PREMIÈRE PARTIE
I
Rue de Châteaudun, sur la façade d'un des immeubles qui avoisinent les jardins, derniers vestiges des seigneuriales demeures où habitèrent Talleyrand et la reine Hortense, se lit, sur une plaque de marbre, cette inscription : Banque de l'Alimentation -- Vernier-Mareuil . Cette maison, hautement estimée dans le commerce, porte les noms de deux hommes très connus dans le monde parisien pour leur soudaine et rapide ascension vers la grande fortune. En vingt ans, Vernier et son beau-frère Mareuil, partis de rien, sont arrivés à tenir une place prépondérante à la Bourse, et les banques les plus solides sont obligées de compter avec eux. Par l'alimentation, ils étendent leur influence sur le négoce des vins, des eaux-de-vie et des liqueurs, et enlacent le Midi tout entier sous les mailles d'un gigantesque filet dont ils tiennent la corde dans leurs bureaux de la rue de Châteaudun.
Ils ont établi, pour lutter contre la mévente des vins, un système de prêts sur warrants qui met en leur dépendance tous les viticulteurs de France embarrassés dans leurs affaires. Il est juste de dire qu'ils n'abusent pas de cette puissance formidable, qu'ils ne l'exercent qu'au profit de leurs adhérents, et se bornent, en ce qui les concerne, à se procurer dans des conditions avantageuses les alcools qui leur servent à fabriquer les apéritifs célèbres avec la vente desquels ils ont commencé leur fortune. A la Bourse du Commerce, Vernier-Mareuil sont aussi glorieusement connus, traités avec autant de respectueuse déférence que Rothschild, à la Bourse des Valeurs. Ils sont, au point de vue spécial de l'alimentation, de véritables potentats. Et quand on a dit d'une spéculation : «Les Vernier-Mareuil en sont», il n'y a plus qu'à s'incliner devant la réussite certaine.
Vernier n'avait pas eu des commencements brillants. Après son service militaire, fait, tant bien que mal, dans un régiment de ligne, à Courbevoie, il était entré, à vingt-quatre ans, chez un marchand de vins du quai de Bercy, qui l'avait initié à tous les mystères de la science œnophile. Il avait, pendant quelques mois, manié le campèche, l'acide tartrique, et fabriqué des tonnes de vin, dans lesquelles l'eau de la Seine entrait pour plus que le jus de la vigne. Le commerce lui avait paru si facile et si simple qu'il avait rêvé de l'exercer pour son propre compte. Il avait loué une petite boutique avenue de Tourville, près de l'École militaire, et s'était mis à pratiquer la falsification des boissons avec autant de suite que de succès.
Mais bientôt la vente du vin, dans lequel il n'y avait pas de vin, lui parut sans intérêt. Il rêva de doter l'ivrognerie nationale d'un produit personnel, et comme ses études en l'art de frelater les liquides lui avaient donné quelques notions de chimie, il se décida à créer un apéritif. Ce n'était encore qu'un «Prunelet», à base d'alcool à quatre-vingt-dix degrés, qui faisait dresser les cheveux sur la tête à tout homme sain, mais procurait une douce sensation de chaleur dans la gorge de tout pochard invétéré. Or, ce n'était que pour les pochards que Vernier-Mareuil travaillait.
Il avait promptement compris qu'il n'y a rien à faire avec les gens sobres, et que la société, détraquée par le socialisme, affolée par la haine de tout ce qui est respectable : la morale, la religion, la patrie, était mûre pour le coup de grâce de l'ivrognerie triomphante. Il lisait les journaux, dans ses heures de chômage, et savait qu'un alcoolique engendre un alcoolique. Il cultivait donc l'abâtardissement de la race avec un soin méthodique, et chaque billet de mille francs qu'il serrait précieusement dans sa caisse représentait, pour lui, la raison, le courage, le génie peut-être des malheureux qu'il avait intoxiqués.
Il était sans remords. «Si ce n'est pas moi qui leur vends ce qu'ils aiment à boire, disait-il, les jours où il raisonnait avec lui-même, ce sera le voisin, et je n'en aurai pas le bénéfice. On n'empêche pas de boire celui qui a soif. Et qu'est-ce que ça fait que ce soit l'un ou l'autre qui en profite ?» Il ne s'expliquait pas sur la question des poisons qui formaient la base de son breuvage. Il était établi, pour lui, que tous les commerçants se livraient aux mêmes procédés de fabrication. Il n'y avait donc pas à se préoccuper de la moralité du négoce, qui était infâme par destination. Il eut cependant quelques petits ennuis qui auraient pu lui ouvrir les yeux sur la régularité de ses opérations s'il n'avait pas été décidé à rejeter tout scrupule.
Il rentrait, depuis quelques semaines, à la caserne, de l'École, tant de soldats dans des états d'abrutissement ou de fureur d'un caractère si morbide, que le médecin-major, qui ne péchait cependant pas par excès de soin, s'inquiéta et crut devoir faire une enquête sur les débits dans lesquels fréquentaient les hommes qui présentaient ces symptômes d'empoisonnement alcoolique. Les adjudants interrogés furent tous d'accord pour désigner le café de l'avenue de Tourville, où trônait, en bras de chemise, le tablier noir du mastroquet sur le ventre, le distillateur Vernier. Le major se lit apporter une bouteille du «Prunelet» au nom engageant et à l'apparence débonnaire, qui ravageait ainsi les cerveaux des hommes de la classe, et, se défiant de ses facultés d'analyse, il envoya purement et simplement le liquide au Laboratoire municipal, avec une apostille du colonel.
Le résultat ne se fit pas attendre. Le rapport de l'expert fut foudroyant, comme la liqueur elle-même. Les substances les plus nocives étaient mélangées dans l'apéritif Vernier-Mareuil, avec une audace qui ressemblait à de la candeur. On aurait précipité un homme sain et vigoureux dans l'épilepsie, en peu de temps, avec un produit moins compliqué. Il y avait exagération dans l'empoisonnement. Une descente de police eut lieu dans la cave où le brave garçon composait sa liqueur. On trouva un matériel bien simple : un coquemard en fonte, un alambic, un fourneau, de l'alcool et des poudres. Le tout n'emplit pas une petite charrette à bras. Sainte-Anne était déjà peuplée de plus d'aliénés dus à Vernier que son matériel ne pesait de décigrammes.
Traduit en police correctionnelle, le délinquant fit preuve d'une telle douceur, exprima de tels regrets que les juges crurent à son inconscience. Il fit, comme pendant le reste de sa vie, aux heures les plus difficiles, la meilleure impression. Il avait reçu du ciel le masque d'un honnête homme et une voix persuasive. Il n'en faut pas plus, dans des temps où la vertu est rare, pour parvenir, avec les actions les plus abominables sur la conscience, aux plus hautes situations.
De sa première rencontre avec la justice de son pays, Vernier se tira avec cinq cents francs d'amende et l'affichage du jugement à la porte de son établissement. Il poussa un ouf de satisfaction. Son avocat -- car il s'était fait défendre ; c'est sans doute ce qui lui valut d'être condamné -- lui avait laissé entrevoir six mois de prison. Il rentra donc avenue de Tourville avec la tranquillité d'un homme qui se considère comme innocenté, puisqu'on ne l'a pas jeté sous les verrous. Il protesta de la pureté de ses intentions à l'égard de l'armée française, laissa entendre que le major était un âne. Mais il changea de mixture, supprima les poudres et augmenta le degré d'alcool.
Sa clientèle doubla. On eût dit que, depuis qu'il était avéré que Vernier assassinait ses pratiques, l'engouement pour sa liqueur se fût accru, comme si ce flot de buveurs qui roulait devant son comptoir se précipitait, de son plein gré, à la démence et à la mort. Vainement de nouveaux échantillons avaient été prélevés sur ses produits, par la rancune en éveil du major. Ils ne contenaient plus rien de nuisible que de l'alcool qui corrodait la tôle des tables et brûlait le drap des uniformes. Mais c'était de la production courante. Et, à moins de consigner l'établissement, il n'y avait rien à faire.
Cependant Vernier voyait prospérer son commerce. Il était béni par la Providence comme s'il eut fait le bien. Son orgueil n'en était pas enflé. Mais il songeait au moyen de décupler ses capitaux. C'est alors qu'il se trouva en rapport avec l'homme qui devait donner à son industrie morticole toute l'extension qu'elle méritait de prendre pour le malheur de l'humanité. Il rencontra Mareuil. Celui-ci était un bohème qui battait le pavé de Paris, continuellement à la recherche des dix francs qu'il lui fallait pour vivre avec sa sœur, dans un petit appartement des Batignolles. Maigre, noir, hâbleur comme un bon méridional, il avait essayé de tout, même de la littérature, sans parvenir à se faire une place. Il ne répugnait à aucune tâche, pourvu qu'elle fût rétribuée.
Cependant il était honnête et n'aurait pas pris un centime à son prochain, à moins que ce ne fût en traitant une affaire. Alors, rouler la partie adverse lui paraissait le premier des devoirs, presque une nécessité professionnelle. Il était sobre, dur et entêté comme un âne. Il n'aimait au monde que sa sœur Félicité, et n'avait qu'un but : lui assurer un avenir tranquille. Elle faisait de la lingerie bien misérablement dans son petit logis, pendant que Mareuil cherchait la fortune sur le pavé de bois de la ville. Il était rabatteur pour le compte d'un annoncier, quand sa déambulation sans répit le conduisit avenue de Tourville. Il entra dans le café de Vernier, et sur les offres du patron qui lui poussait un verre de son fameux Prunelet, il entra en propos. Vernier vanta les vertus de sa liqueur. Mareuil s'étonna qu'il n'eût pas l'idée d'en faire célébrer les mérites par la presse. Il entonna son boniment :
— La réclame, monsieur, n'est-elle pas le plus puissant, le seul levier de l'époque ? Avec la réclame, monsieur, on fait passer un idiot, aux yeux des électeurs, pour un homme de talent et on le pousse au ministère ! Avec la réclame.... Tenez, monsieur, la réclame, c'est bien simple.... Je vous fais une annonce périodique, pendant un mois, de semaine en semaine, dans mes journaux.... Ça ne vous coûte rien !
— Rien ? s'écria Vernier, alléché par cette déclaration. Alors que gagnez-vous ?
— Vous allez comprendre le mécanisme de l'opération.... Je vous avance ma publicité.... Mais vous, sur toute vente de votre Prunelet que vous ferez hors de votre établissement, vous me paierez un droit de dix centimes par bouteille.
Vernier, qui n'avait jamais débité de sa liqueur que chez lui, regarda son interlocuteur avec un air narquois. Il se dit : «Tu veux m'enfoncer. Je ne sais comment. Mais l'enfoncé, ce sera toi. Qu'est-ce que je risque ? Si je ne vends rien, je ne paierai pas. Et si, par hasard, la réclame agissait... si je vendais !»
Une flamme d'orgueil monta au cerveau de Vernier, qui se vit marchand en gros, expédiant des caisses de Prunelet dans tous les cafés de la province, et, qui sait ? de Paris peut-être. Il dit :
–Ça me va. Topez ! Mais vous dînerez bien avec moi pour causer de notre affaire.
Déjà, c'était «notre» affaire ! Les deux complices firent un petit dîner fin, dans l'arrière-boutique du café, et Mareuil rédigea, au dessert, l'annonce dont il comptait bien obtenir de son patron la publicité gratuite. C'était, à peu de chose près, l'annonce si honnêtement alléchante qui servit, plus tard, au lancement du célèbre Royal-Vernier-Mareuil-Carte jaune. On y trouvait déjà «les cognacs supérieurs récoltés, par Vernier lui-même, dans son domaine de Régnac (Charente)». Brave Vernier, qui achetait de l'eau-de-vie de grains, à réveiller les morts ! Le domaine de Régnac ! Il fallut se le procurer, aux jours de la prospérité, et le baptiser ainsi pour sauvegarder la vérité des boniments antérieurs.
Mareuil, vers les dix heures, partit de l'avenue de Tourville, nanti d'une fiole de Prunelet qu'il offrit à son annonceur, en l'honneur des quelques lignes de sa première réclame. Mais ce n'était ni sur la publicité des journaux, ni sur l'excellence de la liqueur que Mareuil comptait, c'était sur son action personnelle. Le Prunelet de Vernier, déposé chez un entrepositaire par les soins de Mareuil, s'enleva par caisses, dès la première quinzaine ; et voici comment. Mareuil avait des camarades. Il convint avec eux d'une petite comédie à jouer dans les cafés du boulevard. Mareuil entrait. A la question du garçon : «Que faut-il servir à Monsieur ?» il répondait nettement :
— Prunelet-Vernier, et de l'eau frappée....
Naturellement le garçon répondait :
— Prunelet-Vernier ? Nous n'avons pas ça....
— Ah ! vous n'avez pas ça ? Quand vous l'aurez, je reviendrai.
Il sortait. La dame du comptoir appelait le garçon et s'informait. L'explication donnée par lui jetait l'inquiétude dans l'esprit de la caissière. Dans la même journée, deux ou trois amis de Mareuil venaient réclamer tour à tour du Vernier. La conséquence forcée, c'était l'achat d'une caisse de Prunelet. Une fois la caisse achetée, il fallait la vendre. Et alors une autre parade commençait : celle du garçon passionné pour faire consommer aux clients le Vernier que la maison avait sur les bras. La tactique de Mareuil réussit tellement bien qu'en six mois il toucha quinze cents francs de commission, et que Vernier entama la fabrication de sa liqueur en grand. Il installa un dépôt décent rue Montmartre. Et, comme il fallait une personne de confiance pour tenir les comptes, ce fut Mlle Félicité Mareuil qui, de la lingerie, passa aux écritures. Vernier l'apprécia. Elle était blonde, douce et timide. Il lui fit la cour, et, au moment où il vendait son café de l'avenue de Tourville pour s'établir distillateur à Aubervilliers, il épousa la sœur de Mareuil, devenu son associé.
L'union de ces trois êtres était exemplaire. Ils ne vivaient que pour le travail. Vernier distillait, transvasait, soutirait, emballait. Mareuil courait la France et l'Étranger pour placer le Prunelet. Et Félicité tenait la caisse, qui s'emplissait à mesure que les hangars de la fabrique d'Aubervilliers se vidaient de leurs piles de caisses, répandant l'abrutissement, la folie et la mort aux quatre coins du monde. Jamais gens plus honnêtement laborieux, plus scrupuleusement consciencieux, ne concoururent à une œuvre aussi malsaine. On leur eût donné le prix Montyon, pour l'application et la probité avec lesquelles ils dirigeaient leur commerce. Si on eut mesuré les ravages causés par ce qu'ils fabriquaient, on les eût condamnés au bagne. C'étaient de vertueux assassins. Ils faisaient tout doucement fortune en empoisonnant l'humanité.
Vernier, en quête de progrès, ne s'en tenait pas à la fabrication du Prunelet. Il avait lancé son Royal-Vernier-Carte jaune, et préparait une «Arbouse des Alpes» dont il espérait merveilles. La fabrique d'Aubervilliers s'agrandissait, et les travées succédaient aux travées, multipliant les bouilleurs, les cuiseurs, les alambics. C'était, dans l'intérieur des bâtiments, une succession de tuyaux de cuivre distillant les poisons divers qui se déversaient dans des cuves, puis passaient aux ateliers de saturation, où les divers arômes qui constituaient les secrets de la fabrication leur étaient incorporés.
Un laboratoire de chimie était annexé à l'établissement. Là, dans un cabinet sévère, Vernier recevait avec une magistrale sérénité les représentants de l'administration chargés de contrôler les entrées et les sorties d'alcool. Tout se faisait au grand jour chez lui. Il se savait si bien libre de tout mettre dans ses bouteilles, à la condition de ne pas frauder le fisc ! Et n'avait-il pas pour complice l'État, qui se trouvait être son meilleur client ? Plus il vendait de liqueurs, plus l'État percevait de droits. Alors la France entière pouvait bien tomber en état d'épilepsie. Qu'importait ? Puisque les intérêts de l'État étaient sauvegardés !
Cependant, une ombre vint obscurcir la sérénité splendide avec laquelle Vernier travaillait à faire sa fortune en abâtardissant la race française. Il y avait, attaché au laboratoire, un dégustateur chargé de rendre compte de l'égalité du dosage des produits. Chaque cuvée était goûtée par lui, afin que jamais les liqueurs ne pussent présenter dans leur composition la moindre différence. Le dégustateur logeait dans un petit pavillon voisin de l'administration, et, toute la journée ; il sirotait les échantillons prélevés pour lui à la fabrique. Il ne les avalait jamais. Il les crachait, afin, disait-il en riant, de n'être pas pochard, tous les matins, avant dix heures.
Au bout de deux ans, cet homme, très solide en apparence, mourut. Il fut remplacé par un autre employé, qui ne dura que six mois. Le troisième fit un an et devint phtisique. C'était un garçon de vingt-deux ans qui soutenait sa mère. Il se mit à tousser, à pâlir. Sa mère, affolée, vint trouver Vernier et le pria de changer son fils de service. Le bon Vernier y consentit. Mais le malade était déjà trop gravement atteint. Il mourut, comme son prédécesseur. Alors la mère, dans une crise de désespoir, vint, après l'enterrement, faire une scène horrible à Vernier, l'accusant de la mort de son enfant. Elle criait à travers ses larmes, ameutant le personnel de l'usine :
— Ce sont les infamies que vous lui avez fait boire qui l'ont tué ! Il me le disait : «C'est comme du plomb fondu qui me coule dans la bouche, à la dixième dégustation !» Sa poitrine n'y a pas résisté.... Il est mort pour que vous entassiez des centaines de mille francs. Mais ça ne vous portera pas bonheur !
Vainement Mareuil, qui était présent, essaya de raisonner cette pauvre femme ; il lui glissa doucement des billets de banque dans la main. Elle les rejeta avec indignation.
— Est-ce avec de l'argent que vous espérez me payer mon fils ? Le tort que vous m'avez fait est impossible à évaluer. C'est mon cœur que vous m'avez pris !
Et comme Mme Vernier, enceinte, paraissait à son tour pour tâcher de calmer la douleur de cette mère farouche, celle-ci reprit avec véhémence :
— Vous serez punis dans votre enfant ! Oui, si le ciel est juste, vous aurez un fils qui vous fera expier tout le mal que vous avez fait aux familles !
Mme Vernier rentra consternée chez elle. Les imprécations de cette femme en deuil l'avaient saisie. Elle se sentit frappée d'un pressentiment. Elle se renferma dans un sombre mutisme. Vernier ne savait que lui dire pour dissiper l'impression déplorable produite par cette scène. Il s'en ouvrit au docteur Augagne, qui, déjà très en vue comme gynécologue, avait été appelé auprès de Mme Vernier pour lui donner des soins. Le jeune agrégé l'écouta, pensif. Puis, avec une grande fermeté de langage :
— Il est incontestable que l'industrie que vous avez entreprise et où vous faites fortune est pernicieuse. Vous me répondrez que les fabricants d'allumettes, qui font manier le phosphore par leurs ouvriers, les miroitiers, qui les mettent à même le mercure pour l'étamage des glaces, et les marchands de couleurs, qui leur donnent des coliques de plomb, et tant d'autres qui vivent sur la détérioration humaine ne sont pas plus dangereux ni plus coupables que vous. Je ne vous dirai pas le contraire. Cependant, il faut, pour les besoins de la vie, des allumettes, des glaces, des couleurs ; tandis qu'il n'est pas indispensable de boire des alcools. L'ivrognerie est un vice, et l'exploitation d'un vice est un acte abominable en soi.
— Vous ne pouvez pourtant pas me conseiller de fermer boutique et de renoncer à une industrie qui m'a été si avantageuse.
— Au point de vue de la moralité absolue, je ne devrais pas hésiter. Mais, dans la pratique, et avec la moyenne de tolérance qu'exige l'imperfection humaine, je vous dirai : Tâchez de rendre vos produits aussi peu nocifs que possible. L'idéal serait de n'en pas faire. Si vous en faites, tâchez qu'ils soient sans danger. Mais est-il une boisson alcoolique sans danger ?
— Ah ! vous me désolez ! gémit Vernier. Je me considérerais comme un criminel, si je prenais ce que vous me dites au pied de la lettre. Et je suis un brave homme, je n'ai jamais fait tort d'un centime à personne. Je tâche d'être utile à mes semblables le plus que je peux. Je ne refuse jamais un secours à un malheureux.... Ma femme....
— C'est un ange ! interrompit le docteur. Je sais le bien qu'elle répand autour d'elle, en votre nom. Mais ceci ne rachète pas cela. Il est mauvais de vivre sur la mort. Votre fortune, qui commence et sera certainement très belle, s'élève sur des tombes. Vous construisez dans un cimetière, avec les ossements de vos victimes. Il faut que vous songiez à cela. Un pays d'imagination comme la France, qui se met à boire de l'alcool, est perdu en vingt ans. La race s'étiole, les sources de la génération se tarissent, l'intelligence s'obscurcit, et, là où triomphaient la sagesse, l'ordre, la patience, se déchaînent la nervosité, l'incohérence et la fureur. Voilà ce que l'alcool fait d'un peuple fier, brave et spirituel : une brute féroce et dégoûtante. Tous les gouvernements étrangers ont édicté des lois pour arrêter les progrès de l'alcoolisme. Dans tous les pays du Nord, la vente de l'eau-de-vie est interdite et un ivrogne est considéré comme un malade. Aussi les races se relèvent, redeviennent énergiques et entreprenantes. Pendant ce temps, la France passe au premier rang de l'alcoolisme, elle marche en tête, la bouteille à la main. Et pourquoi ? Parce que l'État a intérêt à laisser se propager l'ivrognerie, parce que l'alcool est pour lui un moyen de domination et que, par ses milliers de cabaretiers, il a étendu sur la France tout entière un réseau électoral dont il ne veut pas la laisser sortir. L'alcoolisme et la démocratie, dans ce malheureux pays, marchent d'accord. Et quand l'électeur manifeste une velléité de révolte, le débitant d'ivresse est là, qui lui tend son verre et lui dit : «Bois et vote !» Et peu à peu, en dépit de nos révoltes d'orgueil, nous tombons au dernier rang des nations civilisées. Car il y a une loi inéluctable : la force physique d'un peuple est en raison directe de sa sobriété. Il faut qu'une nation ait du sang dans les veines pour pouvoir travailler et combattre. Or, ce qui fait du sang, c'est le pain. L'alcool ne fait que de la lymphe. Donc une nation qui boit est une nation perdue. Et tous ceux qui l'ont aidée à boire sont des criminels, depuis l'industriel qui fabrique la boisson jusqu'à l'État qui permet qu'on la vende.
Vernier, consterné, regarda partir avec soulagement l'intransigeant Augagne. Il rentra dans son bureau, où il raconta à Mareuil la scène qui venait de le bouleverser.
— Laisse donc, s'écria l'ancien annoncier, vas-tu te faire de la bile pour des déclamations humanitaires, qui n'ont qu'une portée purement scientifique. Le docteur Augagne est un homme de laboratoire qui t'a fait une conférence sur un sujet abstrait, avec des développements peut-être exacts en théorie, mais sûrement pas dans la pratique. Est-ce d'aujourd'hui qu'on fait de l'eau-de-vie. Mais nos ancêtres les Gaulois en vidaient des coupes pleines. Le Vernier-Mareuil-Carte jaune s'appelait, dans ce temps-là, de l'hypocras ou de l'hydromel. Et ils se pochardaient avec des boissons grossières, tout aussi bien, et en se faisant sans doute beaucoup plus de mal qu'avec nos liqueurs de choix. L'histoire de notre pays en est-elle moins glorieuse ? Est-ce que ça a empêché Charlemagne, Henri IV, Louis XIV et Napoléon ? Non, mais il me fait rire, ton Augagne. Ils sont tous pareils, ces médecins, avec leurs manies ! Ils se toquent d'un système, et puis, en dehors de leurs prescriptions, point de salut. Il y a vingt ans, ils se sont ingérés de défendre le vin rouge, et d'ordonner le vin blanc. Pourquoi ? Parce que l'un d'eux, quelque gros bonnet de l'École, aura eu mal à la vessie. Alors il a fallu que tous les malades fassent comme s'ils avaient des calculs. Ensuite, ils ont proscrit tout à fait le vin : rouge et blanc, et ils ont ordonné la bière. La bière !... Suivant les théories du brave docteur Augagne, alors, en mettant tous les Français au régime du houblon, ne risquerait-on pas d'en faire des Allemands ou seulement des Belges ? Car, enfin, si l'alcool peut transformer une race, pourquoi la bière n'obtiendrait-elle pas le même résultat ? Maintenant, ce n'est plus la bière qu'ils recommandent, c'est l'eau pure ! Comme s'il y en avait ! Ces gens-là sont tous actionnaires de la Compagnie des Eaux ! Et ceux qui vendent du vin, blanc ou rouge, de la bière, peuvent se brosser le ventre. Ils n'ont plus qu'à fermer boutique. Et c'est le sirop de grenouille, le Château-la-pompe, tous les bouillons de culture pour microbes variés, vendus sous la dénomination d'eau minérale, qui triomphent ! Et nous autres, qui ne donnons pas la fièvre typhoïde, nous devrions cesser notre commerce ? Attends un peu, pour voir ! Mon vieux, ne te frappe pas ! Tous les professeurs de médecine sont des farceurs. Ils ne se gênent pas pour administrer à leurs clients de la mort aux-rats en pilules, en cachets et en fioles. Ne t'occupe pas de leur opinion. Ils t'appellent : Marchand de poison ? C'est la concurrence ! Va ton petit bonhomme de chemin, et quand tu seras millionnaire, tout le monde te dira que c'est toi qui as raison !
La grosse faconde de Mareuil ranima Vernier. Il pensait au fond comme son beau-frère, mais il y avait des heures où il se laissait influencer par ses scrupules. Il redoubla d'activité, tripla ses annonces, décupla sa vente. Et quand Mme Vernier mit au monde le petit Christian, la fortune de la maison était déjà en bonne voie. Mais les sinistres malédictions de la mère du dégustateur mort phtisique revenaient toujours à la mémoire de la jeune femme. Elle avait été frappée, et ne pouvait réagir contre son impression. Elle ne parlait point de cet incident. Mais elle y pensait presque continuellement et en était comme empoisonnée. Les imprécations de la femme étaient entrées en elle comme un venin. Et elle ne parvenait pas à s'en débarrasser. Elle s'étiolait, changeait, perdait son activité. A mesure que la prospérité de Vernier augmentait, sa santé à elle déclinait.
Absorbé par le souci de ses affaires, le distillateur prêtait une attention médiocre à l'état physique de sa femme. Pendant que Mareuil courait l'Europe pour propager la vente des liqueurs de la maison, Vernier travaillait, perfectionnait. Il avait inventé un modèle de bouteilles qui était tout à fait original, et qui attirait l'attention. On achetait le Royal-Carte jaune ou l'Arbouse des Alpes à cause du récipient. Vernier venait d'acheter, pour un morceau de pain, à Moret, près de Fontainebleau, une vaste propriété au bord de la Seine, avec un château du temps de François Ier, au milieu d'un parc admirable. Il s'était peu soucié, de prime-abord, du château. Il n'avait vu que la facilité de construire une usine possédant un quai d'embarquement sur le fleuve et une communication, par wagons, avec le chemin de fer Paris-Lyon, qui mettait à sa portée la Bourgogne, d'un côté, pour les vins, et le Midi, de l'autre, pour les trois-six. Mais quand il visita, avec Mme Vernier, le magnifique château de Gourneville, celle-ci manifesta le désir de s'y installer pour passer l'été. Vernier, qui surveillait la construction de son usine, approuva fort ce projet, et la pauvre femme chancelante vécut six mois avec le petit Christian, âgé de deux ans, dans ce lieu paisible et charmant. Ce fut le dernier bon moment de sa vie. Elle avait paru, dans l'air sain et vivifiant des forêts, retrouver un peu d'énergie et de joie. Elle rentra à Aubervilliers pour s'aliter et mourir.
Vernier, qui n'avait pas prévu la catastrophe, en fut désemparé. Ce n'était pas un sentimental. Il n'avait pas ressenti pour sa femme une de ces tendresses qui emplissent le cœur d'un homme et le laissent inconsolable, quand il en est brusquement privé. Mais il avait apprécié le dévouement et la douceur de Félicité. Elle avait travaillé avec lui courageusement aux premières assises de la fortune. Il la pleurait comme une auxiliaire fidèle. Dans sa vie privée elle ne lui manquait pas. Elle laissait une place vide dans son existence commerciale. Il la cherchait encore aux écritures. Mais les gens très occupés n'ont pas le loisir des douleurs prolongées. Vernier avait trop d'affaires sur les bras pour s'attarder dans les larmes. Il se mit en deuil, et se jeta à corps perdu dans le travail.
Cette année-là décida de l'avenir de la maison. Une habile et incessante réclame entretenue dans les journaux du monde entier lançait définitivement les liqueurs Vernier-Mareuil. Le chiffre de la vente devint énorme, et les millions commencèrent à entrer dans la caisse. Vernier trouva alors une combinaison qui le conduisit tout naturellement à faire de la banque. Il était en rapport avec les grands viticulteurs du Midi, à qui il achetait les torrents d'eau-de-vie qui lui servaient pour sa fabrication. Souvent il avait affaire à des propriétaires gênés qui lui offraient des récoltes entières dont il n'avait pas besoin, mais sur lesquelles il leur consentait des prêts. Il fit construire des magasins à Moret et travailla dans les warrants avec tous les producteurs charentais.
Il s'aperçut promptement que le commerce de l'argent était encore bien plus productif que la vente des alcools. Et son système d'avances sur marchandises se transforma, peu à peu, en une entreprise colossale d'agiotage. Il devint le maître et le régulateur du marché des eaux-de-vie. Et comme ses affaires augmentaient dans des proportions imprévues, il s'installa à Paris rue de Châteaudun, dans un rez-de-chaussée d'où il déborda bientôt vers l'entresol, et jusqu'au premier étage. Mareuil alors fut précieux. Cet ancien rabatteur de réclames, ce petit courtier qui avait foulé si longtemps le pavé de Paris, crotté comme un barbet, pour gagner dix francs par jour, se révéla homme de finances à larges vues. Il étendit la spéculation de Vernier aux huiles et aux farines. Il fonda des comptoirs dans le Levant pour les grains, il draina la production des oliviers de toute la Sicile. Il importa les arachides et les coprahs et poussa l'influence de la maison Vernier-Mareuil aux Indes anglaises et jusqu'en Extrême-Orient.
La distillerie n'était déjà plus qu'une des annexes et la moins importante peut-être du négoce qui se faisait dans la maison. Mais Vernier conservait pour cette première industrie, source de sa prospérité, une prédilection réelle. Il avait mis à Aubervilliers et à Moret des ingénieurs à la tête des services de fabrication. Mais, de temps à autre, repris par une curiosité de savoir comment se distillait son Royal-Carte jaune, il arrivait à l'usine, et faisait l'inspection de tous les ateliers ; il entrait au laboratoire, examinait les matières premières, étudiait l'imprimerie des étiquettes, passait la revue de la verrerie. Il paraissait prendre à ces visites un plaisir tout particulier. Il rajeunissait, sa froideur hautaine de grand brasseur d'affaires se fondait dans la bonhomie ancienne, et le Vernier de l'avenue de Tourville reparaissait : celui qui fabriquait sa mixture vitriolesque dans la cave, avec un chaudron et un serpentin.
Car il était aussi changé qu'un homme peut l'être, au physique et au moral. Le Vernier tout rond, barbe rousse et cheveux frisés, qui, les bras nus, trinquait avec ses pratiques sur le zinc, était devenu un gentleman correct et froid, qui tenait les gens à distance et ne se familiarisait qu'à bon escient. Il avait pris, avec le veuvage, des habitudes de cercle, et peu à peu les nécessités du luxe s'étaient imposées à lui. Il avait eu de beaux chevaux, un bel appartement aux Champs-Elysées ; il s'était lancé dans l'automobilisme, et on lui connaissait une maîtresse très coûteuse. Il n'en fallait pas plus pour poser un homme riche, et Vernier-Mareuil, -- car on avait pris l'habitude de le désigner par sa raison sociale, -- si réfractaire qu'il fût au snobisme, avait dû se plier aux exigences du monde dans lequel il vivait.
Il avait contracté quelques amitiés dispendieuses, les brillants clubmen ayant souvent de grands besoins et de petites ressources. Mais Vernier-Mareuil avait le billet de mille francs souriant et il conduisait ses camarades aux courses dans une automobile de deux mille louis. Enfin, il avait constitué à Gourneville une chasse de quinze cents hectares, dans laquelle on tuait cinq cents pièces chaque fois qu'on y faisait une battue. Dans de pareilles conditions d'existence, un homme qui n'est ni répugnant, ni sot, ni insolent, ni véreux, trouve des commensaux, plus qu'il n'en cherche. Vernier-Mareuil était donc dans une très bonne situation mondaine, quand il rencontra Mlle de Vernecourt des Essarts. Elle n'avait plus que sa mère et achevait, avec cette vieille dame plus fière que si elle descendait des grands chevaux de Lorraine, de grignoter la mince succession d'un père mort député de la Mayenne et sous-chef du bureau politique de Mgr le comte de Paris.
C'était tout ce qu'on pouvait rêver de plus pur comme faubourg St-Germain. Vernier, dans un déplacement à Deauville, avait fait la connaissance de ces dames, qui habitaient modestement un entresol dans une rue écartée. Leur vie intérieure était fort simple, mais leur existence extérieure était très brillante. Elles ne quittaient pas, depuis le matin jusqu'au soir, pendant le mois d'août, tout ce que Deauville comptait de plus aristocratique. On traitait ces femmes ruinées, mais bien en cour, comme si elles avaient porté en elles le reflet magnifique du pouvoir royal. On disait couramment : épouser Mlle de Vernecourt, c'est la certitude d'une grande charge le jour où le Roi reviendra.
Mais comme, en dépit des espérances de ses partisans, le Roi ne revenait pas, et ne faisait même pas mine d'essayer de rentrer, les épouseurs restaient à l'écart, et à force de monter dans les équipages armoriés de ses nobles amis, de suivre les séries de chasses dans les grands châteaux de province, et de passer ses nuits au bal pendant la saison mondaine à Paris, la charmante Emmeline de Vernecourt restait fille. Son teint commençait à se faner, ses traits à se durcir. Elle était encore très jolie, mais elle était à la veille de cesser de l'être quand elle rencontra Vernier-Mareuil.
Ce fut par l'intermédiaire d'un homme admirable, qui a repris, en ce temps de misère et de corruption, la tâche de Saint-Vincent-de-Paul et s'est consacré au soulagement des douleurs humaines, que la connaissance se fit. M. Rampin organisait une loterie pour son œuvre de la Protection de l'Enfance, et il était venu faire appel à la charité de ses aristocratiques clientes de Deauville, quand Vernier-Mareuil, qu'il connaissait pour lui soutirer tous les ans de grasses aumônes, arriva au Grand Hôtel, attiré par les courses. Il l'enrôla immédiatement dans son comité en lui faisant valoir qu'il se trouverait en compagnie des duchesses et des marquises les plus authentiques. Vernier-Mareuil se dévoua donc, et parmi toutes les belles dames de l'aristocratie qui s'évertuaient à placer des billets à leurs amis, il remarqua Mlle de Vernecourt. Ce fut aussitôt, dans le clan des vendeuses, un mot d'ordre. Il fallait marier Emmeline avec Vernier-Mareuil. Sans doute, il était roturier. Mais il portait un double nom, ce qui avait déjà un petit air de noblesse. Et puis le Saint-Père n'était-il pas là pour octroyer un titre de comte à un brave millionnaire qui donnerait des gages à la bonne cause en épousant une fille de haute naissance dans l'infortune ?
Vernier, pressé, chapitré, et, de son côté, séduit par la nouveauté de la situation, se laissa aller à tenter l'aventure. A quarante-cinq ans, il épousa Mlle Emmeline de Vernecourt des Essarts, qui n'en avait que vingt-six, mais qui comptaient doubles comme des années de campagnes. De plus, elle avait sa mère. Mais lui, il avait un fils, le jeune Christian, qui venait de terminer ses études, et entrait dans la vie avec des idées bien différentes de celles de son père sur la plupart des sujets. C'était un produit de la nouvelle éducation sportive, qui a désintellectualisé la jeunesse. Il avait au cours de ses études appris beaucoup moins le latin que la gymnastique, et s'il était faible sur la version, il était champion au footbal. Le racing, le tennis, le polo, le cyclisme, puis plus tard l'automobilisme s'étaient partagé ses faveurs.
