Première partie

I

Jacques Simiès ouvrit un œil, puis l'autre, bâilla, s'étira et demanda à son valet de chambre, Lazare, qui venait écarter les persiennes :

— Lazare, quelle heure est-il ?

— Monsieur, il est dix heures.

— Quel temps fait-il ?

— Ni beau ni laid, monsieur, et le baromètre est au variable.

— Bien, comme cela tu ne te compromets pas. Y a-t-il des lettres ?

— Pas beaucoup : voici le courrier d'ailleurs, Monsieur peut voir.

Et Lazare déposa sur la table de nuit quelques journaux et quelques enveloppes médiocrement garnies.

— Tant que cela ? fit indolemment le viveur en s'étirant de plus belle. Bah ! à tout à l'heure les affaires sérieuses. Lazare, j'ai faim.

— Je vais apporter à Monsieur son chocolat.

— Très cuit surtout. Cette brute de Césarine m'envoie toujours de l'eau chaude.

— Je vais y veiller, monsieur.

Et, après avoir laissé entrer lentement dans la chambre un jour atténué par les rideaux de guipure, Lazare sortit.

Simiès referma les yeux avec un indicible sentiment de bien-être, et dans son cerveau encore engourdi flotta la vision de la veille.

Ah ! la bonne soirée qu'il avait passée au café de Paris ! Dieu ! qu'on avait ri ! Ce diable de Pinsonneau en avait-il raconté des farces de sa vie de garnison ! et avait-on assez raillé le clergé, les prêtres et les mômeries des cléricaux ! et l'excellent Moët qu'on y avait sablé, sans compter le Moselle pétillant et le Tockay exquis !

Par exemple les cigares laissaient un peu à désirer, mais Simiès était rendu difficile par ceux que lui envoyait son ami de la Nouvelle-Orléans.

Décidément ce souper et les rires qui l'avaient accompagné l'avaient creusé ; et ce diable de Lazare qui n'apportait pas son déjeuner, quel lambin, quelle brute ! c'était à lui casser une canne sur le dos !

En attendant, Simiès allait lire son courrier ; il se souleva sur son lit pour se mettre sur son séant non sans esquisser une grimace de douleur.

— Ces s... rhumatismes ! gémit-il.

C'est que celui qu'on appelait jadis le beau Simiès avait soixante ans, et bien heureux encore était-il d'en être quitte à si bon marché avec les infirmités de cet âge.

Il attira à lui son binocle qu'il ajusta sur son nez et prit dans la masse une carte bleutée sur laquelle courait une écriture élégante.

— Bon ! dit-il avec ennui, une demande d'argent ; je connais ça, mais cette fois encore je ferai la sourde oreille, car j'ai pour principe qu'il ne faut pas prêter aux autres, surtout à ceux qui, selon toute probabilité, ne peuvent rendre ce qu'ils ont emprunté. Qu'est-ce encore ? Ah ! Cathellin qui m'invite à dîner : ma foi, ce ne sera pas drôle, des jeunes mariés ! Quelle idée aussi lui a pris d'épouser cette veuve ?... Quant aux journaux, voyons... voici le Figaro, l'Intransigeant ... Tiens, le Quotidien qui manque à l'appel ? Ces gredins l'auront gardé à la cuisine pour le déguster avant moi, je vais leur laver la tête d'importance... Par le diable, qu'est-ce que cette épître sur papier d'affaires, qui s'est glissée sous les gazettes ?... Bien ! maître Briant, le notaire de Léo !... qu'est-ce qu'il peut avoir à m'apprendre ?... Pourvu que cet imbécile de Léo n'ait pas commis encore quelque bévue ! il n'a jamais réussi en rien. Et moi qui ai des capitaux dans sa plantation des Antilles ; pas lourds, heureusement ; la perte ne serait pas grande. Diable ! quatre pages de thème ; il est épistolier, le notaire ! voyons ce qu'il me veut.

Simiès se mit à lire attentivement : le soleil, pâlot et terne, joua cependant un instant sous les rideaux aux teintes douces, arrachant une étincelle d'argent aux aciers des chenets, au bronze doré des candélabres, aux socles des coupes ; baisant au passage le visage rieur d'un faune de marbre.

Simiès l'épicurien lisait toujours ; autour de lui tout respirait non seulement le bien-être, mais le luxe absolu épanoui là sans lourdeur, avec goût, avec art, selon le caprice du possesseur égoïste et raffiné.

Lorsque Lazare reparut, portant en équilibre sur sa main le plateau où fumait le chocolat vanillé et onctueux accompagné de rôties toutes chaudes, il faillit reculer à la vue de son maître : soulevé sur sa couche moelleuse, celui-ci, furieux, montrait le poing au ciel de lit qui n'en pouvait mais et froissait dans ses doigts une lettre lacérée. Son visage, ordinairement rose et empreint d'une expression railleuse, était devenu jaune, marbré de taches foncées ; ses yeux verdâtres flamboyaient ; ses cheveux gris se hérissaient de colère sur le crâne légèrement dépouillé au sommet du front.

Simiès n'était pas beau à voir ainsi, lui qui passait en général pour un homme encore agréable à regarder en dépit de son âge mûr.

En apercevant son valet de chambre, il l'apostropha rudement :

— Allons, maraud, tête de buse, animal, on ne veut donc pas que je déjeune ce matin ?

— Monsieur avait recommandé que son choc...

— Butor ! vas-tu raisonner ? apporte-moi ça et plus vite.

Tout tremblant, Lazare obéit.

Lorsque Simiès eut avalé une gorgée du liquide fumant, il s'écria avec un redoublement de fureur :

— Triple brute, à présent tu veux m'ébouillanter ! Ne pouvais-tu m'avertir que le chocolat sortait du feu ? Assassin, va ! J'ai la peau de la langue enlevée ; vous l'avez fait exprès ; vous voulez ma mort, vous autres idiots. Tiens !

Et, d'un geste violent, Simiès envoya rouler la tasse et son contenu sur le tapis, entre les jambes de l'infortuné Lazare qui se mit à hurler de douleur.

Cela fit rire Simiès et Lazare se calma ; au fond il savait que les boutades de ce maître exigeant ne duraient pas et qu'il fallait les supporter ; il y avait tant de petits profits à ramasser dans cette maison de célibataire riche ! c'eût été folie de la quitter.

— Tu vas nettoyer le tapis, reprit M. Simiès en indiquant la tache noirâtre étalée sur la moquette rouge.

— Monsieur me permettra au moins de changer de pantalon ? répondit piteusement Lazare.

— Va ! mais fais vite. Il s'imagine que sa peau est brûlée peut-être ! ces gens sont si douillets ! grommela Simiès en s'allongeant dans son lit avec béatitude.

— Qu'est-ce que Monsieur va prendre à la place de son chocolat ? demanda Lazare prêt à sortir.

— Du thé et qu'on ne me fasse pas attendre.

Dix minutes après, Lazare rentrait, la théière sur le plateau, une éponge dans l'autre main pour réparer les méfaits de son maître.

Tout en déjeunant Simiès suivait machinalement de l'œil les évolutions du domestique ; puis, soudain, posant la moitié d'une rôtie sur le bord de la soucoupe :

— Dis donc, Lazare, sais-tu la tuile qui me tombe dessus ?

— Non, monsieur, répondit Lazare sans relever la tête.

— Eh bien !... mais écoute donc, imbécile, ton tapis est assez lavé.

Le pauvre garçon se dressa sur les genoux et demeura bouche béante, l'éponge en suspens.

— Il m'arrive, reprit Simiès, que mon neveu des Antilles, M. Léo, tu sais, est mort.

— Ah !... et Monsieur va hériter sans doute ? fit Lazare dont les grosses lèvres s'élargirent dans un vaste sourire.

— Idiot ! ce ne serait pas une tuile. Ma nièce sa femme et sa fille revenaient en France à pleines voiles avec moins d'argent dans leur cassette qu'il n'y en a au fond de cette tasse lorsque la première mourut au moment de toucher terre.

— Aïe ! et la demoiselle alors ?

— Voilà : l'enfant est à ma charge à présent, c'est ça qui est amusant !

— Elle n'a donc pas de parents plus proches que Monsieur ?

— Non, quelques cousins éloignés à je ne sais combien de degrés. Je suis son tuteur et son unique soutien, ainsi que le dit en termes pompeux le notaire qui m'écrit.

Dans sa stupéfaction Lazare laissa tomber son torchon et son éponge.

— Alors voilà Monsieur père de famille ?

— Parbleu ! et c'est ce qui m'enrage.

— Je savais bien que ce n'était pas le chocolat, pensa Lazare. Et, reprit-il tout haut, il va y avoir ici une jeune demoiselle ? c'est ça qui va être drôle !

Et Lazare se tint les côtes pour mieux rire.

— Butor, ne ris donc pas ainsi, tu m'agaces les nerfs. Ainsi tu trouves cette idée amusante ?

— Dame !

— Mais ce n'est qu'une enfant, une mioche, une galopine enfin de neuf à dix ans, qui va être capricieuse, assommante, pleurnicheuse, tu comprends que je l'envoie à tous les diables ; voilà ma bonne petite vie tranquille tout à fait bouleversée.

Et Simiès fit mine de s'arracher quelques cheveux gris, ce qui, vu la position qu'il gardait dans son lit, lui donnait l'air passablement grotesque.

Lazare se leva sur ses longues jambes, et, le visage soudain illuminé par une pensée riante :

— Monsieur oublie que les petites filles, ça se met au couvent.

— Au couvent ? brute que tu es ! ma nièce chez des nonnes ?

— La langue m'a fourché, monsieur, je voulais dire à la pension. Y a des établissements laïques...

— Parbleu ! je n'y songeais plus ! Certainement qu'il y en a, Paris en regorge, et des lycées aussi pour les fillettes ! Où avais-je donc la tête ? s'écria Simiès en se remettant sur son séant. Tiens, Lazare, tu es un brave garçon de me l'avoir rappelé, tu auras vingt francs pour remplacer le pantalon qui a reçu le chocolat. Au fait, des pensions laïques ça ne manque pas ici. Certes, j'y aurais pensé plus tard, mais j'étais si troublé ! Je suis sauvé ; le lendemain même de son arrivée, j'y mettrai Gilberte. Ah ! quelle bénédiction ! il faut que dès aujourd'hui je m'occupe de cela et cherche une maison convenable où les jeunes filles soient élevées sans les mômeries des couvents qui les rendent ridicules. Lazare, vite mes pantoufles, ma robe de chambre, je veux sortir avant midi ; tu diras à Philippe d'atteler dans une demi-heure.

Rentré en grâce, Lazare habilla son maître, puis il alla conter à la cuisine l'événement qui survenait à la maison et qui fit ouvrir de grands yeux à Philippe, à Césarine et à Mme Dutel, la femme de charge.

II

Simiès lisait le Quotidien au coin d'un magnifique feu de bois, les pieds sur les chenets, chaussé de bonnes pantoufles, vêtu d'une splendide robe de chambre fourrée, et tout en fumant un cigare exquis il applaudissait aux inepties de son journal préféré.

La porte s'ouvrit et Mme Dutel poussa devant elle une mignonne fillette en s'écriant d'une voix nasillarde :

— Voilà l'enfant, monsieur ; le voyage s'est bien accompli, mais la petite demoiselle a dû avoir un peu froid, car elle est pâle et elle n'a pas voulu manger en route.

— C'est bien, madame Dutel, à présent laissez-nous.

La femme de charge obéit et Simiès demeura seul avec la fillette qui le regardait craintivement à travers le nuage de cheveux d'or qui lui couvrait le front.

Elle était blanche comme un lis dans ses vêtements de deuil, mais elle ne semblait pas intimidée en entrant dans cette maison inconnue, et elle se tenait sérieuse, droite comme un cierge.

— Bonjour, mon oncle, dit-elle en tendant sa petite main gantée à M. Simiès et sa voix résonna claire et mélodieuse comme un chant.

— Bonjour, Gilberte, répondit Simiès en effleurant de ses moustaches grises le front pur de la fillette.

Elle le regarda de nouveau, fixement, de ses grands yeux noirs, un peu sombres et poursuivit :

— C'est vous qui êtes mon tuteur ?

— Oui, c'est moi.

— Qu'est-ce que c'est, un tuteur ?

— Celui qui a droit sur vous à la place de votre père et de votre mère.

— À la place de papa et de maman ?

L'enfant prononça ces mots d'un accent intraduisible et ses prunelles de diamant se voilèrent au souvenir des parents qui n'étaient plus.

Elle reprit :

— Vous ne me les remplacerez jamais.

— Je n'ai pas cette prétention, riposta Simiès un peu piqué ; moi je ne vous passerai pas vos caprices, n'y comptez pas. Ils devaient vous gâter, vos parents ?

— Je ne sais pas, ils me chérissaient comme je les chérissais, voilà tout ce que je peux dire.

Simiès eut un sourire ironique au coin de ses lèvres minces.

— Est-ce que vous seriez sentimentale par hasard, petite fille ?

— Sentimentale, qu'est-ce que c'est ?

— Au fait, vous ne pouvez comprendre cela, mais je vous guérirai de vos idées ridicules.

— Est-ce donc une idée ridicule que d'aimer ses parents et de se souvenir d'eux s'ils ne sont plus ?

— Non certes, mais je vois une chose, c'est qu'on vous a laissée raisonner tant que cela vous plaisait.

— Raisonner ? mais oui, tant que ce n'était pas impoli. Maman aimait à savoir ce que je pensais ; d'ailleurs elle m'élevait bien.

— Ah ! vous ne vous ménagez pas les compliments, vous croyez-vous une petite perfection ?

— Oh ! non, mon oncle, j'ai bien des défauts.

— Vraiment ? et lesquels ?

L'enfant parut embarrassée.

— Êtes-vous menteuse ?

— Oh ! mon oncle, s'écria Gilberte indignée, je n'ai jamais menti de ma vie. Mentir, mais c'est affreux !

— Vraiment ? fit Simiès avec son éternel ricanement, alors vous n'êtes pas femme.

— Pas femme ?

L'enfant ne comprenait pas.

— Eh ! oui, vous ne connaissez donc pas cette parole d'un diplomate arrangée plus tard par je ne sais quel homme d'esprit : « La parole a été donnée à la femme pour déguiser sa pensée. »

Gilberte ouvrit tout grands ses yeux sombres.

— Vous ne comprenez pas ? Quel âge avez-vous ?

— Neuf ans, répondit Gilberte en redressant sa taille fluette.

— Vous êtes grande pour votre âge. Et si l'on vous coupait les cheveux, que diriez-vous ?

L'enfant recula d'un pas et ses prunelles flamboyèrent.

— Je ne veux pas !

— Ah ! vous êtes coquette ?

— Je ne sais pas, mais maman aimait mes cheveux flottants sur mes épaules, je veux les conserver ainsi.

Simiès hocha la tête et étendit la main pour tâter la chevelure souple et dorée de la fillette.

— Gardez-les, je ne veux pas vous priver d'une si jolie parure ; d'ailleurs, je ne vous gronderai jamais pour être vaniteuse ; c'est permis aux petites filles.

— Pourquoi ?

— Parce que... mais, au fait, vous n'êtes pas encore à l'âge où l'on a du plaisir à être belle. Vous croyez-vous laide ?

Gilberte se haussa sur ses petits pieds afin d'apercevoir dans le miroir sa mignonne image.

— On m'a souvent dit que je suis jolie, mais je ne sais pas si c'est vrai.

— Aimeriez-vous à être jolie ?

— Oh ! oui.

— Eh ! eh ! ricana le vieillard, vous allez bien, ma nièce, déjà femme !

— Y a-t-il du mal à désirer cela ? J'aime tout ce qui est beau ; je serais désolée d'être laide.

— Bon, voilà pour la coquetterie. Maintenant, êtes-vous gourmande ?

— Je ne ferais pas de bassesses pour un bonbon, répondit dédaigneusement Gilberte, seulement...

— Seulement quoi ?

— Je n'aime pas beaucoup la soupe et pas du tout les œufs brouillés et les épinards.

— Vraiment ? eh bien ! moi, je vous apprendrai à manger de ces trois choses et vous verrez que, après quelques essais, vous en raffolerez.

L'enfant ne répondit pas, mais sa petite figure exprima l'effroi.

— Ah ! encore une question : êtes-vous curieuse ?

— Non, mon oncle, maman m'enseignait à être discrète.

— C'est bien, nous verrons cela. Et paresseuse ?

— Je ne sais pas... peut-être un peu pour me lever de bonne heure l'hiver.

— Et pour vos études ?

— Je ne sais pas encore grand-chose, mais j'aime à apprendre.

— Qu'étudiez-vous ?

— La musique, puis le calcul, la grammaire, la géographie, l'histoire, l'anglais et l'allemand, le catéchisme...

Simiès bondit.

— Le catéchisme ?... Vous le laisserez de côté.

— Pourquoi ? maman y tenait beaucoup.

— Oui, votre mère était une bigote, murmura le vieillard entre ses dents. Enfin, reprit-il plus haut, je modifierai votre éducation à mon gré désormais. Vous pouvez maintenant aller jouer ou vous reposer comme vous voudrez ; Mme Dutel qui couchera près de vous va vous conduire à votre chambre.

Il sonna la femme de charge qui emmena Gilberte.

L'appartement destiné à la fillette était agréable, car Simiès aimait le luxe partout autour de lui ; rose et blanc avec de soyeux rideaux au lit et à la fenêtre, des fleurs fraîches dans des cornets de cristal, un tapis moelleux, un feu clair dans la cheminée, une température douce et égale, des meubles élégants ; le regard charmé de Gilberte inspecta les murailles qu'ornaient quelques tableaux représentant des sujets mythologiques ou des membres de la famille Simiès.

— Il n'y a pas de bon Dieu ici, fit-elle très grave.

— Oh ! ce n'est pas de ces choses-là qu'il faut chercher chez nous, ma petite demoiselle, répondit Mme Dutel, bonne femme au fond, mais absolument nulle et platement soumise aux idées de son maître.

— Pourquoi ?

— Dame, parce que Monsieur ne croit pas à la religion.

— Comment ferai-je ma prière ?

— Je ne sais pas ; il ne faut toujours pas parler de ça à votre oncle, il se fâcherait.

— Pourquoi ? demanda de nouveau l'enfant.

— Pourquoi ? eh ! parce que ça lui déplaît. Est-elle drôle, cette petite, avec ses pourquoi ? Je pense bien qu'elle ne va pas me questionner comme cela sur tout, grommela tout bas la vieille femme.

Gilberte soupira et se laissa enlever ses vêtements de sortie sans plus parler.

Le dîner sonna ; elle se rendit à la salle à manger, un peu triste et fatiguée d'une journée de voyage.

Ce soir-là son oncle ne la tourmenta pas, et, voyant qu'elle s'endormait sur sa chaise, il ordonna qu'on l'emportât pour la coucher, ce que fit Lazare avec des précautions presque maternelles ; le brave garçon était le seul peut-être en cette étrange demeure, qui conçût pour l'orpheline une pitié sincère.

Gilberte dormit comme dorment les enfants de son âge, d'un sommeil profond et doux, et sa mère, remontée là-haut, dut laisser tomber une larme sur ce front d'ange qui allait perdre sous ce toit impie la divine candeur et la piété naïve qui semblaient jusqu'à présent innées en sa petite âme.

III

— Non, je n'aime pas mon oncle, disait Gilberte en secouant sa tête blonde avec mélancolie.

— Pourquoi ? demanda à son tour Lazare en frottant énergiquement son argenterie tandis que la petite fille le regardait faire avec distraction.

— Parce que... parce que... je ne sais pas ; il est si différent de mon pauvre papa.

— Il est cependant bon pour vous quelquefois, à sa manière.

— Oui, à sa manière, répéta Gilberte.

— Est-ce qu'il vous fait peur ? demanda Lazare en secouant sa peau de chamois.

Gilberte allongea ses lèvres roses :

— Non, sauf quand il se met en colère. Papa se fâchait quelquefois, lui aussi, mais sans crier comme mon oncle. Et puis mon oncle il dit des choses, des choses enfin qui sont tout le contraire de ce que disait maman.

— En fait de religion sans doute ?

— Oui, en fait de religion. Est-ce que vous pensez comme mon oncle, vous, Lazare ?

— Dame, mam'zelle, Monsieur est si savant ; autrefois, moi, je croyais comme vous ; à présent ça a changé. Monsieur m'a dit tant de fois que j'étais un imbécile auparavant.

— Ah !

Et Gilberte rêva quelques minutes sur ces paroles, son fin menton blanc dans sa petite main délicate.

— Est-ce que vous vous plaisez à Paris ? reprit Lazare pour rompre le silence.

— Je suis si peu sortie encore ! répondit l'enfant.

— Dame, mam'zelle, vous vous êtes enrhumée et vous n'avez pu beaucoup vous promener. C'est tout de même une chance, allez, cette bronchite qui vous tient là ; sans elle, vous entriez en pension tout droit.

— C'est joli, ici, dit Gilberte qui suivait sa rêverie ; mais chez mon papa c'était plus beau encore.

— Aux Antilles, n'est-ce pas ?

— Oui ; il y avait la mer si bleue, des fleurs si parfumées, un jardin superbe.

— Mais, si vous aimez la campagne, vous vous plairez aux Marnes.

— Aux Marnes ?

— Oui, une grande propriété que possède Monsieur dans l'Isère. Moi, j'aime mieux la ville, parce qu'il y a les amis, les cafés où l'on va un peu rire avec les camarades quand on a fini l'ouvrage. Cependant aux Marnes on reçoit quantité d'étrennes ; Monsieur a beaucoup de visites, vous y mènerez joyeuse vie, allez, mademoiselle.

— Moi, je ne dois pas m'amuser cette année, Lazare, fit Gilberte en jetant un regard éloquent à ses vêtements noirs.

— Oh ! que si ; Monsieur vous fera bien divertir pour peu que vous vous y prêtiez un peu. Plus vous vous montrerez gamine et dégourdie, plus il vous gâtera ; il est comme ça, Monsieur.

— Maman n'aimait pas, au contraire, que je me montrasse ainsi.

— Ah ! c'est certain qu'il est plus joli pour une demoiselle de n'être pas trop garçon, mais puisque Monsieur est votre maître à présent et que c'est son goût, faut vous permettre de petites diableries qui le feront rire.

Gilberte ne répondit pas et alla chercher sa poupée délaissée sur le tapis.

Son oncle était bien peu apte, hélas ! à comprendre cette nature fine et aimante qui, avec une éducation chrétienne, fût devenue exquise. Le malheureux voulait, selon son expression, façonner à sa manière le caractère et l'esprit de la fillette, en faire une philosophe, une libre penseuse, et Dieu sait que cette œuvre satanique lui était facile, car l'enfant était jeune et son intelligence aimait à fouiller tous les mystères, à savoir tout ce qu'elle ignorait.

Néanmoins, Gilberte n'avait pas fait un grand pas dans le cœur de Simiès : il n'admirait encore en elle que sa beauté qui le flattait ; il était fier quand il la montrait à ses amis ou, s'il sortait avec elle, d'entendre murmurer autour de lui :

« La ravissante fillette ! »

Seulement le sérieux et la mélancolie de ses neuf ans l'ennuyaient.

« Bah ! se disait-il, sous peu de jours elle va entrer en pension et quel débarras. Je ne l'en retirerai que pour la marier, et vive la joie ! ma tutelle ne m'aura pas trop pesé ! »

En attendant, il pesait assez durement sur la vie de l'enfant et se montrait parfois dur jusqu'à l'exagération.

Un matin, à déjeuner, on servit des œufs brouillés, la bête noire de Gilberte !

Elle refusa de se servir lorsque le plat lui fut présenté et elle leva sur son oncle un regard craintif qui n'échappa point au despotique vieillard.

Il fit signe à Lazare qui obéit à regret et il mit lui-même sur l'assiette de la petite fille une portion assez considérable du mets détesté.

L'enfant résista d'abord.

— Si vous ne mangez pas cela tout de suite, lui dit Simiès avec rudesse, je fais étrangler aujourd'hui même votre chien Néro que vous aimez tant.

Entre son fidèle ami et les œufs brouillés, Gilberte ne balança point et se mit en devoir d'obéir, mais son petit cœur se soulevait bien fort et elle pensait :

« Comme il est méchant, mon oncle ! »

Pendant ce temps Simiès se félicitait in petto , se disant :

« Décidément je suis fait pour élever et mâter les petites filles indisciplinées ; mon système est parfait. »

Le repas terminé à la grande satisfaction de Gilberte, il l'envoya s'habiller pour sa promenade quotidienne ; mais au bout d'un quart d'heure Mme Dutel vint prévenir son maître que l'enfant, tout à fait malade, ne pouvait sortir ; il fallut la coucher et la nourrir de thé pendant quarante-huit heures. Comme elle eut un peu de fièvre et que Simiès, effrayé des conséquences de sa dureté, fit venir le médecin, celui-ci déclara que ce n'était qu'un accident, mais que la petite fille était d'une constitution délicate qui exigeait de grands ménagements.

— Elle va entrer en pension la semaine prochaine, dit le terrible oncle qui aspirait à cet instant de toutes les puissances de son âme.

— En pension ? Eh bien ! dans l'intérêt de votre nièce, je vous conseille de la garder un peu plus longtemps auprès de vous ; vos soins lui sont nécessaires.

— Mais, docteur ! s'écria l'infortuné tuteur, elle sera bien mieux soignée chez les dames H... que chez moi qui n'ai pas l'habitude des petites filles.

— Je ne suis pas de votre avis. Que vous importe de la conserver quelques jours ici ? Il serait bien plus ennuyeux pour vous si les dames H... vous la renvoyaient tout à fait malade, une semaine après son entrée chez elles.

— C'est vrai, murmura l'égoïste, épouvanté de cette perspective.

Et il se décida à confier Gilberte aux soins de Mme Dutel encore une quinzaine.

Une après-midi, la fillette, guérie, quoique toujours un peu pâle, jouait avec une vieille poupée que, toute fanée qu'elle était, elle préférait aux splendides dames que son oncle, dans une heure de générosité, lui avait données ; elle était seule et, assise sur sa petite chaise basse, elle berçait en silence sa chère Nora.

Dans la chambre voisine deux voix se faisaient entendre, alternant dans une conversation animée ; c'était celle de Mme Dutel et celle de Lazare qui balayait l'appartement.

— Oui, Madame Dutel, disait ce dernier sans s'arrêter de cirer ou de frotter, je garderai la petite en votre absence, puisque vous avez un rendez-vous à Montmartre.

— Le temps d'aller et de revenir avant que Monsieur ne rentre, mon bon Lazare.

— Il n'en saura rien, monsieur ; ce n'est pas moi qui vous vendrai, allez, ni la petite.

— Pour ça non ; la petite n'est pas bavarde.

— C'est ma foi vrai ; il y a des moments où j'ai pitié de cette enfant, quand je la vois si seule, abandonnée à elle-même.

— Sans compter qu'elle ne sera pas beaucoup plus heureuse dans cette pension où Monsieur veut l'enfermer. Ah ! si elle savait seulement le prendre, la fine mouche, elle en ferait tout ce qu'elle voudrait, de ce vieux mécréant.

— Vous croyez, madame Dutel ?

— Si je le crois, bonté du ciel ! mais Monsieur disait lui-même hier : « Elle m'ennuie, cette mioche, avec ses grands yeux tristes et son air grave ; et puis elle est trop soumise et trop craintive ; si elle me ripostait quelque bonne impertinence, si elle faisait un peu le diable à quatre dans ma maison, je crois que je l'aimerais. »

— Ben oui, madame Dutel, mais voyez-vous, ça n'est pas dans le tempérament de l'enfant ; c'est doux, c'est sage, c'est résigné, mais ça ne sait pas se rebeller, et puis ça n'a pas de ruse, c'est franc comme l'or ; ça n'ira jamais à Monsieur.

Gilberte entendait tout cela ; elle se dressa sans bruit sur ses petits pieds, déposa Nora sur le tapis et, le cœur battant, se rapprocha de la porte.

« C'est mal ce que je fais, se disait-elle, c'est mal d'écouter les conversations des autres, maman me ferait honte et elle aurait raison, mais je ne peux pas m'en empêcher. »

— Pour ça oui, reprenait Lazare heureux de souffler entre deux coups de brosse ; la petite demoiselle est trop douce ; un petit garçon bien lutin ou alors une petite fillette comme celle de Mme Martelle aurait bien mieux convenu à Monsieur.

— Ah ! Dieu non, quel démon !

— Jolie comme est cette petite Gilberte, avec un air endiablé, une voix impérieuse et des colères furibondes, elle ferait le bonheur de Monsieur.

— Et cependant, Lazare, ce n'est pas beau ; moi qui vous parle, j'ai refusé d'entrer chez Mme Martelle comme gouvernante de la petite demoiselle, et malgré un gage énorme, parce que autant vivre en enfer que vivre avec cette enfant.

— C'est sûr que les bambins bien élevés et gentils comme ceux que j'ai vus chez mes maîtres d'avant cette maison-ci, c'est bien plus agréable et plus joli ; mais avec un homme comme M. Simiès...

— Un fameux original, Lazare !

— Puisqu'il a ses idées à lui sur l'éducation, faut bien les flatter, ses manies ; puisqu'on le sert et qu'il paie bien, faut lui plaire ; voilà pourquoi je dis que cette petite Gilberte, si elle était adroite, le mènerait par le bout du nez.

Cette conversation plus ou moins juste et intelligente prit fin et Mme Dutel alla passer sa robe des dimanches pour se rendre à Montmartre, tandis que Gilberte revenait sur la pointe des pieds à son petit fauteuil : seulement cette fois l'infortunée Nora demeura oubliée, le nez sur le tapis, car l'enfant resta immobile, ressassant dans sa tête les paroles qu'elle venait de recueillir.

Ainsi son oncle l'aimerait si elle était méchante, si elle lui tenait tête ? Comme c'était étonnant ! son papa et sa maman l'aimaient et la caressaient autrefois, justement quand elle avait été obéissante et sage.

« Alors je serai colère, bruyante et insupportable, se dit la fillette avec un dernier scrupule au fond de sa petite âme agitée ; je serai comme cela puisqu'il le faut pour être aimée ici.

« Heureusement que je suis jolie, ajouta-t-elle ; c'est toujours ça de gagné. Quelle chance ! »

Elle grimpa sur sa petite chaise et sa mignonne personne se refléta en partie dans la glace : elle put voir tout à son aise ses cheveux d'or ondés, ses grands yeux brillants, sa peau blanche et sa bouche rose.

« Mais certainement je suis jolie, poursuivit-elle après cet examen, ils le disent tous, même les passants des rues... Alors, à présent il va falloir être indisciplinée et capricieuse ? ça va être très drôle. »

Puis, une pensée soudaine lui venant à l'esprit :

— Maman !... balbutia-t-elle dans un sanglot ; et elle courut se jeter sur son petit lit où elle s'endormit dans ses larmes.

Pauvre âme enfantine qu'on allait flétrir ainsi, d'où l'on enlevait peu à peu les douces qualités et les sages résolutions, que deviendrait-elle entre cet impie qui prétendait la former et ces serviteurs ignorants et dépourvus de tact ?

Heureusement que Dieu a des grâces réservées à ceux qu'il expose ainsi aux griffes du démon, et souvent la lutte des premières années prépare l'âme et la trempe fortement pour l'avenir.

IV

Ce soir-là c'étaient des épinards.

Nous savons que Gilberte était loin d'en raffoler ; mais elle avait son petit plan tout dressé.

Très perplexe, Lazare, qui avait un faible pour l'orpheline, hésitait à la servir, craignant à la fois de faire de la peine à l'enfant et d'attirer sur elle l'attention de son maître.

Mais Gilberte trancha elle-même la question :

— Merci, Lazare, je n'en veux point, dit-elle d'un ton délibéré en regardant son oncle en face, très bravement.

M. Simiès, qui s'apprêtait à boire, posa son verre sur la table, sans le porter à ses lèvres.

— Vous dites ?... fit-il étonné.

Puis, s'adressant au valet de chambre :

— Servez Mademoiselle, ajouta-t-il froidement.

— Je n'en veux pas, reprit l'enfant.

— Est-ce que, reprit Simiès, est-ce que par hasard, petite fille, cela aussi vous fera mal au cœur ?

— Je ne peux pas le savoir d'avance, riposta Gilberte toujours très animée, mais je n'ai pas envie d'essayer.

— Vous en goûterez pourtant.

— Non, mon oncle.

— Si.

— Non.

Au fond la fillette tremblait un peu et elle était pâle pour son premier coup d'essai, mais elle était fine et voyait très bien que chez son tuteur la surprise était plus forte que le courroux.

Néanmoins, Simiès, quoique cette petite scène l'amusât en réalité, tenta d'avoir le dessus et servit lui-même l'enfant révoltée.

Alors, prompte comme l'éclair, Gilberte saisit son assiette et la jeta au loin sur le parquet, ayant soin seulement de ne pas atteindre Lazare qui la regardait agir, les yeux écarquillés, la bouche ouverte.

— Vous serez privée de dessert, petite sotte, s'écria M. Simiès feignant une grande colère.

— Qu'est-ce que ça me fait ? répondit Gilberte en dénouant elle-même sa serviette, heureuse d'échapper à si bon marché aux terribles épinards.

Elle quitta la salle à manger et, en passant, jeta un coup d'œil triomphant à Lazare et à son oncle. À travers la porte refermée derrière elle elle put entendre ce dernier s'écrier en riant à gorge déployée :

— Mon brave Lazare, je crois, ma parole, qu'on m'a changé ma pupille. Quel petit démon ! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect. As-tu vu comme elle a lancé son assiette à terre ? Ça m'a rappelé mon jeune temps, lorsque je faisais de même avec ma soupe. Ah ! ah ! ah ! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert ! Voilà ce que j'appelle montrer du caractère ; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père, mon pauvre neveu, qui ne savait pas résister en face à qui que ce fût.

« C'est bon, pensa Gilberte en s'éloignant, Lazare avait raison, c'est comme cela qu'il faut prendre mon oncle. »

Et elle alla conter à Nora ses succès du jour.

Le surlendemain seulement, car elle ne voulait pas se transformer trop promptement, pour amener son oncle peu à peu à trouver drôles ses sottises, elle fit un nouvel acte d'indépendance : en attendant son entrée à la pension qui ne devait plus guère tarder, Gilberte recevait quelques leçons de son oncle, auquel le rôle d'instituteur ne plaisait qu'à demi.

Ce matin-là il appela sa nièce pour sa leçon de calcul ; Gilberte arriva boudeuse.

— Le calcul m'ennuie, dit-elle en s'asseyant à califourchon sur sa chaise.

— Tant pis ! répondit Simiès. Asseyez-vous donc convenablement, Gilberte.

— Je suis très bien comme cela, répondit la petite sans changer d'attitude. Je n'aime pas l'arithmétique, répéta-t-elle.

— Ça m'est tout à fait égal, riposta Simiès.

— À vous, certainement, mon oncle, mais pas à moi. Si nous ne calculions pas, ce matin ?

— Tu es folle.

— Pas plus que bien d'autres.

— Ah çà ! ma nièce, s'écria le vieil athée en se croisant les bras, est-ce que vous vous moquez de moi ?

— Et quand cela serait ? Vous avez dit l'autre jour à table qu'il faut rire de tout et n'agir qu'à sa guise, que c'est le seul moyen de mener une vie agréable.

Cette fois-là Simiès n'eut plus envie de plaisanter ; il leva la main pour frapper l'enfant, mais cette main retomba sans même avoir effleuré sa joue blanche : Gilberte se dressait devant lui, les yeux flamboyants et la lèvre dédaigneuse.

— Vous ne savez donc pas que c'est lâche à un homme de toucher une femme, mon oncle ? vous oseriez ?

Simiès stupéfié se rassit, contenant un immense accès d'hilarité.

« Sur ma foi ! elle aurait vingt ans qu'elle ne parlerait pas mieux, pensa-t-il. Cette petite commence à m'amuser, vraiment ; et puis, elle est trop jolie, il n'y a pas moyen de la gronder. »

— Allons, dit-il tout haut, sois sage, fillette, et prends ton ardoise, je raccourcirai la leçon si tu es gentille.

Mais, enhardie par son succès, l'enfant résistait encore.

— Mon oncle, je vous le répète, le calcul m'excède. Vous dites que la vie est faite pour jouir, qu'il faut lui arracher le plus de satisfactions possibles... oui, ce sont bien vos propres paroles...

— Tu as trop de mémoire, enfant.

— On n'en a jamais trop, mon oncle.

— Et puis tu me parais aimer furieusement la philosophie.

— Oh ! oui, apprenez-moi cela ! s'écria Gilberte en bondissant.

Hélas ! elle ne savait pas ce qu'elle demandait à cet homme sans foi, déjà trop disposé à remplir sa petite âme de sophismes mauvais, de principes antireligieux !

« La petite rusée ! se disait Simiès en considérant cet adorable visage pur et ouvert ; je ne la croyais pas si spirituelle ; diable ! elle comprend et entend tout, il faudra désormais que je veille sur mes paroles, autrement elle me battra avec mes propres armes. »

— Un peu vite, Gilberte, ajouta-t-il en essayant de prendre un ton sévère, pas tant de raisonnements ; écrivez : problème 77.

Gilberte saisit la plume à contrecœur, et barbouillant quelques numéros :

— Vous n'êtes pas logique avec vous-même, mon oncle, dit-elle en répétant une phrase qu'elle avait entendu dire peu auparavant.

