon souvenir. On attribue ma physionomie morne à la connaissance que j'ai du caractère de ma tante, que tout le monde sait tracassière.
Je laisse s'établir cette supposition, même par Gaston. Ce n'est cependant pas ma tante qui m'occupe, je la verrai si peu : c'est Louis, qui est susceptible, moqueur, faux, cachottier, et qui finit toujours par vous jeter sur le dos les sottises qu'il a provoquées.
Je sais bien que nous sommes deux contre lui, car Gaston, qui est très clairvoyant, ne l'aura pas entendu dire vingt mots qu'il le connaîtra ; mais enfin sa seule présence m'ennuiera et gênera certainement notre indépendance, nos jeux, nos travaux. Tu sais comme il faut s'occuper de lui partout et toujours.
Ma tante Ludovic, Louis et Marguerite sont installés ici, chère maman.
Ma tante trouve tout charmant, même les petits cochons qu'elle rencontre sur son passage. « Ce ravissement durera vingt-quatre heures », m'a dit Louis à l'oreille.
Louis est toujours le même, très peu respectueux pour sa mère, tout infatué de sa personne, absolument occupé de lui et fort maussade pour Marguerite. Marguerite a bien grandi, je ne l'aurais pas reconnue. Gaston dit qu'elle est très jolie : je lui trouve le nez trop long ; mais elle est certainement très bonne et très patiente. Nous l'aimons tous beaucoup déjà. Berthe est toujours pendue à son bras comme Louis au bras de Gaston, qu'il essaye d'éblouir en lui racontant des histoires impossibles dont il est toujours le héros.
Gaston m'a dit ce matin qu'il l'assommait. « J'ai promis à maman huit grands jours d'abnégation, a-t-il ajouté, et je tiendrai ma parole ; mais après j'agirai en cousin et chacun de nous s'arrangera à sa manière. »
Nous avons suspendu nos grands travaux, il l'a bien fallu.
Louis n'ayant aucun goût pour les choses de ce genre, nous jouons au piquet avec lui, il aime beaucoup les cartes ; nous allons promener ma tante par les grèves, nous nous cachons dans les rochers pour fumer. Ceci est un peu de la contrebande ; mais Louis nous entraîne. Il a une provision d'excellents cigares et même une très élégante pipe d'écume de mer.
Ma tante hier nous développait une fois de plus les qualités de son fils et elle a terminé par ce bouquet : « Ce qui me ravit, c'est que pour me plaire Louis ne fume pas encore. »
Marguerite, Gaston et moi avons baissé les yeux en rougissant comme des jeunes filles.
XVII -- Les caprices de Louis. -- Obéliscale. -- Le cabinet de toilette de Piérik. -- La fête. -- Je collectionne.
Je ne puis plus te dire que je m'amuse à Saint-Pierre. Les caprices de Louis et de sa mère troublent la paix de notre paradis terrestre. Tout est bousculé, les devoirs comme les jeux. Ce qui s'arrange est dérangé, ce qui se commence est enrayé : c'est à la fois comique et dépitant.
Aujourd'hui on devait passer la journée sur la grève du sémaphore, dont, à notre grande joie, nous allions reprendre les travaux. Les tentes, les pliants, les costumes de bain, les paniers de provisions, sont chargés sur Krack ; Neptune et Piérik portent les outils ; nous marchons pendant dix minutes. On crie : halte ! ma tante avait vu un nuage noir du côté de Larmor, et Louis avait mal au pied. Sitôt qu'une partie lui déplaît, il a un cor qui lui rend la marche impossible. La promenade est remise en question, et une grande hésitation se manifeste. Au moins s'il nous laissait partir ; mais non, Louis s'ennuie comme un mollusque quand il est seul, et ma tante aussi, de sorte que tout en disant : « Allez sans nous, laissez-nous seuls », ils ont un air si agacé, qu'on fait le contraire de ce qu'ils disent. Il nous a fallu replier et entendre ma tante Ludovic murmurer en s'éventant : « C'est pour vous que je reste plus que pour moi ; l'orage qui se prépare eût certainement changé cette partie de plaisir en un désagrément. »
Louis riait en dessous, car il triomphait : il m'avait confié le matin que toutes nos bâtisses l'ennuyaient et qu'il se faisait fort d'enrayer la promenade. Il a tenu parole, et je t'écris pour tromper mon ennui et oublier ma contrariété, qui est très vive.
Mon oncle et ma tante subissent ces inconcevables caprices avec une admirable patience ; mais je ne pense pas qu'ils consentent à voir toujours le désordre s'introduire dans l'emploi de nos journées. Gaston en a par-dessus la tête de Louis, qui nous appelle ironiquement Oreste et Pylade. « Ce n'est qu'un petit-crevé », m'a dit Gaston ce matin.
Mère, sois tranquille, je ne fume qu'avec la permission de mon oncle, et mon mérite n'est pas grand : car, je te l'avoue, le cœur me tourne et je n'ai pas la sotte idée de te désobéir pour me rendre malade.
Gaston, qui doit être marin, a un goût particulier pour le cigare ; mais il est très consciencieux et n'en fumerait pas un hors du nombre consenti par son père.
Louis fume comme un dragon, toujours pour poser. Sa grande pipe, son journal et une demi-douzaine de grands poils jaunes qu'il appelle sa moustache lui donnent bon air, pense-t-il, et il s'en glorifie.
S'il fumait, lisait et tordait sa moustache jaune chez lui, nous ne nous en occuperions pas ; mais ce grand homme ne peut rester seul un instant, et il s'insinue dans tous nos projets... pour les déranger. Nous l'aurions déjà vertement tancé, n'était Marguerite. Quelle sœur est Marguerite, maman ! Son frère la taquine, l'agace, la tyrannise de mille manières, elle reste toujours patiente et affectueuse pour lui. Je t'assure que si j'avais eu le bonheur d'avoir une sœur comme Marguerite, je n'aurais pas imité ce vilain Louis, qui prend à l'envers son titre de chef de famille et veut tout le monde à ses pieds. Marguerite, qui est très spirituelle, devine nos sentiments pour son illustre frère et suspend bien souvent nos malices à son endroit. Si tu voyais le regard suppliant qu'elle nous jette quand nous allons lui jouer un de ces tours d'écolier qui le fâchent tout rouge ! Si tu voyais comme elle renonce à ce qui l'amuse pour rester jouer au piquet ! Et note bien que pendant ces parties Louis la maltraite d'une manière ou d'une autre : si elle gagne, il est mécontent ; si elle joue mal, il est furieux. Hier il a ôté si brusquement la chaise sur laquelle elle s'asseyait qu'elle a failli tomber à la renverse. Oreste et Pylade ont crié d'une voix : « Recommence, et nous te donnons une pile. »
« Marguerite sera une bien bonne petite femme », dit mon oncle, qui la soustrait d'autorité aux exigences tyranniques de monsieur son frère.
Louis remplit mon journal, me dis-tu, ma chère maman ; c'est qu'il nous ennuie tellement que nous en parlons toujours. Heureusement que notre conversation tourne souvent en plaisanterie.
