ÉDOUARD MONTAGNE
LES AFFAMÉS DE LONDRES
PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES DEUX-MONDES
L. FRINZINE ET Cie, ÉDITEURS
I, rue Bonaparte, I
1886
Tous droits réservés)
A MONSIEUR EDMOND DUVAL
DIRECTEUR DU MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS
Je dédie ce volume comme un témoignage de haute estime et de bonne amitie.
ÉDOUARD MONTAGNE.
I
A PROPOS D'UN ALBUM.
Vers 1811, Mac Allan, qui se trouvait alors dans les environs de la vingtième année, absolument libre et seul au monde par la mort déjà ancienne de tous ses parents, riche d'ailleurs d'une de ces fortunes qui ne sont que l'aisance de l'autre côté du détroit, mais qui seraient chez nous l'opulence dans ses limites les plus étendues, ayant résolu, ses études terminées, de parcourir l'Europe, partit pour la France et se rendit d'abord à Paris.
A peine arrivé dans cette ville, autant pour accomplir une commission dont on l'avait chargé que pour se mettre en relations avec un de ses honorables compatriotes, vieil ami de son père, sir Edward, tel était son prénom, se fit conduire au faubourg Saint-Honoré, dans la demeure qu'y occupait un ancien homme d'État anglais, lord Patrice Wellinster.
Ayant sollicité la faveur d'un entretien, il fut de prime abord introduit dans un petit salon où le valet,
qui lui servait de guide, le pria d'attendre quelques minutes.
L'insulaire, chez lequel il se trouvait, en sa qualité de vieillard archi-millionnaire, de plus méthodique et réglé, s'était étendu dans un fauteuil, après l'absorption d'une copieuse tasse de thé, recommandant à ses gens qu'on le laissât dormir une heure.
Or son sommeil ne durait que depuis quarante-cinq minutes, et personne dans l'hôtel n'aurait osé se risquer à réveiller une seigneurie si bien endormie avant l'expiration du délai qu'elle avait elle-même fixé pour sa sieste.
Pour n'avoir point la fatigue, ni l'ennui de revenir, le jeune visiteur déclara en souriant qu'il préférait attendre et, dès qu'il fut seul, il se remit à feuilleter un recueil qu'il trouva sur un guéridon, espérant ainsi tromper le temps.
Il tourna et retourna pendant quelques instants l'objet élégant dans ses mains : c'était une simple réunion d'études, car à côté de dessins supérieurement crayonnés, on en trouvait la reproduction naïve et souvent incorrecte. Il était évident qu'un maître avait d'abord tracé son modèle en marge, puis qu'un élève avait essayé aussi habilement que possible de le copier.
L'Irlandais, – sir Edward Mac Allan était Irlandais, – malgré la simplicité du sujet, mais en sa qualité d'artiste amateur, s'intéressa suffisamment à ce travail pour prolonger son examen. À quelques traits maniérés, à une certaine afféterie des contours et au soigné des ombres, il reconnut même que le professeur, ici, devait être une femme :
–– Ce n'est pas la main d'un homme qui a dessiné cela, se disait-il.
Comme il achevait ces mots, se les adressant tout bas à lui-même, une porte s'ouvrit en face et donna passage à une grande jeune fille d'une admirable beauté :
–– Pardon ! monsieur, dit-elle en excellent français, et non sans rougir un peu, j'ignorais qu'il y eût quelqu'un dans ce salon.
–– C'est moi, miss, répondit en anglais, tout en fermant l'album, le jeune homme enchanté de cette gracieuse apparition, et qui, malgré la pureté du français parlé par la jeune fille, avait reconnu à l'accent révélateur qu'il était devant une de ses compatriotes, c'est moi, miss, qui vous prie d'agréer mes excuses pour la surprise que vous a sans doute causée ma présence.
En parlant, le jeune homme ne cessait de tourner et de retourner l'album qu'il songeait d'autant moins à remettre en place que toutes ses pensées, tous ses regards, se portaient avec admiration sur la nouvelle venue.
C'était, nous l'avons dit, une élégante personne dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une incomparable beauté. À son aspect, Mac Allan avait senti s'embraser toutes ces flammes secrètes qui couvent sans cesse au fond des cœurs de vingt ans.
La jeune fille cependant restait gênée dans l'embrasure de la porte et semblait même vouloir quitter la place :
–– Je vous supplie, miss, reprit l'habitant de la verte Erinn, de ne prendre garde à ma présence dans ce salon où j'attends lord Wellinster.
–– Ah oui ! dit avec une singulière intonation la belle enfant, mylord prétend dormir après son déjeuner, et son sommeil est assez exigent pour ne vouloir point être interrompu.
Puis, se décidant à pénétrer dans la pièce, après cet aveu qui rompait la glace, elle continua :
–– J'ignorais trouver quelqu'un dans ce salon, mais, – et elle sourit avec une malicieuse intention, – j'y venais reprendre une chose qui s'y trouve bien certainement.
Et elle feignit, tout en regardant Mac Allan, de chercher sur le guéridon l'album qu'il n'avait pas encore cessé de manipuler.
La pantomime était assez claire, assez explicative pour être saisie facilement, mais l'Irlandais, tout à son admiration, ne l'avait pas même aperçue :
–– J'étais pourtant certaine, murmura la demoiselle toujours souriante, et affectant de se parler à elle-même, que ce recueil était là ce matin.
Cette fois l'évaporé ne pouvait plus se dispenser de comprendre :
–– Oh ! pardon, miss, s'écria-t-il tout à coup, voici qui fait l'objet de vos recherches, et veuillez plaindre ma maladresse sans vous attarder à la blâmer.
–– C'est l'heure où miss Oratia, la petite-fille de mylord, prend sa leçon, reprit la jeune maîtresse avec le même accent singulier et dur qu'elle avait eu en parlant de lord Wellinster, et je vous serai fort obligée de vouloir bien me rendre cet album sur lequel elle travaille sous ma direction.
L'occasion semblait trop belle de retenir quelques instants encore la charmante enfant pour que Mac Allan la laissât échapper.
–– Ces délicieux dessins, dit-il, ces charmants modèles sont donc de votre main, miss ?
–– Oui, sir, répondit la jeune fille.
Et, sur un ton dont l'amertume et l'orgueil contenu sont impossibles à rendre, elle ajouta :
–– Ne suis -je pas l'institutrice de miss Oratia ?
Cette nuance n'échappa pas plus à Mac Allan que
les fois précédentes.
Mais il s'obstinait à garder l'album dans ses mains, comprenant que s'il se décidait à le rendre c'en était fait de l'entretien commencé avec sa charmante interlocutrice. Celle-ci n'ayant plus de prétexte plausible pour demeurer, ne manquerait point de se retirer :
–– Encore un mot, miss, dit-il en lui tendant enfin l'objet qu'elle convoitait du coin de l'œil et qui lui valait un aussi délicieux tête-à-tête, lord Wellinster, si je ne me trompe, est de pure race irlandaise...
–– Oui, interrompit avec une certaine vivacité la jeune fille, pendant qu'un éclair traversait sa prunelle ardente, il est de pure race irlandaise.
Et elle ajouta sur un ton qui souleva au fond du cœur de Mac Allan tout un monde de pensées patriotiques :
–– Quoique complètement rallié à la cause de l'Angleterre.
–– Et vous, miss, continua le jeune homme sans s'expliquer l'étrangeté de sa demande et l'intérêt grandissant qu 'il attachait à cet entretien, seriez -vous la compatriote de mylord ?
–– Je suis en effet sa compatriote, Irlandaise d'un des comtés du nord, de la paroisse de Sméthead, dont mon père était le pasteur.
Mac Allan retint à peine un cri d'étonnement :
–– Vous êtes, s'écria-t-il, la fille du docteur O'Pearl.
–– Vous connaissiez mon père, sir ? s'écria à son tour la jeune fille en avançant d'un pas vers son interlocuteur.
–– Et vous aussi, Jenny, je vous connais, dit gaiement Mac Allan, en saisissant les mains de la belle
Irlandaise, pendant que celle-ci, dans sa surprise, ne songeait pas à les retirer.
Jenny fixa longuement le visage du jeune compatriote que le ciel plaçait sur sa route, puis comme si sa mémoire s'éclairait tout à coup d'une lumière intense et inattendue :
–– Et moi aussi, dit-elle à son tour, je vous connais maintenant ; vous êtes sir Edward Mac Allan.
I
L'HÔTEL WELLINSTER.
Les deux jeunes gens se connaissaient en effet depuis leur plus tendre enfance. Le presbytère du père de Jenny et le château des Mac Allan étaient voisins, le père du jeune homme et celui de la jeune fille avaient passé toute leur vie côte à côte, se fréquentant assidûment, s'aimant de tout leur cœur.
Edward et Jenny avaient ainsi grandi l'un près de l'autre, partageant les mêmes jeux et persuadés qu'ils ne se quitteraient jamais dans la vie. Ils avaient couru par les mêmes chemins, avec cette innocence insouciante et cette amitié sans calcul ni réserve de l'enfance, et leur première douleur avait été celle que leur causa leur séparation.
Le père de Mac Allan mourut en effet. Edward avait douze ans au moment où ce malheur vint le frapper, et son tuteur, un parent éloigné, domicilié à Dublin, l'appela auprès de lui et le contraignit à venir.
Jenny, qui touchait à sa huitième année, donna les marques d'un véritable désespoir, quand son ami lui
confia, qu'obligé de partir, ils ne se verraient plus jamais. Le père de la jeune fille dut intervenir sérieusement, calmer d'un côté la profonde douleur de son enfant, relever de l'autre le courage d'Edward. Car, si celui-ci moins ardent et moins expansif que son amie ne jetait pas les mêmes cris de douleur, ne versait pas les mêmes pleurs amers, il n'en était pas moins profondément atteint par le coup qui les frappait tous deux.
Les adieux de ces enfants, ainsi séparés par les hasards cruels de la vie furent déchirants. Ils se promirent de correspondre souvent par lettres, et pendant longtemps ils se tinrent parole.
Puis l'âcreté de leurs regrets s'étant un peu calmée, leur correspondance devint moins régulière, moins suivie ; enfin la mobilité de sentiments inhérente à leur âge, de nouvelles amitiés qui se nouèrent autour d'eux, les exigences des travaux de leur éducation, les amenèrent à cesser complètement de s'écrire.
Mais ils songeaient encore et souvent l'un à l'autre ; car les impressions du premier âge ont une puissance telle qu'elles ne s'effacent jamais de l'esprit, et qu'à la moindre occasion favorable on est fort surpris de les retrouver avec toute leur vigueur d'autrefois, doublée de ce charme inexprimable que donne le souvenir.
Ainsi Mac Allan et Jenny, en se retrouvant chez lord Wellinster, firent-ils sans le moindre effort, et avec une délicieuse émotion un retour de huit ans en arrière. Ils se retrouvaient jeunes gens et se voyaient encore enfants, tels qu'ils s'étaient quittés, après la mort de Mac Allan, le père.
Un instant ils s'oublièrent dans ces ravissants souvenirs. Puis le sentiment de leur situation présente
leur revenant tout à coup, leurs mains se séparèrent, ils s'éloignèrent l'un de l'autre en rougissant, sans cesser de se sourire encore.
Sur les instances d'Edward, Jenny lui raconta les années écoulées depuis leur séparation.
Le docteur O'Pearl, dont l'instruction s'étendait à toutes les branches de la science, n'avait voulu confier à personne qu'à lui-même le soin d'élever son unique enfant. Déjà veuf, se sentant malade, sachant qu'il ne laisserait à sa fille aucune fortune, il résolut du moins de la rendre forte pour la lutte, c'est-à-dire instruite, c'est-à-dire en état de pourvoir à son éducation par ses propres ressources.
C'est ainsi que Jenny put devenir une grande musicienne, un dessinateur habile, qu'elle apprit le français, l'allemand, l'italien, et qu'on la citait déjà, malgré son extrême jeunesse, pour le parti qu'elle avait retiré des leçons paternelles.
A cette époque, la maladie qui minait le docteur s'aggrava tout à coup ; en quelques semaines il fut enlevé à l'amour de sa fille, non sans avoir eu le temps d'assurer son avenir, car le jour même où son âme allait retourner au foyer qui l'avait produite, une lettre de lord Wellinster, autrefois son ami le plus intime, lui proposait d'attacher Jenny comme institutrice à la personne de sa petite-fille, miss Oratia, alors âgée de sept ou huit ans.
Voilà pourquoi l'enfant partit pour la France, et pourquoi depuis plus d'un an elle habitait l'hôtel de son noble protecteur.