— Dis donc, Gilberte, fit M. Simiès en la regardant à travers son binocle, crois-tu que, en pension, on te permettra de bavarder comme cela au milieu des leçons ?

— D'abord qu'irais-je faire en pension ?

— Comment, mademoiselle, ce que vous irez y faire ? Ce qu'y font vos pareilles, qui sont punies quand elles ne travaillent pas et récompensées lorsque c'est le contraire.

— Je ne veux pas aller en pension. Je me sauverai si vous m'y envoyez.

— Pourquoi ?

— La pension, c'est une vilaine maison sans air ni lumière, ni soleil, où les jeunes filles se disputent en récréation, où les grandes font des méchancetés aux petites. J'aime mieux rester ici.

Simiès se croisa les bras :

— Vous aimez mieux, c'est possible, mais moi pas.

— C'est bien sûr, mon oncle, puisque vous ne m'enfermeriez là-bas que pour vous débarrasser de moi. Cependant je ne vous gêne pas beaucoup, vous n'envoyez coucher aussitôt après dîner quand vous recevez vos amis, et vous me faites prendre mes repas dans ma chambre quand vous causez de choses que vous ne voulez pas que j'entende.

« Comment a-t-elle pu deviner cela ? pensa Simiès qui n'en revenait pas. Cette enfant a le diable au corps, mais, ma foi ! elle m'amuse. »

— Ça vous ennuie de me donner des leçons, poursuivit la fillette avec son imperturbable sang-froid, et je le comprends, ça n'est pas non plus drôle d'en recevoir ; mais qui vous empêche de me chercher une institutrice pour vous remplacer ?

« Elle a réponse à tout, se dit le vieillard. Et, de fait, elle a raison. »

— Vous me répétez sans cesse que vous voulez plus tard me voir jeune fille accomplie et femme du monde dans toute l'acception du mot. Comment le deviendrai-je si vous me mettez en cage ?

— C'est parbleu vrai.

— Ensuite, je suis jolie...

— Vous êtes jolie ? Voyez-vous ça ! s'écria Simiès pouffant de rire. D'abord qui vous l'a dit ?

— Tout le monde ; et la glace, donc ? riposta Gilberte très crânement.

— Peut-être avez-vous mauvais goût ; une petite fille ne doit pas savoir si elle est jolie.

— Cependant, mon oncle, le jour de mon arrivée chez vous, vous m'avez dit que toute femme doit être vaniteuse.

— Mais qu'est-ce que vous deviendrez plus tard, alors, si vous en êtes là aujourd'hui ?

— Je ne sais pas, répondit Gilberte avec indifférence.

« Comme je vais amuser les amis ce soir en leur racontant cela ! pensait le vieil athée. C'est qu'elle est à croquer, cette petite ; c'est un vrai bijou et, ma foi ! elle a raison, ce serait dommage si la pension me la rendait gauche et guindée. Enfin, nous réfléchirons. »

Et pour clore cet entretien qui devait être une leçon de calcul, Simiès raconta une histoire à la fillette, qui préférait infiniment cela aux problèmes annoncés.

V

— Quelle tuile, mon pauvre ami, quelle tuile !...

— Eh ! pas tant que cela.

— Comment, pas tant que cela ? Sais-tu que, aussitôt que j'ai appris le malheur qui t'arrivait sous la forme d'une tutelle, j'ai laissé ma banque et mes affaires pour venir t'apporter mes compliments de condoléance ?

— Eh bien ! je ne suis pas trop à plaindre, répondit Simiès en caressant sa barbe grise.

— Est-ce que tu trouves amusant qu'une petite fille te tombe ainsi du ciel ? Je ne te reconnais plus : on m'a changé mon vieil ami Simiès. Donc il te plaît de remplir le rôle de nourrice, de bonne, de papa, que sais-je ! de promener, moucher, dorloter la bambine ? Je t'ai mal jugé, mon cher, pardonne-moi.

— Voyons, Félix, laisse-moi m'expliquer : cette tutelle m'a d'abord on ne peut plus mécontenté. Gilberte se montrait sournoise, sérieuse comme une petite nonne...

— Ah ! elle se nomme Gilberte ?

— Oui, comme sa mère.

— Un joli nom.

— Et qui lui va !

— L'enfant est gentille physiquement ?

— Charmante ; elle sera ravissante plus tard.

— Blonde, brune ?

— Blonde comme de l'or avec des yeux foncés, un teint de lis et de roses.

— Et comme caractère ?

— Du lait sucré, les premiers jours, du vinaigre, à présent.

— À quoi tient ce changement ?

— Je ne sais trop ; je n'y comprends rien ; peut-être la rusée a-t-elle tâté le terrain, puis s'est-elle montrée telle qu'elle est réellement dès qu'elle a saisi mes goûts. J'ai d'abord essayé de la mâter, croyant la shlague un moyen infaillible pour dompter les enfants, mais cela n'a pas réussi ; la petite est trop résolue pour qu'on la prenne ainsi.

— Enfin que vas-tu en faire ?

— Voilà ; pour l'instant je ne m'attends pas à ce qu'elle me donne beaucoup de satisfaction ; mais plus tard, quand je l'aurai façonnée d'après mes principes, que j'en aurai fait un petit philosophe en jupons, bref, quand elle sera femme et non plus fillette, ce me sera une compagnie agréable ; elle me distraira. Je ne me suis pas marié, trouvant plus commode la vie de garçon et parce que je ne me sentais pas de goût pour les obligations que comporte l'état de père de famille ; mais j'avoue que, à présent que je commence à sentir le poids de l'âge et des rhumatismes, la société et les soins d'une jeune fille me seront chose précieuse.

— N'as-tu pas pensé, Simiès, que cette petite pourrait te causer quelque ennui, élevée comme elle l'a été par des parents cléricaux, imbus des principes les plus absurdes ?

Simiès fit entendre un ricanement aigu en allumant un cigare.

— Tu me crois donc bien sot, Félix ? J'ai déjà travaillé à les faire oublier à Gilberte, ces principes ; et c'est bien facile, elle n'a pas dix ans. Va, elle ne sera pas depuis six mois sous ma direction qu'elle se montrera une petite voltairienne accomplie, fie-toi à moi.

— Je ne doute nullement de ton habileté, répondit M. Félix qui se leva pour prendre congé de son ami.

Demeuré seul, Simiès rêva quelques minutes en regardant s'élever dans l'air la fumée bleue de son londrès, puis Mme Dutel vint le trouver, ayant à lui demander quelques ordres relatifs au dîner du soir.

— À propos, monsieur, ajouta-t-elle sur le point de s'éloigner et revenant sur ses pas, pour quel jour faut-il préparer le trousseau de Mlle Gilberte ?

— Le trousseau de Mlle Gilberte ? répéta Simiès étonné. Pourquoi faire, le préparer ?

— Et pour la pension donc ? Monsieur oublie qu'elle y entre le mois prochain.

— Ah ! c'est vrai, ma bonne Dutel, j'ai négligé de vous prévenir que j'ai changé d'idée.

— L'enfant va rester ici ?

— Oui, répliqua la vieillard un peu embarrassé, le médecin la trouve délicate et...

— C'est-à-dire que Monsieur la trouve amusante à présent qu'elle a le diable au corps. Moi je ne suis pas de cet avis ; est-ce que ce matin je n'ai pas rencontré Néro coiffé de mon plus beau bonnet ; Monsieur pense-t-il que c'est agréable des choses comme ça ?

— Elle a fait cela ?... Ah ! j'aurais voulu voir Néro ainsi accoutré ! s'écria Simiès en se tordant de rire ; ah ! ah ! ah ! la gamine a des inspirations aussi originales ?

— D'abord, continua Mme Dutel très piquée, je ne suis pas entrée dans la maison de Monsieur pour y être bonne d'enfant, et...

— Qu'à cela ne tienne, sortez-en, ma bonne Dutel, sortez-en. Je n'aurai plus besoin de vous, d'ailleurs, car je vais donner une institutrice à ma nièce.

— Alors Monsieur me renvoie ? demanda la femme de charge qui étouffait de colère à l'idée de perdre une si belle place.

— Nullement ; mais vous paraissez si affligée de ce que je garde chez moi l'enfant de mon neveu...

— Moi affligée ? Dieu garde ! Monsieur me connaît bien peu : j'adore les petites filles.

— Alors tout est pour le mieux ; soignez Gilberte et montrez-vous complaisante avec elle : vous n'aurez pas lieu de vous en repentir.

Rassurée, Mme Dutel quitta la chambre et murmura en s'éloignant :

« Tu mets ça sur le compte de la santé de la gamine, vieille cervelle détraquée, mais tu trouves à présent du plaisir à voir jouer l'enfant ; ça va aller comme ça jusqu'à la fin de l'été ; puis si, passé cette époque, elle te gêne ou te lasse, tu sauras bien la coffrer sous un prétexte quelconque. Qui vivra verra. »

Puis elle annonça à Gilberte la décision de son oncle ; la fillette ne manifesta aucun étonnement.

— Je le savais, répondit-elle tranquillement ; j'ai dit à mon oncle qu'il me déplairait de vivre au pensionnat.

— Voilà qu'elle le mène déjà par le bout du nez !... s'écria Mme Dutel en levant ses grands bras au ciel. Qu'est-ce que ça sera alors dans un an ou deux ?

VI

Ainsi fut modifiée l'existence de Gilberte Mauduit : l'enfant douce, pieuse et soumise devint une petite fille indomptée, incroyante et capricieuse. Mais Simiès l'aimait ainsi.

Elle avait en germe dans sa petite âme beaucoup de qualités exquises : il les étouffa ; elle avait aussi beaucoup de défauts, non grossiers ni vulgaires, mais dangereux pour cette jeune nature ; Simiès les développa.

Il avait, nous le savons, un système à lui pour l'éducation des jeunes filles.

« C'est un vautour couvant une aiglonne », disaient ses amis amusés de voir le vieux Simiès transformé en père de famille.

Ce vautour devait arriver promptement à ses fins et extirper de ce petit cœur aimant toute idée religieuse.

— Je te préfère telle que tu es maintenant à ce que tu t'es montrée en m'arrivant, c'est-à-dire guindée et ridicule, lui disait le vieillard en caressant la joue satinée de Gilberte. Vois-tu, être si sage et si posée, c'est bon pour les petites de Carcanne. Ces nobles, entichés de dévotion, sont assommants : on dit que leurs enfants sont des anges ; or c'est absurde d'être un ange.

Puis, souriant en voyant Gilberte lui échapper pour esquisser une gambade :

— De ce côté-là je n'ai plus rien à craindre avec toi : je t'ai façonnée à mon goût en peu de temps.

— Cependant elles sont bien gentilles et bien complaisantes, les petites de Carcanne, répondit Gilberte en revenant à son oncle un peu essoufflée par ses exercices gymnastiques.

— Je te l'accorde ; mais aimerais-tu, toi, à leur ressembler ? Elles ne savent que chanter des cantiques ou réciter des poésies où ciel rime avec fiel.

— C'est vrai ; et puis elles se sont scandalisées l'autre jour parce que, jouant au croquet, j'ai manqué mon coup et crié : « Sapristi ! » et puis parce que je fredonnais la chanson que vous m'avez apprise, vous savez bien, mon oncle ?

Et Gilberte chantonna de sa petite voix claire :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,

On eût dit que Racine d'avance l'eût prédit ;

Quatre millions de singes, pères, mères et fils,

S'avançaient à pas lents, chantant

De profundis, sur l'air du tra la la la...

— Aussi, reprit l'enfant, boudeuse à ce ressouvenir, Mlle Maudrey, leur institutrice, m'a ordonné de me taire, comme si elle avait le droit de me faire des observations. Je ne l'aime pas, Mlle Maudrey.

— Tu préfères ta fräulen Frida, n'est-ce pas ? Tu en fais tout ce que tu veux.

— Oh ! Fräulen, répliqua Gilberte, allongeant ses fines lèvres roses dans une moue dédaigneuse, je ne l'aime pas non plus.

— Que lui reproches-tu donc ? De ne pas assez te gâter, peut-être ?

— Ce n'est pas cela. Je la trouve trop... trop...

— Eh bien ?

— Trop souple avec moi et trop obséquieuse avec vous ! s'écria la fillette toute rouge d'indignation.

— La supporterais-tu mieux si elle t'imposait ses volontés avec fermeté, Gilberte ?

— Qui sait ?... murmura l'enfant songeuse.

« Mais, reprit-elle, pour en revenir aux petites de Carcanne dont nous parlions tout à l'heure, au fond j'ai de l'amitié pour elles, car elles ont bon cœur et ne disent de mal de personne. »

Gilberte, par bonheur, avait un sentiment droit, un jugement sain que ne pouvait dénaturer tout à fait le malheureux Simiès.

Aussi, après avoir jeté sa pointe à l'adresse de ses petites compagnes de jeux, s'empressait-elle de témoigner de leurs bonnes qualités.

Gilberte grandissait donc entre cet athée intelligent, mais horriblement dévoyé, et une gouvernante qui lui enseignait fort bien l'allemand, l'anglais, l'italien et la géographie, mais fort mal ce que tout enfant doit savoir touchant la vérité et la justice.

Gilberte apprenait vite et retenait ce qu'elle apprenait ; son oncle lui donna les meilleurs professeurs pour le piano, le chant, le dessin, l'équitation, etc. Il se chargea de la philosophie et de l'histoire ; aussi fit-il de sa nièce une libre penseuse comme il l'avait désiré, d'ailleurs.

De plus, la fillette jouait du billard assez habilement ainsi qu'au lawn-tennis et au cricket ; elle montait tous les chevaux de l'écurie des Marnes et conduisait four in hand , ce qui, pour Simiès et ses amis, était le comble de la bonne éducation ; enfin elle dansait à ravir et n'avait pas sa pareille dans les sauteries ou les matinées qu'elle pouvait seulement aborder, aspirant de toute son âme au temps où les grands bals lui seraient ouverts.

Elle nageait comme un poisson, faisant le désespoir des jeunes filles de Trouville ou de Royan ; de plus, elle était déjà fort entourée malgré son âge encore enfantin, car ses saillies originales étaient très goûtées et, selon l'expression des jeunes gens, elle n'avait pas froid aux yeux.

Simiès jouissait orgueilleusement des précoces succès de sa nièce, et, afin de mieux s'en parer pour ainsi dire, et la faire admirer, il lui permettait quelquefois de trôner en face de lui dans les dîners qu'il donnait à ses amis, pourvu qu'elle allât se coucher au dessert.

Ainsi de bonne heure il déclassait la pauvrette dans une compagnie de mauvais ton où la religion, le prêtre et la vertu étaient dénigrés à qui mieux mieux.

Ces viveurs, oubliant la présence de l'enfant et excités par les boissons capiteuses, se lançaient souvent dans des récits très risqués, jusqu'à ce que leur amphytrion s'écriât en riant :

« Gazez, mes chers amis, gazez, je vous en prie, il y a ici de jeunes oreilles pour lesquelles vos paroles ne sont pas perdues. »

Alors Gilberte n'en écoutait que mieux, ne comprenant rien du tout, mais trouvant très drôle tout ce qui se disait là.

De jour en jour, et cela se conçoit avec une telle éducation, elle acquérait un aplomb plus grand, et elle démontait ses interlocuteurs par ses questions à brûle-pourpoint ou ses réflexions inattendues.

Elle jugeait tout, discutait tout avec un sang-froid imperturbable. Il fallait qu'elle sût toutes les nouvelles des salons parisiens ; qui avait couru ou fait courir ; qui avait gagné le Grand-Prix ; jubilant si elle avait pronostiqué juste aux dernières courses, car Mlle Mauduit, cette bambine de treize ans, aimait avec passion les concours hippiques et tout ce qui concernait le cheval. Puis elle discutait politique avec l'assurance d'un vieux général et se rangeait successivement d'un parti ou d'un autre à mesure que ceux-ci lui paraissaient plus dignes de son approbation.

Lorsque, après le dîner, Gilberte avait joué son morceau de piano, servi le café et chanté quelque leste chansonnette, le sommeil de son âge la gagnait ; alors elle secouait à la ronde la main des invités de son oncle, à l'anglaise, c'est-à-dire par ce mouvement gracieux qui détache l'avant-bras de l'épaule, et elle allait se coucher en faisant à part soi ses petites remarques :

« Un tel était moins bien teint aujourd'hui que jeudi dernier. Le jeune D... posait pour le spleen ; X... buvait trop, cela nuisait à son intelligence ; oh ! il baissait, il baissait depuis quelque temps ! M. Simiès n'avait pas l'air de s'en apercevoir. »

Parfois Fräulen croyait de son devoir de faire quelques observations à sa caustique élève.

-- Oh ! miss Gilberte, lui disait-elle en anglais, la fillette préférant cet idiome à celui, plus dur, d'Outre-Rhin, young misses must never speak so boldly as you do ; it is shocking !

— Les jeunes demoiselles ne doivent pas parler hardiment comme je le fais ?... Ah ! Fräulen ! s'écriait la petite folle, n'avez-vous donc jamais entendu mon oncle dire que tout m'est permis ?

— *Ya*, miss Gilberte.

— Tout m'est permis parce que je suis jolie et spirituelle ; ces messieurs aussi disent la même chose.

-- Miss Gilberte, you are proud.

— Orgueilleuse ? et après, n'en ai-je pas le droit ?

— *No*.

— Mon oncle veut que je sois fière et capricieuse ; il dit que les imbéciles seuls sont humbles.

La gouvernante ne répliqua plus ; elle ne voulait pas contredire M. Simiès et elle redoutait les réponses embarrassantes de son élève.

Cependant Gilberte ne dépassait généralement pas les limites du convenable, et si elle parlait souvent à tort et à travers, elle gardait une certaine délicatesse dans ses paroles, toute vulgarité lui répugnant.

Cette enfant, très intelligente, douée d'une beauté rare et d'instincts artistiques, ravissait en effet, non seulement son oncle, mais les amis de son oncle ; or ceux-ci, peu soucieux de ce qu'il en pouvait résulter pour cette petite nature encore innocente, lui laissaient entendre qu'elle était jolie et spirituelle, à tel point qu'elle finit par savoir ce qu'elle valait et au-delà, et elle n'accepta plus les compliments qu'avec cette indifférence banale des femmes assurées d'avance de ce qu'on va leur dire. Quant au vieux Simiès, elle n'ignorait pas que sa petite main le menait où elle voulait et qu'il n'était pas un de ses caprices auquel il n'obéît. Il l'emmenait dîner ou déjeuner avec lui dans les restaurants à la mode et ses fantaisies étaient des plus coûteuses, non que l'enfant fût gourmande, mais elle aimait à commander les mets les plus rares, quitte à les laisser intacts dans son assiette s'ils ne lui plaisaient plus une fois servis.

C'est qu'elle ignorait encore que, à la porte de ces restaurants étincelants où sont prodigués les vins fins, les truffes et le gibier exquis, de pauvres affamés tendent la main, souvent en vain, pour obtenir un morceau de pain dur.

Ce n'était pas l'égoïste Simiès qui lui eût appris.

Aux courses où il ne manquait jamais de l'emmener, il lui permettait de parier.

Pour satisfaire sa passion pour les chevaux il lui avait fait présent de deux amours de poneys qu'elle conduisait tous les jours attelés à un élégant panier ; aux Marnes où l'on passait une partie de la belle saison, quatre ou cinq chiens énormes et magnifiques suivaient partout la fillette.

Simiès lui avait aussi donné le goût de la chasse, mais Gilberte n'avait pas encore usé beaucoup du petit fusil anglais qu'il avait fait faire exprès pour elle ; elle était surtout ravie de se voir vêtue en jeune Diane chasseresse, la jupe aux genoux, chaussée de bottes rouges, la toque posée cavalièrement sur ses cheveux blonds.

Quant au patinage, la petite Mauduit, comme on le disait au Bois de Boulogne, était de première force ; elle ressemblait à un cygne avec son visage rosé et sa longue chevelure au vent, habillée de fourrures claires, tandis qu'elle glissait avec une grâce incomparable, dessinant sur la glace mille arabesques, de son petit patin d'argent.

En revanche, Gilberte ne savait tenir ni une aiguille, ni un crochet.

— Le travail manuel m'assomme ! disait-elle à Fräulen Frida qui gémissait sur cette lacune dans l'éducation de son élève.

— Bah ! s'écriait alors le vieil oncle, qu'est-ce que cela fait ? elle n'aura jamais besoin de raccommoder elle-même ses nippes.

Et regardant avec un tendre orgueil cette adorable tête de linotte posée sur des épaules mignonnes, mais déjà charmantes, il ajoutait in petto :

— Quand elle sera une femme, elle tournera tous les cerveaux masculins et fera le désespoir de ses pareilles ; elle sera coquette comme une petite tigresse, si toutefois on ne la blase pas trop vite sur la louange.

Le malheureux encourageait ses faiblesses ; si parfois il la trouvait assise au petit salon, un peu songeuse, regardant le feu, il s'écriait :

— Pour Dieu ! ne sois pas si tranquille. Casse plutôt quelque chose, mais ris ; tu as l'air malade comme cela.

C'est que, sans qu'il s'en doutât, ce petit cheval échappé pensait quelquefois, ou plutôt elle essayait de ressaisir un peu de la petite Gilberte d'autrefois, celle qu'aimait sa mère ; mais, hélas ! c'était chose difficile à présent.

Cependant le souvenir demeurait vivace dans cette tête folle ; elle revoyait toujours cette scène navrante : le vaisseau l'Ohio entrant au Havre son pavillon baissé et voilé en signe de deuil, pendant qu'elle se tordait de douleur entre les bras du capitaine, un brave homme qui essayait de la consoler avec sa grosse voix de marin ; en bas, dans une cabine de premières, Maïa, la négresse fidèle, priait avec quelques passagers charitables, auprès du corps d'une jeune femme que la mort avait frappée presque subitement.

Gilberte voyait toujours ce tableau.

Maïa la négresse, seul souvenir de ce passé, avait dû quitter l'enfant et retourner aux Antilles.

Et la morte avait été enterrée au Havre, bien loin, là-bas, et l'oncle Simiès n'avait jamais offert à Gilberte de l'emmener visiter cette tombe.

VII

Une après-midi d'hiver, Gilberte revenait de la promenade avec Fräulen Frida, lorsque celle-ci s'arrêta devant la boutique d'un pâtissier :

— Miss Gilberte, dit-elle, nous n'avons pas encore lunché, entrons ici.

— C'est que je suis dégoûtée de tout cela, répondit Gilberte en jetant un regard ennuyé à la devanture qui étalait ses plus séduisantes friandises.

— Dégoûtée de ces bonnes choses ? ne put s'empêcher de s'écrier un garçonnet d'une dizaine d'années en levant vers les promeneurs sa figure toute rouge de froid.

Il considérait Gilberte comme un phénomène, et la convoitise ardente brillait dans ses yeux espiègles.

Gilberte se mit à rire.

— Tu aimes les gâteaux sans doute, toi, gamin ? demanda l'Allemande amusée, elle aussi.

— Que oui. Et il y a longtemps que je n'en connais plus le goût.

— Qu'appelles-tu longtemps ? fit la fillette en souriant.

— Des mois et des mois.

— Et pourquoi tes parents ne t'en donnent-ils pas, puisque tu en es friand ?

— Du temps que le père vivait, on en avait tous les dimanches et même les jeudis.

— Et à présent pourquoi est-ce changé ?

— Le père est mort, répondit gravement l'enfant, et la mère qui s'escrime à travailler jour et nuit peut tout juste nous donner du pain et de la soupe ; c'est que nous sommes six à la niche, il faut vivre.

— Cependant un biscuit ou un sucre d'orge ne coûtent pas cher.

— Encore trop pour nous, mademoiselle, avec deux sous de pain on se nourrit mieux qu'avec un biscuit.

Gilberte, intéressée malgré elle par la mine ouverte du petit garçon, continua d'une voix plus douce :

— Et si tu en demandais à ta maman, elle ne te les refuserait pas.

— Oh ! s'écria-t-il indigné, jamais, jamais nous ne lui demandons le superflu quand nous la voyons se tuer pour nous donner le nécessaire ; pas même la petite Marie qui tient encore plus que nous aux bonnes choses, car plus on est petit, plus on est gourmand, n'est-ce pas ?

« Aussi, bonsoir ! » conclut-il en faisant une grimace au brillant magasin tentateur, toute sa gaieté de gamin de Paris lui revenant après une seconde de sérieux.

— Attends-moi là une minute, dit Gilberte, le retenant par sa blouse usée, mais propre.

Et, faisant un signe à Fräulen, elle entra chez le pâtissier dont elle dévalisa littéralement la boutique.

Elles ressortirent toutes les deux les bras chargés de paquets blancs ficelés de rose.

— Auras-tu la force de porter tout cela chez toi ? demanda Gilberte au garçonnet qui piaffait, en sifflotant sur le trottoir :

— Chez nous ?... fit-il, ouvrant de grands yeux.

— Oui, ce sont des gâteaux et des bonbons : il y en a pour tous, et la petite Marie va être bien contente.

— Ah !

Et il demeurait stupéfié, ne sachant comment exprimer sa reconnaissance.

— Ce n'est pas seulement pour moi que je suis si content, dit-il enfin ; mais ça va-t'y faire une fête à la maison !... Y vont tous sauter de joie. C'est que vous ne savez pas, vous, mademoiselle, combien faut peu pour faire plaisir aux enfants pauvres.

En l'écoutant, Gilberte eut une idée plus lumineuse encore ; elle prit sa petite bourse bien garnie et la tendit au garçonnet.

Celui-ci recula.

— Non, dit-il, pas d'argent ; la mère ne veut pas. Des bonbons, ça c'est différent, on peut les accepter parce qu'on amuse souvent les enfants avec ça ; mais de l'argent c'est une aumône.

« Et mon oncle dit que tous les pauvres gens sont avides et ingrats, pensa Gilberte, il ne les a pas vus de près. »

— Alors, reprit-elle tout haut, tu refuses quelques billets pour t'acheter des jouets ?

— Oui, mademoiselle, mais je vous remercie tout de même bien. Tenez, un moyen de nous venir en aide, puisque vous êtes si bonne, ce serait de procurer de l'ouvrage à ma mère.

— Où demeure-t-elle ?

— Oh ! bien loin, rue de Chaillot, 20, et elle est lingère pour le fin. Si vous saviez comme elle coud bien ! elle s'appelle Mme Charlet.

— C'est bien, j'en prendrai note.

De retour à la maison, Gilberte affirma à son oncle qu'elle avait un besoin urgent de jupons, de chemises et de mouchoirs de batiste ; pour le mieux prouver, elle eût volontiers mis en pièces son petit trousseau de fillette, mais son oncle lui donna carte blanche pour le faire augmenter ou renouveler où il lui plairait.

VIII

Entre sa treizième et sa dix-septième année trois incidents, malheureusement trop rapides, amenèrent une diversion salutaire dans la vie dissipée de Gilberte Mauduit.

Mais ils s'effacèrent trop vite de sa mémoire et, grâce à la funeste influence de Simiès, ne lui laissèrent aucun souvenir bienfaisant.

Le premier eut lieu aux Marnes, un automne, où, sur la demande de Gilberte, on prolongeait un peu la villégiature cette année-là.

Un matin, M. Simiès reçut l'annonce de l'arrivée d'un nouvel hôte ; un de ses petits-neveux qu'il connaissait peu et qui venait parler avec lui d'affaires importantes.

Le jeune homme suivait de près le télégramme, et le châtelain des Marnes n'eut que le temps d'envoyer une auto à la gare.

Gilberte était absente depuis le matin, ayant voulu faire une longue chevauchée avec Thomas, le vieux piqueur.

Simiès n'avait jamais professé de sympathie bien vive à l'égard des Daltier, ses parents éloignés ; cependant Albéric, le fils aîné, celui qui allait arriver, était le bienvenu ce jour-là aux Marnes dont les hôtes se faisaient rares ; c'était une nouveauté, une distraction.

Dès son entrée au château et après avoir remis un peu d'ordre à ses vêtements dans la chambre qui lui avait été préparée, le jeune homme entretint son oncle des graves questions qui avaient motivé son voyage ; la conversation dura jusqu'à ce que le premier coup du déjeuner réunît au salon tous les convives des Marnes.

Au second appel, Gilberte n'avait pas encore paru.

— Bah ! dit Simiès en riant, il est dans les habitudes de ce petit despote de ne jamais se soucier de l'exactitude, mais aujourd'hui nous ne l'attendrons pas, car Albéric arrive de voyage et doit avoir besoin de réparer ses forces.

Et, malgré les protestations de son neveu, il entraîna la petite société à la salle à manger.

Ils en étaient aux huîtres lorsque, par la porte-fenêtre ouverte pour laisser pénétrer à la fois l'air pur et le soleil, une grande ombre s'allongea sur le sol tandis qu'un rire frais se faisait entendre.

Tous levèrent la tête et demeurèrent stupéfaits ; Simiès, lui, sourit sans perdre un coup de dent.

C'était tout simplement Bayadère, la jolie jument alezane de Mlle Gilberte Mauduit, montée par l'espiègle fillette qui faisait ainsi sa rentrée au logis ; la cravache dans sa petite main gantée, la gaieté aux lèvres et aux yeux, le chapeau à plume coquettement posé de côté sur ses cheveux d'or en révolte, l'enfant était ravissante.

— Elle va se tuer ! s'écria quelqu'un voyant glisser sur le parquet ciré les quatre fers de l'animal.

— Me tuer ? pas de danger, répliqua Gilberte. Bayadère a l'habitude de ces équipées-là. Je l'accoutume à marcher partout et sur tout.

Puis elle rougit en apercevant fixé sur elle le regard de deux yeux bleus sévères au fond desquels luisait comme un sourire.

Albéric Daltier s'était levé pour saluer l'arrivante, et, jetant sa serviette, il offrit le secours de sa main à la gentille amazone.

Mais, avant qu'il eût accompli ce mouvement, d'un bond leste et gracieux elle avait glissé le long de la selle jusqu'à terre.

— Mon oncle, dit-elle un peu confuse à M. Simiès, il fallait me prévenir que vous aviez un nouvel invité et j'aurais fait une entrée plus correcte.

— Bah ! cela n'a pas d'importance, fit Simiès en buvant son madère ; Albéric est ton cousin, au dixième degré je crois, il est vrai, mais tu ne baisseras pas dans son estime parce que tu nous a présenté Bayadère en te présentant toi-même, n'est-ce pas, Albéric ?

Le jeune Daltier répondit quelques mots gracieux avec une nuance de fine raillerie.

Gilberte porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent dont elle tira un son prolongé ; bientôt parut un groom ; il emmena Bayadère qui commençait à donner des signes d'impatience et qui allongeait sa tête joyeuse vers la corbeille de pain.

— Va vite t'habiller ou bien il ne restera plus d'huîtres pour toi, dit M. Simiès à sa nièce.

Lorsque Gilberte reparut, elle avait changé sa robe de cheval contre un ravissant costume bleu et blanc et elle déclara avoir une faim de loup.

Puis avec son aplomb imperturbable elle se mit à causer tout en mangeant, et Albéric qui la voyait pour la première fois n'en revenait pas du sang-froid de cette fillette qui, à peine sortie de l'enfance, jugeait tout, parlait de tout, donnait son avis sur tout.

On citait un chanteur célèbre.

— Il se fait vieux, disait-elle, il chante toujours avec une méthode adorable, mais il perd la voix.

Puis une autre :

— Oh ! celle-ci, elle est coulée, sauf pour l'Amérique et la Russie peut-être.

Simiès poussa le coude de son voisin :

— Elle est étourdissante, n'est-ce pas ?

— Étourdissante, riposta le parasite de gauche qui, venu pour parler politique et chauffer son élection, enrageait de voir cette petite fille tenir le dé de la conversation.

Un des invités, un tout jeune homme qui, depuis quelques mois, allait de château en château dans l'espoir de cueillir une dot et une femme avec, parla des espérances qu'il avait d'obtenir la main d'une jeune fille très riche et très bien élevée, mais bossue.

— Oh ! fit l'enfant terrible, à votre place, monsieur Ernest, je n'épouserais pas.

— Pourquoi cela, mademoiselle ?

— Parce que Uranie Cicelay a beaucoup d'esprit, beaucoup trop ; elle vous roulerait à plate couture, et malgré la grosse fortune qu'elle vous apporterait, vous ne seriez pas heureux.

— Mon Dieu, mademoiselle, répondit doucement le jeune homme qui riait jaune, il y a si peu de caractères qui sympathisent ! si la femme a des goûts casaniers, le mari a tant de moyens de tuer le temps : les amis, le cercle...

— Le cercle, ah ! ah ! ah ! oui, il a bon dos le cercle, pour vous autres hommes !

— Elle a de l'esprit jusqu'au bout des ongles, s'écria Simiès en enveloppant sa pupille d'un regard d'adoration.

« Et du fiel jusqu'au bout de la langue, pensa le chasseur de dots, exaspéré. Quelle petite peste ! Si l'on ne mangeait si bien chez son oncle, on fuirait cette maison. »

Quant à Albéric Daltier, il considérait avec une stupeur qu'il ne se donnait pas la peine de dissimuler la fillette fantasque et mordante dont tous applaudissaient servilement les réflexions originales.

On apporta le courrier au dessert et Gilberte s'en empara avant son oncle et ouvrit une lettre imprimée sur papier glacé chiffré de gris. Elle lut tout haut :

« Monsieur et madame Querréal ont l'honneur de vous faire part du mariage de leur fille Berthe avec monsieur Alfred Nancé, etc. »

— Eh bien ! ça, c'est stupide ! s'écria Gilberte en froissant le papier dans sa main.

— Stupide ? pourquoi ?

— Parce que c'est unir misère et pauvreté ; les Querréal n'ont rien ou à peu près, et Alfred Nancé vit de sa petite place au ministère ; avant peu ils seront sur la paille.

— Comme les Marsille, ajouta Simiès de sa voix affilée comme une lame.

Gilberte s'apprêtait à lancer une seconde épigramme lorsqu'elle rougit de nouveau en voyant fixés sur elle les yeux d'acier de son cousin, pleins d'un indicible dédain.

— Ma cousine, fit celui-ci, de sa belle voix mâle et harmonieuse, êtes-vous déjà tellement de notre siècle brutal que vous estimiez dans un mariage l'or avant la vertu et l'affection ?

— Mon oncle dit, répondit l'enfant avec moins d'assurance toutefois, mon oncle dit que la pauvreté ou tout au moins les privations et la gêne engendrent beaucoup de désunions.

— Pour les cupides et les frivoles peut-être, non pour ceux qui ont l'âme assez élevée pour s'appuyer l'un sur l'autre dans les moments pénibles et trouver dans leur tendresse mutuelle plus de satisfactions que dans le bien-être ou le plaisir.

Gilberte comprit la leçon et, pour la première fois de sa courte existence, la honte la prit en sentant la justesse et l'ironie voilée de ces paroles.

— Ta ta ta, c'est très beau de parler d'amour et d'eau fraîche quand on a vingt ans et le gousset bien garni ; mais la vie est longue, on s'en lasse vite, dit Simiès qui pelait un fruit superbe au bout de sa fourchette.

« Oui, quand on ne s'appuie pas sur Dieu », pensa Albéric.

La conversation prit un autre tour, sans que la verve de Gilberte s'arrêtât une minute ; il semblait qu'elle voulût braver ce cousin dont elle devinait le blâme.

L'adorable enfant, sans le savoir et sans le vouloir certainement, abîmait le prochain impitoyablement. Sa bouche rose blessait avec une cruauté inouïe ; elle parodiait ceux qui lui déplaisaient et, du haut de son orgueil serein, jetait sa mordante épigramme sans se soucier du mal qu'elle pouvait faire, sans se soucier même des compliments que lui attirait son esprit.

Et c'étaient peut-être justement ceux qui la flattaient le plus qu'elle flagellait le plus rudement, inconsciente cependant de la dégradation de ces amis de son oncle qui avaient été en cela ses premiers maîtres.

D'une famille où l'amour du prochain était en honneur presque à l'égal de l'amour de Dieu, Albéric Daltier se sentait rempli d'une compassion infinie pour cette mignonne cousine qui ignorait absolument la vertu de charité.

« Si méchante et si jolie ! se disait-il. Et peut-elle être autrement entre les mains de ce démon de Simiès ? »

Certes l'enfant demeurait la candeur même, bien qu'elle entendît des choses qu'elle n'aurait pas dû savoir ; on devinait que le fond de son innocence n'était pas altéré.

Elle avait un charme à elle, une riche et brillante nature, trop brillante peut-être ; qui pouvait dire si, plus tard, bientôt, Simiès n'allait pas ternir cette divine candeur ?

« Oh ! pensait encore Albéric on devrait enlever les enfants à ces tuteurs-là, hommes sans foi ni principes ; on devrait couper la langue à ceux qui se permettent de prononcer de tels discours devant de jeunes oreilles, de même qu'on devrait couper la main de ceux qui écrivent le mal. »

À la fin du repas que l'épicurien Simiès aimait à faire traîner en longueur, Gilberte devint pensive ; elle jetait de temps à autre un coup d'œil du côté de son grand cousin, se demandant pourquoi il la regardait avec des yeux si sévères et quel était celui-ci qui, seul, ne lui avait pas fait de compliments et n'avait pas conté de ces anecdotes qui font rire.

Sa belle et mâle figure rayonnait au milieu des visages cyniques qui l'entouraient ; on le sentait au-dessus, bien au-dessus de ces vieillards blasés.