Hier soir, sur le balcon, il nous racontait la visite qu'il avait faite sur le vaisseau amiral en rade de Brest. On ne s'était occupé que de lui, on n'avait parlé qu'à lui, il avait été distingué par tous les officiers supérieurs.
Après s'être ainsi glorifié pendant une demi-heure, il a quitté le balcon, jugeant que nous ne lui accordions pas une attention suffisante. Le fait est que pendant qu'il parlait, je lançais des grains de plomb sur les pattes de Ricoco et que Gaston crachait dans une petite flaque d'eau formée par la dernière averse. Quand il est parti, nous nous sommes regardés en pouffant de rire.
« Quelle fatuité ! » m'a dit Gaston.
J'ai répondu en élevant les bras : « Immense !
– Faible adjectif, m'a dit Gaston, cherche mieux.
– Gigantesque !
– Ce n'est pas trouvé.
– Pyramidale !
– Oh ! très banal.
– Titanesque ?
– Prétentieux, et puis cela ne fait pas image.
– Quoi donc ? »
J'ai cherché ce qui ferait image et je ne sais comment l'obélisque, qui me frappait tellement par sa hauteur lorsque j'étais petit, m'est revenu en mémoire.
« Obéliscale ! me suis-je écrié.
– Oh ! très bien, m'a dit Gaston ; c'est nouveau, cela, nous enverrons ton adjectif à ces messieurs les immortels. »
Depuis ce temps à chaque vantardise de notre garçon nous murmurons : « Obéliscale ! »
Cela s'appelle faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Veux-tu un petit tableau de genre, chère maman, en voici un. Je me lève et passe sur mon balcon pour voir la couleur du ciel et celle de la mer. J'aperçois Piérik debout contre le petit mur sous lequel bat le flot, qui est très grondeur ce matin ; il se regarde dans un petit miroir calé entre deux pierres qu'on prendrait pour un fragment de vague, et il se lisse les cheveux avec une vieille brosse dont ma bonne lui a fait cadeau hier. A-t-il choisi un assez beau cabinet de toilette, ce Piérik !
Notre bourg est en mouvement, c'est demain une des fêtes patronales, l'église est tout enguirlandée à l'intérieur, et voilà que sur la place s'élève un beau mât... de cocagne. Contre le mur du cimetière, entre la boîte aux lettres et le petit cadre de bois imprimé au fond duquel se collent les affiches importantes, nous venons de voir une grande affiche que Gaston et moi nous nous empressons d'aller lire.
C'est tout à fait officiel : régates, courses à la voile avec ou sans dérive ; embarcations de pilotage, de bornage ou de pêche, pontées ou non pontées ; forbans et sinagots ; courses à l'aviron, à la godille, par des mousses ; mât de cocagne, course de canards.
Pendant que nous lisions cette superbe affiche, Neptune s'est approché de nous.
« La coupe du goémon est-elle affichée là ? » nous a-t-il demandé.
Contre l'affiche des régates il y avait un papier sur lequel nous avons lu tout haut :
« La seconde coupe de goémon de rive pour le chauffage a lieu du 16 août au 16 octobre. »
« C'est bon, a dit Neptune, je ne m'engagerai pas pour la semaine prochaine et vous tâcherez, messieurs, de vous passer de Piérik. »
Gaston et moi avons fait la grimace : nous avions justement le projet d'aller déjeuner sur une grève éloignée, très favorable à la pêche, et Piérik devait être notre maître coq. Ma bonne l'a très bien dressé à ce métier : il met parfaitement le couvert, il chauffe le bouillon, cuit les crabes et fait le café. Nous serons obligés de remettre à plus tard notre expédition.
Je t'avoue, mère, que j'ai trouvé la fête très jolie, surtout parce qu'elle ne ressemble à aucune autre. Dès le matin, grande affluence, la place se remplissait. Au large, les chasse-marées se pavoisaient. Un assez grand nombre d'embarcations se croisaient sur la mer, qui était brillante et douce. Une tente a été dressée pour les orphéonistes d'Auray, dont les accords sont très jolis à entendre en plein air. Un brillant morceau se joue, les bateaux de la course à l'aviron partent : cette enfilade de bateaux est très gracieuse. Ils disparaissent, puis reviennent vers le but ; nous apercevons un point noir, le bateau ; deux points blancs, les rameurs en manches de chemise ; deux longues lames d'argent qui fouettent vigoureusement la mer, les rames. La population entassée derrière nous pousse des clameurs : « C'est le noir, c'est le blanc ; c'est Joachim, c'est Jean-Pierre. » Au moment où les bateaux arrivent, j'entends : cloup, cloup, cloup : ce sont des gamins qui piquent une tête et qui font philosophiquement la coupe sous les yeux des spectateurs. Mais voici le tour des bateaux à voiles. Qu'ils sont élégants de loin et sur l'eau, ma mère ! les uns ont des voiles d'un blanc éclatant, les autres d'un rouge ardent. J'ai bien envié une certaine embarcation de plaisance, blanche de la coque au haut du mât, et qui filait sur la vague comme un beau cygne. Après ce long va-et-vient des bateaux, l'ascension du mât de cocagne commence. À une large couronne de feuillage sont suspendus de modestes cravates et de longs cache-nez. Nous avons ri à nous tenir les côtes de voir les efforts de tous ces braves gens ; il y en avait qui montaient poussés par la tête et les mains de leurs compétiteurs ; plusieurs fois un grand balai s'est mis de la partie, ce qui était du dernier comique Ces dames trouvaient ce spectacle légèrement trivial, ce qu'il était ; nous n'en riions pas moins de bon cœur. Mais voici le plus drôle de la fête. Du vieux lougre partait une longue planchette soutenue par des planches posées en forme d'X : c'était le théâtre de la chasse au canard. Un de ces volatiles est lancé du lougre et s'abat sur le flot ; aussitôt des flancs du vieux navire sort une fourmilière d'enfants en caleçon de bain ; ils grimpent comme des chats, se jettent à l'eau et poursuivent le canard les cheveux collés sur le nez, leurs bras maigres fouettant la vague avec une énergie, une furie extraordinaire ; la scène avait quelque chose de sauvage. Ces dames sont parties, et nous sommes restés seuls à regarder les évolutions de cette bande de petits marsouins poursuivant des canards.
À la distribution des récompenses les autorités se sont groupées sous la petite tente, et les lauréats, les cheveux encore tout humides, quelques-uns à demi nus, sont venus chercher les prix dus à leur vigueur ou à leur adresse. Un feu d'artifice a clos la fête. Je ne te dirai pas qu'il fut beau, mais il s'encadrait si bien, que je l'ai trouvé excessivement joli. Il s'est tiré sur le vieux lougre échoué, dont la grande silhouette noire se reflétait dans la mer. Les fusées traversaient un si beau ciel, et les petites pluies de feu tombaient dans de si belle eau, que nous applaudissions involontairement avec la foule.
Tout à coup Berthe s'écrie en tendant le bras en avant : « Un navire brûle. »
En effet, à l'horizon, un grand brasier s'allumait. Nous ne pouvions détacher les yeux de ce superbe incendie, et les suppositions allaient leur train.