Il était sorti de l'École des hautes études commerciales dans un rang convenable, grâce à sa connaissance parfaite des langues allemande et anglaise. Son année de service s'était passée dans la cavalerie, au 4e chasseurs. Là il avait fait la connaissance des cavaliers Longin, Vertemousse et Fabreguier, jeunes fils de famille, riches et sans vocation, qui tiraient avec effort et ennui leurs mois de service. En cette compagnie, Christian, qui jusqu'alors avait été sobre, prit des habitudes d'intempérance, et son nom ne fut pas pour peu dans l'aventure. Chez tous les débitants de la ville, le Vernier-Mareuil triomphait. Et lorsque le chasseur Christian apparaissait dans un établissement, il y était reçu comme M. de Rothschild chez un changeur. Sa vanité en était chatouillée, et par ostentation, il se faisait servir, pour ses camarades et pour lui, toutes les variétés de liqueurs que le caprice des buveurs imposait aux cafetiers. On dégustait, on comparait, et c'était généralement le Royal-Carte jaune qui l'emportait sur les poisons divers qui avaient circulé à la ronde, au milieu des félicitations générales.
— C'est papa qui est encore le plus chic !
— Ah ! il doit en fourrer dans ses bottes, avec la consommation qui se fait de ses fioles !
— Tout ça, pour Christian ! Ah ! sacré Christian ! Même s'il voulait boire sa succession, il ne le pourrait pas !
— Dis donc, fiston, tu devrais bien t'en faire envoyer des caisses par ta famille !
— Eh bien ! Et l'adjudant ? Ah ! il y en aurait du raffut !
— Caisse pour lui ! Et voilà tout !
— Ah ! il s'en ferait claquer son ceinturon !
— Mais il ne nous laisserait pas siroter un verre !
Les cartes, au milieu des bouteilles, à leur tour apparaissaient. Le jeu achevait ce qu'avait commencé l'absinthe. Et ces jeunes gens rentraient au quartier abrutis par l'ivresse méchante de l'alcool. Christian, malgré le peu de zèle avec lequel il servait, n'était pas mal noté. Il avait, quand il était lucide, une grâce aimable et une générosité facile, qui le faisaient bien venir de ses supérieurs. Il avait un jour tiré d'affaire le brigadier-fourrier qui, pour les beaux yeux d'une fille de café-concert, s'était laissé aller à manger la grenouille. Il fallait trouver treize cents francs, en vingt-quatre heures, pour arracher ce malheureux au conseil de guerre. A l'instant même, Christian les avait donnés. Tout l'escadron connaissait l'histoire. Les officiers avaient fermé les yeux. Le brigadier avait été changé. On lui avait retiré le maniement des fonds de l'ordinaire. Mais Christian avait bénéficié de son bon mouvement. Il avait sauvé un accroc à l'honneur militaire. Et chacun lui en savait gré, par solidarité. Il avait donc réussi à passer sans crises graves, sans sérieuses punitions, son année de service, et il était rentré à Paris, pour assister au mariage de son père avec Mlle de Vernecourt. Cette soudaine modification de l'existence paternelle ne l'avait pas comblé d'aise. Outre que les façons d'être de la jeune personne avec Vernier-Mareuil, ne lui avaient pas paru empreintes d'une tendresse impressionnante, il trouvait assez inutile qu'un homme arrivé à l'âge mur, et ayant tant de facilités pour se distraire, se chargeât du souci d'une femme légitime. Il s'en était expliqué avec ses amis, en toute ouverture de cœur et sans aucun ménagement pour l'auteur de ses jours :
— Voyez-vous, mes enfants, papa s'est laissé placer un laissé-pour-compte de l'aristocratie.... La petite Vernecourt était montée en graine. Madame sa mère, avec ses panaches, ses prétentions et ses bas percés, avait découragé tous les amateurs.... On s'est jeté sur Vernier-Mareuil, comme la misère sur le pauvre monde.... Les nobles amis de papa ont tous aidé à le pousser dans la nasse.... Et ça n'est pas très chic, ce qu'ils ont fait là.... Mais, quand il s'agit de caser un des leurs qui est dans la purée, tous ces fils des Croisés remettraient Dieu en croix.... Papa n'a pas pu se dépêtrer. Il a fallu qu'il marche, et me voilà avec une belle-mère qui me fait l'effet d'avoir des dispositions pour colorer fâcheusement le front vénérable de mon auteur. Vernier-Mareuil saura ce que ça va lui coûter d'avoir coupé dans l'armorial. Mais, après tout, il a le droit de faire ce qui lui plaît : il est majeur.
Cette façon d'apprécier la conduite de son père donne la mesure de la cordialité qui régla les rapports de la jeune Mme Vernier-Mareuil avec le fils de la maison. Ils vécurent sur un pied de paix armée, jusqu'au jour où la belle-mère trouva l'occasion de rendre à Christian un important service qui les mit en confiance l'un et l'autre. La fortune de la maison ne datant que de la mort de sa mère, la part d'héritage de Christian avait été modeste. Il jouissait de trente mille francs de rente, que son père doublait par des libéralités supplémentaires. Avec ses cinq mille francs par mois, Christian avait bien de la peine à joindre les deux bouts, et quand l'année était mauvaise, le baccara cruel ou les femmes exigeantes, il fallait aller faire à la caisse une petite visite, qui amenait entre le père et le fils des débats orageux.
Mareuil, l'oncle, était encore plus terrible que Vernier. Sans besoins, il ne comprenait pas les dépenses somptuaires. Il vivait dans son bureau de la rue de Châteaudun, à conduire les affaires de la maison, n'en sortait que pour rentrer chez lui, boulevard Haussmann, et, excepté une quotidienne partie de bridge au Cercle des Chemins de fer, il ne connaissait d'autre plaisir que de signer des traites pour l'encaissement des fournitures faites dans les cinq parties du monde. La situation financière de Christian, qui n'avait jamais été bien bonne, devint un beau jour tout à fait mauvaise. Il fit la connaissance de Mlle Étiennette Dhariel.
C'était une très belle personne, qui passait pour avoir la plus jolie gorge de Paris et qui la montrait pour que chacun pût s'en convaincre. Elle avait joué les grues dans un théâtre du boulevard, et soudainement s'était découvert une voix de mezzo qu'elle avait travaillée avec zèle. C'était une fille extrêmement intelligente, vicieuse comme un cheval de fiacre, et capable d'un crime pour arriver à ses fins. Elle se vantait de ne savoir pas ce que c'était que l'amour. Un homme, pour elle, représentait un capital exploitable dont elle s'appliquait les revenus, et qu'elle rejetait impitoyablement quand il ne répondait plus à ses exigences. Ruineuse par principes, elle mettait son orgueil à faire dépenser de l'argent à ses amants. Elle n'admettait pas qu'on sortît de ses mains sans laisser toutes ses plumes. Elle faisait commerce de la galanterie comme les Anglais font commerce de la guerre : pour le gain.
Christian Vernier avait, dès le premier moment, représenté pour cette fille avide une proie superbe. Derrière lui, il y avait la maison de banque Vernier-Mareuil, et le Royal-Carte jaune dont les affiches, collées sur tous les murs des villes d'Europe, célébraient la prospérité. On annonçait les millions de litres vendus chaque année. Et Mareuil avait trouvé une réclame admirable pour ce produit de la maison : il l'appelait la liqueur laïque. On voyait ainsi que c'était ce qui convenait à tous les bons démocrates, et point ces liqueurs de moines qui se fabriquaient dans des couvents, avec des croix sur les bouteilles.
En trois mois, la charmante Étiennette trouva moyen de faire souscrire à Christian pour deux cent vingt mille francs de lettres de change, mais -- fait beaucoup plus surprenant -- elle se toqua de lui. Pour la première fois de sa vie, elle sut ce que c'était que le plaisir, mais elle ne modéra pas pour cela ses prétentions pécuniaires. Elle consentit à aimer, mais elle n'admit pas que ce fût pour rien. Vernier, cependant, en voyant présenter les billets de Christian, était entré dans une fureur dont les échos étaient arrivés jusqu'à sa femme. Celle-ci, fort indifférente en matière d'intérêt et n'estimant l'argent que pour ce qu'il représentait de satisfactions, se fit expliquer le cas du fils par le père et, à la grande stupéfaction de Vernier, donna complètement raison à Christian.
— A quoi vous sert votre fortune, je vous prie, dit-elle à son mari, si vous poussez des cris, comme un petit bourgeois, parce que ce garçon a fait une frasque un peu vive ? Tâchez donc d'apprendre à vous conduire comme un homme dans votre situation. Christian est votre fils, ce qui n'est pas la même chose que d'être le fils de votre père. Il a pris des habitudes, des besoins, des idées que vous ne pouvez pas avoir et que vous ne comprenez même pas. Au lieu de lui savoir mauvais gré de faire sauter vos écus, vous devriez vous en réjouir. Il vous fait honneur en ayant les mains larges ; il prouve qu'il est déjà grand seigneur. Sorti de vous, il ne peut appartenir qu'à l'aristocratie de l'argent. Voulez-vous qu'il se rabaisse en thésaurisant ? Le fils de Vernier-Mareuil maudit par son père, parce qu'il a fait des dettes pour une femme ? Vraiment, épargnez-vous ce ridicule. Et n'espérez pas que je vous donne raison en cette occasion. Vous m'humiliez, vous agissez comme un petit esprit, et, pour tout dire, comme un homme de rien.
— Eh ! je suis parti de rien ! Je ne veux pas retomber à rien ! cria Vernier, enragé de se voir malmené, quand il comptait être plaint et encouragé. Ce garçon, si je le laisse aller, me ruinera !
— Ne dites donc pas de sottises ! Vous savez bien que c'est impossible. Vous vous mettriez vous-même à entretenir des Étiennette Dhariel -- ce qui vous coûterait encore bien plus cher qu'à Christian -- que vous ne réussiriez pas à manger vos bénéfices. D'ailleurs, elle est gentille, cette petite.... Il a bon goût, votre fils.
— Comment la connaissez-vous ? grogna Vernier.
— Comment ne la connaîtrais-je pas ? Nous avons la même modiste. Je la rencontre au bois, au théâtre, aux courses. Elle était à Deauville, cette année. C'est même là que Christian a dû faire sa connaissance. Clamiron l'avait amenée chez lui, avec quelques autres de la même ondulation....
— Ce voyou ?
— Oui, Pavé, comme on l'appelle, parce que son père était entrepreneur de travaux publics. Elle était trop coûteuse pour lui. Il l'a repassée à Christian.... On dit qu'elle est folle de lui !
— L'idiot ! Alors pourquoi paye-t-il ?
— Vous voudriez peut-être qu'il se fît entretenir par elle ?
— Enfin, vous paraissez trouver ce qu'il a fait tout naturel ?
— Je n'y vois rien d'exorbitant ! Les sottises d'un fils doivent être en proportion des moyens de son père.
— Vous êtes d'une immoralité inconcevable. Avec de pareils principes, je m'étonne que....
Emmeline ne laissa pas achever Vernier ; elle le coupa avec un geste de dédain, et, de sa voix la plus sèche, elle répliqua :
— Je vous serai obligée de ne vous étonner de rien, en ce qui me concerne.... Je vous fais grâce, moi, de mes étonnements, qui sont quotidiens, et sur toutes sortes de sujets.... Je ne vous déclare pas, chaque fois que je le pense, que vous êtes commun, maladroit, sot, et....
— Ah ! je vous en prie, interrompit Vernier, devenu écarlate.
— Non ! Je suis pour vous d'une indulgence parfaite. Je m'arrange pour pallier toutes vos maladresses, toutes vos vilenies.... Vous ne m'en savez aucun gré, vous ne vous en apercevez même pas.... Mais ne soyez pas impertinent. Cela, je ne le tolérerai jamais.
— Ma chère..., intercéda Vernier, très ennuyé de la tournure que prenait l'entretien.
— Non ! Vous êtes peuple avec ivresse ! Vous aimez ce qui est brutal et vulgaire, vous faites sonner votre argent dans votre gousset avec ostentation, et quand on vous en demande, vous affectez de ne pas comprendre....
— Mais, enfin !... s'écria Vernier, pressé de sortir de ce guêpier, que me conseillez vous de faire ?
— Eh ! voilà une heure que je vous le dis : payez ! Et surtout payez proprement, sans histoires.
— Vous n'espérez pas que je vais donner à ce polisson deux cent mille francs sans observations.... Mais, le mois prochain, il recommencera !
— Il recommencera, si ça lui plaît. Et ce n'est pas vous qui pourrez l'en empêcher.
— Je lui flanquerai un conseil judiciaire.
— Vous, Vernier-Mareuil ?
— Moi, Vernier-Mareuil, répéta le banquier, rouge comme un coq.
— Eh bien, il ira chez des usuriers, et ce sera encore plus ruineux !
Vernier, abattu par cette implacable logique, laissa tomber ses bras le long de son corps avec désolation. Emmeline, le voyant rendu, lui dit :
— Allons ! envoyez-moi votre fils. Je vais le chapitrer, comme il convient. Je lui ferai entendre ce qu'il ne voudrait pas écouter de vous.... Et je vous renseignerai sur ses dispositions....
— Ah ! je vous en remercie bien, dit Vernier, soulagé de sa corvée et délivré de son ennui. Oui, de vous, qui lui êtes si supérieure, il acceptera des conseils et des remontrances....
— Surtout si je lui rends ses billets....
— Vous les aurez dans un instant.
— Alors comptez sur mon zèle.
A la suite de cette négociation, les rapports entre la jeune belle-mère et Christian se détendirent et devinrent même amicaux. Emmeline n'était pas une méchante femme, et à la condition de faire tout ce qui lui plaisait, elle s'arrangeait pour porter convenablement le nom de Vernier-Mareuil. Au bout de deux ans de mariage, elle avait commencé à tromper son mari avec un très joli garçon, auditeur à la Cour des Comptes, nommé le baron Templier. Raymond était un ami de Christian, un peu plus âgé que lui et fort riche. Cette liaison avait été approuvée dans le monde. On avait trouvé le choix de la jeune femme extrêmement judicieux. Vernier, lui-même, s'il l'avait connu, n'aurait pu que le ratifier. Destiné à être trompé, il ne pouvait l'être plus honorablement et plus sagement. Sa femme, dans ses torts envers lui, avait encore des égards. Pouvait-on exiger davantage, à moins de manquer tout à fait de goût ?
Mais Vernier était bien ignorant de sa situation. Il avait pris en affection le baron Templier. Il le martyrisait de ses attentions et, quand il ne le voyait pas chez lui, il allait jusqu'à lui faire des scènes de jalousie. Il subissait son influence d'une façon presque irrésistible. Entre Christian et Raymond, il y avait des instants où il n'aurait pas fallu lui donner le choix. Il aimait l'amant de sa femme comme un second fils. Et pour lui complaire, on ne sait de quoi il n'eût pas été capable. Lorsque, dans la maison, il s'agissait d'obtenir de Vernier quelque chose de tout à fait contraire à ses idées ou même à ses goûts, c'était Raymond que l'on chargeait de la négociation. Et, soit tour de main particulier, soit ascendant intellectuel spécial, ou fascination physique réelle, il réussissait toujours.
Vernier avait le mépris né de tout ce qui touchait au monde hippique. Il affectait de n'attacher de prix à un cheval qu'à raison des services qu'il pouvait rendre en trottant dans les brancards. Raymond l'amena à avoir une écurie de courses et le força à s'intéresser à l'entraînement de ses poulains. Cela lui coûtait horriblement cher, il ne gagnait que rarement. Mais il allait sur les hippodromes, avec une lorgnette, et revenait radieux quand il avait vu triompher ses couleurs. Templier fit plus fort. Il obtint que Vernier eût un yacht, parce que Emmeline désirait aller visiter les fiords de Norwège et voir le soleil de minuit. Vernier, qui avait le mal de mer, consentit à être malade pour être agréable à Raymond et parce que celui-ci lui promit d'être du voyage.
Il est juste de dire que jamais personne ne se montra plus attentif et plus déférent que ce jeune homme pour le mari de sa maîtresse. Mareuil lui-même, qui, au début de la liaison, avait pris la situation au tragique et avait délibéré s'il n'avertirait pas son beau-frère de sa mésaventure, avait fini par être conquis et acceptait le baron Templier, comme s'il était de la famille. Il s'en était expliqué avec son ami le docteur Augagne :
–Évidemment, ce n'est pas le comble de la régularité. Mais voyez-vous, mon cher, dans ce monde-là et avec la différence d'âge qu'il y a entre Vernier et sa femme, il était certain qu'il serait trompé. Eh bien ! cet animal-là a tant de chance que, même dans ce qui lui arrive de fâcheux, il est favorisé. Jamais il n'aurait pu rêver de tomber sur un garçon plus charmant, plus discret, plus serviable. Vous n'imaginez pas le tact de ce jeune homme. Jamais une maladresse, jamais une faute de goût. Il est pour moi bien plus respectueux et plus affectueux que mon neveu. Et riche, avec cela ! On n'aura pas à craindre, avec lui un krack, comme on n'en voit que trop souvent chez ces petits jeunes gens du monde. Il ne joue pas à la Bourse, il ne court pas les gueuses, il est sobre, il est rangé....
— Si vous aviez une fille, enfin, dit en riant le docteur Augagne, vous la lui donneriez.
— Tout de suite !
— Et vous ne la donneriez pas à Christian ?
— Non, certes !
— Il n'est pas encore las de cette petite rousse avec laquelle on le rencontre partout ?
— Elle n'est pas si sotte de se laisser quitter ! Le fils de Vernier-Mareuil ! C'est le plus beau pigeon qu'il y ait à Paris.
— Et elle le plume ?
— Vous pouvez m'en croire !
— Quel âge a-t-il ?
— Vingt-quatre ans !
— Eh bien ! il en a encore pour trois ans à faire des bêtises, dit le docteur, puis vous le marierez, et il se mettra à fabriquer de votre affreux Royal-Carte jaune.
— Affreux ? Vous êtes bon, là! Huit cent mille francs de bénéfices, pour le dernier semestre....
— Et deux millions de Français abrutis, déséquilibrés, mûrs pour l'hôpital, à moins que ce ne soit pour le bagne.... Car, ne vous y trompez pas, mon cher ami, vous êtes les plus redoutables agents de décomposition sociale qui existent !
— Ouath ! Le Royal-Carte jaune est tonique, stimulant, reconstituant....
— Ne me défilez pas les phrases de votre prospectus.... Il est mensonger, comme toutes les réclames. Mais ce qui n'est pas mensonger, ce sont nos statistiques. Or, elles prouvent que la France tient, à l'heure présente, la tête du mouvement européen....
— Pour l'intelligence ?
— Non : pour l'ivrognerie ! Et vous et vos confrères, les marchands de poison, qui intoxiquez la race, l'abâtardissez et la tuez, vous êtes des criminels ! Si j'étais l'État....
— Eh bien ! qu'est-ce que vous feriez ?
— Je frapperais l'alcool de droits si formidables qu'on ne pourrait en boire un petit verre, en France, sans qu'il en coûtât au moins dix francs.
— Ah ! ah ! ah ! s'exclama Mareuil. Alors il faudrait commencer par ne pas être la créature des marchands de vins ! L'État ? Tenez, vous me faites rire ! Voyez-vous la Chambre mettant à la portion congrue ses grands électeurs, tous les débitants de France ? Le suicide, tout de suite, alors ? Non, mon cher docteur, nous ne sommes pas dans ce courant d'idées-là! L'alcool est roi ! Les bouilleurs de cru s'en font des rentes, et, dans certaines provinces, il est si abondant, étant frelaté, que les patrons payent leurs ouvriers avec de l'eau-de-vie. Nous avons le litre-monnaie ! Voilà comme nous nous préparons à frapper l'alcool ! Croyez-moi, au lieu de dénigrer nos grandes marques, fabriquées avec tant de soin, vous devriez les recommander à vos clients. Le Royal-Carte jaune est sincère et loyal. On sait ce qu'il contient....
— Du poison, comme le casse-poitrine à vingt sous. Il n'y a que le prix qui diffère. Le résultat est le même : la folie, le crime, la mort ! Tenez, Mareuil, je souhaite que jamais un des vôtres ne soit atteint de ce mal terrible qu'est l'ivrognerie. Si ce malheur vous arrivait, vous comprendriez qu'il est des industries contraires à la morale, et qu'il faudrait interdire comme on a défendu la traite des nègres, qui, ce pendant, était un commerce très lucratif. Spéculer sur le vice est une mauvaise action. Et je suis convaincu que, tôt ou tard, on en est puni.
— Au diable ! Vous devenez fou avec votre anti-alcoolisme. Ne buvez pas, vous, si cela vous paraît nuisible. Mais laissez boire ceux à qui cela fait plaisir.
— Adieu, corrupteur !
— Au revoir, philanthrope !
Ils se séparèrent avec une poignée de main. C'était ainsi que leurs querelles finissaient toujours. Cependant la vente des produits de la maison Vernier-Mareuil, l'extension des affaires de warrantage, les bénéfices de la Banque avaient pris de telles proportions que Vernier s'était fait construire place Malesherbes un hôtel seigneurial, et qu'il avait fini par considérer comme absolument insignifiantes les dépenses que sa femme faisait chez les couturiers les plus chers de Paris, et les dettes que contractait Christian pour les beaux yeux d'Étiennette Dhariel.
II
C'était une des créatures les plus dangereuses à rencontrer pour un fils de famille, que la charmante rousse qui s'était emparée de Christian Vernier-Mareuil. Elle avait commencé par être mannequin chez Doucet, et avait tourné, marché, viré, sous l'œil des clientes pour faire admirer les modèles nouveaux. Un coup de cœur pour un cabotin des Variétés, à figure simiesque et qui pourtant avait des bonnes fortunes étonnantes, l'avait conduite sur les planches. Là, sa beauté, sa grâce et la splendeur de sa chevelure dorée avaient séduit le jeune Goldscheider, qui l'avait mise dans ses meubles. En un an, Étiennette avait fait dépenser de telles sommes au petit baron que la caisse de son père, cependant solide, en avait été ébranlée. La belle, partie d'un appartement rue Pasquier et d'une voiture en location, en était arrivée, dans les douze mois, à un hôtel avenue du Bois de Boulogne, lui appartenant par contrat, avec, dans son salon, le fameux mobilier en tapisserie des Gobelins du prince de Thurigny, payé cent quinze mille francs chez Wertheimer.
Quant à ses équipages, ils rivalisaient avec ceux des plus brillantes écuries de la capitale. Elle avait pris à son service le piqueur de lord Bloodberry, que ce grand seigneur avait trouvé trop cher pour lui. Cette mangeuse, qui savait si bien faire payer les hommes, possédait au même degré l'art de se constituer des rentes. Elle montrait dans la tenue de sa maison une économie intelligente, qui, tout en laissant à son luxe un éclat incomparable, lui permettait chaque mois des placements sérieux. De Goldscheider, elle avait passé à Pierre Thuraux, le vermicellier millionnaire. Celui-là n'avait duré que six mois. Puis elle avait mis la main sur Sir Julius Harvey, qui dirigeait à Paris le trust du caoutchouc pour le monde entier. L'ennui profond que lui causait sa liaison avec le richissime Américain l'avait entraînée à un caprice pour le loustic Clamiron, prince des fumistes parisiens. Mais les caprices d'Étiennette n'étaient jamais gratuits et Clamiron avait été attelé en volée au char de la belle, pendant que Harvey tirait dans les brancards.
Depuis son singe des Variétés, jamais Mlle Dhariel n'avait aimé un homme assez pour ne pas le faire contribuer à son budget. Chez elle, payer était la règle. Elle prouvait sa bienveillance par le plus ou moins de laisser-aller qu'elle permettait à ses amants. Elle n'avait jamais toléré que Harvey la tutoyât en public. Mais elle donnait à Clamiron la liberté de tout dire, et il en abusait. Cependant le jour où Christian lui avait été présenté par le fantaisiste Pavé, aux courses de Deauville, elle avait éprouvé une sorte d'émotion. Ce joli garçon brun, à figure pâle, éclairée par de grands yeux bleus, lui avait plu singulièrement. Si l'héritier des Vernier-Mareuil avait été pauvre. Étiennette eût été capable peut-être d'une dernière passion. Mais, malheureusement pour lui, Christian était un des plus riche héritiers que l'on connût au Bois. Et, sur le point d'être traité exceptionnellement, il eut le sort de tous ses devanciers : il paya. Un jour, Étiennette, en veine de franchise, lui raconta son hésitation et termina par cette déclaration :
— Voyons ! Tu n'aurais pourtant pas voulu que je te garde à l'œil ? C'eût été humiliant pour le crédit de ton père !
Christian ne tenait pas à être humilié, aussi il marchait comme avec des pieds d'or. Jamais plus belle cascade d'écus ne coula à grand bruit des mains d'un viveur. C'était à ce moment précis que Vernier-Mareuil était intervenu et avait fait à son héritier des représentations sévères. Mais celui-ci était trop bien bridé pour pouvoir reprendre sa liberté facilement. Étiennette, elle s'en faisait gloire, n'était point de ces femmes que l'on quitte. Elle avait toujours mis ses amants à la porte. Jamais un seul ne s'en était allé de lui-même. Sa devise hautainement impudique était : «Je colle !» Elle n'y avait pas encore manqué. La vie que menait Christian avec elle était, du reste, destructrice de toute indépendance. Cette femme endiablée, pétillante d'esprit et riche en fantaisies, asservissait complètement les hommes. Il était impossible, quand on avait goûté de son intimité, de se passer d'elle. Les heures s'écoulaient, s'envolaient en sa compagnie.
L'ennui, cette plaie des gens oisifs, n'existait pas pour ceux qui vivaient auprès d'elle. Avec un art très particulier, elle trouvait moyen de les tenir en haleine, de les occuper, de les distraire. Et pour obtenir ce résultat, elle exploitait le vice sous toutes ses formes. Elle excellait à donner des passions à ceux qui n'en avaient pas. Elle avait rendu Clamiron joueur, elle avait fait de Bloodberry un morphinomane. Ce fut dans ses mains, sous son impulsion, que le malheureux Christian apprit à boire. Cela commença par des dîners fins où ils firent la comparaison entre les diverses maisons où l'on se pique de bien manger. Ils allèrent de Joseph à Paillard, en passant par Voisin, Durand et tous les autres. Ils poussèrent jusqu'à la Tour d'argent, et s'égarèrent sur le quai de Bercy, dans un bouchon mal fréquenté où la matelote marinière est célèbre.
Mais, dans les cabinets des grands restaurants, ou dans les salles des cabarets populaires, ils s'attachèrent à la dégustation des vins. Ils firent la connaissance des crus les plus illustres et burent des années les plus renommées. Ils connurent des bordeaux dignes des rois et firent fête à des bourgognes comme on n'en trouve qu'en Belgique. Huit jours de suite, ils revinrent rue Rambuteau, dans un petit restaurant où ils avaient découvert une Côte-rôtie, qui accompagnait le salmis de bécassines de façon prodigieuse. Étiennette, avec une verve et un brio sans pareils, telle une grande dame Louis XV s'encanaillant aux Porcherons, tenait tête à Christian dans ces agapes joyeuses. Elle commandait, ordonnait le repas, lampait le vin avec une sensualité singulière, et, toujours la tête froide, maîtresse d'elle-même, ramenait son jeune compagnon quand son cerveau s'embrumait des fumées de l'ivresse.
Elle se l'attacha si bien par ces noces coutumières qu'elle jugea indispensable de monter sa cave. Lui offrir sa distraction gastronomique à domicile devint le souci constant de Mlle Dhariel. Dès lors ce furent avec des invités que les petites fêtes se donnèrent. Clamiron, Vertemousse, Longin et Mariette de Fontenoy, Jeanne Buzancy prirent leurs habitudes chez Étiennette. On y tint des congrès culinaires et Christian ne dédaigna pas de descendre avec Clamiron dans les cuisines de l'hôtel, pour élaborer des plats de sa façon. Et ce furent des apéritifs avant le dîner, des kyrielles de bouteilles vidées pendant le repas et les plus bas appétits matériels déchaînés. Étiennette y faisait des économies de tendresse. Quand Christian, les jambes tremblantes, se levait de table, il ne pensait plus qu'à dormir et c'était autant de repos assuré pour la belle.
Cette affreuse habitude prise par le fils de Vernier-Mareuil échappa à l'attention des siens pendant plus d'une année. Au déjeuner de famille, Christian avait repris sa lucidité, après une nuit passée à cuver sa débauche. Un hasard amena la découverte de la vérité. Un soir que M. et Mme Vernier-Mareuil étaient allés aux Variétés avec Raymond Templier, pour applaudir la pièce nouvelle, ils virent arriver dans une avant-scène, au milieu de la soirée, Étiennette, Jeanne Buzancy, escortées de Vertemousse et de Christian. Leur entrée fit un tel tapage que la moitié de la salle, indignée, se tourna vers la loge avec des protestations et que Brasseur, qui était en scène avec Granier, s'interrompit pendant quelques secondes. Au même moment, comme pour répondre aux protestations, Christian se dressa au fond de l'avant-scène, et son père le vit blême, les yeux troubles, le sourire vague, le geste indécis, offrant dans toute sa personne l'image navrante de l'ivresse. Le mouvement parut avoir épuisé ses forces, car il retomba sur son siège et ne se montra plus. Vernier et Emmeline, stupéfaits par cette apparition, le cœur serré, se regardèrent sans oser parler, tant ce qu'ils avaient à dire leur paraissait pénible. Puis, par une réaction de son caractère énergique, Vernier poussa une violente exclamation et se leva :
— Où allez-vous ? dit Emmeline.
— Je vais chercher ce polisson par les oreilles ! cria Vernier, rouge de colère.
— Restez ! fit le baron Templier. Vous ne pouvez vous commettre avec les filles que Christian accompagne. Votre place n'est pas dans la loge de Mlle Dhariel, même pour y relancer votre fils.... J'y vais, moi, si vous voulez....
— Je vous en prie, cher ami....
— Et que ferai-je ?
— Amenez-moi Christian immédiatement, je veux lui parler....
— Et s'il refuse de me suivre ?
— Alors nous verrons !
Dans la loge, Raymond fut accueilli par des acclamations :
— Ah ! voilà l'ami de la maison ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Viens avec nous, mon petit baron....
L'air de componction de Templier arrêta cette effervescence :
— Qu'est-ce que tu as ? dit Christian. Y a quelqu'un de malade ?
— Non. Mais, mon cher, ton père est avec Mme Vernier dans la salle. Il m'envoie te prier de venir lui parler....
— Quoi ? Un cheveu ?
Le jeune homme se levait. Il tituba et dut se rasseoir.
— Dans quel état es-tu, malheureux garçon ! dit Templier avec chagrin.
— Oh ! je n'y comprends rien ! C'est la chaleur de la salle. J'étais frais comme une rose en arrivant. Mais on crève ici !... Enfin, raconte toujours ce qu'il y a.
— Il y a que ton père t'a vu tout à l'heure, et qu'il n'a pu ne point se rendre compte que tu étais très troublé.... Tu penses quel effet cela lui a produit.... Il voulait venir te chercher lui-même.... Et sans moi....
— Ah ! des scènes de famille, en public ! Il n'en faudrait pas ! Hein ! Étiennette, la malédiction paternelle dans une loge des Variétés.... On se croirait à une revue.... La scène dans la salle !... Vois-tu papa jouant les Lassouche.... Il ne ferait pas ses frais !
Il eut un rire épais, que ses amis ne partagèrent pas. Une gêne pesait sur les auditeurs de ce dialogue. Vertemousse crut devoir dire :
— C'est une guigne que tes parents soient justement venus ici, ce soir ! Tu vas avoir des histoires !
Le regard de Christian, à ces mots, s'alluma ; sa bouche se crispa :
— Il serait un peu fort que mon père m'embêtât pour une pauvre petite bordée ! Je lui laisse faire ce qu'il veut, n'est-ce pas ? Qu'il ne s'occupe donc pas de ce que je fais de mon côté.
— Mais, mon cher, regimba le baron Templier.
— Mais, mon petit, reprit brutalement Christian, tu devrais comprendre que si quelqu'un a des observations à présenter sur les convenances ou la morale, ce n'est pas toi ! Et puis, zut, tu sais ! Je suis ici pour m'amuser, et je ne veux pas qu'on me rase.
— C'est fort bien ! dit Raymond d'un air glacé. Il se leva et, saluant les dames, s'apprêtait à sortir. Mais Étiennette, trop fine pour laisser le baron partir fâché, intervint avec son autorité coutumière :
— Mon cher Templier, ne vous guindez pas. Christian est un serin....
— Moi ? Eh bien ! Par exemple ! Tu en as une santé de me....
Elle lui coupa la parole :
— Tu es un serin, parfaitement. D'abord parce que tu reçois mal ce gentil garçon qui vient ici pour te rendre service ; ensuite, parce que tu risques, en manquant d'égards, de mécontenter ton père.... Et enfin....
–Ça suffit, grogna Christian. La paix, baron. Tu diras à mon père que j'irai le voir demain matin, à son bureau. Ce soir, j'ai vraiment, pour causer avec lui, un peu trop de vent dans mes voiles.
— Bonsoir, alors.
Sur cette demi-satisfaction, Raymond serra les mains, en souriant à la ronde, et s'en alla.
Le lendemain, vers onze heures, Vernier était dans son cabinet de la rue de Châteaudun, assis en face de Mareuil, et fort occupé à dépouiller un volumineux courier, lorsque Christian entra sans frapper. Il était fort dispos, l'œil vif et la lèvre souriante. Une nuit tranquille l'avait remis d'aplomb. Il alla à son oncle qu'il embrassa, comme un bébé, et voulut en faire autant pour son père. Mais Vernier le tint à distance d'un geste énergique, et, le regardant avec un air pincé :
— Je suis bien aise, monsieur, dit-il, de voir que vous avez repris possession de vous-même.
Christian laissa tomber ses bras le long de son corps ; son visage exprima le plus complet découragement ; il soupira :
— Tu me dis : vous, et tu m'appelles : monsieur ! Ah ! papa !
Vernier devint pourpre ; il frappa un grand coup de poing sur son bureau, et cria :
— Un garçon qui se conduit de pareille façon devient un étranger pour moi ! Quoi ! en public, se montrer dans un état si dégoûtant ! N'est-ce pas plutôt de la folie que de l'inconduite ?
Christian s'allongea dans un fauteuil et, baissant le front, se résigna à subir le déchaînement de l'indignation paternelle. Pendant que Vernier, bouillonnant, se répandait en périodes virulentes, prenant de temps en temps à témoin Mareuil, qui opinait de la tête, Christian se disait : «Ah ! voilà un coup de rasoir qui peut compter ! J'en ai au moins pour trois quarts d'heure de morale à haute pression, et pendant toute une semaine, la tête de bois, à déjeuner, si j'ai l'imprudence de déplier ma serviette à la table de famille. Et tout ça, pour une pauvre petite pistache avec des camarades. Il peut se flatter, papa, qu'il me le fait payer à un joli taux, l'intérêt de l'argent qu'il me donne. En lâche-t-il ? Il va, il va : c'est Cicéron ! Mais il m'embête crânement !»
Il fit un geste de protestation accablée. Vernier avait pris, dans son tiroir, un dossier volumineux, et l'étalait sur son bureau. C'était l'état, dressé par lui, des sommes versées à Christian. Rien n'horripilait le jeune homme autant que le relevé de sa situation financière. Il retrouva la force de s'écrier :
— Ah ! non ! Pas les comptes ! Tu me les sors chaque fois, à nouveau. C'est fini, ça ! C'est payé ! Tu n'as pas le droit de me rejeter à la tête toutes ces vieilles histoires-là. Si c'est pour me dire des choses désagréables tout le temps que tu m'as fait venir, j'aime mieux m'en aller. Je repasserai dans huit jours. Ça te laissera le temps de te calmer !
— Tu me manques de respect, cria Vernier exaspéré.
— Je ne te manque pas de respect. Mais je trouve que tu me traites comme un gibier de police correctionnelle. Tout ça est disproportionné. Tu cries comme un mercier à qui son héritier aurait fait un pouf de trois cents francs. C'est humiliant !
— Il ne s'agit pas de l'argent que tu me coûtes, reprit Vernier avec force, mais de tes habitudes qui sont déplorables. Tu vis avec une bande de scélérats qui te conduiront aux pires excès.
— Des scélérats ! Clamiron, qui est aussi connu à Paris qu'Yvette Guilbert ; Vertemousse, qui fréquente les chasses princières ; et Longin, dont le père est, aussi riche que toi.... Si jamais ceux-là arrêtent les passants après minuit, on pourra assurer que ce n'est pas pour leur prendre de l'argent, mais pour leur en donner !
— Enfin ! Tu ne défendras pas, au moins, la gourgandine qui te perd ? Car c'est depuis que tu la fréquentes que tu commets toutes tes folies.
–Étiennette ? Elle n'est pas plus mauvaise que toutes les autres !
— C'est la femme la plus dangereuse de Paris ! J'ai sur elle des renseignements. Ah ! si tu savais !
La figure de Christian retrouva de l'animation. Il se redressa, et avec une curiosité très vive :
— Raconte un peu ?