Lorsqu'on passa au salon et que Gilberte, déjà maîtresse de maison, eut versé le café dans les tasses, prise d'un caprice subit, elle tendit la main à son oncle qui offrait des cigarettes et des cigares aux invités.

— Une pour moi, mon oncle.

— Fumer, vous ? vous vous ferez mal, petit démon.

— Non, mon oncle. Donnez.

Simiès obéit en riant et Gilberte, triomphante, tira quelques bouffées d'un tabac turc assez fort.

— N'est-elle pas adorable ? glissa Simiès à l'oreille de son neveu.

Albéric ne répondit pas et demeura grave.

Ce n'était pas ainsi qu'elles étaient élevées, les mignonnes jumelles, ses sœurs chéries, qu'il avait laissées dans la petite maison de Marseille, mais aussi elles étaient conservées sous l'œil jaloux de la plus sage et de la plus tendre des mères.

Tandis que Gilberte, la pauvre orpheline, grand Dieu ! en quelles mains était-elle tombée ?

L'enfant, cependant, commençait à se trouver mal à l'aise de son puéril amusement ; déjà animée par la longueur du repas et le peu de vin fin qu'elle avait bu, elle sentit la tête lui tourner et ses jambes vaciller ; elle quitta le salon au moment où les messieurs entamaient une discussion politique dont nos ministres faisaient les frais.

Albéric seul remarqua la pâleur de la fillette, et, laissant ses compagnons agiter la question du budget, il gagna la terrasse où l'invitaient à la promenade le soleil encore chaud et la brise encore tiède.

Il y trouva Gilberte assise mélancoliquement sur un banc de bambou, toute blanche et toute languissante.

Il s'enquit de ses nouvelles avec intérêt, sans faire d'autre allusion à la gaminerie qu'elle avait commise, et lui demanda la permission de prendre place à côté d'elle, ce qu'elle daigna lui accorder.

Elle se sentait un peu confuse au fond, mais il n'était pas dans sa nature de demeurer longtemps honteuse, et, l'aplomb lui revenant avec les forces, elle questionna à son tour son grand cousin. D'où venait-il ? Comment lui était-il parent ? Comment ne l'avait-on jamais vu avant ce jour ? Avait-il des sœurs et des frères ?

Et, sur sa réponse affirmative :

— Ah ! vous êtes heureux, vous ! soupira l'enfant avec un accent de regret qui toucha le jeune homme.

Il vit alors que ce petit cœur égoïste avait une peine, et, adroitement, il fit causer Gilberte sur la vie qu'elle menait chez son oncle.

Ravi de voir aussi attentif ce beau dédaigneux, Gilberte lui dépeignit avec enthousiasme son existence riante et dorée, ses plaisirs actuels et ceux qui l'attendaient dans l'avenir.

Il la laissa parler sans l'interrompre, puis quand elle eut fini :

— Ainsi, dit-il, dans ces journées, longues pourtant, il n'y a pas de place pour une heure de sérieux, de travail, de devoir ?

— Mon oncle éloigne de moi tout ce qui m'ennuie.

— Parce qu'il vous gâte trop, hélas ! sans songer à ce que la vie peut vous réserver plus tard.

— Ma vie ? oh ! elle sera brillante aussi plus tard. Je ferai un beau mariage.

— Quoi ! vous y songez déjà ?

— Oh ! non, seulement je sais que je n'ai rien à craindre de l'avenir.

— Qu'en savez-vous ? Pouvons-nous jamais nous vanter d'une chose pareille ? L'avenir ne nous appartient pas, il est à Dieu.

Gilberte eut un petit rire sardonique.

— Vous croyez en Dieu, vous ?

— De toute mon âme. Et vous, se peut-il que vous ayez tout à fait oublié ?...

— Oublié quoi ?

Albéric la regarda un instant en silence, puis il continua :

— Votre mère était croyante, Gilberte, votre père était un bon chrétien. Votre oncle Simiès, tout dévoué qu'il vous est, hélas ! est un athée ; mais vous enfin, vous, ne devriez-vous pas encore savoir prier ?

— Mon oncle affirme que de nos jours on n'a plus besoin des principes austères d'autrefois ; il dit qu'à présent la religion est démonétisée, je ne veux pas être ridicule.

— La religion ne sera jamais démonétisée, Gilberte, et ceux qui prient ne seront jamais ridicules. Oh ! mon enfant, nier Dieu, mais c'est nier la lumière.

— La religion est ennuyeuse, fit Gilberte avec une petite moue.

— Ennuyeuse ? ah ! certainement elle nous défend l'abus du plaisir et astreint notre nature à certaines gênes, voilà ce qui contrarie messieurs les libres penseurs ; mais aussi combien elle est consolante ! On voit bien que vous ne la connaissez pas, la vie.

— Je ne la connais pas ?

— Vous ne l'avez vue que de son côté rose et séduisant, ma pauvre petite enfant.

— Pas si petite, ni si enfant, riposta Gilberte un peu piquée en redressant sa taille menue.

— Vous n'avez jamais pleuré, poursuivit Albéric sans s'émouvoir de cette protestation.

— Si, j'ai pleuré.

— Quand cela ? Il y a longtemps sans doute ?

— Aux premiers jours de mon entrée chez mon oncle, quand je me suis trouvée si seule à Paris, sans papa ni maman, et que personne ne m'aimait.

Gilberte prononça ces mots d'une voix sombre en jouant nerveusement avec une brassée de fleurs dont elle avait empli son petit tablier.

— Eh bien ! il y a peu d'années de cela ; avez-vous donc le cœur si léger que vos plaisirs successifs en aient enlevé tout le souvenir du passé ?

L'enfant ne répondit pas, mais elle laissa tomber ses fleurs.

— De quel droit me dites-vous cela ? fit-elle enfin, un peu farouche.

— Parce que j'ai pitié de vous.

— Pitié ?...

Elle eut un petit rire orgueilleux.

— Pitié, quand tout le monde me porte envie ?

— Tout le monde ? souligna Albéric. Oh ! que vous vous faites illusion ! J'estime que bien des malheureux, moins favorisés que vous sous le rapport des biens matériels, n'échangeraient pas volontiers leur sort contre le vôtre.

Gilberte pensa soudain au petit garçon de Paris auquel elle avait donné des gâteaux et qui, malgré sa pauvreté, paraissait heureux de sa destinée.

— Il y a des gens contents de peu, murmura-t-elle.

— Ce sont ceux qui espèrent en l'autre vie.

Il reprit après une pause :

— Je suis sûr que vous ne vous doutez pas des misères qui couvrent le monde, que vous n'avez pas une idée de la véritable indigence, non de celle qui court les rues, tend la main et étale ses plaies, mais de celle qui vit dans les greniers, qui se cache, qui a honte et qui soufre doublement. Ah ! mon enfant, que vous ignorez de choses ! Vous n'avez jamais reposé vos yeux, même ici à la campagne où tout est pour vous nouveau plaisir, sur ces intérieurs misérables, vrais taudis où les bébés grouillent demi-nus dans la poussière, se disputant la soupe et les croûtes de pain dur qu'on leur mesure parcimonieusement ; vous ne savez pas qu'il y a dans ce Paris que vous aimez tant parce que vous vous y amusez, chaque nuit, des désespérés qui marchent à l'eau noire du fleuve pour y sombrer avec leurs tortures ; vous ne savez pas qu'il y a de pauvres mortes abandonnées dans la nuit faute d'un bras ami pour leur porter secours.

Gilberte l'écoutait toute pâle et frissonnante.

— Est-ce vrai ? est-ce vrai, ce que vous me dites là ?

— Hélas ! oui, trop vrai.

— Alors, fit-elle toute révoltée, s'il y a un Dieu comme vous l'assurez, pourquoi permet-il que la vie soit de plume aux uns, de plomb aux autres ? C'est injuste.

— Non, ce n'est pas injuste, car Dieu rendra du bonheur au centuple dans l'éternité à ceux qui auront souffert ici-bas. C'est cette pensée qui les soutient, d'ailleurs, car avec les principes de votre oncle, quel est celui de ces malheureux qui ne viendrait brutalement dire au riche : « Tu ris pendant que je pleure, tu manges pendant que je jeûne, tu dors pendant que je travaille, ce n'est pas juste ; partageons tes joies ; j'y ai droit autant que toi. »

« C'est pour cela, Gilberte, que celui qui a la richesse doit aider celui qui ne l'a pas, s'il ne veut que l'éternité lui soit lourde. »

— Et moi alors ? moi qui n'ai jamais pensé à cela ? murmura Gilberte très troublée.

— On ne vous en disait rien, donc vous péchiez par ignorance ; d'autres enfants que vous sont dans le même cas, hélas ! Mais désormais vous saurez ; vous vous rappellerez mes paroles toutes les fois que vous jouirez : à la table luxueuse de votre oncle où vous gaspillez souvent la nourriture si précieuse à l'affamé ; dans ces restaurants élégants où vous aimez à voir les places assiégées par les heureux vivants, où le champagne coule sur le parquet sablé, où en un seul repas vous dépensez ce qui nourrirait une famille pauvre pendant un mois.

— Oh ! c'est vrai, murmura l'enfant que ces paroles atteignaient en plein cœur ; et ce n'est pas seulement cela, mais au jour de l'an on me donne des jouets, des boîtes de bonbons d'un prix fou ; je regarde à peine les uns et je n'aime plus les autres.

— Et puis, continua Albéric, quand vous ferez une moisson de ces fleurs coûteuses que vous piétinez ensuite, dans ces serres que je vois d'ici et qui sont réputées magnifiques, vous penserez que, lorsque en hiver on brûle le bois sans compter, pour y entretenir une chaleur égale, des milliers de vieillards grelottent devant un foyer vide. Lorsque vous danserez joyeuse et fière de votre toilette, dans ces salons embaumés où sont semées à profusion les lumières et les plantes rares, vous vous direz que, en bas, peut-être sous la porte cochère de votre maison, pleure de faim et de froid un petit enfant qu'on a battu parce qu'il est rentré au logis les mains vides.

— Mais alors, s'écria Gilberte, pourquoi n'y a-t-il pas une loi pour que tous soient égaux ; pour que les uns n'aient pas tout l'argent et les autres rien ?

— Ma mignonne, la fortune du plus riche partagée entre tous ne donnerait pas même vingt sous à chacun. C'est, je vous le répète, à celui que le sort a favorisé, à égaliser la balance ; à ne se considérer que comme un dispensataire des biens que Dieu lui a confiés. Voilà pourquoi il ne faut pas traverser la vie en s'amusant uniquement sans jamais réfléchir ni songer aux autres.

Gilberte écoutait son cousin dans cette attitude de langueur pensive qui la rendait si séduisante.

Soudain ils entendirent un bruit de voix et de pas qui se rapprochaient d'eux en même temps que l'odeur des cigares trahissait la présence d'importuns.

— Voici mon oncle et des invités, dit Gilberte en fronçant ses fins sourcils, allons-nous-en, voulez-vous. Parlez-moi encore, dites, parlez-moi encore, ajouta-t-elle, adorablement câline en penchant sa jolie tête vers Albéric. Voyez, ils vont du côté des serres ; nous, allons à l'opposé, vers le bois.

Il obéit et se leva.

— Êtes-vous assez remise pour marcher un peu ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit l'enfant rougissante, je suis tout à fait bien.

Trop petite encore pour atteindre son bras, car Albéric était de haute taille, elle glissa sa main mignonne dans la sienne.

« Comme elle serait bonne et aimable si l'on ne s'empressait de détruire toutes ses qualités en germe ! » pensait le jeune homme en regardant la petite tête blonde qu'effleurait un rayon de soleil d'automne.

Ils reprirent leur grave causerie tout en suivant lentement les allées au feuillage rougeâtre.

— Je m'étonne que vous m'écoutiez si bien, dit tout à coup Albéric en pressant la petite main serrée dans la sienne ; moi qui ne vous fais pas de compliments et qui vous dit la vérité... un peu rude, un peu amère.

— C'est vrai, répondit naïvement Gilberte.

— Je ne fais jamais de compliments à ceux que j'estime.

— Alors vous m'estimez donc ? dit-elle, toute joyeuse.

— Vous entendez mes reproches et mes conseils sans murmurer ni protester ; c'est donc que vous sentez le bien et que vous avez le cœur et le sens droits.

— Si vous étiez toujours ici, murmura-t-elle, je crois que je deviendrais meilleure.

Elle réfléchit une minute.

— Cependant, ajouta-t-elle avec son adorable sincérité, c'est très agréable d'avoir la bride sur le cou ; c'est très agréable que mon oncle soit, comme on dit, l'esclave de mes caprices ; seulement...

— Seulement ?...

— Eh bien ! il me gâte trop, et cela me nuit. Il ne me donne pas non plus le bon exemple et... et quelquefois même il me fait honte.

— Comment cela, Gilberte ?

— Ainsi tenez : un jour il est venu des dames quêter pour les infirmes ; si vous saviez ce qu'il leur a répondu en leur refusant une aumône !

— Qu'a-t-il répondu, Gilberte ?

— Eh bien ! il a dit : « J'ai pour principe de ne jamais donner. Notre société est vraiment bien en retard ; on devrait défendre l'accès de la rue aux misérables qui blessent la vue en étalant leur misère. »

— Qu'ont répliqué les dames quêteuses ?

— Elles ont répliqué : « Mon Dieu, monsieur, c'est justement pour cela qu'il faut leur ouvrir des asiles où ils ne blesseront plus les regards des personnes trop sensibles. » Là-dessus elles sont parties, et moi, je leur ai couru après dans l'escalier pour leur donner dix francs qui me restaient de mon mois, car je le dépense toujours très promptement, mon mois.

— Ah ! fit simplement Albéric en pressant davantage la petite main de sa compagne.

— Et puis, je n'aime pas non plus quand mon oncle s'emballe en parlant politique. Ainsi il conseille beaucoup une nouvelle guerre ; pas difficile, il a passé l'âge où l'on est enrôlé sous les armes, et il dit que pendant la dernière campagne, étant célibataire et soldat par conséquent, il s'est beaucoup amusé ; il avait de l'argent et des protections... Moi je trouve que c'est très mal d'avoir joui quand les autres souffraient.

— Et ce républicain forcené prétend aimer sa patrie ! ne put s'empêcher de s'écrier Albéric.

— Tous ceux qui viennent à la maison ont à la bouche de grands mots de liberté, de fraternité et d'égalité, mais ils pensent tous à eux d'abord, à commencer par cet affreux M. Bourgue que je déteste et qui, voulant se faire nommer député, harangue sottement les populations et les flatte par devant pour s'en moquer ensuite par derrière. Tenez, comme cela.

Et, ses instincts railleurs reprenant le dessus, Gilberte monta sur un banc et contrefit l'orateur, ce qui amena un sourire sur les lèvres d'Albéric.

Puis ils s'assirent tous les deux ; ils n'étaient las ni l'un ni l'autre de leur sérieux entretien.

— Comme vous seriez bonne si..., soupira Albéric en contemplant l'exquise tête blonde qui se levait vers lui.

— Si j'étais élevée autrement, n'est-ce pas ? Comment être sage aussi, poursuivit l'enfant avec une moue expressive, comment être sage quand on est si petite et qu'on ne dit jamais plus de prières ? Mais tenez, à présent au moins il y aura une chose que je pourrai faire : donner tout l'argent de ma semaine aux pauvres et aussi les gâteaux de mon dessert, n'est-ce pas ?

— Le pourrez-vous seulement ?

— Puisque je fais mes quatre volontés.

Albéric ne répondit pas : il se disait que le misérable Simiès pourrait bien ici exercer son autorité, lui qui n'en faisait pas usage quand il le fallait.

— Savez-vous, reprit-il en caressant les cheveux soyeux de la petite fille, savez-vous que votre oncle m'a chargé de vous annoncer quelque chose.

— Quoi ? fit-elle, ouvrant tout grands ses yeux foncés. Pourquoi mon oncle ne me l'apprend-il pas lui-même ?

— Il le redoute ; cette nouvelle va vous peiner.

— Qu'est-ce donc ? fit Gilberte anxieuse.

— Eh bien ! votre oncle va se séparer de vous pendant quelques mois.

— Pourquoi cela ?

— Il faut qu'il parte pour un long voyage.

— Où ?

— À New-York, où il a des placements importants ; selon qu'il reste ou qu'il y aille, ses capitaux seront perdus ou triplés.

— Alors, qu'il parte, murmura Gilberte songeuse ; mais que ne m'emmène-t-il avec lui ?

— C'est un voyage trop fatigant pour une fillette de votre âge, Gilberte, et que feriez-vous là-bas pendant qu'il serait tout aux affaires ? D'ailleurs ne craignez pas, il ne sera pas seul : mon frère aîné, qui a en Amérique les mêmes intérêts, doit l'accompagner.

— Ah ! mais moi, que deviendrai-je pendant ce temps ? Mon oncle ne veut jamais que je reste toute seule avec Fräulen qui est nulle et qui n'a aucun empire sur les domestiques.

— M. Simiès désire que vous ne quittiez point Paris. Mais voilà, la pension vous effraie.

— Pour ça oui ; qu'on ne m'en parle pas. Je n'en veux à aucun prix.

— Alors, il n'y a d'autre moyen que de vous confier à des amis.

— Lesquels ? je ne vois pas...

— J'ai cru que vous en aviez beaucoup.

— Oh ! de simples connaissances, oui ; mais de véritables amis... c'est autre chose.

— Votre oncle a parlé, je crois, d'une famille Lémo.

— Bien trouvé ! Mme Lémo me déteste parce que je suis plus jolie que sa fille qui louche et qui a le nez trop court. Mme Lémo est une coquette et Olympe une pimbêche.

— Gilberte !

— Est-ce que je fais quelque chose de mal ? J'ai l'habitude de dire ce que je pense. Je vous jure que c'est vrai.

Elle prit une petite mine sérieuse.

— Tenez, je suis sûre que vous m'approuveriez si je demandais à aller chez les de Carcanne.

— Je ne les connais pas.

— Je sais bien, mais ce sont des cléricaux ; ils ont même une piété peu ordinaire.

— Ce serait le cas de vous retremper l'âme dans un milieu plus chrétien, Gilberte. Mais votre oncle ne doit pas avoir ces gens-là en haute estime.

— Ça c'est sûr ; seulement il me laissera aller chez eux, d'abord parce qu'ils sont affables et me recevront avec plaisir, puis parce que j'y rencontrerai des enfants de mon âge.

— Alors tout est pour le mieux. Ce voyage doit s'arranger dans le plus bref délai.

— L'absence de mon oncle va durer combien de temps ?

— Un an au plus.

— C'est affreux. Douze mois sans rentrer chez nous !...

— Pas si affreux que vous le croyez. À votre âge le temps passe si rapidement ! Promettez-moi donc de demander à votre oncle de choisir les de Carcanne pour vous garder pendant cette année ; vous ne sauriez croire combien cela vous sera salutaire.

— Je vous le promets ; au fond, je préfère ceux-ci à nos autres amis.

— Eh ! eh ! eh ! voyez donc Gilberte qui se fait raconter des histoires par son grand cousin ! s'écria Simiès en apparaissant tout à coup avec ses compagnons de promenade. Elles ne doivent pas être bien gaies, ces histoires, mignonne, car tu es sérieuse comme un cierge.

Gilberte bondit de son siège et courut caresser son chien favori qui arrivait en flairant sa trace.

Simiès se glissa vers son neveu :

— Eh bien ! lui dit-il tout bas, comment a-t-elle pris la chose ?

— Un peu tristement, mais avec soumission.

— Sans trop trépigner ?

— Point du tout. Cette séparation lui coûte, mais elle l'accepte, puisqu'elle est nécessaire.

— Je ne la reconnais plus. Il faut, pour lui faire avaler cette pilule, que vous la lui ayez enveloppée de confitures.

— Nullement.

— Et que pense-t-elle des arrangements à prendre à son égard ?

— Cela, elle vous le dira elle-même, mon oncle ; je la crois, au fond, très raisonnable.

— Hum ! hum ! jeune homme, vous vous faites illusion, car c'est le diable en jupons, mais avouez qu'elle est étourdissante, adorable.

— Charmante, en effet, quand elle le veut bien.

Simiès rejoignit ses autres invités, et Gilberte, après avoir recouvré pour quelques minutes sa pétulance habituelle, redevint grave et garda ses lèvres muettes. Simiès, qui aimait les phrases creuses et ronflantes, buvait avec délices le nectar de la flatterie que lui versait mielleusement un parasite assidu aux Marnes, un de ceux que sa nièce ne pouvait souffrir.

Quant à Albéric, silencieux comme sa petite complice, il suivait des yeux cette jolie créature qui marchait un peu plus loin, légère comme un faon et en laquelle il venait de découvrir une noble nature, ce qui était pour lui une véritable surprise.

De son côté, Gilberte se disait :

« Comme il est peu comme les autres, mon grand cousin Albéric ! Comme il dit simplement ce qu'il pense et comme cela lui donne du charme. Combien il est au-dessus de ce Fébris, par exemple, qui a tant de succès dans le monde, mais qui n'est occupé que de la généalogie de ses chiens de chasse, ou de lord Firm qui ne pense qu'à l'engraissement de ses terres ! Albéric Daltier, lui, est quelqu'un. On sent que cette bouche, qui a un sourire à la fois si grave et si doux, n'a jamais menti. Qu'est-ce qu'il doit penser de moi qu'il a vue moqueuse, volontaire, égoïste, jeter mes allusions ironiques sur mon prochain ? J'ai honte quand ses yeux bleus, calmes et pensifs s'arrêtent sur moi. Oui, honte, moi, Gilberte Mauduit, qui, dit-on, n'a peur ni de Dieu ni du diable. Lui seul ne m'admire point, ne me flatte point, et je l'ai écouté parce qu'il m'a dit la vérité. »

Elle soupira, se sentant amoindrie à ses propres yeux, et se sentant ce soir-là une souffrance inconnue jusqu'alors, une inexprimable lassitude lui étreindre le cœur.

Mais ce n'était encore qu'une fillette, et, retournant sur l'oreiller son joli visage ensommeillé, elle s'endormit profondément pour rêver de l'Amérique et des de Carcanne.

IX

Le lendemain, Gilberte apparut, ravissante dans un petit costume d'automne, mais fort grave, et ce jour-là on ne l'entendit ni chanter ni rire.

À peine à déjeuner eut-elle un éclair de sa gaieté mordante habituelle, en trempant sa lèvre rose dans le champagne mousseux.

Simiès, avec son rire satanique et sans égard pour son clérical de neveu, comme il appelait le jeune Daltier, se remit à philosopher et à tourner en dérision toute divinité et toute religion.

Il savait Albéric réfractaire à ses principes anti-chrétiens et prenait plaisir à assombrir ce beau visage calme et noble.

Albéric le réfutait en quatre paroles, mais il ne laissait pas la discussion monter à l'état de dispute, trop courtois et trop respectueux comme hôte et comme neveu du châtelain des Marnes, pour manifester son dédain.

Mais, en regardant Gilberte, l'envie lui prenait de l'emporter dans ses bras pour l'enlever à ce milieu funeste où, goutte à goutte, on versait le poison dans son âme innocente.

« Enfin, se disait-il, dans quelques jours elle sera à l'abri. J'augure bien de son séjour dans une famille chrétienne, et ensuite... eh bien ! ensuite, que Dieu la garde ! »

Gilberte avait obtenu de son oncle de choisir le toit des de Carcanne pour le temps où elle se trouverait sans lui à Paris, et elle avait fait part de son succès à son cousin.

Simiès annonça ses projets à ses amis, et naturellement on nomma les de Carcanne.

L'athée goûtait peu leur compagnie pour lui-même, mais il était bien aise de leur confier sa nièce, ce qui ne l'empêchait pas de déblatérer contre eux.

— M. et Mme de Carcanne, dit-il de son ton âpre, sont incontestablement de bonnes gens, agréables sous certains rapports ; sous d'autres ils se montrent fort ridicules ; figurez-vous qu'ils se gardent depuis quinze ans une fidélité conjugale qui fait sourire ; de notre temps, un mari et une femme ont assez l'un de l'autre au bout de trois mois ; ceux-ci sont tels qu'au premier jour. Philémon et Baucis n'étaient rien auprès d'eux.

— Mon oncle, dit gravement Gilberte, pourquoi vous moquez-vous d'eux au moment où vous allez leur demander un service qu'ils ne vous refuseront pas, bien certainement ?

— Cette petite fille ose tout dire vraiment, grommela le vieillard un peu vexé de l'observation de l'enfant.

Aussi continua-t-il, comme par bravade :

— M. de Carcanne est un utopiste qui élève ridiculement les enfants dans la crainte du Seigneur ; il en fait de petites nonnes et des séminaristes en herbe.

— Et madame ? demanda quelqu'un.

— Madame ? il la prête à tout le monde, elle est la femme de tous, elle rend service à tous et l'on s'adresse à elle des quatre coins de l'univers ; elle est confite en dévotion et n'a certainement jamais lancé un coup d'œil à son miroir ni dit un oui pour un non. Or, une femme n'est plus une femme si elle n'est coquette et rusée.

— Je ne suis pas de votre avis, mon oncle, dit Albéric d'une voix très ferme, et je n'estime une femme qu'autant qu'elle est modeste et sincère.

— Mon neveu, répondit mielleusement Simiès, vous êtes un idéaliste, vous ; ici nous n'aimons pas l'idéal ; nous n'avons pas la même manière de voir, c'est convenu. Ainsi vous vivez comme ce bon M. de Carcanne, moi j'adore le plaisir et j'en use ; que voulez-vous ? c'est ma façon, à moi, d'aller en paradis.

— Mais j'aime aussi le plaisir, mon oncle, riposta Albéric, seulement j'ai horreur de la débauche ! La religion que vous me reprochez de pratiquer ne défend pas toutes les distractions ; elle est indulgente.

« Et il se croit heureux au milieu du perpétuel étourdissement de sa vie ! pensa le jeune homme en regardant Simiès avec une pitié profonde. Combien est plus belle la part que j'ai choisie ! Pauvre Gilberte ! que deviendra-t-elle aux côtés de cet impie malgré sa noble nature ? Oh ! malheur, malheur à qui enseigne à l'enfant la science du mal ! que je plains mon oncle s'il l'entraîne quelque jour avec lui dans la fange où il vit ! Moi je suis impuissant, je ne puis que prier pour eux. »

Huit jours après, Gilberte, le cœur un peu gros en se séparant du vieillard qui la gâtait tant, entrait chez les de Carcanne.

Les excellentes gens n'avaient pas accueilli avec beaucoup d'empressement la proposition de Simiès, mais leur compassion et leur bonté prenant le dessus, ils y répondirent affirmativement et reçurent à bras ouverts l'orpheline, petite brebis égarée qu'ils n'espéraient pas beaucoup voir revenir à des sentiments chrétiens.

Mais ils ne se doutaient pas que l'enfant était encore tout imbue des sages conseils de son cousin Albéric, reparti pour Marseille le lendemain de sa grande conversation avec la fillette.

Gilbert avait bonne mémoire et bonne volonté ; elle tenait aussi à contenter M. et Mme de Carcanne qui la traitaient comme leur propre fille.

Frappés de la profonde innocence de ses yeux, ils comprirent que cette enfant, qui entendait de si singuliers propos dans la maison de son oncle, était aussi candide au fond que leurs petits anges aimés.

Pendant onze mois, Simiès reçut de sa nièce les lettres les plus élogieuses sur les Carcanne : elle était chez eux, aimée, gâtée, choyée, elle se portait bien et était sage.

« Sage ? oui, à sa manière ! ricanait l'athée en lisant ces épîtres ; doit-elle leur en faire voir à ces pauvres Carcanne qui ouvrent de grands yeux quand on leur parle opéra ou qu'on prononce devant eux le mot amour ! Ah ! ah ! ah ! il me tarde de retrouver mon beau lutin qui s'ennuie fameusement là-bas, quoiqu'elle ne s'en plaigne pas. Voyons, elle va avoir quinze ans, il faudra que je songe à la présenter dans le monde, parce que, ensuite, l'âge viendra m'empêcher de l'y conduire ; je ne suis plus un jeune homme, que diable ! »

Mais ce dont il ne se doutait pas, le malheureux, c'est que son beau lutin avait supplié ses amis de lui apprendre ses prières, ce qu'ils avaient fait avec bonheur.

Et à mesure que la fillette retrouvait les hymnes de son enfance apprises jadis sur les genoux de sa mère, ses souvenirs, trop longtemps étouffés, sortaient de leurs sépulcres rouverts.

Avec l'ardeur d'une néophyte, elle voulut assister à tous les offices de l'église, donner aux pauvres tout l'or de sa petite bourse bien garnie par les soins de Simiès ; enfin, voyant Marie, la fille aînée de M. de Carcanne, se préparer à sa première communion, elle obtint d'accomplir elle aussi cette grande action.

C'était une belle occasion dont il fallait profiter ; le curé de Saint-Augustin, consulté et instruit de la position de l'enfant, l'admit aux catéchismes, et Gilberte y montra une assiduité et une intelligence telles qu'elle passa un examen brillant et fut invitée à suivre la retraite avec sa petite amie.

Sa piété était un peu exaltée comme celle des convertis, en général, mais elle était sincère, et, le grand jour arrivé, Gilberte s'agenouilla à la sainte table, souffrant un peu de n'y être suivie par aucun parent tandis que ses compagnes étaient escortées des leurs, et la vision du passé lui revint et la fit pleurer en songeant combien elle était seule sur la terre.

Le lendemain elle fut confirmée, et, six semaines plus tard, son oncle de retour en France l'enlevait à ses amis en remerciant ceux-ci des soins dévoués qu'ils avaient prodigués à l'enfant.

Simiès ramena triomphalement sa nièce à l'hôtel de la rue de Lisbonne, rouvert pour les recevoir ; Gilberte ne quitta point les de Carcanne sans un véritable serrement de cœur, mais elle était heureuse de retrouver son oncle et s'imaginait, pauvre illusionnée dans l'enthousiasme de sa foi renouvelée, qu'elle allait convertir le vieil athée à ses idées chrétiennes.

Les de Carcanne eux-mêmes regrettèrent la jolie fillette qui était reconnaissante de leurs bontés et qui ne leur avait donné que de la satisfaction pendant plusieurs mois qu'elle leur avait été confiée. Ils ne devaient plus la revoir souvent, car, peu après, M. de Carcanne fut appelé en Périgord par un héritage inattendu qui lui apportait un beau domaine où il s'installa presque définitivement avec toute sa famille.

Pendant quelque temps les jeunes filles entretinrent une correspondance assez assidue, puis, un beau jour, Simiès détourna les lettres des petites de Carcanne et Gilberte, voyant les siennes demeurer sans réponses, s'en blessa et ne donna plus signe de vie à ses amies.

X

Simiès éprouva du désappointement en retrouvant Gilberte grave et posée.

Comme elle était la franchise même, elle ne voulut rien cacher à son tuteur et lui raconta qu'elle était revenue à la foi et qu'elle désirait continuer à accomplir ses devoirs religieux.

— Vous êtes mécontent, mon oncle, ajouta-t-elle en voyant le pli de colère s'accuser sur le front du vieillard, et vous me reprochez ce changement : ne l'imputez pas à mes amis, c'est moi seule qui l'ai exigé, et ce que j'ai fait c'est moi qui l'ai voulu ; or vous savez que, quand je veux une chose, je la veux bien, dit-elle câlinement pour apaiser Simiès qu'elle devinait furieux.

Mais Simiès était habile ; il ne manifesta sa rage qu'en s'écriant avec un haussement d'épaule significatif :

— Tu es une imbécile et les de Carcanne encore plus. Je te croyais plus intelligente.

Peinée et blessée, Gilberte ne répliqua point.

En lui-même l'athée se disait :

« Bah ! tout beau, tout nouveau ; je ne m'en inquiète guère ; l'enfant devait inévitablement tomber dans la bigoterie de ces gens-là ; mais j'ai mon plan et je parie que d'ici quelques mois j'aurai retrouvé ma Gilberte d'autrefois, mon gentil démon ! »

Il avait son plan, en effet, le misérable, et son plan était infernal : il ne tourmenta point Gilberte, il ne l'empêcha point d'aller à la messe le dimanche ni de faire sa prière soir et matin ; il fermait les yeux avec une tactique habile, se contentant de railler.

Il lui donna pour institutrice une Américaine absolument dénuée de piété, qui avait pour unique qualité de parler fort bien l'anglais ; il lui mit entre les mains des livres qu'il choisit progressivement mauvais et sceptiques ; enfin soit à Paris, soit aux Marnes, soit à Nice, soit à Biarritz, bref dans tous les lieux où il la conduisit, il eut soin de la lancer dans le monde de telle sorte que le tourbillon des plaisirs entraîna et grisa la jeune fille si bien que sa vie dissipée ne trouva plus de place pour la prière.

Un jour vint où Gilberte avait tout oublié : les souvenirs de sa première communion, les recommandations des de Carcanne, les conseils d'Albéric et l'existence de tous les Daltier du monde.

Simiès avait donc bien réussi, et, avec son rire de démon il se frottait les mains en murmurant :

— Je savais bien que je ressusciterais l'ancienne Gilberte. Mort et damnation ! Si elle était restée ce qu'elle était il y a deux ans, en sortant de chez ces idiots de Carcanne, je ne l'aurais pas gardée ; mais à présent il n'y a plus rien à craindre ; cette cire molle gardera mon empreinte.

Il y avait une chose cependant que Simiès n'avait pu enlever de l'âme de Gilberte : son amour pour les pauvres vers lesquels la portait sa générosité habituelle.

De même qu'elle ne pouvait voir un animal blessé sans le soulager à l'instant, de même elle ne pouvait voir un malheureux souffrir sans y apporter du remède.

Elle, autrefois si hautaine, prenait à présent en pitié les vagabonds exposés aux rudes caresses du vent ou aux morsures du soleil ; les gens du peuple, les travailleurs au front mouillé toujours courbé vers un sol ingrat pour lui arracher un morceau de pain noir, sans autres jouissances qu'un rayon chaud en hiver et un peu d'ombre en été, sans fêtes, sans plaisirs, sans musique, sans repos, souvent enfin sans récompense.

Parfois, dans ses chevauchées aux Marnes, Gilberte, arrêtant sa monture, causait avec eux de la moisson, de la vendange et des espérances de l'année ; il y avait souvent une éloquence étonnante sur les vieilles lèvres flétries des paysans et des paysannes, et une grande leçon dans leur résignation héroïque.

Ce qui surprenait douloureusement la jeune fille, c'était de voir son oncle, si imbu de principes égalitaires, refuser une pièce de monnaie à l'affamé, lui qui mettait deux francs dans ses moins bons cigares.

Aussi se moquait-il de sa nièce quand il la voyait vider sa bourse dans les mains du premier vagabond venu.

— Ma mère aimait à me voir donner aux malheureux, elle me l'enseignait lorsque j'étais petite, répondait Gilberte un peu attristée de ses sarcasmes.

— Ta mère était une femme d'esprit et de grande beauté, je ne le conteste pas, mais elle manquait absolument de sens pratique, répliquait Simiès de son ton railleur.

Mais Gilberte n'en continuait pas moins à secourir les misérables, autant qu'elle pouvait en trouver le temps dans son existence affairée de mondaine.

— Vois-tu, lui disait encore son excellent oncle, pourquoi se dépouiller pour autrui ? ce qu'on donne, on ne l'a plus, donc autant le garder. En ce monde, il faut le plus possible tirer la couverture à soi, comme on dit. Il serait excessif d'affirmer, je le veux bien, que toutes les femmes pieuses adonnées aux bonnes œuvres soient niaises, mais combien les autres sont plus amusantes !

— En général pourtant, mon oncle, ripostait Gilberte vexée pour son sexe, en général les femmes frivoles et égoïstes ne sont pas douées d'intelligence transcendante.

— Bah ! j'estime qu'une femme n'est spirituelle et intelligente qu'autant qu'elle s'amuse et amuse les autres.

— Cependant... regardez Mme Hermès.

— Tu me cites là une exception. Que diras-tu de son mari, grands dieux, alors ? Ce pauvre Hermès, un vrai poupard !

— Il est très bon, rétorqua Gilberte ; l'habit ne fait pas le moine, ni l'air la chanson.

— Toi d'abord, Gilberte, tu as l'esprit de contradiction jusqu'au bout des ongles ; allons, viens me chanter quelque chose et ne garde pas rancune pour ses taquineries à ton vieux scélérat d'oncle qui t'adore.

Là-dessus Gilberte se mettait au piano et, ayant perdu chez les de Carcanne le goût des couplets d'opérette lestes ou égrillards, elle entonnait une rêveuse ballade qu'elle disait avec beaucoup d'expression.

— Trop d'âme ! oh ! trop d'âme ! s'écriait Simiès en simulant un frisson. Très joli peut-être, mais trop triste. Brrr ! Tu me ferais pleurer pour la première fois de ma vie.

Alors la jeune fille prenait en soupirant la partition de la Mascotte ou de Giroflé-Girofla.

C'est ainsi qu'elle recouvra l'habitude de chanter ce que ne chante pas une femme qui se respecte.

C'est ainsi que s'éteignirent peu à peu toutes les bonnes pensées, toutes les pieuses résolutions de Gilberte Mauduit.

Qu'était-elle devenue, cette étincelle divine tombée du ciel dans l'âme de cette enfant au jour de sa première communion ?