Mais voilà que s'élève au-dessus de la fournaise un demi-cercle magnifique, nous éclatons de rire : c'était la lune qui nous jouait un tour de sa façon. Elle est montée peu à peu dans le ciel et elle y est demeurée si splendide, que, bien que le feu d'artifice fût fini, nous avons demandé à prolonger notre veillée. Mère, crois-le bien, je te parlerai souvent de cette lune-là : si j'étais poète, je lui ferais des vers ; mais tu sais que je ne suis pas poète.
Je viens d'ajouter un oursin à ma collection. L'oursin, c'est la châtaigne de mer. En l'apercevant sous l'eau j'ai crié : « Une châtaigne ! » Berthe, qui m'a entendu, est accourue, et nous cherchions gravement d'où avait pu tomber cette drôle de châtaigne, les environs ne nous montrant pas l'ombre d'un châtaignier, quand mon oncle est arrivé et m'a appris que ce que je tenais entre les doigts était un zoophyte appelé oursin. Il venait lui-même de ramasser sur la grève un oursin dépouillé de sa coque épineuse, c'est-à-dire une délicate demi-boule d'un blanc verdâtre, régulièrement ornée de lignes formées par de petits globules variant de grosseur. En la plaçant entre la lumière et soi, on voit une étoile dont les rayons sont de mousseline. Sa forme et le charmant pointillé de l'extérieur ont donné envie à Berthe de la transformer en toque pour Mignonnette ; mais nous soutenons que Mignonnette prend là-dessous l'air d'un petit Turc coiffé d'un turban, ce qui déplaît à Berthe.
XVIII -- Mon herbier. -- Un souffleur. -- Le serpent. -- Nouvelles découvertes. -- À Lorient. -- Le grand homme.
Je t'apporte une charmante coquille. J'en ai tout un collier autour de mon herbier, qui s'enrichit tous les jours de quelque plante marine nouvelle. Cet herbier-là sera très curieux pour mes camarades qui ne connaissent pas la mer, et je m'en occupe avec beaucoup de plaisir. Gaston a découvert, dans un livre intéressant intitulé les Plages de France, le moyen de conserver les herbes marines ; il est très simple : les algues sont tassées en paquet jusqu'au moment où je veux les disposer dans mon herbier. Ce moment venu, je les jette dans l'eau douce, je les agite pour les aider à se décoller elles-mêmes ; puis je place une feuille de papier dans un plat creux, je verse de l'eau pure, je lave mon algue, je la plonge dans l'eau jusqu'à ce qu'elle étende bien toutes ses fines dentelures, je l'applique sur le papier au moyen d'une petite baguette, je soulève le papier par les coins et je mets le tout à sécher sous une vitre.
Louis daigne nous accompagner sur la grève ces jours-ci, ma chère maman, et je t'avoue que nous rions beaucoup des mésaventures qui lui arrivent. Très fanfaron en paroles, il est assez poltron en réalité, et il ferait un drôle de soldat et un drôle de marin. Marguerite et Berthe sont moins délicates que lui et font de plus vaillants compagnons de promenade. Aujourd'hui il a fait une scène à Gaston parce qu'il était tombé sur une belle touffe de ces chardons d'un vert bleu qui font un charmant effet dans le sable.
« Si tu ne mettais pas ton lorgnon, tu y verrais plus clair, lui a répondu Gaston ; et d'ailleurs tu ne mourras pas de semblables piqûres. »
Louis s'est empressé d'aller raconter l'incident à sa mère, qui a passé une heure à chercher les piquants perdus dans le drap de son paletot. Avec tous ses airs de matamore, Louis se laisse toujours servir et gâter par sa mère comme un tout petit enfant. Gâter ! je ne dis pas ; mais servir !... Nous avons tous les jours quelque petite scène qui tourne souvent au comique. Ma tante met à peine le pied sur les grèves qu'elle entre dans une agitation qu'on peut appeler perpétuelle ; elle n'a plus qu'un souci : apercevoir Louis, et les échos doivent avoir appris son nom. Elle court après lui deci delà, et quand il plaît à Louis de se cacher dans les rochers pour l'effrayer, elle nous lance tous à sa recherche. Où est Louis ? Avez-vous vu Louis ? Qu'est devenu Louis ? Voilà les trois questions que le vent apporte sans cesse à nos oreilles. Elle porte à ce grand dadais son pliant, son ombrelle, son châle. Il prend tout et reçoit tout d'un air de majestueuse indifférence qui nous dépite. Justement comme contraste je vois Gaston qui fait l'inverse et qui est aux petits soins de sa mère.
Gaston, qui est un peu raide pour ses camarades, est très bon fils et très bon frère, et désormais je veux être comme lui. Tu me laisseras te servir, n'est-ce pas ? J'ai bien souvent manqué d'attention, de prévenance. Moi qui t'aime tant, je paraissais ne jamais penser à toi. Mais voilà ! tu m'as un peu gâté aussi ; mais c'est entendu, tu ne me gâteras plus et je serai ton chevalier servant et attentif.
Si tu avais entendu le cri que nous avons poussé du balcon tout à l'heure, ma chère maman, tu aurais été très effrayée. Figure-toi que, comme nous arrivions sur notre balcon faisant tranquillement le nœud de notre cravate, nous avons aperçu une grande forme noire et brillante qui s'élevait au-dessus des vagues. Nous avons jeté un cri involontaire et nous sommes restés bouche béante, les deux bouts de la cravate en mains. La forme a bientôt reparu : c'était comme un immense taureau noir qui nageait entre deux eaux. « C'est un souffleur, m'a dit Gaston, regardons bien. » J'étais terrifié devant cette énorme bête qui glissait rapidement devant nous en jetant parfois des jets d'écume ; nous avons fini par appeler tout le monde ; mais le monstre avait disparu. Oh ! que la mer est étrange, maman ! que d'animaux vivent en elle ! En la voyant, je me figurais qu'elle n'était qu'une surface bleue et agitée ; mais tous les jours je découvre qu'elle contient des mondes. Je sais que d'autres ont fait cette découverte avant moi et je me propose de lire les beaux livres illustrés que tu m'as achetés l'an passé et dont je n'ai vu que les gravures. Tu verras comme ton paresseux de fils est changé sous bien des rapports.
Maman, tu nous trouveras bien taquins ; mais nous allons jouer un fameux tour à Louis et je ne résiste pas au plaisir de venir te conter ça. Pas plus tard qu'hier il nous a tenu ces propos qui nous déplaisent tant et qui tendent à établir que nous sommes des poupons, des niais, des femmelettes, et qu'il est, lui, un homme plein d'énergie, de grandeur, de résolution. Nous étions déjà bien irrités quand nous sommes arrivés sur la grève ; mais il nous a positivement mis hors de nous-mêmes. Contre ses augustes habitudes il a pêché des crabes, il en a fait une belle récolte, et voilà qu'il s'est imaginé d'aller les semer sur la robe de Marguerite. Marguerite est très courageuse ; mais ce n'est qu'une femme et elle a horreur des cancres. Ces répulsions ne se raisonnent pas. Elle courait, elle criait, elle se secouait, et lui la poursuivait, rattrapant les cancres, les lui jetant sur les cheveux, sur les épaules ; nous lui criions de laisser Marguerite tranquille, mais il ne cessait pas de rire méchamment et de la poursuivre.