A partir de ce moment aussi, Mac Allan, qui pensait, au début de ses rapports avec le riche Anglais, ne lui rendre qu'une de ces visites que la politesse impose à de communes relations, devint un des habitués
les plus fervents de l'hôtel du faubourg Saint-Honoré.
Lord Wellinster, malgré quelques travers inhérents à son âge plus qu'à son caractère, était un aimable vieillard et il se plaisait beaucoup dans la société de son jeune compatriote. Il avait appris l'histoire des vieilles amitiés d'Edward et de Jenny, et avec cette liberté qu'autorisent les mœurs anglaises, il voyait, sans en être autrement préoccupé, leur liaison s'établir sur des bases nouvelles.
La famille de lord Wellinster se composait d'un fils unique que nous appellerons sir Patrice pour le distinguer de son père. C'était un grand seigneur anglais, dans toute l'acception du mot, plein de morgue et de roideur, voyageur intrépide, viveur émérite et même débauché, mais plein de cette loyauté et de ce courage inaltérables qui distinguent à un si haut degré les membres des grandes familles d'Angleterre.
Resté veuf de très bonne heure, il venait d'atteindre la trentaine, et c'était de son enfant que la jeune Irlandaise avait à former le cœur, à développer les sentiments.
Quand Jenny fut venue d'Irlande à Paris, sir Patrice, nouvellement arrivé d'un voyage en Russie, se préparait à partir pour les Indes, car son immense désir des aventures, tenu en bride par la riche alliance qu'on l'avait à peu près forcé à contracter très jeune, se donnait un libre cours depuis la mort de sa femme. Il avait fort détesté celle-ci, à cause de la contrainte que lui imposait un mariage qu'il n'avait point souhaité, et il n'aimait guère mieux l'enfant qui en était issue.
Aussi laissait-il lord Wellinster agir comme il l'entendait à l'égard d'Oratia. On lui parla de l'institutrice
institutrice qui allait prendre en main la direction de son cerveau, il la vit et ne parut plus s'en occuper, jusqu'au jour, au moins, où la merveilleuse beauté de Jenny, son élégance et le charme qu'elle répandait autour d'elle, frappèrent à la fois sa pensée et ses yeux du même effet magique.
Une profonde passion pour la jeune fille se glissa dans son cœur ; sous divers prétextes, il retarda son départ pour les Indes. Lord Wellinster, heureux de sentir son fils auprès de lui, ne chercha pas ailleurs que dans son profond amour filial la raison de tant d'esprit casanier succédant à tant d'humeur voyageuse.
Que se passa-t-il entre Patrice et la jeune Irlandaise ? Nous l'apprendrons plus tard, sans doute ; mais après avoir paru renoncer complètement à son voyage aux Indes, après être resté pendant une dizaine de mois le modèle des fils et l'exemple des pères, toujours près du vieillard et de la jeune fille, les entourant d'affection, ne les quittant jamais, surtout quand la jeune institutrice comptait comme partie intégrale du cercle de la famille, il fut atteint de nouveau de sa manie des voyages.
Un soir, il déclara très nettement à son père que son départ aux Indes allait s'accomplir sans délai.
Il s'embarquait le surlendemain au Havre, gagnait Liverpool, et voguait trois jours après de cette ville vers Calcutta.
Mac Allan apprit de ces détails tout ce que lord Wellinster en savait lui-même et tout ce que Jenny consentit à lui en apprendre ; peu de chose en réalité. Son amitié pour la jeune fille s'était d'ailleurs rapidement et profondément transformée en un ardent amour, et Jenny semblait, sans essayer de s'en défendre, près de glisser sur la même pente. Elle avait
même, au milieu de ses demi-confidences, appris à son compatriote qu'elle ne se trouvait point heureuse dans l'hôtel de son vieux bienfaiteur :
–– Maintenant que vous voici près de moi, disait-elle un jour à Mac Allan, il me semble que je n'ai plus rien à souhaiter, que je n'ai point quitté la maison de mon père. Je respire et j'existe parce que je sens à mes côtés un cœur qui m'aime, une volonté qui saurait me défendre au besoin.
Et un éclair, dont la signification semblait inexplicable, passa dans les yeux noirs de l'institutrice.
–– Chère Jenny ! répondit le jeune homme en prenant ses mains dans les siennes, est-ce que, de loin ou de près, vous ne pouvez pas toujours compter sur moi, sur mon dévouement, sur mon...
Mac Allan s'arrêta. Cet amour dont il allait dévoiler l'étendue, qu'il s'avouait à peine à lui-même, son amie d'enfance le comprendrait-elle ? Et, si elle le comprenait, serait-elle disposée à le partager !
–– Oui, Edward, reprit Jenny, je sais combien vous m'êtes dévoué, combien vous m'aimez. Mais vous ne resterez pas constamment à Paris ; vous partirez, vous irez où vous appellent aujourd'hui vos goûts et votre volonté, où vous appelleront plus tard vos devoirs d'homme et l'intérêt de votre avenir. Oh ! que je voudrais pouvoir ne plus vous quitter !
Ces paroles, qui pouvaient sembler à la fois les plus innocentes, aussi bien que les plus audacieuses du monde, enflammaient, en l'irritant, l'amour du jeune Irlandais :
–– Dites un mot, Jenny, répondit-il en cédant tout à coup à un premier mouvement dont il ne put maîtriser l'impétuosité, dites un mot et nous vivrons toujours, toujours ensemble !
Avec un charme inexprimable où se cachait la plus astucieuse des habiletés, la jeune fille regarda Mac Allan, en souriant tristement :
–– Quel mot voulez -vous que je dise, Edward ? murmura-t-elle.
Des scènes de ce genre se renouvelaient chaque jour. Mac Allan sentait sa passion grandir et graduellement envahir tout son être ; il était d'ailleurs revenu sur ses premiers doutes et croyait s'apercevoir qu'un amour, aussi ardent que le sien, s'allumait peu à peu dans le cœur de la jeune fille.
–– Est-elle à même d'apprécier ce qui se passe en elle ? se demandait-il. L'ennui qu'elle éprouve chez lord Wellinster, la crainte qu'elle ressent de me voir partir et de la laisser seule chez ces étrangers, tout cela ne vient-il de sa passion peut-être inconsciente pour ma propre personne.
Et après avoir réfléchi quelques instants, Mac Allan ajoutait en lui-même :
–– Après tout, nous sommes libres, elle et moi ; seuls au monde ; sa passion repose sur ma foi d'honnête homme. Qu'ai -je à craindre pour elle ? qu'ai -je à craindre pour moi ? Ne serais -je pas insensé de repousser le bonheur qui s'offre à nous ? Je veux lui communiquer mes sentiments, l'éclairer sur les siens. Dieu nous a certainement créés l'un pour l'autre, et le cri de mon amour, celui de ma conscience, se trouvent unanimes à me tracer ma conduite.
Puis, comme pour se donner un nouveau courage ou se procurer une excitation nouvelle, le jeune et amoureux irlandais se répétait encore :
–– Son père et le mien, qui sont réunis, qui nous voient, m'approuveraient, j'en suis certain, et béniraient notre union.
III
L'ENLÈVEMENT.
Sur la pente où se laissait glisser Mac Allan, il était évident qu'il devait arriver au but final et fatal qu'il semblait rechercher dans son ardeur fiévreuse.
Au milieu d'une scène de passion violente, où les trésors d'amour accumulés dans son âme débordèrent à son insu, il apprit à la jeune fille tout ce qu'il éprouvait pour elle et tout ce qu'il espérait d'elle ; celle-ci, paraissant enfin lire au fond de sa conscience avoua à l'heureux Irlandais qu'elle partageait non seulement la vivacité de ses sentiments, mais que les aveux, exprimés par sa bouche remplissaient son cœur de la joie la plus ardente et la plus pure.
C'était une demande en mariage précise et nette avec acceptation bien franchement exprimée.
Mac Allan, selon son opinion, largement partagée par le monde, était un honnête homme ; il n'avait aucun compte à rendre de ses actions, si ce n'est à lord Wellinster qui lui parut devoir être admis à la confidence de ses amours et de ses projets.
En attendant, il écrivit à son intendant, en Irlande, de vouloir bien réunir les pièces nécessaires à la conclusion de son mariage, tant en son nom qu'en celui de sa chère compatriote et fiancée.
Les deux jeunes gens sollicitèrent aussi, pour la forme, un semblant de consentement auprès de quelques parents éloignés qui, n'ayant point à le refuser, s'empressèrent de l'accorder avec sollicitude.
Tout allait être prêt et lord Wellinster prévenu, quand celui-ci reçut la nouvelle du retour de son fils à Londres. Le voyageur déclarait n'avoir pu dépasser le cap de Bonne-Espérance, à la pensée de placer de nouvelles et plus grandes distances entre son père, sa fille et lui. Arrivé de la veille il s'empressait de le prévenir, ne voulant point le surprendre inopinément dans une dizaine de jours.
Lord Wellinster reçut cette lettre à table où par hasard Mac Allan se trouvait convié, ainsi que miss Oratia. Jenny versait le thé, suivant le désir du vieillard qui la laissait volontiers s'acquitter de cette délicate fonction :
–– Bonnes nouvelles ! mes amis, s'écria le noble lord après avoir déchiffré la missive de son rejeton.
Et se penchant vers sa petite-fille, au front de laquelle il mit un joyeux baiser :
–– C'est votre père qui revient, mon enfant. Il n'a pu se résoudre à une séparation aussi longue que celle qu'il avait fixée d'abord et dans une semaine au plus tard nous le reverrons ici.
Miss Oratia, une charmante enfant, se mit à battre ses petites mains l'une contre l'autre.
Mac Allan, de son côté, apprit cette nouvelle avec une politesse assez voisine de l'indifférence, car elle ne pouvait exercer aucune influence apparente sur sa vie. Mais, devant la joie du grand-père et celle de l'enfant, il crut devoir les féliciter du bonheur qui s'extasiait sur leur visage, sans cesser toutefois de tremper philosophiquement une tartine de pain beurré dans sa tasse de thé.
Pour Jenny, placée derrière les deux hommes, elle dut à cette circonstance de pouvoir cacher le brusque mouvement dont elle fut remuée, lors de l'annonce du
retour de sir Patrice, ainsi que la soudaine pâleur qui gagna ses joues.
Un instant elle ferma les yeux, puis, sentant ses jambes se dérober sous elle, elle fut obligée de s'appuyer au fauteuil du vieillard.
Celui-ci devina plutôt qu'il ne sentit ce mouvement et se retourna ; la jeune fille avait déjà repris son empire sur elle-même, et quand Mac Allan, imitant son hôte, porta les yeux du côté de Jenny, il trouva des traits encore déplacés, mais souriant déjà, et un regard plein d'éloquentes et suaves caresses.
Néanmoins la secousse avait été assez forte pour n'avoir point complètement échappé à lord Wellinster :
–– Ne vous fatiguez pas ainsi, miss Jenny, lui dit le bon vieillard. Pourquoi rester debout et ne pas prendre place à côté de votre élève ?
–– Venez, miss, appuya la jeune fille très affectionnée à sa belle institutrice.
Malgré tout son courage, malgré l'empire qu'elle paraissait posséder sur elle-même, Jenny accepta le secours qu'on lui offrait. Elle s'assit, se versa une tasse de thé, en avala quelques gorgées et se retrouva plus vaillante et plus fraîche que naguère.
Mais à partir de ce moment, son impatience de quitter l'hôtel se manifesta chaque jour sous une forme qui variait de l'agitation jusqu'à la terreur. N'osant pas insister au delà de certaines limites auprès de son fiancé, elle employait des moyens détournés pour engager celui-ci à ne plus différer son départ, à prendre ou à lui laisser prendre un parti décisif.
L'Irlandais, dominé par son amour, attendant loyalement cependant, et patiemment aussi, la conclusion désormais inévitable de son mariage, ne comprenait rien au sentiment d'inquiétude, à la hâte fébrile que
témoignait Jenny et dont il lui fallait bien parfois s'apercevoir.
Quoique vivement contrarié de perdre Jenny, de la voir abandonner l'œuvre qu'elle avait parfaitement commencée, de l'éducation de miss Oratia, l'excellent Wellinster, mis au courant des projets des deux amoureux en avait approuvé complètement et de la façon la plus gracieuse les jolis rêves dorés.
–– Dans quelques jours, leur disait-il le surlendemain, sir Patrice sera de retour. Jenny pourra quitter son élève et la laisser à la garde de son père et de son aïeul, qui verront de se pourvoir ailleurs d'une autre institutrice.