Vernier prit dans son tiroir une chemise de papier bleu et, la posant sur le bureau à côté du dossier de Christian, il l'ouvrit :
— D'abord, elle est inscrite à la préfecture de police.... Elle avait été prise au cours d'une rafle, il y a sept ans, le 26 novembre 1894, dans un hôtel garni du faubourg Montmartre.... L'année suivante, elle était entretenue par un attaché à l'ambassade de Turquie, Fuad-Effendi, qu'elle trompait avec un commis de la maison Belvern, robes et manteaux. Ce malheureux était réduit par elle à voler dans la caisse de son patron et était condamné à cinq ans de prison. Elle faisait alors la connaissance de la baronne de Rodeville, avec qui elle nouait des relations intimes.... La baronne dépensait pour elle des sommes importantes.... Son mari intervenait, et Étiennette Dhariel était jetée par lui, à la volée, dans l'escalier, et ramassée par le concierge, la tête en sang....
— J'en ai vu les marques ! Elle prétend que c'est un accident de voiture.
— Mensonge ! C'est une ignoble coquine, et elle reçoit de l'argent des femmes aussi bien que des hommes.
–Ça, je ne m'en doutais pas ! Elle est épatante, cette Étiennette ! Quelle nature !
Vernier eut un retour de colère.
— Voilà tout l'effet que ces révélations te produisent ! Tu es devenu tellement corrompu, toi-même, que l'abjection la plus basse ne t'inspire que de l'étonnement, pour ne pas dire de l'admiration !
— Dans son genre, cette femme-là est unique. On n'a jamais fini de la connaître. Je l'accorde qu'elle est tout ce qu'on peut rêver de plus vicieux. Mais, avec elle, il n'y a pas moyen de s'embêter une minute.
— Si tu travaillais, tu ne t'embêterais pas.
Christian goguenarda :
— Ah ! Si je travaillais, qu'est-ce que tu ferais donc ?
— Il y a de la place ici pour toi, intervint l'oncle Mareuil, en voyant que les choses allaient encore se gâter entre le père et le fils. Tu pourrais nous aider très efficacement. Et d'ailleurs, ton père, si tu étais capable de diriger la maison, prendrait très volontiers des vacances.... Moi aussi.
— Il ne saurait être question de diriger la maison, dit Vernier rudement ; avant de commander, il faut apprendre à obéir. Mais si tu venais passer tes journées au bureau, au lieu de promener ta paresse dans un tas d'endroits malpropres ou malsains, tout irait mieux, toi le premier. Tu ne t'imagines pas, je pense, que ce soit bon pour la santé de se mettre dans des états dégoûtants comme celui où nous t'avons vu hier soir. Il faut que tu aies vraiment bien peu d'amour-propre pour te ravaler ainsi au niveau de la brute !... Si encore tu allais te coucher quand tu ne peux plus te tenir. Mais, non, tu vas t'exhiber en public, et cette sale fille, avec qui tu te dégrades, met sa gloire à te traîner derrière elle, pour mieux prouver que tu es à sa discrétion. Eh bien ! je lui apprendrai ce qu'il en coûte de me braver, cria Vernier, repris de fureur à force de remâcher ses griefs. J'irai trouver le préfet de police, et je la ferai emballer comme la dernière des clientes de Saint-Lazare !
— Ne fais pas ça ! Tu n'en aurais que du désagrément. Elle est très cotée dans le monde officiel. Elle a trois ou quatre députés qui mangent chez elle. Le préfet bondirait, si tu allais lui demander de s'occuper de Mlle Dhariel. Il y aurait une campagne de presse le lendemain, et il sait très bien qu'on le ferait sauter.
— Sauter le préfet, cette drôlesse ?
— Comme un bouchon de champagne !
— Tiens ! tais-toi, tu finirais par me mettre en colère !
— Eh ! tu ne dérages pas, depuis une heure.
Vernier, pendant quelques minutes, se promena de long en large avec agitation.
— Voyons ! Soyons pratiques et nets. Tu me contraries par ta façon de te conduire en ce moment.... Je vois bien que je n'obtiendrai pas que tu travailles comme un garçon sérieux.... Il faut donc que je m'attaque à la cause pour supprimer l'effet. Paris ne te vaut rien. Veux-tu voyager ?
— Ah ! non !
— Une belle croisière, avec tes amis, à bord du yacht ?
— J'ai le mal de mer !
— Le long des côtes de la Méditerranée.
— A Monte-Carlo ?
— Non ! cette fille irait t'y retrouver.
— Tu ne veux pourtant pas que je fasse vœu de chasteté....
— Je veux que tu ne te détruises pas la santé et que tu ne deviennes pas un idiot.
Le père eut une détente. Il vint à Christian, le fit asseoir près de lui, le prit dans ses bras, et les yeux pleins de larmes :
— Voyons, mon petit bonhomme, tu n'es pourtant pas méchant, tu ne veux pas me faire de peine ? Réfléchis un peu à la situation dans laquelle tu me mets.... Je n'ai que toi.... Si ta pauvre mère était là, tu la torturerais donc ? Eh bien ! pour l'amour d'elle, ne te laisse pas entraîner au vice le plus crapuleux.... Promets-moi que tu seras raisonnable.... Je te donnerai ce que tu voudras, si tu me prouves un peu de bonne volonté. Voyons, ne nous quittons pas fâchés : tu m'obéiras, n'est-ce pas ? Lâche-moi cette Dhariel, qui est ton mauvais génie. Que diable, il ne manque pas de femmes à Paris. Ne t'entête pas à rester avec la plus dangereuse.... Hein ? Au fond, tu n'y tiens pas... Étudie-la : tu verras comme elle est mauvaise.... Et puis profite d'une bonne occasion, et adieu !...
— Allons ! Ne te fais pas de bile comme ça, dit Christian. Tout s'arrangera. Mon Dieu ! voilà bien du bruit pour une Étiennette.... Si tu ne m'en parlais pas tant, il y a beau temps, sans doute, que je l'aurais plaquée.... C'est fini, hein ?
Il embrassa son père, serra la main de Mareuil et partit.
— Il n'a rien promis, dit Vernier, avec un air soucieux, quand il se retrouva seul avec son beau-frère. Cette fille le tient bien ! Mais, moi, je la tiendrai mieux encore, s'il le faut !
Dès lors Vernier fit surveiller discrètement Étiennette et Christian. Ce qu'il apprit n'était pas fait pour lui plaire. Chaque nuit, Christian et ses amis, sans qu'Étiennette fût de la fête, s'en allaient en tournée dans les bars ou les cafés qui avoisinent l'Opéra. Juchés sur de hauts tabourets, ils s'ingurgitaient avec des pailles des liquides variés, entrecoupant chaque consommation de cigares qu'ils fumaient silencieusement. Car la marque très particulière de leurs petites fêtes, c'est qu'elles étaient d'une tristesse mortelle. Seul, Clamiron, de temps en temps, se secouait pour ranimer sa verve éteinte, et tentait quelque extravagance qui soulevait les protestations du patron de l'établissement et les acclamations de la galerie. Il s'amusait, par exemple, à lancer des soucoupes de porcelaine à la volée dans les glaces, ce qui faisait hurler d'angoisse les filles superstitieuses. Ou bien, il prenait la veste, le tablier et la serviette d'un garçon, et pendant toute la nuit il servait la clientèle, recevant gravement les pourboires. Ses amis continuaient à boire, et pleins de genièvre ou de wisky, à des heures tardives, se levaient lourdement sur leurs jambes tremblantes, et rentraient chez eux.
Cette misérable existence, passée parmi les filles et les ivrognes, avait détendu le ressort de la volonté chez Christian. Il refaisait chaque jour ce qu'il avait fait la veille, sans initiative, sans effort, tournant, comme un cheval de manège, dans le cercle invariable de ses habitudes dégradantes. Il ne sortait de cette routine lamentable que pour se livrer à des excentricités révélant un commencement de délire alcoolique et qui risquaient de le conduire devant la justice. Pris d'une sorte de frénésie, il avait, un soir, au bar américain, parié cinquante louis avec une fille, qu'elle ne boirait pas un litre d'absinthe en une heure. La malheureuse s'était entêtée à tenir la gageure, et, aux deux tiers de la bouteille, elle était tombée foudroyée. Une autre fois, il avait mis le couteau à la main de deux tziganes qui s'étaient enflammés pour les beaux yeux d'Étiennette Dhariel. A force de pousser les malheureux musiciens à boire, il les avait lancés l'un contre l'autre, et le sang avait coulé. Une enquête s'en était suivie, qui avait amené Christian chez le juge d'instruction.
Peu à peu, grâce à ces fantaisies excessives, une réputation exécrable s'était attachée à l'héritier de Vernier-Mareuil. La presse aidant, qui avait parlé de ce jeune gentleman avec des initiales transparentes, Christian avait été dûment catalogué dans la galerie des types «bien parisiens». Triste notoriété qui lui valait les ironiques citations des échotiers dans les comptes rendus des fêtes nocturnes, et le dédain attristé des gens raisonnables. Mais le plus réel résultat de ces excès se traduisait par un délabrement de la santé du malheureux, qui changeait à vue d'œil. Sa taille se voûtait, ses joues se creusaient, et ses yeux vagues accentuaient encore l'hébétude de son sourire. Jusqu'à quatre heures, il était morne et sans énergie. Il lui fallait l'apéritif pour retrouver un peu de vie. Alors son visage s'animait, ses idées retrouvaient un lien. L'alcool faisait son œuvre excitatrice. Il donnait le coup de fouet à la machine physique détendue. Et le poison, pour une soirée, rendait l'apparence de la vigueur à l'organisme affaibli. Le malheureux Christian en était arrivé à ne plus pouvoir vivre sans l'alcool qui le tuait. Et, par une affreuse équivoque, le toxique abominable semblait vivifier ce qu'il détruisait.
Étiennette, sans pitié pour son amant, le voyait s'enfoncer chaque jour un peu plus dans son ivrognerie meurtrière. Elle n'avait pas un retour de faiblesse pour ce garçon, qu'elle avait peut-être aimé pendant une heure et qu'elle exploitait maintenant jusqu'à la mort. Le mépris de l'humanité, dont elle avait subi les ignobles caprices et dont elle voyait si crûment les tares, l'avait amenée à un cynisme féroce. Elle vivait sur le monde, en l'exploitant dans ses vices, avec la tranquille impudeur d'une créature qui se venge de ses propres souillures en poussant la société à l'imbécillité et au crime. Elle avait une unique confidente devant laquelle, sans réserve, elle disait sa pensée. C'était sa manucure, Mme Mauduit, une petite femme de cinquante ans, toujours munie d'un sac, dans lequel elle transportait de l'argent à prêter, des bijoux d'occasion à vendre, du papier timbré pour faire des billets, et l'adresse de tous les hommes de plaisir de Paris.
Quand une de ses clientes avait besoin d'argent, suivant qu'elle offrait ou non des garanties sérieuses, la manucure donnait des espèces ou des bijoux. Les espèces rapportaient environ soixante pour cent par an, à cinq par mois. Les bijoux étaient mis au mont-de-piété par Mme Mauduit elle-même, qui gardait la reconnaissance. En échange de quoi, elle se chargeait d'indiquer un client masculin qui payait les billets, ou fournissait le prix de la parure, engagée pour moitié de sa valeur réelle. Étiennette, dans sa jeunesse, avait fait avec Mme Mauduit des affaires et s'en était bien trouvée. Il existait entre ces deux femmes des secrets de débauche qui les liaient l'une à l'autre. Mme Mauduit et Mlle Dhariel se tutoyaient, et parlaient à mots couverts de gens et de choses que, seules, elles connaissaient et qui les intéressaient passionnément, car elles étaient intarissables sur ces sujets-là. Il n'était pas rare d'entendre Étiennette poser à Mme Mauduit des questions dans ce genre :
— Et la Poignarde, qu'est-ce qu'elle devient ?
— Ah ! elle a été épousée par un Hongrois qui l'a emmenée dans son pays....
— Et Frédéric, qu'a-t-il dit de ça ?
— Il était tellement dans la purée qu'il n'a rien pu faire.... L'enfant est grand maintenant.... Quant à la sœur, elle est venue l'autre jour pour me taper de vingt-cinq louis.... Mais, pas plan !
— Méfie-toi.... Le Costeau a le «lingue» facile....
— J'ai toujours sous la main mon «rigolo».... Je le moucherais ! Et il le sait !
Lorsque ces dialogues s'échangeaient devant Christian, très intrigué, il demandait des explications sur la Poignarde, le Costeau, ou Frédéric. Mais Étiennette répondait laconiquement :
— C'est des anciens camarades à nous.
— Jolie société où on joue du couteau, et où on n'est en sûreté que le revolver au poing !
— Elle vaut bien la tienne, où on vole avec des gants blancs et où on assassine avec des sourires.
— C'est égal, je voudrais voir Mme Mauduit, le «rigolo» à la main, faisant la partie du Costeau avec son «lingue». Ça doit être un coup d'œil peu ordinaire !
— Mon petit, si Mme Mauduit voulait te raconter sa vie, et si tu étais fichu d'écrire quatre lignes en français, tu pourrais faire un feuilleton, avec lequel tu dégoterais les maîtres du genre....
-- Les Mémoires d'une Manucure ? Fameux ! Il faudra que j'en parle à Clamiron, qui connaît quelqu'un à la Revue des Deux-Mondes .
Il n'en restait pas moins dans l'esprit de Christian, malgré ses railleries, que Mlle Dhariel était une personne avec laquelle il ne fallait pas badiner, et que, dans sa vie passée, grouillaient de mystérieux personnages, capables de jouer du couteau et du revolver avec une dangereuse facilité.
Il y avait plus de deux ans que le malheureux garçon était dans les mains de cette coquine, et, chaque jour, il descendait plus bas dans la dégradation physique et l'affaiblissement intellectuel, lorsque la circonstance la plus imprévue bouleversa les plans d'Étiennette, et parut devoir assurer le salut de Christian. Mlle Dhariel, comme tous les ans, ayant manifesté le désir d'aller passer les mois de juillet et d'août au bord de la mer, Christian s'était mis en quête d'une villa à louer. Un agent lui avait indiqué une vaste et luxueuse propriété à Tourgeville, entre Deauville et Villers. L'habitation comptait de nombreuses chambres, ce qui facilitait le séjour des amies d'Étiennette et des familiers de Christian. Les communs, très vastes, permettaient d'installer des chevaux, des voitures, et les indispensables automobiles. Vernier-Mareuil, lui, habitait Deauville, ce qui ne paraissait nullement gêner ni son fils, ni Étiennette.
Les premières semaines s'étaient écoulées assez tranquillement. Christian, ranimé par l'air de la mer, avait retrouvé des forces nouvelles. Il sillonnait les routes de l'arrondissement dans son phaéton de vingt chevaux, et, la plupart du temps, seul avec son chauffeur, car Mlle Dhariel avait constaté que le fouettement de l'air lui irritait la figure, et elle n'était pas femme à sacrifier son hygiène à un caprice de Christian. Alors, pris du vertige de la vitesse, sur ces belles et larges routes de Normandie, le jeune homme faisait du soixante à l'heure, et roulait comme un ouragan, à travers les villages, laissant derrière lui un nuage de poussière, les mugissements de sa trompe et l'infection du pétrole.
Un jour, en passant par un chemin de traverse, aux environs de Pont-l'Évêque, Christian, qui avait forcément ralenti sa folle vitesse, rencontra, à un tournant, un vieil homme qui, en le voyant arriver, agita ses bras, comme pour le faire aller en arrière, et cria des paroles inintelligibles. Habitué aux clabaudages des paysans, aux oppositions des propriétaires de passages interdits, Christian ne tint nul compte de cette pantomime et de ces cris, et continua de marcher à une bonne allure. Il parcourut encore un demi-kilomètre, puis, brusquement, il arriva à un carrefour entouré de talus et libre seulement du côté d'un herbage dont la barrière, heureusement, était ouverte. Christian, sans hésiter, entra dans l'herbage, fit encore vingt-cinq mètres sur le gazon ; puis, rencontrant une saignée pratiquée pour l'écoulement des eaux, il bondit sur ses pneus, comme un volant sur une raquette, franchit le fossé, mais, retombant à faux, versa avec un terrible bruit de ferraille. Son chauffeur sauta et se remit sur ses pieds. Christian, qui n'avait pas voulu lâcher sa direction, roula sur le sol, et resta la jambe gauche engagée sous la voiture, qui, sur le flanc, grondait, soufflait, s'agitait, comme une bête à l'agonie.
–Êtes-vous blessé, monsieur, cria le chauffeur, venant à l'aide de son maître.
— Je ne peux pas bouger... dit Christian.... Mais je souffre horriblement de la jambe.... Vite, tâchez de me dégager, je crains que la voiture ne s'enflamme.
L'homme saisit le panneau de la voiture, essaya de la soulever, ne put y parvenir, mais, par précaution, vida son réservoir d'essence. Il se perdait en efforts, lorsque, d'une habitation située sous de grands arbres, des secours arrivèrent. Deux hommes et une jeune fille accouraient.
— Vite, dit à son compagnon le plus âgé des deux assistants, prenez la poutre de la barrière.... Bien ! Passez la, pour faire levier, sous la voiture.... Allons, le chauffeur, placez cette pierre pour faire point d'appui.... Hardi ! Appuyez.... Encore un coup.... Aussitôt que vous vous sentirez libre de remuer, mon jeune ami, glissez-vous en arrière.... Y êtes-vous ? Ah ! mon Dieu, il s'évanouit !
Dans la tentative qu'il venait de faire pour arracher sa jambe à l'étreinte desserrée de la voiture, Christian avait éprouvé une telle douleur qu'il avait poussé un gémissement et était resté inerte sur le sol.
— Ma fille, vite, prends-le sous les bras, et tire-le vers nous. Il est impossible que nous lâchions le levier.... Allons ! Allons ! Dépêche-toi ! Parfait !
Christian, dégagé, gisait maintenant sur l'herbe, entouré par la jeune fille et par les trois hommes. Revenu à lui, et palpé par son chauffeur, il avait poussé un cri affreux, suppliant qu'on ne le touchât plus.
— J'ai la jambe cassée, je le sens.... Ne me bougez pas....
— Vous ne pouvez cependant rester au milieu de l'herbage, dit le maître du logis.... Mon enfant, cours à la maison avec Claude, fais descendre un matelas, et que ta mère prépare un lit.... Ah ! Claude, apportez une échelle, nous en ferons une civière.
Un quart d'heure plus tard, Christian était installé dans une chambre, au rez-de-chaussée d'une confortable maison normande, et envoyait son chauffeur chercher le docteur Augagne, qui, justement, était à Trouville en villégiature. La maison dans laquelle le hasard venait de faire entrer si malheureusement Christian appartenait à la famille Harnoy. Très simplement, le père, la mère et la fille, passaient dans cette propriété, moitié ferme, moitié cottage, deux mois tous les ans, à l'époque de la morte-saison. M. Sébastien Harnoy, commissionnaire en marchandises, était fort libre pendant les mois d'août et de septembre. Il allait, une fois par semaine, à Paris pour régler le courant de ses affaires. Mais comme ses clients étaient, ainsi que lui, en vacances, il se déplaçait plutôt pour surveiller ses employés que pour leur donner de la besogne. Du reste, la commission, depuis plusieurs années, ne marchait plus. La maison Harnoy qui, sous la direction du père de Sébastien, avait été une des plus fortes de la place, s'était amoindrie peu à peu. Des faillites successives dans l'Amérique du Sud avaient porté à la prospérité de l'entreprise un préjudice très grave. Le crédit de Harnoy, qui avait été de premier ordre, n'offrait plus des garanties absolues. Les transactions avaient diminué comme la confiance. Et Sébastien, avec une amertume qu'il dissimulait mal, assistait, sans pouvoir l'arrêter, à la ruine de sa maison. Il déblatérait :
— Les affaires sont devenues impossibles. Le gouvernement n'offre aucune sécurité. Il n'est seulement pas capable de faire des traités de commerce avantageux avec les nations étrangères. Hypnotisé par sa stupide politique qui est radicale, quand elle n'est pas socialiste, il passe son temps à alarmer les intérêts. Tous les ans, il annonce aux rentiers qu'on va leur diminuer leurs revenus au moyen d'impôts nouveaux, et aux capitalistes que la propriété ne sera pas longtemps transmissible. Et on s'étonne que les capitaux émigrent à l'étranger et que les industries françaises chôment. Nous aurions affaire à des gens bien fermement décidés à ruiner la France qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. C'est ce qu'ils appellent un gouvernement de réformes et d'action républicaines. Qu'on nous ramène à l'Empire ! Au prix d'un cataclysme tous les vingt ans, ce régime était préférable à celui dont nous jouissons. Au moins, pendant un temps, on pouvait vivre tranquille. Et il ne me paraît pas certain que le grabuge à jet continu soit moins néfaste qu'un grand coup de chien, une fois par hasard.
Sa femme, plus intelligente que lui, préconisait comme solution la liquidation de la maison. En partant pour l'Amérique du Sud, il devrait être possible, sur place, et en parlant aux débiteurs, de recouvrer une partie des créances en souffrance. Par lettres, il était impraticable d'obtenir quoi que ce fût de gens intéressés à ne pas répondre. En vendant le fonds de commerce, il serait facile de vivre modestement. Mais si Harnoy s'obstinait à lutter contre le courant qui l'entraînait vers la ruine, il fallait craindre les pires revers.
Quant à Mlle Geneviève Harnoy, c'était la douceur et le charme mêmes. Elle avait dix-sept ans, et une blancheur nacrée de blonde aux cheveux de soie pâle. Ses yeux noirs éclairaient un visage délicat où le rouge des lèvres souriantes mettait une animation délicieuse. Simple, courageuse, franche, elle était la joie de la maison, qu'elle égayait de son rire. De son père elle tenait un peu d'entêtement, et quand la question de la liquidation de la maison venait à être agitée en sa présence, volontiers elle opinait pour que l'on continuât la lutte. Aussi son père disait avec un peu d'orgueil : «Geneviève, c'est une véritable Harnoy, elle ressemble à son grand'père.»
C'était dans cette famille de braves gens que Christian, comme un bolide, était venu tomber. Il y avait quatre heures qu'il suait d'angoisse entre ses draps, sous le regard inquiet et amical de M. Harnoy, quand une voiture à deux chevaux s'arrêta devant la grille de l'herbage, amenant Vernier-Mareuil et le docteur Augagne. Un domestique descendit du siège, portant une caisse contenant, à tout hasard, les instruments nécessaires à une opération, et tout ce qui pouvait servir au pansement. Essoufflé, anxieux, rouge, Vernier entra dans la chambre, conduit par Mme Harnoy, et voyant son héritier qui, la tête sur l'oreiller, l'accueillait d'un sourire pâle :
— Eh bien ! te voilà ravi, je pense ? bougonna-t-il, comme entrée en matière. Tu t'es massacré avec ta stupidité de machine ! Tu ne seras pas content avant de m'avoir laissé seul sur la terre, n'est-ce pas ?
Ayant ainsi exhalé son mécontentement, il se décida à embrasser Christian, à lui tâter les mains, qu'il trouva brûlantes, et à dire au docteur :
— Enfin, il n'est pas mort ! C'est déjà quelque chose !
Augagne, sans phrases, avait relevé la couverture et commencé à examiner le blessé. Il découvrit une ecchymose insignifiante au côté gauche, une éraflure à la hanche droite, puis il vint à la jambe, qui restait immobile, déjà enflée. Il l'examina avec soin, la mania délicatement, tâta le tibia, arracha un cri de douleur à Christian et dit, fort calme :
— Allons ! il s'en tire à bon compte. Il n'y a qu'une fracture simple.... Eh bien ! mon cher ami, en voilà pour quarante jours ! Mais, pour cette fois, on ne vous coupera rien. Seulement n'y revenez pas. Vous n'aurez pas toujours la chance de recevoir un poids de mille kilos sur la jambe sans qu'elle soit broyée.
Il procéda à la réduction de la fracture, banda la jambe, ordonna le plus grand calme et annonça qu'il reviendrait le lendemain. Pendant ce temps, Vernier se promenait avec la famille Harnoy dans un petit parterre fleuri, qui ornait la façade principale de la maison. Il avait su trouver les paroles convenables pour remercier de l'accueil qui avait été fait à son fils et l'excuser de la gêne qu'il causait. Il était cependant préoccupé de savoir si ses hôtes le connaissaient. Il risqua quelques allusions à son séjour annuel sur la plage de Deauville et s'étonna de ne pas connaître le charmant pays où était située la propriété de M. Harnoy.
— C'est un endroit assez écarté du passage des excursionnistes, dit Sébastien. Nous sommes ici en pleine campagne. De vrais sauvages.... Cependant, nous allons quelquefois passer la journée au bord de la mer....
— Si vous venez à Deauville, je n'ai pas besoin de vous assurer que vous me ferez le plus grand plaisir en descendant chez moi.... Mme Vernier-Mareuil sera heureuse de vous recevoir....
Il avait enfin réussi à placer son nom. Il fut content de l'effet produit. M. Harnoy leva la tête, pour regarder plus attentivement celui qui lui parlait, comme s'il découvrait en lui un homme nouveau. Mme Harnoy hocha la tête avec condescendance. Quant à Geneviève, elle dit gaiement :
— Ah ! monsieur, j'ai vu bien souvent votre nom sur les belles affiches représentant une femme avec des ailes, qui tient une corne d'abondance entre ses bras, et qui, dans son vol, verse sur le globe du monde une pluie de bouteilles sur lesquelles il y a écrit Royal-Carte jaune.... Quand j'étais petite, je restais en extase devant toutes ces bouteilles.... Et j'aurais voulu goûter à ce qu'il y avait dedans....
— Ce ne sont pas précisément des liqueurs de demoiselles, dit Vernier avec rondeur. Mais nous fabriquons cependant une Cerisette, dont vous me permettrez, je l'espère, de vous envoyer quelques échantillons....
— Geneviève, tu vois, protesta Mme Harnoy....
— Ah ! madame, je vous en prie, interrompit Vernier, ne grondez pas cette gentille enfant de sa charmante franchise. Estimez-vous heureuse d'avoir une fille qui dit tout simplement ce qu'elle pense.... Cela devient bien rare.
La conversation dévia sur l'éducation des enfants, et Vernier ne put se retenir de blâmer amèrement la façon d'être des générations nouvelles. Pas d'idées sérieuses, nulle application au travail, aucune déférence pour la volonté des parents. En quelques minutes, il trouva moyen d'édifier indirectement la famille Harnoy sur la conduite de Christian, en faisant le procès de la jeunesse. Cependant, à cause de la présence de Geneviève, il omit le chapitre des mœurs et ne fit point d'allusion aux diverses Étiennettes qui sévissaient sur les fils de famille.
Le docteur Augagne vint interrompre la conversation en annonçant à Vernier que son fils demandait à le voir. Le temps avait marché et le soir tombait dans la fraîcheur des bois. Une buée légère montait des prés chauffés tout le jour par le soleil et, dans le ciel d'un bleu pâli, un mince croissant de lune se montrait déjà, pendant que, derrière une noire hêtraie, les rougeurs du couchant s'allumaient comme un incendie. Lentement, vers la maison paisible, la famille Harnoy revint avec Vernier et le médecin. Une paix délicieuse s'étendait sur l'herbage ; au loin, un pivert, dans les massifs, faisait entendre son cri railleur. Vernier et Augagne se regardèrent en silence. Tous deux avaient eu la même impression de sérénité réconfortante et salutaire.
— Je vous prie, monsieur, de ne vous préoccuper en rien pour M. votre fils, dit Mme Harnoy à Vernier. Il ne nous gêne en aucune façon. Nous le garderons tant que son état l'exigera.... Et de très grand cœur, croyez-le bien....
— Acceptez, mon cher, dit le docteur Augagne, au moins pour une huitaine.... Ce gaillard-là pourrait, sans doute, être transportable dès demain. Mais, pour cent raisons, que vous savez aussi bien que moi, il est ici beaucoup mieux qu'il ne saurait être nulle part ailleurs. Seulement, il faut qu'on l'y laisse en repos....
Vernier fit à son ami un signe de tête qui signifiait : Soyez tranquille, j'y mettrai bon ordre. Et serrant les mains de l'excellente femme qui offrait si cordialement l'hospitalité au blessé, il répondit :
— Je vous suis très reconnaissant, madame, et puisque notre cher docteur m'y encourage, je pousserai donc l'indiscrétion jusqu'à profiter largement de votre bonne volonté vraiment maternelle pour mon fils.... Ce galopin aura été, dans son malheur, plus favorisé que ne le méritait son imprudence.
Il entra dans la maison avec le docteur, et un quart d'heure plus tard il laissait Christian, calme, souriant, prêt à dormir, et reprenait le chemin de Deauville. Son premier soin, le soir, quand il eut fini de dîner, fut de se faire conduire à Tourgeville, chez Mlle Dhariel. Il avait promis à Christian de la faire prévenir et estimait que cette mission ne serait remplie par personne mieux que par lui-même. Depuis longtemps, il avait envie de se rencontrer avec cette fameuse Étiennette. L'occasion était admirable. Il s'empressait de la saisir. La camarade de Christian ne passait pas précisément pour manquer d'aplomb. On l'avait vue, dans des circonstances difficiles, manœuvrer avec la sûreté et la fermeté d'une intelligence supérieure. Elle fut cependant très émue quand sa femme de chambre lui apporta au salon une carte sur le bristol de laquelle elle lut ces deux noms : Vernier-Mareuil.
Elle était occupée à faire un bésigue chinois avec Mariette de Fontenoy, pendant que Clamiron dormait le nez en l'air, dans un fauteuil. Elle jeta son jeu, fit un geste d'étonnement et dit :
— Nom de nom !
— Quoi ? demanda Mariette. Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Le père Vernier qui s'amène.
— Où est l'enfant ?
— Parti, ce matin, en balade, tout seul avec son chauffeur....
— Est-ce qu'il te lâche ?
Étiennette eut un sourire d'orgueil.
— Ce serait donc le premier.
— Il en faut toujours un !
— Ce ne sera pas lui.
— Alors ?
— Nous allons voir.
Elle dit à sa femme de chambre :
— Où a-t-on fait entrer M. Vernier-Mareuil ?
— Dans le boudoir de Madame.
— Bien. Dites que j'y vais.
Clamiron, du fond de son fauteuil, gouailla sans même bouger :
-- Dame aux camélias -- acte 3 -- scène du père Duval.... Chouette !
— Tiens ! tu ne roupilles plus, toi ?
— J'ai déclos mes paupières pour assister à ta joie. Tu as vraiment l'air d'être dans le délire du bonheur.
Étiennette se regarda dans la glace. Elle était fort pâle.
— Est-ce bête ? grogna-t-elle.... Qu'est-ce que j'ai à craindre de ce vieux serin ? Il ne m'avalera pas !
— Ah ! il est si riche ! dit Mariette. Ça impressionne toujours !
Étiennette fit un geste d'insouciance,:
— Je n'en suis plus à me laisser épater pour si peu. J'ai eu affaire à plus calé ! Attendez-moi, je reviens dans cinq minutes....
Au fond, elle était très intriguée. D'une main nerveuse, elle tourna le bouton de la porte et fit une entrée hautaine, regardant bien en face le visiteur, qui se tenait debout devant la cheminée. Il ne parut pas du tout saisi par l'allure majestueuse de Mlle Dhariel. Il la salua d'un signe de tête très familier, et parlant d'une voix lente et basse, il dit tout net :
— Mademoiselle, j'ai le regret de vous apporter de mauvaises nouvelles de mon fils.... Il a eu dans la journée un accident d'automobile. Sa voiture a versé, il est resté malheureusement engagé dessous, et quand on a pu le relever, il avait la jambe cassée.
— Ah ! mon Dieu ! Où est-il ?
— Rassurez-vous, il a été recueilli par de braves gens chez lesquels il est parfaitement soigné. Je l'ai vu avant dîner. Sa fracture est réduite, tout est pour le mieux....
— Mais je vais le faire transporter ici.
— C'est interdit par le médecin.
— Alors, j'irai le soigner....
— Vous n'y songez pas ! Il est chez de bons bourgeois.... Je ne crois pas que votre place soit dans leur maison.
A cette simple déclaration, formulée d'une façon très nette, mais sans aigreur, Mlle Dhariel tressaillit. C'était le premier coup porté par l'adversaire, et elle se sentait atteinte. Elle voulut riposter, et se redressant.
— Mais, monsieur, l'affection qui m'attache à votre fils ne me donne-t-elle pas des droits particuliers ?..
Vernier la coupa d'un geste sec et dit :
— Aucun droit. Si des soins étaient nécessaires, en dehors de ceux qui lui seront donnés, je serais là pour y pourvoir. Christian n'est pas orphelin, il a encore son père ; je suis bien aise de vous l'apprendre. N'essayez donc pas, je vous prie, de vous substituer, en quoi que ce soit, à moi ou aux miens.... J'ai dû supporter beaucoup d'empiétements de votre part.... Mais, en cette occasion, je n'en tolèrerais aucun.
Étiennette éprouva le besoin de changer le terrain sur lequel elle évoluait, depuis un instant, et qui ne paraissait pas lui être favorable. Elle pencha la tête avec tristesse, et dit d'une voix tremblante :
— Est-ce donc pour me faire entendre des paroles si mortifiantes que vous êtes venu chez moi ?
— Pas du tout. Je ne suis venu que pour vous avertir de la part de Christian qu'il ne rentrerait pas à Tourgeville ce soir. J'aurais pu vous envoyer tout simplement une dépêche. J'ai trouvé plus convenable de vous apprendre moi-même l'accident de mon fils, afin d'amortir, dans la mesure du possible, le coup que cette nouvelle ne devait pas manquer de vous porter.
Étiennette serra les poings et baissa ses paupières pour que Vernier ne vît pas l'éclair de son regard. Elle pensa : «Ah ! vieille canaille ! Tu te fiches de moi par-dessus marché ! Tu me le paieras ! Mais, puisque tu veux blaguer, blaguons !»
Elle eut un sourire d'angoisse et dit :
— Je vous suis reconnaissante, monsieur, de tant de bonté. Vous n'avez pas douté du chagrin que j'allais ressentir.... Merci, merci de tout mon cœur ! Voudrez-vous bien, puisque j'ai la douleur de ne pouvoir soigner Christian, me faire savoir chaque jour comment il se porte ?
— Il vous en informera lui-même, je n'en doute pas.
Il fit deux pas vers la porte avec une tranquille assurance. Étiennette, au hasard, lui décocha son plus irrésistible sourire et lui coula une de ces œillades auxquelles peu d'hommes avaient su résister. Il eut une moue dédaigneuse, la regarda par dessus son épaule, et saluant d'un signe de tête, comme au début, il dit :
— Mademoiselle, votre serviteur.
Et il s'en alla, sans se retourner, comme s'il sortait d'un endroit public. Derrière lui, Étiennette eut un brusque mouvement de rage ; elle donna un violent coup de pied à un pouf et, avec toute sa canaillerie naturelle librement épanchée :
— Ah ! vieux monstre ! Ah ! sac à millions ! Je t'apprendrai à venir m'insolenter chez moi ! J'épouserai ton fils pour que tu saches à qui tu as affaire ! Et je vous mettrai tous sur la paille ! En voilà un vieux qui a une santé ! Et cocu avec ça, comme on ne peut pas l'être mieux, ni plus publiquement ! Attends, va !
Elle fulminait encore quand elle rentra dans le salon ou Mariette et Clamiron l'attendaient.
— Eh bien ! dit l'ami de Christian, tu as l'air tout encharibotté. Est-ce que le père Vernier t'a fait des propositions déshonnêtes ?
— Ah ! bien, oui ! Il venait m'apprendre que Christian s'est cassé une patte tantôt, et qu'on le soignait à la campagne.
— Ah ! pauvre garçon ! s'écria Clamiron.
— Eh ! dis donc, fit Mariette avec un sourire malicieux, méfie-toi qu'on ne te chambre pas ton petit homme ! Il vaut cher, le jeune Christian....
— Bon ! Bon ! La poule qui me le prendra n'est pas encore pondue !
Elle s'assit à la table de jeu, et dit, affectant une grande liberté d'esprit :
— Où en étions-nous ?
Mariette releva ses cartes, et abattant son jeu :
— J'allais faire cinq cents.... Je les marque. Tu es rubiconnée, ma belle.
Clamiron, du fond de son fauteuil, nasilla :
— J'en ai peur !
Étiennette répliqua froidement :
— C'est ce qu'on verra !
III
Le lendemain matin, le docteur Augagne éveilla Christian en entrant dans sa chambre. Le soleil dorait les feuillages des pommiers, et les vaches paissaient lourdement l'herbe drue. La fenêtre ouverte laissa entrer un air tiède, et le parfum des luzernes en fleurs. Depuis bien des nuits, le fils de Vernier n'avait si longtemps ni si bien dormi. Il avait le teint clair et la figure reposée :
–Ça vous réussit d'avoir la jambe cassée ! dit le docteur à son malade. Il y a beau jour que je ne vous ai vu une mine pareille. Si votre père vous voyait, il serait agréablement surpris....
— Quelle heure est-il ?
— Il est dix heures. Les chevaux de M. Vernier marchent bien. Je suis parti de Trouville à huit heures et demie.... Et me voilà.... Voyons cette jambe.... Eh bien ! mais cela ne va pas mal, l'enflure a disparu, nous allons pouvoir vous poser un appareil....