« C'est intolérable ! m'a dit Gaston ; allons lui donner une pile. »
Nous avons pris notre élan et nous levions les poings avec la charitable intention d'envoyer Louis rouler dans le sable, quand ma tante Ludovic est apparue sur la falaise et a jeté un tel cri que nos bras sont retombés inertes. Tu vois l'air moqueur et triomphant de Louis qui est allé en se dandinant rejoindre sa mère et lui raconter à sa manière que Marguerite était une affreuse poltronne, qu'il avait voulu l'aguerrir en plaisantant, qu'elle nous avait appelés à son aide, nous qui avions la lâcheté de nous unir toujours contre lui.
Pendant le goûter ma tante nous a fait une figure longue d'une aune. Louis était si impertinent et Marguerite si malheureuse que nous avons demandé comme une grâce à ma tante Alphonse de nous laisser aller jusqu'à notre sémaphore. Elle l'a permis et nous nous sommes rendus à la grande grève. Notre visite d'ingénieurs faite, nous avons pris un bain et Gaston, en batifolant autour d'un grand rocher, a eu la chance de dénicher une petite anguille. En voyant la bête ramper sur le sable, l'idée nous est venue de nous venger de Louis et de mettre son superbe sang-froid à l'épreuve. Nous lui donnerons ce joli congre pour compagnon cette nuit, et nous sommes revenus en arrangeant notre plan. Nous n'avons soufflé mot à personne de notre prise, nous avons placé le congre dans un bassin plein d'eau de mer, nous l'avons repêché à temps, et Gaston vient d'oublier dans un coin de la chambre de notre glorieux un petit panier de pêche dont rien n'attache le couvercle. Nous n'avons qu'une crainte, c'est que le congre ne s'endorme ou ne crève au fond de son panier sans avoir songé à tenter la moindre excursion dans le pays inconnu où il se trouve.
Que je te raconte bien vite, ma chère maman, la fin de l'aventure. Hier soir, il était à peu près onze heures, j'ai été réveillé par des cris affreux. Ne me rappelant plus rien, j'ai sauté à bas de mon lit, je me suis vite habillé, et j'ai couru dans la chambre d'où ils partaient : c'était celle de Louis. Il se tenait devant sa porte, enveloppé dans une couverture, les cheveux hérissés, les yeux grands ouverts.
« Un serpent ! m'a-t-il crié en agitant les bras ; il y a un serpent dans ma chambre ! »
Ce mot de serpent m'a tout rappelé, et j'allais m'enfuir prudemment, mais la retraite m'a été coupée par mon oncle qui accourait, puis sont arrivées mes deux tantes et Marguerite ; Gaston, plus avisé que moi, n'a pas paru. Devant tout le monde Louis, qui tremblait de tous ses membres et dont les dents claquaient affreusement, a dit qu'en levant tout à coup les yeux de dessus le livre qu'il lisait, il avait vu un serpent allonger la tête sur sa descente de lit ; il en était sûr, il n'était pas endormi puisqu'il lisait.
Mon oncle est entré dans la chambre sans mot dire et, prenant la bougie, a inspecté l'appartement. Emporté par la curiosité, je suis resté devant la porte, mais à l'ombre, derrière ma bonne tante Alphonse. J'ai vu mon oncle se baisser et se relever en éclatant de rire : le malheureux congre gigotait entre ses doigts. À la vue de l'animal, Louis et ma tante Ludovic se sont enfuis au fond du corridor.
« Mais ce n'est qu'un congre ! s'est écrié mon oncle en riant toujours ; seulement on ne s'explique guère sa présence ici. Où est Gaston ? »
J'ai disparu tout à fait derrière ma tante.
« Gaston ne s'est pas réveillé, il paraît, a répondu ma tante.
– N'est-ce pas un panier de pêche que je vois dans ce coin ? a dit Marguerite.
– C'en est un, a répondu mon oncle ; donne-le-moi, ma fille. Ce panier explique l'aventure, qui est très simple. Gaston a oublié son panier de pêche dans cet appartement. »
Ma tante s'est tournée vers moi et m'a regardé dans les yeux en murmurant : Incorrigibles espiègles !
« Louis, tu peux prendre possession de ton appartement, a repris mon oncle, j'emporte ton serpent. »
Il a replacé le flambeau sur la petite table, je l'ai vu se pencher pour lire le titre d'un livre posé sur le lit et, se retournant vers Louis, il a ajouté très sérieusement : « Si tu n'avais pas la détestable habitude de lire dans ton lit le soir, tu te serais épargné et tu nous aurais épargné cette alerte.
– Louis étudie plus volontiers la nuit que le jour, a dit ma tante Ludovic, il travaille parfois jusqu'à minuit. Que lisais-tu, mon fils ?
– Quinte Curce », a répondu Louis avec aplomb.
Mon oncle l'a regardé fixement, sévèrement, a souri avec dédain et est sorti en faisant signe à ma tante de le suivre. Je suis revenu dans ma chambre ; mais je n'ai point manqué d'ouvrir la porte de Gaston, qui m'a bien vite demandé :
« Tout s'est-il bien passé ?
– Très bien, lui ai-je répondu ; tu as entendu ses cris de paon ?
– Parbleu ! j'en étais quelque peu effrayé et je ne sais comment notre innocente bête a pu produire tant d'effet sur notre héros.
– Il l'a prise pour le serpent python. »
J'ai laissé Gaston étouffer de rire sous son oreiller et je suis revenu retrouver le mien.
Pêche très curieuse, maman, ou plutôt rencontre très curieuse. Rien d'imprévu comme les expéditions au bord de la mer, rien de plus propre à vous disposer à la patience ; vous ne trouvez rien de ce que vous allez chercher et vous rencontrez des choses que vous n'espériez pas voir.
Aujourd'hui j'ai rapporté dans ma sacoche deux étranges animaux dont j'ai bien vite cherché le nom et l'histoire dans l'utile petit bouquin qui traite de la mer et de ses habitants. Je te présente d'abord l'étoile de mer ou astérie ; elle a cinq rayons ou plutôt cinq petits bras garnis de suçoirs et elle rampe en avançant tour à tour ses cinq bras. On ne sait pas d'abord au juste ce que c'est que cette petite chose qui s'étale comme une fleur ; mon astérie étant bleue, je n'ai reconnu l'étoile de mer qu'en la voyant marcher. Mon autre conquête est un syngnathe ou poisson-tube. C'est la plus drôle de bête qu'on puisse voir ; elle a un museau pointu en forme de groin et une petite queue en éventail. Marguerite et Berthe ont jeté des cris d'horreur quand j'ai exhibé mes prises ; elles n'ont vraiment pas du sang de naturaliste dans les veines. Au fait ce genre d'études n'est pas fait pour des femmes. Comme il me plaît beaucoup, j'ai vécu toute la journée avec mon étoile de mer et mon syngnathe au fond de ma poche. Pour faire fuir Marguerite et Berthe je n'avais qu'à faire tourner négligemment ma boîte entre mes doigts.
Ma tante Ludovic et Louis commencent à trouver notre vie d'ermite un peu fade. Sous le prétexte de visiter Lorient, ils ont entrepris de nous entraîner dans une excursion de leur goût.