Et comme le digne homme professait la plus grande estime pour le savoir et l'habileté de l'Irlandaise, il ajouta :
–– Nous aurons de la peine à vous remplacer Jenny, mais la certitude de votre bonheur nous sera une consolation bien douce.
Jenny écoutait ces consolations bienveillantes avec une impatience contenue. Elle comptait les jours avec une ardeur fiévreuse, parlait sans cesse des courriers d'Irlande qui n'arrivaient pas, et quand il devint évident pour elle que les formalités exigées par la loi française ne pourraient être remplies avant le retour de sir Patrice, elle éprouva comme un violent accès de désespoir.
Dès lors son parti fut arrêté.
Elle prit la résolution de brusquer le dénouement que Mac Allan semblait attendre avec tant de calme et de patient amour. Obéissant à des raisons qu'elle connaissait seule et qui seront révélées au lecteur quand il en sera temps, elle s'enfuit un soir de chez son pro tecteur.
En rentrant chez lui, dans un petit appartement meublé qu'il occupait vers le milieu de la rue de Provence, Mac Allan trouva la jeune fille installée chez lui, pleurant, la figure cachée dans les mains.
–– Vous ! s'écria l'Irlandais voyant Jenny assise sur un canapé, vous Jenny ? Vous ici, et à cette heure ?
–– Oui, Edward, répondit la jeune fille en montrant son visage baigné de larmes, Est -ce que vous refuseriez à votre amie un asile qui soit pour elle un refuge ?
–– Vous refuser asile ! reprit Mac Allan sur un ton qui ne laissait aucun doute à propos des sentiments qu'il éprouvait, vous êtes la maîtresse ici, comme vous l'êtes de moi-même.
Au ton dont ces paroles furent prononcées, la jeune fille, quel que fut son projet, comprit qu'elle était sûre de remporter la victoire :
–– Je vous ai dit cent fois, Edward, combien la vie que je mène à l'hôtel Wellinster m'était lourde et pénible. Aujourd'hui le fardeau a dépassé mes forces, je l'ai quitté pour toujours, et n'ayant à Paris qu'un seul ami, je me suis réfugiée chez lui. Ai -je bien, ai-je mal fait ?
Aveuglé par sa passion, Mac Allan ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'étrange dans la conduite de la jeune fille ; il ne vit que la douleur dont témoignait son attitude.
–– Vous ne pouvez mal agir, Jenny, répondit-il. Aussi bien, dans les termes où nous sommes, quel défenseur plus zélé trouveriez -vous ? Ce logis est le vôtre, usez -en à votre fantaisie.
La situation ne laissait pourtant pas que d'être assez embarrassante. Mac Allan était logé comme le sont les jeunes gens de passage à Paris ; de plus il avait à
lutter contre l'ardeur de son amour, que la démarche pleine de confiance de Jenny et la douleur qu'elle semblait ressentir venaient d'accroître jusqu'aux plus extrêmes limites.
Quelques jours après, sir Patrice Wellinster arrivait de Londres et se rendait d'abord chez son père.
Les premiers moments d'effusion passés, le jeune homme demanda sa fille ; on la lui amena, et comme malgré les caresses qu'elle lui prodiguait, sir Patrice s'aperçut que miss Oratia avait dans les traits quelque chose de triste et de contraint, il s'enquit de la cause :
–– Ah ! vous ne savez pas la nouvelle, lui dit lord Wellinster ; Oratia est triste parce que son institutrice, miss Jenny, nous a subitement abandonnés.
–– Miss Jenny vous a quittés ! s'écria le nouvean venu dont la voix s'altéra sensiblement, tandis qu'il essayait en vain de cacher une douloureuse surprise.
–– Oui, reprit le vieillard se trompant à l'expression du visage de son fils, et je comprends tout l'ennui que vous cause, pour votre chère petite, cette nouvelle inattendue. Quand nous serons seuls, je vous raconterai ce petit roman.
–– Mais, c'est plus qu'un ennui, mon père, dit le jeune Wellinster en essayant de reprendre son empire sur lui-même, c'est une véritable catastrophe pour ma fille. Jamais nous ne remplacerons miss Jenny.
–– Je suis tout à fait de votre avis, Patrice ; mais que voulez -vous ! miss Jenny était jeune, et les jeunes gens !...
A part lui, et comme s'il n'avait pu s'habituer complètement au départ de l'Irlandaise, lord Wellinster ajouta, assez haut pour que son fils l'entendît :
–– Celle-ci cependant m'a trompé. Et Mac Allan. Qui l'aurait dit ?
Miss Oratia partie, l'Anglais entreprit de raconter à son fils l'aventure singulière et passablement scandaleuse dont, pendant son absence, l'hôtel avait été le théâtre.
Quelques instants après avoir reçu cette confidence, sir Patrice ayant réfléchi sur sa conduite et s'étant fixé à lui-même le parti qu'il avait à prendre, se pré sentait au logis d'Edward :
–– Sir Mac Allan est parti depuis quelques jours, lui répondit un personnage qui tenait à la fois du concierge et du maître d'hôtel.
–– Seul ? demanda l'Anglais.
–– Non certes, reprit son interlocuteur, mais avec une jeune fille, sa compatriote, qu'il doit épouser.
–– Et... savez -vous quelle route ils ont prise ?
–– Je le sais parfaitement. Nos amoureux doivent être en ce moment à Genève, sur le point de procéder à la cérémonie nuptiale.
Le soir même, sir Patrice Wellinster se mettait en route pour la Suisse.
IV
LE SECRET DE JENNY.
Sir Patrice avait probablement de sérieuses raisons d'atteindre Mac Allan et Jenny puisqu'il n'avait pas hésité à se lancer à leur poursuite.
Arrivé à Genève, l'Anglais descendit précisément dans l'hôtel où les deux jeunes gens avaient passé
quelques jours, mais ils s'étaient déjà remis en route pour l'Allemagne, au dire de l'hôtelier, et ils devaient visiter ce pays sans suivre d'itinéraire bien déterminé.
Sans hésiter, en s'informant auprès des maîtres de postes et dans les principaux hôtels qu'il trouvait sur sa route, l'Anglais se remit aisément à leur poursuite. Il eut de leurs nouvelles à Mayence, faillit les rejoindre à Cologne, et n'arriva devant Trèves que le lendemain même de leur départ de cette ville.
Au dire de l'aubergiste allemand qui les avait logés et qui logea de même sir Patrice, les deux jeunes gens, après une pointe poussée jusqu'en Hollande, devaient gagner l'Italie en repassant par la Suisse.
Tout autre que sir Patrice eût abandonné cette chasse qui durait depuis plus de trois mois ; mais nous l'avons dit, le fils de lord Wellinster ne détestait pas courir le monde. De plus, et par moments, il devenait le plus enragé gentleman qu'on pût imaginer. Il se jura à lui-même qu'il finirait par atteindre les fugitifs, et, plutôt que de les poursuivre en Hollande, il alla les attendre au passage du mont Cenis.
Malheureusement pour lui, la saison déjà avancée, et d'autres raisons encore poussèrent Mac Allan, une fois de retour à Genève, à préférer prendre la voie de mer pour se rendre en Italie.
Les deux jeunes gens rentrèrent en France en suivant la vallée du Rhône, gagnèrent Marseille où ils s'embarquèrent pour Naples, visitèrent Rome, Florence, Pise, et prirent leurs quartiers d'hiver à Livourne où, plus heureux que sir Patrice, nous les retrouvons dix mois, environ, après les avoir perdus de vue, installés dans une maison de la magnifique rue qui se nomme aujourd'hui Victor-Emmanuel, et
qui constitue à peu près, à elle seule, la Marseille italienne.
Mac Allan et Jenny n'étaient pas encore mariés.
Dans les premières heures d'ivresse, ils s'étaient contentés d'être heureux, de s'aimer, de compter l'un sur l'autre d'une manière absolue et, inconnus au milieu des pays qu'ils traversaient, ils avaient, au jour le jour, remis sans cesse au lendemain le soin de régulariser leur union.
Mais à Naples, un soir, dans une maison qu'ils avaient louée sur les bords du golfe, Jenny rêvait, seule, à son enfance écoulée le long des verts chemins de l'Irlande, en compagnie de Mac Allan, qu'une visite obligée avait contraint de rester en ville.
Tout à coup, il se passa dans son être une chose étrange et inconnue.
Elle crut percevoir, elle perçut une sensation, dont rien jusqu'alors ne lui avait donné l'idée. Un tressaillement cruel, à la fois, et délicieux parcourut son corps de la tête aux pieds ; elle essaya de se soulever et retomba sur son siège, pâle, indécise, se demandant de quelle nature était l'émotion qu'elle éprouvait ?
–– Mon Dieu ! murmura-t-elle, parlant bas, et portant involontairement les deux mains sur son cœur, pour essayer d'en comprimer les battements.
Dans les profondeurs du ciel presque noir, à force d'être bleu, brillaient des étoiles sans nombre. Jenny les yeux levés vers cet infini resplendissant, crut le voir s'entrouvrir et son regard plongeant dans des sphères supérieures et inconnues :
–– Mon Dieu ! murmura-t-elle de nouveau, m'auriez-vous pardonnée ? Touché de mon amour pour Edward, voudriez -vous me refaire digne de lui par la maternité ?
Elle attendit un instant, cherchant encore avec anxiété à se rendre compte de la sensation fugitive autant qu'inconnue qu'elle venait d'éprouver, attendant qu'elle se renouvelât et n'osant point cependant l'espérer.
Au bout de quelques instants ; le même frisson délicieux parcourut et ébranla son être tout entier :
–– Mac Allan ! Edward ! s'écria la jeune femme, se soulevant et courant se précipiter dans les bras de l'Irlandais qui venait d'arriver à ses côtés.
–– Quoi donc, ma chère Jenny ? dit le jeune homme. Qu'y à-t-il?
–– Il y a, balbutia Jenny, rougissant de cette pudeur qui n'abandonne la femme qu'au dernier soir de la vie, il y a... que Dieu a béni nos amours. Dans quelques mois tu seras père.
Mac Allan frémit de la joie qu'éprouve une créature humaine à se savoir continuée dans la vie, et cette nouvelle arrivait à son heure pour effacer en lui de détestables impressions.
Jenny, qu'il aimait avec passion, et dont il se croyait aimé de même, semblait, par sa tristesse, aussi bien que par son inégalité de caractère, lui cacher certain mystère qu'il s'acharnait à vouloir pénétrer. Sans avoir précisément à se plaindre de sa jeune femme, l'Irlandais avait pu constater qu'elle nourrissait, en dehors de leurs amours, une préoccupation inexplicable, étrange, indéfinie : au fond de l'âme de Jenny, il avait surpris le remords.
Aussi accepta-t-il comme un heureux augure la prochaine maternité de son amie. Il y vit un motif nouveau de revenir à la raison et au sentiment des convenances, en légitimant une union à laquelle il n'allait plus manquer bientôt aucun élément de bonheur.
D'un mutuel accord, les deux jeunes gens décidèrent qu'ils se marieraient à Livourne, ville dont les communications restaient fréquentes avec l'Angleterre et qui, par le temps de blocus continental qui régnait alors, leur offrait l'avantage de posséder dans ses murs un agent consulaire de la Grande-Bretagne.
Mac Allan écrivit dans ce sens en Irlande, puis les deux jeunes gens, après avoir visité Rome, se rendirent à Livourne, en traversant Florence et Pise.
C'est là que nous les retrouvons, une fois de plus, quatre ou cinq jours après la délivrance de Jenny, qui mit au monde un délicieux poupon ; elle exigea qu'on lui donnât le nom de son père.
Tout était prêt pour la cérémonie du mariage. On n'attendait, pour y procéder, que les relevailles de la jeune femme.
Un jour que la malade s'étant assoupie, Mac Allan se trouvait dans un petit salon de son appartement, un jeune garçon, qui leur servait de domestique, vint lui remettre une carte de visite :
–– Sir Patrice Wellinster ! lut l'Irlandais. Et se précipitant vers la porte, croyant qu'il s'agissait de lord Wellinster ; qu'il entre, et au plus tôt, cria-t-il.
Sir Patrice, ayant suivi son guide, parut dans l'embrasure de la porte ; il avait entendu la réponse de Mac Allan et saisi sa méprise.
–– Pardon, sir Mac Allan, fit l'Anglais en s'avançant, vous comptiez voir le père, quand c'est le fils qui se présente, n'est-il pas vrai ?
Au ton dont ces paroles furent prononcées, à l'attitude du jeune homme, l'Irlandais comprit qu'il se trouvait en présence d'une provocation, et qu'une explication n'allait pas tarder à suivre :
–– Tout ce qui porte le nom que vous venez de
prononcer a le droit d'être reçu dans ce logis avec empressement, répondit-il. Que Votre Seigneurie veuille bien accepter un siège.