Le souffle empoisonné de l'athéisme allait-il flétrir tout à fait cette innocence ou bien ceux qui veillaient sur elle de là-haut allaient-ils l'en préserver ?

À dix-huit ans, Gilberte Mauduit était une ravissante créature, blanche comme la neige avec de magnifiques cheveux couleur vieil or et un regard de velours ; à l'éclat magique, au sourire enchanteur, à la taille svelte et souple. Simiès en était plus fier que jamais.

À son retour d'Amérique, il avait été frappé de son changement, car il avait laissé une fillette encore maigre et pâlotte ; et il retrouvait une adorable jeune fille, presque une femme.

Rien de plus délicieux, en effet, de plus séduisant que ce visage rêveur ou mutin, selon l'impression qui l'animait.

Aussi, partout où la conduisait son oncle, recevait-elle un tribut d'admiration à laquelle, habituée de trop bonne heure, elle ne prêtait plus attention ; à Aix-les-Bains, à Bade en été ; à Nice en hiver ; à Biarritz où elle passait le mois le plus chaud de l'été et où, au moment où la foule élégante se donne rendez-vous à la plage, on la regardait nager ; blanche dans l'eau bleue ou verte, comme si elle fût de marbre.

Elle avait cependant des jours de mélancolie, de lassitude intense, comme si un ange miséricordieux fût venu toucher son front d'une pensée plus haute au milieu du tourbillon mondain dans lequel s'égrenaient ses années de jeunesse.

Aux bains de mer, Gilberte contracta, un été, une de ces liaisons éphémères, mais assez intimes pour laisser un souvenir au cœur : elle s'était attachée à une famille espagnole dont les jeunes filles, Mercédès, Sixta, Callista, toutes gentilles et aimantes, menaient à la fois joyeuse existence et pieuses pratiques de religion ; un matin elles entraînèrent Gilberte avec elles à l'église : on y célébrait un service funèbre pour un de leurs parents mort peu auparavant.

Gilberte n'avait jamais assisté à semblable cérémonie depuis qu'elle avait perdu sa mère, et à ce moment-là elle était si jeune et elle pleurait tant qu'elle n'en avait gardé aucune mémoire. Cette fois-ci elle fut étonnée et profondément impressionnée de la beauté de cette fête triste. Au retour, comme son oncle lui proposait gaiement une partie folle à San Sebastian, elle lui dit pour toute réponse, le regard perdu dans le vague :

-- Mon oncle, lorsque je mourrai, je veux que l'on m'enterre chrétiennement et je veux qu'on chante le Dies irae à ...

— Est-ce que tu deviens folle ? s'écria Simiès en se retournant brusquement.

Le lendemain, il emmenait Gilberte à Arcachon, avec une troupe folle de Parisiens rencontrés à Bayonne.

Mais, souvent, une vision plus grave passa devant les yeux de la jeune fille dans ses heures solitaires, heures bien rares, il est vrai, et, tandis que le chant du Dies irae et la douce plainte du Pie Jesu revenait à son oreille, elle murmurait :

— Je ne veux pas, si je meurs, que l'on m'enterre civilement, je veux que ce soit comme pour ma mère.

Mais le lendemain un plaisir nouveau venait s'offrir à elle, et dans son esprit mobile la romance amoureuse d'un opéra en vogue remplaçait le Pie Jesu .

Deuxième partie

I

On était aux Marnes, dans la riante propriété que possédait M. Simiès en Dauphiné ; le château, de style tout à fait moderne, était une construction plus gracieuse qu'imposante, étagée au milieu d'un parc fleuri ; plus loin, s'apercevaient les champs, et les vignes tristement rongées par le phylloxera.

Gilberte Mauduit n'avait pas la passion de la campagne, mais son oncle tenait à y passer une partie de l'été, et, ma foi, le temps finissait toujours par s'y écouler gaiement.

Les voisins des Marnes étaient nombreux et d'agréable relation ; on organisait des jeux de cricket et de lawn-tennis, des parties en auto, à cheval, en bateau ; des comédies de salon fort bien conduites par la jeunesse qui ne s'offusquait de rien et s'emparait plus volontiers des vaudevilles risqués que des pièces classiques de l'Odéon.

À l'époque des chasses, c'était moins divertissant : il fallait subir les interminables et plantureux dîners de province, que Gilberte, en Parisienne qu'elle était, déclarait assommants.

Un samedi matin que M. Simiès, au milieu d'une douzaine d'amis et amies invités aux Marnes pour plusieurs jours, dépouillait sa correspondance après le déjeuner, il eut une exclamation ironique en lisant une lettre sur le papier de laquelle s'étalait une écriture masculine, franche et hardie.

Gilberte, l'enfant gâtée, prit sans façon la missive des mains de son oncle. Quand elle l'eut parcourue :

— Eh bien ! qu'y a-t-il d'étonnant ? un hôte nous arrive ? Ce n'est pas chose rare ici.

— Très bien, et je suis flatté de ce qu'il daigne s'arrêter aux Marnes en traversant le pays, répondit le vieillard de son même ton sarcastique. Mesdames, poursuivit-il en se tournant vers la petite société intriguée par cette scène, je vous annonce l'arrivée d'un neveu à moi, neveu assez éloigné, à la mode de Bretagne, il n'est en réalité que mon cousin et se croit obligé, par respect, de m'appeler : « mon oncle ». Oh ! un jeune homme exemplaire, un saint Louis de Gonzague, un demi-séminariste qui va à la messe, à confesse et vit d'une vie presque monacale. Avis aux mères de famille qui cherchent des gendres angéliques.

Il y eut quelques petits ricanements. Seule, Gilberte fronçait son fin sourcil brun.

— Pourquoi parler ainsi de mon cousin Albéric ? dit-elle ; vous allez lui donner l'hospitalité, mon oncle, et vous le raillez d'avance.

M. Simiès ne tint aucun compte de l'observation de sa nièce et continua ses plaisanteries sceptiques.

Une des jeunes filles présentes, blondine au nez retroussé, aux yeux hardis sous ses cheveux ébouriffés et coupés « à la Ninon », demanda tout bas à Mlle Mauduit :

— Est-ce que tu le connais, ton cousin Albéric ?

— Je ne l'ai jamais vu qu'une fois dans mon enfance, et je ne m'en souviens même pas.

— Alors pourquoi le défends-tu ?

— Je n'aime pas qu'on déblatère contre les absents.

La blondine haussa les épaules.

— Dis donc, reprit-elle, nous allons rire, s'il ose, devant tous, dire son bénédicité et ses grâces. On nous faisait faire cela à la pension, mais j'ai laissé de côté toutes ces simagrées.

Gilberte ne répondit point et se leva pour donner quelques ordres relativement à l'arrivée du jeune Daltier.

Le soir de ce jour, le temps était un peu à l'orage ; toute la société se promenait devant la maison quand la voiture amenant le voyageur s'arrêta au bas du perron.

Un homme jeune, grand, d'une prestance superbe en descendit.

— Eh bien ! mon neveu, dit M. Simiès en lui secouant le bras, et de son accent caustique, vous vous décidez donc à venir voir votre vieil athée d'oncle ?

— Il y a longtemps que je l'aurais fait, mon oncle, mais vous n'ignorez pas que je suis le plus laborieux des ingénieurs.

— Tu es en vacances ?

— Pour peu de jours ; je me suis donné congé afin de m'occuper à Grenoble de l'héritage d'une vieille amie de ma mère ; elle ne peut voyager et n'entend rien aux affaires.

— Tu es donc toujours l'ange du dévouement, mon pauvre Albéric ? dit M. Simiès plus gouailleur encore.

Albéric releva les yeux et dit tranquillement :

— Il n'y a pas d'abnégation là, mon oncle, j'évite une corvée à mon père, voilà tout, d'autant plus qu'il est sous l'impression d'un petit accès rhumatismal. Au reste, ce court voyage ne m'est pas désagréable ; j'aime à changer de place.

Cela dit, il aperçut Gilberte qui l'écoutait, secrètement remuée par le son de cette voix chaude et harmonieuse.

— Embrasse donc ta cousine Gilberte Mauduit, cria le vieillard en riant ; c'est comme cela qu'on refait le mieux connaissance.

Gilberte n'eut pas la peine de se reculer en fronçant ses jolis sourcils : Albéric n'avança point vers sa joue ses belles moustaches brunes, il se contenta de tendre sa main gantée à Mlle Mauduit en s'inclinant correctement.

Gilberte y posa la sienne une seconde et se sentit intérieurement reconnaissante de ce que le jeune homme n'usât point de l'autorisation.

— Il est bien élevé au moins, celui-là, pensa-t-elle.

M. Simiès présenta son neveu à ses hôtes, puis le fit conduire à l'appartement qui lui était destiné.

Le dîner fut gai ; personne n'eut à railler in petto ou en commun le nouveau venu ; il ne jugea pas à propos d'afficher ses habitudes pieuses devant cette société antireligieuse qui se faisait gloire de son impiété.

Après le repas, on se promena dans le parc ; l'orage s'était dissipé sans éclater sur les Marnes.

Mêlé au groupe où se trouvait Mlle Mauduit, Albéric Daltier causait tranquillement ; on l'écoutait, tout étonné de ce que la parole d'un homme « qui n'était pas de son siècle » eût tant de charmes, de profondeur et même d'esprit. Albéric Daltier pouvait toucher à tous les sujets et se montrer captivant sur chacun d'eux.

Quand la nuit devint trop sombre, l'air trop frais, on rentra au salon ; une jeune femme fut priée de chanter, ce qu'elle fit avec beaucoup de brio, disant hardiment une chansonnette à la mode et fort leste qui fut vivement applaudie.

Deux fillettes exécutèrent ensuite un brillant caprice à quatre mains, puis Gilberte, à la demande de tous, se leva à son tour. Un gentleman assez bon pianiste se mit en devoir de l'accompagner ; elle fouilla dans le casier et en retira une partition au hasard. C'était le Petit Duc et elle y choisit un passage qu'elle chanta avec une rare perfection. Assurément, c'était moins libre que la chansonnette dite précédemment, néanmoins ces paroles étaient déplacées dans cette jeune bouche.

Quand elle eut dit les couplets deux fois bissés, elle coula un regard malicieux sur son cousin Albéric ; celui-ci n'avait ni applaudi ni bissé ; il feuilletait un album de photographies où les portraits de famille se mêlaient sans vergogne aux portraits des actrices en vogue. Gilberte prit le siège vacant auprès de lui.

— Est-ce que vous n'aimez pas la musique, mon cousin ? dit-elle.

— Au contraire, beaucoup.

— Et vous ne me félicitez pas ? fit-elle un peu railleuse.

— Vous avez une jolie voix, répondit-il brièvement.

Elle demanda, hardie et provocante :

— Est-ce que ma romance vous aurait choqué par hasard ?

Cette fois, il leva sur elle ses yeux bleus profonds et sévères :

— Oui, dit-il d'un ton net.

Gilberte fit une petite moue et rejoignit ses amis qui tenaient plus loin une conversation frivole.

Un peu avant onze heures, M. Simiès dit à son nouvel hôte :

— Mon cher Albéric, nous allons regagner tous nos chambres à coucher ; ne t'étonne pas s'il n'y a point de veillée ce soir : nous devons demain nous lever à cinq heures du matin ; apprécie le courage de ces dames ; il est entendu que tu en feras autant. Nous avons projeté une partie sous bois. Nous déjeunerons dans une de mes fermes où les domestiques transporteront tout ce qu'il faut, et nous ne reviendrons que pour le dîner de sept heures. Le sexe laid est dispensé du smoking. Tu es bon cavalier ?

— Assez bon.

— La jument baie sera à ta disposition, les vieux iront en voiture ainsi que les dames qui ne goûtent pas l'équitation, les jeunes seront à cheval. Hein ! une jolie caravane ! Donc, à cinq heures sois sur pied.

— Demain, mon oncle ? mais c'est dimanche.

— Oui, parbleu ! puisque nous sommes aujourd'hui samedi.

Albéric se tourna vers Mlle Mauduit, et, très froidement :

— À quelle heure la première messe ?

— La première messe ?

— Oui.

Gilberte ouvrit de grands yeux, et l'on entendit du côté des jeunes femmes un bruit de rires étouffés.

— Je ne sais pas, répondit Mlle Mauduit, mais on peut s'en informer.

Elle sonna. Un domestique parut et fut interrogé.

— Je crois qu'il y a un office à huit heures, dit-il, et un plus long à dix heures.

— C'est bien, reprit Albéric Daltier, je décline donc votre invitation pour demain, mon oncle ; il m'est impossible de manquer la messe, mais ne vous inquiétez pas de moi, je saurai fort bien employer mon temps.

— Satané jésuite ! grommela l'oncle entre ses dents.

— Mais, dit Gilberte qui était une maîtresse de maison accomplie, il y a un moyen de tout arranger. Mon cousin nous rejoindra bien tout seul : au sortir de l'église il trouvera Baptiste avec un cheval. Ce ne sera pas difficile de nous retrouver, il n'y a qu'à suivre la route de Vizille jusqu'au premier chemin de gauche ; là, mon cousin, on vous apprendra où est la ferme des Blaies, d'ailleurs Baptiste vous renseignera.

— C'est convenu. Ma nièce a de l'esprit comme un ange, conclut M. Simiès.

Et l'on se sépara.

« Quel imbécile que ce garçon ! pensait le châtelain en remontant chez lui. Il a été élevé dans les stupides principes de l'ancien régime par sa bigote de mère. Ah ! si on l'avait mis quelques jours sous mon égide, je vous l'aurais dégourdi ! C'est grand dommage, car ce blanc-bec ferait sa trouée dans la vie, il est intelligent. Mais aussi, je vous demande un peu, un ingénieur qui va à la messe ! non, c'est désopilant. »

« Quel malheur que ce jeune homme ne soit pas dans nos eaux ! se disaient in petto les mères de famille ; que cela ferait un gendre agréable ! tandis que les mauvais sujets qui nous restent sur les bras sont à regarder à deux fois. Un beau-fils léger et dissipateur est inquiétant, mais un beau-fils sermonneur est ennuyeux. »

Une blonde fillette, très lancée malgré ses dix-sept ans, aidait Gilberte à détacher ses beaux cheveux soyeux, tout en lui disant :

— Tu sais, ma chère, ton cousin Daltier a beau être un clérical enragé, il a au moins le courage de son opinion, vertu qui ne court pas les rues à l'heure qu'il est. Et puis, il est très séduisant, vraiment.

— Tu le trouves ?

— Ma chère, tu ne l'as pas regardé. Bloc de marbre, va ! Je te prie de croire que ces dames et ces demoiselles ne se sont pas gênées pour le dévisager. Tu comprends, M. l'ingénieur est un beau parti ; il aurait tous les dons pour lui, s'il était seulement un brin moins dévot. Il a l'air d'un prince, d'un roi, bref, d'un homme qui sent ou qui voit de grandes choses que nous ne sentons ni ne voyons, nous. Il est beau d'une beauté mâle et forte et non de cette beauté efféminée et bête de ces petits messieurs de la haute gomme qui nous entourent, des débauchés, des boulevardiers... Ouf ! dire qu'il nous faudra choisir un mari là-dedans ! Tu sais, ce n'est pas un flatteur que ton cousin ténébreux.

— Au moins il n'est pas fade, répliqua sèchement Gilberte.

— Oh ! non, il n'est pas fade, tu as raison. Et puis, tu sais, ma chère, il a été évidemment frappé de ta beauté, mais il ne l'a pas laissé voir.

— C'est toi, maintenant, qui es une petite flatteuse, dit Gilberte en donnant un léger coup d'éventail sur la joue satinée de la fillette.

— Et son indifférence sereine ne te blesse pas horriblement ? reprit celle-ci.

Gilberte redressa sa tête orgueilleuse.

— Nullement. Pourquoi en serait-il ainsi ?

— Moi, cela me ferait grand mal. Je voudrais avoir son estime, mais voilà, c'est impossible, je suis toute pétrie de vanité et de caprices.

Gilberte ne l'écoutait plus, elle songeait :

« Cependant... sa froideur est ma condamnation, et... autrefois... autrefois... je ne l'ai pas connu ainsi. »

— Vois-tu, poursuivit la blondine en relevant son joli visage (un véritable Greuze quand l'animation le colorait plus vivement), vois-tu, moi je m'astreindrais bien volontiers à aller tous les dimanches à la messe pourvu que ce fût au bras de ce beau cavalier ; et j'en connais bien d'autres qui feraient mieux encore.

— Mauvaise langue ! répéta Gilberte en riant, va donc te coucher ; si tu tardes encore, demain matin, nulle puissance humaine ne pourra te tirer du lit.

Les jeunes filles se séparèrent. Gilberte se déshabilla lentement avec le secours de sa femme de chambre et se livra à de profondes méditations tandis que celle-ci peignait et nattait pour la nuit sa longue chevelure dorée, si épaisse que les dents du peigne n'y mordaient qu'avec peine.

Puis elle se coucha sans qu'un mot de prières vînt à ses lèvres, comme elle le faisait tous les soirs, et elle s'endormit sans que les yeux bleus du séminariste vinssent la visiter en songe.

Au même étage, dans une chambre spacieuse et riche, un vieillard à la bouche railleuse dormait aussi, et il faut croire que le sommeil du juste n'est pas le seul excellent, car celui de Simiès le voltairien était plein de béatitude.

II

On se trouvait en pleins champs à l'ombre des ormeaux lorsqu'on vit venir Albéric Daltier.

Il avait vraiment fière mine, ce cavalier arrivant au trop de son cheval jusqu'à l'endroit où l'on avait dételé. Il mit pied à terre, vint saluer les dames et prit part à la conversation générale.

À midi, on dressa le couvert sous les arbres touffus, sur une longue table rustique qui perdit bientôt son aspect plébéien sous le linge damassé, l'argenterie et les cristaux éblouissants ; on joncha la nappe de fleurs champêtres, on s'amusa beaucoup et l'on mangea de fort bon appétit le déjeuner exquis apporté froid du château.

Le champagne pétillait au sortir des seaux de glace et le soleil piquait çà et là un rayon aigu à travers la voûte de feuillage, arrachant une étincelle aux verres taillés à facette, aux couverts de vermeil ou aux diamants qui ornaient les oreilles et les mains blanches des dames.

Albéric Daltier, qu'on écoutait volontiers parler, prouva par son esprit très fin et sa gaieté de bon ton qu'un jeune homme qui va à la messe peut être un agréable causeur.

Gilberte, elle, demeurait sérieuse ; elle avait pris la migraine dans sa chevauchée matinale et se trouva si fatiguée dans l'après-midi qu'elle témoigna le désir de rentrer au château pendant que les autres achèveraient l'excursion.

M. Simiès était fort embarrassé : aucune de ces dames ne se fût sacrifiée de bon cœur pour accompagner Gilberte ; les serviteurs s'étaient éloignés à leur gré après avoir déjeuné à leur tour et réparé le désordre causé par ce repas en plein air.

Quelques messieurs offrirent leurs services, mais, malgré ses idées larges, M. Simiès ne pouvait confier sa nièce à un homme sur le sérieux duquel on ne pouvait compter.

Tout à coup, tandis qu'il cherchait vainement du regard un cavalier respectable, il aperçut Albéric.

— Du diable si je pensais à cet oiseau-là, fit-il, c'est mon affaire ; le séminariste n'est certes pas compromettant. Albéric, cria-t-il, appelant du geste le jeune homme, veux-tu reconduire à la maison ta cousine qui est souffrante ?

Albéric accepta flegmatiquement la proposition et il aida Gilberte à se mettre en selle.

Ils firent le trajet en silence, obligés d'arrêter leurs cheveux par intervalles, tant Mlle Mauduit souffrait ; aussi n'était-elle pas en humeur de parler, et elle acceptait les soins de son cousin sans même avoir la force de le remercier.

Arrivé au château, Albéric sauta de sa selle et dut enlever de la sienne la pauvre Gilberte hors d'état de marcher. Il la porta ainsi jusque chez elle où une femme de chambre vint lui offrir son aide.

Demeuré libre, Albéric se mit en devoir de visiter le parc en compagnie des beaux terre-neuve qui gambadaient joyeusement autour de lui.

Aux environs de six heures, las de promener sa rêverie silencieuse dans les allées qui commençaient à jaunir, il rentra. Lorsque ses yeux furent habitués à la demi-obscurité du petit salon, il s'aperçut qu'il n'y était pas seul : à moitié couchée sur une causeuse, la tête renversée sur le dossier, Gilberte dormait ou paraissait dormir.

Elle semblait souffrir beaucoup moins, quoique son visage fût encore très pâle, et ses yeux creusés sous les longs cils qui ombraient sa joue satinée.

Elle avait remplacé son amazone par une robe de batiste écrue simplement serrée à la taille par un ruban caroubier.

Et le jeune homme observait curieusement cette jolie figure encore un peu enfantine, et ces traits délicats dont l'expression n'avait rien de banal.

Quelque chose comme un soupir de soulagement souleva sa mâle poitrine : ce front de jeune fille était pur comme le front d'un baby endormi ; sur cette bouche aux lignes parfaites flottait un demi-sourire candide et juvénile ; et dans tout cet ensemble charmant il y avait quelque chose d'immaculé et de virginal qui faisait du bien à regarder. Cette enfant, si bizarrement élevée par un oncle voltairien, n'ayant sous les yeux que de vilains exemples, n'entendant que des conversations sceptiques ou mauvaises, ne lisant que des romans à la mode et des journaux d'opinion avancée, enfin fréquentant une société presque dissolue, cette jeune fille s'était conservée pure dans cette atmosphère malsaine.

Elle ouvrit brusquement les yeux, surprenant ainsi Albéric dans sa muette étude, et se souleva sur son siège.

— Ah ! dit-elle un peu troublée sous le regard magnétique de ces yeux bleus, je me suis rendormie en vous attendant ici.

— Vous m'attendiez ? c'est bien aimable à vous. Vous voilà sur pied ? Alors c'est que vous allez mieux.

— Beaucoup mieux, presque bien. Quelques heures de repos ont chassé la migraine.

— Cela vous arrive souvent ?

— Au contraire, rarement, mais je le regrette aujourd'hui et je vous remercie de votre dévouement, mon cousin, poursuivit-elle en lui tendant sa main encore fiévreuse, vous m'avez ramenée et je suis cause que vous n'aurez pas du tout joui de notre petite fête.

Il leva imperceptiblement les épaules.

— Ne regrettez rien pour moi, je vous en prie ; j'ai passé mon temps d'une manière fort agréable à visiter le parc et les serres qui sont vraiment très belles et ont beaucoup gagné depuis quelques années.

Un autre aurait dit : « Mais je suis trop heureux de l'occasion qui me procure l'insigne bonheur d'abord d'escorter la plus adorable jeune fille, puis de passer avec elle quelques instants en tête à tête, etc., etc. »

Albéric ne songeait pas aux compliments, oh ! pas du tout, et il paraissait satisfait de sa promenade solitaire. S'il se fût montré obséquieux et flatteur, Gilberte l'eût pris immédiatement en aversion et lui eût témoigné la froideur glaciale qu'elle témoignait aux autres.

Ils se mirent à causer tous les deux, gravement, comme deux bons amis ; du côté de l'une, aucune coquetterie de manières ni de langage ; du côté de l'autre, aucune parole qui, de près ou de loin, ressemblât à la cour qu'un écervelé n'eût pas manqué de faire en se trouvant seul avec une jeune fille jolie et spirituelle.

Ils parlèrent de banalités d'abord, puis sérieusement.

D'ailleurs, avec Albéric, la conversation ne pouvait être longtemps banale. Il savait donner au moindre sujet un intérêt captivant.

Gilberte le questionna sur sa famille et le jeune homme parla de sa mère, de ses frères et sœurs avec tant d'amour, il dépeignit si bien leur douce vie, la paix qui régnait sur cet intérieur distingué, beaucoup plus calme et plus simple que celui de M. Simiès, que Gilberte se surprit à l'écouter presque passionnément. Elle tenait ses beaux yeux foncés fixés sur son cousin avec avidité, et n'osant l'interrompre de peur de briser le charme.

À la fin il s'arrêta et dit avec un sourire :

— Mais je vous entretiens là de choses qui vous intéressent peu, ma cousine.

— Vous vous trompez, répliqua-t-elle vivement, vous parlez d'une manière admirable, vous parlez comme quelqu'un qui a du cœur et..., ajouta-t-elle en baissant la voix, je ne suis pas habituée à cela.

Elle poursuivit, comme avec confusion :

— Jadis, un jour, j'ai écouté comme cela votre parole..., mais...

— Mais j'ai prêché dans le désert, n'est-ce pas ? c'est ce que vous voulez dire ? fit-il avec un peu de malice dans ses yeux bleus.

— Non, oh ! non, encore une fois vous êtes dans l'erreur ; j'ai profité un an de vos conseils, et puis... j'ai tout oublié ; seulement, si je ne suis pas devenue pire que ce que je suis, c'est à vous que je le dois.

— À moi, non, puisque je n'ai plus eu place dans votre souvenir pendant sept ou huit années.

Ils gardèrent quelques minutes le silence ; il fixait sur elle son clair regard tandis qu'elle se disait :

« Certainement que l'étourderie de mon âge est une excuse suffisante, mais comment ai-je pu oublier un être tel que lui ? Et c'est lui qui revient à moi après mon impardonnable négligence, pour rallumer en moi ce qui était éteint. Hélas ! pourquoi vient-il si tard ? »

Elle rompit le silence et lui dit soudain :

— Je vois que vous aimez infiniment les vôtres.

— Comment en pourrait-il être autrement puisque j'en suis aimé et qu'ils sont bons ?

— Vous êtes heureux, vous ! fit Gilberte avec un soupir d'envie.

Il se mit à rire :

— Vous me dites cela comme il y sept ans en regrettant de n'avoir ni sœurs ni frères. Mais, à présent, n'en êtes-vous pas bien consolée ? La vie ne pèse guère sur vos jeunes épaules, je crois.

— Et si vous vous trompiez ? murmura-t-elle presque bas.

— Allons donc ! Vous êtes orpheline, c'est vrai, mais quels sont les enfants privés de leur père et de leur mère qui aient été plus favorisés que vous sous bien des rapports ? Vous avez trouvé dans votre grand-oncle, qui vous gâte follement, un second père.

— Ne dites pas cela, dit vivement Gilberte, j'ai peu connu mon père, mais je m'en fais une autre idée que de mon oncle ; il ne ressemblait pas à celui-ci.

Les yeux bleus d'Albéric l'interrogeaient, elle reprit tandis qu'un léger incarnat colorait son blanc visage :

— J'aime beaucoup mon oncle, mais je sens que je ne le respecte pas comme je respecterais un père.

— Vraiment ?

— Je le respecte même très peu. Je ne sais comment exprimer cela, je ne me rends pas bien compte de mes sentiments à son égard. C'est un vieillard, mais il n'attire ni la vénération ni l'estime, malgré toute la reconnaissance que je puis ressentir pour lui.

« Tant mieux, pensa Albéric, si elle ne laisse pas cette influence pernicieuse l'envelopper, Dieu soit béni ! »

— Ce n'est pas seulement de cela que je me plains, reprit Gilberte, ce ne serait là qu'une peine légère. On me fait l'existence la plus rose possible ; depuis plus de dix ans on me fait marcher sur un tapis de mousse, on m'a évité tout chagrin ; je puis dire que, depuis les premiers jours de mon entrée chez mon oncle, je n'ai jamais pleuré ; on cède à toutes mes volontés et pourtant...

— Eh bien ?

— Je n'appelle pas cela du bonheur, ou bien je suis trop difficile. Je me reproche souvent dans mon for intérieur d'être trop exigeante, de ne pas savoir me contenter de la félicité présente...

— Parce que vous vivez d'une vie trop factice.

— Peut-être, dit-elle lentement.

— Parce que vous préférez les fruits du monde, autrement dit les fruits de la Mer Morte, à ceux du bonheur calme, tranquille et... sage. Les fruits de la Mer Morte ne satisfont que les yeux, non les lèvres ; admirables à l'œil, ils n'offrent au dedans qu'une cendre amère et décevante.

— Moi, reprit Gilberte en relevant la tête avec passion, j'aime mieux être heureuse beaucoup et peu de temps que goûter une demi-satisfaction qui dure.

— Vous dites cela maintenant que vous sortez à peine de l'adolescence ; dans dix ans vous parlerez autrement.

Il prononça ces mots avec une gravité qui impressionna la jeune fille. Il devait avoir raison, bien certainement. Tout ce qu'il disait n'était-il pas parfaitement juste ?

Pour la première fois de sa vie, Gilberte se sentit du respect pour un homme et il lui sembla qu'elle n'était pas digne de rencontrer son regard loyal et profond.

L'ombre gris-rosé du crépuscule les enveloppait peu à peu ; ils s'entretenaient là depuis longtemps sans s'apercevoir que l'heure s'écoulait et qu'ils ne se lassaient point de leur causerie.

Certes, il était des moments où ce jeune homme au ton et aux manières princières, sans se départir de la courtoisie dont il usait envers toute femme, fût-elle duchesse ou servante, employait des mots presque durs pour la convaincre, elle, cette enfant gâtée du sort, dont l'oreille délicate était accoutumée à la flatterie du monde.

D'autres eussent envié la chance qui échéait à Albéric de se trouver en tête à tête avec Mlle Mauduit pendant un laps de temps assez long pour lui permettre d'entreprendre une cour en règle. Loin de là, celui-ci prenait avec elle le ton du maître, et elle acceptait cela, buvant cette parole étrange, comme une bouche brûlée par une liqueur trop forte aspire à l'eau fraîche et pure.

— Voyez-vous, mon cousin, reprit-elle après une seconde de rêverie, le monde, vu de trop près, est bien décevant.

— À qui le dites-vous ?

— On y rencontre des types navrants, on se fatigue de son bruit si creux, et puis cette existence banale de mondaine ne laisse rien après elle. Ce qui m'en a le plus dégoûtée, c'est son hypocrisie : le monde est tellement prosterné devant le veau d'or que j'y ai vu des exemples qui m'ont remplie d'un indicible dégoût : j'y ai vu des jeunes femmes s'y conduire mal et aucune porte ne se fermer devant elles parce qu'elles étaient millionnaires ; j'y ai vu des hommes indignes y être considérés parce qu'ils possédaient à la fois une belle fortune et une haute position.

— Puisque vous reconnaissez la vilenie du monde, pourquoi y demeurez-vous ?

Elle ouvrit ses grands yeux interrogateurs.

— Eh ! il le faut bien. Comment faire autrement ?

— C'est vrai, murmura Albéric avec une sorte de pitié attendrie, comment faire autrement puisque vous coudoyez l'athéisme à chaque minute de votre vie ?

— Que voulez-vous dire ? fit la jeune fille avec une jolie moue aux lèvres, la religion n'est pas le seul remède à ce mal.

— Si, elle est l'unique remède à une vie dévoyée, dit-il simplement ; il n'y a pas de femme qui, sans Dieu, puisse demeurer honnête, bonne et... heureuse dans ce monde où vous vivez.

Elle sentit son cœur se serrer à ces paroles et baissa la tête sans répondre tandis qu'il la considérait avec une indicible compassion.

Il comprenait ce qu'elle ne savait exprimer et ce qu'un être vulgaire n'eût compris ni deviné ; il comprenait que ses meilleures aspirations avaient été refoulées, comprimées dans le milieu fatal où elle avait dû s'élever et dont elle ne pouvait se plaindre.

— La vie n'est jamais trop pesante ni trop longue, Gilberte, quand on l'occupe en faisant du bien aux autres.

— Sans doute, mais je ne le puis faire que par caprices, par saccades ; je ne m'appartiens pour ainsi dire pas. C'est pourquoi j'ai si souvent le dégoût de moi-même et des autres.

« Tenez, mon cousin, j'aimerais à lutter, je voudrais connaître un peu la bataille, sinon la souffrance. »

— La souffrance ? eh ! pauvre enfant ! quelles armes auriez-vous contre elle ? quelle force ?

Elle releva fièrement la tête :

— Plus que vous ne croyez. Oh ! je sais ce que vous pensez. Vous vous figurez que je serais faible pour vaincre parce que je n'ai pas de religion. Je ne suis ni dévote, ni croyante, c'est vrai, mais je puis vous affirmer que j'aurais autant de courage qu'une autre.

Albéric ne répondit pas pour ne point la vexer.

— Pourquoi appelez-vous le malheur ? dit-il après un silence, il viendra toujours assez tôt. Êtes-vous donc lasse de votre douce vie ?

— Lasse ? je ne sais, mais je sens que mon existence est... nulle et vide.

— Elle ne le sera pas toujours : une heure viendra, bientôt sans doute, où de sérieux devoirs vous incomberont sans vous enlever les joies du monde que vous aimez ; vous deviendrez épouse, peut-être mère.

Elle haussa légèrement les épaules.

— Est-ce que je sais ? Ce ne sera peut-être jamais.

— Je croyais que, entourée, adulée comme vous l'êtes, vous n'aviez qu'à choisir...

— Je ne choisis rien du tout, dit Gilberte presque en colère. On demande souvent ma main à mon oncle parce qu'on sait que, grâce à sa générosité, je serai riche. Nous ne sommes pas pressés de nous séparer. J'ai refusé toute demande jusqu'à présent. Tous me déplaisent.

— Quoi ! tous ?

— Vous ne voyez donc pas que ces jeunes gens si empressés auprès de moi n'en veulent qu'à ma dot. Ils ne valent pas plus les uns que les autres ; il n'y a pas un atome de raison sous leur chevelure soigneusement frisée. Vous en avez un échantillon sous les yeux et vous avez pu juger les hôtes de mon oncle. Cependant je ne les raille pas, je ne leur fais point trop mauvais visage parce que, le monde étant pavé de ces êtres-là, il faudrait s'enfermer dans une île déserte pour leur échapper.

— Vos amies vous offrent-elles autant de ressource ?

Gilberte fit une mine dédaigneuse.

— Mes amies ? D'abord ce nom ne convient pas aux petites poupées fades qui m'entourent. « Qui a trouvé un ami a trouvé un trésor », dit quelque sainte écriture. Vous voyez qu'on se souvient un peu des grandes maximes, si l'on a oublié son catéchisme. Eh bien ! je n'ai jamais pu mettre la main sur le trésor en question. Je ne connais qu'une troupe de petites écervelées qui ne rêvent que chiffons, bals, se jalousent entre elles et me jalousent bien certainement, et qui ne songent, comme elles l'ont vu faire à leurs mères, qu'à s'éclipser mutuellement. Elles me font toutes leurs confidences, mais ne reçoivent pas les miennes.

Elle ajouta avec une nuance de mélancolie :

— J'avais une amie, une vraie alors, elle était bonne, simple et généreuse, elle avait des sentiments élevés, elle m'était bien supérieure ; celle-là, elle est perdue pour moi et l'on n'en fait plus comme elle.

— Vous me paraissez bien prématurément misanthrope.

— Que voulez-vous ? Je rencontre trop de vilains types, pas assez de beaux. Ne me prenez pas pour une dédaigneuse : je ne me prise pas beaucoup plus haut que tous ceux dont je vous parle. Ensuite, je suis philosophe et je me dis qu'il faut prendre les humains tels qu'ils sont puisqu'il faut vivre avec eux.

— Eh bien ! moi, je ne les vois pas tout à fait au même point de vue que vous et je suis plus indulgent qu'il ne semble.

— Vous ne coudoyez pas ceux que je coudoie, ou bien vous grandissez votre prochain à votre taille. D'après la peinture que vous m'en avez faite, je vois que votre intérieur, votre entourage est l'élite des intérieurs de famille.

— Je connais beaucoup de gens dans le même cas que moi.

Gilberte reprit, timidement, après une pause :

— J'aimerais à connaître votre mère et vos sœurs. Je crois qu'elles m'attireraient infiniment.

Albéric Daltier sourit avec finesse :

— Notre vie très simple vous ennuierait bien vite. Nous préférons nos modestes plaisirs à ceux auxquels vous êtes habituée. Nous sommes gens paisibles que le monde n'émeut guère, que son tourbillon n'emporte pas.

— Qu'importe ! il y a dans l'existence d'autres jouissances que le théâtre, le bal et les fêtes de ce Paris si fou.

Ils continuèrent à causer ainsi. Gilberte se laissait aller à se confesser, avec sa vie de mondaine, ses pensées, à cœur ouvert, à cet homme qu'elle ne connaissait que d'hier et que probablement elle ne reverrait pas souvent.

Mais aussi il était si différent des autres ! Certes elle n'eût, pour un empire, dit la centième partie de ce qu'elle murmurait là dans l'ombre du petit salon, aux gandins qu'hébergeait le toit hospitalier de M. Simiès.

M. Simiès ! ah ! qu'il aurait ri s'il les eût écoutés tous les deux, et qu'il eût été surpris des théories que mademoiselle sa nièce cachait au fond de son petit cœur bizarre et indiscipliné !

Le crépuscule les enveloppait de son ombre rosée ; ils conversaient encore, elle allongée dans son fauteuil dont ses fines mains blanches tourmentaient machinalement les glands ; lui correctement assis sur sa chaise, dans la tenue que garde un homme qui se respecte et respecte la femme avec laquelle il se trouve.

Une douce tiédeur tout embaumée régnait dans la pièce un peu obscure. Gilberte pensa qu'elle jouissait ainsi beaucoup plus que si elle eût terminé sa journée en bruyante compagnie, à chevaucher dans la poussière des routes.