— Avec lequel je marcherai ?
— N'allons pas si vite ! Vous n'avez rien à faire, n'est-ce pas ? J'ai ouï dire que vous aviez quelques loisirs.... Employez-les à vous soigner.... Quand vous serez remis en état, vous vous recasserez la jambe si vous voulez.... Mais, avant tout, il faut que je vous la raccommode.
— Je ne vais pas m'éterniser ici.... Je dois gêner incroyablement mes hôtes....
— Ils n'en ont pas l'air....
— Ce sont d'excellentes gens.... Mais j'ai un chez moi.... Et on m'y attend....
–«On» aura de la patience. Et si «on» n'en a pas, ce sera le même prix. Votre père a prévenu lui-même....
— Il a vu Étiennette ?
— Il l'a vue hier soir.
— Oh ! c'est épatant ! Et comment l'a-t-il trouvée ?
— Fort ordinaire !
— Non !
— C'est ce qu'il m'a dit. Il a ajouté : «Je ne comprends pas Christian de faire tant de sottises pour une si vieille dame.... Pour mon argent, il pourrait avoir mieux que cela !»
Christian parut stupéfait.
— Bon ! Mais quand il a eu causé avec elle, il a changé d'opinion....
— Ma foi, non. Il l'a trouvée stupide. Elle a paru d'abord pétrifiée par sa présence. Ensuite, elle a été trop aimable et lui a fait de l'œil.
–Étiennette ?
–Étiennette Dhariel, en personne. Ah ! c'est que votre père serait encore un peu plus avantageux que vous.... Mais Vernier n'est pas du bois dont on fait les entreteneurs de cocottes.
— Cette Étiennette est vraiment unique ! Croyez-vous ! Essayer de détourner papa ! Ah ! on n'en trouve pas souvent comme elle ! Vous pouvez être sûr que c'est par amour-propre qu'elle a fait cela. Et si le patron avait paru vouloir marcher, elle te vous l'aurait remis à sa place !...
— Pas sûr !
— Ah ! vous ne la connaissez pas, docteur.
— Je m'en félicite !
— Quand croyez-vous que je pourrai partir d'ici ?
— Nous vous le dirons en temps utile.
— Mais je vais m'assommer, moi, dans ce patelin familial !
— Mon ami, il fallait vous arranger pour ne pas attraper une pelle.
— Va-t-on me donner tout ce que je demanderai, au moins ?
— Tout ce qui me paraîtra compatible avec votre état.
— D'abord, j'ai soif.
— Eh bien ! mais, il doit y avoir du lait excellent. J'aperçois des vaches dans l'herbage....
— Vous moquez-vous, docteur ?
— En aucune façon. Je veux vous soigner, mon ami. Et mon premier soin est de vous sevrer de toutes les saletés que vous avez coutume de boire avant, pendant et après vos repas.... Vous allez suivre un régime, entendez-vous, et très sévère. Il y a longtemps que je souhaitais vous tenir dans un petit coin, pour expérimenter sur vous un procédé anti-alcoolique que je crois infaillible....
— Docteur, cria Christian avec fureur, nous ne sommes pas à l'hôpital, ici. Je n'obéirai pas à votre fantaisie....
— Alors commencez par vous tenir tranquille. Ne criez pas, ne réclamez rien.... Sinon, je vous traite sans la moindre modération.... Sommes-nous d'accord ?
Christian se laissa aller sur son oreiller, avec découragement, et concéda :
— Il le faut bien !
Tout en faisant son pansement, le docteur continuait à causer, et c'était comme toujours son sujet favori qui sollicitait sa verve :
— Ah ! mon cher enfant, si vous saviez le mal que vous vous faites en buvant autre chose que de l'eau, vous ne voudriez plus, de votre vie, toucher à un verre de liqueur, de vin, ou même de bière.... Savez-vous qu'à l'heure actuelle, la France vient en tête des nations du monde entier, pour la consommation de l'alcool.... Oui, nous avons rejoint les Allemands, dépassé les Anglais et nous détenons le record de l'ivrognerie. Les hommes, les femmes, les enfants même s'empoisonnent à qui mieux mieux. Et le résultat de ces excès : la décadence de la race, l'amoindrissement de sa vigueur, son abrutissement. Les hôpitaux regorgent de fous, et les prisons sont remplies de criminels.... Les uns et les autres irresponsables, car la grande coupable, c'est l'ivrognerie, qui détraque les cervelles. Et ne me dites pas que vos liqueurs de luxe, coûteuses, exquises, sont moins nocives que le fil en quatre ou le vitriol du peuple. C'est une erreur ! Le cognac à un louis la bouteille contient autant de principes délétères que l'eau-de-vie blanche à un franc le litre. C'est le même toxique. Il n'y a que l'étiquette qui diffère....
Christian, très ennuyé, profita d'un moment où le docteur reprenait haleine, pour lui lancer :
— Racontez donc tout ça à mon père. Il en vend !
— Je ne me gêne pas pour le lui dire !
–Ça doit lui être agréable !
Le docteur regarda tristement le jeune homme :
— Ah ! autrefois, il en riait et se moquait de moi. Depuis qu'il vous a vu atteint par la contagion, il n'est pas loin de partager ma manière de voir.... Tant que les fils des autres seuls étaient touchés, il fermait les yeux à la vérité. Mais maintenant que le sien est en danger....
— Ah ! quelle exagération !
— Mon ami, il n'y a pas de demi-alcoolique, souvenez-vous de ceci. Il n'y a que des alcooliques complets.... Quand on a touché au poison, on est perdu ! A moins d'un sérieux effort de volonté et d'une renonciation absolue. Mais, du reste, quel plaisir éprouvez-vous à boire ?
— Ah ! docteur, c'est un état délicieux, dans lequel on se sent plus vigoureux, plus lucide, et comme dégagé des liens matériels. On était maussade, atone, sans goût, même pour le plaisir. Un brouillard enveloppait le cerveau, les membres étaient lourds. Brusquement la vie revient, la tête se dégage, la pensée renaît. C'est comme un changement à vue au théâtre : de l'obscurité on passe à la clarté. L'instant d'avant, c'était la nuit, avec sa torpeur et sa tristesse ; maintenant, c'est le jour avec sa joie. Le philtre a agi, la métamorphose a eu lieu. Et comment ne pas chercher à se la procurer encore ?
— Même si on vous dit que le philtre est un poison mortel ?
— Mais voyons, docteur, dans la vie tout est mortel. Nous ne faisons pas un pas qui ne nous rapproche de notre fin. Et vraiment si l'on écoutait les hygiénistes, on finirait par ne plus oser respirer de peur de se donner une congestion pulmonaire ; ni avoir une émotion, car il en peut résulter une maladie de cœur. Tout est menace, tout est danger. Mais ce qu'il importe avant tout, c'est de choisir, parmi les menaces, celles qui sont les moins ennuyeuses, et parmi les dangers ceux qui procurent le plus d'agrément. Vous me parlez de l'ivrognerie avec une horreur toute professionnelle. Mais laissez-moi vous dire que je connais des gens qui n'ont pas cessé de boire comme des trous, depuis leur première jeunesse, et qui sont arrivés à un âge avancé auquel vos buveurs d'eau n'atteindront très probablement pas.
— Mais, malheureux garçon, vous ne voyez donc pas que, indépendamment du trouble que vous portez dans votre organisme, vous vous faites, au point de vue social, un tort immense. Croyez-vous qu'on ignore vos excès ? Comment voulez-vous qu'on les justifie ? Vous n'avez pas, vous, l'excuse de la fatigue qui peut, en apparence, exiger le stimulant que donne passagèrement l'alcool. Vous n'avez pas besoin d'oublier vos misères, puisque vous êtes riche et heureux. Vous êtes donc un dilettante du vice, et vous buvez pour la satisfaction malsaine que vous venez de me décrire. Rien n'est plus bas, ni plus condamnable ! Et si encore ce n'était qu'un tort personnel que vous vous faites, et si les conséquences s'en arrêtaient à vous. Mais vous tuez votre pays en même temps que vous-même. La race française est atteinte dans sa source par les excès que vous commettez. Et vous, petit malheureux, et tous ceux qui vous imitent, vous êtes les plus sûrs alliés de nos ennemis, car vous leur assurez, pour l'avenir, la suprématie sur notre pays.
— Ah ! Écoutez donc, docteur, je n'ai pas la charge du salut de la France. Je crois que si elle était bien gouvernée, elle aurait, malgré tous les petits verres qu'on y consomme et qu'on y consommera, des chances pour se tirer d'affaire. Vous mettez sur le compte des buveurs de bien gros méfaits. Je les crois moins dangereux, entre nous, que les collectivistes qui veulent dépouiller leurs concitoyens de ce qu'ils possèdent, et les anarchistes qui rêvent la suppression de toute autorité.
— Eh ! mon ami, tous ces gens-là boivent, ou recrutent leurs partisans parmi ceux qui boivent....
— Tout le monde alors ! Voyons, docteur, il y a un peu de manie dans votre cas.... Vous ne voyez que des alcooliques, comme d'autres de vos confrères ne voient que des aliénés.... Depuis que le vieux Noé s'est oublié dans les vignes, on use du jus de la grappe.... L'humanité s'est cependant développée et a fait de grandes choses.... Si vous vouliez chercher dans l'histoire les hommes illustres qui ont été des buveurs émérites, la liste en serait longue. Vous y trouveriez des philosophes, des poètes, des savants, des hommes d'état, des hommes de guerre, des hommes d'église, et même des médecins....
— Jamais de médecins !
--Allons donc ! Vous pratiquez admirablement le sic vos non vobis .... Et les excès que vous défendez à un client, vous vous les permettez parfaitement à vous-mêmes.... C'est comme pour le tabac. Ne fumez pas !... Et, en sortant, le médecin allume son cigare dans l'escalier.... Allons, allons ! Ne soyez pas plus rigoriste qu'il ne faut ! Et, pour ce qui me concerne, rassurez-vous : tout n'a qu'un temps. Je serai probablement sobre la semaine ou l'année prochaine.
— Oui, à Pâques ou à la Trinité !
— En attendant, faites-moi donner à boire, car vous m'avez fait parler, et cela m'a desséché le gosier....
— De la tisane ?...
— Non, du grog....
— Alors très léger ?
— Américain !
— Tenez, voici voire hôtesse, demandez-le lui à elle-même.
Mme Harnoy entrait dans la chambre de Christian, le sourire du bon accueil sur les lèvres. Derrière elle son mari apparaissait dans le couloir.
— Avez-vous bien dormi ? demanda-t-elle à son pensionnaire.
— Admirablement....
— Voici votre déjeuner qui arrive.
Sur un plateau, la domestique apportait du chocolat fumant, des rôties et du beurre. Mme Harnoy auprès du malade glissa une petite table qu'elle couvrit d'une serviette éclatante de blancheur. Une odeur appétissante monta aux narines de Christian et son estomac, d'ordinaire nonchalant, eut une contraction soudaine. Tout était flatteur dans ce petit couvert soigneusement préparé. Le chocolat moussait dans la tasse, le pain grillé sentait bon, le beurre offrait ses ronds historiés d'arabesques. Avec une satisfaction étonnée, Christian constata qu'il avait faim et qu'il mangerait avec plaisir. Il fit un mouvement pour se dresser, mais Mme Harnoy l'arrêta :
— Ne bougez pas. Je vais vous servir....
Délicatement elle prit les tartines, les beurra, les coupa, et, avec une grâce affable, attacha une serviette autour du cou de Christian. Puis elle commença de le faire manger, trempant les tartines dans le chocolat et les portant à la bouche du jeune homme. Un peu d'émotion se peignit sur le visage de Christian. Il se rappela, avec un battement de cœur, les soins dont sa mère entourait son enfance. C'était ainsi qu'elle le faisait manger quand il était tout petit et malade. Il ferma les yeux, comme pour se donner l'illusion que c'était elle qui se penchait là sur son lit, et sans parler, sans bouger, il continua à se laisser gâter affectueusement par cette bonne femme qui, en soulageant sa faiblesse, lui apportait en un instant l'illusion de son innocence recouvrée. M. Harnoy et le docteur Augagne regardaient avec satisfaction ce tableau.
Le lendemain, le médecin trouva son malade dans une si bonne condition qu'il lui posa un appareil, grâce auquel Christian put sortir de son lit et passer une partie de la journée dans le jardin. Ce fut là que, pour la première fois, depuis le jour de son accident, il revit Geneviève. La jeune fille revenait par les prés, portant à son bras un panier plein de champignons rosés. Elle s'approcha sans embarras du jeune homme et lui demanda des nouvelles de sa santé. Elle était rose et fraîche ; ses cheveux blonds, un peu en désordre sous son chapeau de paille, se répandaient en mèches folles. Elle les releva d'un geste gracieux, après s'être débarrassée de son panier.
— Vous êtes plus fier que le jour où nous vous avons ramassé dans l'herbage, dit-elle gaîment. Vous nous avez fait bien peur !... Votre machine est réparée.. Le charron du village, qui est un habile ouvrier, a très bien compris ce que demandait votre chauffeur.
— Ma jambe sera malheureusement plus longue à raccommoder.... Mais le docteur Augagne aussi, mademoiselle, est un habile ouvrier....
— Il nous a affirmé, hier, que si vous étiez bien raisonnable, pendant une semaine, vous ne boiteriez pas.... Mais il ne faut pas bouger !
— Et moi qui voulais partir demain....
— Ce serait de la dernière imprudence !... A moins de vous faire porter à bras sur une civière.... Et il y dix lieues d'ici à Deauville.... Et puis vous ne goûteriez donc pas à mes champignons ?
Elle lui montrait, en disant cela, son panier, et remuait de ses doigts blancs les girolles roses.
— Ne sont-ils pas appétissants ?
— Mais ne craignez-vous pas de vous empoisonner ? On assure que c'est très dangereux !
Elle éclata de rire :
— Non, monsieur, je ne le crains pas, et ni mon père, ni ma mère, ni les gens d'ici ne le craignent.... Tous les ans, nous faisons des débauches de champignons.... Et nous n'en sommes jamais morts.... Du moins jusqu'à présent.... Mais vous en mangerez, vous-même, ou bien je croirai que vous avez peur....
— J'en mangerai, mademoiselle, n'en doutez pas, dit Christian, et si je n'avais pas de si bonnes raisons de rester chez vous, celle-là me suffirait pour ne pas partir.
Mme Harnoy, entendant sa fille causer avec Christian sous sa fenêtre, vint dans le jardin les rejoindre, et, jusqu'au coucher du soleil, ils restèrent là tous les trois. Le temps passa avec une rapidité incroyable pour le malade, et la journée était terminée qu'il n'avait pas eu un seul de ces instants de dégoût et d'ennui pendant lesquels il cherchait furieusement l'oubli de lui-même. Il se sentait las d'une bonne fatigue, détendu et comme amolli par le grand air, pris par le calme endormeur des vastes plaines et des bois sourds. Il se laissa reporter dans son lit, dîna gaiment, et s'endormit de bonne heure, ce qui ne l'empêcha pas de ne se réveiller qu'au matin.
Quand il ouvrit les yeux et vit le jour blanchir sa fenêtre, il eut un mouvement de satisfaction. L'insomnie, qu'il redoutait tant, paraissait l'avoir fui. C'était comme une transformation de son être. Il accueillit la visite de son père et du docteur Augagne avec un si visible plaisir que Vernier en fut profondément heureux. Quant au médecin, il suivait avec une attention méditative l'évolution qui commençait dans l'état général de son malade. La crise qu'il attendait de la suppression totale et brusque de l'alcool ne s'était pas produite. Au lieu d'un état de fébrilité inquiète, d'irritation hargneuse, il ne voyait qu'une torpeur salutaire et une souriante résignation. Christian s'accommodait du régime qu'on lui imposait, il ne réclamait plus d'excitants. Il ne parlait plus de s'en aller. Il y avait à ces effets surprenants une cause déterminante, physique ou morale. Il la chercha et ne fut pas long à la trouver.
Christian n'était dans un équilibre parfait que quand Mlle Harnoy restait auprès de lui. Si Geneviève était obligée de s'absenter pour le service de la maison, pour se promener avec son père, ou pour travailler dans sa chambre, le jeune homme devenait nerveux, presque irritable. Mme Harnoy ne pouvait plus tirer de lui que des réponses monosyllabiques. Quant au père, il était visible qu'il l'agaçait supérieurement. Geneviève reparaissait-elle auprès de la guérite en osier dans laquelle, sa jambe étendue sur un escabeau, Christian passait ses journées, aussitôt le rayonnement de la satisfaction illuminait le visage du blessé. D'un coup d'œil, elle le calmait ; d'un geste, elle lui imposait l'obéissance. Pour lui complaire, il se contraignait à faire d'interminables parties de piquet avec M. Harnoy. Mais il fallait qu'elle fût là, son ouvrage sur les genoux, ou causant avec sa mère. Alors tout paraissait supportable à Christian. Il ne demandait plus rien. Le docteur Augagne, pour en avoir le cœur net, dit au bout de quinze jours à son malade :
— Mon cher ami, vous avez eu une patience d'ange. Mais les corvées les plus lourdes ont une limite. Je crois pouvoir vous rendre votre liberté. Vous avez la jambe dans du plâtre. Par conséquent, rien ne vous empêche de monter en voiture. Quand vous voudrez rentrer à Tourgeville, vous en êtes le maître....
Christian accueillit cette ouverture avec une froideur marquée. Son visage se rembrunit. Il garda le silence. Puis au bout d'un instant :
— Je crois que vous vous exagérez singulièrement mon état.... Je ne me sens pas si bien que vous le dites.... J'ai eu encore, hier, de violentes douleurs dans la cheville.... Sans doute, je pourrais, je crois, rentrer à Tourgeville.... Mais quelle figure y ferais-je ? Me montrer à l'état d'invalide, avec une jambe en bandoulière, me portant sur des béquilles.... Autant rester ici, où je me guérirai promptement et mieux.
— Oui, sans doute, mais la discrétion ?... La famille Harnoy....
— Ah ! ce sont des gens parfaits ! Ils ne me mettront pas à la porte ! interrompit Christian avec vivacité. Je sais ce qu'ils pensent.... Ils me verront partir à regret.... Et moi je n'ai pas envie de les quitter.... Pour être discret, je ne veux pas risquer de me montrer ingrat.
— Bon ! bon ! A votre guise. C'est affaire à vous et à votre père. Il y a toujours moyen de s'acquitter envers les gens. Et avec un beau cadeau....
Cette fois, Christian se mit pour tout de bon en colère :
— Plaisantez-vous ? Un cadeau ! Pour s'acquitter de pareils soins, et d'une telle bonté ? Sommes-nous des pleutres ?
Le docteur Augagne hocha la tête :
— Mon cher, la famille Harnoy ne roule pas sur l'or. J'ai pris mes informations. Le père est dans des affaires difficiles.... Et la situation où il se trouve fait que votre présence chez lui est une assez lourde charge pour ses finances.... On met pour vous les petits plats dans les grands.... Au lieu de vivre économiquement, on fait du luxe....
— Mais je ne me doutais pas de cela ! s'écria Christian avec émotion. Voilà donc pourquoi Mlle Geneviève raccommode ses robes, et travaille avec tant d'activité ? Et je demande, à chaque instant, des choses coûteuses à ces bonnes gens ! Suis-je bête ? Et ne pouviez-vous m'avertir plus tôt ?
— Je ne savais rien. C'est un ami de Paris que j'ai rencontré, hier, qui m'a renseigné sur la famille Harnoy.
— Eh bien ! voyons, dites ce que vous avez appris....
— Il n'y a pas très longtemps, il s'en est fallu de peu que le père Harnoy ne fût obligé de suspendre ses paiements.... Les créances qu'il a sur de grosses maisons Argentines ne rentraient pas.... Il dut faire flèche de tout bois.... En ce moment, les affaires sont tout à fait arrêtées.... On vit à la campagne avec les revenus de la fortune très réduite de Mme Harnoy.... Mais c'est modeste... modeste !
— On ne s'en douterait pas. Comment font-ils ? Moi, je les aurais crus à l'aise....
— Les femmes sont si adroites quand elles s'en donnent la peine !
— Maintenant que je connais la situation exacte, je vais en causer avec mon père.... Il n'est pas admissible qu'il ne puisse pas aider M. Harnoy à sortir d'embarras....
Le docteur Augagne se frotta les mains :
— Il est certain que si la puissante maison Vernier-Mareuil veut s'intéresser à l'affaire de M. Harnoy, c'est fini des difficultés.... Il suffira qu'on sache que votre père le patronne pour qu'il trouve du crédit partout....
— C'est donc parce qu'il est tourmenté que ce pauvre homme est si souvent maussade ? Mme et Mlle Harnoy ne sont pas tous les jours à la fête avec lui....
— Elles n'en ont que plus de mérite à montrer une si parfaite égalité d'humeur.
— Ah ! il est vrai qu'elles sont exquises ! La mère et la fille rivalisent de soins et d'affection.... Qu'un homme est heureux de vivre entouré d'une tendresse pareille !
— Qu'est-ce qui vous prend ? s'écria le docteur Augagne. C'est vous, Christian, qui me tenez de pareils propos ? Voilà bien la chose la plus inattendue ! Que dirait le brillant et verveux Clamiron s'il vous entendait ?
— Ah ! Clamiron est un idiot !
— Et la délicieuse Étiennette Dhariel, qu'est-ce qu'elle penserait si elle vous découvrait des tendances aussi bourgeoises ? Quoi ! Des idées de famille ?
Christian s'assombrit. Il resta un moment silencieux. Puis avec une gravité inusitée :
— Vous vous moquez de moi, mon cher docteur. Et je le mérite. Car tout ce que je pense-là est en désaccord complet avec ce que je pensais auparavant. Quand avais-je tort ? Je crois bien que c'est quand je menais une vie enragée, avec des compagnons aussi fous que moi, et non pas aujourd'hui, où je comprends l'avantage qu'il y a à être doux, dévoué et simple, en voyant, sous mes yeux, le dévouement, la simplicité et la douceur incarnés en ces deux femmes qui sont le vertu même. Il y a donc des créatures pareilles dans le monde ? Et comment ai-je été assez malheureux pour n'en pas connaître jusqu'ici ? Vous savez ce qu'est mon entourage. Où aurais-je pris le goût de la modestie et de la bonté ? Je ne vois que des gens acharnés à la conquête de la fortune, et par tous les moyens. Je ne connais que des êtres égoïstes jusqu'à la férocité. Les hommes, les femmes se ruent aux affaires et au plaisir, comme à une bataille. Les amis n'ont qu'une pensée : tirer de vous tout ce qui sera à leur convenance, quitte à vous délaisser dès que vous ne leur offrez plus la somme de satisfaction qu'ils réclament. Les maîtresses vous exploitent et vous dépravent, avec la joie affreuse de se venger des sujétions qui leur sont imposées par votre caprice. Ce n'est partout que duplicité et concupiscence. L'atmosphère dans laquelle on vit est empoisonnée d'hypocrisie et de haine. Et c'est alors que pour s'étourdir, pour ne plus voir toute l'infamie qui vous environne et toute la boue qui vous submerge, on se jette dans l'ivresse qui fait oublier. Et puis c'est une habitude qui paraît bonne et à laquelle on s'attache désespérément. On se fuit soi-même, ce qui est plus commode que de se corriger. Bientôt on n'a plus même la force de réagir, et on est une épave de plus emportée par le courant du vice. J'en étais là, il n'y a pas quinze jours. Un hasard m'a ouvert les yeux. Je comprends tout ce que vous me disiez de sensé et que je tournais en dérision. Vous aviez raison : j'étais une bête brute, je désolais mon père, je dégoûtais les gens raisonnables, et je courais à la folie. Mais c'est fini. Je suis en état de faire la différence entre ce que j'ai fait jusqu'ici et ce que je dois faire désormais. C'est un grand bonheur pour moi de m'être cassé la jambe. Car si j'avais continué à vivre encore un an, entre des Clamiron et des Dhariel, j'étais perdu.
Le docteur Augagne parut abasourdi par une telle déclaration. Il regarda son malade avec inquiétude :
— Mais comment allez-vous faire pour rompre avec eux ?
— Comment ? Oh ! mon Dieu, de la manière la plus simple du monde. Je donnerai de l'argent à Étiennette et je mettrai Clamiron à la porte. Étiennette me trompe à l'heure et à la course, pour peu qu'on y mette le prix. Quant à Clamiron, qui vit à mes crochets, il me déteste de tout son cœur. Si vous croyez que je vais prendre des gants avec eux !
— Mais vous êtes bien décidé ?
— Vous aurais-je parlé comme je viens de le faire ? J'ai eu le temps de réfléchir, depuis que je suis ici. C'est la première fois que cela m'arrive depuis plusieurs années. Je ne vois pas très bien pourquoi je continuerais à me ruiner la santé, à désoler mon père et à scandaliser le monde, pour l'unique satisfaction de faire des rentes d'une coquine et de bourrer un pique-assiette. Je les ai assez vus, ces gaillards-là! Passons à un autre divertissement.
— Lequel ?
— N'importe lequel, pourvu que ce ne soit pas le même. En attendant, priez mon père de venir demain me voir, afin que je m'entende avec lui au sujet de ce qu'il convient de faire pour M. Harnoy.
La conversation prit fin. Mme Harnoy et sa fille arrivaient dans un tonneau d'osier, attelé d'un vieux poney ébouriffé, seule voiture de la maison. Aidé par le docteur, le jeune homme prit place auprès des deux femmes. Mlle Harnoy rassembla les guides, donna du fouet à son cheval qui partit d'un trot résigné. Et par les chemins creux, bordés de grands hêtres, dans la fraîcheur du soir, ils s'en allèrent, paisibles, faire leur petit tour de promenade quotidienne.
A Tourgeville, cependant, le beau calme avec lequel Étiennette avait accueilli la nouvelle de l'accident arrivé à Christian commençait à s'altérer. La visite de M. Vernier à la villa avait, pendant deux jours, défrayé la conversation des amies de Mlle Dhariel et des camarades de Christian. Un valet de pied, envoyé à cheval, le troisième jour, pour prendre des nouvelles du blessé, avait, en échange d'une lettre fort tendre écrite par Étiennette, rapporté cette simple réponse verbale : «Le mieux continue». Le valet, interrogé, avait donné les renseignements suivants :
«La propriété dans laquelle M. Vernier était soigné s'appelait Saint-Georges-lès-Berneville. On arrivait à la maison, située en pleine campagne, par des chemins affreux. Ce n'était pas étonnant que M. Christian eût démoli son automobile dans des fondrières pareilles. Par temps de pluie, on pourrait bien y rester avec un cheval. Et l'habitation, fallait voir ! Deux étages, couverture de tuiles, et pas même de cour d'entrée. On s'amenait par un enclos dans lequel les poules, les cochons, sauf votre respect, et les vaches se promenaient en liberté. Comme personnel, une cuisinière et une bonne. C'était le jardinier qui soignait le cheval, un biquot couronné, dont on ne trouverait pas soixante francs au Tattersall. Et les dames portaient des robes dont des femmes de chambre qui se respectent ne voudraient certes pas les jours ordinaires !»
Ces racontars, colportés par Étiennette, avaient mis Longin et Vertemousse en veine de curiosité. Ces seigneurs, venus pour tirer au pigeon à Deauville, formèrent le projet d'aller surprendre leur ami sur son lit de misère. Ils frétèrent un breack et partirent bon train pour Saint-Georges-lès-Berneville. C'était le douzième jour après l'accident. Il était entendu qu'à leur retour, ils viendraient dîner à Tourgeville pour apporter à Étiennette leurs impressions personnelles. Fort différentes de celles du valet de pied, elles eurent le privilège d'agacer extraordinairement Mlle Dhariel. Les deux boscards avaient trouvé Christian étendu sous l'ombrage, parmi les fleurs, et leur arrivée avait mis en fuite une très jolie personne blonde qui paraissait faire la lecture au blessé.
Celui-ci avait plutôt paru contrarié de les voir. Il ne les avait pas mal reçus. Après une course de dix lieues, à travers champs, c'eût été raide. Mais il ne s'en était fallu que de peu. Il les avait rassurés sur son état, qui, du reste, paraissait excellent, et, sans l'arrivée d'une vieille dame, qui leur avait apporté de la bière, il y avait gros à parier que Christian les aurait laissés repartir sans leur offrir un verre d'eau. Du reste, la propriété était charmante, quoique modeste, et les gens qui l'habitaient paraissaient être de bons bourgeois de Paris en villégiature. D'après ce qu'avaient compris Vertemousse et Longin, la jolie personne blonde était la fille de la vieille dame. Et Christian, qui paressait à l'ombre, en se faisant faire la lecture par elle, n'avait pas du tout l'air pressé de revenir en des lieux moins agrestes.
Ces communications rendirent Étiennette sérieuse. Elle devina qu'il y avait anguille sous roche et, transportée de fureur à la pensée qu'elle pourrait être roulée par Christian, elle s'apprêta à intervenir de la façon la plus énergique. Pour cette seule raison que Vernier lui avait interdit de se présenter à Saint-Georges et d'y relancer son amant, elle se sentait portée à y courir. Évidemment, le père avait intérêt à empêcher tout rapprochement entre son fils et elle. Donc son intérêt à elle exigeait qu'elle tâchât de voir Christian. Mais comment ? Arriver là, tout de go, avec sa voiture, ou même, comme Vertemousse et Longin, avec un locatis ? Son apparition ne ferait-elle pas sensation ? N'était-elle pas, du reste, consignée et rien qu'à l'aspect de son ombrelle, toutes les portes ne se fermeraient-elles pas ? Elle était plutôt un peu voyante, même quand elle se piquait d'être simple, la charmante Étiennette. Comme disait Clamiron : «Elle déplaçait beaucoup d'eau». Et il lui était bien difficile de passer inaperçue partout où elle allait. Dès lors, comment forcer la consigne, surprendre Christian, lui parler à loisir et l'enlever de bon gré ou de haute lutte ? Étiennette, qui avait été comédienne, s'ingénia d'un moyen de théâtre. Elle acheta à Trouville un costume de garçon et décida d'aller, en travesti, à la recherche de son amant.
Christian, rasséréné, paisible, ne se doutait guère des projets formés contre sa libération. Il était redevenu tout simple, tout naïf, et y prenait un plaisir extrême. Son père, mandé par le docteur Augagne, avait amené cette fois, avec lui, Mme Vernier et l'indispensable baron Templier. L'élégance et la beauté d'Emmeline avaient produit leur effet sur Mme Harnoy, qui s'était répandue en regrets de n'avoir pas été avertie de cette aimable visite. Geneviève, avec sa grâce naturelle et aisée, avait fait à la famille de Christian les honneurs de son petit domaine. Elle avait improvisé un goûter avec de belles fraises et de la crème. Pendant ce temps-là, Christian s'expliquait avec son père.
Le résultat de leur entretien ne s'était pas fait attendre. Vernier, stupéfait, et ravi d'entendre Christian parler sagement et d'un ton posé, avait écouté, avec une faveur toute particulière, le résumé de la situation embarrassée de M. Harnoy. Mais le sens des affaires dominant toujours dans ses résolutions, il avait tout de suite exposé à son fils que M. Harnoy, n'ayant pas bien géré son commerce, quand il était aisé, le gérerait encore moins bien maintenant qu'il était difficile. Mettre de l'argent dans la maison de commission, c'était le jeter dans un trou. Et comme Christian se récriait, en reprochant à son père de se montrer trop positif, celui-ci avait répondu en souriant :
— Il y a mieux à faire. Je ne veux pas donner à M. Harnoy le moyen de végéter ; je veux lui fournir l'occasion de s'enrichir. Je le charge de la représentation de la maison Vernier-Mareuil pour toute l'Amérique du Sud. Il connaît le pays. Je sais qu'il y a des correspondants. Nous y avons, nous-mêmes, de gros débouchés. Je l'intéresserai dans la vente. Il sera donc hors de peine.
— Eh bien ! cause de ce projet avec lui, mais prends quelques précautions. Le bonhomme est susceptible, comme tous ceux qui ne sont pas favorisés par la réussite.... Et si tu lui posais ça tout net, dans la main, il pourrait regimber. Et il ne le faut pas.
— Sois tranquille ! Mais toi, quels sont tes projets ? Est-ce que tu vas rester encore ici ?
— Ah ! tant que je pourrai ! Le séjour de cette maison est excellent pour moi. J'y mange, j'y dors, comme cela ne m'est pas arrivé depuis longtemps. L'air des champs me réussit. Je me demande si je ne suis pas né pour être agriculteur....
— Eh bien ! qu'est-ce qui t'arrête ? Tu n'as qu'à aller à Moret, t'installer, et prendre l'exploitation de la ferme en main....
— Oh ! Moret ? non. Je ne me vois pas à Moret.... Ici, oui.... Et, qui sait ?... Pas longtemps, peut-être !...
M. Vernier vit le visage de Christian s'assombrir. Il n'insista pas. La métamorphose de son fils était si extraordinaire, qu'il n'en voulut pas mesurer plus exactement la portée. Il se tint pour satisfait du résultat acquis, et pensa que l'avenir se chargerait de débrouiller la situation. Il se dit bien que ce n'était pas l'air particulier qu'on respirait à Saint Georges-lès-Berneville qui avait modifié aussi profondément les goûts de Christian. Il entrevoyait que Mme Harnoy, si bonne garde-malade qu'elle eût été, n'avait pas, à elle seule, pu attacher si solidement Christian à la petite maison normande cachée parmi les pommiers de l'herbage. Il y découvrait clairement l'influence de la jeune fille blonde qui leur avait fait si gracieux accueil, avec ses beaux yeux et ses lèvres riantes. Mais si cette influence devait devenir souveraine et aider à sortir Christian de la mauvaise voie où il était engagé, ne serait-ce pas une faveur du ciel ? Très prudemment, il se décida à laisser travailler la jeunesse, l'innocence et la beauté à une cure si difficile, et il prit congé de la famille Harnoy, en engageant le père à venir le voir à Deauville, pour causer de différentes affaires d'exportation sur lesquelles il désirait avoir son avis.
Christian vit partir avec soulagement son père, sa belle-mère et l'ami de celle-ci. Tout ce qui troublait maintenant sa quiétude monotone et délicieuse lui paraissait insupportable. Il commençait à marcher tout seul, en s'aidant d'une canne, et profitait de sa nouvelle liberté de mouvements pour aller, dans l'après-midi, à l'heure où Mlle Harnoy était occupée à la maison, s'asseoir dans un petit bosquet de chênes où, sur un banc de gazon, il restait à fumer en rêvant. Un saut de loup, dont l'escarpement éboulé était devenu praticable, séparait le jardin de la route. Il ne passait jamais personne dans ce chemin, si ce n'est quelque faucheur se rendant à son travail, ou un bûcheron regagnant sa coupe.
Le lendemain de la visite de M. Vernier, Christian, suivant son habitude, avait, après le déjeuner, gagné sa retraite fraîche et silencieuse. Il lisait vaguement un journal, et prêtait l'oreille au bourdonnement des grillons dans l'herbe. La chaleur était violente, et l'air vibrait comme embrasé par le soleil. Tout à coup, il reçut une petite motte de terre sur son journal. Il leva les yeux, et, sur la route, de l'autre côté du fossé, appuyé sur une bicyclette, il aperçut un jeune garçon, qui lui faisait un salut en riant. Comme il restait interdit, le bicycliste se décida à parler d'une voix gaie :
— Eh bien ! est-ce que tu ne me reconnais pas ? Serais-tu devenu myope à la campagne ?
Christian fronça le sourcil. Il avait devant lui Étiennette.
— Par où entre-t-on ? demanda la jeune femme, quand on veut causer avec toi ? L'intimité, avec ce saut de loup entre nous deux, me paraît médiocre. Bah ! je le franchis ! Si on y trouve à redire, tu m'excuseras.
Elle avait appuyé sa bicyclette à un arbre, et, d'un bond de ses jambes fines, elle avait franchi l'obstacle. Malgré son mécontentement, Christian ne put se dispenser de reconnaître qu'elle avait ainsi, en costume masculin, la plus charmante tournure qu'on pût voir. Son visage, encadré d'une perruque blonde, avait une mutinerie délicieuse. Elle semblait grande, tant elle était bien proportionnée. Elle prit Christian par les épaules, l'embrassa sur les deux joues, en camarade, et, s'asseyant à côté de lui, sur le banc de verdure :
— Eh bien ! mon petit, te voilà rafistolé ? Tu penses si j'avais envie de te voir ! Mais dis donc, tu n'as pas fait grand accueil à ma correspondance. Tu aurais pu me répondre. Ce n'était pas le bras que tu t'étais cassé, pourtant ! Mais, passons ; je mets ta paresse sur le compte de l'accablement. A présent que tu es bien d'aplomb, causons. Tu ne vas pas t'éterniser ici, je suppose ? Tes amis et moi, nous sommes dans la douleur. Deauville, sans ta présence, a perdu tout éclat, et le Casino n'a plus de charme. La mer, elle-même, est devenue jaune. Allons ! Reviens, chéri, ne tiens pas rigueur à cette station balnéaire. Voilà la saison des courses qui s'amène. C'est le moment de reparaître.