Sir Patrice n'avait jamais aperçu son adversaire. Il fut frappé doublement par la noblesse et l'énergie de son visage et par le ton digne, calme, posé avec lequel il s'exprimait. Par malheur, depuis six mois au moins qu'il courait après sir Edward, il se déclarait à bout de patience :
–– Mac Allan, reprit-il, doit deviner ce qui peut amener chez lui le fils de lord Wellinster.
Ces mots affectaient de si près l'intention d'une grossièreté que, sans la ressemblance extraordinaire existant entre le père et le fils, l'Irlandais n'eût pas cru à l'identité de son interlocuteur :
–– Mac Allan n'a pas appris à deviner, dit-il avec hauteur.
–– Il sait du moins écouter, répliqua l'Anglais, et Wellinster le lui apprendra ; il s'agit, sir Edward, de nous couper la gorge.
Mac Allan était le plus courageux des hommes, mais il se trouvait si surpris par cette idée de bataille qu'on venait d'exprimer devant lui qu'il crût un instant rêver :
–– Nous couper la gorge ? mumura-t-il. Vous et moi, sir Wellinster ? Et pourquoi ?
Ce fut le tour de sir Patrice de témoigner de son étonnement :
–– Pourquoi ? dit-il. Avez -vous donc oublié ce qui s'est passé à l'hôtel de mon père ?
Mac Allan vit dans ces paroles une allusion à l'enlèvement de Jenny :
–– Je n'ai rien oublié, mylord, reprit-il doucement, et la preuve c'est que je suis disposé à remplir mon
devoir, à présenter à votre honorable père et à vous-même toutes les excuses possibles pour le trouble momentané que Jenny et moi avons pu jeter dans votre famille, surtout pour la façon rapide dont nous avons fui, malgré toute la bienveillance que daignait nous témoigner milord Wellinster. Mais notre conduite sera pleinement justifiée dans quelques jours.
–– Il ne s'agit point de cela ! interrompit sir Patrice.
–– Et de quoi s'agit-il alors ? demanda Mac Allan que la colère commençait à envahir.
–– Allons ! s'écria l'Anglais un instant interdit par la placidité de son compatriote, est -ce que vous ne sauriez rien de sa conduite passée ?
–– À votre tour, milord, que voulez -vous que je sache ? demanda sir Edward.
Patrice s'était assez avancé pour ne pouvoir plus reculer. D'ailleurs la passion qui l'avait entraîné vers l'institutrice de sa fille s'était accrue par le fait de l'éloignement et lui montait au cerveau en gerbes de sang. Il continua avec une sourde rage et presque sans réfléchir à l'infamie de sa conduite :
–– Ce que je veux que vous sachiez, c'est qu'avant vous j'aimais miss Jenny, qu'elle m'a aimé avant de vous aimer, que je vous hais, et que vous aurez ma vie, si je suis assez maladroit pour ne pouvoir vous débarrasser de la vôtre.
–– Vous avez menti ! s'écria Mac Allan blême de colère et de douleur.
L'Anglais resta froid devant cette insulte.
–– Au fait, dit-il, elle est bien capable de vous avoir trompé comme elle m'a trompé moi-même. Tenez !
Puis ouvrant à la hâte un portefeuille, sir Patrice jeta sur une table, à portée de la main d'Edward, une liasse de lettres.
V
LA JUSTICE DE MAC ALLAN.
Mac Allan resta un moment anéanti sous le coup qui venait de l'atteindre, puis il prit les lettres que lui tendait sir Patrice, en parcourut fiévreusement deux ou trois, et put se convaincre de l'immense malheur sous lequel il se sentait plier, de l'indigne tromperie dont il était l'innocente victime.
–– Et mon fils ? se demanda-t-il avec une sorte d'hésitation.
Cette pensée, loin de le calmer, lui mit au cœur le désir d'une implacable vengeance.
–– Milord, dit-il à sir Patrice, en l'enveloppant d'un regard plein d'une haine désormais insatiable, vous avez raison, l'un de nous doit disparaître et peut-être les deux. Aussi ce sera un duel à mort, n'est -ce pas ?
–– Telle est bien ma pensée, répondit l'Anglais.
–– À partir de ce moment nous ne nous quittons plus ; il faut que dans une heure au plus tard la question soit vidée.
–– J'ai dans ma voiture les armes nécessaires, reprit sir Patrice. On m'avait si bien parlé de votre bravoure, sir, que j'ai pensé pouvoir abréger les préparatifs d'un combat, Nos témoins, si vous n'y voyez point d'obstacle, seront les quatre premiers soldats que nous rencontrerons.
Sir Patrice, maintenant certain de se battre, avait retrouvé son calme et sa courtoisie de grand seigneur.
–– J'approuve, dit Mac Allan, toutes vos combinaisons et je me déclare prêt à vous suivre.
Et l'Irlandais se dressa en effet pour donner à ses paroles la sanction qu'elles attendaient.
A la porte, au moment où il allait quitter l'appartement, il s'arrêta pâle, anxieux, semblant se demander s'il ne retournerait pas en arrière, s'il ne reverrait pas encore une fois, avant de partir, sa femme indigne et son enfant innocent.
Le regard de l'Anglais qui le suivait de son œil clair, ironique et provocateur, lisant jusqu'au fond de son âme pour y surprendre toutes ses pensées, toutes ses douleurs, lui fit subitement abandonner son projet.
–– Non, non ! murmura-t-il après quelques secondes, marchons, je les tuerais tous les deux.
Et bravant sir Patrice en passant devant lui, il s'élança le premier dans l'escalier.
Il fut fait suivant la volonté de l'Anglais.
Dans la rue se promenaient des sous-officiers de la garnison française séjournant alors à Livourne ; sir Patrice s'approcha d'eux, leur exposa sa demande et les pria de s'adjoindre quelques-uns de leurs camarades.
Une heure après, tout était convenu entre les témoins des adversaires :
–– Messieurs, leur avait dit l'Anglais, sir Edward Mac Allan, que voilà, appartient à une bonne famille d'Irlande ; moi-même je suis fils d'un lord du même pays, et mon nom est sir Patrice Wellinster. Un outrage sanglant, une de ces injures qu'on ne peut pardonner, ont été infligés par l'un de nous à l'autre ; il faut donc que l'un de nous disparaisse, que ce soit ou l'innocent ou le coupable. Je vous offre ma parole d'honneur, et mon compatriote est prêt à m'imiter,
que le service que vous allez nous rendre n'a rien que de très honorable.
Mac Allan fit signe qu'il approuvait de tous points les paroles de l'Anglais.
Les quatre sous-officiers n'en demandaient pas davantage.
Arrivés sur le lieu du combat, situé un peu en dehors de la porte Médicis, les témoins jetèrent au-dessus de leur tête une pièce de monnaie pour décider à qui appartiendrait le choix des armes. Le sort favorisa sir Patrice.
–– L'épée, dit-il.
Il fut convenu que le combat ne cesserait que par l'incapacité de l'un des combattants. Si cependant, et pour en finir, après avoir duré un quart d'heure, le combat à l'épée ne fournissait pas de résultat décisif, celui qui se trouverait le premier fatigué aurait le droit de réclamer les pistolets.
Mac Allan attaqua l'Anglais en homme qui veut en finir vite à tout prix. Sir Patrice, tireur consommé, se défendit un instant avec une évidente supériorité, que doublait encore un sang-froid prodigieux.
Il savait que le plus sérieux danger qu'on puisse courir sur le terrain vient non pas tant de la science de l'adversaire, que de la résolution où il est de se faire tuer pourvu qu'il tue.
A la fin, le jeu de Mac Allan devint si fatigant pour sir Patrice que celui-ci résolut d'en finir.
Après une ou deux feintes habiles, et jugeant le moment propice, il allongea le bras ; une sensation de brûlure dans l'épaule le força de reculer. Le fer de l'Irlandais venait de l'atteindre cruellement, mais il avait au moins la satisfaction d'avoir touché lui-même son adversaire à la poitrine.
–– Arrêtez -vous, messieurs, prononça l'un des témoins.
Un moment de repos devenait en effet nécessaire aux combattants ; aussitôt que l'Anglais voulut reprendre l'assaut, son bras engourdi, sous l'influence de sa blessure lui fit comprendre que le combat ne pouvait être continué à l'épée.
Il s'en ouvrit à l'un de ses témoins qui lui-même discuta le fait avec ceux qui assistaient l'Irlandais.
–– Sir Wellinster peut-il au moins tenir un pistolet ? demanda Mac Allan d'un air ironique, dès qu'il fut mis au courant de l'accident.
–– Certes ! répondit l'Anglais en se redressant de toute sa taille.
–– Eh bien ! continuons avec les armes à feu.
On mesura vingt-cinq pas, puis on convint que les adversaires marchant l'un sur l'autre tireraient à volonté leurs deux coups, – ils tenaient une arme dans chaque main. – S'ils arrivaient à se toucher, si même la vie de l'un d'eux tombait complètement à la merci de l'autre, les témoins ne devaient point même essayer de s'interposer.
Au signal convenu, Mac Allan marcha lentement vers son compatriote.
Ce fut un moment rempli d'angoisses, ainsi qu'un émouvant spectacle pour les assistants. L'Anglais, sans quitter sa place, ajustait le jeune homme avec la plus froide attention.
Malgré leur bravoure ordinaire, les quatre témoins ne purent s'empêcher de frémir à la vue de ces hommes intrépides, dont l'un certainement allait mourir bientôt.
Mac Allan avançait toujours, les mains tendues en avant. Il était à quinze pas de son ennemi quand celui-ci tira. Une secousse à la tête le contraignit à
s'arrêter ; il se secoua ainsi qu'un chien mouillé, comprit qu'il n'avait été qu'effleuré, ajusta de nouveau et tira à son tour.
L'Anglais ne parut point sourciller, donc il n'était point atteint :
–– Vous êtes blessé ? voulut dire un des témoins en
s'adressant à l'Irlandais.
–– Restez à vos places, messieurs, répondit vivement celui-ci. Ce ne peut être grave, car je ne sens qu'une très légère douleur.
Ce n'était rien en effet. La balle de sir Wellinster n'avait que très légèrement frôlé sa tempe.
Jetant au loin son pistolet inutile, l'Irlandais reprit sa marche vers sir Patrice. Une terrible et suprême résolution se lisait dans ses yeux.
L'Anglais comprit qu'il fallait tuer vite et sûrement pour conserver la vie. Il tira son second coup au moment où son adversaire élevait la main pour faire feu.
Mac Allan laissa tomber son dernier pistolet ; un mince filet de sang s'échappait d'une grave blessure qu'il venait de recevoir à l'avant-bras droit.
Sir Patrice crut le voir chanceler, et, par un mouvement machinal allait s'élancer pour le retenir, avant qu'il ne s'affaissât sur le sol :
–– Demeurez, milord ! s'écria le blessé d'une voix terrible. Demeurez où vous êtes. Il me reste une balle à tirer, la bonne, si vous voulez me le permettre ?
Et dans un effort suprême, il ramassa son arme de la main gauche, puis d'un pas mal assuré, lent, sans cesser d'être régulier, et témoignant d'une indicible force de volonté, il continua à marcher sur son ennemi.
Une joie immense éclatait dans ses yeux, une féroce
et sanguinaire satisfaction se trahissait sous la pâleur de ses joues et dans la contraction de ses lèvres.
Sir Patrice croisa les bras sur la poitrine ; froid et calme, il regarda la mort s'avancer.
Les témoins frémissaient de terreur instinctive. L'un d'eux se cacha le visage dans les mains pour échapper au sanglant dénouement qui n'allait pas tarder à se produire. Un autre, plus épouvanté encore, ne put s'empêcher de s'écrier :
–– Ne le tuez pas, monsieur !
Mais, lui, devenu bestialement sanguinaire, lança sur eux son regard implacable : on eût dit l'ange de la Justice accomplissant sa terrible mission avec l'impassible et froide volonté du destin.
Quand il fut assez près de sire Patrice, quand le canon de son arme put toucher son visage, lentement il éleva la main et le lui posa sur le front.
Sir Patrice resta inflexiblement debout, attachant sur Mac Allan un fier regard de défi.
Tout à coup celui-ci sentit sa vue s'obscurcir, sa vie l'abandonner, son bras prêt à retomber dans une impuissance fatale. À peine eut-il le temps de presser la détente. Le coup partit ; les deux hommes tombèrent à la fois, l'un mort et la tête fracassée, l'autre évanoui et perdant son sang par sa dernière blessure.