Mon oncle a été très bon en cette occasion et il a consenti à tout, parce que cette visite m'apprendrait quelque chose, m'a-t-il dit.
Donc nous partons dans une heure, chère maman. Berthe emmène Mignonnette qu'elle a un peu délaissée pour Marguerite ; les petits restent sous la garde de ma bonne qui, pour les consoler de ne pas nous accompagner, leur détaillait tout à l'heure dans un coin les plaisirs qu'elle leur procurerait : bains à volonté dans les flaques, grand carrousel de cancres, gâteau au riz, beignets soufflés.
Mère, tu me prêches toujours la patience dans tes lettres à propos de Louis, et comme toujours tu as eu raison. Notre expédition à Lorient l'a enfin montré sous son vrai jour, et Gaston affirme qu'à l'air de son père, il pressent que nous n'en avons plus pour longtemps. Je vais te raconter notre expédition tout au long.
De Saint-Pierre à Lorient le voyage a été charmant ; mais à peine avons-nous touché le pavé de Lorient, que notre petit-crevé a fait des siennes.
D'abord il a imaginé qu'il fallait nous séparer de notre famille et promener, entre hommes, par la ville et le port. Il allait de Gaston à moi, nous lançant des mots comme ceux-ci : « Ne veux-tu pas promener librement ? -- Vas-tu rester attaché comme un bébé aux jupons de nos mamans ? -- Si nous ne nous éclipsons pas, on va nous mener faire des visites. »
Un peu effarouchés, nous avons cédé, et, avec son aplomb ordinaire, Louis a dit à mon oncle, qui donnait le bras à sa mère, qu'il désirait nous emmener sur le port pour tout visiter à l'aise.
« Eh bien, mais nous allons sur le port, a répondu mon oncle.
– En promeneurs, a reparti Louis ; nous y allons, nous, en marins et en touristes. »
Ma tante Ludovic a pris la parole pour dire qu'elle avait habitué Louis à se tirer seul d'affaire partout, ce qui était un grand agrément. Mon autre tante a riposté que ses enfants se trouvaient trop bien avec elle pour désirer aller à droite quand elle allait à gauche. Mon oncle, qui souriait dans sa barbe, a ajouté qu'il espérait que son fils apprendrait tôt ou tard à bien user de sa liberté et finalement nous a donné congé jusqu'à cinq heures.
« Vous êtes trois, a-t-il dit, arrangez-vous, visitez Lorient à votre manière, je me fie à votre prudence et à votre sagesse. »
Il a murmuré quelques mots à l'oreille de Gaston et nous sommes partis tous les trois la casquette sur l'oreille, gais comme trois oiseaux en liberté.
Le bon accord a subsisté jusqu'à la place de la Bove. Au bas de la place, quel a été notre étonnement quand Louis le touriste s'est gravement dirigé vers la porte d'un café !
« Nous avons bien le temps de visiter Lorient, nous a-t-il dit, allons faire une partie de billard.
– Je ne suis pas venu à Lorient pour jouer au billard », a répondu Gaston.
Nous avons continué à marcher, et Louis nous a suivis. Nous avons visité le port avec intérêt.
« Allons à l'arsenal maintenant », a dit Gaston.
Mais Louis, s'arrêtant devant un café, a déclaré qu'il voulait se reposer.
« Repose-toi comme tu l'entendras, ai-je dit, mais je n'entre dans un café que quand je le trouve nécessaire. »
Déjà agacé par notre résistance, Louis a été pris de colère tout de bon. Montant prudemment deux marches du perron pour se mettre hors de notre portée, il s'est retourné et nous a dit : « Vous êtes des crétins. »
Gaston et moi avons éclaté de rire.
« Et toi un grand homme, a riposté Gaston d'un ton moqueur.
– Un homme du moins », a répondu Louis en tirant sur les poils jaunes de sa moustache.
Gaston a sauté sur la marche et se plaçant en face de lui : « Voyons, grand homme, a-t-il dit en se croisant les bras, daigneras-tu nous mettre dans tes confidences. Quels sont tes projets ? Quel acte trop héroïque pour des crétins comme nous vas-tu faire là ?
– Tu fionnes, a répondu Louis en levant les épaules, mais tu n'es pas capable de prendre trois vermouts coup sur coup ! »
Gaston est redescendu d'un bond.
« Viens, m'a-t-il dit en me prenant le bras, saluons ensemble ce héros qui va... boire ! »
Il a dit cela d'un ton si solennel et il a fait un si drôle de salut à Louis, que je ris encore en t'écrivant.
Une fois débarrassés de Louis, nous sommes partis gaiement ; il nous semblait qu'on nous avait coupé le boulet que nous traînions à nos pieds. Nous avons passé ensemble quelques bonnes heures utilement employées.
Gaston a le talent de se faire bien venir des gens de mer et c'était à qui satisferait notre curiosité à l'arsenal et au magasin général. Je n'ai pas retenu les termes techniques dont les braves ouvriers se servaient, mais je me promets de les étudier sur le calepin de Gaston qui a eu le bon esprit de prendre des notes partout, même dans la fonderie et dans les ateliers d'ajustage. Nous avons fini nos études par les chantiers de Caudan qui comptent onze cales de construction, et, à l'heure convenue, nous nous sommes retrouvés avec nos parents sur la place d'Armes, une place ombragée de tilleuls superbes qui sert de champ de manœuvres aux troupes de la marine.
« Où avez-vous laissé Louis ? » nous a demandé mon oncle.
Louis a paru en ce moment, ce qui nous a épargné une réponse embarrassante.
« D'où viens-tu ? » lui a demandé sa mère.
« De voir Bisson », a-t-il répondu en nous adressant un clignement d'œil.
Ma chère maman, Bisson est un héros, un jeune enseigne de vaisseau qui, après avoir soutenu avec quinze hommes d'équipage l'attaque furieuse de cent quarante pirates grecs, et les voyant envahir le pont de son navire, mit le feu aux poudres et sauta avec l'ennemi. Il a une belle statue en bronze sur la place de la Bove, et, comme tu le vois, il ne l'a pas volée.
« Louis a des goûts très sérieux », a dit ma tante Ludovic en nous regardant avec un air qui signifiait : pendant que mon sérieux enfant considérait Bisson et s'inspirait de son héroïsme, vous jouiez niaisement aux billes sans doute.
Nous n'avons pas ri, bien que ce fût très comique : n'est-il pas triste d'entendre un fils mentir à sa mère et la ridiculiser ?
Ma chère maman, le vrai motif qui nous rend Louis antipathique, c'est cela ; il ment comme un arracheur de dents et il trompe sans conscience une mère qui l'idolâtre.
Gaston et moi avons des défauts et nous connaissons certains camarades qui ont les mêmes penchants que Louis : nous ne les détestons pas comme lui, parce qu'ils ne sont pas hypocrites.
Nous avons dîné au restaurant et après le dîner il y a eu une grande discussion. Louis voulait aller au théâtre et à ce sujet il avait endoctriné sa mère. Je t'avoue que ce projet me souriait beaucoup, il me semble que j'aimerai beaucoup le théâtre. Mais mon oncle a été inflexible.