Animés qu'ils étaient dans leur causerie, ils n'entendirent pas rentrer la cavalcade. La porte du salon fut brusquement ouverte ; on entendit un tapage assourdissant de petits talons frappant les dalles, de voix aiguës, de rires, de chansons ébauchées sur les lèvres roses.

Quand les yeux se furent habitués à l'obscurité, on fut fort surpris de trouver en tête à tête la malade et le séminariste.

Albéric se leva précipitamment et regarda, un peu confus, les dames qui, leur longue jupe sur le bras, le considéraient d'un air railleur.

Les messieurs, bottés, la cravache à la main, lui jetaient des regards jaloux.

— Eh ! eh ! mon neveu, ricana M. Simiès, vous allez bien ! Je vous confie ma nièce comme au plus raisonnable des jeunes gens, et voilà que je vous trouve en train de lui conter fleurette.

« Nous te croyions dans ton lit, fillette, ajouta le caustique vieillard, ta migraine a passé comme par enchantement. »

Albéric riposta fort spirituellement à cette sortie plus ou moins adroite. Quant à Mlle Mauduit, elle fronça ses fins sourcils et répliqua sèchement :

— J'ai, en effet, soigné ma migraine, puis je me suis levée, il y a une heure, me sentant mieux. Mon cousin, qui s'est promené tout l'après-midi dans le parc, m'a trouvée là ; il ne me contait pas fleurette, car nous philosophions, ce que j'aime cent fois mieux que d'entendre des fadeurs.

Ceci à l'adresse des jolis cavaliers qui, de dépit, mordirent leur moustache, et qui, ayant absorbé pas mal de champagne, eussent peu été en état de philosopher, quelque désir qu'ils eussent de plaire à Mlle Mauduit.

On oublia l'incident pour faire à celle-ci le récit de la partie dont elle avait été privée.

Puis, les amazones coururent changer de costume, les messieurs revêtirent d'autres habits et l'on soupa.

La soirée sa passa à faire de la musique, tout le monde étant trop las pour sortir.

Chaque possesseur d'une voix agréable ou d'un certain talent sur le piano ou sur le violon fut mis à contribution.

Gilberte ne quitta pas sa place, elle était encore fatiguée et se contentait d'écouter.

On demanda à Albéric s'il se sentait de force à déchiffrer la partie basse d'un duo passablement égrillard dont chantait fort gentiment la partie haute une dame des moins collets montés.

Le jeune homme déchiffrait très bien, mais il déclina l'offre.

Quelques personnes eurent un sourire malin.

— Peut-être, mon neveu, dit alors M. Simiès, pourriez-vous nous faire entendre un chant sacré, cantique, hymne d'église, je ne sais comment vous appelez cela ?

Quelques ricanements s'étouffèrent sous les éventails.

— Mais très volontiers, mon oncle, répondit le jeune ingénieur sans rien perdre de son gracieux sang-froid.

Il se leva avec son aisance de grand seigneur, déployant sa riche taille, et s'assit au clavier ; il préluda par quelques accords graves et entonna ces couplets si connus et si beaux :

Minuit, Chrétiens, c'est l'heure solennelle.

On s'apprêtait à rire, on bâillait d'avance, le plus poliment qu'on pouvait... et voilà que tous firent silence, pris soudain sous le charme de cette splendide voix de baryton, mâle et sonore, dont les notes avaient un velouté et une expression délicieuse.

La surprise fut générale et de sincères applaudissements éclatèrent quand le chanteur termina l'hymne chrétienne. Il reçut les louanges froidement, un fin sourire errant sur sa bouche fière.

Se retournant vers Gilberte qui, elle, ne parlait pas, il lui dit avec une pointe de raillerie :

— Eh bien ! ma cousine, mon chant vous a-t-il déplu ?

Elle lui répondit par ces mêmes paroles qu'il avait dites la veille :

— Vous avez une belle voix.

Seulement elle ajouta, car elle était sincère :

— Et votre Noël est splendide.

Un instant après, quelques jeunes filles allèrent, avec Gilberte, respirer l'air frais sous la galerie.

— Sournoise, dit l'une d'elles à Mlle Mauduit, sais-tu que tu caches bien ton jeu ?

— Quel jeu ? fit Gilberte franchement étonnée.

— Allons ! avoue que la migraine n'était qu'un prétexte pour te faire escorter, puis dorloter par ce beau ténébreux, ton cousin Daltier.

— Par exemple ! que vous êtes sottes !

— Ma chère, ne t'en défends pas, tu n'as pas si mauvais goût et lui de même. Nous avons toutes la tête tournée par lui, sans compter ces dames. C'est dommage seulement qu'il soit si jésuite. En voilà un ridicule qu'il se donne, et de notre temps !

— Vous êtes toutes absolument absurdes. Sachez d'abord que je n'ai pas joué la comédie que vous m'attribuez si aimablement. Si j'avais voulu discourir avec le neveu de mon oncle, il me semble que je pouvais le faire en toute liberté, étant chez moi. Qu'on se le tienne pour dit : je n'aime pas à voir contrôler mes actes.

— Ma chère, ne te fâche pas, il n'y avait là rien que de très naturel et ton cousin vaut la peine...

— Qu'on me laisse en paix avec M. Daltier. Il ne m'intéresse pas plus qu'un autre. Je juge seulement qu'il est parfaitement libre de vivre à sa guise et de croire ce qu'il veut.

Elles s'en allèrent l'oreille basse, sauf Odette Vallabrègue, la blondine coiffée à la « Ninon ».

— Ah ! M. Daltier t'est indifférent ? dit-elle en jouant avec son collier d'argent ; et bien ! pas à moi. Il me semble que j'aimerais un mari comme lui, seulement...

— Il y a donc un seulement ?

— Oui, tiens, à toi je puis l'avouer, Gilberte, il serait trop mon maître, il me subjuguerait et cela me gênerait. Je me sentirais trop au-dessous de lui ; on ne doit pas pouvoir le tromper, ton cousin : il a des yeux qui percent l'âme.

— Tandis que Joannès Fardrin, qui prétend à ta main et que tu encourages ouvertement, ne sera pas ton maître ?

— Ma foi, non, un bon camarade tout au plus. Les yeux rieurs de Joannès n'ont pas la puissance de faire baisser les miens comme le regard d'acier de messire Albéric. Il me semble qu'avec ce dernier je ne serais plus la même.

— Et tu aurais tort de te changer, mignonne, fit Gilberte en embrassant l'espiègle ; tu es la plus amusante de notre société et la moins poseuse, ce qui est un point capital.

Tout le reste de la soirée, tandis qu'on riait et causait bruyamment, Mlle Mauduit, rêveuse, se disait, les yeux fixés sur le jeune ingénieur :

« Je crois qu'ils ont raison, tous : Albéric Daltier n'est point fait du même bois que les autres jeunes gens. Mais voilà, qu'y a-t-il sous cette enveloppe froide ? Mon oncle m'affirme toujours qu'il faut se méfier des eaux dormantes et des dévots. Mon oncle se trompe-t-il ou bien Albéric fait-il exception à la règle ? Il est tellement supérieur à tous ces beaux diseurs qui papillonnent ici et passent leur vie entre le boulevard, la brasserie et la salle de jeu ! »

Et, plus rêveuse encore, elle ajouta :

« Celui-là mérite d'être aimé vraiment. Car sans cela que serait donc l'amour, cette chose chantée à travers tous les siècles, ce soleil qui brille sur tous les pays, pour le riche comme pour le pauvre ? »

Le lendemain, plus matinal que les autres invités des Marnes, Albéric se promenait aux alentours du parc, profitant de sa liberté pour respirer l'air pur un peu frais, que lui refusait la chaude Provence.

Non loin de lui il aperçut la ferme propre et plantureuse dont le voisinage ne déparait ni les jardins ni l'habitation de Simiès.

Un spectacle intéressant attira l'attention du promeneur : à l'extrémité de la cour, un vieillard était assis sur un banc, une écuelle de soupe sur ses genoux ; il était aveugle et paralysé des bras, ses mains tremblantes ne pouvaient même porter à sa bouche la cuiller d'étain. Il était venu demander un morceau de pain à la ferme : on lui avait donné une soupe chaude, mais personne ne poussait la charité jusqu'à lui porter aide.

Par bonheur, une élégante amazone qui passait devant la cour était entrée, descendue de son cheval qu'elle avait attaché par la bride à un arbre, et, repliant sur son bras gauche la longue traîne de sa robe, elle était venue au vieillard fort embarrassé et pourtant affamé.

Cette jeune femme tournait le dos à l'ingénieur ; il ne voyait d'elle qu'une taille svelte un peu frêle, de beaux cheveux châtain fauve tordus sous le petit feutre orné d'une gaze flottante. La jupe relevée de côté laissait apercevoir deux petits brodequins moulant un pied exquis ; sa main gantée d'une longue peau souple allait et venait de l'écuelle rustique à la bouche de l'aveugle avec une adresse parfaite ; l'autre, qu'elle avait libre, tenait le pommeau d'une cravache mignonne.

Tous près de là, le cheval piaffait doucement.

Quand le frugal repas fut terminé, la charmante amazone posa l'écuelle à terre pour que le caniche de l'aveugle y pût donner un coup de langue, puis elle tira de sa bourse une pièce de cinq francs, et, entrouvrant sans dégoût la vareuse usée et souillée du malheureux, elle y glissa l'argent.

Le vieux mendiant se répandit en bénédictions que la jeune femme interrompit de sa voix cristalline, tout en détachant sa monture :

— Une autre fois, il faudra venir à la maison, mon ami, vous y serez servi, et si je ne m'y trouve pas dans ce moment, je donnerai des ordres pour qu'on s'occupe de vous.

Albéric reconnut ce timbre de voix musical et un peu bref en même temps ; justement l'amazone, en se détournant, laissa voir son fin profil dont le voile de gaze ombrait la délicate blancheur.

C'était Mlle Mauduit.

Elle était bien descendue seule de cheval, mais remonter c'était une autre affaire ; elle allait appeler un garçon de ferme qui sortait d'une étable, quand Albéric s'avança et offrit son aide.

Gilberte, qui ne le savait point là, eut un léger froncement de sourcils : il ne lui plaisait pas d'être vue dans l'exercice de sa charité ; cependant elle accepta sa main et l'effleura rapidement de sa petite bottine en souhaitant le bonjour au jeune homme.

Puis, toute rougissante, elle cravacha sa monture qui s'élança sur la route.

Albéric s'approcha du mendiant et joignit son aumône à celle de sa cousine.

— Cette jeune fille est bien bonne, n'est-ce pas ? demanda-t-il à l'infirme.

— Ah ! monsieur, bonne comme les anges, quoiqu'elle soit la nièce de M. Simiès. Je ne la rencontre jamais sans qu'elle m'adresse une parole encourageante et garnisse mon gousset. Je n'aime pas trop à aller du côté du château, car M. Simiès n'est pas comme Mademoiselle et il rudoie facilement le pauvre monde.

— Alors, M. Simiès n'est pas aimé dans le pays ?

— Guère, murmura le vieillard. Ce ne devrait pas être à moi de le dire, puisque sa nièce me secourt, mais je ne puis m'empêcher de faire une différence entre les deux.

— Elle est bien charitable ?

— Vous venez de le voir, mon bon monsieur ; y a pas beaucoup de belles dames comme ça qui descendraient de cheval pour, de leurs jolies mains blanches, faire manger la soupe à un pauvre vieux qui n'est pas propre tous les jours. Que voulez-vous ? quand on n'a plus ni yeux ni bras, ça n'est pas commode de faire sa toilette.

« Que oui, qu'elle est charitable, la demoiselle ! seulement... »

— Seulement quoi ?

L'aveugle prit un air embarrassé.

— Faut pas vous en fâcher, monsieur, car je devine que vous vous intéressez à elle. Eh bien ! Mamzelle Mauduit est généreuse et admirable, mais y lui manque, quoi ! un brin ce quéque chose qu'ont les personnes pieuses. Elle ne sait pas consoler, comme on le fait quand on croit au bon Dieu. Y a dans mon village des sœurs religieuses qui ne sont pas riches, mais qui vous relèvent le cœur par de bonnes paroles ; après leur visite, on n'a souvent pas beaucoup plus de quoi, mais on supporte mieux la misère.

— Vous avez raison, mon brave. Ce n'est pas la faute de Mlle Mauduit si le sens chrétien lui manque ; comme vous lui devez de la reconnaissance, priez pour elle et pour son oncle, cela leur fera grand bien.

Quand Albéric revit Gilberte, avec son tact ordinaire il ne fit aucune allusion à la petite scène dont il avait été témoin, et la jeune fille lui en sut gré : elle avait horreur des flatteries. Il ne parla plus avec elle que de choses insignifiantes jusqu'à son départ qui eut lieu le lendemain.

En descendant de sa chambre pour faire ses adieux à la petite société des Marnes et à son oncle, il rencontra Gilberte dans le vestibule. Elle s'approcha de lui comme pour lui souhaiter un bon voyage et lui tendit la main.

— Quoique je ne les connaisse pas, présentez mes respects à vos parents et mes amitiés à vos sœurs, dit-elle ; ce que vous m'avez dit d'eux tous m'a donné l'envie de les connaître.

— Eh bien ! répondit Albéric en pressant ses doigts frêles dans sa main robuste, il vous faudra venir faire connaissance avec ma famille ; cela ne vous sourirait guère peut-être tout de suite, mais souvenez-vous que du jour où vous souffrirez, où vous aurez besoin d'un lieu calme et propice à rasséréner votre âme, vous pourriez venir à nous. La maison de mes parents vous sera toujours ouverte et l'on saura vous y consoler.

— Je vous promets de me rappeler cela, dit Gilberte gravement ; mais combien je ferai tache dans ce milieu si parfait !

— Ne vous inquiétez pas de cela. Au fond, vous êtes cent fois meilleure qu'on ne le croit.

Et, entrant au salon, il laissa Mlle Mauduit toute songeuse.

III

Autour de la table somptueusement servie sur laquelle étincelaient l'argenterie et les cristaux et que décorait au centre un surtout de fleurs délicates, une demi-douzaine d'hommes devisaient et discutaient, pour la plupart grisonnants ou chauves ; ils vidaient prestement les fins verres de Bohême alignés devant eux, gravés au chiffre du maître de la maison et à chaque instant remplis des vins les plus exquis. L'atmosphère était chaude, les mets savamment élaborés, la causerie animée ; et cependant sur le front de ces convives il y avait comme un signe mystérieux, marque diabolique qui leur enlevait cette majesté naturelle à l'âge mûr.

Ils sonnait dans ces voix mordantes quelque chose de pénible à entendre, dans cette gaieté un écho railleur, métallique ; ils avaient à la lèvre un rictus sceptique qui faisait mal à voir.

De quoi s'entretenaient ces hommes ? Mon Dieu, de sophismes impies, paradoxes bizarres, erronés, se croisant par-dessus cette table brillante, tous ces discours piqués çà et là d'une raillerie, d'un mot couvert, très cru sous sa périphrase, coupés de rires cyniques, ou relevés d'anecdotes bouffonnes.

Et au milieu de ce groupe de voltairiens à faces démoniaques, assise entre un vieillard aux cheveux blancs, au regard inquiet et cauteleux et un député à la crinière fauve, aux yeux jaloux et durs, une jeune fille demeurait paisible et sereine.

Jolie et gracieuse, elle semblait un ange fourvoyé au milieu d'une horde satanique. Et cependant Mlle Gilberte Mauduit pouvait avoir la beauté d'un ange, elle n'en avait point l'âme ; ses traits étaient loin d'en porter l'expression séraphique. Elle écoutait de toute la puissance de ses jolies oreilles rosées les dissertations des invités de son oncle ; elle riait en montrant toutes ses dents (de fort jolies dents, ma foi !) aux historiettes de goût médiocre qu'ils lui servaient ; elle les trouvait plaisantes, mais au fond elle n'y comprenait absolument rien.

Un observateur plus profond que ceux qui l'entouraient eût pu remarquer, cependant, que la fusée joyeuse s'éteignait sur ses lèvres aussi vite qu'elle y montait, et que ses yeux foncés, tantôt doux comme du velours ou étincelants comme le diamant, prenaient soudain une expression rêveuse, presque sombre.

Ils avaient aussi, par instants, une lueur méprisante à l'adresse des hôtes bizarres que recevait son oncle.

Mais qu'importait à ceux-ci l'opinion d'une enfant de vingt ans ? eux, qui ne savaient même pas s'arrêter quand une parole âpre et mauvaise l'étonnait, ni voiler discrètement le récit scandaleux qui lui faisait ouvrir tout grands ses yeux limpides.

— Il faut que la jeunesse s'instruise, répétait l'amphytrion avec son sourire infernal ; nous vivons dans un siècle où l'on ne se nourrit plus d'idéal, de mysticisme ; on vit terre à terre, la matière a remporté enfin la victoire sur les sots préjugés, il faut que jeunesse s'instruise.

Par exemple, si quelqu'un s'avisait de lancer une bouffonnerie rabelaisienne, une plaisanterie triviale, Mlle Mauduit avait une manière de froncer le sourcil qui coupait net la parole au narrateur inconvenant.

Le dessert achevé, on passa au salon où Gilberte servit le café avec sa grâce tranquille de tous les jours. Puis, quand chacun eut vidé sa tasse de Sèvres et essuyé sa moustache, les messieurs allèrent au fumoir quand Mlle Mauduit les y eut invités.

Alors elle demeura seule dans ce grand salon or et cerise dont les glaces lui renvoyaient sa charmante image. Elle eut un soupir de soulagement : « Ils sont bien amusants, murmura-t-elle, mais je le méprise tous ! »

Elle s'agenouilla devant le foyer, sur un coussin de velours et rêva un instant, ses prunelles noires fixées sur la flamme ardente. Puis elle se releva, alla à l'une des vastes fenêtres bien closes sous les rideaux de soie qu'elle écarta brusquement et colla son front à la vitre froide.

Au dehors, le ciel était bleu et clair, piqué d'étoiles luisantes ; il gelait dur, sans vent, sans bise. C'était un temps magnifique, on patinerait ferme le lendemain au bois.

Mais tous ceux qui s'amusaient ce soir-là, soit dehors, encapuchonnés dans de chaudes fourrures, soit moelleusement assis au coin de leur cheminée bien garnie, songeaient-ils aux malheureux grelottant sous les minces vêtements et dans les mansardes sans feu ?

À vrai dire, Gilberte n'y songeait pas non plus.

Comme les fumeurs ne rentraient pas encore, elle ouvrit le piano et s'apprêtait à jouer une valse en sourdine, quand un bruit de voix arrivant du vestibule l'en empêcha ; on distinguait le timbre cassant de M. Simiès, puis un autre plus timide et plus doux. Celui du premier répétait les épithètes les moins flatteuses, émaillées de jurons grossiers.

Mlle Mauduit ouvrit la porte et parut dans l'antichambre.

— Qu'y a-t-il donc ? fit-elle mécontente, pourquoi tout ce tapage ?

Il y avait que Lazare laissait entrer une femme en haillons, hâve, maigre, éplorée, qui demandait du secours pour son enfant mourant de faim et de froid dans une mansarde au sixième étage de la maison. Et Lazare avait failli à tous ses devoirs en appelant son maître occupé à savourer un délicieux cigare au milieu de ses amis, dans le fumoir gaiement éclairé.

Aussi les mots gracieux de : « butor ! imbécile ! maroufle ! » pleuvaient-ils sur l'infortuné domestique. Et, tout en rudoyant celui-ci, M. Simiès malmenait fort la pauvre femme qui, toute tremblante, cherchait à gagner la porte.

M. Simiès était outré. Il faisait bon vraiment lui amener tous les mendiants de la rue, on ne trouvait plus que cela maintenant sur son passage, etc.

Gilberte écoutait, interdite, cet homme qui venait d'étaler tout à l'heure à table de si belles maximes humanitaires, les idées les plus philanthropiques, les principes les plus égalitaires. Selon lui, la différence des castes et des fortunes était une injustice criante, une grande lacune à combler dans l'économie politique ; et voilà qu'il menaçait de renvoyer son valet de chambre parce que celui-ci avait jugé bon d'introduire une malheureuse femme au vestibule ?

Gilberte considérait son oncle avec une surprise indignée, et quand celui-ci rentra au fumoir en refermant violemment la porte derrière lui, elle dit à Lazare de sa belle voix tranquille et douce :

— Désormais, Lazare, c'est toujours moi que vous appellerez pour ces sortes de choses. Restez, ajouta-t-elle en s'adressant à l'inconnue qui baissait humblement la tête. Excusez la vivacité de M. Simiès, il n'aime pas qu'on le dérange quand il a du monde. À l'avenir adressez-vous à moi. Quel est votre nom ?

— Maria Pontoux.

— Et vous demeurez dans la même maison que moi ? Et votre enfant est malade ? C'est bien, j'irai vous voir demain et je verrai ce dont vous avez besoin ; en attendant, prenez ceci pour subvenir au plus pressé.

Elle mit un billet de vingt francs dans la main de la femme qui s'éloigna en la bénissant.

Gilberte revint au salon et se mit au piano pour chantonner doucement, sans élever la voix, une vieille mélodie un peu démodée, mais expressive dans sa naïveté antique.

Les messieurs, abandonnant le fumoir, se rapprochaient de la musicienne, faisant mine de se boucher les oreilles :

— De grâce, mademoiselle Gilberte, pas cet air à porter en terre, nous vous en supplions ; quelque chose de plus gai ; vos chansonnettes de l'autre jour, par exemple.

Gilberte s'exécuta d'assez mauvaise grâce et chanta un fragment d'opérette qui, si elle en avait compris le sens, n'eût point passé par ses lèvres.

Elle amusait son oncle et ses invités, c'était ce qu'il fallait, elle n'y voyait pas plus loin.

Entre onze heures et minuit ces messieurs se retirèrent ; Gilberte un peu lasse tendit son front à Simiès comme tous les soirs ; mais, l'attirant à lui, le vieillard lui dit :

— Sais-tu que tu es jolie fille ? Tous mes invités sont amoureux de toi.

— Je le sais bien, répondit Gilberte en bâillant.

— Ah ! ah ! tu as conscience de ta beauté, j'aime cela ; au moins tu n'es pas de ces petites niaises ingénues qui n'osent se regarder au miroir.

— Il n'y en a pas beaucoup comme cela, mon oncle.

— Si, mignonne, dans les couvents.

— Après tout, fit la jeune fille, s'amusant à effeuiller les pétales parfumés d'un bouquet qu'elle portait au corsage, ce n'est pas nous qui nous donnons notre beauté ; pourquoi en serions-nous glorieuses ? heureuses, oui, je le comprends, mais fières, c'est sot et ridicule.

Simiès continuait à regarder sa nièce en mâchonnant un cigare éteint.

— Tu seras un bon parti pour le mari qui te prendra, dit-il enfin.

— Moi, un bon parti, mon oncle ?... Dites plutôt que je puis faire un beau mariage, cela, oui.

— Quant à ça, c'est sûr, tu épouseras un nabab.

— Oh ! un nabab, il faudrait donc me marier pour de l'argent ? une fille comme moi ne fait pas de ces choses viles ; l'or peut faire le bonheur d'une sotte, pas le mien.

— Ah ! que tu es bien femme avec ta folle imagination ! Mais tu seras riche toi-même.

— Pas tant que ça, mon oncle : le petit bien que je tiens de ma mère ne constitue pas une dot brillante.

— Et comptes-tu pour rien ton vieux mécréant d'oncle ? Tu as des espérances, ma mignonne, et en attendant de retourner au néant, ce que je me souhaite le plus tard possible, je puis doubler, tripler même ta dot insuffisante.

— Mon oncle, vous êtes bien bon, mais...

Elle hésita une seconde, puis relevant vaillamment sa belle tête blonde :

— Je ne veux pas être prise pour mon argent.

M. Simiès se mit à rire bruyamment.

— Ah ! ah ! ah ! voyez-vous cette petite orgueilleuse qui ne compte que sur ses beaux yeux pour attirer le prince charmant ! Mais, ma chère enfant, nous ne sommes plus au temps des cours d'amour, Dieu merci ! c'était aussi celui de la tyrannie. Il n'y a plus au monde que les mariages de raison ou de convenance, et non plus de sentiment. Les inclinations, enlèvements, etc., tout cela est hors de raison. Ne t'en déplaise, mignonne, on n'adore plus que le veau d'or, son règne est bien établi, mets-toi cela dans la tête et apprends comme les autres à faire la courbette devant lui.

— Et cela rend heureux ?

— Si l'on sait faire, oui, mademoiselle, et la femme sait toujours faire si elle est adroite et rusée. Monter toujours, s'enrichir le plus possible et jouir à satiété de tout ce que l'existence, qui ne nous est pas donnée deux fois, offre de plus agréable, voilà la seule vie sensée, parce que tout sera fini dès que la machine sera détruite.

— C'est-à-dire à la mort, mon oncle ?

— Oui. Un mauvais moment à passer, je l'avoue, mais bast ! pourvu qu'on ait profité de ce qui vient avant et qu'on ait bu à pleines lèvres à la coupe des ivresses !

— Et aussi pourvu qu'on ait rendu heureux les autres, mon oncle ?

M. Simiès ricana sèchement :

— Ma chère, souviens-toi de cette maxime fort juste au fond, quoique son origine soit sotte : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. »

— Mais, mon oncle, c'est la devise des égoïstes.

— Eh ! parbleu ! ma nièce, il n'y a d'heureux en ce monde que ceux qui n'ont pas de cœur. Ceux qui s'occupent du bonheur d'autrui avant le leur propre ne sont que des imbéciles. Va te coucher, fillette, et nous te découvrirons bien un mari facile que tu mèneras par le bout du nez, et qui soit surtout plusieurs fois millionnaire.

Cette perspective ne parut pas éblouir Gilberte qui se dirigea vers son appartement d'un air soucieux.

Cet appartement était un joli nid rose qu'elle avait fait arranger à son gré et qui encadrait fort savamment sa beauté de blonde.

Des deux côtés de la cheminée se voyaient les portraits de son père et de sa mère à laquelle elle ressemblait beaucoup.

Gilberte s'accouda sur le marbre et examina, dans la glace qui reflétait le feu des bougies, son gracieux visage blanc et rosé, éclairé de beaux yeux sérieux. Ces yeux se regardèrent profondément, comme si elle eût voulu lire dans ses propres prunelles jusqu'à son âme.

— Mon oncle est dans l'erreur, murmura-t-elle toute rêveuse, l'argent ne fait pas uniquement le bonheur, cela c'est dans tous les livres ; avant lui il y a l'amour, un sentiment que je ne connais pas, que je ne saurai peut-être jamais. Je ne manque de rien, je mène une vie luxueuse et... il y a en moi quelque chose qui n'est jamais satisfait, qui demande avidement à être comblé.

« Mon oncle est aussi dans l'erreur en affirmant que les égoïstes seuls sont heureux : j'aurais honte de ne penser qu'à moi et je n'y trouverais pas de jouissance. S'aimer avant tout n'apporte qu'une félicité relative ; le cœur humain ne peut se suffire à soi-même ; moi, je ne me suffis pas. »

Elle se détourna lentement et soupira :

— Où trouver ce qui me manque ?

Puis elle se mit à détacher ses beaux cheveux ondés et se coucha sans un mot de prière à Dieu, comme tous les soirs.

Gilberte ne savait pas prier.

IV

Elle avait demandé à voir Gilberte Mauduit et Gilbert y avait couru ; c'était celle de ses amies qu'elle préférait, quoique ce ne fût encore qu'une enfant. Et voilà que cette jolie Odette, ayant pris froid au sortir du bal, se mourait d'une phtisie galopante.

Gilberte vint la voir plusieurs fois, mais, à la fin, Odette la reconnaissait à peine et criait, désespérée, qu'elle ne voulait pas mourir. C'était navrant à voir et à entendre.

Le dernier jour, Mlle Mauduit arriva au moment de l'agonie ; ce fut atroce ; la moribonde n'était plus reconnaissable ; sa figure était effrayante ; elle suffoquait, ses bras battaient l'air, et sa pauvre poitrine oppressée cherchait un souffle qui n'arrivait plus à ses lèvres. Puis, après quelques minutes de convulsions épouvantables, rien ne bougea plus sur cette physionomie vieillie au moins de dix ans ; un silence solennel succéda au râle et aux mouvements désordonnés, et le corps raidi s'immobilisa, semblable à une statue de pierre.

Le désespoir des parents fut d'autant plus violent qu'ils n'avaient, pour se soutenir, ni la résignation chrétienne, ni la pensée du revoir dans un monde meilleur.

Gilberte contemplait son amie, sans prier, ses mains serrées l'une contre l'autre. Très impressionnée, elle rentra chez elle toute frémissante, se débarrassa de ses vêtements de sortie et demeura le reste de la journée à songer mélancoliquement au coin de son feu.

Toujours passait et repassait dans son esprit ce corps tordu par la douleur, cette tête nimbée de cheveux d'or, ces yeux fixes, grands ouverts, quoique sans vie.

Elle se voyait elle-même tombant un jour dans le grand silence de l'éternité comme cet être jeune et charmant qu'on appelait Odette, doux oiseau gazouillant qui semblait convié dans l'existence à une fête éternelle.

Elle se rappelait avoir vu entrer du monde auprès de la trépassée ; nul ne s'était agenouillé, nul n'avait su dire un mot encourageant à la pauvre mère ; et, au souvenir de l'effroyable indifférence de ces gens qui se disaient des amis, son cœur se sentait triste à mourir.

Elle aussi n'avait su murmurer aucune parole de consolation aux infortunés parents, elle n'avait rien trouvé dans son esprit ordinairement fécond.

Et maintenant elle avait le cœur lourd comme du plomb, pauvre âme ! La mort lui semblait horrible chose, à elle aussi, qui ne voyait au-delà que le néant.

Elle eut envie de faire prier son oncle de dîner seul, mais elle crut de son devoir de ne point l'abandonner et de secouer sa mélancolie, et elle se rendit à la salle à manger quand le repas fut annoncé.

Mais à table elle était aussi pâle que la morte à laquelle elle songeait, et elle touchait à peine aux mets qu'on lui présentait.

— Qu'as-tu, fillette ? es-tu malade ? lui demanda M. Simiès.

— Non, mon oncle, mais vous savez que j'ai vu mourir aujourd'hui Odette Vallabrègue et cela me peine profondément.

— Bah ! ma chère, s'il fallait se préoccuper de tous ceux qui nous quittent, on n'y tiendrait pas. Malheureusement nous n'y pouvons rien et le mieux est d'oublier.

— Puisque nous n'y pouvons rien, murmura Gilberte songeuse, c'est donc qu'il y a une puissance supérieure à laquelle nous devons nous soumettre bon gré mal gré.

— Mon enfant, c'est la nature. La machine humaine se dissout de même qu'elle s'est formée, encore plus vite même, et dans ce monde tout a une fin.

— Qu'est-ce que la mort ? reprit lentement la jeune fille.

— Je te le dis : la dissolution des molécules formant le tout qu'on appelle un corps, machine dont tous les rouages...

Gilberte fit un geste d'impatience.

— Je le sais bien, mais comment concevez-vous qu'un être qui a pensé, agi, lutté, aimé, ne soit plus en quelques minutes qu'une chose inerte, même repoussante ?

— Je le conçois, je le conçois... c'est-à-dire... que veux-tu, fillette, c'est la loi. Je sais bien que cette idée est peu compatible avec vos jeunes imaginations, mesdemoiselles ; c'est ainsi pourtant, et le plus sage est de n'y point penser jusqu'à l'heure où il faudra retourner au néant. Tant pis pour ceux qui s'en vont trop tôt ! Voilà pourquoi je dis : jouir, jouir le plus vite et le plus possible, car l'existence est malheureusement courte. Vois-tu, mignonne, je te le répète souvent, la vie est un théâtre, pas autre chose ; c'est à l'homme à se montrer bien comédien. Tu me dis que les Vallabrègue font mal à voir, tant ils se désolent ? cela se comprend, ils n'avaient que cette fille. Bah ! ils sont riches, on les plaindra moins ; l'argent n'est-il pas le baume qui guérit toutes les blessures ?

Gilberte écoutait ces théories débitées sur un ton cynique, et un flot de tristesse lui noya le cœur. Décidément elle n'était pas l'élève accomplie du voltairien Simiès. Il avait bien cultivé cet esprit précoce, le pauvre athée, mais il n'avait pu encore le façonner à son image.

À la fin la mélancolie et le mutisme de sa nièce l'impatientèrent.

— Est-ce que ça te prend souvent ? dit-il, gouailleur, en quittant la table et en allumant un cigare. En ce cas, je supplierai tes amies de veiller soigneusement sur leur santé, car je n'aime pas à voir une figure patibulaire à mes côtés lorsque la vie leur joue le mauvais tour de les quitter.

Gilberte tressaillit, mais ne répondit pas ; il avait des instants où les défauts grossiers de cet homme ne se déguisaient plus, et elle se demandait avec une secrète épouvante si cet oncle pour lequel elle professait un culte admiratif et reconnaissant avait en lui quelque chose ressemblant à un cœur.

En rentrant dans sa chambre, elle tremblait comme prise de fièvre et se sentait envahie d'un froid mortel.

Toute la nuit elle rêva de la pauvre morte dont le râle d'agonie la poursuivait jusque dans son sommeil.

Le lendemain, elle pria M. Simiès de l'accompagner chez les Vallabrègue.

— Moi, bon Dieu ! s'écria le vieillard en reculant, si je mets les pieds dans cette maison je serai obligé d'entrer dans la chambre mortuaire ; or, je n'ai pu, de ma vie, supporter la vue d'un mort.

Gilberte ouvrit de grands yeux :

— Quoi ! vous, mon oncle ?

— Oui, fillette, affaire de nerfs ; et comme c'est un spectacle malsain pour la jeunesse, outre qu'il est peu récréatif, je te défends expressément de retourner là-bas.

— Mais, mon oncle, moi...

— C'est entendu, n'en parlons plus. Au reste, voilà deux jours que tu m'entretiens de ces agréables choses ; je désire qu'il n'en soit plus question. Ton amie n'est plus, j'en suis fâché pour elle et pour toi, mais la vue des cadavres ôte la gaieté et l'appétit, je ne veux pas que tu tombes malade.

Gilberte obéit à regret. Elle ne comprenait plus son oncle, cet esprit fort qui tremblait devant un corps sans vie, lui qui traitait si légèrement de la dissolution de la machine.

Puis, comme à cet âge et sur les natures peu éprouvées, le chagrin glisse sans laisser de traces, Gilberte reprit bientôt ses plaisirs, et les succès qu'elle remporta dans le monde, de même que l'existence frivole et dorée qu'elle menait, effacèrent de son cœur le souvenir de la journée où elle avait vu mourir son amie.

V

Un matin que Gilberte entrait à la salle à manger, fraîche et souriante dans son négligé de peluche, elle trouva M. Simiès qui dégustait savamment son déjeuner. Après lui avoir serré la main, elle versait le chocolat bouillant dans sa petite tasse d'argent niellé, quand son oncle, qui la regardait en dessous, dit soudain :

— Combien y a-t-il de tes invités qui ont répondu ?

— Soixante-quatre, mon oncle.

— Très bien, ce sera une petite fête intime. Sais-tu, mignonne, pourquoi je la donne, cette fête ?

— Mais, mon oncle, je croyais que c'était à l'occasion de mon vingtième anniversaire, et je vous en remercie encore. Vous ne cesserez donc jamais de me gâter ?

— Si fait, ma fille, je cesserai, ou plutôt je permettrai à un autre de te gâter avec moi et cet autre sera ton mari.

— Oh ! alors, ce ne sera pas de si tôt.

— Tu te trompes, fillette, et justement tu crois que notre soirée de samedi est uniquement donnée en l'honneur de tes vingt printemps ?

— Pourquoi alors ? fit Gilberte inquiète en posant sa cuiller sur la table.

— Nous annoncerons tes fiançailles à nos amis ce jour-là.

— Mes fiançailles ?

Gilberte ouvrit de grands yeux.

— Ne fais pas la sournoise ; tu sais très bien que depuis quinze jours l'Australien Mahoni te fait une cour assidue.

— Il n'est pas le seul. Qu'est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve, mademoiselle l'ingénue, que, pas plus tard que cette après-midi, il va surgir en grande tenue, pour me demander ta main, et nous la lui accorderons d'emblée.

— Mon oncle, vous plaisantez ? dit Gilberte qui suffoquait presque.

— Je plaisante ? nullement. Hein ! as-tu de la chance ? Madame Mahoni, cela ne sonne pas mal. Et tu épouses onze millions, tu entends : onze millions.

— Mon oncle, ce n'est pas sérieux ?

— On ne peut plus sérieux. Je dis bien, onze. Je croyais que c'était huit seulement, mais j'étais dans l'erreur.

— Qu'importe cela ? Je ne veux pas de ce mariage.

— Voyez-vous cela ? Elle veut faire la récalcitrante. Cette fortune ne te suffit pas ?

Gilberte fit un geste d'impatience.

— Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mon oncle.

— Voyons donc ?

— Sérieusement, vous voudriez me donner pour femme à ce... cet homme ?

— Parfaitement. Oh ! je sais qu'il n'est pas de première jeunesse, mais il ne porte pas ses cinquante-deux ans ; et s'il n'est pas beau, du moins il est bon enfant et c'est un point capital ; tu lui feras faire tout ce que tu voudras. Avec un mari vieux, enfin, et peu doué de charmes extérieurs, ma fille, une femme jeune et jolie a cent manières de se consoler.