Quinze jours plus tard, l'irlandais, suffisamment guéri, s'embarquait sur un navire se rendant à Marseille.
Il n'avait pas revu Jenny ; il avait même refusé de la revoir. Mais quelques heures avant de partir, il avait réclamé par l'intermédiaire de la police livournaise l'enfant qui portait légalement son nom, et qui lui appartenait à l'exclusion de sa mère ; puis, ayant
tiré de son portefeuille quelques billets de banque, il écrivit la lettre suivante :
« J'ai tué sir Patrice Wellinster, après qu'il a failli me casser le bras. Ceci vous expliquera ma blessure, mon départ aussi, et vous apprendra surtout que je possède votre secret. Voici quelque argent, Jenny, faites en sorte d'en tirer le meilleur parti possible ; mais n'essayez jamais de me revoir. » Lettre et billets placés sous enveloppe furent jetés à la poste au moment même où le navire qui portait Mac Allan appareillait ses voiles.
VI
LE STRAND.
Londres est à la fois la ville la plus joyeuse et la plus sombre, la plus animée et la plus déserte, la plus opulente et la plus misérable du monde entier.
Selon que le voyageur traverse ses quartiers aristocratiques et commerçants, ou qu'il s'égare dans ceux qui servent d'asile à une misère dont rien en France ne saurait donner l'idée, son cœur s'épanouit ou se resserre, ses yeux se réjouissent ou se ferment, soit d'horreur, soit de pitié.
Des différences inouïes, des oppositions brutales et inattendues frappent à chaque pas le regard. On di rait que la capitale de la vieille Angleterre est une ville multiple, ou plutôt que c'est un assemblage de villes juxtaposées, mais n'ayant entre elles aucun lien, aucune parenté.
L'immensité de Londres, ses mœurs, ses traditions,
surtout l'organisation sociale anglaise, ont produit ce colossal phénomène d'une ville de plus de trois millions d'habitants, dont les diverses parties semblent non seulement étrangères les unes aux autres, mais encore incapables de se réunir, de se fondre en un tout homogène et complet. Londres pourra grandir encore, sa population s'augmenter, elle n'offrira jamais que le spectacle d'une immense réunion d'hommes, elle ne sera jamais une ville dans le sens que nous attachons en France à ce mot.
Un soir de novembre 1 8 1 6, par un de ces brouillards opaques et glacés qui, des derniers jours d'octobre jusqu'à la fin mars, font de Londres le centre par excellence du spleen, de la fièvre et de l'ivrognerie, le Strand, rendez -vous ordinaire des viveurs et de ce qui commençait alors à s'appeler la fashion, était brillant, animé, vivant comme un jour de fête.
C'était un samedi. Or ce jour, veille du grand repos officiel, les magasins fermés, les comptes de la semaine apurés, la paye des ouvriers faite ou reçue, tout ce qui se respecte d'ordinaire à Londres, tous ceux qui par suite de leurs occupations ou de leurs goûts se tiennent à l'abri des atteintes du vice national, l'ivresse, les gens sobres en un mot, se relâchent quelque peu de leur surveillance sur eux-mêmes et se laissent facilement entraîner par des amis moins rangés qu'eux.
Le long des boutiques du Strand, d'où s'échappaient des torrents de lumière, au milieu d'un tumulte indescriptible, se promenait une foule énorme de promeneurs et de passants.
Des fenêtres entr'ouvertes, soit des Clubs, soit des tavernes à la mode, sortaient des flots de clarté éblouissante, mêlés aux éclats d'une joie dont le retentissement
retentissement à ressembler singulièrement à celui de l'orgie.
Sur la chaussée, au milieu d'une boue éclairée par une lumière pour ainsi dire liquide, se croisaient, en un incessant pêle-mêle, des voitures de toutes les formes, de toutes les grandeurs, de tous les prix, depuis le cab vulgaire, jusqu'à la lourde mais somptueuse calèche du duc et pair. La plupart de ces derniers véhicules traînés par des chevaux du plus grand prix, conduits par de gros cochers poudrés, portaient, à part les maîtres, de nombreux laquais, roides à leurs places, et chamarrés sur toutes les coutures.
De temps à autre, quelque fringant attelage se glissait à travers tous ces équipages superbes, plus rapide, mais non moins opulent, où l'on pouvait apercevoir sur les coussins du fond, perdue dans la soie, dans les fourrures, la figure mignarde, insolente et fatiguée d'une des reines impures de Piccadilly, ou celle d'une déesse à la mode sur le turf galant de Haymarket et de Leicester-square.
Tout ce monde, piétons ou voitures, allait, venait, se croisait, se mêlait dans un joyeux tumulte, puis s'engloutissait peu à peu sous les voûtes illuminées des nombreux édifices consacrés à la débauche et à l'orgie.
Sous les vestibules dorés, les lourds marchepieds des voitures, déroulés à grand fracas par des valets couverts de broderies d'or, de soie et d'argent, s'abaissaient sous la botte vernie des gentlemen ou sous le pied finement chaussé des folles ladies. Riant et chantant, les uns fiers de leur jeunesse, les autres orgueilleux de leur opulence, les arrivants s'accostaient, se saluaient ; de joyeux groupes se formaient, puis disparaissaient derrière les lourdes portières de damas
ou de velours. D'un geste dédaigneux, les maîtres congédiaient les valets, les voitures se retiraient laissant la place à d'autres qui, sans cesse, arrivaient du dehors.
C'était bien là l'Angleterre opulente et orgueilleuse, avec sa morgue s'étalant fastueusement au grand jour, son audacieuse corruption dédaignant les dehors hypocrites et absolument ignorante de ce qu'on appelle chez nous la crainte du qu'en-dira-t-on.
A la porte de l'un des plus bruyants, des plus brillants aussi de ces lieux de plaisir hantés parla fine fleur de l'aristocratie londonienne se tenait, ce soir-là et depuis quelques instants, un jeune homme de haute taille, soigneusement enveloppé dans les plis d'un large manteau.
Ses regards semblaient suivre avec mépris, presque avec irritation, toutes les péripéties de ce joyeux mouvement.
Haut botté, il frappait du talon, avec une impatience visible, le sol humide du trottoir, tantôt s'arrêtant, tantôt parcourant à grands pas un espace dont il semblait avoir lui-même fixé les limites.
Quelquefois, sans souci des regards qui pouvaient l'atteindre, il se penchait pour plonger son œil ardent jusque dans l'intérieur des voitures défilant devant lui ; mais n'y découvrant pas l'objet de ses recherches, il se détournait alors dépité et reprenait sa promenade devenue plus tourmentée.
Dans un de ces mouvements pivotants, alors qu'il traversait une zone de lumière fournie par les fenêtres d'un club voisin, on put apercevoir l'ensemble de ses traits, qu'il avait à la fois hardis et sympathiques.
Contrairement à la mode anglaise, ce promeneur
impatient portait, roulés sur eux-mêmes, de beaux et longs cheveux bruns lustrés. Une fine moustache, tombant sur les coins de sa bouche, ombrageait sa lèvre inférieure.
A la pâleur mate et saine du visage, à la forme des yeux, légèrement bombés, mais charmants de coupe et d'éclat ; au dessin du nez un peu fort quoique finement attaché ; surtout à l'angle rentrant très prononcé par lequel ce nez s'unissait à un front d'une hauteur et d'une beauté rares, il était impossible de ne pas reconnaître dans le promeneur impatient un des types les plus purs de cette race irlandaise, dont les longues souffrances, ainsi que l'héroïsme sont la honte de l'Angleterre, le remords de l'Europe.
Edward Mac Allan – disons tout de suite le nom d'un des principaux personnages de notre récit historique – paraissait alors âgé d'environ vingt-cinq ans.
Seul descendant d'une vieille famille du nord de l'Irlande, il avait achevé d'excellentes études à Dublin ; puis rapporté de ses longs voyages en Allemagne, en France, en Italie, de vastes connaissances qui, jointes à une aisance de manières, à un charme dans sa tenue et dans toute sa personne, le rendaient le gentleman le plus séduisant comme aussi le plus sympathique.
Dans le monde, où son nom lui donnait un facile accès, on le disait riche, orphelin, libre en tout de lui-même ; mais on le tenait pour original et excentrique ( le mot commençait à prendre racine ) ; puis on l'accusait hautement de s'être laissé séduire en France par les principes et les maximes égalitaires de 1 7 8 9.
Nous verrons par la suite quels étaient en effet le caractère, les façons de voir, de vivre, de penser et
de sentir de Mac Allan, quel but enfin il avait fixé à son existence.
Cependant les voitures succédaient aux voitures, les passants aux passants, et celui ou ceux que le jeune Irlandais semblait attendre ne se hâtaient point d'arriver.
De plus en plus impatient, entendant l'heure sonner à une horloge voisine, il s'approcha d'une boutique et consulta sa montre :
–– C'est bien dix heures, murmura-t-il tout bas. Est -ce que sir Francis Burdett manquerait au rendez-vous que je lui ai fixé ?
Et quelque chose comme un nuage de doute pénible et de vague soupçon se répandit sur les traits de Mac Allan.
Mais, comme il achevait à peine de formuler sa pensée intime, une main, se posant légèrement sur son épaule, le contraignit à se retourner vivement.
–– Ah ! c'est vous, Votre Honneur, dit-il avec un visible élan de satisfaction. Grâce vous soit rendue de n'avoir pas oublié de venir.
VII
SIR FRANCIS BURDETT.
L'homme que Mac Allan venait de saluer du titre de « Votre Honneur » semblait être tout à fait dans la force de l'âge : grand, un peu gros, les favoris bien fournis, les cheveux d'un blond légèrement ardent, bouclés d'eux-mêmes, les yeux bleus pleins de flamme
et d'intelligence, élégant, rempli de distinction, quoique d'une roideur affectée, sir Francis Burdett – car c'était bien lui – offrait au regard la personnification parfaite, et telle qu'on se la représente ordinairement, de l'homme d'État anglais.
A cette époque, et par suite des événements dans le récit desquels nous entrerons bientôt, il était l'homme le plus abhorré à la fois et le plus adulé de l'Angleterre. Détesté par les nobles Anglais, dont il avait déserté la cause, haï de la famille royale, auprès de laquelle il avait, à plusieurs reprises, très chaleureusement défendu les intérêts du peuple, il était adoré des classes malheureuses, dont il s'était déclaré le soutien, le défenseur, l'avocat, au sein du parlement et jusqu'au milieu des splendeurs de la cour.
Mis à l'index par toute la haute société anglaise, la scission était allée si loin que, lorsqu'elles paraissaient aux bals de Sa Majesté, les filles de sir Burdett étaient annoncées comme les petites-filles de leur aïeul, afin que leur véritable nom n'eût pas l'air d'être jeté comme une insulte.
Étrange destinée ! Lorsque sir Francis mourut, dans un âge avancé, c'était le parti populaire qui l'abhorrait comme un apostat, tandis qu'aux yeux des conservateurs il passait pour un homme de bien, dont les convictions n'avaient pu être ébranlées à un seul moment et par un seul des événements de sa vie.
Mais à l'instant où s'ouvre ce récit, sir Francis était en pleine possession de sa popularité, et c'est à peine si deux ou trois personnes de son entourage qui le connaissaient et pouvaient le juger, savaient à quoi s'en tenir sur la vanité formant le fond de son caractère et sur le profond égoïsme qu'il avait au fond du cœur, quoiqu'il réussît à le cacher sous des dehors de
philanthropie et d'entier dévouement à la cause du peuple.
Nous reviendrons d'ailleurs sur le compte de sir Francis Burdett. Les événements dont nous allons aborder le récit nous le montreront tel qu'il était réellement. Pour l'instant nous avons hâte d'entrer dans le vif de notre action.
–– Doutiez -vous de moi, Mac Allan ? répondit sir Burdett aux paroles par lesquelles l'avait salué l'Irlandais.
Et avec une grâce et une bonhomie qui, de la part d'un si grand seigneur, d'un des hommes les plus riches, les plus puissants des trois royaumes, indiquaient un vif désir de plaire, sir Francis prit familièrement le bras du jeune homme et le passa sous le sien.
–– Je ne doutais pas de votre volonté, milord, répondit Mac Allan avec un reste de contrainte, mais je craignais que vos occupations ou quelque réception dans le monde...
–– Rien ne saurait m'arrêter, interrompit vivement sir Burdett, lorsqu'il s'agit de m'éclairer sur les souffrances du peuple, sur la misère qui ronge et déshonore mon pays. D'ailleurs, ce rendez -vous, n'est -ce pas sur ma demande que vous l'aviez fixé ? Je n'ai donc à m'excuser auprès de vous que d'être arrivé quelques minutes en retard.