Elle riait en lui débitant, d'une voix gaie, son boniment, et, peu à peu, câline, elle s'était rapprochée. Elle lui passa les bras autour du cou et, l'enveloppant du parfum qui lui rappelait tant d'heures de volupté, elle s'efforça de le troubler, de réchauffer, de le reprendre. Il ne la repoussa pas. Il lui parla d'une voix calme :
— Ma chère amie, j'aurais infiniment préféré que tu ne vinsses pas ici. Je t'en avais fait prier par mon père. Mais je vois que tu es toujours la même, et que c'est justement ce que l'on t'interdit qui te tente.
— Dame ! mets-toi à ma place !
— C'est à la mienne qu'il faut te mettre. Je suis chez de bons bourgeois, bien tranquilles et très timorés. Vois-tu l'effet que je produirais si quelqu'un venait nous surprendre en tête-à-tête. Assurément, tu pourrais repasser le fossé, comme tu l'as fait tout à l'heure, et prendre le large à grands tours de bécane. Mais il faudrait me répandre en explications, et ce serait fastidieux. Le plus sage était de rester à Tourgeville, à attendre ma guérison complète....
— Comment donc ! interrompit Étiennette, à reverdir, pendant que tu fais une cure de petit lait dans les campagnes ?... Est-ce que tu te fiches de moi, mon petit Christian ?
— J'aurais pensé que le souci de ma santé saurait t'imposer plus de patience.
— Je ne vois pas très clairement ce que ta santé aurait à gagner à un prolongement de séjour ici.... Tu es frais comme une rose. Tu marches avec une canne. Tu marcheras encore bien mieux en t'appuyant sur mon bras. Si tu n'as que des raisons d'hygiène pour t'attarder ici, je m'engage à te mettre dans les mêmes conditions à Tourgeville....
— Eh ! que veux-tu donc qu'il y ait ? s'écria Christian avec une irritation qu'il ne parvenait plus à contenir.
Ils se regardaient tous les deux fixement : elle, railleuse, lui, très décidé. Pour la première fois, Étiennette trouvait en lui de la résistance à ses caprices. Elle eut la sensation très nette que moralement déjà il lui avait échappé, et que matériellement il s'apprêtait à se libérer. Un petit frémissement, qui ne pouvait pas passer pour un sourire, agita le coin de ses lèvres. Mais, très maîtresse d'elle-même, elle se fit câline et douce :
— Ah ! mon chéri, que sait-on ? Avec les hommes, il faut s'attendre au pire, surtout quand ce sont des petits hommes comme toi, si convoités à cause de leur gentillesse. Tu ne vas pas, au moins, t'étonner que je sois un peu jalouse ?...
Il eut un accès de rire :
— Toi ? Non ! Écoute, ne me fais pas le grand jeu ! Je sais à quoi m'en tenir sur tes sentiments envers moi. Je ne t'ai jamais demandé de fidélité. Permets que je ne m'inquiète pas de ta jalousie. Je suis d'un bon rapport, c'est certain. Mais, mon enfant, nous ne sommes pas mariés ensemble. Il n'y a pas besoin du divorce pour reprendre chacun notre liberté. Oh ! rassure-toi, je n'ai pas l'intention de te quitter salement. Je saurai tenir compte de tes besoins, et je ferai bien les choses.
Elle ne discuta pas. Ses yeux devinrent noirs sous ses sourcils froncés, et forçant Christian à se tourner vers elle, elle dit d'une voix âpre :
— C'était donc vrai que tu filais le parfait amour, ici, avec une petite bourgeoise finaude ? Ah ! elles en ont du vice, ces demoiselles, qui se manifestent un cataplasme d'une main et une tasse de tisane de l'autre. Elles connaissent leur métier. Elles la font à la pureté, à la candeur ! Et mon imbécile coupe dans la mise en scène, et se laisse pincer comme un collégien à sa première aventure. Ah ça, tu ne vois donc pas qu'on te joue la comédie de l'amour pur, mais que la jeune fille vise tes millions, comme si elle n'avait fait que cela de sa vie !... Ah ! tu l'es jobard pour ton âge et après tout ce que tu as vu !
Christian laissa passer ce flot de paroles, puis il demanda posément :
— Tu as fini ?
Elle devint rouge de colère, et cria :
— Non ! Je commence !
— Eh bien ! alors, j'aime mieux te dire tout de suite que tu ne sais pas de quoi tu parles. On ne m'a joué aucune comédie, je ne soupçonne aucun projet, et c'est toi, la première, qui fais allusion à des sentiments qui, s'ils existent, sont, en tout cas, bien soigneusement dissimulés. Le hasard a tout fait en me mettant dans l'obligation de me tenir tranquille pendant trois semaines et de réfléchir. Il est bien probable que, si j'avais continué à m'abrutir dans la société où je vivais, je n'aurais jamais eu la pensée de m'écarter de toi. Je me serais contenté du mouvement et du bruit de la fête qui occupait tous mes instants, et j'aurais persisté à prendre toute cette agitation pour le bonheur. Malheureusement pour toi, j'ai eu l'occasion de faire un retour sur moi-même. J'ai vu clairement que je faisais fausse route, et j'ai pris le parti de m'arrêter. Je ne trouve pas utile de désoler ma famille, de scandaliser mes amis et de me détruire la santé, pour les minces joies que j'ai goûtées jusqu'ici et que, avec beaucoup d'habileté, tu étais arrivée à me faire accepter comme le comble du plaisir. Tout cela a fait son temps. Je change de programme. Je ne dis pas que je vais devenir sérieux : ce serait aller un peu vite en besogne. Mais je vais tâcher d'être raisonnable. J'ai été si fou, jusqu'ici, qu'avec un rien de raison je suis sûr de faire beaucoup d'effet !
Une lueur flamba, menaçante, dans les yeux d'Étiennette.
— Alors, tu me quittes ?
— Tu n'avais pas cru que l'on resterait toujours ensemble ? Je n'ai pas été le premier. Je ne serai pas le dernier.
— Qu'en sais-tu ?
— Oh ! je ne me considère pas comme irremplaçable ! Il y en a d'autres !
— Je tiens à toi.
— Beaucoup d'honneur !
Elle blêmit, fit un geste violent :
— Prends garde !
Il sourit, très calme :
— Tu me menaces ? C'est le comble de la tendresse. Aime-moi, ou je te fais du mal ! Crois-tu m'intimider ?
Elle changea brusquement d'attitude et de physionomie :
— Ah ! comme tu es méchant avec moi ! Tu sais trop bien que je suis incapable de te nuire. Ah ! Christian, est-ce possible ? Après tout ce que je t'ai donné de moi-même....
Elle éclata en sanglots, s'abattit aux pieds du jeune homme et, roulant sa tête sur ses genoux, elle resta appuyée à lui, dans une pose ravissante qui montrait le développement harmonieux de ses reins, et ses jambes fines sur lesquelles frissonnait la soie de ses bas noirs. Mais elle n'avait plus d'action sur les sens de Christian. Il fut inattentif à ses grâces habilement offertes, et très ennuyé seulement de la sensiblerie à laquelle tournait l'entretien. Il aurait préféré les menaces aux larmes. Il était de ces hommes qui ne peuvent pas voir pleurer les femmes. Et Étiennette le savait bien. Accablée, paraissant toute à sa douleur, elle arrosait le genou de Christian de pleurs véritables, en baisant doucement sa peau à travers l'étoffe du pantalon. Il sentait la chaleur de sa bouche. Il se demandait comment la relever. Il n'osait plus lui parler, et tremblait que quelqu'un de la maison ne vînt à paraître. Il aurait donné cent mille francs pour faire partir Étiennette. Il ne savait comment s'y prendre pour la mettre en route. Elle sentit son embarras et comprit son silence. Elle releva lentement sa tête, et offrant au regard de Christian un visage bouleversé par le chagrin et gonflé par les larmes :
— Tu n'as jamais su combien je t'aimais ! Ah ! comme tu es dur pour moi ! Tu me punis d'avoir cédé à tous tes caprices. La vie que je t'ai faite, c'était celle que tu préférais ; je n'ai cherché qu'à te complaire. Et aujourd'hui tu me le reproches ! Mais c'est bien ! J'accepte tout de toi. Je te prouverai par mon sacrifice la sincérité de mes sentiments. Tu veux m'abandonner, tu en es libre. Je ne dirai rien, je ne ferai rien qui puisse te causer de l'ennui. Je ne me plaindrai même pas. Et, cependant, tu vois si j'ai de la peine !...
Elle eut une nouvelle crise de sanglots, et, cette fois, cacha son visage dans le cou de Christian, qu'elle se mit à embrasser follement, à pleines lèvres, le mordant, avec des cris étouffés, de la pointe de ses dents fines. Il commença à s'agiter et essaya de la repousser en disant :
–Étiennette ! Voyons !... Sois raisonnable ! Tu m'as vraiment touché par tes dernières paroles.... Ne gâtons pas cela.... Restons bons amis.... Je ne demande pas mieux pour ma part.... Hein ?
Elle se redressa et, comme par enchantement, redevint souriante. Son visage exprima la joie et, toute rose, avec des larmes encore tremblantes au bord des yeux, elle était vraiment délicieuse. Mais l'heure des triomphes était passée pour elle. Trop intelligente pour ne pas comprendre qu'elle n'avait plus rien à espérer des roueries de l'amour, elle se résigna à dissimuler, pour essayer de se préparer une revanche :
— Amis ? Oh ! serait-ce possible ? s'écria-t-elle. Je ne te perdrais donc pas tout à fait ?
— Tu veux bien alors ?
Elle hocha la tête et sa physionomie instantanément redevint triste.
— Ah ! Christian, s'il le faut, pour te plaire.... Mais, quelle différence ! Ah ! comment m'y résigner ? Non, vois-tu, il vaut mieux nous séparer pour toujours. Je souffrirais trop. Je sens que mon cœur se déchirerait si tu étais près de moi sans m'aimer....
Elle se dressa sur ses pieds et, avec un geste de désespoir :
— Ah ! tout est fini pour moi ! Adieu !
Ce fut lui qui la retint :
–Étiennette, ne t'en va pas comme ça. Je t'assure que tu me fais du chagrin....
— Petit chagrin ! murmura-t-elle avec un mélancolique sourire. Mais, je ne me plains pas, va, je ne voudrais pas te voir souffrir. C'est bien assez de moi !
Elle eut l'adresse de sentir que c'était le moment précis où elle devait disparaître, afin de laisser Christian sous une impression excellente. Elle ne fit pas une tentative pour se rapprocher de lui. Elle se tint à distance, et marchant vers le saut de loup, elle le franchit avec prestesse. De l'autre côté, au bord de la route, elle approcha ses doigts de sa bouche et, sans un mot, avec un seul baiser accompagné d'un regard de ses yeux bleus, elle lui dit adieu. Il la vit poser la main sur le guidon de sa bicyclette et, la poussant devant elle, disparaître derrière les arbres. Le bruit du grelot tinta dans le silence, rythmant le départ de la maîtresse autrefois si puissante, s'affaiblit peu à peu, et cessa. Il sembla à Christian que toutes les attaches mauvaises qui le liaient encore à son passé venaient de se rompre. Il tendit l'oreille pour percevoir le bruit lointain du grelot. Il ne l'entendit plus et pensa qu'il était débarrassé d'Étiennette pour toujours.
IV
Lorsque Christian revint à Deauville, il était accompagné de la famille Harnoy. Il avait paru à Vernier que la plus élémentaire convenance exigeait qu'il rendît aux hôtes de son fils leur hospitalité. L'ancien liquoriste était allé, la veille, faire visite à Mlle Étiennette Dhariel et lui avait remis un chèque qui devait, suivant lui, apaiser complètement sa douleur. En échange de la somme, il avait réclamé le départ de la jolie fille pour Paris. Elle avait acquiescé à ces exigences, sans faire la moindre observation. Le terrain était donc parfaitement déblayé de tout obstacle, quand le convalescent reparut chez son père. L'oncle Mareuil était arrivé de la veille. Vernier avait tenu particulièrement à avoir l'opinion de son beau-frère sur la famille Harnoy. L'idée se précisait dans l'esprit de Vernier que le changement radical survenu dans les habitudes de Christian était dû à l'influence de la gentille Geneviève. Et comme il avait pour règle de conduite de ne jamais rien négliger de ce qui pouvait être utile, il songeait déjà à tirer parti de cette autorité pour obtenir la conversion définitive de son fils. Mais comment ?
Emmeline, qui abordait toujours franchement les situations, le lui avait dit tout net :
— Si notre Christian a du goût pour cette petite, donnez-la lui sans hésiter. Elle n'a pas le sou ? Qu'est-ce que cela peut vous faire ? Les parents sont d'honnêtes gens, cela doit vous suffire. Et une femme qui n'apportera pas de fortune à votre fils, mais l'empêchera de dissiper stupidement la vôtre, sera, à coup sûr, un parti très avantageux. Ce qui vous arrive là était inespéré. A la façon dont Christian tournait, vous pouviez tout craindre. Brusquement il s'arrête sur la pente où il glissait. Profitez de l'arrêt, attachez-vous celle qui vous le procure. Fasse le ciel que cet arrêt soit sérieux et que, en faisant épouser à votre fils cette enfant, vous ne la destiniez pas aux plus affreux malheurs.
— Eh ! que prévoyez-vous donc ?
— Je m'en rapporte à la sagesse populaire qui a formulé ce dicton : «Qui a bu, boira».
— Vous êtes bien pessimiste ! C'est une forme d'opinion très commode parce qu'elle permet de paraître avoir prévu ce qui pourra arriver de mauvais, tout en laissant le droit de se réjouir de ce qui arrive d'heureux !
— Pensez-vous que je cherche à me donner des mérites à vos yeux ? Je vous exprime une crainte. Voilà tout ! Et j'y insiste : si vous avez une chance de sortir Christian du bourbier où il s'enfonce, c'est de le marier. Avec la réputation qu'il a déjà, ce ne serait pas facile !
— Ah ! il est vrai qu'il a fait bien des sottises ! Il se modèle comme à plaisir sur les plus mauvais sujets. Et cependant il connaît des jeunes gens parfaits, comme le cher Templier....
Emmeline eut un geste de mécontentement :
— Laissez-là les comparaisons.... Le baron a ses défauts, tout comme les autres....
Il dit naïvement, en regardant sa femme d'un air de reproche ?
— Ma foi ! vous êtes sévère ! Je ne lui en connais pas. Il est rangé, sobre, poli....
— C'est entendu ! Il a toutes les qualités ! C'est votre ami !
— Allez-vous le prendre en grippe ? Je ne puis plus parler de lui sans que vous l'attaquiez ! Ne m'avez-vous pas reproché l'autre jour de me montrer trop souvent en public avec lui ? Pourquoi, je vous le demande ? Ce garçon m'agrée. Il a tous mes goûts, toutes mes manières de voir. Nous ne sommes jamais en désaccord sur rien. J'ai un plaisir extrême à me trouver en sa compagnie. Êtes-vous jalouse de notre intimité ?
— Ah ! voilà autre chose, maintenant ! Eh ! faites-en ce qui vous plaira, mais si l'on se moque de vous parce que vous frayez avec des gens qui ne sont pas de votre âge, vous saurez que je vous en avais prévenu.
— Se moque qui voudra ! Raymond m'est agréable. Il se plaît avec moi. C'est un compagnon charmant. Que n'ai-je un fils comme lui ! Mais il m'a déjà donné à moi d'excellents conseils, il en donnera aussi à Christian.... Je le lui demanderai....
— Riante perspective ! Voilà un garçon qui ne se doute pas de son bonheur !
Il était donc reconnu, avant même que Geneviève fût arrivée chez Vernier, qu'il serait, à tous égards, avantageux qu'elle épousât l'héritier des Vernier-Mareuil. Elle ne soupçonnait pas qu'elle fût réservée à une si brillante et si redoutable fortune. Très innocemment, avec une naturelle bonne grâce, elle avait soigné Christian. Pas une fois, la pensée que l'intéressant blessé, tombé à la porte de ses parents et recueilli par eux, pourrait cesser d'être un étranger pour elle, ne s'était présentée à son esprit. Elle le savait très riche, elle se savait très pauvre. Dans ce monde positif, des rigueurs duquel son père avait tant souffert, elle ne devait pas prévoir qu'une union fût probable entre Geneviève Harnoy et le fils de Vernier-Mareuil.
Elle ne pouvait découvrir les raisons mystérieuses qui faisaient admettre cette union à ceux mêmes qui, en toute autre circonstance, auraient été le plus portés à s'y opposer. Si elle les avait connues sans réserve, dans toute leur égoïste rigueur, elle eût sans doute été épouvantée et, au lieu de partir pour Deauville avec un naïf contentement, elle aurait refusé de quitter la tranquille maison de Saint-Georges-lès-Berneville. Mais elle ne voyait que l'orgueil de son père, ravi d'aller passer quelques jours chez le grand industriel qui avait fait luire à ses yeux l'espoir d'une prompte restauration de sa fortune, que la joie de sa mère, soulagée de toutes ses inquiétudes pour l'avenir. Et peut-être aussi, dans son cœur candide, la satisfaction de ne pas quitter brusquement l'intéressant malade qu'elle avait contribué à guérir entrait-elle pour une part plus grande qu'elle ne croyait dans son plaisir.
Les curiosités de l'arrivée dans la superbe villa Vernier-Mareuil une fois épuisées, Christian se fit un amusement de guider Geneviève dans le magnifique jardin qui s'étend le long de la plage, et borde une terrasse de ses somptueux parterres de fleurs. De là une vue splendide s'offre sur la mer et s'étend jusqu'au Havre, dont les grands navires animent l'horizon. Ils étaient là tous les deux, assis, car la marche prolongée fatiguait encore Christian, regardant le panorama qui se déployait devant eux.
— Ah ! ce n'est plus Saint-Georges, avec sa tranquillité et son silence, dit la jeune fille. Vous voilà ressaisi par votre vie élégante, et vous allez bien vite oublier les calmes journées que vous passiez dans le jardin, à l'ombre du grand tilleul....
— Je les regretterai plus d'une fois. Ce sont peut-être les meilleures de ma vie.
— Vous vous moquez ! Maintenant que je connais votre maison et tout le luxe auquel vous êtes habitué, j'ai peine à comprendre comment vous vous êtes si facilement contenté de notre vie toute simple.
— N'aurais-je pas été bien ingrat ? Vos parents m'offraient la plus cordiale hospitalité et elle a été pour moi si favorable.... Mais vous ne pouvez savoir....
Il se tut et son visage prit une expression de gravité recueillie, comme s'il faisait intérieurement l'examen de toute une situation qui échappait à Geneviève et qu'elle pressentait sérieuse. Il reprit avec un peu de tristesse :
— A présent, comme vous dites, tout est changé et il va falloir rentrer dans le courant des habitudes mondaines.... Et c'est bien dommage !
Geneviève le regarda étonnée :
— Si cela ne vous plaît pas, qui vous oblige à le faire ?
— Rien, sans doute. Mais alors à quoi m'occuper ?
— Il me semble que, à votre place, je ne serais pas embarrassée. N'avez-vous pas le choix des occupations ? Votre père, qui est si bon, ne doit penser qu'à vous plaire et vous faciliterait toutes les carrières....
— Ah ! c'est que je crois que je ne suis bon à rien.
— Comment serait-ce possible ? Vous êtes très intelligent....
— Vous êtes bien aimable ; mais c'est que je suis aussi très paresseux !
— Avec de la volonté, vous vous corrigerez.
— C'est que j'ai très peu de volonté.
— Vous vous calomniez, je pense. Je ne croirai jamais que vous n'ayez pas le courage de vous imposer une règle et de la suivre.
— C'est pourtant l'exacte vérité. Pas de caractère plus faible et plus indécis que le mien. La lutte me lasse et la résistance m'excède.
— Vous avez été affreusement gâté ! dit Geneviève avec un sourire.
— Non ! j'ai perdu ma mère très jeune, et mon père, pris par le mouvement de ses affaires, n'a pas eu le temps de s'occuper de moi. J'ai été élevé par des gouvernantes, par des précepteurs, et livré de bonne heure à moi-même, avec beaucoup d'argent dans ma poche. J'ai donc passé à côté de l'existence de travail, pour me livrer à l'existence de plaisir. Aussi je vous assure que je ne vaux pas grand'chose.
— Si vous vous en rendez compte, il est temps de changer.
— Ah ! quelle affaire ! On voit bien que vous ne me connaissez pas !
Elle le regarda plus sérieusement :
— Vous êtes en train de me dépeindre un personnage tout nouveau pour moi, et que je ne pouvais soupçonner dans le jeune homme facile, doux et reconnaissant que j'ai vu, pendant trois semaines, sous le toit de mes parents. Seriez-vous un hypocrite, ou auriez-vous un talent de comédien assez parfait pour donner l'illusion de tout ce que vous n'êtes pas et cependant paraissiez être ?
— Pas du tout ! J'étais très naturel chez vous, et je n'ai pas prononcé une parole que je n'aie pensée. C'était affaire de circonstances. L'absence de volonté que je vous signalais tout à l'heure m'a permis de m'adapter à votre milieu familial et d'y vivre avec une satisfaction profonde. Le contraste si grand et vraiment exquis avec mon existence ordinaire a été aussi pour quelque chose dans le plaisir que j'éprouvais.
— Mon Dieu ! Mais vous m'effrayez ! A vous entendre, vous seriez une sorte de diable qu'un accident aurait contraint à se faire ermite, et qui retourne à son enfer !
— Il y a du vrai, et ce diable, comme je vous le disais tout à l'heure, regrettera bien souvent l'ermitage.
Elle rit un peu nerveusement :
— Alors, qu'il garde son froc et qu'il repousse les tentations ! Les plaintes platoniques et les aspirations sans effet me paraissent les pires des faussetés. On sait ce que l'on veut et on essaye de le faire. Mais désirer une chose et en faire une autre, je vous le répète, c'est incompréhensible pour moi.
Christian hocha la tête d'un air découragé :
— Ah ! si j'étais seulement soutenu, conseillé....
— Les appuis et les conseils ne peuvent vous manquer.
— De qui les attendrais-je ?
— Mais, tout naturellement, de votre famille, de vos amis....
— On voit bien que vous les ignorez encore ! Certes mon père m'aime. Mais ce qu'il n'a pas fait pour moi, dans mon enfance, comment le ferait-il aujourd'hui ? Il n'a pas une minute à lui. C'est un homme très occupé. Il manie des millions et le souci de ses multiples affaires le tient sans cesse en haleine. Quand il a fini de travailler à s'enrichir, il travaille à se divertir. Et ce n'est pas une sinécure, je vous prie de le croire. Il a épousé une jeune femme, que vous avez vue et qui est charmante, mais qui a les goûts et les habitudes du monde dans lequel elle a toujours vécu. Il lui faut du mouvement, des réceptions chez elle, des fêtes au dehors, tout le roulement de la haute vie. Et mon père, qui n'a pas su prendre sur elle assez d'autorité pour la conduire, est obligé de la suivre. Il marche donc, -- que dis-je : il marche ? -- il court, et à grandes guides. Il y a vingt chevaux dans les écuries, ici, dix domestiques à l'antichambre. Et, à Paris, c'est encore bien autre chose. Tous les soirs, le dîner est préparé pour quinze personnes, et ne fût-on que deux, monsieur et madame, en tête-à-tête, c'est la robe décolletée et l'habit noir. Mais, rassurez-vous, il y a toujours du monde. Et après le dîner, on part pour aller, ici, au Casino ; à Paris, dans un théâtre, un cabaret littéraire, ou un beuglant quelconque. Après quoi, on va souper. Le lendemain, à huit heures, mon père est à son bureau, comme si de rien n'était, et, là, il reçoit ses chefs de chais pour les eaux de vie, ses ingénieurs pour la fabrication des liqueurs, mon oncle Mareuil pour la marche de la maison de banque, l'entraîneur qui fait le rapport sur le travail des chevaux, et les innombrables hommes d'affaires, inventeurs et quémandeurs, qui se pressent à la porte. L'heure du déjeuner arrive. Il est midi. Quand il y a des courses, mon père y va ; quand il n'y en a pas, il prend l'automobile et s'élance vers Moret -- du quatre-vingts à l'heure -- pour inspecter l'usine. Entre temps, ma belle-mère a des exigences, et il faut la conduire à des réceptions, quoiqu'elle ait ses amis particuliers qui l'entourent et l'accompagnent. C'est pour mon père un surmenage effréné, auquel il ne résiste que parce qu'il a une santé de fer. A peine a-t-il le temps de souffler pour son compte. Comment voudriez-vous qu'il eût le temps de s'occuper de son fils ? C'est ainsi qu'il m'a laissé la bride sur le cou et que j'ai joui, étant enfant, d'une liberté dont j'ai abusé, comme chacun vous le dira. Par quel miracle serait-il possible que, les conditions de mon existence passée restant les mêmes, mon existence à venir changeât ? Je suis une victime sociale. Je me vois pris dans l'engrenage de la vaste machine mondaine, il faut que je tourne avec elle. Et d'après le peu que je vous ai montré de ma condition, vous voyez qu'il y a de grandes chances pour que je ne tourne pas bien.
Geneviève resta un instant absorbée. Elle réfléchissait douloureusement à ce qu'elle venait d'entendre. Enfin, elle dit :
— J'ai trop peu d'expérience de la vie pour me permettre de raisonner sur le cas que vous m'exposez. Comment vous conseillerais-je ? Et, d'ailleurs, à quel titre ? Vous me traitez, en quelque sorte, comme une sœur, en me témoignant tant de confiance. Mais je ne puis oublier que je vous suis étrangère, et qu'il ne m'appartient pas de vous parler sévèrement. C'est pourtant le devoir que j'aurais à remplir.
Il l'interrompit avec une étrange vivacité :
— Oh ! je vous en prie, ne vous imposez aucune réserve. Dites-moi, en toute franchise, ce que vous pensez.
Elle agita sa tête d'un air triste :
— Non ! Je n'aurais qu'un langage déplaisant à vous faire entendre. A quoi bon ?
— A m'éclairer sur ce que je dois faire ! De vous j'accepterai tous les conseils.
Elle sourit :
— Vous accepterez tous mes conseils ! Mais les suivrez-vous ? Voilà ce que vous négligez d'affirmer. Un autre viendra après moi, et détruira l'effet de ma morale ; un de vos mauvais amis, qui trouvera un malin plaisir à vous entraîner, comme vous avouez vous-même que cela est arrivé si souvent. Et vous rirez avec lui de la pauvre fille qui aura pris des airs de réformatrice parce que vous l'en priiez et dont le prestige aura duré tout juste le temps que le son de ses paroles aura mis à s'éteindre. Non, mon cher monsieur, ne comptez pas que je joue ce rôle auprès de vous. Je n'y suis préparée par rien. Et laissez-moi croire que si vous voulez redevenir un garçon raisonnable, vous saurez bien en trouver le moyen sans que je m'en mêle.
Christian n'était pas l'homme des longs efforts. Il se sentit à bout d'arguments. Sa sensibilité déjà s'était manifestée d'une façon anormale. Il dit d'un ton boudeur :
— Ah ! vous êtes comme tous les autres ! Vous m'engagez à me réformer, mais, quant à m'y aider, bernique !
— Voyons, franchement, vous êtes d'une exigence ! J'ai contribué à vous raccommoder la jambe. Est-ce une raison pour que je vous raccommode le caractère ?
— Et vous vous moquez de moi par-dessus le marché ! gémit Christian. Je ne vous connaissais pas sous ce jour. Jusqu'alors vous ne vous étiez montrée à moi que comme une bonne et gentille personne.
— Un peu bébête, n'est-ce pas ?
— Ah ! non ! par exemple ! Mais si claire et si fraîche, qu'on eût dit une eau de source.... Et voilà qu'aussitôt qu'on veut s'y mirer, vous la troublez, et sa surface n'offre plus que des vagues où l'on ne se reconnaît plus.... Je vous crois très méchante, maintenant.... Est-ce que vous êtes méchante ? Confessez-vous à moi ?
Elle se leva d'un mouvement un peu brusque. La conversation prenait une tournure qui ne lui plaisait plus. Elle répliqua nettement :
— Votre confession suffira, si vous le voulez bien, et nous passerons sur la mienne.
Décontenancé par le ton et l'attitude qu'il lui voyait tout à coup, Christian se mit avec un peu d'effort sur ses pieds. M. Vernier et les Harnoy s'avançaient sur la terrasse. La conversation cessa d'elle-même, et de toute la journée le jeune homme ne rencontra pas l'occasion de se trouver seul avec Geneviève. L'aspect tout nouveau sous lequel elle venait de se révéler piquait au vif sa curiosité. C'était une femme si différente de celle connue par lui jusqu'à ce jour, qu'il se demandait comment il avait pu se méprendre à ce point sur son compte. La jeune fille douce et simple, dont le charme candide lui avait tant plu, s'était évanouie pour laisser la place à une personne réfléchie et ferme, qui lui plaisait peut-être plus encore. Il fut occupé toute la soirée à l'observer, et il découvrit en elle toutes sortes de particularités qu'il n'avait pas remarquées, sans doute parce que, dans la tranquille vie de la campagne, elles n'avaient pas eu l'occasion de se manifester, tandis que, dans un milieu mondain, les nuances de ce caractère s'éclairaient comme les facettes d'un diamant à la lumière.
Après le dîner, les amis de Christian ayant appris son retour, arrivèrent et Mlle Harnoy eut la satisfaction de contempler, dans toute leur correcte élégance, MM. Clamiron, Longin et Vertemousse. Ce dernier avait dans la journée gagné au tir aux pigeons le prix international, et il se présentait couvert de gloire. Il fut surpris du peu d'effet qu'il produisit sur les hôtes de la famille Vernier. Geneviève ne lui laissa pas ignorer qu'elle trouvait répugnante cette tuerie d'innocente volatiles, et se coula à jamais dans l'esprit de ce sportsman. Quant à Clamiron, ses plaisanteries à froid et ses excentricités longuement combinées n'obtinrent aucune approbation. Christian lui-même demeura de glace et ces messieurs, suivant la franche expression de Longin, le trouvèrent complètement «empaillé».
Ils se levèrent, comme sonnaient onze heures, dans le but de se remettre en joie au moyen de quelques cocktails. Ils essayèrent d'emmener leur ami en faisant luire à ses yeux le mirage d'un séjour prolongé au bar, où l'on rencontrerait le jockey américain Pistor, qui pourrait donner quelque bon tuyau. Christian déclara qu'il avait pris l'habitude de se coucher avant minuit et s'en trouvait bien. Sur cette affirmation de principes, Clamiron, Vertemousse et Longin secouèrent les mains de toutes les personnes présentes, en levant le coude à la hauteur de l'oreille, ce qui était le dernier chic, et à la file, comme ils étaient arrivés, ils s'en allèrent.
Cette fois, Christian découvrit la transition qu'il cherchait vainement, depuis plusieurs heures, pour reprendre avec Geneviève la conversation du matin. Il se glissa auprès d'elle et lui dit :
— Voilà comme j'étais avant d'arriver à Saint-Georges. Un quatrième exemplaire du sympathique et joli modèle sur lequel sont taillés ces gaillards-là! Et, ce qu'il y a de plus fort, c'est que, très réellement, je me plaisais dans leur compagnie et dans le milieu où ils vivent. C'est ce que je n'arrive plus à comprendre. Maintenant ils m'assomment, ils me dégoûtent ; je les trouve idiots et malfaisants. Que s'est-il donc passé en moi ?
— Caprice ! répliqua Mlle Harnoy. Dans quinze jours, vous aurez été repris par les habitudes anciennes, et ce que vous ne parviendrez plus à comprendre, c'est comment vous avez pu rompre avec elles pendant si longtemps.
— Ah ! vraiment, s'écria Christian avec une émotion sincère, vous me méprisez trop !
— Nullement ! reprit avec fermeté Geneviève ; mais, après vos confidences de ce matin, il m'est impossible de vous croire autrement que sur preuves. Quand vous aurez donné des garanties de conversion sérieuse, vous pourrez prétendre à ma confiance ; jusque-là, vous ne devrez pas vous étonner de me trouver sceptique.
— Eh bien ! ces preuves qu'il vous faut, je vous les fournirai.
— Faites attention que c'est vous qui les offrez. Moi, je ne vous demande rien. Je n'ai aucun droit, pas même celui de vous juger, quoique vous me le donniez avec insistance.
— C'est que vous êtes la personne dont l'opinion m'est la plus précieuse.
Elle rompit encore avec lui l'entretien, et se levant, elle dit :
— Allons, vous avez besoin de dormir, vous êtes un peu agité ce soir. Demain vous serez plus calme.
Elle lui tendit la main avec un franc et clair sourire et se retira, accompagnée de sa mère. Le lendemain, elle eut une surprise. Avant le déjeuner ; son père la prit à part d'un air tout agité et lui dit sans aucune préparation :
— Il vient de m'arriver une aventure fantastique. M. Vernier m'a emmené dans son cabinet pour parler de nos affaires commerciales, et, au bout de quelques minutes, il a changé de ton et de sujet, puis, tout bonnement, il m'a demandé si tu étais en humeur de te marier et ce que tu penserais d'une union avec son fils. Comprends-tu ? Avec Christian Vernier, l'unique héritier de la maison Vernier-Mareuil.... J'en suis encore abasourdi. Qu'est-ce qui peut nous valoir une fortune pareille ? Ah ça, ce jeune homme t'a donc fait la cour ? Il faut qu'il soit amoureux fou de toi ! Ah ! qu'est-ce que va dire ta mère, quand je lui annoncerai une si incroyable nouvelle ?
— Mais je voudrais bien, avant tout, savoir ce que tu as répondu à M. Vernier.
— Ah ! naturellement, que je vous consulterais, ta mère et toi.... Certes, la recherche est honorable et la proposition magnifique. Mais il y a l'opinion de ta mère qui comptera, et tes sentiments personnels qui primeront tout. Je pense bien que tu n'as pas d'idée préconçue. Tu as vécu si à l'écart, depuis nos malheurs, que tu n'as pu aimer personne.... Ton cœur est libre, n'est-ce pas, chère petite ?
Il tremblait d'inquiétude en parlant ainsi, tant il craignait de rencontrer des obstacles à la réalisation d'un projet si beau. Il fut soulagé promptement. Geneviève lui répondit :
— Mon cœur est libre, rassure-toi.
Alors il exulta :
— Ah ! qui aurait pu prévoir pour nous une pareille chance ! La première maison de France, pour la fabrication des liqueurs ! Et les affaires de banque qui sont si considérables ! Et je doutais de l'avenir !
Sa fille le calma d'un mot :
— Parce que je suis libre d'accepter la proposition qui t'est faite, ce n'est pas une raison pour que je ne la refuse pas.
— Qu'est-ce que tu dis ? gémit M. Harnoy. Malheureuse enfant, n'empoisonne pas les derniers jours de ton père, en repoussant un si beau parti ! Pense donc à ce qu'un mariage avec Christian Vernier ferait de toi....
— Peut-être une femme très malheureuse !
— Pourquoi ? Comment être malheureuse quand on n'a rien à souhaiter ? Quand tout vous est facile, agréable et avantageux....
— Le premier avantage pour une femme est d'avoir un bon mari !
— Supposes-tu donc que Christian Vernier serait un mauvais sujet ?
— J'en suis à peu près sûre !
— Oh ! gémit M. Harnoy avec un air navré. Qui t'a renseignée d'une façon si fâcheuse ?
— M. Christian lui-même.
— Qu'est-ce que tu me racontes là?
— La vérité simple. Hier soir, pris d'un accès de franchise sentimentale, ce jeune homme a trouvé utile de me faire un exposé très net de sa vie passée et de ce qu'elle avait eu d'irrégulier et de blâmable. Je me suis demandé alors à quoi rimaient ces confidences bizarres. Je le comprends à présent. Avec une franchise que j'apprécie, M. Christian voulait me donner le moyen de le juger. De tout ce que je connais de lui, c'est l'action qui peut le faire apprécier le plus favorablement. Mais le reste, cher papa, le reste, hélas ! comparé à la richesse matérielle que tu prônes si fort, quelle lamentable misère morale !
— Mais qu'a-t-il donc fait ? soupira M. Harnoy effrayé.
— Oh ! pas grand chose de très mal. Mais rien de très bien. C'est l'inutilité néfaste de la jeunesse oisive, avec tout ce qui s'ensuit. Il n'a pas eu l'inconvenance de me le raconter, mais je l'ai clairement compris. M. Christian Vernier est un viveur, très blasé, très ennuyé, très disposé à faire des sottises par désœuvrement ; avec cela, entouré de gens qui le flattent et l'exploitent, en le poussant aux pires actions.