— Mais, mon oncle, cet homme était à peu près ivre, si vous vous souvenez bien, au dîner des Mornaze ; c'est hideux, cela.

— Pardon, à peu près ivre, tu vas trop loin ; gris seulement, un peu allumé ; eh bien ! le beau malheur ! tu lui feras passer cette mauvaise habitude.

— Non, mon oncle, je vous le répète, je n'épouserai pas cet homme, il me déplaît, pour ne pas dire plus. Je ne puis l'aimer.

— Et qui te parle d'aimer, petite sotte ?

— Mais, alors...

— Est-ce que par hasard vous auriez quelque inclination pour un freluquet quelconque, ma nièce ?

— Non, mon oncle, répondit nettement Gilberte, je n'ai d'inclination pour personne.

— À la bonne heure. Je hais le sentimentalisme, vous savez ; c'est d'ailleurs chose absolument démodée de nos jours. Qu'importe que vous ne chérissiez pas Mahoni, au fond je le comprends, mais avec sa fortune vous serez la première femme de Paris.

— Je n'y tiens pas.

— Comment ! tu ne serais pas fière de porter le sceptre de la beauté et de la richesse, car enfin l'une fait ressortir magnifiquement l'autre. Tu éclipseras toutes tes amies.

— Mon oncle, vous me prêchez toujours l'égalité.

— Certainement, certainement, ma nièce ; mais rien ne vous empêche de profiter des biens que le hasard jette entre vos mains.

— Mon oncle, je vous en prie, éconduisez M. Mahoni, ce soir. Je ne saurai paraître devant lui. Vous lui direz ce que bon vous semblera.

— Du tout, du tout, vous répondrez oui. Vous mettrez, après déjeuner, votre robe de drap bleu ; elle vous sied à ravir. D'ailleurs, il est inutile de vous faire prier ; j'ai encouragé Mahoni et lui ai presque donné ma parole, lui affirmant que ses vœux seront acceptés. Je ne réponds même pas de ne pas le voir arriver avec l'écrin de fiançailles en poche. Or, tu sais, petite, les diamants qu'il t'offrira ne seront pas du strass. Il m'a insinué gentiment que la corbeille fera l'ébahissement de Paris. Eh bien ! tu ne manges pas ? ton chocolat refroidit.

— Je n'ai pas faim, répondit Gilberte en repoussant la tasse d'argent.

Elle était toute pâle et sa main tremblait sur la table d'ébène.

— Mon bon oncle, reprit-elle enfin d'une voix douce, je vous affirme que non seulement je n'éprouve aucune sympathie pour votre ami d'Australie, mais il m'inspire... de l'aversion, positivement.

— Je vous ai déjà priée de me taire ces grands mots. Je ne sais où vous prenez ces airs tragiques ; vous n'avez pas été élevée au couvent, cependant. De grâce, respectez ma tranquillité et ne troublez pas mon déjeuner. J'exige, vos entendez, j'exige que vous épousiez Mahoni. Je veux votre bonheur en dépit de vous-même. J'entends être obéi. Jusqu'à présent, je vous ai laissée faire vos volontés, aujourd'hui je veux être écouté.

— Mon oncle, croyez que je me rappelle toutes vos bontés et je vous reste soumise et reconnaissante, mais je ne puis lier mon existence à celle d'un homme que je n'estime pas. Vous vous figurez, pauvre cher oncle, que mon bonheur est là ? Point du tout, et puisque vous ne demandez qu'à me voir heureuse, ne me parlez plus de M. Mahoni.

Gilberte crut avoir fléchi M. Simiès. Quels furent son étonnement et même son effroi quand elle vit la face du vieillard, habituellement colorée, devenir pâle et contractée, et son poing retomber violemment sur la table dont les porcelaines s'entrechoquèrent avec bruit.

— Je ne veux point de résistance à mes ordres, cria-t-il, d'une voix furieuse. Vous épouserez Mahoni et me ferez grâce de vos simagrées. Réfléchissez à mes paroles et donnez-moi un oui décisif d'ici quelques heures, sinon vous resterez enfermée chez vous jusqu'à ce que vous obéissiez ; si vous persistez dans votre stupide obstination, je vous chasse de ma maison.

Sur ces mots il sortit en frappant violemment les portes. Gilberte était sur le point de défaillir, mais elle était vaillante et, malgré son chagrin, son parti fut bien vite pris : elle se rendit dans son appartement et y demeura toute la journée.

À midi elle fit prier son oncle de déjeuner sans elle sous prétexte qu'elle se sentait souffrante.

« Bouderie d'enfant gâtée, pensa le voltairien qui n'en perdit pas un coup de dent ; et il ajouta en ricanant : pas si bête que de résister aux séductions de onze millions quand on est femme. Elle me remerciera un jour. »

L'après-midi l'Australien se fit annoncer : c'était un homme déjà âgé, de tournure épaisse et d'une grande vulgarité de langage.

Il portait des bagues à tous les doigts et des brillants d'un prix fou en boutons de chemise, mais il n'en paraissait que plus laid.

M. Simiès fit appeler Gilberte.

Mlle Mauduit fit répondre qu'elle ne pouvait se rendre au salon. C'était un refus formel.

M. Simiès devint jaune et son compagnon s'étonna.

— Mon cher, lui dit le premier, les jeunes filles sont parfois fantasques. Nous avons eu ce matin une petite altercation, ma nièce et moi, elle me garde rancune.

— Était-ce à mon sujet ? demanda Mahoni déjà effrayé.

— Pas tout à fait, dit M. Simiès avec son aimable sourire. Je suis désolé de vous avoir dérangé inutilement. Revenez donc dans deux jours et je vous promets que votre jolie fiancée ne se fera pas prier pour vous voir. Excusez-la, aujourd'hui elle est un peu nerveuse.

L'Australien se retira légèrement dépité, mais confiant encore aux belles promesses de son ami.

Le reste de la journée Gilberte eut de formidables battements de cœur : elle s'attendait à chaque instant à voir paraître son oncle furieux, comme elle l'avait vu le matin.

Il n'en fut rien ; M. Simiès ne parut pas. Il lui envoya simplement un billet par lequel il la priait de demeurer dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle devînt raisonnable, la prévenant que M. Mahoni se présenterait derechef à la maison le jeudi suivant.

Elle avait donc le temps de réfléchir.

Gilberte tint bon, et, malgré la peine que lui causait moins sa réclusion que la colère de son oncle, elle ne fit point parvenir à celui-ci le oui attendu.

Le jeudi, à deux heures, on entendit le ronflement d'une superbe automobile admirée de tout Paris, qui s'arrêtait devant la maison de M. Simiès.

Avant que le visiteur fût introduit au salon, le tuteur de Gilberte entrait chez sa nièce.

Elle l'attendait. En le voyant elle se leva, très pâle, mais très résolue. Il ne parla point, mais il braqua sur elle son petit œil gris interrogateur.

— Mon oncle, dit-elle nettement, je suis fâchée de vous faire de la peine ; je n'ai pas besoin de vous affirmer encore toute mon obéissance et ma tendresse, mais ce que vous me demandez je ne le puis.

M. Simiès la regarda froidement :

— Trêve de grands mots, répliqua-t-il, vous ne voulez pas devenir Mme Mahoni ?

— Non.

Il ne fut point attendri par le regard suppliant de ses beaux yeux, ni par cette pâleur, ni par ces fraîches lèvres roses qui se tendaient à lui comme pour implorer un baiser de réconciliation. Il ne songea qu'à sa propre défaite, à l'humiliation qu'il allait subir dans le salon où l'attendait le malheureux prétendant.

Sa colère fut terrible, mais froide.

— Je n'ai pas besoin de vos protestations oiseuses. Je sais maintenant que vous n'avez pas l'ombre de cœur et cela me suffit. Oh ! pas de scène, je vous en prie, j'ai les phrases en horreur. Vous allez quitter ma maison aujourd'hui même pour n'y plus revenir.

— Mon oncle ! supplia Gilberte.

— Je vous chasse.

— Où voulez-vous que j'aille ?

— Où vous voudrez. Vous êtes assez bien douée pour vous tirer d'affaire, ajouta-t-il avec son ricanement sceptique. Si vous préférez le couvent, vous y trouverez au moins la sensiblerie que vous aimez.

— Je resterai avec vous, mon bon oncle ; que ferions-nous l'un sans l'autre ? Je vous soignerai bien, vous savez comme je vous aime.

— Parbleu ! fit le vieillard avec un rire brutal, vous voulez veiller sur votre héritage. Croyez-moi, n'y comptez pas, je vais refaire mon testament ce soir même, et vous serez déshéritée.

Gilberte avait pâli sous l'insulte. Elle se redressa, et, sans colère, mais avec une grande dignité :

— Assez, mon oncle, je n'ai jamais songé à hériter de vous ; il est probable que vous vivrez aussi longtemps que moi et je vous le souhaite. Je n'ai jamais une minute pensé à ce que votre mort pourrait me rapporter un jour. Vous me chassez de votre toit, c'est bien, je n'y resterai pas. J'emporte néanmoins le souvenir de vos bontés passées que n'efface point votre dureté actuelle. Adieu, mon oncle, soyez heureux et ne pensez plus à moi puisque vous me traitez d'ingrate.

C'est ainsi que se séparèrent sans se toucher la main, sans un mot de regret, ces deux êtres qui avaient vécu plus de dix ans dans la plus grande intimité.

Une fois la porte refermée sur M. Simiès, Gilberte s'affaissa sur une chaise et se couvrit le visage de ses mains.

— Chassée ! murmura-t-elle, et je ne sais où aller.

Comme elle n'était pas fille à s'éterniser sur des regrets superflus, elle se fit apporter sa malle et commença à y empiler son trousseau et quelques menus objets.

Elle endossa un costume de voyage simple et élégant, mit dans sa bourse ses économies de jeune fille qui se montaient environ à quinze cents francs plus un peu de menue monnaie, et suspendit à sa ceinture une légère sacoche contenant ses bijoux, assez nombreux d'ailleurs, puisqu'elle possédait ceux de sa mère.

Elle fit descendre son bagage chez la concierge et sortit ; elle avait besoin de marcher, de se secouer, car elle se sentait comme sous l'influence d'un rêve pénible.

— Où aller ? où aller ? se répétait-elle le long du chemin.

Certes, elle ne manquait pas d'amies. Malheureusement, elle se voyait obligée de n'aller frapper à la porte d'aucune d'elles. Son histoire eût vite fait le tour de Paris. Et que dire ? Qu'elle était chassée de chez son oncle ? Elle eût avoué son étrange position, et de grand cœur, si elle eût connu une seule personne capable de la bien conseiller.

Mais, parmi ces jeunes femmes ou ces jeunes filles si aimables en visites, elle n'avait pas une confidente, pas une véritable amie, ainsi qu'elle l'avait confié à Albéric Daltier.

Non, personne, Gilberte était bien absolument seule et abandonnée dans ce grand Paris, dans l'univers entier, même.

Elle fuyait d'instinct les rues fréquentées ; il lui eût été pénible de rencontrer en ce moment quelque rieuse compagne ou quelque ami de M. Simiès, qui se fussent étonnés de voir pour la première fois Mlle Mauduit parcourir seule à pied les rues de Paris.

Après une heure de marche inconsciente, Gilberte fut lasse, bien lasse.

Où se reposer ? Elle avait besoin de penser loin du bruit de la foule.

Elle descendait la rue Blanche et vit à sa droite l'église de la Trinité.

« Si j'entrais là ? » se dit-elle.

Un scrupule lui vint : elle qui ne mettait jamais le pied à l'église, il lui semblait malséant de venir s'y asseoir ainsi que ces mendiants et ces vagabonds qui raillent les choses saintes, mais cherchent ce lieu de repos et de chaleur, l'hiver, sous les voûtes sacrées.

Eh ! mon Dieu ! n'était-elle pas vagabonde, elle aussi, la pauvre Gilberte ? Savait-elle seulement où, ce même soir, elle reposerait sa tête ?

Faisant taire sa délicatesse ombrageuse, elle franchit le porche, et, sans prendre d'eau bénite, sans s'agenouiller pour faire au moins un acte d'adoration, elle s'assit à l'ombre d'une nef déserte, gardant là comme ailleurs sa tenue correcte, avec une nuance de respect instinctif.

Elle ne savait pas offrir sa peine à Dieu, la pauvre enfant, elle ne savait pas lui crier : « Inspirez-moi, car je souffre et je ne sais à quoi me résoudre. » Seulement Celui qui l'appelait secrètement du fond du tabernacle veillait sur cette âme dévoyée par une fausse éducation et qui renfermait cependant de hautes aspirations.

Il lui envoya une pensée soudaine.

— Les Daltier ! je n'y songeais pas ! pourquoi n'irai-je point à eux ? Je suis sûre qu'ils ne me repousseront pas.

Cette inspiration lui était soufflée par son bon ange ou par sa mère, certainement. Qui sait ? pour son salut sans doute ; pour son malheur aussi peut-être.

Il était tard, nul office n'avait lieu et l'église demeurait plongée dans la solitude et l'ombre mélancoliques qui portent à la prière.

Mais Gilberte ne savait plus prier depuis qu'elle avait oublié l'année bénie de sa première communion et passé de nouveau sous la tutelle fatale du voltairien Simiès.

Elle rêva seulement ; quand elle fut reposée et que sa résolution fut bien arrêtée, elle quitta l'église comme elle était entrée, se jeta dans une voiture qui passait à vide et se fit conduire rue de Lisbonne.

On hissa sa malle à côté du chauffeur et Gilberte jeta un dernier regard à cette demeure où elle avait vécu insouciante et heureuse et qui lui montrait encore sa fenêtre riant sous le store rose.

À la gare de Lyon, en attendant l'heure du train, elle se fit servir un léger repas au buffet ; puis, quand le moment du départ fut venu, elle s'installa dans le coin d'un compartiment de dames.

Elle avait encore l'air d'une enfant, cette jeune fille jolie et distinguée ; un peu triste aussi, et voyageurs et employés regardaient avec quelque étonnement cette Parisienne de vingt ans qui partait sans une compagne, sans un ami, sans un parent pour l'escorter et lui souhaiter bon voyage.

Malgré son aplomb habituel, Gilberte se sentait gênée ; c'était la première fois qu'elle se mettait seule en route, et le trajet devait être assez long.

Alors, les pieds sur la bouillotte, la tête appuyée aux coussins gris du compartiment, elle ferma les yeux, feignant de dormir ; en réalité, elle pensait et sa pensée n'était pas riante.

Elle n'arriva à Marseille que le lendemain matin.

VI

Après l'algarade très vive qu'il avait fait subir à sa nièce, Simiès, rouge encore de sa colère, se rendit au cercle où il joua, perdit et gagna, ce qui le mit en meilleure humeur. Il écouta la conversation que tenaient quelques habitués assez près de lui ; on parlait de l'australien Mahoni et ce que l'on disait n'était pas à son avantage.

Simiès dîna au cercle et ne rentra que le soir, un peu penaud des propos qu'il venait de recueillir sur celui qu'il désirait tant pour neveu.

« La petite aurait-elle eu plus de flair que moi ? se dit-il, ou bien me suis-je laissé berner comme un imbécile ? Bah !... nous lui trouverons un autre mari, et elle fera la paix avec son vieux grognon d'oncle. Je parie qu'elle n'a pas pris mes menaces au sérieux et qu'elle dort maintenant sur ses deux oreilles dans son nid capitonné. »

Il essayait de se le persuader, le pauvre Simiès ; mais, avant d'entrer chez lui, il alla frapper à la porte de Gilberte.

« Elle dort, se dit-il, n'entendant point de réponse ; demain elle aura tout oublié. »

Mais, en dépit de lui-même, il était inquiet et, tandis que Lazare le déshabillait en silence, il n'osa l'interroger, appréhendant ce qu'on pourrait lui apprendre.

Le lendemain il sonna son valet de chambre le plus tard possible ; néanmoins il s'éveilla de bonne humeur ; quand on est M. Simiès et qu'on a gagné la veille au poker une somme assez ronde, cela fait oublier bien des soucis.

Cependant, il observa sur la figure de Lazare une gravité inusitée et, dès qu'il fut habillé, il courut à la salle à manger dans l'espoir d'y trouver une Gilberte un peu pâle, un peu boudeuse, mais enfin Gilberte.

Il n'en fut rien et sur la grande table ovale une seule tasse attendait devant le chocolat fumant.

Alors le vieillard devenu tout tremblant s'en alla à l'appartement de sa nièce ; il le trouva vide ; le lit n'avait pas été défait et le foyer restait froid.

Il frissonna en refermant la porte ; cette chambre lui fit l'effet d'un tombeau.

« Bon ! se dit-il, essayant de se tromper lui-même, elle veut me faire peur, la rusée, en se montrant dramatique comme une jeune première des Français, mais je parie qu'en ce moment elle déjeune de fort bon appétit chez les Arcane ou les Millagri, ses amis qui rient avec elle du tour qu'elle me joue. Mais moi aussi je vais lui en jouer un et je rirai aussi. »

Il eut un petit rire aigu, en effet, et déplia sa serviette pour prendre son chocolat ; mais ce matin-là, par hasard, il n'avait pas faim et cette place vide en face de lui l'exaspérait.

Depuis un mois environ la dernière institutrice de Gilberte avait été remerciée ; Simiès n'avait pas le don de retenir chez lui les demoiselles de compagnie et les gouvernantes ; et comptant bientôt marier sa nièce, il n'avait pas voulu introduire de nouveau une étrangère dans sa maison pour si peu de temps.

Aussi n'y avait-il pour le renseigner que Mme Dutel, la femme de charge, qui accourut toute mielleuse et hypocritement désolée à l'appel de son maître.

Simiès, d'un air qu'il tentait vainement de rendre négligent, s'enquit de l'heure où Mademoiselle Mauduit avait quitté sa demeure.

— Je ne sais pas au juste, monsieur, mais il faisait nuit et Mademoiselle a fait charger sa malle sur une voiture pour se faire conduire à la gare.

— Sa malle ? À la gare ? Quelle gare ?

— Je ne sais pas, monsieur, c'est la concierge qui a assisté au départ, et Monsieur sait que la brave femme n'a pas la mémoire longue.

— C'est bien, allez-vous-en.

Mme Dutel s'éloigna en feignant d'essuyer une larme ; mais, une fois la porte refermée, elle murmura :

— Tu ne la retrouveras pas de si tôt, vieux fou, et moi je m'en réjouis, car je vais être maîtresse au logis à présent.

Sans faire atteler sa voiture, Simiès s'habilla et, arrêtant une voiture au passage, il se fit conduire successivement à la gare Saint-Lazare, à la gare du Nord, de l'Est, de Lyon où enfin on le renseigna : en effet, la veille au soir, une jeune et jolie demoiselle avait pris un billet pour Marseille et était partie toute seule par l'express du soir.

« À Marseille ? se disait Simiès en remontant en voiture ; que diable irait-elle faire là-bas ? C'est une erreur de cet animal d'employé. »

Mais tout à coup il se frappa le front :

— Tonnerre ! s'écria-t-il, et les Daltier que j'oubliais !... Parbleu ! c'est chez eux qu'elle est !

Son mauvais sourire railleur reparut sur ses lèvres flétries :

— Ah ! pour le coup, c'est là qu'elle va s'amuser ! Autant entrer au couvent. Je parie ma tête qu'elle me revient avant trois jours.

Heureusement qu'il ne pariait qu'avec lui-même, le pauvre Simiès, car il risquait fort de perdre.

En chemin, ses réflexions s'assombrirent encore cependant : les jolies amazones qu'il rencontrait, allant au bois ou en revenant, lui rappelaient la fugitive.

— L'ingrate ! murmurait-il, oubliant que c'était lui qui l'avait chassée de sa maison, l'ingrate !

Lazare, qui, à midi, lui servit son déjeuner, reçut plus d'une rebuffade. Simiès trouvait mauvais et interminable ce repas que n'assaisonnaient pas les joyeuses saillies de Gilberte ; elle était si amusante, cette petite ; elle ne restait jamais à court pour répondre ; elle savait si bien contrefaire les gens ridicules ou poseurs !

Son café pris, Simiès alla fumer son londrès au salon selon son habitude, mais le salon aussi lui parut vide et glacial et il eut envie de briser le clavier encore ouvert où l'absente avait si souvent promené ses mains savantes.

Ce dont il ne se souvenait plus, c'est que ce jour était son jour de réception, et à l'heure du five o'clock survinrent des visiteuses auxquelles le malheureux ne put fermer sa porte, quelque désir qu'il en eût.

Il songea un instant à prétexter une indisposition, une migraine de sa nièce pour cacher cette absence intempestive, mais il pensa que tôt ou tard on saurait tout et il raconta qu'une petite altercation ayant eu lieu entre sa pupille et lui, elle en avait profité pour aller voir des parents qu'elle avait en Provence.

— Votre nièce est un caractère, monsieur Simiès, dit quelqu'un.

— Bah ! qu'appelez-vous un caractère ? Ma nièce Gilberte a toujours aimé l'inaccessible, l'extraordinaire ; ces jeunes filles, voyez-vous, ça a des idées, des idées !...

On pensa que Mlle Mauduit avait eu en tête quelque fantaisie pour un freluquet quelconque et que son oncle n'avait pas voulu permettre ce mariage.

On en profita pour déblatérer par derrière contre le tuteur et sa pupille.

Ce fut avec un soupir de soulagement que le vieillard vit ses visiteurs s'éloigner.

Demeuré seul, il regarda le feu et pensa à l'enfant, à l'ingrate, à la révoltée.

Il se souvint qu'un jour, aux Marnes (il y avait six ou sept ans de cela), il l'avait grondée, injustement, c'est vrai, car on l'avait induit en erreur, et Gilberte était partie du château, le même soir, s'en allant à travers la nuit dans la grande avenue, son petit paquet sous le bras, bien décidée à quitter son oncle plutôt que de subir ses reproches immérités.

Alors il avait couru à sa poursuite, lui avait presque adressé des excuses et ne l'avait ramenée à la maison qu'à force de caresses.

« Je n'aurais pas dû lui parler d'héritage, pensait-il, la petite est si fière ! Cette parole échappée à ma colère l'a cinglée comme un coup de fouet, elle ne me pardonnera pas cela. Et puis j'ai été un peu sot de vouloir la forcer à épouser Mahoni ; après tout, ce n'est pas un beau type... Gilberte vaut mieux que cela... Aurait-elle par hasard un faible pour quelque autre ?... Non, parbleu ! elle me l'aurait dit ou bien je l'aurais deviné. Aimera-t-elle seulement jamais ? Ma pupille est une énigme, tantôt feu, tantôt neige. Je crois qu'elle a des aspirations indéfinies dont je n'ai pu la guérir ; ça ne m'étonnerait pas si elle reniait tout ce que je lui ai enseigné. Ah ! ce n'est pas moi qui changerai !... Si jamais on me voit croire à quelque chose, c'est que j'aurais bu du haschich ou que je serai tombé dans l'enfance ! »

Simiès essaya d'occuper sa soirée comme il put, il alla au théâtre ; on jouait une pièce qu'il connaissait de longue date et qu'il trouva insipide.

Il prit sa lorgnette et examina les groupes occupant les loges et les fauteuils ; il se retira dégoûté de son examen.

Qu'y avait-il là, en effet, à part quelques personnes de distinction : des couples interlopes, des créatures stupides à la tournure de bouchères endimanchées, étalant leurs diamants et leurs costumes éclatants ; des banqueroutiers, des voleurs, des Juifs, des imbéciles ; des petits jeunes gens fats, vulgaires et avachis, incapables de prononcer une phrase en français, occupés à lorgner impertinemment toute la salle.

— Qu'a donc le vieux Simiès ? se demandait-on au foyer ; il a l'air tout chose, on dirait qu'en une journée il a pris vingt ans de plus.

Simiès, en rentrant, trouva un télégramme lui annonçant que sa nièce était saine et sauve à Marseille. Un juron lui échappa ; en s'étendant dans son lit, ce soir-là, il constata qu'il avait trouvé le temps long.

« Bah ! se dit-il, laissons les ingrats de côté et jouissons encore ; au fond, il fait meilleur être sur la terre que dessous. »

Mais ce vieillard devait avoir le châtiment de sa vie inutile : après avoir goûté à toutes les ivresses, l'ennui allait le surprendre ; il avait gâché sa jeunesse, il devait mourir seul, sans un parent, sans un ami sincère pour lui rendre la mort douce.

VII

Ce soir-là, le salon des Daltier présentait un gracieux tableau d'intérieur ; on y voyait encore suffisamment pour se passer de lumière, malgré les rideaux de dentelle épaisse abaissés devant les fenêtres pour garantir du mistral qui soufflait avec rage.

Sur un divan, Albéric, le fils aîné, causait avec abandon avec sa mère ; un autre jeune homme d'une quinzaine d'années, Henri, racontait une histoire à deux petites filles, ses nièces, car la fille aînée de Mme Daltier était mariée et avait, ce jour-là, laissé ses enfants rue Montgrand. Au piano, deux jeunes filles de dix-huit à vingt ans jouaient à quatre mains, tandis que, derrière elles, Gustave, le jumeau d'Henri, battait la mesure à tour de bras, comme s'il se fût agi de diriger un orchestre complet.

La porte s'ouvrit ; on crut que c'était un domestique qui apportait les lampes ; c'était Joseph, en effet, mais il introduisait simplement une visiteuse, annonçant : « Mademoiselle Mauduit. » À ce nom, Albéric se leva brusquement, fort étonné. Les pianistes cessèrent leur jeu et Mme Daltier, qui ne connaissait pas l'arrivante, s'avança au devant d'elle avec un sourire de bienvenue.

— Gilberte ? murmurait Albéric qui ne pouvait en croire ses yeux.

La jeune fille fit quelques pas vers Mme Daltier :

— Ma tante, n'est-ce pas ? dit-elle timidement tandis que toute cette jeunesse parsemée dans le petit salon l'observait curieusement.

— Votre tante, oui, ma chère enfant, votre tante qui est charmée de faire votre connaissance ; et voici vos cousins et vos cousines, ajouta-t-elle en désignant ses enfants. D'ailleurs, Albéric, plus heureux que nous, a déjà eu le plaisir de vous rencontrer. Asseyez-vous, Gilberte, et dites-nous par quel hasard vous êtes à Marseille, vous que nous croyions à Paris.

Mais Gilberte n'usa point de l'invitation ; elle resta debout et, d'un geste rapide, releva la gaze soyeuse qui lui voilait le visage, ce joli visage qu'Albéric avait eu seul le loisir de considérer déjà. Il remarqua seulement que le teint en était beaucoup plus pâle et l'expression profondément triste.

Gilberte reprit en levant ses beaux yeux sur lui :

— Mon cousin m'a dit, un soir, pendant son rapide passage aux Marnes : « Le jour où vous souffrirez, où vous aurez besoin d'aide, venez nous trouver à Marseille, vous y serez bien reçue. » Or, aujourd'hui, je me trouve toute seule dans la vie, toute seule au monde, et je viens.

En disant cela, il y avait comme un sanglot dans sa douce voix.

— Mais... votre oncle... M. Simiès, est-ce que vous l'avez perdu ? demanda Mme Daltier en jetant un regard surpris sur les vêtements de Gilberte qui, quoique de moire sombre, ne parlaient pas de deuil.

— Il est mort pour moi, répondit Gilberte, puisqu'il m'a chassée de sa maison.

— Chassée ?...

Mme Daltier plongea ses yeux scrutateurs dans les yeux de Gilberte : elle se demandait, troublée, de quelle faute avait pu se rendre coupable cette jeune fille pour encourir une telle disgrâce, et si elle, la prudente mère de famille, avait raison d'ouvrir ses bras à cette fugitive.

Mais ce rapide examen la rassura : il n'y avait que du chagrin sur ce jeune visage et pas de confusion ; les prunelles gardaient leur limpidité avec quelque chose de mélancolique, d'un peu révolté même, ce front de vingt ans ne se courbait pas sous la honte.

— Soyez la bienvenue chez moi, dit Mme Daltier, en prenant la main de Gilberte qu'elle fit asseoir à côté d'elle, et croyez que nous ferons notre possible pour vous remplacer ce que vous perdez.

Elle ajouta avec un soupir :

— Comme vous ressemblez à votre mère !

Gilberte releva ses yeux soudain adoucis :

— Vous avez connu ma mère ?

Elle poursuivit avec une pointe d'amertume :

— Si elle vivait encore, je ne viendrais pas vous importuner de ma présence, au moins.

— Ne parlez pas d'être importune, ma chère enfant, nous aurons grand plaisir à vous posséder tout le temps que vous voudrez. Préférez-vous causer avec moi ou vous reposer ? Vous avez fait un long voyage, vous êtes pâle et fatiguée...

— Je n'ai pas besoin de me reposer, dit vivement Gilberte ; je me suis arrêtée quelques heures au Terminus pour ne point me présenter avec la poussière du chemin. J'aime mieux vous raconter tout de suite ce qui a motivé mon bannissement immédiat de la maison de mon oncle.

Gilberte avait l'oreille délicate ; elle démêlait dans l'accent et même dans l'affabilité de Mme Daltier comme un effort, une contrainte ; elle tenait à la rassurer.

L'excellente femme n'ignorait pas la bizarre éducation que l'athée Simiès avait donnée à sa nièce ; il était donc tout simple qu'elle s'alarmât secrètement et hésitât à admettre dans l'intimité de ses enfants une jeune fille élevée si différemment d'eux-mêmes.

— Mes chéries, dit-elle aux musiciennes, allez vous occuper de votre cousine : qu'on prépare la chambre bleue ; veillez à ce que rien n'y manque ; emmenez les petites avec vous et vos frères aussi ; ils peuvent vous aider.

Douée d'un tact parfait, Mme Daltier jugeait inutile que toutes ces jeunes oreilles prissent part aux confidences de la voyageuse. Les enfants obéirent, saluant d'un sourire au passage leur nouvelle parente.

Albéric se levait de son côté pour laisser sa mère et Gilberte en tête à tête, mais cette dernière le retint :

— Vous pouvez entendre ce que je vais dire, mon cousin ; vous connaissez mon oncle Simiès, et c'est grâce à vous que j'ai pensé à la seule famille à laquelle je pouvais demander asile.

Il se rassit et elle poursuivit, tandis qu'une émotion contenue faisait trembler sa voix :

— Il y a huit jours, j'étais encore bien heureuse et insouciante dans la vie. En peu d'heures cela a changé par le subit caprice de mon tuteur.

— Qu'y a-t-il donc eu entre vous ? peut-être le mal n'est-il pas sans remède ? Vous avez été sans doute trop prompts tous les deux ? Peut-être votre oncle regrette-t-il à l'heure qu'il est une sévérité...

Gilberte secoua la tête :

— Non, ma tante, ne croyez pas cela. Il ne me pardonnera jamais d'avoir désobéi à ses ordres, de lui avoir résisté formellement et de préférer être à jamais bannie de chez lui que d'accéder à son désir.

— Et qu'exigeait-il donc que vous ne pussiez satisfaire ?

Une faible rougeur monta aux joues de Gilberte.

— Il voulait me faire épouser un homme que j'estime pas.

Il y eut un instant de silence : Mme Daltier semblait soulagée d'un grand poids. Albéric examinait attentivement sa cousine.

— Et qu'a donc fait cet homme pour mériter une si forte antipathie de votre part ?

— Ma tante, je ne sais ; il me déplaît souverainement ; il est vulgaire et j'ai horreur de la vulgarité ; je ne parle pas d'une absolue stérilité d'esprit qui le rend encore plus insupportable. Bref, puisque je ne l'aime pas, je ne peux pas l'épouser.

Mme Daltier attira Gilberte à elle et mit un baiser sur ce joli visage irrité.

Cette enfant avait au moins gardé, dans le milieu dévoyé où elle avait vécu, une grande fraîcheur de sentiments.

Quant à Albéric, si Mlle Mauduit l'eût regardé cet instant, elle eût vu un sourire s'esquisser sous sa moustache brune.

— Et pourquoi votre oncle y tenait-il tant, à ce mariage ?

— M. Mahoni possède onze millions, alors !...

Mme Daltier sourit à son tour.

— Et cela ne vous a point tentée, Gilberte ?

Gilberte se mit à rire d'un joli rire cristallin et frais.

— Aucunement, ma tante.

Puis elle rougit, hésita un peu et reprit :

— Mon oncle, qui... qui est légèrement... enfin qui a des idées très arrêtées et très bizarres quelquefois, se figure que l'argent peut seul faire le bonheur en ce monde et qu'une jeune fille arrive à la félicité la plus parfaite en contractant une union qui lui apporte une grosse fortune, beaucoup de diamants et une corbeille magnifique.

— Et vous ne pensez pas comme lui ?

— Oh ! non, ma tante, fit Gilberte en levant ses grands yeux francs sur Mme Daltier. Aussi ai-je résisté à mon oncle, doucement, poliment, mais avec fermeté. Je l'ai supplié, j'ai tenté de l'adoucir : il m'a répondu par une insulte.

Les yeux d'Albéric et de sa mère l'interrogeaient :

— Il m'a dit, s'écria Gilberte indignée, il m'a dit que je n'avais au cœur que de l'ingratitude et que je ne désirais rester chez lui que pour...

— Pour ?...

— Pour soigner mon héritage. Or, reprit-elle avec feu, je n'en veux point de son argent, je n'ai jamais songé qu'il pourrait me léguer sa fortune, et, à présent, j'aimerais mieux mendier mon pain que de lui demander la moindre chose. Alors je suis partie de chez lui le jour même qu'il m'en a chassée. Je ne savais où aller. J'ai beaucoup d'amies, mais, sans que je puisse définir pourquoi, il me répugnait de me réfugier chez elles. Certainement elles sont fort gentilles, cependant nous ne saurions sympathiser ensemble de près comme de loin. C'est alors que je me suis souvenue des bonnes paroles de mon cousin et vous voyez que j'en ai profité puisque je suis venue tout droit à vous.

— Et vous ne pouviez mieux faire, ma chère enfant, dit Mme Daltier en attirant Gilberte contre elle. Marie et Edmée seront charmées de vous avoir pour compagne ; elles vous aiment déjà, j'en suis sûre, et moi j'aurai une fille de plus.

Ces mots fondirent l'âme encore un peu fermée de Gilberte. Jusqu'à présent elle n'avait pu pleurer ; cette fois elle appuya sa tête sur l'épaule de sa tante et pleura amèrement.

Toute son énergie était soudain tombée et elle était prise d'un tremblement nerveux qu'elle ne pouvait réprimer.

Mme Daltier pria son fils d'aller chercher un verre d'eau pour Gilberte ; celle-ci profita de l'absence du jeune homme pour murmurer à l'oreille de sa tante :

— Vous êtes bonne, oh ! vous êtes bonne et je vous aimerai tant ! Mais je ne vous imposerai pas longtemps ma présence, allez ! À présent que je suis pauvre, je veux travailler, je ne souffrirai de me voir à la charge de personne. Je travaillerai.

— Et à quoi, grand Dieu ! pauvre enfant ?

— Ne craignez pas, laissez-moi faire. Quand j'aurai recouvré ma tranquillité d'esprit, dans quelques jours, j'aurai mûri mon plan et je chercherai de l'occupation. On peut faire beaucoup de choses à mon âge et, par bonheur, mon instruction est bien complète.

« Non, pas complète, pensa Mme Daltier, soignée peut-être, complète non. Il y a un point capital qui a été négligé. »

— Sais-tu ce que me dit ta cousine ? ajouta-t-elle en voyant rentrer Albéric. Eh bien ! elle parle déjà de partir, à peine arrivée. Elle ne veut pas nous rester longtemps, elle veut gagner sa vie au dehors.

Elle s'attendait à une protestation de la part de son fils, mais il ne répondit pas.

Mme Daltier rappela les enfants ; Marie et Edmée accaparèrent leur cousine et l'entourèrent de soins et d'attentions.

Elles la conduisirent à la chambre qui lui avait été préparée, simple, mais confortable.

— C'est trop bon pour moi, dit Gilberte à Mme Daltier qui les avait suivies. Le coin le plus modeste de votre maison m'eût suffi.

— Nous ne l'aurions pas souffert, mignonne ; d'ailleurs vous ne trouverez pas ici le luxe auquel vous étiez habituée à Paris.

— Eh ! que m'importe ? Croyez-vous que j'y tienne tant que cela ? Je serai si bien ici !

Gilberte demeura seule quelques instants pour échanger son costume de voyage contre un autre plus frais, puis ses cousines vinrent l'aider à vider sa malle et à ranger ses effets, tout en la distrayant par leur gai babil.

Pendant ce temps, Mme Daltier racontait à son mari, qui rentrait avec son gendre et sa fille aînée, comment Mlle Mauduit allait désormais partager leur vie de famille.

M. Daltier approuvait toujours les décisions de sa femme ; ce soir-là, il eut un léger froncement de sourcils.

— Croyez-vous, dit-il, que cette jeune fille, élevée si différemment de nos enfants, ne puisse être pour eux un exemple pernicieux, un sujet... d'étonnement, sinon de scandale ? car, enfin, elle doit professer les théories de son oncle, et...

— Mon ami, voyez-la et vous jugerez. Gilberte m'a paru simple et bonne, douée de trop de tact et d'intelligence pour exposer sa profession de foi devant nos enfants. Si cela arrivait cependant, contre mes prévisions, il serait toujours temps de lui faire entendre que nous ne pouvons le subir.