Le nuage de doute et de soupçon, qui depuis quelques instants semblait errer sur le front de l'Irlandais, se dissipa à ces mots :
–– Je vous le répète, milord, dit-il, je ne doutais pas de vous. La preuve, c'est que j'étais là, vous attendant, et que j'y serais resté jusqu'à votre arrivée, quand même elle aurait été plus tardive. Mais vous le
savez, continua le jeune homme en montrant d'un geste la cohue qui les entourait, ce luxe, ce bruit, cette joie égoïste, cette folle et aveugle avidité de plaisir qui s'affiche ainsi, alors que tant de pauvres gens souffrent ; tous ces hommes qui s'amusent au grand jour quand tant de leurs frères meurent dans l'ombre, de misère, de froid, de faim ; tout cela constitue un spectacle qui m'est odieux ; par conséquent j'avais hâte de vous voir me rejoindre pour fuir ces lieux de honte et de folie.
Mac Allan avait prononcé ces mots avec une conviction extraordinaire. Des flammes jaillissaient de ses yeux, sa voix trouvait des intonations fiévreuses pour peindre l'indignation et la pitié qu'il paraissait si bien ressentir.
–– À la bonne heure ! répondit sir Francis Burdett en baissant la voix et en regardant autour de lui si nul n'avait pris garde à la sortie de son interlocuteur, désormais, nous fixerons en un autre endroit le lieu de nos rendez -vous.
–– Votre Honneur me rendra un véritable service.
–– C'est entendu. Veuillez maintenant me conduire dans celui que vous m'avez offert de visiter en votre compagnie.
–– Je suis aux ordres de Votre Honneur.
Les deux hommes se préparaient à quitter le Strand.
–– Un mot encore, fit observer sir Francis en arrêtant son compagnon et fixant sur lui un regard perçant, vous m'assurez qu'il n'y à aucun danger à courir ?
–– Aucun, milord, si ce n'est celui d'être reconnu et de vous voir, par le fait de cette démarche, un peu plus compromis auprès du Prince-Régent, de la famille royale et de vos collègues du Parlement.
Sir Francis haussa les épaules en homme à qui cet inconvénient paraissait des plus légers.
–– Partons ! dit-il.
Les deux hommes se mirent en route, non sans avoir pris le soin de s'envelopper avec précaution dans leurs manteaux.
Guidé par le jeune et enthousiaste Irlandais, sir Francis Burdett descendit le Strand, se lança dans Fleet street, contourna la vieille basilique de Saint-Paul, longea un instant les sombres et lourds bâtiments de la Tour de Londres, puis s'engagea dans George street.
Par suite du phénomène que nous avons signalé dans les premières lignes de notre premier chapitre, au fur et à mesure que nos deux promeneurs s'éloignaient du Strand, brillant et mouvementé, le bruit, l'animation et la lumière semblaient décroître autour d'eux.
Les quartiers qu'ils venaient de traverser, la rue où ils se trouvaient en ce moment, sont pourtant encore pleins de vie, non plus peut-être de cette vie factice et de ce mouvement désordonné au milieu desquels ils avaient laissé la foule des oisifs et des débauchés du Strand, mais de cette vie active, de ce mouvement que les affaires, que le travail jettent dans les rues commerçantes des grandes villes.
A cause de l'heure avancée, les passants devenaient rares, mais ils existaient, on les voyait de temps en temps, quelque voiture attardée débouchait d'une rue latérale et faisait entendre son roulement lointain. Enfin, par les fissures des portes, à travers les plis des rideaux suspendus aux fenêtres, perçaient de douces clartés qui témoignaient de la présence de bons bourgeois alors occupés de terminer la besogne
besogne jour, ou de se préparer au repos de la nuit.
Tout à coup, Mac Allan, poussant son compagnon, lui fit décrire un brusque angle droit, et l'entraîna à sa suite dans une ruelle innommée débouchant sur George street.
A l'étroitesse de ce long et tortueux boyau, au peu de lumière qu'y répandaient quelques pâles réverbères et à la hauteur des sombres maisons qui le bordaient, sir Francis sentit son cœur se serrer ; malgré lui, sa main s'assura si un pistolet, qu'il portait à tout événement dans sa poche, se trouvait bien à sa portée.
–– N'est -ce pas là l'entrée de l'enfer ? demanda-t-il à son compagnon en affectant le ton de la plaisanterie.
–– Ceci est un lieu de plaisance à côté de celui où je conduis Votre Seigneurie, répondit de même l'Irlandais.
La rue devenait cependant trop étroite pour que les deux hommes pussent continuer à la parcourir de front. Force fut à sir Francis de quitter le bras de Mac Allan et de lui emboîter le pas.
Après quelques minutes de marche, sir Francis et son guide arrivèrent sur les bords de la Tamise, les suivirent quelque temps, puis s'arrêtèrent au milieu d'une espèce de cour carrée, formée par des clôtures de bois délabrées et par quelques maisons noires et silencieuses, dont un seul regard permettait de préjuger les habitants, qui ne pouvaient être autres que des mendiants ou des malfaiteurs.
–– Voici le Wapping, dit Mac Allan à son compagnon ; voici le réceptacle où viennent aboutir toutes les misères et tous les vices qu'engendrent la constitution anglaise, l'orgueil et la sottise des lords, l'égoïsme et l'aveuglement des marchands et des industriels
industriels Voici la sentine où naissent, croissent, se multiplient, se dégradent et meurent, quand la prison, la corde ou la Tamise ne s'en emparent pas avant l'âge, des hommes faits à notre image, les frères selon la loi divine, les égaux selon la loi humaine, de ceux que nous venons de quitter au milieu des fêtes et des orgies du Strand. Sir Francis Burdett, voyez, comparez et jugez.
VIII
LE WAPPING.
Ainsi que l'y engageait son compagnon, sir Francis Burdett jeta un regard autour de lui ; il ne put maîtriser un mouvement d'horreur et d'involontaire dégoût.
Pourtant, nous l'avons dit, le jeune Irlandais, soit par calcul, soit que la topographie l'y conduisît, avait aussi habilement que possible ménagé la transition à son noble compagnon d'aventures.
Près d'une heure s'était écoulée depuis qu'ils avaient quitté le Strand resplendissant de lumière, débordant de tumulte et de joie, et la route qu'ils avaient prise, que nous avons parcourue avec eux, à travers des rues marchandes encore pleines d'animation, aurait dû préparer l'esprit en même temps que les regards de sir Burdett au désolant et sinistre spectacle qu'il avait maintenant sous les yeux.
Mais rien ne saurait rendre l'aspect morne, désolé à la fois et hideux de ce coin de Londres qui s'appelle le Wapping.
Certes, notre Cour des miracles jouissait autrefois, dans le sens de l'horrible, d'une réputation justement méritée, d'après les descriptions contemporaines, et bien des gens vivent encore qui ne se souviennent qu'avec un mouvement répulsif de certains carrefours disparus de la Cité de Paris ; mais, ni la Cité, ni même la Cour des miracles ne sauraient entrer en comparaison avec ce cloaque physique et moral au milieu duquel Mac Allan venait d'introduire sir Francis.
Le Wapping a été exploré et dépeint par un certain nombre de chercheurs et de philosophes ; les détails que nous fournissent les descriptions dans lesquelles ils ont résumé leurs impressions sont véritablement navrants.
La population de ce quartier se compose surtout de mendiants et de voleurs. Là, la misère a ses catégories, le crime a ses castes.
Au dernier rang de ce qu'on appelle chez nous la pègre, c'est-à-dire le monde des voleurs et des assassins, s'y tient le pick-pocket, le voleur de hasard, le filou. Au-dessus de lui vient le gouoff, le voleur de profession, celui qui ne vit que du vol, le prépare, l'exécute et n'a nulle autre industrie que celle-là ; puis, à un degré plus élevé encore, nous trouvons le burglar, celui qui vole avec effraction, les armes à la main et tue au besoin ceux qui ne veulent pas se laisser dépouiller.
Telle est la base de la population du Wapping, à laquelle il faut joindre beaucoup d'enfants abandonnés, un grand nombre de femmes perdues, quantité de repris de justice et de vagabonds. L'incurable misère de l'ouvrier, les longs chômages, le désordre jeté dans les familles par l'or des riches coureurs de
femmes, enfin les habitudes d'ivrognerie se chargent de combler les vides incessants que les excursions de police, la maladie et la mort font sans cesse parmi ce ramassis de misérables.
Et le théâtre est tout à fait digne des acteurs.
Qu'on se figure comme formant le centre de ce coupe-gorge – la place publique de cette ville étrange – une espèce de cour irrégulière, affectant vaguement la forme d'un carré, bordée de maisons ou plutôt de huttes élevées d'un ou deux étages au plus, tombant littéralement en ruines, noires, sales, hideuses.
Le sol à peine pavé, ou dont le pavé disparaît du moins sous des amas de boue et d'immondices de toutes sortes, sert, hiver comme été, de couche à un nombre considérable de gens sans aveu, d'ivrognes et d'enfants perdus.
A la lumière du soleil, ce lieu est purement horrible.
Aux ouvertures des maisons pendent des châssis brisés, absolument privés de vitres ; des haillons sans formes ni couleurs se balancent de toutes parts.
Les portes sont à l'égal des fenêtres, disjointes, brisées ou tombant en poussière.
Sur le pavé gluant de tous les détritus, se traînent, des enfants étiques, des femmes hâves, décharnées, mourant de faim. De temps en temps passe un mendiant, quelque éclopé, quelque malheureux vivant d'une affreuse infirmité.
Pas un vieillard d'ailleurs. C'est là le trait caractéristique du Wapping, jamais un homme ayant dépassé la quarantaine, jamais une femme âgée de plus de trente ans ; le brouillard de la Tamise, combiné avec le gin des tavernes voisines, les prisons de la vieille Angleterre, au besoin les bouts de corde savonnés du
bourreau de Londres, empêchent de vieillir dans cet enfer.
Mais la nuit, par le temps brumeux où arrivaient sir Francis et Mac Allan, l'aspect du Wapping est presque intolérable, tant il est hideux, tant ce pandœmonium du crime et de la misère soulève un monde de pensées lugubres.
Sir Francis essayait donc en vain de percer du regard l'obscurité profonde et pour ainsi dire malsaine qui l'environnait, de percevoir un bruit quelconque au milieu du silence glacial et sinistre dont il se sentait pénétré par tous les pores.
Vaines recherches ! À peine si, de loin en loin, une ombre passait auprès d'eux, furtive et comme honteuse, puis disparaissait dans un trou noir, servant de porte ; à peine si, par intervalles, le roulement très lointain d'une voiture attardée, un cri venant des quartiers éloignés, apportaient au grand seigneur la certitude qu'il y avait encore des vivants à Londres.
Les deux hommes restèrent donc un instant accablés dans la contemplation de cet épouvantable spectacle.
Ils se croyaient, ils étaient même à l'antipode de cette ville tumultueuse qu'ils venaient à peine de quitter. Tout bas ils se demandaient comment sous le même ciel, à si peu de distance les uns des autres, des créatures de même espèce, faites à l'image d'un même Dieu et régies par les mêmes lois, pouvaient vivre d'une vie si dissemblable.
Quelles que fussent les ambitions secrètes de sir Francis Burdett, quel que fut le mépris de l'espèce humaine qu'on l'accusait parfois de nourrir secrètement au fond du cœur, ce qu'il voyait, ce qu'il devinait était si horrible, qu'en ces quelques minutes
passées au centre du Wapping, il fut bien réellement l'homme qu'il paraissait être, plein de compassion pour les souffrances des misérables au milieu desquels il se sentait respirer, d'indignation contre l'esprit audacieusement égoïste des heureux de ce monde, dont il était une partie.
Mac Allan, lui, sentait se retremper, au spectacle de tant de misère, les convictions au triomphe desquelles il avait par avance voué toutes les forces de son âme, compromis tous ses intérêts, offert même le sacrifice de sa vie.
Tout à coup, sir Francis crut voir, à quelques pas de lui, un groupe se mouvoir dans l'ombre, et quatre hommes vêtus de haillons, armés d'énormes gourdins, quatre hommes dont les figures portaient l'empreinte de toutes les audaces, de tous les vices, peut-être hélas ! de toutes les souffrances, se précipitèrent vers les deux compagnons.
Sir Burdett, avec ce courage calme de l'Anglais de race, se trouva en une seconde sur la défensive, son pistolet à la main.
Mais l'Irlandais, passant rapidement devant lui, fit un pas vers les assaillants et, se servant pour la circonstance de la langue française, leur jeta ces deux mots au hasard :
–– Du pain !