« Ce genre d'amusement n'a jamais été créé pour des hommes de quinze ans, a-t-il dit, et je le défends formellement à Gaston et à Robert, dont je réponds. D'ailleurs, quand je mènerai mon fils au théâtre, ce ne sera jamais sur une scène de second ordre. La littérature moderne est peu morale, au moins que la distinction des interprètes rachète quelque peu le laisser-aller des tableaux. »
Nous avons bataillé une bonne heure là-dessus, mais en pure perte ; quand mon oncle a parlé, c'est fini, autant vaudrait essayer d'attendrir un menhir. Ma tante Ludovic et Louis sont restés seuls à Lorient. Nous avons, nous, rejoint Saint-Pierre..., d'où je t'écris.
XIX -- Le ver tout seul et l'autre. -- L'épreuve. -- Le cheval marin. -- Délivrés !
Ma chère maman, je ris encore de ce que Berthe vient de nous servir. Berthe répète volontiers ce qu'elle entend.
Donc ce matin ma tante Ludovic était inquiète de Louis qu'elle a ramené souffrant de Lorient. Le pauvre garçon a très mauvaise mine.
Gaston et moi nous nous sommes dit plusieurs fois : « c'est le vermout. »
Je ne sais comment, Berthe a saisi le mot, et dans la conversation, ma tante Ludovic, qui a des idées tout à fait drôles, ayant dit qu'elle craignait que son fils n'eût le ver solitaire, Berthe s'est écriée :
« Pauvre Louis ! il en a deux alors. »
Comment deux ! Personne ne comprenait. On l'a pressée de s'expliquer, car elle avait un air mystérieux.
Enfin elle s'est écriée :
« Le ver... tout seul et le ver mout. »
Louis a rougi, nous avons eu bien de la peine à ne pas éclater de rire.
Mon oncle nous a regardés successivement tous les trois et a détourné la conversation en disant à ma tante Ludovic :
« Passez donc un peu de tilleul à Louis. »
Louis s'abreuve de tilleul en ce moment en essayant de digérer le bon mot de Berthe. Gaston et moi nous nous sommes prudemment éclipsés pour ne pas être pris à témoin par l'enfant terrible.
Ce soir, un mot avant de me coucher. Je sors de la chambre de mon oncle. Il nous a très sérieusement questionnés Gaston et moi sur l'emploi de notre journée à Lorient. Il exigeait la vérité ; nous la lui avons simplement dite. Il a paru attristé et il a ajouté : « Mes enfants, vous avez confiance en moi ? »
Juge ce que nous avons répondu.
« Eh bien, promettez-moi d'être dociles même en ne comprenant pas mes ordres. » Nous avons promis de l'être.
Et maintenant, bonsoir, ma mère : je suis de l'avis de Gaston, mon oncle va faire un coup d'État.
Nous avons monté une scie à Louis qui est guéri et qui nous boude depuis Lorient. À table, sitôt qu'il boit, nous nous inclinons gravement Souvent même Gaston se détourne vers moi et me dit à demi-voix :
« Quel homme ! il sait boire. »
Ma tante Ludovic, qui devine nos tiraillements, fait sans cesse gronder Gaston.
Ma tante Alphonse est si bonne qu'elle voudrait nous voir présenter la joue gauche quand on nous frappe sur la joue droite. Toute la mauvaise humeur de Louis retombe sur la pauvre Marguerite. Si tu entendais l'impertinent !
– Viens ici. -- Porte-moi mon pliant. -- Va me chercher à boire. -- Que tu es ridiculement coiffée ! -- Tu as l'air abruti !
Enfin c'est révoltant.
« Qui nous délivrera de ce petit-crevé ? a crié Gaston en levant les bras par un geste désespéré.
– Petit quoi ? a reparti Berthe qui mettait un chignon à Mignonnette.
– Petit rien, a dit Gaston, rien pour toi du moins.
– Disons le petit Cr..., ai-je dit en riant, Berthe la curieuse sera prise. »
Le reste de la journée nous avons appelé Louis le petit Cr... Qu'il nous a fait enrager !
Il a empêché une charmante partie de pêche et il nous regardait d'un air si narquois que, sans Marguerite, nous l'eussions rudement étrillé.
Marguerite se place toujours comme un bouclier entre nos poings et l'illustre dos du petit-crevé, et celui-ci abusant lâchement de notre délicatesse, nous fait endêver sans vergogne.
Je t'annonce une drôle de nouvelle, nous n'avons plus que quinze jours de vacances et mon oncle nous a déclaré ce matin, très sérieusement, qu'il allait nous faire reprendre nos études. Quatre heures de classe par jour ! Excusez du peu ! J'ai promis à mon oncle de lui obéir, je le ferai ; mais ceci me révolte bien au dedans.
Encore une bonne farce de Berthe qui est légèrement curieuse. Aujourd'hui elle voulait nous faire expliquer qui était le petit Cr..., ce que voulait dire le petit Cr...
« Cherche », lui avons-nous répondu.
Elle a cherché et s'est écriée :
« Le petit cancre ! »
Nous sommes partis en riant aux éclats : son bon mot nous vengeait des maussaderies de Louis qui devient de plus en plus agacé, de plus en plus nerveux.
Nous travaillons dur. Mon oncle ne plaisante pas. Louis a voulu essayer de cette classe ; mais son amour-propre a beaucoup souffert dès les premières leçons, parce qu'il est extrêmement ignorant. Sous prétexte de maladie, il passe nos heures de travail en tête-à-tête avec sa mère. Ils s'ennuient tous les deux à qui mieux mieux. Ma tante commence à reparler du ver solitaire qui ronge son fils et qui nous rappelle le terrible ver mout.
Mère, ils sont partis, j'en ai dansé de joie. Ma tante s'est rappelé tout à coup qu'elle avait une tournée de visites à faire dans le département, elle s'est sauvée avec Louis, nous laissant Marguerite que Berthe lui a disputée pouce à pouce. Je t'écris cette bonne nouvelle et je cours dans la salle d'étude ; je suis ravi de penser que le peu de temps que nous avons à jouer ne sera pas empoisonné par les inconcevables caprices et les ridicules exigences d'un pauvre garçon déjà ennuyé de lui-même.
Me revoici devant ma table où je viens de plonger, pour ne les plus voir jusqu'à la rentrée, livres, cahiers et atlas.
En entrant dans la salle de travail, j'ai trouvé mon oncle et ma tante qui m'attendaient. Gaston portait comme moi son dictionnaire sous son bras et il avait comme moi sa figure d'étude.
« Mes enfants, a dit mon oncle en souriant, allez enfouir tout cela dans les profondeurs de vos tiroirs. Vous avez su obéir, donc plus de travail intellectuel, le reste des vacances vous appartient. »
Avec un touchant accord, Gaston et moi avons répondu en jetant nos dictionnaires en l'air.