— Malheureuse enfant ! s'écria M. Harnoy. Quelle clairvoyance inattendue possèdes-tu donc, pour avoir deviné toutes ces choses qui m'ont échappé à moi, et qui n'ont pas frappé ta mère ? Car, hier soir, elle ne tarissait pas d'éloges sur la famille Vernier, et sur Christian lui-même ! Mais enfin, pendant trois semaines, nous l'avons eu sous notre toit, ce garçon. Nous avons pu le connaître. Il est charmant, doux, facile. Et brusquement, si je t'en croyais, il se changerait en un être malfaisant et redoutable ! Ma fille, tu as un défaut immense : tu es exagérée. Tu grossis les choses avec des préoccupations imaginaires. Je crois que ta mère et moi nous ne sommes pas des imbéciles. Eh bien ! nous n'avons aucune des craintes que tu ressens. Et, si tu épousais le fils Vernier nous pourrions envisager l'avenir sans aucun souci. Et ce serait un bien grand soulagement pour nous !
— Crois, mon cher père, que je ferai tout ce que je pourrai pour te contenter, sans aller cependant jusqu'à compromettre ma sécurité.
— Allons ! c'est bien ! je ne t'en demande pas davantage. D'ailleurs, tu auras le temps de réfléchir, de consulter.
— C'est bien mon intention.
— Mais qui ? Nous ne connaissons personne dans l'entourage de la famille Vernier.
— Ah ! ce ne sera que trop facile, et aux premières questions que vous poserez, les renseignements les plus sévères, et peut-être les plus exagérés, vous seront donnés. Il faut vous attendre, en même temps qu'aux éloges les plus outrés, aux plus violentes calomnies. On n'est pas riche et luxueux impunément dans la société actuelle.
— Mais d'où te vient cette expérience ? demanda M. Harnoy plein d'étonnement, en regardant sa fille. Toi qui ne parlais jamais à la maison, voilà que tu enfiles des phrases, et très bien, ma foi ! C'est ébouriffant ! Ces petites filles sont pleines de malice ! On les croit occupées à leur broderie, et elles réfléchissent, elles observent, elles jugent. Ah ! on ne se méfie pas assez de ces silencieuses. Pendant qu'elles se taisent, elles vous prennent mesure.
— Je vous demanderai de ne faire aucune démarche avant que j'aie causé avec Mme Vernier.
— Quoi ! tu veux....
— Mais sans doute. Elle est la belle-mère de M. Christian. Elle n'aura pas l'aveuglement affectueux d'une mère. Elle me dira avec plus de franchise ce que j'ai intérêt à savoir. Et puis, entre femmes, on s'entend toujours, à la fin, quand il s'agit d'un homme. L'esprit de corps se manifeste.
Elle riait avec tranquillité, maintenant. Et son père demeurait devant elle, à la considérer, plein d'effroi, comme si, croyant caresser une belle et douce brebis, il la voyait soudainement se changer en une souple et redoutable lionne. A cette métamorphose causée par les difficultés d'une situation nouvelle, il ne pouvait s'habituer. Cependant il se sentait dominé par la claire intelligence et la ferme résolution de sa fille, et déjà il la reconnaissait supérieure à lui-même.
— Je me conformerai à ton désir. Mais, moi, qu'est-ce qu'il faudra que je fasse ? consulta-t-il avec déférence.
— Toi, cher papa, tu vas aller demander à M. Vernier-Mareuil de t'autoriser à causer avec le médecin de la famille....
— Et si ce médecin se retranche, comme c'est l'usage, derrière le secret professionnel ?
— Alors tu sauras à quoi t'en tenir sur la santé de M. Christian. Et cela suffira.
— Comme tu vas ! Comme tu vas ! Mais qui t'a donc donné toutes ces idées ?
— C'est toi ! Je t'ai entendu vingt fois te répandre en violentes critiques sur le compte des parents qui ne prennent pas les informations les plus minutieuses quand ils marient leurs filles. Alors je te demande d'être aussi exigeant pour la tienne que tu jugeais nécessaire qu'on le fût pour celles des autres.
— C'est convenu ! Mais tu me promets de ne pas mettre de parti pris dans ton jugement ? Tu me parais bien mal disposée.
Geneviève sourit. Elle embrassa son père avec tendresse :
— Ne crains rien. Et même, si je n'étais qu'à demi rassurée, je me déciderais sans doute, pour ne pas te faire de la peine.
— Oh ! que tu es gentille !
Ainsi, avec l'inconscience habituelle aux pères de famille hypnotisés par les splendeurs d'un beau mariage, M. Harnoy acceptait déjà, avec transport, le demi-sacrifice que sa fille lui faisait de ses chances de bonheur. Vernier, consulté par le père de Geneviève, fit une grimace, qui aurait pu éclairer un esprit moins prévenu, quand il s'entendit demander le droit à la franchise absolue pour le docteur Augagne. Il savait trop combien le savant médecin était sincère pour ne pas tout craindre d'un entretien entre lui et M. Harnoy. Pourtant il lui paraissait impossible de ne pas consentir à ce qui était réclamé de lui. Il répondit donc d'un air contraint qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que M. Harnoy causât avec le docteur Augagne, mais il prit des précautions contre toute révélation inopportune en insinuant que les savants sont gens à système, qu'il faut, de ce qu'ils avancent, en prendre et en laisser. La préoccupation spéciale de ce brave docteur Augagne était l'alcoolisme et il n'était pas loin de faire un crime aux Vernier-Mareuil de l'extension considérable de leur industrie. Il n'y aurait donc rien de surprenant à ce qu'un peu de défaveur, à cause de sa situation même d'héritier de la maison, ne s'attachât à Christian. Mais il tenait M. Harnoy pour un homme d'affaires avisé, qui saurait faire la part de l'exagération dans les théories médicales du docteur, et ne pas enfourcher bénévolement son dada avec lui.
Harnoy trouva inconcevables, dans toute la sincérité de son admiration pour Vernier, les théories du docteur Augagne.
— Quoi ! l'alcool n'était-il pas un produit du sol, et des plus avantageux pour la richesse de la France ? Que deviendrait tout le Midi, sans la distillation des vins ? Et que serait la misère du petit propriétaire si on lui refusait le privilège du bouilleur de cru ? Condamner l'alcool, c'était bien vite dit ! Et de quel droit refuser à l'ouvrier le salutaire réconfort d'un petit verre qui donne le coup de fouet à ses énergies. Et attaquer la puissante maison Vernier-Mareuil, qui servait si utilement l'expansion nationale en répandant ses admirables liqueurs dans tout l'univers, n'était-ce pas de la folie ?
Vernier, voyant Harnoy monté à ce degré de lyrisme, le jugea en état de supporter toutes les confidences du docteur Augagne, et lui donna une lettre par laquelle il priait celui-ci de se mettre à la disposition du porteur et de répondre à toutes les questions qu'il lui poserait. Harnoy, qui ne voulait pas retarder d'une heure la conclusion d'une affaire qui lui semblait si belle, prit le chemin de la maison du docteur Augagne, et le trouva dans son cabinet en compagnie d'un grand garçon brun, barbu, au visage basané, éclairé par des yeux clairs qui donnaient à sa physionomie un peu rude une expression de grande douceur. Les deux hommes se levèrent et le médecin dit, en présentant le jeune homme, d'un air de satisfaction :
— Mon neveu, le docteur Jean Augagne.
Harnoy s'inclina et dit d'un ton indifférent :
— Monsieur, très enchanté de faire votre connaissance.... Puis, abordant le sujet de sa visite : Je venais, docteur, vous parler de la part de M. Vernier.... La lettre que voici vous expliquera de quoi il s'agit.... Et vous comprendrez la hâte avec laquelle je me suis présenté chez vous....
— Oh ! oh ! fit le docteur en levant la tête après les premières lignes. Il regarda son neveu, parut contrarié d'être obligé de se séparer de lui, mais finit par dire :
— Jean, passe donc, pour un instant, dans la salle à manger.... Il s'agit de choses confidentielles.... Ou plutôt, non, reste.... J'ai un malade à voir, je m'en vais avec M. Harnoy, nous causerons en route.... Cela vous convient-il, monsieur ?
— Tout ce qui vous plaira, docteur.
En ce moment-là, on aurait pu demander à Harnoy ce qu'on aurait voulu, il était homme à tout promettre. Emporté par son rêve d'opulence, il ne connaissait plus d'obstacles. Le docteur prit son chapeau, sa canne, serra en souriant la main de son neveu, et sortit avec Harnoy.
— Voyez-vous, commença-t-il en marchant, mon neveu arrive d'Indo-Chine, où il est allé avec le docteur Yersin faire des expériences de vaccination sur les indigènes atteints de la peste.... Il y avait dix-huit mois que je ne l'avais vu.... C'est un beau garçon, n'est-ce pas ?
— Oui, certes, répondit évasivement Harnoy, qui se souciait fort peu de savoir ce qu'était le neveu du docteur, mais avait grande hâte de recevoir des renseignements sur Christian. Et que me direz-vous du fils Vernier ?
— Ah ! le fils Vernier, c'est un charmant jeune homme.... Charmant jeune homme.... Charmant jeune homme....
— Bon ! ça, nous le voyons de reste, nous n'avons pas les yeux bouchés.... Mais sa santé... hein ? Bonne, sa santé ?
Il parut guetter la réponse sur les lèvres du médecin. Il tremblait qu'elle ne fût pas satisfaisante. Comme le docteur semblait réfléchir :
— Eh bien ! vous pouvez parler, vous êtes délié du secret professionnel.... La santé de Christian est excellente, n'est-ce pas ?
De bonne, Harnoy était déjà arrivé à excellente. Il secoua le bras du médecin, dans son impatience :
— Ce n'est pas une consultation que je vous demande, c'est un oui, ou un non. Dites oui ou non, je vous tiens quitte du reste.
–Évidemment sa santé n'est pas mauvaise, se décida à déclarer le docteur. Il faut même qu'il ait un coffre solide, pour avoir résisté, comme il l'a fait, à toutes les sottises, que je lui ai vu commettre....
— Entraînement de la jeunesse ! ponctua Harnoy. On sait ce que c'est, on n'a pas toujours eu les cheveux gris.
— Ah ! fichtre ! C'est qu'il y a entraînement et entraînement.
— Enfin, la santé est-elle avariée ?
— Point ! Mais il y a des habitudes déplorables, qui pourront, à un moment donné, avoir une influence funeste sur l'avenir de ce garçon....
— Quelles habitudes ? Venons au fait !
— Eh ! je lui voudrais plus de tempérance.
— Il ne boit pas d'eau, c'est entendu. Docteur, si tout le monde buvait de l'eau, que deviendrait la viticulture ?
— Ceci, mon cher monsieur, m'est complètement indifférent, dit tranquillement Augagne, je ne suis pas vigneron, mais médecin. Je suis frappé par les ravages que fait tous les jours l'alcoolisme, et....
— Bon ! s'écria Harnoy, nous y voilà! Moi, docteur, je ne suis pas médecin, je suis père de famille, et je ne m'occupe pas d'autre chose que de bien marier ma fille. Ce que deviendra le reste de l'humanité m'intéresse infiniment moins que le sort de Christian Vernier. Prétendez-vous établir qu'il est dans un état de santé qui lui interdit de prendre femme ?
— Je ne dis pas cela !
— Alors qu'est-ce que vous dites ?
— Je dis, monsieur, que Christian a fait une vie du diable, qu'il a usé et abusé de tout, et qu'à vingt-six ans, il est plus blasé qu'un homme de cinquante....
Harnoy regarda sévèrement Augagne :
— Je vous croyais l'ami de son père !
— Me demandez-vous un témoignage de complaisance, ou bien la vérité ?
— La vérité, certes, la vérité ! se récria Harnoy, impressionné, malgré son parti pris, par l'attitude du docteur.
— Veuillez me poser une question précise : j'y répondrai.
Harnoy eut le sentiment qu'en cette seconde allait se décider l'avenir de sa fille. La fortune d'un côté, le bonheur de l'autre. Et il s'agissait de choisir. Le docteur paraissait décidé à ne conserver aucun ménagement. Tout allait dépendre de la façon dont Harnoy formulerait sa demande. Certes il aimait bien Geneviève, mais le mariage qu'il entrevoyait pour elle était si beau ! Malgré lui, il restreignit à une simple condition de santé actuelle les exigences qu'il était en droit de manifester. Il dit :
— Pouvez-vous m'affirmer qu'à ce jour l'état de santé de M. Christian Vernier est satisfaisant.
Augagne répliqua d'un ton bourru :
— Eh ! il avait la jambe cassée, le mois dernier, et je la lui ai remise. Il ne tousse pas, il digère bien, il n'a pas le foie malade. Il a été trouvé bon pour le service militaire. Cela vous suffit-il ?
— Parfaitement ! déclara Harnoy.
— Eh bien ! mon cher monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer, me voilà arrivé chez mon client....
— Au revoir, docteur, et merci.
— Il n'y a pas de quoi ! bougonna Augagne en entrant dans la maison, et, entre haut et bas, il ajouta :
— Diable soit du bonhomme qui interroge avec l'ardent désir de ne rien savoir ! Après tout, qu'il marie sa fille à ce frénétique de Christian, si c'est son rêve. Cela m'est bien égal !
Il fit ses affaires et s'efforça de songer à autre chose. Mais le sentiment de la responsabilité par lui prise le troublait, et il ne pouvait se défendre de plaindre la jeune fille qui allait courir la périlleuse aventure d'épouser Christian. Avait-il le droit, étant maître de dire toute sa pensée, d'en retenir une partie : la plus grave ? Il s'en alla tout seul sur la plage et marcha du côté de Deauville, réfléchissant profondément. Geneviève Harnoy en épousant Christian Vernier, assurément risquait sa tranquillité. Quel avantage pouvait-elle retirer de cette union ? Et, là, toute une face du problème qu'il étudiait se révéla à lui, et philosophiquement si impressionnante, qu'il en demeura tout illuminé.
Il avait bien aperçu les difficultés au-devant desquelles marchait Geneviève, mais il avait méconnu les services que la jeune fille pouvait rendre. Certes, elle jouerait une partie terrible dont l'enjeu était son bonheur. Mais qui pouvait savoir si, au lieu de perdre le sien, elle ne gagnerait pas celui de Christian ? Quelle influence une femme aimée et sage n'exercerait-elle pas sur l'esprit de ce garçon en voie de se perdre ? Et pourquoi cette solution : Geneviève perdue par Christian ? et point cette autre : Christian sauvé par Geneviève ? Envisagée sous cet aspect, la question prenait une grandeur d'humanité saisissante. Avait-on le droit de contrarier les desseins secrets de la destinée qui mettait en présence ce jeune homme et cette jeune fille, peut-être pour le rachat providentiel de l'un par l'autre ? Le crime serait-il de les laisser s'unir, ou bien de risquer de les séparer ? Le brave docteur, en toute sincérité de conscience, hésitait maintenant. Il revint vers sa maison, le front penché, se demandant où était la vérité et trouvant, pour l'une ou l'autre conclusion, autant de raisons probantes. Il lui sembla qu'une précaution suprême concilierait toutes les conditions contraires de prudence et de générosité, et il se décida à parler à Geneviève.
Il dînait ce même jour à la villa Vernier, avec son neveu, ami d'enfance du baron Templier. Le jeune docteur, très savant, très moderne, imbu des idées vitalistes du grand Appel, préparait son concours d'agrégation et se spécialisait dans des travaux de biologie qui devaient promptement le mettre en évidence. L'oncle et le neveu, affablement accueillis par Emmeline, qui traitait avec faveur toutes les personnes bien vues par Raymond, anxieusement par Harnoy, qui ressassait les confidences du docteur, furent, dès le premier instant, accaparés par Vernier. Avant tout, l'industriel voulait connaître le résultat de l'entrevue entre Augagne et le père de Geneviève.
La jeune fille, très simplement vêtue, était assise auprès de Mme Vernier, et la modestie de sa mise donnait une valeur toute particulière à la grâce de sa figure. La coquette la plus habile n'aurait pas mieux combiné l'effet à produire et n'en aurait pas tiré un parti plus heureux que cette enfant par son charme sans préparation. Dès le premier instant, elle avait attiré les regards de Jean Augagne, et pendant que le docteur causait avec Vernier sur la terrasse, un petit groupe s'était formé, composé de Christian, d'Emmeline, du jeune médecin et de Raymond. Geneviève en était le centre et l'attrait. Mme Vernier questionna Jean Augagne sur sa campagne d'Indo-Chine. Il la raconta d'une voix très douce, avec une réserve parfaite, mettant tout le mérite des travaux entrepris au compte de son chef, et ne cherchant pas à se tailler une part dans sa gloire.
— Ah ! vous êtes tous ainsi, les Pastoriens, dit le baron Templier. Votre caractéristique est l'effacement de vous-même. Il semble que vous teniez cette vertu de votre illustre maître, qui ne songeait jamais qu'aux autres et ne travaillait que pour le bien de l'humanité.
— N'est-ce pas le but que tout travailleur doit se proposer ? répliqua le jeune médecin avec une chaleur soudaine. Qu'est la science si on ne la subordonne pas à l'utilité sociale ? Rendre des services, sauver des existences, se dévouer pour ses semblables, n'est-ce pas la tâche la plus enviable ?
— Et la plus difficile ! déclara Emmeline.
— Pourquoi, madame ? Il suffit de vouloir.
— Et aussi de pouvoir ! Mais, pour moi, c'est la marque de la supériorité.
— Et pouvoir sans vouloir, dit Geneviève d'une voix grave en regardant Christian, c'est la preuve de la déchéance.
Christian rougit, ses yeux se fixèrent sur ceux de la jeune fille, et il murmura :
— Que d'efforts sont restés stériles, et que de tentatives ont avorté faute d'un peu d'aide matérielle ou de réconfort moral ! Il est aisé de blâmer. Sait-on ce que l'on ferait soi-même aux prises avec les difficultés ?
— Il est certain, dit Jean Augagne, sans deviner le sens caché de ces paroles, qu'il faut toujours prêcher exemple. Ainsi, dans le Yunnan, au milieu d'un foyer d'infection pesteuse, quand nous avions affaire à des familles rebelles aux moyens de préservation, nous étions obligés de nous faire publiquement des piqûres de sérum afin d'entraîner les réfractaires. Cela nous rendait quelquefois très malades ; mais nous faisions notre devoir et nous sauvions des milliers de malheureux.
La conversation fut interrompue par l'apparition de Vernier et d'Augagne, très animés. Le maître de la maison, avec sa décision coutumière, dit à Geneviève, en lui offrant son bras :
— Venez avec moi, un instant, chère enfant.
Il la conduisit hors du cercle, près d'une des vastes baies qui donnaient sur la terrasse et, là, lui montrant le vieux médecin, qui semblait les attendre :
— Voici notre ami, le docteur Augagne, qui voudrait causer quelques instants avec vous. Il s'agit d'un projet qui nous est cher et dont la réalisation ne dépend que de vous. Écoutez ce qui va vous être confié, mesurez-en la portée, et, ensuite, consultez votre raison et votre cœur.
— Quel début impressionnant ! fit Geneviève un peu pâle, en s'efforçant de sourire. Suis-je donc l'arbitre des destinées ?
— Vous ne croyez pas si bien dire, répondit Vernier avec un grand sérieux.
Il s'inclina en laissant la jeune fille seule avec le médecin, et alla rejoindre Harnoy, qui s'agitait dans l'attente des événements. Le soleil se couchait sur la mer, incendiant de ses derniers rayons la surface des flots calmés. Un air délicieux, chargé de l'odeur des roses, montait du jardin. Il faisait bon vivre, et la jeune fille aspira avec allégresse cette brise si douce et si parfumée. Elle marcha lentement d'abord, aux côtés du vieil homme, très ému, qui la regardait à la dérobée, puis, avec la netteté qui marquait toutes ses actions, se tournant vers lui :
— Eh bien ! docteur, je suis prête à vous écouter. Il s'agit sans doute de M. Christian Vernier ? Mon père est allé vous trouver à son sujet, ce matin. Ne lui avez-vous donc pas tout dit, à lui, et me réservez-vous un supplément d'information ?
— Oui, ma chère enfant, c'est bien cela. Et vous me voyez fort troublé. J'ai pourtant l'habitude de parler en public, mais je ne crois pas avoir jamais abordé thèse si délicate.
— Voulez-vous que je vous aide ? M. Christian est-il malade ?
— Nullement. Il a même une très bonne santé. Physiquement, son état est, pour l'instant, tout à fait normal. Mais, moralement, il n'en est pas de même, hélas ! et c'est de là que vient tout le mal.
Geneviève fixa sur le vieux médecin ses yeux perspicaces :
— M. Christian avait abordé très loyalement son examen de conscience avec moi, hier, sans que je me rendisse bien compte des raisons auxquelles il obéissait. Je comprends maintenant qu'il voulait me préparer à recevoir sur sa conduite des révélations fâcheuses. C'est bien cela n'est-ce pas ?
Augagne baissa la tête en silence.
— Eh bien ! poursuivit la jeune fille, cette manière de faire n'était pas d'un homme sans esprit et sans cœur. Car, en admettant que ce que j'apprendrais me parût inacceptable, M. Christian risquait une rupture sans recours. Il n'a pas hésité pourtant.
— Non. Et je dois constater que, sous l'influence des sentiments que vous lui avez inspirés, dit le docteur, il s'est amélioré sensiblement et paraît vouloir continuer. Mais le pourra-t-il ? Oh ! ce serait admirable !
— De quels vices doit-il donc se corriger ? demanda Geneviève avec inquiétude.
— D'un seul ! Mais le plus terrible de tous !
La jeune fille et le médecin se regardèrent, l'un hésitant à parler, l'autre à interroger, comme si la révélation à faire et à entendre leur eût paru trop pénible. Cependant, ce fut encore Geneviève qui prouva son énergie en disant :
— Allons, pas de détours, ni d'atténuations. Quel est ce vice ?
— L'ivrognerie !
Elle fit un geste de dégoût et son visage exprima l'effroi. Il poursuivit, sans dureté, avec pitié même :
— Oui, ce malheureux enfant, par désœuvrement, par faiblesse, entraîné par de mauvais compagnons, est tombé dans les pires excès. Il boit, et s'enivre comme un malheureux de la plus basse condition. Et, quand il est dans cet état, il ne recule devant aucune excentricité, ni aucune violence. Je l'ai vu revenir couvert de sang, ses habits déchirés, pour s'être battu dans les cabarets du port, avec des pêcheurs ivres comme lui. Il a écrasé, l'an dernier, un enfant sous son automobile lancée à une allure enragée, et qu'il était impuissant à retenir. Quand il est possédé par l'alcool, il ne connaît plus rien, ni l'âge, ni la condition, ni le sexe de ceux à qui il a affaire. Il frappera une femme, il outragera son père : c'est un démoniaque ! Puis, le lendemain, revenu à la raison, il pleurera de repentir, il s'humiliera, implorera, quitte à recommencer, le soir même, s'il a été repris et entraîné par ses camarades de débauche.
Le médecin se tut. Geneviève marchait auprès de lui, le front penché, comme sous le poids de ces terribles révélations. Enfin, elle s'arrêta et, avec un grand calme :
— Son père vous a autorisé à me dire toutes ces choses ?
— Sans cela, aurais-je pu parler ?
— Pourquoi est-ce vous qui avez été chargé de m'éclairer ?
— Parce que j'étais le mieux en mesure de vous faire comprendre les conséquences physiologiques de ce vice affreux.
— Il a donc une répercussion sur l'état physique ?
— Très grave, pour celui qui en est affecté ; plus grave encore pour les enfants qui naissent de lui. Un alcoolique, sachez-le bien, donne la vie à de pauvres innocents qui peuvent devenir des tuberculeux, des fous ou des criminels, étant, de naissance, alcooliques eux-mêmes.
— Mon Dieu ! quelles effroyables conséquences !
— Voilà ce qu'on ne saurait trop enseigner, mon enfant, car on ne veut pas le croire. Tous les malheureux qui vont dans les cafés ou dans les cabarets boire tranquillement, presque innocemment, des apéritifs, s'intoxiquent et, par avance, intoxiquent leur descendance. S'ils sont assez vigoureux pour ne pas subir la déchéance eux-mêmes, ils la préparent pour leur postérité. Quand ils boivent leur absinthe quotidienne, en ne pensant pas mal faire, ils empoisonnent leurs futurs enfants. Ils feront souche de scrofuleux, d'épileptiques, et seront très étonnés de voir les pauvres petites créatures étiolées et chétives. En buvant, ils ne se croient pas coupables. Ils imitent leurs parents, leurs amis, et, dans leur ignorance, pour quelques misérables satisfactions présentes, ils détruisent l'avenir.
— Mais ne peut-on pas les guérir ?
— Rien n'est plus difficile.
— Vous avouez cependant, vous-même, que M. Christian, depuis qu'il a vécu à Saint-Georges, s'est sérieusement corrigé.
— Oui. Son intention de modifier ses habitudes est évidente, mais le pourra-t-il ?
Geneviève releva la tête, et d'un ton ferme :
— Monsieur votre neveu, à l'instant, disait que, pour pouvoir, il suffisait de vouloir.
— C'est que justement ce funeste, cet horrible vice est destructeur de la volonté. Que j'en ai vu de ces malheureux qui disaient : «Je ne boirai plus !» et qui, le lendemain même, couraient satisfaire leur passion !
— Avaient-ils des raisons impérieuses de s'en abstenir ?
— Des raisons de vie ou de mort. Rien ne les arrêtait !
— Même l'affection d'une femme dévouée ?
Le vieux médecin regarda, avec une sincère angoisse, la jeune fille, et, d'un ton très bas, comme s'il faisait un aveu très douloureux :
— Même l'affection la plus tendre et la plus clairvoyante. Ils se sauvaient comme des malfaiteurs, ils mentaient, ils devenaient capables de tout. J'en ai vu qu'on enfermait, et qui s'enivraient avec de l'eau de Cologne, de l'élixir dentifrice, et même du vernis à bottines.
— Des fous !
— Des alcooliques.
— N'y a-t-il donc pas de remède ? Vous luttez, vous, docteur, cependant. Je sais que vous êtes un des promoteurs de la ligue contre ce véritable fléau social.
— Oui, nous luttons, par la parole, par la plume, dans des conférences, dans des brochures, dans des journaux. Mais quels résultats obtenons-nous ? De bien médiocres. Faire appel à la raison humaine ? Quelle chimère ! Pour déraciner l'alcoolisme, il faut fermer tous les cabarets de France, ceux où il y a de la dorure et des tables de marbre, comme ceux où l'on consomme sur le zinc du comptoir. Et pour cela, une loi est nécessaire. Vous m'entendez, on n'obtiendra le salut de ce pays, pourri par l'alcoolisme, qu'en défendant de vendre de l'alcool, comme si c'était du poison. Tant qu'on n'aura pas pris chez nous les mesures qu'on a édictées en Suède, en Russie, et ailleurs, on boira, on s'enivrera, on se tuera, et les hôpitaux regorgeront, ainsi que les prisons et les bagnes.
Geneviève avait écouté les paroles enflammées du médecin avec une attention extrême. Elle hocha la tête, puis :
— Un dernier mot, docteur. A l'âge qu'a M. Christian, l'organisme est-il encore capable de se purger des germes malfaisants qui y ont été introduits ? Enfin, est-il encore temps de sauver ce malheureux garçon ?
— Certes !
— Que faudrait-il pour avoir des chances de réussir !
— Lui imposer une expérience de sobriété absolue pendant trois mois.
— Qu'appelez-vous sobriété absolue ?
— Boire de l'eau. Si, dans trois mois, il a observé ce régime, sans une infraction, on pourra espérer sa guérison physique et morale.
La jeune fille, tendit la main au vieillard. Il la prit avec un respect attendri :
— Je crains, mon enfant, que, dupe de votre générosité, vous n'entamiez une lutte bien périlleuse pour vous.
Elle dit d'un ton grave :
— Réussit-on jamais sans peine ? Et réussir, quelle joie ! Surtout quand il s'agit de sauver un être en danger de se perdre !
Elle fit un gracieux signe de tête :
— Je vous remercie de tout ce que vous m'avez dit de bon et de raisonnable, docteur. Je vais essayer d'en tirer parti. Nous verrons, dans trois mois, ce que vous penserez de ma tentative.
Et, souriante, elle rentra dans le salon.
V
Étiennette Dhariel, dans son magnifique cabinet de toilette, était fort occupée à se tirer les cartes, lorsque Mme Mauduit, sa manucure, vêtue ainsi qu'une bourgeoise cossue, un sac noir à la main, entra sans être annoncée, comme chez elle.
— Bonjour, Nénette, dit la manucure en posant son sac sur un canapé Louis XVI foncé de canne dorée, tu vas bien, ce matin ?
— Pas trop ! J'ai un rossard de valet de trèfle qui ne veut pas marcher dans mon jeu !
— Ah ! ah ! Toujours le jeune Christian ? J'en apporte des nouvelles, plus fraîches et plus sûres que celles fournies par tes cartes....
— Dis voir !
— Avant, fais-moi donc donner un biscuit et un verre de Porto. J'ai l'estomac dans les talons.... J'ai fait tout Paris, depuis ce matin....
— Fouille dans le bonheur du jour.... Tu vas y trouver ton affaire....
Mme Mauduit ouvrit le battant d'un délicieux petit meuble en marqueterie, et, au lieu de tout ce qu'il fallait pour écrire, elle découvrit un plateau en verre de Bohême, des gâteaux secs, des carafons de vin d'Espagne. Elle prit deux verres, les emplit, en offrit un à Étiennette, qui le plaça, sans y toucher, sur la table ; et, après s'être restaurée convenablement :
— J'ai vu Pavé, ce matin, chez Lise Taupin.... Il m'a donné sur ton fugitif des tuyaux très sûrs.... Il paraît qu'il est devenu tout à fait vertueux.... Un petit saint !
Étiennette fit seulement :
— Ah !
Mais cette interjection claqua comme la batterie d'un pistolet qu'on arme.
— C'est une jolie cure qu'elle vient de faire, la mijaurée qui t'a soufflé ton petit homme. Elle vaut un sanatorium, cette enfant-là! Je ne croyais pas qu'il existât ta pareille. Et cependant, la voilà. Mais dans l'autre sens.
Étiennette se tut, mais ses mâchoires se serrèrent et devinrent anguleuses comme celles d'une bête de carnage. La Mauduit continua :
— Notre cher Christian se couche à onze heures, fait le bridge de son papa, ne va plus qu'à la Comédie-Française, et boit de l'eau à tous ses repas. Dans l'intervalle, rien. Il est sage comme une image. Pavé en est malade d'indignation.
— C'est tout ce qu'il sait faire, cette moule-là? Quelle influence a-t-il sur Christian ?
— Aucune. Personne n'en a plus que la jolie blonde qui tient notre petit Vernier à la laisse, comme un caniche.
Étiennette, devenue soucieuse, dit avec amertume :
— Si c'est pour me raconter ces choses-là que tu es venue me siffler mon Porto, tu aurais pu aussi bien prendre une correspondance et rentrer chez toi.
— Ne te frappe pas, ma bichette. Il faut savoir entendre la vérité, ne fût-ce que pour en tirer parti. Est-ce que tu vas jeter le manche après la cognée ? Ça ne serait pas digne de toi. Comment, la femme à qui on n'a jamais pris ses amants et qui les mettait tous à la porte, toi, Étiennette Dhariel, tu resterais avec la honte d'avoir été plaquée ? Et tu ne t'en vengerais pas ?
— Je ne pense qu'à ça !
— A la bonne heure. La petite n'est pas encore dans sa robe de mariée ! Tu as le temps de travailler. Et tant qu'il y a place entre le pot et la gueule, il ne faut pas désespérer. Imagine-toi que Clamiron m'a raconté quelles conditions la chaste enfant avait posées à notre Christian.... Ah ! c'est vraiment fort ! Et il faut qu'il soit rudement pincé pour y avoir consenti.
— Eh bien ?
— Pendant trois mois, il doit vivre chez son père. S'il a le malheur, pendant ce temps d'épreuve, de faire une seule frasque et qu'on le sache, il est rasé, sans rémission. L'épreuve est sévère. Le baccalauréat ès-mœurs, quoi !
Étiennette resta un moment pensive, et la Mauduit en profita pour boire le verre de Porto qu'elle avait versé pour son amie. Convenablement lestée, elle prit sur la table, dans une coupe en bronze d'un splendide travail italien, une cigarette, et l'alluma. La belle Dhariel parut sourire à une idée qui venait de s'offrir à elle. De sa main blanche elle prit une cigarette, comme la Mauduit, puis d'un ton presque indifférent :
— Ah ! ce pauvre Pavé est si vexé d'assister à la conversion de Christian ? Eh bien ! dis lui donc de passer ici. Je lui apprendrai la résignation.
— Toi ?
— Mais, oui, fit Étiennette avec un sourire.
— Oh ! ma fille, s'écria la Mauduit, tu as dû trouver quelque chose : tu n'as plus les mêmes yeux qu'il y a un instant. Qu'est-ce que tu mijotes ? Dis-le moi....
— Tu es trop curieuse. Tu le sauras en temps utile.... Ah ça, qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui ?
— Ah ! du soigné !
La manucure se leva, prit sur le canapé son sac noir, l'ouvrit, et en tira un écrin, dans lequel étincelaient deux perles grosses comme des noisettes, d'un orient admirable et d'une rondeur parfaite.
— Mais ce sont les boucles d'oreilles de Maud Gray que tu as là....
— Ce sont elles.
— Elle s'en défait ?
— Elle les donne en nantissement. Elle a besoin de trente mille.
— Pour Poivrier ?
— Non, pour le petit marquis d'Aubusserolles....
— Quoi ? Elle s'est toquée de ce gigolo ?
— Non ! Il lui a promis de l'épouser à la mort de son père, le duc de Candare.
— Tu m'en diras tant ! Et alors il lui faut quinze cents louis ? Pourquoi ?
— Pour payer une culotte du marquis au club....
— Mince !
Elle prit les perles, les mania comme un orfèvre, les soupesa, les respira, semblant jouir, par le toucher, la vue et l'odorat, de ce splendide joyau. Puis elle les remit dans l'écrin.
— Elles valent cinquante mille, au bas mot.
— Tu parles ! Il n'y a pas les pareilles à Paris. Fontana les prendrait tout de suite. Mais Maud ne veut pas vendre et «ma tante» n'offre que vingt mille.... Elle donne en gage les perles, pour six mois, avec trois mille de commission.... Si, dans six mois, elle ne paye pas, le nantissement se transforme en vente moyennant cinq mille francs de plus....
— Trois mille pour six mois, c'est du 20 p. 100. Ça peut aller.... Mais pas les cinq mille de plus ! Elle rendra les trente mille, plus trois.... Ou on gardera les perles....
— On, c'est-à-dire toi, Étiennette....
— Non, toi, Mme Mauduit, moyennant les 10 p. 100 habituels. Moi, je ne fais pas d'affaires.
— Convenu. Où est l'argent ?
— Le voici.
Étiennette ouvrit le bas d'un petit meuble décoré en vernis martin, et démasqua une caisse de fer. Dans un tiroir elle prit trente billets de mille francs, referma avec précision son coffre-fort, et posa la somme sur la table. Puis elle dit :
— C'est tout ?
— Non ! J'ai encore là des dentelles anciennes, du point de Venise....
— Des dentelles... j'en ai trop. J'en vendrai si l'on veut.
— Elles sont avantageuses.
— Je m'en moque !
— Alors veux-tu un tableau de Van Dyck ? Il vient de chez le comte de Conflans.... C'est le portrait de Lord Sommerset enfant, un chef-d'œuvre !
— Où le voit-on ?
— Je te l'enverrai.
De son sac noir, la Mauduit sortit ses outils, ses flacons et ses brosses :
— Si nous nous occupions de tes mains, à présent....
— Tu es pressée ?...
— Non. C'est pour que tu sois libre....
— Je ne sors pas aujourd'hui. J'ai à détacher les coupons de ma rente russe....
— Veux-tu que je t'aide ?
— Avec plaisir. Tu dîneras avec moi....
— Donne-moi des ciseaux.
Étiennette étala une énorme liasse de titres. Les deux femmes en prirent chacune la moitié, et, avec application, elles commencèrent à couper les petits carrés de papier.
A la suite de cette conversation entre Mme Mauduit et Étiennette Dhariel, Clamiron, qui, depuis la conversion de Christian n'avait pas mis les pieds chez son ami, reparut un beau matin. Il trouva le fiancé de Geneviève dans son fumoir, très occupé à examiner des chiffres dans lesquels étaient entrelacées les lettres H et V. Sans paraître avoir remarqué la longue abstention de Clamiron, Christian le consulta sur différents modèles, le recevant comme s'il l'avait vu la veille. Pavé, avec sa malice à froid, retrouva rapidement le ton de la familiarité, et d'un air goguenard interrogea son ami sur son état d'esprit :
— Eh bien ! mon jeune seigneur, nous voilà décidément rentré dans le giron de la famille ? C'est un bel exemple que tu donnes aux camarades. Le père Clamiron en pleure d'admiration, tous les soirs, à l'heure de la soupe, qui, pour cet ancien maçon devenu, du reste, un des richards de Paris, est demeuré un aliment de première nécessité.... Il m'embête bien, avec ta conversion ! Dis donc, comment t'en trouves-tu ? Est-ce que ça rend très malade ?