Lorsque Mlle Mauduit vint tendre la main à son oncle, celui-ci fut conquis tout de suite par sa grâce dénuée d'artifice et son air triste, et il dissimula l'admiration que lui inspirait ce beau visage.

Certes, les demoiselles Daltier étaient bien jolies avec leurs yeux rieurs de méridionales, leur teint chaud et leurs tailles rondes, mais elles n'atteignaient pas à l'exquise beauté de leur cousine et ne songeaient pas à l'envier.

Gilberte fut présentée à M. et Mme Martelli dont elle avait déjà caressé les gentils babies, et l'on se mit à table.

Gilberte parla peu et mangea moins encore, non qu'elle se sentît gênée dans ce milieu cordial, mais elle avait encore le cœur un peu gros.

Cette réunion de famille, égayée par les saillies des jeunes gens, était rendue intéressante par la causerie intelligente des grandes personnes ; là pas un mot n'était prononcé qui pût faire rougir les jeunes oreilles ; un accord amical régnait entre tous, et les petits garçons, suivant l'exemple de leurs aînés, témoignaient une sorte de courtoisie gracieuse aux dames. Pas une phrase ne sonnait faux, n'était déplacée dans la conversation, et Gilberte se sentit surprise d'y trouver un charme extrême.

Sans le souvenir de sa récente humiliation, elle eût été presque heureuse.

Le dîner terminé, M. Martelli lui offrit le bras ; on prit le café au salon et l'on envoya les petits jouer à la salle d'étude.

On pria Gilberte de se mettre au piano, car on la savait bonne musicienne.

Un instant Albéric se demanda avec effroi si elle n'allait point gratifier ses auditeurs d'une de ces lestes chansons qu'il l'avait entendue chanter aux Marnes. Mais Gilberte déclina l'invitation, prétextant sa fatigue, et comme elle était fort pâle et semblait, en effet, à bout de forces, Marie et Edmée, sur le conseil de leur mère, la conduisirent à sa chambre pour qu'elle se couchât.

Gilberte avait grand besoin de repos après deux journées agitées et une nuit passée en wagon ; elle s'endormit rapidement, mais son sommeil fut pénible et hanté de cauchemars. Le lendemain, elle s'éveilla avec la fièvre et ne put parvenir à se tenir debout.

Ce malaise dura plusieurs jours, ce qui fit que, le dimanche suivant, comme elle était encore faible et incapable de sortir, nul ne s'étonna de ne point la voir escorter la famille Daltier aux offices.

Pendant cette réclusion forcée, Gilberte fut à même d'apprécier, d'abord l'exquise bonté de sa tante qui la soigna avec une sollicitude touchante, puis le dévouement de ses gentilles cousines qui se privèrent de promenades et de plaisirs pour lui tenir compagnie.

Albéric seul demeurait un peu froid ; il serrait la main de Gilberte soir et matin, s'enquérait avec soin de sa santé, mais ne semblait pas, comme les autres, prendre à tâche de consoler la pauvre exilée.

La santé revint vite à celle-ci ; elle retrouva ses fraîches couleurs et sa gaieté, mais non plus cette gaieté mordante et sceptique qu'elle avait chez M. Simiès.

VIII

Il y a plus de six mois que Mlle Mauduit fait pour ainsi dire partie de la famille Daltier. Ce n'est plus la jeune fille athée, railleuse et frivole qu'a élevée M. Simiès.

Gilberte est croyante, Gilberte est presque fervente ; le miracle s'est opéré doucement, lentement, dans ce milieu adorablement bon et pur.

Le deuxième dimanche après son arrivée à Marseille, Gilberte vit entrer chez elle ses cousines prêtes à partir pour la messe.

— Tu n'es pas habillée ? Nous t'avions bien dit que l'office est à dix heures. Dépêche-toi.

— Je sais bien, mais...

Et devant le regard candidement étonné des fillettes, Gilberte, rouge et confuse, a pris son chapeau, ne voulant pas être pour elles un sujet de scandale.

Elle n'osait pas non plus, le soir, à l'heure de la prière faite en commun, s'éclipser sans bruit comme une païenne qu'elle était. Elle s'agenouillait aussi, et, si elle ne priait pas, du moins elle n'étonnait personne.

Puis, un jour, il lui tomba sous la main le premier volume de ce bel ouvrage de Bougaud : « Le Christianisme et les temps présents ». Un sourire incrédule aux lèvres, elle l'ouvrit machinalement au chapitre : « De la vraie nature de Dieu » et elle lut. Et ces vérités si nettement expliquées, et cette logique impossible à nier, et ce style noble et élevé, tout cela l'entraîna si loin qu'elle passa plusieurs heures à dévorer ces pages, et quand Mme Daltier, inquiète de son absence prolongée, vint la trouver :

— C'est beau, lui dit Gilberte sans relever la tête, c'est beau.

N'osant interrompre cette lecture qu'elle attribuait à une grâce soudaine d'en haut, Mme Daltier s'assit à côté d'elle sans parler.

Quand Gilberte ferma le livre avec un soupir, elle dit à sa tante :

— Prêtez-le-moi, je vous en prie, je serai heureuse de le terminer.

— Bien volontiers, ma chère enfant, mais ceci est une lecture nouvelle pour vous et peut-être peu intéressante.

— Au contraire, ma tante.

Et, songeuse, elle ajouta :

— Pourquoi ne m'a-t-on jamais mis de ces choses-là entre les mains ? Je ne serais pas ce que je suis. On m'a fait lire du Renan, du Voltaire, du Darwin, du d'Alembert, du Henri Heine, mais jamais de controverse. Laissez-moi achever ce livre-là, car je sens que la vérité est ici.

Après les cinq volumes de Bougaud, ce furent ceux plus abstraits, mais non moins beaux, de Nicolas. Et un jour vint où, émue et suppliante, elle dit à sa tante :

— Instruisez-moi ; je vois que je suis une ignorante.

Ce fut avec joie que Mme Daltier entreprit l'éducation religieuse de sa nièce ; mais il arriva qu'elle fut prise à ce moment d'une extinction de voix qui dura plusieurs semaines.

Elle ne voulut pas se faire remplacer par ses filles : il fallait une voix plus persuasive, un jugement plus mûr pour achever l'œuvre commencée par les livres.

— Albéric sera votre professeur de théologie si cela ne vous ennuie pas, dit-elle à la jeune fille, et il s'acquittera mieux que moi de cette tâche, car il est doué d'une éloquence peu ordinaire.

Et, à dater de ce jour, après les heures consacrées à ses travaux d'ingénieur, Albéric Daltier apprenait à Gilberte cette sublime doctrine enfermée en un tout petit et modeste livre que tant d'hommes ont oublié de notre temps, et qu'elle-même ne connaissait pas.

Après l'instruction religieuse, ils philosophaient souvent, car Gilberte était une intelligence avide et chercheuse, pouvant plonger à de grandes profondeurs.

À la fin, Albéric était devenu pour elle plus qu'un maître, un ami, un guide auquel elle ne craignait jamais de s'adresser pour avoir un conseil, auquel elle disait tout.

Elle n'avait rien à cacher, et elle lui raconta toute sa vie passée.

Il frémit en songeant combien eût pu être dévoyée cette riche nature, cette âme qu'il comparait en lui-même à un diamant brut qu'un peu de travail rendrait splendide.

Il reconnut avec une satisfaction délicieuse que cette enfant, aussi fraîche que l'or, n'avait point perdu l'heureuse ignorance de la jeunesse, que le mal avait glissé sur elle sans la ternir.

On lui avait appris à tout nier, tout flétrir, tout railler : elle en avait souffert sans s'en rendre compte. À présent, il lui apprenait au contraire à croire, à bénir et à respecter les choses bonnes et saintes.

Et elle l'écoutait chaque jour avec ravissement, sa tête pensive appuyée sur sa main, ses yeux sur les siens, et elle sentait qu'il lui disait la vérité et qu'il voyait plus loin et plus haut que tous.

Mentalement elle le comparait à cette foule vicieuse et dorée au milieu de laquelle elle avait vécu adulée par devant, peut-être dénigrée par derrière, et dans laquelle elle n'avait jamais rencontré un être comme celui-ci, profond causeur et penseur, respectueux dans sa politesse caressante et fière, modeste dans son mérite ; elle sentait que son âme vibrait à l'unisson de la sienne tandis qu'elle écoutait sa voix aux cordes graves, parlant avec chaleur et conviction.

Elle était devenue douce et soumise avec cet homme, elle qui traitait jadis tous les autres, tantôt avec une désinvolture un peu cavalière, tantôt comme elle aurait traité des serviteurs.

Cette fois elle obéissait, car il avait le secret de la faire plier toujours, et elle sentait sous sa douceur une fermeté inébranlable.

Et lui désirait et appelait tous les jours l'heure aimée où il devait s'entretenir avec elle. Non, certes, ce n'était pas une fille superficielle et vide avec laquelle on est bientôt las de causer.

Il aimait à l'instruire, à se faire interroger, à plonger dans cette âme dont une vie évaporée et une éducation bizarre n'avaient pu faner la fleur d'innocence ; il aimait à surprendre l'émotion grave et douce qui colorait ce fin visage et le rayon d'enthousiasme qui animait ces yeux caressants.

Ils parlaient de tout ensemble : de la fausseté du monde, de la bonté de Dieu, de la beauté de l'âme, même de l'amour.

L'amour était pourtant chose inconnue à Gilberte ; elle l'avait lu et l'avait chanté, elle en parlait, mais sans le comprendre encore.

Elle nommait à son cousin ceux qui lui avaient fait la cour jadis chez son oncle, ou qui lui avaient juré une tendresse immuable.

— Je n'y ai pas cru, disait-elle, tandis qu'un sourire découvrait ses dents de nacre, et je les tenais à distance.

— Vraiment, vous n'ajoutiez pas foi à leurs sentiments ?

— Oh ! non, car je me fais une autre idée de l'amour, du véritable amour, et je sens que ce n'est pas cela.

En disant ces mots, elle le regardait bien en face. Non certes, elle n'avait rien dans le cœur qui pût l'inquiéter, la chère mignonne, et, pour le moment, elle ne songeait qu'à devenir bonne et pieuse comme Marie et Edmée.

Hélas ! et cependant, sans s'en apercevoir, elle y buvait à cette source fatale, la pauvre enfant ; elle s'attachait au jeune ingénieur chaque jour davantage, et d'autant plus profondément que ce sentiment n'était pas éclos d'un seul jet, comme un coup de foudre ; il avait pris de profondes racines en elle ; elle aimait celui qui l'avait régénérée et qui la regardait au fond de l'âme en lui expliquant ce que doit être la tendresse humaine qui fait passer Dieu avant tout.

Un jour vint où elle vit clair en elle-même. Ce jour-là déjà sa position avait changé : son oncle Simiès était mort, frappé subitement d'apoplexie. Il n'avait pas eu le temps de la déshériter et, par son testament, léguait tous ses biens à Mlle Mauduit.

Gilberte souffrit de cette perte ; après tout, Simiès l'avait aimée et soignée pendant une partie de son enfance et de son adolescence, et elle avait espéré le ramener quelque jour à des sentiments plus chrétiens.

Dieu n'en avait pas décidé ainsi ; il avait puni brusquement l'athée qui avait cru pouvoir se passer de lui toute sa vie et qui avait failli perdre l'âme d'une enfant en y jetant de funestes semences.

Lorsque Gilberte entra en possession de sa nouvelle fortune, M. Daltier lui dit avec un sourire :

— À présent, mignonne, vous pourrez vous marier magnifiquement à qui vous conviendra, car vous voilà devenue ce qu'on appelle de nos jours : un beau parti.

À cette plaisanterie, Gilberte fronça le sourcil et répondit, évitant les yeux d'Albéric qui cherchaient les siens :

— Je ne veux pas me marier encore.

Le même soir, assise au piano, elle chantait, d'une voix lente, cette naïve, mais expressive romance tirée de l'opérette d'Offenbach : « Robinson Crusoé » :

S'il fallait qu'aujourd'hui

Quelqu'un mourût pour lui,

À cet instant suprême

Je vous embrasserais

Et puis aussi j'irais

J'irais m'offrir moi-même,

Si c'est aimer, je l'aime.

Je sens que s'il partait

Mon cœur éprouverait

Une douleur extrême ;

Et je sens qu'avec lui

S'envolerait aussi

La moitié de moi-même.

Si c'est aimer, je l'aime.

Quand elle abandonna le piano, elle rougit en voyant fixés sur elle les yeux étincelants de son cousin.

IX

Elle avait dit cela, Edmée, en l'air, sans y attacher d'importance !

Elle avait confié à Gilberte que son frère Albéric pouvait bien un de ces jours obtenir la main de Midia, cette jolie Égyptienne rencontrée à Nice et qui lui faisait les yeux doux. Et, certes, Albéric avait toutes les chances pour être accepté ; il était beau, riche et si aimé ! Dans son enthousiasme fraternel, Edmée ne pouvait douter que ce frère chéri et admiré ne fût le point de mire de toutes les jeunes filles et de toutes les mamans en quête d'un gendre.

Pauvre Gilberte ! Elle n'avait pas songé à cela ! Certainement Albéric avait trouvé gentille cette petite étrangère aux yeux de charbon, et il désirait en faire sa femme. Mais elle avait donc un bandeau sur la vue ? Que croyait-elle donc ?

Mon Dieu, tout croulait autour d'elle ! Mais alors, et elle ? elle, Gilberte ?... À présent qu'elle était riche, qu'elle n'était plus une fille sans dot ; à présent que tout son cœur était plein d'Albéric, l'homme chevaleresque aux aspirations grandes et nobles, elle découvrait soudain qu'elle n'était rien pour lui.

Mais quel rêve avait-elle donc forgé dans sa petite cervelle enflammée ?

Elle avait espéré, en échange de sa tendresse douce et délicate, lui donner la sienne immense, éternelle.

Cet Albéric qu'elle avait cru attirer lentement à elle, qui l'avait transformée en la rendant bonne et croyante, il s'éloignait soudain, lui retirait sa main et portait à une autre, une étrangère, son affection et les dons exquis que lui avait départis le ciel.

Et elle allait rester toute seule dans la vie, pauvre avec sa richesse, dépossédée non seulement de son divin songe, mais de ses chères croyances.

Car c'était au moment où son âme s'ouvrait à Dieu, à la confiance, à l'amour, c'est à ce moment que Dieu la frappait rudement, si rudement qu'elle ne pouvait supporter ce coup.

Ainsi elle s'était trompée, follement trompée ? Ce qu'elle avait cru lire dans les yeux bleus d'Albéric, ce n'était pas de la tendresse.

Ce qu'il y avait au fond des attentions qu'il lui prodiguait, ce n'était qu'une politesse naturelle ; ce qu'elle avait cru démêler dans sa belle voix aux inflexions si douces, ce n'était pas une caresse...

Qu'était-ce alors ?

Il ne l'avait jamais aimée. Il voulait simplement la convertir, et n'éprouvait pour elle qu'un intérêt motivé simplement par le désir de guérir son âme païenne.

Ah ! c'était comme cela ?

Mais la religion n'était donc qu'un mensonge puisqu'elle causait de telles déceptions ?

Mais ils mentaient certainement, ceux qui disaient que Dieu ne nous frappe que dans la mesure de nos forces : Gilberte n'avait pas la force de supporter cela.

Aussi elle allait relever la tête orgueilleusement, follement révoltée.

Certes, elle demeurait croyante : à présent qu'elle avait étudié, elle avait reconnu toutes les preuves de l'existence d'un être supérieur à tout, un Dieu. Cela, il lui était impossible de le nier ; mais ce Dieu n'était pas bon comme on l'affirmait ; Il était dur, injuste, implacable, et se jouait de la souffrance des cœurs comme des vents et des flots.

Ah ! c'était comme cela ? Eh bien ! puisqu'elle ne pouvait plus être athée, elle croirait, la logique étant là, mais elle serait en rébellion ouverte contre ce ciel qu'elle avait espéré voir s'ouvrir pour elle.

Dieu ne la voulait point, eh bien ! elle ne voulait pas non plus de Lui.

Gilberte se disait tout cela, après que sa cousine Edmée l'eut quittée ; elle se disait tout cela, immobile au milieu du salon, blanche comme un suaire, les dents serrées, une inexprimable révolte aux lèvres et aux yeux.

Albéric entra, elle ne le vit pas.

Il s'approcha d'elle et lui toucha légèrement le bras : elle tressaillit comme si une vipère l'eût piquée.

— Qu'avez-vous, Gilberte ? Êtes-vous malade ?

Elle ne répondit pas et le regarda durement.

— Mais oui, reprit-il inquiet ; comme vous êtes pâle ! Asseyez-vous, je vais appeler ma mère.

— N'en faites rien, je vous en prie, je ne suis pas souffrante.

— Alors, qu'avez-vous ?

Elle l'enveloppa d'un regard étrange où se confondaient la colère, la douleur, presque la haine.

— Qu'avez-vous ? répéta le jeune homme. Si c'est du chagrin, dites-le moi ; vous savez que j'ai plusieurs fois éclairci vos heures noires.

— Vous ? s'écria-t-elle d'une voix âpre.

— Mais oui, moi. Voulez-vous vous confier à moi, et nous prierons ensuite ensemble...

— Ne me parlez plus de prier ! fit Gilberte qui suffoquait de rage. Je ne veux plus jamais joindre les mains et plier le genou. Je hais tout ce qui est là-haut, ajouta-t-elle en montrant le ciel d'un bleu intense. Vous m'avez appris à connaître un Dieu qui n'est pas bon et je ne veux pas le servir, je ne puis pas l'aimer.

Frappé de stupeur, Albéric la considérait douloureusement.

Il ne l'avait jamais vue en tel état.

« Elle souffre, pensa-t-il, mais pourquoi ne me l'avoue-t-elle pas ? »

Elle était terriblement jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais sa beauté était celle de l'ange soulevé contre le Maître.

Elle faisait mal à voir, et cependant on ne pouvait s'empêcher de l'admirer.

À la fin il s'éloigna lentement, disant avec une tranquillité apparente :

— Je savais bien que vous étiez malade ; mais si vous ne voulez pas vous laisser soigner, je ne puis vous y forcer. J'espère, tout à l'heure, vous retrouver plus calme.

Gilberte le regarda s'éloigner sans un geste pour le retenir.

Et cependant, si, à ce moment, faisant taire son orgueil, elle lui eût murmuré tout bas, calme et confiante comme jadis : « Je suis très malheureuse ! » il l'aurait si bien consolée, il eût été si affectueux, si bon ! Qui sait même si son secret ne se fût point échappé de ses lèvres sévères pour réjouir délicieusement le cœur de la pauvre enfant ?

Mais non ; elle monta à sa chambre et là, s'enfermant, elle regarda en face presque avec défi le crucifix suspendu au-dessus de son lit, dernier présent de Mme Daltier :

— Voilà donc ce que tu m'as envoyé parce que je me suis soumise, parce que j'ai cru en toi et que je t'ai aimé, aimé plus ardemment encore que celui qui m'a gagnée à toi ? Je me suis livrée à ta miséricorde, je t'ai tout offert, j'ai pleuré mes fautes et mes erreurs, j'ai cherché à les expier, et voilà ma récompense, Dieu incapable ! Je ne te demandais ni un bonheur impossible, ni la fortune, ni la santé, je ne te demandais que le cœur d'Albéric, et tu me le voles pour le donner à une autre !

Froidement elle décrocha du mur la croix d'ivoire et la serra dans un tiroir ; elle retira de sa poche un petit chapelet de lapis et l'envoya rejoindre le crucifix.

Cela fait, elle se laissa tomber sur un pouf et sanglota longuement, la tête dans ses mains. Ces larmes apaisèrent ses nerfs, mais ne noyèrent pas sa révolte.

Avant que la nuit ne tombât, Gilberte sonna sa femme de chambre, s'habilla coquettement et sortit avec elle.

Elle rapporta de sa promenade deux livres aux titres honteux qui durent s'étonner de se trouver dans la maison Daltier ; puis un rouleau de romances aussi lestes que celles qu'on chantait autrefois chez M. Simiès.

Le dîner sonna ; Gilberte y parut d'une manière excentrique, portant un corsage découvert très bas sur la poitrine.

D'ailleurs, ce n'était pas seulement son costume qui surprenait les yeux, mais l'expression altière, presque démoniaque de sa physionomie.

Mme Daltier échangea un coup d'œil avec son mari.

Quant à Albéric, il jeta à sa cousine un regard glacé.

Mais nul ne releva l'inconvenance de ce vêtement.

Après le repas, pendant lequel Gilberte ne desserra les dents ni pour parler ni pour manger, on passa comme à l'ordinaire au salon.

Edmée et Marie s'assirent au piano, les hommes prirent leur journal, Mme Daltier son tricot ; Gilberte exhiba un des fameux volumes au titre scabreux, qu'elle se mit à lire tranquillement.

Leur galop à quatre mains achevé, les musiciennes appelèrent Gilberte.

-- À ton tour, chérie, dirent-elles, chante-nous Robinson Crusoé , tu sais, la romance que tu dis si bien :

S'il fallait qu'aujourd'hui

Quelqu'un mourût pour lui...

— Oh ! non, pas cela, répondit la jeune fille dont un sourire sarcastique plissait la lèvre rouge. J'ai ici de la musique plus nouvelle.

Et elle choisit, parmi les feuilles qu'elle avait achetées récemment, quelques couples tirés d'une opérette en vogue.

Pendant ce temps, Albéric attirait à lui, nonchalamment, le livre que sa cousine venait d'abandonner sur son siège.

Il l'ouvrit au hasard. C'était un de ces romans à la mode, d'un réalisme brutal, sans style comme sans pudeur.

Le rouge monta au front du jeune homme : « Elle lit cela ! » se dit-il avec stupeur.

Au fond, Gilberte n'en avait pas lu quatre lignes, sa pensée étant ailleurs pendant qu'elle tournait les pages, mais voilà, elle voulait braver l'univers entier, et surtout braver celui qui avait cru la ramener à la saine raison chrétienne.

Ce qu'elle chantait en ce moment pouvait aller de pair avec ce volume ; les paroles en étaient d'une poésie heurtée, violente et passionnée.

Tous écoutaient avec surprise cette jolie voix de cristal répéter ces mots presque inconvenants.

Le front de Mme Daltier se couvrit d'un nuage : par bonheur M. Daltier était sorti après le dîner ; lui, n'eût pas été si indulgent.

Lorsque Gilberte se tut, nul de lui demanda de récidiver ; ses cousines n'avaient rien compris aux étranges couplets et se mirent à causer avec elle.

Gilberte parlait haut, faisant de lugubres plaisanteries, et son rire ne sonnait pas franc.

Mme Daltier s'approcha de son fils :

— Albéric, sais-tu ce qu'elle a, ce soir ?

— Je l'ignore, ma mère, répondit tristement le jeune homme, mais à coup sûr il s'est passé quelque chose, car elle n'est plus la même.

Un instant Gilberte se trouva près d'Albéric ; il l'appela, et sans lever les yeux sur elle :

— C'est vous qui lisez cela ? demanda-t-il froidement en montrant le volume qu'elle avait apporté.

— Oui, répondit-elle d'une voix nette.

Il posa le livre sur un guéridon sans mot dire, mais son visage exprimait un dédain voisin du dégoût.

Puis, apercevant Edmée qui s'amusait à feuilleter les partitions de sa cousine, il reprit :

— Je vous défends de laisser traîner ici cet ouvrage.

— Vous me défendez ? fit Gilberte avec hauteur.

— Oui.

Et en même temps il la regarda de telle façon que l'impérieuse enfant baissa les yeux.

Il possédait toujours sur elle la même influence, mais jadis d'un mot il savait la calmer, tandis que maintenant !...

Qu'était-il donc arrivé encore une fois ?

— C'est que, poursuivit-il, mes sœurs n'ont pas été habituées à trouver sous leurs mains des écrits de ce genre ; jugez quel serait leur étonnement en lisant seulement ce titre.

— C'est vrai, répondit Gilberte avec amertume, j'aurais au moins dû penser que je suis ici chez vous, non chez moi.

— Pardonnez-moi de vous le rappeler, alors, dit-il en s'inclinant avec courtoisie, mais vous paraissez oublier que les idées de ma famille et les vôtres sont différentes.

Atteinte au fond du cœur, Gilberte ne répliqua pas ; il avait raison et il la méprisait peut-être.

Oh ! ce regard qu'il lui avait lancé, elle n'en pouvait supporter même le souvenir.

Et cependant elle pliait malgré elle ; il lui donnait des ordres et elle obéissait en dépit de sa propre volonté.

Où donc prenait-il ce ton de maître, cette autorité à laquelle elle ne pouvait résister ?

Mais oui, il avait raison cent fois. Est-ce qu'elle devait se permettre ce qu'elle se permettait là ? Est-ce qu'elle devait exposer ses jeunes cousines à trouver sous leurs yeux ce qu'elles n'avaient jamais vu encore.

Allait-elle souiller ce foyer ami qui l'avait recueillie alors qu'elle était seule et abandonnée ?

Gilberte se sentait honteuse, mais elle souffrait d'une manière trop aiguë pour reculer dans le chemin de la rébellion où elle avait fait le premier pas.

Quand vint l'heure de faire la prière en commun, elle se leva, traversa le salon et sortit ; elle l'avait dit, elle ne voulait plus jamais prier.

Quand elle entendit les autres remonter au premier étage pour se coucher, elle parut sur le palier et embrassa ses cousines, mais elle oublia de tendre la main à Albéric.

Celui-ci en éprouva une grande douleur et murmura en la regardant regagner sa chambre :

— J'espérais lui faire quelque bien ; n'aurais-je été, sans le vouloir, que l'instrument du mal ?

Comme elle rentrait chez elle, Gilberte s'aperçut que Mme Daltier la suivait.

Celle-ci referma la porte derrière elle, s'assit sur un fauteuil bas, et, prenant la main de sa nièce, elle l'attira à elle :

— Gilberte, veux-tu me dire ce qui t'arrive ?

— Rien, ma tante, dit l'enfant en détournant son regard.

— Si tu souffres, pourquoi me le cacher ? Si quelqu'un t'a fait de la peine, avoue-le-moi, mais ne prends pas de ces airs révoltés qui font mal à voir. Réponds-moi, qu'as-tu ?

Gilberte avait la poitrine serrée, les sanglots lui montaient à la gorge, mais elle les refoula et répondit d'un ton léger :

— Ma tante, vous êtes bien bonne de vous inquiéter à mon sujet ; je n'ai ni peine ni malaise, seulement, vous savez, je suis un peu fantasque.

— Alors, tu n'as rien à m'apprendre ?

La jeune fille hésita une demi-seconde. Allait-elle se jeter dans les bras affectueux de Mme Daltier, tout lui avouer, pleurer sur ses genoux comme un enfant et recevoir ses consolations ?

Mais le mauvais ange lui souffla un mot à l'oreille.

— Rien, ma tante, répondit-elle encore.

Étouffant un soupir, Mme Daltier se leva, baisa sa nièce au front et quitta la chambre.

X

Cela dura quinze jours pendant lesquels une gêne visible pesa sur la famille Daltier.

Tous, ils aimaient trop Gilberte pour ne pas souffrir de l'état dans lequel ils la voyaient.

Jamais on ne l'avait connue ainsi.

En effet, quand, un an auparavant, elle leur était arrivée, imbue des théories de son oncle, elle les cachait, au moins, ces théories ; elle dominait ses impressions, se montrait souriante et douce, surtout aimante.

Aujourd'hui elle semblait prendre à tâche d'afficher son dédain pour toutes les choses saintes ou bonnes, de revenir à ses goûts mondains d'autrefois. Et puis elle avait perdu sa grâce caressante ; son ton était bref, coupant, son regard empreint de dureté ; l'expression de son visage décelait une amère ironie, et il y avait du scepticisme dans son sourire.

Quel vent d'orage avait donc passé sur cette jeune âme qui s'était ouverte si peu auparavant à la vérité, à la lumière ?

Quelle aile de démon avait donc effleuré ce front d'ange repentant ?

Tous souffraient autour d'elle.

M. Daltier avait le front soucieux et ne répondait qu'avec contrainte au bonjour et au bonsoir de sa nièce.

Mme Daltier avait tenté quelques tendres réprimandes à divers intervalles auprès de la jeune révoltée ; Gilberte les avait écoutées d'un air poli, mais n'en avait tenu aucun compte.

Elle changeait au physique comme au moral : sa beauté rayonnait, éblouissante, mais elle revêtait quelque chose de presque diabolique.

Une seule fois on put comprendre que le drame intime qui se jouait dans ce cœur fermé devait être douloureux.

Ce fut le premier dimanche où Mlle Mauduit refusa d'aller à la messe.

— Vous ne croyez donc plus à rien ? lui demanda son cousin qui la regardait fixement.

Elle répondit d'un ton morne :

— Je ne crois plus qu'à l'abandon de Dieu.

Et, agenouillé devant l'autel, l'âme profondément affligée, Albéric murmura :

— Seigneur, quelle croix trop pesante lui avez-vous donc envoyée ?...

Et de ce jour il se dit qu'un grand désespoir avait passé sur cette âme altière ; seulement il n'en devina point la cause.

Seules Marie et Edmée continuèrent à se montrer aussi affectueuses pour Gilberte et Gilberte demeura avec elles ce qu'elle était auparavant.

Elle se disait :

« Je ne veux pas faire ombre à leur vie ; à elles je cacherai mes sentiments de révolte, mes livres mauvais, mes romances libres ; je ne veux pas que, par ma faute, une rougeur monte à leur front. »

Aussi quittait-elle avec les jeunes filles son ton acerbe et railleur, ne voulant pas entraîner avec elle ces deux anges dans son enfer.

Un soir pourtant, elle oublia leur présence ; on était à la campagne, groupés sous la véranda. Gilberte, assise sur un siège de bambou, alluma tranquillement une cigarette turque et commença à fumer.

Plongé dans la lecture de sa gazette, son oncle ne la vit pas ; Mme Daltier demeura clouée d'étonnement sur son fauteuil.

Albéric s'approcha de sa cousine, et, très froidement, enleva de ses lèvres roses la fine cigarette.

Elle leva sur lui ses grands yeux flambants de courroux.

— Vous vous feriez mal, dit-il d'un ton glacé.

Et il revint à sa place.

Marie et Edmée riaient en regardant curieusement leur amie ; ce n'était pas dans leur monde que les jeunes filles prenaient une si bizarre désinvolture ni ces manières cavalières.

Il arriva que, au bout de cette quinzaine, Albéric fit un voyage à Paris.

À son retour, il parut troublé, inquiet, et jetait de fréquents regards sur Gilberte comme s'il eût voulu parler et ne l'osât.

Il eut de nombreux entretiens avec son père et sa mère, reçut une forte correspondance sentant le papier timbré d'une lieue et finalement, un jour, Gilberte fut appelée à l'un de ces conciliabules avec son oncle et sa tante. Albéric n'en fut point exclu, mais il semblait mal à l'aise.

Elle arriva, médiocrement surprise et s'attendant à des réprimandes données sous forme de conseils.

Seulement elle se demanda, secrètement irritée, de quel droit Albéric y assistait.

Ce n'était pourtant point de reproches qu'il s'agissait, quoique Gilberte l'eût, certes, bien mérité.

Ce fut Mme Daltier qui porta la parole :

— Mon enfant, dit-elle d'un ton plus doux encore qu'à l'ordinaire, nous avons à vous faire part d'une chose qui vous sera pénible, très pénible, mais notre devoir est de vous en instruire, quelque dur que cela nous soit.

« Bon ! pensa Gilberte, je vois ce que c'est, ils vont me chasser de leur maison, eux aussi, seulement ils y mettront des formes. »

— Albéric vient de terminer un court séjour à Paris, vous le savez, reprit Mme Daltier ; or, durant ce séjour il a entendu d'étranges bruits courir sur...

— Sur ?... fit Gilberte soudain intéressée et relevant la tête.

— Ma pauvre enfant, dit alors M. Daltier, je suis désolé de vous porter ainsi un coup brutal ; votre tante saurait vous dire cela avec moins de brusquerie, mais elle ne se sent pas le courage de parler.

— Mais qu'est-ce enfin ? fit Mlle Mauduit avec impatience ; ce coup, après tout, ne peut être bien terrible ; je n'ai plus personne à perdre, moi ! ajouta-t-elle avec une amertume qui ne put échapper à ses interlocuteurs. Mais, reprit-elle plus vivement, c'est vrai, vous avez parlé de bruits qui courent, sur qui ? sur moi sans doute ? On m'a calomniée ? Bah ! fit-elle avec un éclair de superbe orgueil dans ses yeux foncés, je suis au-dessus de tout ; si vous saviez comme cela m'est indifférent !

— Mais, ma nièce, il ne s'agit pas de vous, s'écria M. Daltier ; du moins, votre nom est mêlé à cette affaire certainement ; seulement on sait que vous êtes inconsciente de...

— De quoi ? qu'ai-je commis ? Oh ! je sais que j'ai été très mal élevée, allez, je sais que je ne vaux pas grand-chose, mais on n'a pas une faute grave, pas même un acte compromettant à me reprocher. À défaut de piété, pour me préserver, j'avais au moins l'orgueil.

— Ce n'est pas cela, murmura le pauvre oncle tout décontenancé.

— Alors qui accuse-t-on ? et de quoi accuse-t-on ?

Mme Daltier toussa pour s'éclaircir la voix.

— La... la fortune de M. Simiès...

— A été mal acquise ? s'écria Gilberte qui bondit tandis que sa pâle figure se teignait de pourpre. Oh ! ne croyez pas cela, ajouta-t-elle. Mon oncle Simiès pouvait être un impie comme vous dites, un disciple acharné de Voltaire, mais il n'était pas un malhonnête homme.

M. Daltier et son fils échangèrent un regard ; ils n'osaient reprendre la parole.

— Avez-vous des preuves ? demanda Gilberte en se rasseyant.

— Ma cousine, dit enfin le jeune homme, vous comprenez que je ne me suis pas fié aux premiers mots que j'ai recueillis. Comme vous, j'ai cru d'abord à la calomnie, aux propos malveillants, et j'étais prêt à en demander compte aux langues indiscrètes, mais on m'a plus amplement informé. De retour ici, j'ai instruit mes parents de cette affaire ; nous avons fait une enquête sérieuse et le résultat, je suis fâché de l'avouer, a été à l'avantage des médisants. La fortune que vous a léguée M. Simiès a une source illégitime. Nous vous montrerons d'ailleurs les documents qui le prouvent, car nous n'avons voulu vous parler de cela que lorsque l'évidence a été absolue.

Gilberte fit un geste de dénégation :

— Je n'ai pas besoin de preuves, je vous crois. Ainsi mon oncle était un... un malhonnête homme ? Et l'argent dont j'ai joui de son vivant, dont je jouis depuis sa mort, a une origine impure ? Oh ! quelle honte !

Elle courba sa tête humiliée et deux larmes roulèrent sur ses joues. Ses lèvres crispées eurent un sourire amer.

— Tout, murmura-t-elle, il faut que j'aie toutes les douleurs, même la honte.

Les Daltier se méprirent sur la cause de ses pleurs.

— Nous aurions dû nous taire, commencèrent-ils.

Gilberte releva son front, et ses yeux eurent une lueur indignée :

— Oh ! fit-elle, je ne vous l'aurais jamais pardonné, au lieu que je vous remercie maintenant.

— Alors, qu'allez-vous faire ? demanda Mme Daltier qui attendait anxieusement sa réponse.

— Mais je n'ai autre chose à faire que de rendre ce bien mal acquis, et cela sans tarder, jusqu'au dernier centime.

Un soupir imperceptible à l'oreille souleva la poitrine d'Albéric Daltier et ses yeux bleus perdirent le regard glacé qu'il fixait sur Gilberte depuis qu'elle se montrait mauvaise.

— Mais, mon enfant, reprit M. Daltier dont le front s'éclaircissait, vous ne devez pas restituer la fortune complète. Au temps où votre oncle était agent de change, il n'a fait tort que de quatre cent mille francs à la famille X..., or il vous en restera deux cent mille.

— Je ne garderai absolument rien, dit Mlle Mauduit avec énergie.

— Mais, ma nièce...

— Ma tante, il n'y a pas de restriction. Je n'userai pas de cette fortune mal acquise, je suis trop honteuse à la pensée que j'en ai joui quelque temps.

— Alors, vous allez devenir...

— Pauvre, je le sais. Que m'importe ? L'argent m'est odieux maintenant, répliqua fièrement Gilberte. Si la petite rente de trois mille francs qui me vient de ma mère ne peut me suffire, je gagnerai ma vie, voilà tout. J'y avais songé déjà avant la mort de mon oncle. Dès demain je me mets en campagne pour trouver une position d'institutrice ou de demoiselle de compagnie.

Et, se tournant vers Albéric :

— Mon cousin, qui s'est occupé de cette triste affaire, voudra bien accomplir les démarches nécessaires pour que la famille X... rentre au plus tôt en possession de la somme dont elle a été frustrée. Quant au reste de cet argent maudit, il sera distribué aux pauvres.

— Ma cousine, ce que vous faites est bien, dit Albéric en tenant la main à Gilberte.

Elle y posa une seconde le bout de ses doigts glacés et répondit avec une certaine hauteur :

— Qu'attendiez-vous donc de moi pour me féliciter d'une action toute simple ? Pensiez-vous donc que je détiendrais l'héritage de mon oncle même après ce que vous m'avez appris ?