« Vous m'avez compris, a ajouté mon oncle. Je n'avais qu'un moyen de faire partir poliment votre tante et son fils, c'était de dresser devant Louis le spectre de l'étude. Il est ignorant, paresseux et vaniteux, le moyen a parfaitement réussi, et maintenant je rends la liberté à mes chers enfants et je désire qu'ils jouissent pleinement de leurs derniers jours de vacances. »
Juge comme nous l'avons remercié ; et avec quelle précipitation nous avons fait disparaître tout notre bagage d'écolier. Ma plume, je te l'assure, ne marche plus que pour toi et je prends consciencieusement des forces pour le travail de l'an prochain. Tu sais que j'ai tourné le dos à madame la Paresse.
Je viens de rapporter à la maison un cheval marin. Rassure-toi, il n'a aucun rapport avec le monstre qui a dévoré Hippolyte et qui a donné occasion à Racine d'écrire ces beaux vers qui plaisent singulièrement à la gente écolière :
« À peine nous sortions des portes de Trézène. »
Mon cheval marin n'a ni pieds ni pattes, et il n'est guère plus long que mon doigt. C'est un animal parfaitement drôle. Sa tête et son encolure sont tout à fait celles d'un cheval, le reste du corps est une espèce de petit squelette annelé, autour duquel flotte une petite crinière.
Je vais le faire sécher et je le conserverai soigneusement comme une de mes conquêtes ; j'ai cherché son nom scientifique, et j'ai trouvé Hippocampe.
Mon Dieu qu'il est amusant de le voir se redresser sur sa queue ! Si j'avais le temps, je te dessinerais au moins sa tête qui est bien celle d'un cheval ; mais Gaston m'attend au sémaphore qui s'élève à vue d'œil. Nous avons un plaisir fou à monter sur le faîte de notre construction, on peut s'y asseoir deux, et à voir les vagues battre les fondements. Gaston cherche toujours le système d'éclairage, et moi je ne sais absolument comment couvrir mon édifice. Nous avons bâti la tour avec des galets, des fragments de rochers, des pierres que Neptune a charroyées, mais je ne découvre pas de matériaux pour le toit.
Tu n'as pas d'idées en ce genre, je le pense, ma chère maman ; mais si tu vois mon oncle l'architecte, glisse-lui un mot de mon embarras. Voici la question réduite à sa plus simple expression : -- Comment couvrir sans ardoises, sans tuiles, sans zinc, une tour de quinze pieds de circonférence ? En voilà un fameux problème !
Mère, il y a grande marée et je t'écris juché sur un gros rocher qui s'avance dans la mer comme un gigantesque éperon. Je pense que les vagues vont bientôt m'asperger d'écume, alors je battrai en retraite jusqu'à la grève. Nous sommes venus ici admirer les colères de l'Océan à son entrée dans le golfe. À cet endroit, il rencontre de chaque côté des murs de rochers, ce qui l'exaspère. Ce que je vois est vraiment très beau, maman. Il y a vents et courants contraires, la mer bout, les vagues arrivent au galop comme des chevaux fougueux, elles se précipitent dans le golfe en s'écrasant contre les rochers, ce qui couvre ceux-ci de magnifiques cascades qui étincellent au soleil pendant la durée d'un regard. Comme ces vagues écument ! comme elles montent tout d'un coup ! comme elles font danser les barques et les navires ! Berthe en criait de peur tout à l'heure. Neptune me montre du doigt d'un air content de grands festons noirs et verts qui courent le long des grèves. C'est du goémon en ruban que les flots apportent par brassées et que les riverains viendront prendre à la marée descendante.
– Cette marchandise-là ne vient pas des boutiques, m'a dit Neptune, ça nous vient tout droit du bon Dieu.
J'ai quitté la pointe de rocher et j'ai rejoint les autres sur la grève. Ce tintamarre épouvantable nous avait engourdi le tympan, nous criions tous comme des sourds. J'ai demandé à mon oncle. -- Quelle heure est-il ? d'une voix si formidable et avec un air si ahuri que tout le monde a éclaté de rire. Gaston, qui est marin de vocation, ne démarrait qu'à regret, mais Marguerite et Berthe n'en pouvaient plus des affreux glous glous des vagues s'engouffrant sous des rochers, et nous avons gagné la montagne de la Fée, sur laquelle s'élève un très beau galgal.
Nous sommes tous entrés dans le souterrain, à l'exception de Berthe, qui a pris peur devant la petite porte de fer, et qui s'est sauvée.
Cette grotte n'est pas profonde et ne vaut pas celle de Gavr'inis. Cependant, ce n'est jamais sans intérêt qu'on revoit ces vieilles pierres couvertes de signes mystérieux qui ont recouvert les restes de grands guerriers. Je suis sorti le premier de la grotte, et ai rejoint Berthe qui s'est nichée à mi-côte du galgal avec Mignonnette. Je termine ces notes auprès d'elle avant d'aller entamer la grosse et très appétissante tartine que ma tante me montre de loin. Ma tante, installée au pied du galgal, a ouvert les flancs d'un grand panier qui est notre très cher compagnon de voyage et taille les parts de chacun.
XX -- L'accident. -- Mon secrétaire. -- Mes visites. -- Post-scriptum.
Chère maman, ne t'inquiète en aucune façon, mais c'est de mon lit que je t'écris. Une grosse pierre a roulé du galgal et m'a éraflé le bras et l'épaule. Ces écorchures m'ayant donné un peu de fièvre, ma tante m'oblige à garder la chambre. Tout le monde me tient compagnie à tour de rôle, de sorte que je passe mon temps très agréablement. Nous jouons aux cartes, aux dominos, au loto, à la dînette ; seulement Marguerite me sert de la tisane au lieu de vin. Berthe pousse l'abnégation jusqu'à m'abandonner Mignonnette, et cette belle dame, assise dans son fauteuil, étend ses falbalas au pied de mon lit, et me regarde de ses jolis petits yeux d'émail.
Ne vous étonnez pas de ne pas voir l'écriture de Robert, ma chère tante, je commets l'indiscrétion d'écrire sur son journal. En venant lui dire bonjour, c'était mon heure de garde, je l'ai vu qui regardait du coin de l'œil un petit cahier rouge qui le suit partout. Je sais que ce cahier contient le journal qu'il vous écrit, et je lui ai demandé s'il avait raconté son accident.
« Je n'en ai dit qu'un mot, m'a-t-il répondu, je suis très pressé, car je dois envoyer ces feuilles demain. »
Alors moitié jouant, moitié suppliant, j'ai obtenu la permission de lire cette page. Je reconnais une fois de plus la modestie de mon bon petit cousin ; mais, puisqu'il raconte ainsi en courant la scène du galgal, je me permets de compléter son récit sur son propre cahier.
Avant-hier, au galgal, j'étais un peu agitée par le bruit des vagues, et ne me rappelant pas la défense de papa qui nous défend de marcher ou de nous asseoir parmi ces dangereuses pierres roulantes, je suis allée me blottir dans un trou avec ma poupée Mignonnette, dont les bottines de voyage -- elle avait beaucoup marché sur les rochers -- étaient délacées. Gaston et Piérik qui grimpent toujours quelque part étaient montés tout au haut. Tout à coup, j'entends un grand cri poussé par maman qui préparait notre goûter au pied de la montagne de pierres : je lève la tête machinalement, une grosse pierre roulait juste au-dessus de moi. Ah ! que j'ai eu peur, ma chère tante ! j'ai mis mes deux bras devant ma figure pour ne plus rien voir. J'ai senti qu'on me poussait et j'ai entendu la grosse pierre tomber en faisant patatras. Alors j'ai regardé et j'ai aperçu Robert couché par terre. En voyant la pierre arriver sur moi, il s'était bravement élancé, l'avait un peu poussée à droite, m'avait repoussée à gauche et était tombé tout meurtri.