— Mais non, ça rend, au contraire, très bien portant.
— Il est vrai que tu es moins «vanochard» que jadis, au temps de nos fêtes. Ah ! vieux Christian, c'est égal, nous en avons fait des fameuses ensemble, hein ? Moi, je continue ; mais si tu savais ce que tu me manques !
— Bah ! tu me remplaceras. Il y en a d'autres.
— Pas comme toi !... Ah ! dis donc, je viens de me payer une Mercédès de trente chevaux.... Elle est à la porte ; veux-tu la voir ?
— Avec plaisir.
— Prends ta pelure et une casquette, nous irons faire un tour.
Christian fit un pas en arrière et marqua très nettement sa volonté de résister à la tentation.
— Impossible. Mon père m'attend dans une heure, rue de Châteaudun, au bureau....
— Je t'y conduis.
— Non ! non ! Ma voiture est commandée. Je te remercie.
— Ah ! tu te défies de moi, gémit Pavé, avec un geste plein de reproche. Mon vieux copain ! Qu'est-ce que tu crains donc ?
— Rien du tout ! Mais j'ai affaire, je ne peux pas aller en balade....
— Es-tu changé ! Qu'est-ce qu'on t'a fait ? Ah ! mon coco, si on le savait !
— Il est inutile de le dire, répliqua Christian avec une soudaine vivacité.
— Allons ! on ne parlera pas. On ménagera ta renommée. Mais, avec tes idées nouvelles, est-ce que cela t'est agréable de me recevoir ? Si je t'embête, il faut prévenir.
— Pas du tout. J'ai plaisir à te voir, au contraire....
— Bon ! Mais il était possible de s'y tromper. Alors, à un de ces jours.
Le soir même, après le dîner qui avait réuni les familles Harnoy et Vernier, Christian raconta la visite de Clamiron et, quoiqu'il eût, par politesse, affirmé à son ami que sa présence lui avait été agréable, il manifesta l'intention de s'arranger pour ne plus le rencontrer. Comme Vernier applaudissait à cette détermination et encourageait son fils à rompre avec tous ses anciens compagnons, Geneviève intervint :
— Peut-être serait-il préférable de s'en écarter peu à peu. Toute mesure de rigueur pourra paraître dictée par la famille de Christian. Et comme il n'en est rien, et que tout ce qu'il fait provient de son initiative personnelle, il vaudrait mieux, je crois, ne pas rompre brusquement. D'ailleurs, ne serait-ce pas avoir l'air de craindre le contact des anciens amis ? Et même, dans une certaine mesure, ne serait-ce pas se dérober à leur influence ? Christian n'a plus rien à redouter et peut risquer l'aventure, s'il lui plaît.
En prononçant ces paroles, Geneviève regardait Christian. Elle se pencha vers lui et, ajouta ce commentaire :
–Êtes-vous assez sûr de vous pour affronter vos anciens compagnons de folies ? C'est là que, vraiment, on verra si vous êtes radicalement guéri, ou si vous êtes capable d'une rechute. Si vous éloignez de vous Clamiron, est-ce parce que vous avez peur qu'il ne vous entraîne à mal faire ? Et si vous avez pareille crainte, quelle garantie est-ce que j'ai, moi, que vous ne retomberez pas dans vos fautes anciennes ? Allons ! il faut être beau joueur et accepter la partie telle qu'elle se présente, avec toutes ses tentations et tous ses périls. Il faut voir Clamiron, il faut voir aussi les autres : les Vertemousse, les Longin et les Fabreguier. Leur fréquentation sera la pierre de touche de votre conversion. Sans elle, l'expérience ne serait pas complète.
Christian écouta en souriant la jeune fille et répondit :
— Oh ! je crains plutôt l'ennui que la tentation, dans leur compagnie. Heureusement pour moi, je sais faire la différence entre les plaisirs d'autrefois et les satisfactions d'aujourd'hui. Je n'affligerai pas Clamiron, en le consignant à ma porte. Mais je me montrerais dehors, auprès de lui, avec une certaine répugnance. Il a une forme d'esprit qui ne me plaît plus. Il me semble que nous ne parlons plus le même langage.
— Surtout, vous ne pensez plus de même. Et c'est cela qui vous choque. Mais vous ne devez pas vous exposer à la raillerie des sots. Et comme il est impossible que, dans la vie, vous vous dérobiez à tout ce qui ne vous plaira pas et ne voyiez que les gens avec qui vous sympathiserez, il faut, dès maintenant, prendre l'habitude de supporter les corvées avec sérénité.
— Hein ? Christian, s'écria l'oncle Mareuil, qui eût dit qu'un jour tu considérerais comme une corvée de rencontrer tes inséparables ? Ah ! la vie offre des surprises ! C'est égal, ma chère enfant, vous avez fait là une belle cure !
Ce que venait d'exprimer le vieux garçon était profondément senti par toute la famille. Vernier s'était mis à chérir sa future belle-fille. Il la gâtait de toutes les manières et s'apprêtait à la combler. Il avait chargé Emmeline de choisir la corbeille, et Mme Vernier s'entendait, avec un goût exquis, à jeter l'argent par les fenêtres. Geneviève, très virile d'esprit, peu sensible aux séductions du luxe, trouvait tout trop beau et laissait tomber des regards presque indifférents sur les parures splendides et les dentelles précieuses que des commis attentionnés faisaient passer cérémonieusement devant ses yeux. Elle n'observait avec un intérêt réel que l'attitude de Christian et n'était attentive qu'à ses paroles. L'entreprise qu'elle avait tentée la passionnait et sa victoire morale l'enthousiasmait bien autrement que son triomphe mondain.
Elle était cependant l'objet de tous les commentaires et de toutes les jalousies de la part des mères de famille ayant des filles à marier. Certaines d'entre elles possédaient un répertoire des plus riches héritiers de France. Et sur leur grand livre matrimonial Christian était coté comme un des plus beaux partis. Même débauché et vicieux, le fils de Vernier était couché en joue par toutes les marieuses de Paris. Et ses fiançailles avec Mlle Harnoy, annoncées officieusement, avaient causé une déception profonde dans la haute finance et l'aristocratie. Le faubourg Saint-Germain avait compté recommencer avec le fils l'admirable spéculation réussie, une première fois, avec le père. Et c'était la fille d'un petit négociant presque en mauvaises affaires qui l'emportait.
Étiennette Dhariel en était devenue presque sympathique. L'Ariane de Christian se cloîtrait depuis sa séparation, cuvant sa colère. Elle n'avait pas publié le chiffre de l'indemnité énorme allouée par le père Vernier à la veuve illégitime de son fils. Elle se donnait donc tout à fait l'air d'une victime. On la plaignait. D'autant plus qu'elle avait repoussé, assez brutalement, les propositions d'un Russe très épris d'elle et qui mettait à ses pieds le fruit de ses déprédations dans le gouvernement d'une province limitrophe de la Chine. Étiennette jouait son rôle avec une habileté extrême et passait véritablement pour inconsolable dans le monde de la galanterie. Toutes ces histoires, racontées par Clamiron, divertissaient Christian et le chatouillaient même dans sa vanité. Il n'était pas ordinaire d'inspirer de pareils regrets à une femme aussi positive qu'Étiennette. Et tout en étant bien décidé à ne jamais la revoir, le jeune homme ne pouvait se défendre d'un peu d'attendrissement, bien humain, pour l'abandonnée.
— Qui diable aurait pu la croire si sensible ? dit-il à Clamiron. Elle qui se vantait si haut de ne pas connaître la pitié et d'avoir laissé ce pauvre Kennedy se loger une balle dans la tête, à Monte-Carlo, parce qu'elle refusait de rentrer à Paris avec lui !
— Kennedy était décavé, tu sais, et Étiennette n'a jamais eu de considération pour les gens dans la purée. Tandis que toi ! Mais j'ai tort de comparer. Pour toi, c'est le cœur qui parle. Oh ! mon cher, elle en devient stupide ! Elle m'a chargé de le demander si tu ne consentirais pas à lui dire un dernier adieu avant de te marier....
— Rien du tout ! En voilà une idée ! C'est rompu. Restons comme nous sommes.
— Ah ! tu en as une force de caractère ! Moi, quand elle m'a flanqué à la porte pour te prendre, je n'ai pas pu me résigner à ne plus la voir et je suis revenu chez elle, en ami.
— Et même autrement.
–Ça, jamais ! Christian, je te le jure.
— Si tu crois que ça me fait quelque chose, à présent ! Je n'ai jamais eu de grandes illusions sur Étiennette. Je sais qu'elle m'a trompé tant qu'elle a pu. Je ne restais pas avec elle à cause de ses qualités de cœur, mais parce qu'elle savait me distraire. Avec cette femme-là, il n'y avait pas moyen de s'ennuyer une minute. Et c'est capital.
— Et maintenant, insinua Clamiron, t'amuses-tu ?
— Je ne m'amuse pas, dit Christian avec tranquillité, je suis heureux.
— C'est épatant ! Toi, Christian, tu es heureux, dans les conditions où tu vis ?
— Oui, mon garçon. Et tu peux le proclamer.
Peu à peu, à la faveur de ces entretiens, où Clamiron, avec une singulière adresse, naturelle ou enseignée, flattait Christian, les deux anciens copains étaient sortis ensemble. Pavé avait décidé son ami à essayer la fameuse automobile de trente chevaux et il avait amené triomphalement Christian au Pavillon Bleu. Là, s'étaient trouvés Vertemousse, Longin et Fabreguier. Toute la bande s'était embarquée et on avait fait du quatre-vingts à l'heure dans la direction de Versailles. Le soir, à l'heure du dîner, sans accident et sans rencontre inopportune, Christian avait été déposé à sa porte par Clamiron.
Cette partie avait ramené la confiance dans l'esprit du fiancé de Geneviève. Il n'avait plus appréhendé de revoir ses camarades. Il était retourné au cercle avec une assurance nouvelle. Il s'était senti maître de lui. Désormais, il ne craignait plus rien. Il y avait près de trois mois que durait l'épreuve imposée par Geneviève. Pas un jour il n'avait contrevenu à sa volonté. Il demeurait d'une sobriété parfaite, il s'occupait au bureau, il allait à Moret inspecter l'usine. Il faisait, par la même occasion, remettre en état, au château, l'appartement de sa mère, qui était resté inhabité et dans lequel il comptait s'installer avec sa femme pour passer les premières semaines de sa vie conjugale. Les bans venaient d'être publiés, lorsque Clamiron dit à Christian :
— Cette fois, c'est fini, nous te perdons. Il n'y a plus à s'en dédire, tu es affiché à la mairie et on t'a annoncé au prône, à l'église. Nous n'avons plus qu'à endosser nos habits pour te servir de garçons d'honneur....
— Tu ne le voudrais pas, s'écria Christian. On ne pourrait pas te prendre au sérieux. On attendrait toujours de toi quelque blague. Non, mes enfants, ce seront de bons petits cousins en bas âge qui rempliront cet office.... Vous vous réserverez pour donner à la quête.
— Alors tu vas au moins nous payer à dîner, pour enterrer ta vie de garçon ?
— Pas davantage !
— Quoi ! tu auras le cœur de nous quitter à sec ?... Après avoir tant de fois trinqué avec nous !
— C'est justement parce que j'ai trop trinqué avec vous que je juge inutile de le faire une fois de plus.
— Tu deviens économe, mon vieux.
— Ah ! ça n'est pas pour l'argent ! Je vous régalerai, si vous voulez, mais à la condition de ne paraître qu'au dessert.
–Ça serait déjà ça ! Mais tu es vraiment chiche de tes faveurs.
Ils ne parlèrent plus de cette idée de dîner. Mais les paroles de Clamiron avaient fait leur trajet dans l'esprit de Christian. Qu'est-ce qu'il risquait à convier ses amis au Café de Paris, dans un salon, pour leur faire ses adieux ? N'allait-il pas, maintenant, à chaque instant, en leur compagnie, au Chalet du Cycle, à Madrid, déjeuner, sans qu'il en résultât aucun inconvénient ? Il ferait les invitations lui-même. Il n'y aurait que des hommes, et, dans ces conditions, il ne courait pas grand danger. Cependant il ne prit pas de décision. Une incertitude troublait sa pensée. Il avait le pressentiment qu'il allait faire là une chose au moins inutile. Mais sa vanité le poussait à ne pas reculer. Entre ces deux impressions, il hésitait, lorsque Pavé se chargea de mettre fin à ses irrésolutions. Il arriva triomphant un matin, et dit :
— Eh bien ! mon fils, les camarades sont plus chics que toi : le repas des adieux que tu ne veux pas leur payer, ce sont eux qui te l'offrent. On ne dînera pas, puisque ça te fait si peur. On déjeunera tout bonnement. Ça colle-t-il ?
— Eh bien ! oui ! s'écria Christian. Quel jour ?
— La veille du mariage à la mairie.
— Il y a soirée de contrat chez mon père.
— Eh bien, on déjeunera à midi, chez Joseph.... A deux heures, tu seras libre, vieux frère. Tu nous laisseras, dans les larmes, achever nos cigares, et tu rentreras mettre des fleurs dans les vases pour ta fiancée.
— Convenu.
— A la bonne heure !
Pourtant, une sorte d'inquiétude subsistait dans l'esprit de Christian. Malgré l'épreuve jusqu'à ce jour victorieusement supportée, il savait combien ses nerfs étaient facilement excitables. Et le milieu tapageur dans lequel il allait se trouver une fois de plus lui inspirait une sage défiance. Il avait promis. Il lui était impossible de se dédire sans s'exposer aux plaisanteries, il ne le voulut, pas, mais il résolut de se surveiller avec soin, de ne boire que d'un seul vin, quoi qu'on en pût penser, et de parler avec une extrême réserve. Il voyait juste, en cette circonstance, et le péril qu'il appréhendait était plus sérieux qu'il ne pouvait le soupçonner.
Le soir même du jour où il avait accepté l'invitation de Clamiron, celui-ci était allé chez Mlle Dhariel qui l'attendait. Il avait trouvé la jolie fille en grande tenue, son chapeau sur la tête. Il lui avait dit sans même s'asseoir :
— Tu sors ?
— Oui, je vais à la première du Palais-Royal. Mais j'ai le temps, j'en verrai toujours assez. Cause.
— Eh bien ! c'est une affaire bâclée. Christian viendra.
— Vrai ?
— Puisque je te le dis.
— Comment as-tu obtenu ça ?
— En lui assurant qu'on se ficherait de lui s'il ne marchait pas. Tu sais comme il a de l'amour-propre. Il n'a pas voulu renâcler.
— Et ça se passe ?
— Chez Joseph, lundi. Rien que des hommes, mais choisis. Les «poteaux»! Et des biberons, tu les connais ! L'addition sera corsée !
— Bien ! Tu me retiendras le cabinet voisin, je ne veux pas aller le retenir moi-même, crainte d'indiscrétion....
— Oui, mais dis-donc, si Christian apprend que c'est moi qui ai manigancé l'affaire, il m'en voudra.
— As-tu peur de lui ?
— Peur de rien ! Mais le procédé....
— Eh ! une farce comme tu en as fait cent, dans ta belle carrière de fantaisiste. Es-tu Pavé, ou ne l'es-tu plus ? Si tu l'es, tu dois à l'honneur de ton nom de faire des excentricités énormes.... Ou bien donne ta démission de prince des loustics parisiens. On en couronnera un autre. Et ce sera tout !
— Oui, tu as raison ! Mais si ça allait tout de même faire rater le mariage ?
— Parce que Christian aura assisté à une dernière fête avec ses amis, et qu'il se sera pochardé à leur santé.... D'abord, qui dit qu'il se pochardera ?...
— Moi, je le dis ! Sacredieu ! Car s'il ne se met pas dans les brindezingues, nous sommes tous de petits garçons bons à jouer au cerceau, et non les joyeux noceurs que tout Paris connaît....
— Et admire !
— Il faut donc que la partie soit complète, triomphale, féerique !
— Et moi je serai là pour couronner le héros, au moment de l'apothéose.
— Il en aura une surprise !
— S'il est en état d'en jouir.
— Ah ! prends garde, s'il est à moitié gris, qu'il ne se fâche. Alors tout rate. Et nous en sommes pour notre honte.
— J'en fais mon affaire. Alors, à lundi, je compte sur toi. Viens me mettre en voiture.
La semaine se passa pour Christian en préparatifs. Il eut à peine le temps de penser à la fête projetée par ses amis. Il ne quittait pas Geneviève, dont le père, mis en possession de ses nouvelles attributions dans la maison Vernier, exultait de joie et ne tarissait pas en éloges sur son futur gendre et sur toute la famille.
Le dimanche soir, cependant, Christian dit à sa fiancée :
— Je déjeune demain avec mes amis. Ils ont tenu à se réunir tous pour enterrer ma vie de garçon.... Cela m'ennuie prodigieusement, mais il m'a été impossible de refuser....
— Eh bien ! amusez-vous. Je trouve cela très naturel. Du reste, le baron Templier doit en être, je pense....
— Oh ! non ! Il n'est pas de la bande.... Il a horreur de tous les joyeux garçons qui seront présents.... C'est un homme rangé, lui.
Le sourcil de Geneviève se fronça légèrement, mais elle continua de sourire :
— J'aurais préféré qu'il fût présent. Pourtant je ne pense pas que vous ayez besoin d'être accompagné, ni surveillé. Vous n'avez pas de meilleur censeur que vous-même.
— Je suis vraiment touché de votre confiance, dit Christian avec une soudaine émotion. Je ferai tout pour la justifier.... Comptez sur ma sagesse.
Elle ne répondit pas, mais elle lui serra la main. Il eut une vive poussée de joie, et dit :
— Oh ! moralement gardé par vous, car votre souvenir est sans cesse présent à ma pensée, je n'ai rien à redouter.
Le lundi matin, vers onze heures et demie, Clamiron vint prendre Christian dans son automobile. Ils arrivèrent rue Marivaux, descendirent à la porte du restaurateur, gravirent l'escalier et, conduits par les garçons empressés, firent leur entrée dans le salon où devait avoir lieu le déjeuner. La table était couverte de fleurs toutes blanches, comme pour une fiancée. De gros nœuds de moire blanche cravataient les candélabres, et le lustre était orné de boutons d'oranger. A peine sur le seuil, Christian fut accueilli par une acclamation, et tous les convives, avec un ensemble parfait, imitèrent avec leur bouche la sonnerie «aux champs». Clamiron, prenant Christian par le bras, passa devant les amis, comme pour une revue solennelle. Puis, s'arrêtant devant Vertemousse, qui courba sa haute taille avec condescendance, il le fit sortir des rangs, prit dans son gilet une énorme rosette du Mérite agricole, la mit à la boutonnière de la jaquette du tireur de pigeons stupéfait, l'embrassa sur les deux joues, en disant avec la voix de M. Prudhomme :
— C'est vous qui êtes le maigre ? Continuez, mon ami, continuez !
Puis il fit asseoir Christian, se plaça à côté de lui, et se tournant vers le maître d'hôtel, il cria :
— Que la fête commence !
Ils étaient douze, tous connus sur le pavé de Paris. Le plus vieux comptait trente ans. Il y avait déjà deux divorcés dans le nombre, et cinq jouissaient de conseils judiciaires, ce qui ne les empêchait pas de se ruiner, bien au contraire, les usuriers étant devenus leur suprême recours. Presque aucun de ces brillants seigneurs n'avait fait de folies pour les femmes. La passion n'était point leur affaire. Ils s'adonnaient aux sports, se livraient à de grandes dépenses de vigueur, mangeaient et buvaient solidement, mais méprisaient l'amour, qui leur paraissait beaucoup trop énervant. La plupart étaient joueurs, et c'était sur les tables des cercles ou aux baraques du pari mutuel qu'ils laissaient leur argent.
Génération très particulière et nouvelle en France, qui n'avait plus rien de la fougueuse spontanéité de l'espèce, se montrait très pratique, très avertie, très froide, et d'une férocité d'égoïsme indicible. Ces gaillards-là étaient bien incapables d'aller chez le bijoutier acheter une parure ou un bracelet pour donner à une jolie fille, mais ils ne dédaignaient pas de s'offrir à eux-mêmes des boutons de chemises en pierres précieuses, des épingles et des coulants de cravate somptueux, des chaînes de montre variées, pour toutes les circonstances de la vie, des cannes à monture d'or, et des bagues qui faisaient étinceler leurs mains à chaque geste. Curieux de sensations imprévues, jusqu'à la manie, ils réalisaient dans toute son intégrité le type du snob , plein d'admirations factices, qui court avec empressement au divertissement à la mode, et s'en régale pendant le temps qu'il sera bon genre de s'y amuser. Race inquiétante qui a contribué à pervertir le goût, par la bassesse instinctive de ses tendances et par une recherche de tout ce qui était outrancier dans la vulgarité, comme si sa veulerie blasée avait besoin d'être excitée par des sensations ordurières. Mais toujours regardant, jamais agissant, voyeuse émasculée de la décadence, incapable d'un sursaut viril, dans son avachissement progressif.
Et cette réunion de douze jeunes gens, sans femmes, dans ce salon de restaurant, était symptomatique de cet état moral et physique qui poussait toute une génération à une chasteté presque honteuse. Ils mangeaient et buvaient entre eux, joyeux viveurs dont la dégénérescence eût humilié les ancêtres. Mais ils buvaient et mangeaient ferme, car ils savaient ce qu'était la gastronomie et appréciaient à leur juste mérite les vins que le sommelier versait dans leurs verres. Le menu avait été soigneusement rédigé et les crus étaient de choix. Clamiron avait bien fait les choses, et le chef célèbre qui officiait avait su être à la hauteur de sa mission. Déjà les cailles en caisses apparaissaient escortées d'un Yquem 84, et Christian, qui faisait honneur au déjeuner, n'avait pas encore touché à son verre. Clamiron se pencha vers lui :
— Tu vas avoir la pépie ! Bois au moins de l'eau, si tu ne bois pas de vin.... Crains-tu qu'on ne t'ait versé du poison ?
Christian sourit, et prenant sa coupe à Champagne :
— Mais, non, je vais porter votre santé à tous.
Il se leva, et s'adressant à ses compagnons avec une souriante ironie :
— Mes chers amis, je suis très touché de la pensée affectueuse qui vous a réunis, aujourd'hui, autour de moi. Nous avons fait bien des bêtises ensemble. Nous n'en ferons plus à l'avenir. Je compte me ranger et devenir aussi sérieux que j'ai été déraisonnable. Cela n'est pas aussi difficile que vous pouvez l'imaginer. C'est une habitude à prendre, et une fois le trantran commencé, il n'y a plus qu'à suivre.... On se figure que c'est ennuyeux de s'occuper à des choses qui ne sont pas stupides ou ruineuses, et quelquefois ruineuses et stupides à la fois, c'est une complète erreur. On trouve autant d'intérêt à gagner de l'argent qu'à le dépenser. Je crois même pouvoir affirmer qu'à partir d'un certain moment de la vie, gagner de l'argent devient un besoin et n'en pas dépenser une passion....
Il ne put aller plus loin. Une tempête de cris s'éleva autour de lui :
— Hourrah pour Christian ! Il se paye notre tête ! Ah ! tu en as un culot, mon garçon ! Non ! mais il nous fait un cours de bonnes mœurs ! A ta santé ! A tes futurs enfants !
Sans se démonter, le jeune homme leva sa coupe et la vida d'un trait, puis il se rassit au milieu du tapage général. La voix perçante de Clamiron parvint à dominer le tumulte :
— Messieurs, le jeune récipiendaire a fort bien parlé. On peut lui ouvrir les portes de l'institution du mariage. Il est digne d'y entrer. Sa future est, du reste, charmante.... Je propose la santé de Mlle Harnoy.
Il remplit la coupe de Christian et lui dit chaleureusement :
— Choquons nos verres, mon vieux, et de tout cœur !
Christian lui fit raison sans hésiter. Une légère rougeur monta à ses pommettes, une excitation soudaine tendit ses nerfs. Et comme Clamiron avait versé du vin dans la coupe reposée sur la table, le fiancé de Geneviève cria dans le bruit des verres tintant aux mains des convives :
— Je vous en souhaite une pareille à chacun, mes petits !
Et, sans qu'on l'y eût invité, il porta encore une fois la coupe à sa bouche. Ses yeux s'allumèrent, comme une lampe dont la flamme s'avive. Dans son cerveau purifié par une abstinence prolongée, un trouble soudain se manifesta. Machinalement, et comme retrouvant ses habitudes anciennes, il but de nouveau. Au milieu du tapage, parmi les interpellations qui s'échangeaient dans la chaleur de la pièce où flottaient les odeurs des mets et le bouquet des vins, il eut le sentiment qu'il se laissait entraîner à un danger certain. Il regarda autour de lui d'un air de défi, et ne vit que des physionomies souriantes, des yeux bienveillants, n'entendit que des rires. Nul dessein de lui nuire, le seul projet de se divertir entre soi, et bien tranquillement. Le dessert était servi, et la glace circulait autour de la table. Vertemousse avait même allumé une cigarette et fumait en contant ses exploits cynégétiques. Christian se rassura, mais il sentit que sa tête était déjà plus échauffée qu'il ne convenait, il se pencha vers Clamiron et lui dit :
— Fais-moi donc donner un verre d'eau.
— Tout de suite.
Pavé appela le maître d'hôtel et lui parla à voix basse. Celui-ci mit sur la table une bouteille qui avait la forme et la couleur d'une bouteille d'eau d'Evian, Christian prit la bouteille et emplit lui-même son verre. Puis, distraitement, il le vida aux trois quarts. Il lâcha un juron, reposa le verre si fort sur la table qu'il le brisa, et, d'un ton furieux, il cria :
— Maître d'hôtel, est-ce que vous êtes fou ? C'est du kirsch que vous me donnez là.
Une longue acclamation étouffa sa voix. Ainsi qu'à travers un brouillard, il voyait tous ses amis debout, des fleurs dans les mains, et s'avançant vers lui. Il sentit que Clamiron lui couronnait la tête avec une guirlande de boutons d'oranger qu'il avait décrochée du lustre. Une stupeur commençait à l'envahir, contre laquelle il voulut réagir. Mais l'alcool maintenant était redevenu son maître. Il réussit à dompter son engourdissement ; il se mit sur ses pieds, et comme pris de frénésie, oubliant ses craintes, mentant à ses promesses :
— Si c'est ma dernière fête, qu'elle soit mémorable !
Et d'une main mal assurée il but le vin qui remplissait les verres laissés intacts par lui, depuis le commencement du repas.
Ses amis hurlèrent avec enthousiasme :
— Ah ! vieil ami, tu es toujours notre chef !
— Et puis, qu'est-ce que tu crains ? Il est deux heures. Jusqu'à ce soir, tu as le temps de prendre l'air.
— Au lieu d'enterrer ta vie de garçon, flambons-la ; Du punch !
— Une belle incinération !
Dans l'atmosphère obscurcie par la fumée des cigares, les flammes du rhum dansèrent, bleues, blanches, se courbant, près de s'éteindre, puis ravivées, s'élevant en langues ardentes. Emporté par une sorte de fureur, comme si sa raison submergée luttait encore contre le vice triomphant, Christian, avec des éclats de rire terribles, se mit à arroser la nappe de punch brûlant. La toile s'alluma, les mousses des compotiers crépitèrent. Les garçons durent intervenir pour que le feu ne prît pas aux tentures. Le patron, inquiet, risqua un œil par l'entrebâillement de la porte. Mais Christian semblait en proie aux bizarreries de ses plus mauvais jours d'ivresse. Il avait amassé des réserves de folie pendant ses jours de sagesse, et maintenant laissait libre cours à sa fantasque brutalité. Vertemousse ayant voulu le raisonner, reçut une carafe à la tête, qu'il évita à grand'peine, et qui brisa une glace derrière lui. En même temps, Christian éclatait d'un rire nerveux que rien n'arrêtait, et qui crispait ses traits, contractait ses lèvres, le montrait impuissant et hagard, à la merci du délire alcoolique.
— Il va faire quelque malheur ! murmura Longin.
— Finissons-le, dit cyniquement Clamiron. Quand il sera sous la table, il n'essaiera plus de nous tuer.
Et, prenant la cuillère à punch, il en emplit un verre qu'il plaça devant Christian. Silencieux, sombre, le front bas, celui-ci buvait à présent, d'une main tremblante. Ses amis, effrayés de leur crime, l'entouraient sans mot dire. Il cria tout à coup :
— Eh bien ! Tas de fêtards ! Vous avez l'air tout ahuris ! Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous me regardez comme un phénomène ! Vous m'avez mis en train et vous restez en route ? En voilà des gaillards ! Nous n'avons pas encore commencé les liqueurs. Allons qu'on apporte du Vernier-Mareuil-Carte jaune ! Il ne serait pas convenable qu'on ne dégustât pas à cette table des produits de la maison ! M'entendez-vous, maître d'hôtel....
Et comme le garçon, inquiet, restait immobile devant lui, il brailla :
— Vous dormez ! Je vais vous réveiller !
Il saisit deux assiettes et les brisa l'une contre l'autre, puis il écrasa ses verres avec la cuillère à punch, et il se préparait, avec un ricanement féroce, à renverser la table sur les convives, lorsque, ses forces le trahissant, il poussa un faible soupir et retomba sur le dossier de sa chaise, les yeux chavirés par l'ivresse, balançant sa tête de gauche à droite, inconscient, perdu. Au même moment, la porte du salon s'ouvrit et, vêtue d'une longue robe noire, une dentelle sur ses blonds cheveux, un peu pâle, mais pleine d'assurance, Étiennette Dhariel parut.
— Ah ! vous manquiez à la fête ! dit amèrement Longin à la belle fille. Voyez dans quel état s'est mis ce malheureux !
— Eh bien, il est mûr pour le mariage, il me semble, dit Étiennette avec un ironique sourire. Qu'est-ce que vous allez faire de ce brillant fiancé ?
— Le diable m'emporte si nous le savons, dit Vertemousse. On ne peut pas le laisser là, on ne peut pas le reconduire chez lui. Le voilà propre !
— On s'amuse entre soi, chacun à sa petite pointe, ajouta Clamiron. Mais, lui, il fait tout en grand. Et mon animal se charge à éclater !
— Je vais vous en débarrasser, répondit Étiennette. Descendez-le jusqu'à mon coupé, qui est à la porte. Je le conduis chez moi, je le soigne, et le remets sur pied.
— Ah ! vous êtes une vraie amie, ma petite Dhariel.
— N'est-ce pas ? Voilà ma façon de me venger des saletés que Christian m'a faites.
Une lueur diabolique flambait dans les regards de la délaissée. Elle ajouta :
— Je passe devant pour avertir mon cocher.... Suivez-moi.... Si, après ça, la famille n'est pas reconnaissante, c'est à guérir pour toujours du dévouement !
— Ange, va ! murmura Clamiron. Si jamais tu as besoin de mon témoignage pour le prix Montyon, ne te gêne pas !
Il prit Christian sous un bras, Longin le prit par-dessous l'autre. Ils réussirent à le mettre sur ses jambes. Vertemousse lui campa son chapeau sur la tête, et portant presque ce cadavre vivant, qui marchait mécaniquement, les jambes tremblantes, livide et sans regard, ils descendirent l'escalier, traversèrent le trottoir et poussèrent Christian dans le coupé d'Étiennette. Ce brusque mouvement sembla tirer l'ivrogne de son engourdissement ; il releva ses paupières alourdies, jeta un regard autour de lui, et, d'une voix sourde, grommela :
— Allons, bon ! une femme, maintenant ! Qu'est-ce qu'ils veulent que j'en fasse ?
Et, se calant dans le coin de la voiture, il se mit à dormir près d'Étiennette sans même l'avoir reconnue.
La belle fille se pencha vers Clamiron et Longin, leur sourit, et s'adressant à son cocher :
— A la maison.
VI
L'hôtel Vernier-Mareuil, ce soir-là, flamboyait, par toutes ses fenêtres, dans la nuit. Sur la place Malesherbes, une foule, difficilement contenue par un service d'ordre, se pressait aux abords de la porte cochère pour voir entrer les voitures amenant chez le grand industriel la fleur du Paris élégant, riche et titré. Un brouhaha joyeux saluait le passage des femmes éclairées brusquement, au fond de leurs voitures, par les lampadaires, élevés de chaque côté du large trottoir. La file des coupés et des landaus se succédait, lente et solennelle, s'engouffrant, avec des roulements sourds, dans la cour verdoyante et fleurie, rayonnante de lumière électrique, comme une scène de théâtre pour l'apothéose d'une féerie.
Sur chaque marche du haut perron, surmonté d'une marquise dorée, se tenait un valet de pied immobile dans sa livrée rouge, bas de soie et chevelure poudrée. Dans le vestibule, les maîtres d'hôtel, en habit noir à la française, faisaient la haie devant la porte du vestiaire. Et c'était sur le dallage de marbre une suite ininterrompue de couples souriants et compassés, femmes vêtues de leurs élégants manteaux de bal, coiffées de fleurs, maris ou pères enveloppés dans leurs fourrures, et se saluant, causant, dans la sonorité de l'orchestre qui recouvrait, de ses ondes harmonieuses, le roulement incessant des voitures.
A l'entrée de ses salons, dans le grand hall où se trouvent réunis les plus merveilleuses toiles des peintres modernes et les chefs-d'œuvre de la sculpture contemporaine, Vernier, debout, se tenait, recevant ses invités. A trois pas de lui, Emmeline causait avec le baron Templier. Aux arrivants qui venaient la saluer, la jeune femme tendait machinalement la main, adressait un sourire, ou offrait quelques paroles de bienvenue, avec un air de détachement qui accentuait encore la distance morale qui la séparait de son mari. Vernier, cependant, à la vue d'un vieillard tout couvert de cordons et de plaques d'ordres, qui s'avançait, se tourna vers sa femme d'un air d'autorité et dit :
— Emmeline, Son Excellence l'ambassadeur des Pays-Bas....
Mme Vernier s'approcha avec une bonne grâce aisée pour accueillir le personnage officiel. Le jeune baron, profitant de ce court éloignement de la maîtresse de la maison, entra dans les salons et, avisant dès l'entrée un groupe composé des inséparables Vertemousse, Clamiron, Fabreguier et Longin, il se dirigea vers eux avec empressement.
— Enfin ! Templier, s'écria Clamiron, vous avez donc lâché la patronne ? Elle vous tenait de court, cependant, tout à l'heure.
— Il y a temps pour tout, dit Raymond d'un air jovial. J'ai assez fait le planton à la porte. Je prétends me distraire un peu avec vous.... Vernier est aux prises avec le corps diplomatique. Sa femme est à faire des révérences et des sourires à un vieux monsieur couvert d'une importante quincaillerie.... J'ai pris la tangente.... Où en est-on ici ?
— A avaler sa langue, déclara d'une voie enrouée Vertemousse. En voilà un déballage de rasoirs ! Si qu'on s'en irait chez Maxim ?
— Qu'est-ce que tu y feras chez Maxim, à dix heures du soir ? Il n'y aura personne.
— Je pourrai m'y asseoir et y fumer. Ce sera déjà un avantage sur ici. On s'embête vraiment dans cette turne familiale et somnifère. Venez-vous, mes enfants ?
— Et qu'est-ce que Christian dira, s'il ne nous voit pas à sa soirée de contrat ?
A cette question, les quatre copains échangèrent un regard soucieux, mais ne répondirent pas. Ils étaient venus chez Vernier-Mareuil autant pour apprendre des nouvelles que pour faire acte de présence. Mais ils se sentaient mal à l'aise dans cette maison en fête, où les invités compassés et cérémonieux continuaient d'arriver, et où Christian, pour qui se donnait la fête, n'avait pas encore paru. Les harmonies de l'orchestre passaient par bouffées sonores, rythmant les valses. Par l'ouverture des larges baies, au travers de l'encombrement des habits noirs, du tourbillon des danseurs, s'apercevait le scintillement des épaules diamantées, l'éparpillement des robes claires dans un cadre de lumière et de joie.
Assise dans le salon d'entrée, à côté de sa mère, complimentée et saluée par les arrivants, Geneviève Harnoy accueillait avec un doux et modeste sourire les paroles flatteuses. Une expression d'inquiétude au milieu de cette cérémonie, assombrissait son délicat et charmant visage. Elle était, ce soir-là, un objet d'envie. Elle épousait le fils unique de la puissante maison Vernier-Mareuil. Elle était destinée à une colossale fortune. Et pourtant elle était triste. Christian, elle le savait, n'avait pas paru de la journée chez son père. Vernier, plein de trouble, cachait sous un air de joie ses appréhensions. Chacun des membres de la famille s'efforçait de sourire. Tous tremblaient, comme sous le coup d'un malheur. Cependant, le chœur des mères dépitées daubait à l'envi sur le mariage de Geneviève.
— Certes, cette petite Harnoy fait un beau rêve.... Mais que de risques elle court ! Il a fallu la fâcheuse position du père pour la décider, sans doute, à devenir la femme de ce fou furieux de Christian ?