–– Ou du fer ! répondirent à la fois dans le même idiome les quatre nouveaux venus.
Et aussitôt ils se retirèrent à distance respectueuse.
–– Est -ce ainsi que l'on reçoit des amis ? continua Mac Allan, en le prenant sur le ton du commandement. De vous quatre quel est le chef et comment s'appelle-t-il? Qu'il approche !
–– Le chef c'est moi, répondit humblement un des hommes ; je m'appelle Tom Flasher.
En disant ces mots, selon les injonctions de l'Irlandais, l'homme s'approcha, tête basse, de ceux qu'il allait naguère attaquer.
–– Eh bien ! Tom, reprit Mac Allan, allez -vous dire à présent quel métier de brigand vous faisiez là ?
A cette voix dont maintenant il reconnaissait sans doute le timbre, Tom Flasher répondit :
–– Pardon, sir Edward, au milieu de cet affreux brouillard nous ne vous avions pas reconnu, et...
–– Et ? insista l'interlocuteur, voyant que Tom hésitait.
–– Que Votre Grâce me pardonne, conclut Tom sur un ton qui trahissait un reste de doute et de soupçon, mais Votre Grâce n'est pas seule, je dois me taire.
–– Tu dois parler, au contraire, répliqua vivement le jeune homme. Veux -tu que ce gentleman qui m'accompagne aille répéter partout que Mac Allan, dont chacun sait le dévouement à la cause du peuple, fréquente des bandits et se fait obéir par des coupeurs de bourse ?
Tom, d'un coup d'œil, sembla consulter ses compagnons :
–– Il y à la consigne, murmura l'un de ces derniers.
–– Il y à la consigne ! s'écria le fougueux tribun. Et cette consigne est faite pour moi ! Elle est faite aussi peut-être pour celui-ci, continua-t-il en posant sa main sur le bras de sir Francis, pour votre défenseur le plus intrépide et le plus noble, pour sir Francis Burdett !
IX
LA CONSIGNE DE TOM FLASHER.
A ces mots, au nom vénéré de sir Francis, les quatre hommes, jetant au loin les bâtons dont ils étaient armés, se précipitèrent vers lui, saisissant ses mains, soit même les bords de son manteau, puis les couvrant de larmes et de baisers :
–– Sir Francis ! s'écriaient-ils, sir Francis parmi nous !
–– Le père du peuple au milieu de ses enfants !
–– Le noble sir Francis dans notre Wapping misérable et désolé !
Et, avec les signes de la plus touchante vénération, de la plus profonde reconnaissance, les quatre Chevaliers du Chaos, puisque tel était le nom qu'ils se donnaient, prodiguaient à celui qu'ils venaient d'appeler : le Père du peuple, les protestations les plus chaleureuses d'amour et de dévouement.
Malgré son impassibilité ordinaire, sir Francis était, ou du moins se montrait vivement touché de ces protestations naïves :
–– Merci, mes amis, disait-il en serrant dans ses mains fines et aristocratiques les mains calleuses des quatre compagnons, merci !
Mac Allan, de son côté, se montrait ému :
–– N'est -ce pas, Votre Honneur, dit-il en s'adressant à sir Francis, n'est -ce pas que de pareils moments font oublier tous les déboires de la politique, qu'ils payent au centuple tous les efforts qu'on peut
tenter pour défendre la cause du peuple, pour assurer son triomphe ?
–– Oui, reprit sir Francis, et l'effusion de ces braves gens me met au cœur un nouveau courage, une ardeur nouvelle à le servir, à rester son avocat dévoué.
Le premier moment d'émotion passé, Mac Allan revint à la demande qu'il avait une fois déjà adressée à Tom Flasher :
–– Eh bien ! maître Tom, diras -tu maintenant à Sa Seigneurie et à moi-même pourquoi vous nous avez ainsi brutalement attaqués, ni plus ni moins que si vous aviez été des voleurs ?
–– Nous espérions même passer pour tels, répondit Tom Flasher.
–– Bah ! dit en souriant sir Francis, et d'où vous venait cette singulière ambition ?
–– Ainsi que j'avais l'honneur de le dire tout à l'heure à sir Edward, fit un des hommes, il y avait la consigne et nous l'exécutions.
–– Et cette consigne ?
–– Cette consigne nous prescrivait de surveiller le Wap ping, et Vos Seigneuries ont pu voir que nous le surveillions. Mais elle ne nous disait pas d'attaquer les gens qui nous paraîtraient suspects, et nous espérions, en passant à vos yeux pour des voleurs, vous effrayer assez pour vous forcer à quitter la place.
–– Parfaitement, mais ceci, tout en nous apprenant quelle était la consigne, ne nous dit pas dans quel but cette consigne vous avait été donnée.
–– Que Vos Seigneuries veuillent nous suivre l'espace de quelques pas, dit Tom Flasher, elles ne tarderont pas à en savoir autant que nous.
Et il conduisit les deux hommes en face d'un trou
béant qui s'ouvrait dans le mur d'une maison voisine, avec l'intention bien évidente de remplir le rôle d'une porte :
–– Cette ouverture, continua Tom Flasher, ou si vous le préférez, cette fente donne accès dans un corridor, au bout duquel se trouve une cave.
–– Ensuite ?
–– Dans cette cave un œil exercé peut apercevoir un nouveau passage au moyen duquel il est facile de s'introduire dans un souterrain, ou plutôt dans un ancien égout dont les eaux ont été depuis longtemps détournées.
–– Parfaitement, interrompit Mac Allan, c'est l'égout qui passe sous la taverne du Mûrier, située aux pieds de la Tour de Londres.
–– Oui, Votre Grâce, et qui communique même avec les sous-sols de cette taverne. Or, comme cette dernière issue est connue d'un grand nombre d'habitués, par conséquent de la police elle-même, nous avions mission d'en surveiller les alentours.
–– Mais ce que je ne comprends pas encore, reprit Mac Allan, malgré que je saisisse parfaitement votre consigne, c'est le but dans lequel elle vous avait été donnée.
–– Les frères sont en séance à la taverne du Mûrier, répondit Tom, dont ce fut le tour de montrer quelque étonnement ; est -ce que sir Edward l'ignorerait ?
–– Les frères sont en séance ! s'écria Mac Allan. Et qui a convoqué cette réunion ? Et comment se fait-il que je n'aie pas été prévenu qu'elle devait avoir lieu ?
Tom et ses trois compagnons firent signe qu'ils étaient, à cet égard, d'une ignorance aussi complète que celle de l'Irlandais.
Celui-ci parut un moment réfléchir :
–– Mac Allan, lui dit tout bas sir Francis Burdett, ne serait -ce pas le moment de m'introduire dans l'assemblée de vos amis ? Il me semble que jamais occasion plus favorable ne risquera de se présenter ?
–– J'y pensais, murmura le jeune homme, mais cette assemblée, tenue sans ma participation, pour ainsi dire en dehors de ma volonté, me paraît suspecte autant qu'inexplicable.
Après quelques instants de nouvelles réflexions, l'Irlandais reprit en s'adressant à sir Burdett, mais en employant la langue française :
–– Je désire ne rien vous cacher, milord, afin que vous ne puissiez éprouver aucune surprise. Parmi nous se meuvent deux courants contraires, l'un que je dirige à volonté ; celui-là descend des sources les plus pures pour aller vers la réalisation légale et pacifique des réformes dont vous vous êtes fait le noble défenseur. L'autre se précipite avec une impatience fébrile, une fureur souvent démoniaque ; il veut, il prétend procéder par la violence, par la lutte armée, immédiate, et celui-là m'échappe souvent.
Si vous ne craignez pas plus que moi de le braver, je vais vous conduire à la taverne. Mais réfléchissez tandis que je vais éclaircir mes derniers doutes.
Et en effet, pour achever de s'instruire, pour fixer ses suprêmes hésitations, Mac Allan, reprenant son idiome national, demanda à Tom Flasher :
–– Qui préside cette séance ?
–– William Castle est le président, répondit Tom, et les deux frères Watson lui servent d'assesseurs.
–– Toujours lui ! toujours ces hommes ! s'écria malgré lui Mac Allan frappant du pied avec colère. Des scélérats ou des fous qui finiront par perdre et déconsidérer la plus noble des causes !...
« Et quel est le sujet à traiter dans cette réunion ? continua l'Irlandais en s'adressant à Flasher.
–– Il s'agit de prendre une résolution pour s'opposer à l'envoi de la pétition que le dernier meeting de Greystoke place a résolu d'adresser à S. A. le Prince-Régent, sur la motion de Hunt, le marchand de cirage du quartier Saint-Paul.
–– Vous l'entendez, milord, reprit Mac Allan, reprenant l'usage de la langue française, vis-à-vis de sir Francis Burdett, vous voyez à quoi risquent d'aboutir les efforts que Votre Seigneurie, Hunt et moi-même, avons faits pour obtenir l'envoi de cette pétition.
–– Raison de plus, répondit sir Burdett, qui paraissait avoir pris son parti, pour que nous neutralisions par notre présence inattendue dans cette réunion, le mauvais effet des paroles de Castle et des Watson.
–– Vous le voulez, milord ?
–– Je le désire.
–– Je vous avertis que la réunion doit toucher à sa fin, que l'auditoire de Castle et des frères Watson doit être maintenant surexcité jusqu'aux dernières limites de l'exaltation, et qu'il peut y avoir quelque danger pour Votre Seigneurie.
–– N'importe ! allons.
Mac Allan hésitait encore. Cependant, en présence de la résolution fermement exprimée de sir Francis, il dut à son tour s'arrêter à une décision :
–– Tom, dit-il à Flasher, sir Burdett désire être introduit dans la réunion de la taverne du Mûrier. Avez-vous quelque ordre qui me concerne et m'empêche d'accompagner Sa Seigneurie ?
–– Nullement, et je me ferai un insigne honneur de
vous guider tous les deux jusqu'au milieu de nos frères.
–– Nous vous suivons, dit sir Burdett.
Tom Flasher franchit la porte délabrée de la vieille maison devant laquelle se trouvaient les interlocuteurs, et bientôt on put voir briller, puis s'agiter à l'intérieur la lumière de plusieurs torches.
Alors il revint chercher sir Burdett et Mac Allan.
–– Vous autres, dit-il à ses trois compagnons, redoublez de vigilance tandis que je vais introduire ces deux seigneurs où ils désirent qu'on les conduise, et je reviens.
Sur les pas de Tom Flasher, sir Burdett et l'Irlandais pénétrèrent à leur tour dans le trou béant qui s'ouvrait devant eux, parcoururent le corridor dont leur avait parlé le guide, trouvèrent la porte établissant une communication entre la cave et l'égout dont les eaux avaient été détournées ; suivirent cet égout dans toute sa longueur, pour arriver ainsi devant une dernière ouverture, celle qui donnait accès dans une des caves de la taverne précitée.
A cette limite les hauts personnages durent s'arrêter sur l'ordre de quatre nouveaux surveillants qui s'étaient avancés de quelques pas à leur rencontre, en apercevant briller dans l'ombre la clarté des torches que portait Tom Flasher :
–– Du pain ! leur cria Mac Allan se servant, comme il l'avait fait à l'égard de Tom, de la langue française.
–– Ou du fer ! répondit un des hommes dans le même langage. Vous pouvez avancer.
Sir Francis et Mac Allan remercièrent leur guide et pénétrèrent dans la salle basse de la taverne du Mûrier.
Un instant après, ils entraient dans l'endroit spacieux
spacieux, sous la présidence de William Castle, se tenait une tumultueuse réunion.
X
SITUATION POLITIQUE.
Il est temps pour nous d'initier le lecteur à la situation dans laquelle se trouvait l'Angleterre, au moment où s'y préparaient les terribles événements que nous allons raconter.
La lutte opiniâtre et longue que venait de soutenir la Grande-Bretagne contre la France de Napoléon I er, avait augmenté sa puissance extérieure ; une fois son formidable ennemi vaincu, elle avait vu grandir son prestige de toute la hauteur et de toute l'étendue de la défaite qu'elle lui avait infligée.
Mais, si le résultat de sa victoire avait été favorable à l'accroissement de la puissance anglaise, si l'événement de Waterloo, qui l'avait terminée, pouvait dans l'immensité de son résultat flatter l'orgueil de l'Angleterre, les efforts désespérés qu'elle avait dû soutenir, les ruineux sacrifices qu'elle s'était imposé, avaient porté un coup fatal à sa prospérité intérieure.
Le mécontentement se manifestait à la fois de tous les côtés. À la tribune parlementaire, dans la presse, il éclatait en attaques violentes contre le gouvernement du Prince-Régent ; il devait bientôt se traduire dans la rue par des séditions furieuses et de graves attentats.