Papa et Neptune l'ont conduit au bas de la montagne, maman sanglotait, et Marguerite aussi. Il paraît que cette vilaine pierre aurait pu me tuer. Mon pauvre Robert avait des contusions à l'épaule et aux bras. On l'a pansé tout de suite ; le médecin que Gaston est allé chercher à cheval a dit que ce ne serait rien.
Nous aimions beaucoup Robert qui est si gentil, si amusant ; mais à présent, ma chère tante, nous l'aimons bien davantage.
Il se lèvera demain, le médecin l'a permis ; il pourra passer l'après-midi à son balcon et voir la mer, qu'il aime beaucoup.
Tous les gens du village viennent demander de ses nouvelles, Piérik et Marianna lui pêchent des cancres, et Neptune lui crie bonjour de sa porte avec une si grosse voix, que Robert l'entend très bien de son lit. Neptune aime beaucoup son petit frère Robert. Si vous l'aviez vu montrer le poing à la grosse pierre qui a failli nous tuer !
Je ne sais pas si l'on finit une page de journal comme une lettre, ma chère tante ; ce qu'il y a de certain, c'est que je termine en vous embrassant pour Robert et pour moi.
On ne t'a jamais rien caché de mon indisposition, chère maman, et la preuve c'est que je t'écris au retour d'une expédition au Sémaphore. Pendant ma prison forcée j'ai beaucoup pensé au fameux toit que je cherchais, et je l'ai trouvé en bâtissant des châteaux de cartes avec Marguerite. J'ai fait apporter par Neptune deux pierres très plates et très larges, je les ai placées sur mes murailles comme des cartes à jouer. Elles se soutiennent très bien mutuellement, et tantôt nous allons remplir les interstices de ciment et de pierres. Le gros du toit est fait, il est solide et ne manque pas d'originalité.
Sois tranquille, chère maman, je ne me suis pas montré ingrat envers les bonnes familles du bourg. Je suis allé avec Gaston les remercier de l'intérêt qu'ils ont pris à ma santé. Je t'assure que je les aime tous beaucoup. Neptune a poussé l'héroïsme jusqu'à dire que si un bouillon de perroquet me faisait plaisir, la cuisinière devait tordre le cou à Ricoco et le plumer. Quant à Piérik et à Marianna, ils ne savaient que faire pour me distraire. Sitôt que j'apparaissais sur mon balcon, ils accouraient, et alors je voyais défiler de superbes attelages de cancres. Il est très amusant de voir les pauvres cancres tirer chacun de son bord, les plus gros renversent les plus petits dans la poussière, et renversés à leur tour par d'autres, qui par extraordinaire marchent dans le même sens, ils gigotent sur le sable les pattes en l'air, ce qui est très drôle. Quand je ris des comédies des cancres, Piérik et Marianna paraissent satisfaits.
J'espère que tu me permettras ce que ma tante permet à Gaston, c'est-à-dire de laisser à nos petits voisins mes habillements un peu avariés : souliers roussis par l'eau de la mer, blouses fanées, chapeaux déformés. Ils se composeront une garde-robe splendide avec ces objets désormais sans valeur pour nous. Hier, ma tante nous a donné la plus amusante des représentations. Piérik a été habillé de pied en cap de la défroque de Gaston. Le pauvre petit disparaissait dessous, et cependant il se trouvait si beau qu'il n'osait pas soulever le chapeau qui lui tombait sur le nez. Aux premiers pas qu'il a faits, il s'est étendu de tout son long. Il avait oublié que ses pantalons lui englobaient les pieds. Marguerite et Berthe voulaient donner leurs vieilles robes à Marianna, ma tante s'y est opposée.
« Ne lui ôtez pas sa simplicité, a-t-elle dit, toutes vos friperies la lui feraient peut-être perdre. J'aime mieux la voir courir nu-pieds qu'avec des bottines éculées, et son jupon solide de drap rouge lui est cent fois plus commode que vos longues jupes d'étoffe légère. »
Marguerite, qui a très bon cœur, ne s'est pas tenue pour battue, elle a collecté une petite somme, et s'occupe de faire faire un habillement neuf à Marianna. Je lui ai donné pour cet usage les cinq francs que je destinais à l'achat d'un filet neuf. Je me servirai de celui de Gaston puisque, hélas ! la fin de la pêche approche. Heureusement que la fin de la pêche c'est mon retour près de toi.
Je t'assure, mère, que nous profitons de nos derniers jours. À cinq heures nous sommes sur pied. Toilette, prière, déjeuner sont rapidement faits, et en route tantôt pour une grève, tantôt pour l'autre, tantôt en barque, tantôt à pied. Neptune ne nous quitte plus, et je rame désormais aussi bien que Gaston. J'ai le pied aussi sûr que lui et le poignet presque aussi solide.
Quand ma bonne me voit me livrer à mes grandes gymnastiques maritimes, ramer, gouverner, escalader les rochers, monter dans ma chambre par mon balcon comme le défunt Griffart, courir sur le mât où Ricoco rêve à son pays, elle ne manque jamais de s'écrier :
« Madame ne le reconnaîtra pas, c'est sûr ! »
Je t'écris d'Auray une dernière fois, chère maman. Nous avons dit adieu à Saint-Pierre, à ses grèves, à ses rochers, à son soleil, à ses dolmens, à ses menhirs, à ses habitants. Neptune nous a tous embrassés en partant, il était plus ému que le jour où je suis allé lui demander de me raconter son naufrage.
À Auray nous avons retrouvé ma tante Ludovic et l'illustre Louis toujours ennuyés, toujours maussades. Berthe a fait promettre à ma tante Ludovic qu'elle enverrait Marguerite aux prochaines vacances : ce qui a charmé Marguerite.
« Pour moi, je ne remets plus le pied dans ces bahuts, ni dans ce bête de pays », m'a dit Louis.
Puisse-t-il dire vrai, nous ne courrons plus le risque de l'y rencontrer.
Ce soir tout le monde vient me conduire à la gare, car hélas ! je m'embarque pour Paris. Non, mais non, je pars pour retrouver ma mère chérie qui, je l'espère, n'aura plus qu'à se louer de son fils. Après-demain, si le hasard t'amène vers les quatre heures du matin par la gare Montparnasse, et si tu vois sortir d'un wagon de seconde classe un grand bahutien, noir comme un Cafre, maigre comme un clou, leste comme un singe, ayant l'air assez bon enfant et suivi par une bonne grosse mère portant par habitude un vieux panier à son bras, précipite-toi, car ce personnage sera ton fils, ton Robert, qui sera mille fois heureux de te voir et de t'embrasser.
ROBERT.
P. S. Tu sais que j'aurai des prix l'an prochain, et que le philosophe des flaques ne hantera désormais les cancres que sur les grèves.
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