— Vous savez qu'il passe pour s'être rangé complètement.
— Ah ! qui peut répondre de l'avenir ? Il a de trop mauvaises fréquentations ! Des Vertemousse, des Clamiron, que voulez-vous qu'un pauvre garçon devienne dans un milieu pareil ? Ils l'entraîneront de nouveau.
— Oui, mais le père Vernier est si riche !
— Quarante millions de fortune. Et le Royal-Carte jaune rapporte quinze à seize cent mille francs de bénéfices nets tous les ans....
–Ça n'empêche pas qu'il a eu de sales aventures au début de sa vie. On a parlé de la police correctionnelle, pour falsification. Il fabriquait on ne sait quel infâme mélange, avec des sulfitartres et des acides acétiques. Si l'on cherchait bien à la préfecture, on trouverait de fâcheux dossiers sur son compte....
— Si l'on s'en donnait la peine, on découvrirait des horreurs à l'origine de toutes les grandes fortunes.... C'est impossible autrement ! On ne devient pas très riche sans commettre des infamies.... Moi, je vous avouerai que j'ai reculé devant l'alliance des Vernier-Mareuil.
— Ce qui ne vous empêche pas de conduire votre charmante fille chez eux.
— Ah ! Tout Paris y vient....
— Et on peut y trouver d'autres jeunes gens à marier que le fils de la maison....
— En somme, les Harnoy sacrifient ignoblement leur fille à leur ambition....
— Vernier-Mareuil a sauvé Harnoy de la faillite....
— Elle n'est pas mal, cette petite Geneviève....
— L'air un peu bécasse.
— C'est ce qu'il faut pour vivre avec un scélérat comme Christian....
La conversation fut interrompue par l'entrée dans le salon de la jeune Mme Vernier. Elle traversa, souriante et gracieuse, la presse des invités qui encombraient le passage ; elle s'avança vers le groupe où se trouvait le baron Templier, et d'un signe de son éventail elle l'appela auprès d'elle. Il s'empressa, et penché dans un salut :
— Qu'y a-t-il ? Vous avez besoin de moi ?
— Oui. Mon mari et moi, nous sommes tout à fait tourmentés. Il est onze heures et Christian n'est pas encore rentré à l'hôtel. Que fait-il ? Où est-il ? Quand sa présence est indispensable ici....
— Voulez-vous que je monte chez lui et que je m'informe ?
— Je vous en serai obligée.... Son père ne peut quitter la place.... Il reçoit nos invités, mais il est au supplice.... Faites le nécessaire.... Je m'en remets à vous....
— Comptez sur moi....
— Et surtout, le silence.
— Naturellement.
Il s'inclina et, traversant le salon, gagna une porte donnant sur les dégagements intérieurs de l'hôtel. Il suivit un couloir et montant un large escalier de cinq marches, il pénétra dans une antichambre sur la banquette de laquelle un valet de chambre, assis, attendait.
En voyant entrer Templier le domestique se leva précipitamment et prit une attitude respectueuse.
— M. Christian n'est donc pas encore rentré, Edmond ? interrogea le jeune homme.
— Non, monsieur le baron.... J'attends M. Christian. Ah ! monsieur le baron doit comprendre combien je suis tourmenté... un jour pareil !
— Où croyez-vous qu'il soit ?
Le valet baissa la tête avec un air navré, il laissa tomber ses bras le long de son corps :
— M. Christian est parti ce matin, à midi moins le quart, avec M. Clamiron. Il devait déjeuner avec ses amis.... En voyant que M. Christian n'était pas rentré pour dîner à l'hôtel, j'ai, sur l'ordre de Mme Vernier, été m'informer au restaurant, et là j'ai appris....
— Eh bien, terminez.
— Là, j'ai appris que M. Christian, vers quatre heures, avait été emmené par Mlle Dhariel....
–Étiennette ! Elle avait pourtant bien promis de se tenir tranquille ! On l'a payée assez cher pour cela !
— Ah ! monsieur le baron, on ne lâche pas si facilement un amant comme M. Christian. Elle l'a emmené chez elle, et je suis sûr qu'il y est encore.
— Ah ! c'est trop fort ! grommela Templier. La coquine ! Elle aura affaire à moi. Je vais chez elle....
Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Une porte battit, un pas lourd se fit entendre sur les marches, la porte s'ouvrit, et celui qu'on attendait si impatiemment se présenta, chancelant, sur le seuil. Il était vêtu d'une pelisse de loutre déboutonnée, sous laquelle apparaissaient sa jaquette froissée et sa cravate dénouée, comme s'il avait dormi tout habillé. Son chapeau, enfoncé sur le derrière de la tête, laissait voir crûment, sous la clarté blanche de l'électricité, son beau visage livide, marbré de taches rouges, dans lequel ses jeux vacillaient sans regard, pendant qu'un rictus tirait nerveusement ses lèvres. Malgré les stigmates affreux de l'ivresse, l'hébétude de sa physionomie, l'incertitude de sa démarche, il conservait cependant encore le charme de l'élégance et la séduction de la jeunesse. Il jeta son chapeau loin de lui, laissa glisser à terre sa fourrure, aussitôt ramassée par le domestique, et dit d'une voix railleuse.
— Hé ! c'est le sire de Templier ! Quel bon vent t'amène, mon cher ? Edmond, des cigares, et du thé avec du rhum.... J'ai soif !
Son ami le saisit par le bras d'un geste brusque qui fit chanceler le malheureux :
— Christian, ne sais-tu plus véritablement ce que tu fais ? D'où viens-tu ? A quoi as-tu pensé ? Quoi ! après toutes les promesses et les gages que tu as donnés ! Oublies-tu que la maison est pleine de tous nos amis et que c'est en ton honneur ?
— Ah ! c'est donc cela qu'il y avait foule sur la place quand ma voiture est arrivée ?... Il y avait là des voyous : je crois qu'on m'a un peu attrapé !... Mon cocher alors est entré par la cour des écuries.... Templier, qu'est-ce que tous ces gens-là viennent faire chez nous ?...
— Mais, insensé, n'es-tu donc plus capable de raisonner ?...
— Ah ! je suis tout ce qu'il y a de plus lucide ! Mais je ne sais pas pourquoi il y a tant de monde ici, ce soir... Écoute, on va s'y assommer ! J'ai eu tort de rentrer.... Allons au bal de l'Opéra.... Nous y retrouverons Clamiron, Vertemousse et Longin.... On finira la soirée ensemble.
— La soirée est finie, Christian, et tes amis sont ici qui t'attendent....
— Envoie-les chercher.... Nous nous enfermerons pour éviter les raseurs....
— Et demain, dans tout Paris, on racontera qu'à la fête donnée en l'honneur de ton mariage, il ne manquait que toi.... Ton père sera bafoué, ta fiancée insultée par la pitié hypocrite des jaloux.... Est-ce cela que tu veux ?...
— Je veux qu'on me fiche la paix !
Il eut un geste d'insouciance, hocha la tête d'un air résolu et entra dans sa chambre, où il se laissa aller dans un fauteuil profond. Il soupira avec béatitude, ses yeux se fermèrent, et il parut prêt à s'endormir. Templier regarda un instant, avec une douloureuse émotion, ce beau garçon de vingt-six ans, aux traits fins, à la svelte tournure, étendu inerte, sans regard et sans pensée, comme une véritable brute. Mais il ne voulut pas s'avouer vaincu. Il le prit par la main, le secoua pour réveiller la vie dans ce corps paralysé par l'ivresse :
— Voyons, Christian, écoute-moi.... Tu sais que je t'aime.... Ne me fais pas le chagrin de ne pas tenter un effort pour me satisfaire.... Tous nos amis sont en bas.... Paris entier s'est donné, ce soir, rendez-vous dans ta maison, pour te voir, te complimenter. Il est inadmissible que tu ne descendes pas.... Ta belle-mère est au désespoir. Elle m'a envoyé te chercher.... Christian... m'entends-tu ?
— Très bien ! dit le jeune homme, en soulevant ses paupières et en lançant sur son ami un regard railleur.... Tu m'apportes les doléances de Mme Vernier-Mareuil.... Entre nous, tu as un rude toupet !...
— Christian ! protesta le baron.
— Oh ! moi, tu sais, quand je suis dans mes heures de franchise, je dis tout ce que je pense.... Mon ami, tu as tort d'abuser de ce que tu es l'amant de ma belle-mère, pour me faire de la morale.... Je ne te demande pas de respecter la maison de mon père, moi.... Alors pourquoi es-tu plus royaliste que le roi ?...
Il s'était soulevé en parlant ainsi, et sa figure avait pris une soudaine expression de dignité douloureuse :
— Nous sommes de bien jolis spécimens de l'éducation moderne, mon cher baron, et on ne donnerait pas cher de nos consciences, si on avait le loisir de les connaître à fond. Moi, je suis une sale crapule, qui bois comme un cocher de fiacre. On avait essayé de me corriger, mais mes amis m'ont entraîné, et tu vois dans quel état je reviens ! Est-ce qu'on guérit un ivrogne ?... C'est si bon de boire, d'oublier le vide de ses jours, l'inutilité de sa vie, l'ennui effrayant de son oisiveté.... Ah ! oui, je sais ce que tu vas me raconter.... Je suis le fils de Vernier-Mareuil, riche à millions, et je ne sais même pas manger proprement la fortune de mon père.... Mais toi, baron Templier, qu'est-ce que tu es ? Un joli jeune homme qui vis dans la maison de l'homme dont tu as détourné la femme.... On dit que le mari t'intéresse dans ses spéculations et augmente ainsi ton revenu.... Tu payes donc les libéralités de l'un en gentillesses avec l'autre.... C'est un brillant métier que tu as là.... Et qui nourrit bien son homme ! Mais tu es sobre, toi.... Tu dois conserver toute ta tête pour conduire tes affaires.... Sans ça, qu'est-ce qui prouve que tu ne boirais pas comme moi ?... Nous nous valons, va. Nous sommes frères dans la débauche.... Seulement, écoute ça, baron, moi, la mienne me coûte, et la tienne te rapporte !
— Malheureux ! cria Templier, avec un geste terrible pour frapper Christian.
Mais il se calma aussitôt, et murmura :
— Il ne sait pas ce qu'il dit !... Il aura tout oublié demain....
Il se pencha sur son ami, retombé au fond de son demi-sommeil, et l'examinant avec soin :
— Jamais je ne pourrai le remettre sur ses pieds à temps pour qu'il paraisse au salon. Que faire ?...
Il ouvrit la porte du vestibule et à voix basse :
— Edmond, descendez et prévenez M. Vernier qu'il est urgent qu'il monte. Le docteur Augagne est dans la maison.... Cherchez-le et priez-le de monter aussi. Ne perdez pas un instant.
— Bien, monsieur le baron.... J'y cours....
Templier revint auprès du malheureux, étendu dans le fauteuil et cuvant son ivresse :
— Oui, son père et un médecin, voilà ce qu'il lui faut.
Il s'accouda à la cheminée, et, assombri, car il prévoyait les désastreuses conséquences que pouvait entraîner cet incident, il attendit. Dans l'éloignement la musique des danses se faisait entendre, et le contraste était lugubre de l'inertie accablée du malheureux qui soufflait péniblement, noyé dans l'ivresse, avec la fête qui se poursuivait joyeuse, donnée en son honneur. La voix brève et un peu rude de Vernier résonna dans le vestibule et, précédant le docteur Augagne, le père entra dans la chambre.
D'un geste désolé, Templier montra Christian, qui n'avait même pas bougé et, saluant le médecin qui accompagnait Vernier, il dit :
— Je me retire, je vais prévenir Mme Vernier que vous êtes auprès de votre fils....
— Oui, c'est cela, mon cher baron, allez....
Le père se tourna vers Augagne et, la bouche crispée, pâle de douloureuse angoisse :
— Voyez, mon ami. Voilà où est retombé ce malheureux !
Le docteur hocha tristement la tête, prit la main de Christian, tâta le pouls, et demanda au valet de chambre empressé et attentif :
— Une serviette et de l'eau....
Il trempa la serviette, lotionna le front et les joues du jeune homme. Celui-ci poussa un long soupir, et se détendit, comme sous une impression de soulagement. Le docteur reprit :
— Avez-vous une pharmacie, ici ? Il me faudrait de l'alcali, un verre et une cuillère....
Déjà, le domestique revenait du cabinet de toilette, avec un flacon marqué d'une étiquette rouge, un gobelet de cristal et une cuillère d'argent. Augagne versa de l'eau dans le gobelet, dosa l'alcali et, avec la cuillère prenant quelques gouttes du mélange, il écarta les lèvres de Christian, puis lui renversant la tête comme à un enfant, il le contraignit à avaler. Le jeune homme fit une grimace de dégoût, ses yeux s'entr'ouvrirent, il reconnut le docteur et son père. Un sourire détendit sa bouche ; il balbutia :
— Ah ! c'est vous, docteur ? J'aurais dû m'en douter au sale goût de ce que vous venez de me faire avaler....
— Alors, encore une cuillerée, pendant que nous y sommes ? dit Augagne en introduisant à nouveau son médicament dans la bouche de Christian.
Une faible rougeur monta aux joues du malade. Son cerveau parut se dégager ; il fit un mouvement pour se redresser, mais le médecin s'y opposa :
— Restez-là, ne bougez pas encore.
Un pli creusa le front de Christian. Son père venait de sortir du coin où il se tenait dans l'ombre et de s'avancer vers lui. Il gardait le silence, mais son visage exprimait une telle colère contenue que le jeune homme, avec une ironique inquiétude, murmura :
— Ah ! il n'a pas l'air content, M. Vernier-Mareuil !...
Le père crispa ses mains, mais retenu par un impérieux regard du docteur, il ne répondit pas. Il marcha, mâchant sa fureur et sacrifiant le plaisir de la laisser se répandre librement à la nécessité de ménager le malheureux qu'il fallait essayer de rendre à lui-même. Mais Christian, comme excité par un irrésistible besoin de pousser à bout ce père à qui la patience paraissait si lourde, reprit d'un ton gouailleur :
— Rassure-toi, je ne t'ai pas fait d'infidélités. Ce n'est pas avec les produits de tes concurrents que je me suis chargé....
— Oh ! c'en est trop ! bégaya Vernier, en s'élançant vers son fils. Brute ! Brute affreuse !... Ah ! c'est lui qui ose parler ainsi.... Et à moi... à moi ! Oh ! qu'ai-je fait pour cela ?
Il resta muet, le visage injecté, ne trouvant plus un mot, et des larmes se répandirent sur ses joues.
— Ce que tu as fait ? reprit Christian avec une lucidité de plus en plus grande. Tu as fait, parbleu, ta liqueur de grande marque, le Vernier-Mareuil-Carte jaune.... Voilà ce que tu as fait !... Il n'en faut pas davantage pour gagner une grosse fortune, en empoisonnant l'humanité !... Tu te plains que j'en boive ?... Eh ! pour qui donc le fabriques-tu ? Pour ceux que tu ne connais pas, dont tu ignores la déchéance, et dont les excès ne frappent pas tes regards.... La multitude des buveurs attablés dans tous les cafés du monde et qui vident leur apéritif pour que tu récoltes des millions.... Eh bien ! moi, je fais comme eux, qu'est-ce que tu as à dire ? Tu es marchand de poison ! Ne te plains pas qu'on en boive !
— Oh ! misérable ! cria le père bouleversé par l'horreur de ces effroyables paroles. Ne t'ai-je pas élevé avec l'exemple de la sobriété sous les yeux ?...
— Ah ! c'est une justice à te rendre.... Il n'y a que chez toi qu'on ne trouve pas tes liqueurs....
— Ce sont d'infâmes créatures qui t'ont perdu ! T'ai-je assez supplié de renoncer à les fréquenter ? Ne l'avais-tu pas promis ? N'avais-tu pas commencé même à t'assagir ?... Et c'est quand tu nous avais donné l'espoir de ta guérison que tu retombes plus bas que jamais ! Malheureux ! Et tu as l'atroce cruauté de me reprocher ton vice.... A moi ! Ah ! c'est une dérision trop cruelle !
— Que tu es difficile à satisfaire, reprit Christian avec une sorte de joie farouche. J'ai été pour toi une réclame vivante. On ne pouvait pas dire que tu fabriquais de mauvaises liqueurs puisque je ne consommais que celles-là! Si elles étaient inférieures, n'est-ce pas, je le saurais !... Mais elles sont remarquables, il n'y a pas à dire ! Et si on se tue, au moins, c'est pour quelque chose !
Le docteur Augagne avait pris Vernier par le bras, et l'emmenant à l'autre bout de la chambre :
— Ne lui répondez pas. Il n'est pas responsable de ses paroles. Il est dans un état de demi-lucidité, où il suit ses idées, sans se rendre compte de leur portée. Dans quelques instants, quand il aura retrouvé complètement la raison, s'il se souvient de ce qu'il a dit, ce sera pour en rougir et s'en excuser. Je n'ai plus besoin de vous. Redescendez ; je vous conduirai Christian tout à l'heure. Racontez ce que vous voudrez pour expliquer son retard.... Moi, je vous réponds qu'il fera son entrée dans vos salons avant une heure.
— Merci. Je vous obéis.
Le père étouffa un profond soupir, jeta sur son fils un regard navré et s'éloigna. Le docteur Augagne s'assit près de son malade, sa belle tête penchée vers ce jeune homme qu'il avait vu naître. Et il pensait avec mélancolie aux fatalités de la vie qui avaient donné pour fils ce faible, inconscient et voluptueux Christian à ce rude, laborieux et tenace Vernier. Comme si la destinée décevante se plaisait à renverser l'échafaudage des ambitions humaines, à Vernier, acharné à construire vaste et haut l'édifice de sa fortune, elle donnait Christian, agent de destruction, chargé de ruiner l'œuvre paternel.
Cependant, le docteur Augagne le regardait dormir, suivant sur sa physionomie, peu à peu calmée et adoucie, les progrès de l'apaisement du système nerveux.
Enfin Christian poussa un soupir. La pendule venait de sonner une heure du matin et le timbre vibrant paraissait réveiller la pensée du malade. Il ouvrit les yeux et son regard n'était plus le même. Il était clair et intelligent. Il s'étira sans se redresser, comme s'il se trouvait bien, couché dans ce fauteuil. Il sourit au médecin et, d'une voix tranquille, comme s'il ne se souvenait plus de la scène affreuse où il venait de déchirer le cœur de son père :
— Tiens ! c'est ce bon docteur.... Ah ! j'ai eu besoin de votre secours, cher monsieur Augagne ?
Il roula d'un air dolent sa tête sur le dossier du fauteuil :
— J'ai encore fait des bêtises, tantôt.... Et vous êtes venu pour me soigner ?...
Le médecin lui fit signe de ne pas parler ; et prenant sur la table le gobelet au fond duquel restait encore une partie de la potion préparée par lui :
— Buvez ceci, dit-il, après nous causerons.
Christian, avec la docilité d'un enfant, vida le gobelet que le docteur lui présentait. Alors seulement il parut vaguement se souvenir :
— Mon père n'était-il pas là tout à l'heure ?
— Oui. Il est redescendu auprès de ses invités.
— Ne lui ai-je pas adressé quelques paroles malsonnantes ?
— Ne pensons pas à cela, dit le docteur avec autorité, il s'agit de choses plus importantes. Votre père sait la part qu'il faut faire à la déraison dans votre façon de vous conduire. Mais les étrangers ne sont pas tenus à une semblable indulgence. Or, en ce moment, mon ami, la maison est pleine des invités qui se sont rendus à la fête donnée en l'honneur de votre mariage. Depuis deux heures, on vous attend, on vous cherche. Et déjà les commentaires vont leur train. Il est donc indispensable que vous paraissiez sans retard. Vous mettre en état d'affronter les regards, voilà à quoi je me suis engagé vis-à-vis de votre père. C'est à cela seulement qu'il faut tendre, entendez-vous, Christian, afin que demain, dans tous les journaux, on ne raconte pas à mots couverts, ou même clairement, que pendant que votre fiancée vous attendait en compagnie de sa famille et de la vôtre, au milieu de tous les amis de votre père, vous étiez incapable de vous montrer, anéanti, paralysé par la débauche.
Christian eut une douloureuse contraction du visage. Il passa lentement la main sur son front :
— Ah ! docteur, dit-il tristement, quelle brute indomptable suis-je donc ?
Comme Augagne faisait un geste de protestation, le jeune homme l'arrêta d'un regard :
— Ne me ménagez pas. Je connais votre affectueux dévouement, reprit-il, et je sais ce que je vous dois. S'il y avait seulement un homme tel que vous sur cent, le monde pourrait espérer le progrès moral. Vous êtes de ces braves gens qui sont durs pour eux-mêmes et indulgents pour les autres. Moi, voyez-vous, je suis une brute immonde. Il n'y a pas d'être plus abject et plus méprisable que celui qui a tout pour être bon, loyal, fier, utile, et qui est méchant, fourbe, lâche et nuisible. La destinée m'a tout prodigué et j'ai gâché à plaisir tous ses dons. Que m'a-t-il donc manqué pour être un brave garçon comme j'en connais tant, et qui vivent tranquilles et heureux ?
— Peut-être d'avoir conservé votre mère, dit, avec une gravité pensive, le docteur Augagne.
— Hélas ! si elle avait vécu, elle eût été une victime de plus ! Je l'aurais désolée, comme j'ai désolé mon père, comme je désole en ce moment cette charmante Geneviève qui avait rêvé de me sauver. Ai-je été arrêté par la crainte de la faire souffrir ? Que doit-elle penser de moi, en ce moment ? Oserai-je paraître devant elle ? Ne suis-je pas un être incorrigible ? Qu'a-t-il fallu pour me rejeter dans mon bourbier ? Un simple prétexte, la première occasion venue. Une table, des convives, des bouteilles, et me voilà retombé au vice. Quelle misère ! J'avais pourtant promis d'être prudent, je me l'étais juré à moi-même. Il a suffi d'un déjeuner de garçon pour me faire tout oublier !
Des larmes coulèrent sur ses joues.
— Calmez-vous, dit le docteur. N'exagérez pas votre responsabilité. Vous avez été entraîné....
— Non ! Je suis allé au devant de la faute. Ah ! vous le savez bien. Je vous l'ai avoué, un jour, à Saint-Georges, pendant que vous me soigniez : il y a dans l'ivresse un attrait mystérieux et irrésistible. J'étais parti pour déjeuner avec des amis, sagement, raisonnablement, et, au fond de moi, une voix s'élevait qui me criait : «On va boire ! Tu voudras résister, tu ne le pourras pas ! Et tu boiras comme autrefois, comme toujours, malgré toi, malgré tout !» Tenez ! il vaudrait mieux disparaître. Je deviendrai un objet d'horreur pour les miens, et à certaines heures, quand je fais des retours sur moi-même, je me trouve tellement méprisable, que je suis près d'en finir.... Oui, une bonne balle de revolver dans la tête de Christian Vernier. Cela simplifierait tout ! Mais y trouverait-elle une cervelle ?
— Malheureux ! que dites-vous là?
— Je vous explique un des symptômes de ma maladie.... Car, et c'est ma seule excuse, je suis un malade, un maniaque, une espèce de fou.... Oui, quand je me trouve à l'état lucide, en face de moi-même, alors je me demande ce que je fais sur la terre, et je n'ai rien de bon à me répondre.
— Allons ! Prenons pour ce qu'il est l'accident qui vous est arrivé aujourd'hui. Rechute, soit, mais que vous déplorez, et dont vous pouvez tirer parti pour vous amender définitivement. Au lieu de vous laisser aller au découragement, redressez-vous courageusement pour lutter.... Vous n'êtes pas seul à porter la responsabilité de vos actes, pensez-y. Vous êtes fiancé à une jeune fille qui a accepté la tâche de vous aider dans l'œuvre de votre régénération. Allez-vous la trahir définitivement on vous abandonnant vous-même ?
— Hélas ! ne serait-ce pas lui rendre un service immense de ne point la lier à moi ? A quelle aventure tragique court-elle ? Que peut-elle attendre, et espérer ?
— Elle attend la réalisation de vos promesses. Elle espère votre salut. C'est une âme ardente, prête au dévouement. Rendez-lui la tâche facile. Remplissez, d'un cœur simple, vos devoirs envers elle. Soyez affectueux et dévoué. Elle sera heureuse, et vous, tout étonné de voir que la régularité et la tendresse soient si faciles et si douces, vous renierez votre passé de misère et d'angoisse, et vous serez sauvé.
La tête penchée, écoutant avec un mélancolique sourire la parole du vieux médecin, Christian, complètement dégagé des brumes de l'ivresse, s'attardait avec une satisfaction évidente dans la tranquillité de sa chambre.
— Ah ! il faudrait me débarrasser de tous les compagnons de ma vie stupide, dit-il ; je suis si faible que je retombe sans cesse sous leur domination, et qu'ils m'entraînent comme à plaisir....
— Quel mérite auriez vous à bien faire, si c'était si aisé ? Je ne prétends pas que vous vous corrigerez sans efforts. Mais on vous y aidera.
La demie sonna à la pendule.
— Allons, Christian, le moment est venu de vous montrer. J'ai promis à votre père de vous mener à lui avant qu'une heure s'écoule.... Le temps a marché.... Descendons.
— Laissez-moi me passer de l'eau sur le visage, changer de vêtements.... Et je suis à vous....
Dans les salons, le flot des arrivants commençait à se ralentir. Cependant, Vernier se tenait toujours à l'entrée de ses appartements, entouré de ses familiers, comme s'il se sentait moins exposé aux curiosités narquoises des invités rassemblés chez lui. L'absence du fils de la maison, en un pareil soir, servait de texte à toutes les conversations. Le bruit venait d'être répandu, on ne sut jamais par qui, que Christian était parti, par le train de luxe de huit heures du soir, pour Monte-Carlo, avec Étiennette Dhariel. On l'avait vu à la gare. Il avait même dit à la personne qui l'avait rencontré : «On veut me marier de force. Je mets la frontière entre moi et le sacrement !» La nouvelle se précisait, enflée et agrémentée par chacun de ceux qui la colportaient à leur tour. Un imaginatif, plus fort que les autres venait même, de dire à Clamiron, à voix basse et avec de grandes précautions, que Christian avait pris cinq cent mille francs dans la caisse de son père avant de partir, et que Vernier-Mareuil se demandait s'il ne devait pas faire arrêter Étiennette Dhariel.
— Vous vous trompez, avait répondu le fantaisiste ami de Christian, avec un regard aigu et une bouche féroce, ce n'est pas cinq cent mille francs qu'il a pris : c'est quinze cent mille. J'étais avec lui. Le caissier voulait résister. Je lui ai mis mon revolver sous le menton. Alors il a donné ses clefs sans faire le malin. Christian a gardé treize cent mille francs pour lui et m'a donné deux cent mille francs pour moi.... Je les ai encore là, dans la poche de mon habit.... Voulez-vous les voir ?...
— Mais, mon cher..., avait faiblement interjeté l'autre, médusé par le redoutable mystificateur.
— Il n'y a pas de mais, mon cher, continua Clamiron, menaçant. Je ne pouvais pas refuser un pareil service à Christian, qui m'a, autrefois, aidé à battre ma mère....
— Vous dites ? s'écria la victime éperdue.
— Je dis : battre ma mère, répéta sévèrement Clamiron. On est l'ami des gens ou on ne l'est pas !... Quant à Christian, il n'est pas parti pour si peu.... Il est resté à Paris.... Il ne veut pas manger son argent avec Étiennette Dhariel, qui a cessé de nous plaire, mais avec une dompteuse d'animaux de chez Pezon.... Oui, monsieur, nous allons subventionner les ménageries. Du reste, si vous ne me croyez pas, interrogez Christian lui-même. Le voilà!
Aux yeux stupéfaits de ceux qui déjà le blâmaient, le déchiraient à plaisir, Christian, calme, souriant, venait de paraître. Il se laissa serrer la main par ceux qui répandaient sur lui, l'instant d'avant, les plus dégradantes calomnies. Il écoutait avec un air d'insouciance heureuse les félicitations que lui adressait la foule des indifférents. Il allait devant lui, lentement, comme s'il cherchait quelqu'un. Il aperçut Geneviève, assise auprès de sa mère, et se dirigea vers elle :
— J'ai bien des excuses à vous faire, dit-il, mais je pense que mon père a dû vous prévenir. Il m'est arrivé, comme je rentrais, un terrible accident.
Il eut un sourire à l'adresse du docteur Augagne, qui se tenait auprès de la jeune fille.
— Mais notre cher médecin était là, et ce ne sera rien. Déjà, il n'y paraît plus.
Il se courba devant elle, et avec la bonne grâce tendre qui le rendait si séduisant quand il voulait :
— Prenez mon bras, Geneviève, nous allons faire le tour des salons. Notre présence sera plus décisive que tous les discours.
Elle le regarda de ses yeux profonds, et avec une voix un peu basse :
— Je ne vous ferai pas l'injure d'hésiter, au moment où tout le monde a les yeux fixés sur nous. On n'a déjà fait que trop de commentaires sur votre absence.... Mais nous devons avoir ensemble une explication, et il ne me paraît pas possible de la différer.
Christian, pâlissant, s'inclina avec déférence :
— J'accepte tout ce que vous voudrez m'imposer.
Ils se mirent en marche, lentement, à travers les salons, distribuant sur leur passage les poignées de mains, les paroles gracieuses, les sourires joyeux. Aux accords harmonieux de l'orchestre, les danses continuaient, animées. Et les jeunes fiancés, le cœur serré, mais le visage exprimant une joie de commande, s'éloignaient parmi les félicitations et les vœux. Une portière, soulevée par Christian, démasqua l'entrée du boudoir de Mme Vernier. Déjà, le bruit des instruments et les rumeurs de la fête n'arrivaient plus jusqu'à eux qu'assourdis. Ils étaient encore en communication avec leurs invités, mais ils en étaient séparés, cependant, et libres de parler sans contrainte. Geneviève s'assit près de la cheminée, silencieusement. Elle tendit à la flamme de l'âtre ses pieds chaussés de satin, semblant attendre que Christian prît l'initiative du grave débat qui allait s'ouvrir entre eux. Il poussa un soupir, et se penchant vers elle :
— Que vous a-t-on dit de moi, Geneviève ? fit-il. De quoi m'a-t-on accusé ?
— On ne m'a rien dit, nul ne vous a accusé que vous-même. Mais votre absence était assez significative.... Vous avez manqué à tous vos engagements envers moi, Christian. Et cela, à quel moment ?
— Ah ! vous avez raison, et je suis aussi coupable qu'on peut l'être ! s'écria-t-il avec véhémence, l'arrêtant dans son accusation, tant il lui paraissait pénible de l'entendre tomber de cette bouche charmante. Vous êtes bien indulgente de m'écouter encore, je ne le mérite pas.
Elle parut consternée par l'aveu si complet qu'il faisait de sa culpabilité, elle le regarda avec un peu d'inquiétude, et demanda :
— Mais, n'invoquerez-vous aucune excuse ? Acceptez-vous donc la responsabilité entière de la faute commise ?
Il pâlit, ses yeux s'emplirent de larmes :
— A quoi me servirait d'incriminer les autres ? Est-ce que cela pourrait m'innocenter ? Je suis un malheureux, Geneviève, je vous ai offensée, j'ai menti. Abandonnez-moi, je ne vaux pas la peine que vous cherchiez âme sauver. Malgré toutes mes promesses, je suis retombé dans mon vice. Et, puisque vous n'avez pu réussir à m'en corriger, qui donc oserait, maintenant, espérer y parvenir ?
Il s'était mis à genoux près d'elle, et, la tête appuyée au bras du fauteuil, les yeux baissés, il pleurait désespérément. Elle, très émue par cette douleur, restait silencieuse, en face de son destin qu'il lui appartenait de fixer. Elle se rendait bien compte qu'elle jouait son avenir en ce moment. Elle sentait surtout, très impérieusement, qu'elle avait dans ses mains la vie de ce malheureux garçon, triste jouet des influences extérieures, livré au caprice des méchants, et qu'une volonté aimante et sage parviendrait, peut-être, à maintenir dans le bon chemin. Elle éprouvait pour lui une pitié profonde, comme en face d'un enfant malade qui n'est pas responsable de ses écarts de caractère ou de ses poussées de déraison. Elle recommença très doucement à l'interroger.
— Je sais, bien que vous avez été entraîné à cette partie qui a eu une si mauvaise fin. J'ai été témoin de vos irrésolutions, quand il s'agissait d'accepter. Je suis peut-être responsable, pour une part, de ce qui est advenu, car je vous ai engagé à ne pas refuser.... Voyons, Christian, on s'est amusé à vous pousser, à vous exciter. Ce fut un jeu cruel, n'est-ce pas, et stupide, d'amis inconsidérés ?
Il ne consentit pas à entrer dans la voie qu'elle lui ouvrait elle-même. Il se sentait coupable, il répugnait à rejeter sur d'autres le fardeau de la faute. Il balbutia :
— Je n'avais qu'à me souvenir de mes promesses, et à ne pas boire. On ne m'a pas forcé. J'étais libre. Je suis un misérable lâche ! Quand j'ai en moi le poison, je deviens une vraie brute. Écartez-vous de moi, Geneviève. Je vous aime trop pour vouloir que vous soyez malheureuse, et je vous ferais souffrir malgré moi, je le sens.... Vous ne me dompterez pas, je suis perdu. Abandonnez-moi.
Dans sa sincérité désespérée, il prononçait là les paroles que l'habileté la plus déliée lui eût inspirées. Offrir à cette noble fille de trahir la cause de la régénération entreprise, c'était la lui rendre sacrée. Lui conseiller de le laisser à sa souffrance physique et à sa misère morale, c'était la toucher au plus sensible de son généreux cœur. Elle lui prit la main, et, le forçant à relever le front :
— Regardez-moi, Christian. Je veux voir vos yeux. Sont-ils donc si troubles que je ne puisse y lire la vérité ? Vous paraissez sentir profondément l'indignité de votre conduite. Mais vous n'avez que des paroles amères et des cris de découragement. N'avez-vous pas, au fond du cœur, le désir de réparer ce que vous avez fait ? Ou bien ne me dites-vous pas tout ce que vous pensez, et voulez-vous reprendre votre liberté en me rendant la mienne ?
Il éclata, cette fois, dans le paroxysme de sa désolation :
— Oh ! vous rendre votre liberté, oui, c'est le devoir que je m'impose, dans une heure de suprême honnêteté ! Mais vouloir reprendre la mienne ? Hélas ! qu'en ferais-je ? Si je pouvais obtenir cette grâce que vous me pardonniez, je ne demanderais qu'à vivre dans votre ombre, comme un pauvre malheureux dont on a pitié, et qu'on tolère près de soi. Geneviève, que devenir sans vous ? Et, cependant, si vous vous liez à moi, vous risquez de vous perdre !
Elle sourit avec une bonté adorable, la bouche tout près de l'oreille de Christian :
— Et si je veux risquer de me perdre pour vous sauver ! Ne sera-ce pas rendre plus étroit le devoir que vous aurez de vous bien conduire ? Et puis, ne serons-nous pas plus forts, à deux, pour combattre les mauvais instincts et en triompher ? Relevez la tête, Christian, reprenez possession de vous-même, chassez le souvenir de l'heure mauvaise, ne soyez plus qu'à vos saines résolutions. Redevenez le Christian d'hier, qui voulait m'obéir, et qui disait m'aimer....
— Oh ! oui, je vous aime ! Et je vous obéirai ! Par pitié, soyez mon guide et mon appui. Près de vous, je ne faillirai jamais. Ne me laissez pas m'écarter de votre regard. Sous vos yeux, la tentation même ne peut m'atteindre, et je suis sûr de moi.
Il s'était relevé, transfiguré par un nouvel espoir. Les musiques chantaient toujours au loin, dans les salons, les valses se déroulaient en cercles gracieux, et le murmure bourdonnant des invités parvenait jusqu'à ce boudoir retiré, rappelant aux deux jeunes gens que le monde était là, tout près d'eux, qui les attendait pour les reprendre. Ils firent quelques pas vers la lumière, vers le bruit, vers le danger, et, sur le seuil, au moment de soulever la portière qui, seule, les séparait de la fête :
— Nous partirons, Christian, dit Geneviève. Nous irons dans le calme et la solitude chercher le remède à votre faiblesse. Nous vivrons l'un près de l'autre, l'un pour l'autre. Et, j'en ai l'espoir, j'arriverai à guérir votre âme. A compter de cet instant, nous ne parlerons plus de ce qui nous a fait, à tous deux, tant de peine. Rien du passé ne compte plus, il est effacé. Ne nous occupons que de l'avenir.
Il ne répondit pas, mais, sur sa main qu'elle lui tendait, il se courba, et, en même temps qu'un baiser, il y mit une larme.
Appendix A
Appendix B
- Holder of rights
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- TextGrid Repository (2021). ELTeC. fra. Le Marchand de Poison. Le Marchand de Poison. Distant Reading – 2022-11-22. ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001B-8A43-C