— Non, ma chère enfant, dit Mme Daltier en l'embrassant, nous n'avons jamais eu cette idée ; seulement vous allez au-delà de votre devoir et nous admirons le détachement avec lequel vous vous sacrifiez.

« Quant à vous laisser gagner votre vie, comme vous dites, nous ne le permettrons pas. Vous continuerez à vivre avec nous, redevenez seulement la Gilberte d'il y a un mois et nous vous chérirons plus encore que par le passé. C'est convenu, vous ne nous quittez pas ? »

Un peu émue, Gilberte détourna la tête et répondit cependant avec fermeté :

— Je vous remercie, ma tante, mais je dois travailler et je travaillerai.

Comme elle levait les yeux sur Albéric, il crut qu'elle désirait son avis ; après une minute de réflexion, il dit :

— Ma cousine a raison, ma mère, et l'occupation forcée lui sera très salutaire.

« C'est sûr, pensa amèrement Mlle Mauduit, il est pressé de me voir hors de chez lui. Je ne lui étais qu'indifférente, à présent je lui inspire de l'aversion ; ce n'est pas étonnant ; je me suis montrée à lui sous mon plus mauvais jour. Peut-être aussi que je le gêne... S'il avait deviné mon secret ?... »

À cette idée, Gilberte pâlit davantage. Mme Daltier, qui était songeuse, reprit en caressant la main moite de la jeune fille :

— Seulement il ne faudra pas nous quitter avant d'être un peu plus forte, mon enfant ; vous avez mauvaise mine depuis quelque temps, vous êtes nerveuse, impressionnable, vous avez besoin de nos soins.

— Non, répliqua Gilberte en secouant la tête, je suis bien, et le plus tôt que je partirai sera le mieux.

— Nous vous avons fait de la peine, ma nièce, dit M. Daltier ; il est toujours pénible de se trouver tout à coup dépossédé de la fortune.

— Ce n'est pas cela qui me chagrine, mon oncle, je vous le répète, je ne regrette pas l'argent ; seulement il m'est dur de ne plus respecter la mémoire d'une personne qui, malgré son injustice à mon égard, a été la seule à m'aimer en ce monde.

— La seule ? s'écria Mme Daltier, et nous, Gilberte, pour quoi nous comptez-vous donc ?

Gilberte soupira sans répondre ; elle regardait Albéric qui baissa les yeux sous ce regard persistant.

Le même soir, Mme Daltier disait à son mari :

— Cette petite nous cache certainement un chagrin qui la dévore. D'ailleurs, il n'est pas naturel à son âge et avec ses goûts raffinés de mépriser autant les biens temporels, elle surtout qui a été élevée dans le luxe et la vie la plus délicate. Cela m'attriste de voir qu'elle va être livrée, jolie et fragile comme elle l'est, à une tâche pénible et souvent ingrate.

— Ma chère amie, Albéric a parlé juste : cette enfant doit apprendre à lutter avec l'existence ; cela lui fera du bien d'être quelque temps dans une sorte de dépendance. Ensuite je vous dirai que, pour nos filles mêmes, cet éloignement sera salutaire ; je redoute pour elles Gilberte qui, avec sa triste science de la vie et les sophismes mauvais jetés dans son âme par ce malheureux Simiès, peut leur être fort nuisible.

— Mon ami, vous êtes dans l'erreur en ce qui concerne notre nièce ; Gilberte n'est point aussi instruite que vous croyez des choses de la vie. Cette enfant n'en sait pas long, mais elle joue à la jeune fille du siècle qui n'a plus rien à apprendre dès l'âge de quinze ans. Quant à son éducation religieuse, elle est complète à présent ; Gilberte n'est plus une athée, seulement je me demande quelle catastrophe inconnue de nous est venue apporter le désespoir là où nous avions mis la foi et l'amour. Cependant peut-être avez-vous raison ; l'éloignement de Gilberte sera bon à elle-même comme à nous. Mais nous ne pouvons l'aider à chercher la position qu'elle souhaite. Elle ne peut entrer dans aucune famille de nos amis ou de notre monde. Je la sais incapable de souffler dans une petite âme toute idée incompatible avec ce qu'on enseigne à la jeunesse, mais dans un milieu chrétien elle serait comme un objet disparate. Ce qu'il lui faut, ce sont des étrangers, par exemple une famille grecque schismatique assez honorable cependant pour que notre nièce n'ait aucun risque à y courir ; je sais bien que son orgueil, qui est sa vertu à elle, la gardera ; elle sait tenir à distance les empressés et les indiscrets, mais aussi elle est si jolie et si séduisante, la pauvre enfant !

— Dieu veuille qu'elle ne souffre pas de ce changement de position ! soupira M. Daltier, elle a une grande énergie, mais elle n'a jamais vu la vie sous un aspect semblable.

Mme Daltier ne répondit pas ; elle songeait à Albéric qu'elle trouvait plus grave et plus triste depuis quelques jours, et en songeant ainsi elle se disait :

« Le malheur serait-il entré dans ma demeure avec cette enfant ? »

Par cet instinct de mère qui ne trompe jamais, elle devinait que son fils bien-aimé souffrait de voir Gilberte sortir à la fois de sa vie, de sa maison et de son cœur.

XI

« Ma chère tante,

« Merci d'abord pour votre affectueuse lettre et pour votre gracieux envoi auquel ont participé mes cousines.

« Certes, les fleurs, les plus admirables même, ne manquent pas à Nice, mais celles de Saint-Loup me sont plus précieuses que toutes les autres.

« Pour rassurer votre sollicitude, je vous répète que je ne suis pas malheureuse ici et que je me porte bien. Mme Métaxo s'inquiète un peu de mon apparence délicate, mais mes forces suffisent à ma tâche.

« D'ailleurs elle est facile, ma tâche ; les enfants me sont attachés et se montrent dociles. Je ne croyais pas aimer autant ces petits êtres dont je reçois les caresses avec plaisir. Leur père me témoigne toujours la même bonté affectueuse et en même temps respectueuse ; et parmi les étrangers qui sont reçus ici, je rencontre tous les égards auxquels j'ai été habituée.

« On s'amuse à Nice, beaucoup même, mais vous savez que j'ai pris le monde en grippe. Je laisse ma vie couler machinalement puisqu'il faut vivre, mais il me semble que j'ai quarante ans au moins, tant j'ai vécu en quelques mois.

« Vous me suppliez, chère tante, de revenir à mes croyances chrétiennes, comme il y a un an : certes, je crois, je crois tout ce que vous croyez vous-même, je ne nie plus que la miséricorde de Dieu, mais cela suffit pour que je ne prie plus.

« Dieu m'a frappée trop fort, je n'étais pas encore assez ancrée dans son amour pour recevoir ses coups en le remerciant et je me suis rebellée.

« Nul n'est scandalisé de mon indifférence religieuse, car ils font partie de l'Église schismatique ainsi que la plupart des familles que nous voyons.

« Oh ! que vous êtes heureux, vous tous, de croire à tout ce que je répudie, moi ! à un Dieu bon et consolateur, à l'amour, à l'amitié, au désintéressement.

« J'ai pris pour devise cette philosophique parole : « Il faut rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. » Eh bien ! je n'ai pas même le courage de rire.

« Tenez, il me vient souvent l'idée de mourir jeune ; c'est bon de s'en aller de ce monde avant d'avoir vieilli et d'avoir pu jeter plus d'amère raillerie sur toutes choses. Mon oncle Simiès disait : « Il faut arracher tout ce qu'on peut de joie à la vie. » Je n'ai pas même su faire cela, aussi...

« Mais je m'aperçois que je ne vous parle que de lugubres choses ; ce n'est pas divertissant pour vous, pauvre tante.

« Je soupire après les vacances, non pour me reposer, mais pour vous revoir. Je rêve souvent à la petite ville de Saint-Loup où je vous sais tous réunis, et je souffre.

« Pardonnez-moi cette lettre couleur feuille morte, et faites-moi la surprise d'une visite, si c'est possible ; Nice n'est pas si éloigné de Marseille.

« Embrassez pour moi mes cousines ; je vous tends, comme autrefois, mon front toujours nuageux.

« GILBERTE. »

À quelque temps de là, Mme Daltier alla voir sa nièce à Nice ; on lui fit les plus grands éloges de Gilberte qui était vraiment aimée chez les Métaxo et qui brillait incontestablement dans la petite société grecque que l'on voyait dans la ville et aux environs.

Cependant Mme Daltier revint soucieuse chez elle. Son mari et son fils aîné l'interrogèrent avec empressement sur Mlle Mauduit.

Elle répondit :

— L'enfant ne pourrait certainement aspirer à une position plus avantageuse ; elle est très choyée, largement rétribuée, son travail n'est pas fatigant, mais...

— Quoi donc ? est-elle devenue plus frivole que par le passé ?

Mme Daltier secoua la tête :

— Ce n'est pas cela ; au contraire, le plaisir paraît lui peser ; elle est triste, fort pâle, ses yeux sont creusés et brillants, elle a beaucoup maigri.

— Le climat ne lui convient peut-être pas, hasarda Albéric.

— Cette petite fille est incompréhensible, murmura M. Daltier ; elle nous cache assurément quelque chose et cela lui fait mal.

— Ensuite, poursuivit Mme Daltier, je crains pour elle les assiduités des jeunes gens reçus chez les Métaxo.

— Comment cela ? s'écria Albéric très vivement ; mais s'il y a lieu de la troubler, ma mère, il faut qu'elle nous revienne au plus vite ; nous ne pouvons permettre...

Mme Daltier regarda son fils avec étonnement :

— Nous n'en sommes pas encore là, dit-elle, Gilberte ne s'aperçoit pas même des attentions dont elle est l'objet, habituée qu'elle a toujours été aux flatteries du monde ; seulement il arrive souvent qu'une jeune femme ayant auprès d'elle une jeune fille... subalterne après tout, prend ombrage de l'admiration partagée entre deux. Mme Métaxo aime certainement beaucoup Gilberte, mais j'ai surpris une fois un certain froncement de sourcils quand la pauvre mignonne, sans le vouloir, accaparait au salon une partie des visiteurs. Si, quelque jour, Mme Métaxo manifeste un peu de mécontentement à ce sujet, Gilberte qui est fière quittera immédiatement sa maison.

— Elle devrait le faire à présent.

— Non, mon fils, pas d'exagération ; il serait maladroit de troubler la quiétude dans laquelle vit ta cousine. Qu'est-ce que cela ? et à quel beau tableau n'y a-t-il pas d'ombre ?

Les vacances arrivèrent, mais Gilberte ne les passa pas avec ses parents et voyagea avec les Métaxo.

Ceux-ci ne revinrent de Suisse qu'en octobre.

Depuis quelque temps les lettres de Gilberte se faisaient plus rares et plus courtes.

Elle ne se plaignait pas, mais depuis leur retour à Nice elle trouvait un changement marqué dans la manière d'être à son égard de Mme Métaxo.

La jeune femme se montrait fantasque avec elle et parfois impérative.

Gilberte garda le silence, mais sa résolution fut bientôt prise.

Un jour, lord Harson, un richissime Anglais, donna une fête de nuit à bord de son yacht de plaisance. Le jeune Daltier y fut amené par un ami, non qu'il aimât le monde, mais il espérait y rencontrer Gilberte, sachant les Métaxo conviés à cette soirée.

Il était près de minuit quand Albéric aborda le joli bateau pavoisé de drapeaux et éclairé par une masse de lanternes vénitiennes ; le bal était dans tout son entrain ; sur le pont, les couples enlacés dansaient gracieusement ; la musique de l'orchestre couvrait le sourd mugissement de la mer qui battait de sa vague les flancs noirs du yacht.

Après quelques tours de valse, attiré plus par la beauté de cette nuit d'automne que par les enchantements de la danse, Albéric chercha un coin écarté et solitaire pour y rêver tranquille.

Il en découvrit un à l'arrière du bateau, séparé du reste du pont par une grande toile à voile ; et, à son grand étonnement, il y trouva assise sur un tas de câbles, appuyée au bastingage, Mlle Mauduit qu'il pensait absente de la fête.

Elle n'était éclairée que par la molle lumière tombant des lanternes blutées suspendues aux mâts ; ses grands yeux sombres étaient pleins de mélancolie sous son front qui avait la mate blancheur du marbre.

Albéric n'osait s'avancer, de crainte de faire envoler cette gracieuse apparition.

Mais elle l'aperçut à son tour, et l'éclat métallique de ses prunelles trahit seul son émotion.

Comme elle ne faisait pas un mouvement, il vint à elle, courba sa haute taille et prit sa main froide dans les siennes.

— Comment êtes-vous ici ? lui demanda-t-il.

— Parce qu'on m'y a amenée, répondit-elle laconiquement.

— Vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup ?

— Je ne me plais nulle part, murmura-t-elle d'une voix lassée.

Il ne répondit pas, mais regarda cette tête blonde, pensive, adorablement triste, qui se penchait comme sous le poids d'un fardeau trop lourd.

La pauvre enfant semblait faible et brisée.

Et pourquoi était-elle là toute seule, tandis qu'on dansait non loin et que certainement plus d'un galant cavalier la cherchait en vain ?

— Ainsi, reprit Daltier, après une minute de silence, vous regrettez d'être entrée dans cette famille que vous aimiez, dont vous êtes aimée ?

— J'aime toujours les enfants, mais... je suis décidée à les quitter prochainement.

— Pourquoi cela ? que vous a-t-on fait ?

— Cette femme m'a humiliée, dit Gilberte sans désigner autrement Mme Métaxo, et les yeux dilatés par la colère. Or, je ne veux pas être humiliée.

— À quel propos cela ?

— Déjà depuis quelques semaines je me la sentais hostile. Enfin elle m'a fait entendre que j'étais... coquette. Est-ce ma faute à moi si les gens qu'elle reçoit ont été aimables pour moi ? Pourquoi me forçait-elle à l'accompagner dans le monde ? L'en avais-je priée ? Ai-je cherché les compliments ? Ai-je jamais encouragé ces empressés plus fatigants qu'amusants, certes ?

— Bien vrai, vous me l'affirmez, vous ne les encouragiez pas ? demanda le jeune homme qui était comme suspendu à ses lèvres.

Elle se leva toute droite sur le tas de cordages et laissa tomber ces mots avec hauteur :

— Vous aussi... vous croyez ? Pour qui me prenez-vous donc ? pour une de ces stupides coquettes qui... Au fait, c'est juste...

— Mais, Gilberte, je n'ai aucune pensée offensante à votre égard, ma pauvre enfant. Je sais seulement que la position que vous avez voulu prendre est souvent fort délicate et, et... faite comme vous l'êtes, vous vous trouverez exposée journellement à ces ennuis-là.

Elle ne comprit pas qu'il faisait allusion à ses charmes physiques et se méprit sur le sens de ses paroles.

— Je sais bien, reprit-elle amèrement, vous m'avez toujours prise pour une créature artificielle et vaine. Mais que m'importe votre opinion maintenant ?

« Monsieur Daltier, poursuivit-elle, l'appelant ainsi comme pour mieux marquer son ressentiment, vous m'aviez rendue bonne, vous aviez fait une chrétienne d'une jeune fille follement imbue de doctrines erronées, vous aviez éclairé ma raison et mon âme... puis, vous avez d'un coup de main défait tout votre ouvrage, renversé cet échafaudage de bonnes résolutions et de grandes pensées que vous aviez construit en moi. C'est votre faute si je suis redevenue plus mauvaise que je ne l'ai jamais été, car à présent je sais quels sont mes devoirs et je ne veux pas les remplir. »

— Ma faute ? c'est ma faute ?... répétait Albéric atterré. Moi ?... que vous ai-je fait, que voulez-vous dire ?...

Soudain, une idée lui vint, folle sans doute, car l'éclair allumé dans ses yeux s'éteignit aussitôt. Non, ce ne pouvait pas être cela !

— Que vous ai-je fait ? Mais parlez donc ! répéta douloureusement le jeune homme.

Sans répondre à cette question, elle s'écria, tandis qu'un mystérieux souffle de colère animait son beau visage :

— Ah ! c'est une cruelle chose que de vivre quand on voudrait mourir. Vous m'avez enseigné qu'on ne doit pas voler au Créateur sa propre existence ; je ne le ferai peut-être pas, mais...

— Que ferez-vous, Gilberte ?

— Je vous l'ai dit, je vais quitter la famille Métaxo, je m'éloignerai de la France ; je me suis engagée comme demoiselle de compagnie auprès d'une dame étrangère qui part pour le Sénégal.

— Pour le Sénégal ? Mais c'est la mort, cela, Gilberte ; vous êtes insensée ou bien vous voulez railler.

— Je n'en ai guère envie, pourtant.

— Savez-vous bien ce qu'est le climat meurtrier de ce pays ?

— Je le sais.

— Et vous vous figurez que votre frêle tempérament pourra le supporter ?

— Non, et c'est pour cela que j'y vais.

— Mais que se passe-t-il donc en vous, malheureuse enfant ? s'écria-t-il avec angoisse.

Elle redressa orgueilleusement sa tête pâle avec un geste de défi.

— Voilà ! dit-elle, c'est mon secret.

Certes, elle était bien jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais elle effrayait presque.

Albéric Daltier baissa les yeux pour cacher la flamme qui s'allumait sous sa paupière.

— Vous me faites peur, murmura-t-il. Je vous en supplie, revenez à vous. Vous souffrez, on vous a froissée, la vie nouvelle que vous avez choisie vous a heurtée cruellement, vous serez plus heureuse sous notre toit, revenez-nous, vous redeviendrez bonne. Oh ! ne souriez pas ainsi, vous me faites mal. Laissez-moi demain vous ramener chez ma mère.

— Demain, dit-elle d'un air étrange, oui, demain je serai à Marseille.

Il prit cela pour un acquiescement, et, craignant que leur double absence ne fût remarquée, il retourna au bal, la laissant à son rêve.

Il rentra dans le tourbillon joyeux, et la danseuse qu'il invita pour la valse qu'entonnait l'orchestre put remarquer que ce grand jeune homme à la taille superbe avait le front mouillé et la joue pâle.

Après quelques tours d'une danse qu'il exécuta fort à contrecœur, il rencontra Mme Métaxo, étincelante dans sa robe nacarat semée de brillants.

— Où donc est votre cousine, monsieur Albéric ? demanda-t-elle gracieusement, je n'ai pu l'apercevoir de toute la soirée.

— Je la quitte à l'instant, madame, répondit froidement le jeune homme ; elle se repose à l'abri de la foule.

— Est-elle souffrante ?

— Non, madame, mais profondément triste, et elle m'a fait part de sa résolution que vous devez connaître.

— Oui, fit Mme Métaxo, soucieuse, et à ce sujet je vous dirai toute ma pensée ; Mlle Mauduit doit être malade ou tourmentée par un ennui secret. J'avoue que j'ai été un peu vive avec elle, l'autre jour ; je le regrette, mais ce n'est pas pour cela qu'elle quitte ma maison, car, au fond, elle doit sentir que nous l'aimons tous. Elle m'a dit un jour qu'elle voudrait mettre l'immensité entre elle et la France.

— Elle a dit cela ?

— Oui, monsieur. Ainsi ne soyons pas étonnés qu'elle ait saisi avidement l'occasion de s'expatrier.

— Ah ! elle vous a aussi appris ?...

— Qu'elle part pour le Sénégal, oui, certainement, elle ne me l'a pas caché. Concevez-vous une pareille idée ? C'est vouloir la mort.

— L'ingrate, murmura douloureusement le jeune homme, elle ne nous a jamais aimés !

Mme Métaxo regarda Albéric Daltier d'un air étrange.

— Peut-être que si, répondit-elle, seulement vous n'avez pas pu le voir.

Et, sur ces paroles énigmatiques, la jeune femme s'éloigna, laissant l'ingénieur immobile comme pétrifié au milieu du pont.

— Que veut-elle dire ? murmura-t-il en passant sa main sur son front.

Puis il s'élança à l'arrière, toujours solitaire derrière son rideau de voile goudronnée, où il avait laissé sa cousine l'instant d'auparavant.

Mais cette place était vide.

Il fouilla du regard tous les groupes de danseurs, tous les coins et recoins du yacht, de la dunette à l'entrepont, il ne vit point Mlle Mauduit, par la raison que, en ce moment, elle voguait vers la terre dans un frêle youyou en compagnie de M. et Mme Métaxo et de quelques personnes lasses de la fête.

« Je la reverrai à Marseille, se dit-il alors ; n'a-t-elle pas dit qu'elle y serait demain ? Là je la forcerai bien à m'ouvrir son cœur. »

Et, possédé d'un pressentiment de joie indicible, il alla s'accouder à l'arrière du yacht, à la place qu'avait quittée Gilberte.

L'aube se montrait déjà ; la mer était froide et tranquille, couverte d'une lueur vague. Au loin les barques de pêcheurs partaient au travail, la voile blanche déployée au vent du large.

On entendait le pas cadencé des infatigables danseurs qui frappait le plancher ; l'odeur des fleurs flétries plus pénétrante encore et celle des parfums que portaient les femmes se mêlaient aux senteurs marines.

La musique envoyait ses notes amollies dans l'air demeuré tiède sous les tentes ; les lumières mouraient dans les lanternes aux mille couleurs, et non loin, à l'horizon, les silhouettes dentelées des montagnes se dessinaient sur le ciel d'un gris bleuâtre.

Albéric reçut de toutes ces choses une impression vague, faite de poésie et de langueur douce.

Ainsi rêvant, il atteignit la fin du bal et partit avec la dernière chaloupe.

Il avait bien envie de rester à Cannes jusqu'au lendemain, mais il avait promis à sa mère de rentrer tout de suite à Marseille et il le fit.

D'ailleurs, c'était là qu'il voulait attendre Gilberte.

XII

C'était par une furieuse tempête d'équinoxe ; la mer faisait rage dans les cinq ports de Marseille et passait jusque par-dessus les jetées.

Les bateaux de pêche ou de plaisance demeuraient amarrés au quai le plus solidement possible, et les capitaines de vaisseaux regardaient d'un œil inquiet les énormes câbles qui retenaient aux anneaux les navires monumentaux que l'on chargeait ou déchargeait au milieu d'un tapage assourdissant.

Nul n'osait s'aventurer en mer par ce temps formidable, et bien téméraire eût été le marin qui eût osé lancer sur la vague sa plus solide barque.

Le chapeau enfoncé sur les yeux, bien serré dans son paletot pour défier le mistral, Albéric Daltier passait devant la Bourse pour se rendre quai du Vieux-Port ; en traversant la petite rue qui contourne les premières maisons de la Canebière, il aperçut la forme svelte d'une jeune femme en costume de voyage, qui discutait avec un homme âgé devant le bureau du rez-de-chaussée portant pour enseigne : « Compagnie générale de navigation, etc. »

Cette jeune femme avait la tournure fine et distinguée de Mlle Mauduit.

L'ingénieur, au lieu de poursuivre sa route, tourna la petite rue et s'arrêta net devant le bureau, et put entendre la voix claire de Gilberte prononcer ces mots :

-- Ainsi je n'aurai à m'occuper de rien ? Je vous confie mes bagages, et demain matin je n'ai qu'à prendre possession de ma cabine sur le Guadiana . Combien de temps mettrons-nous à toucher Barcelone ?

— Oh ! oh ! cela dépend, car nous voilà aux équinoxes et la mer est mauvaise, surtout dans ce maudit golfe du Lion où les tempêtes sont incessantes. Je ne dis pas cela pour vous effrayer, ma petite dame, ce ne serait pas dans l'intérêt de notre Compagnie, mais vous paraissez brave et...

Tandis que l'homme parlait, la voyageuse, touchée légèrement à l'épaule, se retournait vivement, prête à foudroyer du regard le passant assez osé pour se permettre cette familiarité.

Mais elle pâlit sous son voile de gaze grise.

— Vous ?... murmura-t-elle, vous ?...

— Que faites-vous ici ? dit Albéric Daltier.

— Vous le voyez, je prends mes arrangements pour partir.

— Pour ?...

— Pour Barcelone où m'attend Mme Lliassa que je dois accompagner au Sénégal.

— Ainsi c'était donc sérieux ?

— On ne peut plus sérieux ; je ne mens jamais et je ne plaisante pas non plus.

— Et, si j'ai bien entendu, le Guadiana part demain ?

— Oui, demain matin, il lève l'ancre.

— Et vous partirez sans nous dire adieu, sans nous serrer la main. Mais vous nous en voulez donc bien, mon Dieu ?

— J'allais, de ce pas, faire mes adieux à votre mère, à mes cousines..., dit-elle.

Il se rapprocha d'elle :

— Gilberte, fit-il, pour Dieu laissez-moi vous parler, mais pas là ; cet homme nous écoute.

Il l'entraîna de l'autre côté de la rue et, sans faire attention à la foule bruyante et affairée qui allait et venait autour de la Bourse :

— Gilberte, reprit-il en suppliant, cessez cette atroce comédie.

— Je vous ai déjà dit que je ne joue pas la comédie, mon cousin. Je suis on ne peut plus sérieuse et nulle puissance humaine ne m'empêchera de partir.

Et il y avait une résolution farouche dans ses yeux sombres.

— Nulle puissance humaine ?... (il se pencha tout près d'elle) hormis celle de l'amour, Gilberte. Oh ! Gilberte, si je vous disais, moi, que je vous aime, que je vous ai aimée bien avant même que vous n'ayez fait attention à moi ? que j'ai souffert horriblement de votre absence et que si vous partiez...

Il n'acheva pas ; nerveusement, Mlle Mauduit se cramponnait à son bras pour ne pas tomber ; elle avait le ciel dans le cœur, mais elle se sentait mourir.

Il la regarda et, lui voyant le visage livide, les yeux fixes et les lèvres blanches, il héla un coupé qui passait, aida la jeune fille à y monter et prit place à côté d'elle après avoir jeté son adresse au cocher.

En voiture, Gilberte ferma les yeux et laissa aller sa tête sur les coussins, murmurant seulement d'une voix inintelligible :

— Je suis heureuse... Je suis heureuse...

Ce fut un corps presque inerte que le jeune homme ingénieur retira du coupé quand il s'arrêta, rue Montgrand.

Gilberte ne reconnut ni sa tante ni ses cousines. La pauvre femme, épouvantée, la déshabilla et la coucha elle-même ; puis elle la veilla en attendant le médecin.

Gilberte divaguait.

Albéric errait aux alentours de sa chambre comme un fantôme.

— Comment est-elle ? demanda-t-il avidement à l'une de ses sœurs qui en sortait.

— Mal, répondit tristement la jeune fille.

— Quoi ! n'a-t-elle pas recouvré ses sens ?

— Oui, mais elle ne nous reconnaît pas et profère toutes sortes de paroles étranges. Maman nous a renvoyées, Marie et moi.

Et l'enfant se mit à pleurer.

— Si elle allait mourir, répétait-elle, dis donc, Albéric, si elle allait mourir !

Ces paroles sonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles du jeune homme.

Dieu ! mourir ? et sans être en paix avec le ciel ?...

Oui, si Dieu allait la punir de tous ses blasphèmes, de ses révoltes ? Si elle ne reprenait pas connaissance, et allait passer ainsi dans l'éternité sans confession ?

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! cria dans son cœur Albéric en s'enfuyant, faites-moi souffrir mille tourments, torturez-moi en purgatoire pendant des siècles s'il le faut, prenez-moi cette enfant que j'adore, que je ne la revoie jamais si vous le voulez, mais ne perdez pas cette pauvre âme que j'ai voulu vous donner et à laquelle je me suis attaché de toutes les forces de la mienne ! »

Il alla frapper doucement à la porte de la chambre bleue, l'ancienne chambre de Gilberte.

— Mère, puis-je entrer ?

— Toi ? fit Mme Daltier, étonnée, en entrouvrant la porte.

— Oui, il faut que je la voie. Oh ! mère, je vous en supplie.

— Elle souffre bien. Entre une minute, dit-elle, prenant son fils en pitié.

Gilberte s'agitait sur son lit. Ses longs cheveux dénoués encadraient sa blanche figure qui allait de droite à gauche sur l'oreiller, avec ce mouvement inconscient des malades que le délire possède.

Albéric ne peut comprendre les phrases hachées, incohérentes que prononçaient ces lèvres chéries.

Un instant il posa sa main sur le front brûlant de la jeune fille qui s'apaisa alors et le regarda fixement :

— Qui êtes-vous ? dit-elle, venez-vous encore me tourmenter ?

Il retira sa main et un sanglot s'étouffa dans sa gorge.

Mme Daltier leva les yeux avec effroi sur ce fils qu'elle n'avait pas vu pleurer depuis des années.

— Mère, je l'aime, dit-il, ne l'aviez-vous pas deviné ?

Avant de s'éloigner, il porta à ses lèvres quelques mèches de cette chevelure superbe massée sur l'oreiller, et fit mentalement cette prière :

« Mon Dieu, qu'elle ne meure pas sans vous bénir et sans obtenir votre pardon. Je me livre à vous, faites-moi souffrir tout ce qu'il vous plaira. Je vous ferai tous les sacrifices, même, s'il le faut, celui de ne jamais l'avoir pour femme. »

Le docteur arriva ; quand il eut terminé son examen, il trouva dehors le jeune Daltier qui l'interrogea anxieusement :

— Mon ami, répondit le vieillard, le cerveau est gravement atteint, mais la constitution est saine et jeune. Nous la sauverons, si Dieu le permet. N'est-ce pas, il y a longtemps que cette enfant souffre ?

— Docteur... je l'ignore, mais cela devait être ; elle était si triste depuis bien des mois et elle changeait à vue d'œil !

— C'est cela ; il y a quelque chose.

— Docteur, vous la guérirez ?

— Je l'espère ; d'ailleurs, elle en si bonnes mains : Mme Daltier est la meilleure des gardes-malades.

La fièvre suivit son cours. Il y eut de terribles heures d'angoisse pendant lesquelles on désespérait presque de sauver Gilberte.

Aux moments de délire, Mme Daltier seule restait auprès de sa nièce.

Elle avait enfin compris le secret de cette pauvre âme plus souffrante que le corps, et cela lui avait donné la clef de ce mystère fait de révoltes, de colères, de désespérances où elle avait vu plongée la jeune fille.

Elle comprenait comment la chère enfant, toute convertie et remplie de résolutions sincères, sentant éclore peu à peu dans son cœur un sentiment tout nouveau en elle, avait vu soudain brisés ses désirs ardents, mais sages. Pour celui qu'elle chérissait dans le silence de son âme, elle avait cru n'être qu'un objet d'indifférence, pour ne pas dire d'aversion, et elle en avait terriblement souffert.

Et elle n'avait pas de mère, pas de sœur, pas d'amie sérieuse à qui confier ce poids trop lourd pour son cœur.

De là ses rébellions contre la vie et contre le ciel, ses dégoûts amers et son désespoir, puisqu'elle ne pouvait plus s'appuyer désormais sur la main qui l'avait soutenue et guidée un an au moins.

Et pendant les interminables heures nocturnes ou celles non moins douloureuses du jour, Mme Daltier écoutait les plaintes déchirantes qui s'échappaient de ce cœur brisé.

Les larmes lui venaient aux yeux, car, à travers son délire, l'âme de Gilberte se dévoilait tout entière, c'est-à-dire pure, aimante, élevée.

Rien n'avait pu déflorer son innocence naturelle. Ce qu'elle avait entendu dans la maison de son oncle Simiès, ce qu'elle avait lu dans les romans réalistes et antireligieux qu'on lui avait mis entre les mains, elle ne l'avait pas compris.

Les vaines utopies, les sophismes dangereux, les exemples mauvais n'avaient qu'effleuré sa pensée et formé autour de son âme comme une écorce qui était tombée au premier souffle pur, pour la laisser candide et fraîche.

Cette découverte fut pour Mme Daltier un immense soulagement.

Un soir, en embrassant son fils qui quêtait de longs détails sur la malade, elle lui dit en le regardant au fond des yeux :

— Albéric, cette enfant est digne de toi.

— Comment cela, ma mère ? je ne comprends pas...

— Écoute, je sais que tu l'aimes, car tu me l'as avoué ; quant à elle, je ne savais rien ; maintenant j'ai compris son cœur ; dans son délire, elle me l'a révélé tout entier ; sans qu'elle le veuille, elle a trahi son secret. Mon fils chéri, ta tendresse est bien partagée, crois-moi. Gilberte a une nature magnifique qui ne demandait qu'un peu de bonheur et d'affection pour s'épanouir. Quand la santé et la joie en auront refait la Gilberte que nous avons connue quelque temps, avec quelle allégresse je l'appellerai ma fille !

L'ingénieur l'embrassa comme un fou :

— Mère, oh ! mère, que vous êtes bonne ! et qu'il me tarde de la revoir !

Le lendemain, pieds nus, le rosaire aux doigts, le jeune homme escaladait la colline de Notre-Dame-de-la-Garde et jetait sous le ciel bleu une fervente action de grâces.

Peu à peu le mal s'éloigna, la fièvre s'apaisa. Dieu n'avait pas fini son œuvre dans cette âme. Il voulait lui donner la félicité pour laquelle elle semblait faite et décharger ses épaules fragiles de la croix pesante.

Un jour vint où Gilberte put embrasser sa tante et la remercier de ses soins, ainsi que Marie et Edmée qui avaient merveilleusement secondé leur mère.

Mme Daltier s'attachait de jour en jour davantage à celle qu'elle considérait désormais comme son enfant.

M. Daltier, à son tour, se prenait pour sa nièce d'une affection d'autant plus vive qu'il lui avait témoigné jadis plus de froideur ; touché des confidences que lui avait faites sa femme sur la jeune malade, il entrait souvent chez Gilberte et lui montrait une tendresse paternelle.

— Et lui, voulez-vous le voir ? demanda Mme Daltier en caressant les cheveux d'or sombre de la jeune fille.

— Lui ? fit-elle en ouvrant plus grands ses yeux agrandis par la maladie.

— Oui, Albéric. Puis-je lui dire que vous lui permettez d'entrer ? Il attend ce moment avec tant d'impatience !

Gilberte fit un signe d'assentiment, mais sa tristesse lui était revenue, une tristesse résignée qui faisait peine à voir.

Quand elle vit son cousin se diriger vers son lit, une faible rougeur colora ses pommettes, elle lui laissa prendre sa pauvre petite main diaphane qui pendait sur la couverture.

Il la porta lentement à ses lèvres, et elle le regarda étonnée.

« J'ai donc été bien malade ? » pensa-t-elle sans attacher d'autre importance à cette chose.

Mais elle aperçut deux larmes dans les yeux bleus d'Albéric.

C'est qu'il se sentait le cœur déchiré à la vue de ce visage d'albâtre, de ce corps émacié, de ces paupières creusées et cernées, de ces traits tirés, mais toujours charmants sur lesquels la douleur, morale autant que physique, avait laissé une trace.

— Albéric, embrasse ta petite fiancée, dit soudain M. Daltier derrière son fils, demande-lui si elle le permet.

Gilberte ne comprenait pas et les regardait tous avec une sorte de farouche interrogation.

— Voulez-vous être mienne, ma Gilberte aimée ? dit alors Albéric en se penchant sur son front blanc pour le baiser.

Alors elle comprit.

C'était donc vrai ce qu'elle avait entendu là-bas, quand elle organisait son voyage pour un pays lointain ? Elle ne les avait donc pas rêvées ces paroles auxquelles elle n'avait pu croire ?

Alors c'était trop de bonheur.

— Mère, elle se trouve mal ! cria soudain le jeune homme en se relevant avec terreur.

Il avait senti ce front se glacer sous ses lèvres ; il voyait ces prunelles se voiler, ce visage se décomposer.

— Ne crains rien, la joie ne tue pas, répondit Mme Daltier en portant secours à la malade.

Ce ne fut qu'une courte faiblesse et Gilberte rouvrit les yeux pour jouir avec ivresse de son bonheur.

De ce jour, la convalescence marcha rapidement, et Gilberte ne regretta pas d'avoir échangé le pont mobile du Guadiana contre le toit béni des Daltier.

On revient d'une messe d'action de grâces à Saint-Charles où toute la famille, y compris Gilberte, a fait la communion pour remercier Dieu d'avoir non seulement guéri le corps, mais encore ramené à lui la brebis égaré.

Après le déjeuner égayé par une douce causerie et de joyeux projets d'avenir, Gilberte et Albéric s'entretiennent dans le petit salon qui a vu les premières joies pures et les premières désolations de la jeune fille.

— À quelle époque notre mariage ? demande Albéric dont le visage rayonne d'une allégresse sans bornes.

— Mais pourquoi pas tout de suite, tout de suite ? crie Henri qui a entendu la question.

Gilberte sourit, puis tout bas et penchant sa tête blonde :

— Mon ami, je ne suis pas encore digne de vous, je voudrais faire quelque chose pour vous mériter, pour atteindre à votre hauteur.

— Oh ! Gilberte, vous êtes meilleure que moi, car vous avez dû lutter, vous, et vous étiez une pauvre brebis jetée dans la gueule du loup, tandis que moi...

— Tandis que vous, vous êtes ce que j'ai connu sur la terre de plus noble et de plus grand.

— Mais vous ne me répondez pas, Gilberte, êtes-vous donc si peu pressée d'être à moi ?

Et ce mot était à la fois une caresse et un reproche.

— Quand vous voudrez, répondit doucement la jeune fille.

— Alors bientôt, cria de nouveau Henri ; quand on a le bonheur sous la main, il ne faut jamais reculer le moment de le saisir !


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