On n'aimait pas la famille royale, par contre on détestait le ministère, auquel on reprochait hautement
de rester trop attaché aux principes et à la politique antilibérale de la Sainte-Alliance.
Le premier ministre, Castelreagh, d'après l'opinion publique se laissait guider par les hommes d'État du continent, et Wellington, le vainqueur de Waterloo, quoique élevé déjà sur le piédestal que l'Angleterre dresse à tous ses héros, mécontentait la foule par son insupportable vanité, comme aussi par le mépris qu'il affectait hautement pour les moindres idées de réformes dans le sens démocratique.
Au fond, le plus grand mal résultait des impôts dont une guerre prolongée à outrance avait nécessité l'énorme augmentation, et qui écrasaient tout particulièrement les classes laborieuses.
Un dicton à la mode voulait qu'on comparât la dette nationale à un vampire s'engraissant constamment de la substance et du sang des citoyens.
Si l'on veut un état approximatif de la misère à Londres, il suffira d'apprendre qu'un cinquième au moins de la population vivait d'aumônes, et que le montant de la taxe des pauvres dépassait de beaucoup les revenus d'un État de second ordre.
La liberté civile et politique, dont jouissent les Anglais, dont ils sont si justement fiers, n'avait plus d'attraction pour personne ; la classe moyenne menaçait de disparaître par l'émigration, qui emportait peu à peu tous ceux qui à cette liberté misérable dans leur pays préféraient le bien-être et le travail dans un pays étranger.
C'est dans ces circonstances si difficiles que se produisirent les premiers rudiments de ce qu'on devait appeler plus tard le socialisme et le communisme, et l'on peut dire, d'abord, que c'est de cette époque que date l'apparition de certaines utopies sociales, et que
l'Angleterre de 1816 à 1817 fut le berceau de ces utopies.
Le paupérisme avait pris de telles proportions, la misère était devenue si écrasante, si générale, que les pauvres ne pouvaient tarder plus longtemps à relever la tête, à parler de leurs droits, à chercher à les revendiquer. Pour la première fois, les déshérités de la civilisation songèrent qu'ils étaient les plus nombreux, qu'en s'unissant ils pouvaient espérer d'être les plus forts, et le premier grain de salpêtre destiné à faire un jour sauter l'édifice social fut jeté dans le sillon tracé par l'insouciance, l'égoïsme et l'orgueil des classes riches de la superbe Angleterre.
Dans l'enthousiasme de la guerre contre la France, on n'avait pas pris garde aux souffrances du peuple, et celui-ci les avait patriotiquement supportées comme un malheur nécessaire. Le bruit du canon avait empêché d'entendre les cris de la détresse publique, la faim s'était cachée derrière les exigences de la lutte, derrière l'immensité de l'orgueil national ; mais quand tout ce fracas de gloire se fut apaisé et que les nuages qu'elle dégage eut dissipé ses flocons rouges dans le ciel, les plaintes commencèrent à se faire entendre et durèrent jusqu'à ce qu'elles obtinssent le dessus sur tous les autres bruits.
La nation supputa et calcula le nombre des siens dévorés par la guerre. On s'aperçut alors, on le cria bien haut, que la guerre contre la France, que des alliances avec la Prusse de Blucher et la Russie d'Alexandre, ne pouvaient être au fond que fatales à la cause de la liberté anglaise. Par un revirement des plus extraordinaires, par suite d'une erreur politique inconcevable, erreur que la France devait longtemps partager et payer si cher plus tard, le peuple anglais
se déclara fanatique de Napoléon, en qui il voulait voir le représentant de la Révolution française.
Lui qu'on regardait avant sa chute, et à bon droit comme un despote, comme l'ennemi déclaré de la liberté de tous les peuples, ne passa plus en Angleterre que pour le champion glorieux et peut-être malheureux des idées libérales du monde entier.
En face de la Sainte-Alliance, à la grande stupéfaction de l'Allemagne fanatique alors d'indépendance, le nom du tyran, justement détenu au bagne de Sainte-Hélène, devint, pour l'opposition anglaise, une arme contre le ministère, qui persistait à maintenir l'Angleterre dans l'alliance de l'Allemagne et de la Russie.
La réforme parlementaire devint bientôt le drapeau de tous les mécontents. Les Wihgs la demandaient pour renverser le pouvoir ; les innombrables sectes religieuses pour obtenir l'entrée du parlement ; les communistes enfin, encore peu nombreux, mais déjà très audacieux, pour inoculer leurs opinions à quelques législateurs et essayer de traduire leurs doctrines en faits légaux.
Cette situation générale se compliquait de quelques difficultés particulières. Par le succès de la réforme parlementaire, on espérait, pour ne citer que cet exemple, obtenir le changement de l'acte de navigation, et amener l'État à déclarer la libre importation des céréales.
Sur ce point capital, le ministère allié à l'aristocratie avait vigoureusement combattu la nation, et l'opposition, quoi qu'elle fit, ne put parvenir à procurer au peuple le pain à meilleur marché. Elle se rattrapa d'un autre côté en forçant le ministère à décréter l'abolition de la taxe du revenu.
Ce ne fut un soulagement que pour la classe aisée,
mais dans le peuple, ceux qui souffraient réellement, n'en saluèrent pas moins avec ivresse cette victoire de l'opposition. Elle ne servait en rien leurs intérêts, elle n'améliorait aucunement leur situation, mais c'était un échec au gouvernement qu'ils abhorraient et cela leur suffisait pour l'instant. On peut juger par là de l'état dans lequel se trouvaient les esprits.
Cependant le nombre des malheureux allait toujours croissant. L'élévation des salaires, nécessitée par l'augmentation du prix des vivres, avait obligé un grand nombre de fabricants et de manufacturiers à renvoyer tout ou partie de leurs ouvriers.
Le manque de travail engendra bientôt la faim, et les affamés s'organisèrent en bandes de luddistes, ( destructeurs de machines ). Ces bandes furieuses parcouraient le pays, démolissaient les fabriques, brûlaient les machines, ajoutant à la destruction le pillage, l'incendie, et ne reculant même pas devant l'assassinat.
A cette époque, profitant des malheurs de la situation, l'opposition parlementaire se lança dans un rôle aussi singulier qu'inexplicable.
Au fond, c'était toujours la même lutte des Wihgs et des Torys, alors aux affaires, c'est-à-dire l'antagonisme d'un parti riche et puissant contre un autre parti non moins puissant et non moins riche. Le peuple n'avait absolument rien à espérer de la victoire ou de la défaite des uns et des autres. Les Wihgs résolurent de l'intéresser à la lutte.
Dans la chambre haute, les lords Grey, Landsowm, Holland, Belford et quelques autres, appartenant d'ailleurs à des familles chez qui la défense des droits du peuple était héréditaire, accentuèrent encore leurs réclamations en sa faveur.
Dans la chambre des Communes, Henri Brougham, lord Russel, Hobhouse, sir Robert Wilson, tinrent une conduite analogue.
Ce n'était pas, à proprement parler, l'enthousiasme ni un sentiment de compassion bien sincère pour les souffrances populaires qui poussaient tous ces nobles seigneurs à s'entremettre ainsi. Ils s'y résignaient plutôt comme s'il se fût agi de remplir une obligation formant partie naturelle de leur patrimoine parlementaire. Aussi n'étaient-ils réformistes qu'au point de vue politique, alors que c'était surtout au point de vue social que l'Angleterre éprouvait un urgent besoin de réformes, et d'institutions nouvelles, en rapport avec l'horrible situation dans laquelle elle se trouvait.
Sir Francis Burdett, seul, accentua, dans ce sens, son opposition au ministère, et nous avons vu dans quel discrédit il était tombé auprès de ses collègues et de la famille royale.
Mais il s'était créé de la sorte une grande notoriété, et quoique certains envieux soutinssent hautement qu'il en arriverait à jongler avec les deux partis, la cour et le peuple, il était adoré de ce dernier, qui voyait en lui son unique champion au parlement et surtout sa suprême espérance.
XI
WILLIAM CASTLE.
Nos lecteurs nous pardonneront certainement l'indispensable digression historique, au développement de laquelle nous avons dû consacrer notre dernier
chapitre tout entier. Notre œuvre n'est point un travail de fantaisie ; pour en saisir l'ensemble ainsi que les détails il fallait absolument instruire ceux qui la parcourent des passions politiques et des souffrances de toutes sortes qui dévoraient le peuple anglais, à l'époque où se passent les événements que nous avons entrepris de raconter.
Nous profiterons de cette occasion pour certifier, une fois pour toutes, que nous n'inventons rien que, tous les personnages de ce récit ont existé, qu'ils ont joué les rôles dans lesquels nous les montrons, et que notre part de labeur, dans ce livre historique au fond, consiste dans l'arrangement de la forme, laquelle nous avons tenté de rendre intéressante. Il en est de même pour les actes et les discours où nous allons les voir se lancer ; les uns ont été recueillis, les autres énumérés dans les pièces judiciaires qui servirent de base au célèbre procès de l'Insurrection de Spafields, et dont le résultat fournira le dénouement naturel de notre drame.
Ceci dit, nous revenons à notre action que nous n'abandonnerons plus désormais.
Au moment où Mac Allan et sir Francis Burdett pénétraient dans la grande salle de la taverne du Mûrier, l'aspect de la réunion qui s'y tenait sous la présidence de William Castle, offrait le coup d'œil le plus pittoresque et le plus animé.
Sur une estrade placée au fond de cette pièce immense, autour d'une table en bois blanc que l'usage avait rendue de la couleur de l'ébène, se tenait le bureau, composé de William Castle, président, et des deux frères Watson, l'un forgeron, de son métier, l'autre charpentier. Pour l'instant, ils remplissaient le rôle d'assesseurs.
Autour d'eux, une foule compacte, assise ou debout selon les hasards du groupement, se serrait, se pressait, écoutant avec avidité les paroles fiévreuses de l'orâteur, qui n'était autre en ce moment que Watson junior.
Dans la salle, éclairée seulement par quatre lampes fumeuses, régnait une atmosphère lourde, épaisse, pénétrante. Des vapeurs nauséabondes, résultat d'une moisissure générale, s'élevaient de toutes parts, mêlées à l'âcre odeur de la pipe, à celle des exhalaisons alcooliques.
La respiration des dix-huit cents ou deux mille personnes, réunies dans cet espace trop étroit, malgré son étendue, avait fini par en échauffer l'air et à le vicier d'une façon à le rendre insupportable aux gens qui venaient du dehors.
Mais ceux qui se trouvaient placés là, depuis le commencement de la séance, paraissaient ne prendre qu'un médiocre souci de ces inconvénients, à supposer qu'ils s'en aperçussent.
Leur attention tout entière s'attachait aux paroles de l'orateur, aux développements qu'il donnait à son sujet.
L'auditoire se composait en majorité d'hommes du peuple, d'ouvriers probablement en chômage forcé, de malheureux plus profondément atteints que les autres par l'incurable misère qui gagnait d'un bout à l'autre de la ville et semblait pénétrer dans tous les ménages indistinctement.
Cependant, de loin en loin, au milieu des vêtements en guenilles et des figures patibulaires, se distinguaient sur le fond du tableau, pour en éclaircir les ombres, quelques personnages convenablement vêtus, de figure intelligente et paraissant posséder une éducation plus
en rapport avec l'importance du sujet qu'on discutait.
Quelques femmes – elles n'étaient ni les moins attentives, ni les moins passionnées, – se faisaient aussi remarquer parmi l'auditoire, ainsi qu'un assez grand nombre de jeunes gens, si on peut appeler de ce nom les enfants précoces au vice, chétifs et insolents, qui forment le fond des voleurs à Londres, et qui sont à notre voyou parisien, quel que soit d'ailleurs le peu de mérites de ce dernier, ce qu'est le pire au mal, le mal au passable.
Le président William Castle, qui prit plus tard dans cette affaire le rôle odieux d'espion et de dénonciateur, était un homme d'aspect imposant, presque sympathique. Simplement, mais très proprement vêtu, il dirigeait la discussion avec un très grand tact et une fermeté surprenante. La foule pouvait se méprendre sur son compte, le considérer comme un grand homme inconnu, capable de diriger l'État ; mais il ne fallait pas le regarder deux fois attentivement, l'observer dans la direction qu'il savait imprimer aux volontés de l'auditoire, pour comprendre que, seul peut-être au milieu de tous ces malheureux surexcités par la souffrance ou la passion, il restait maître de lui-même et ne perdait pas de vue le but secret qu'il était chargé sans doute de poursuivre et d'atteindre.
Il nous faut dire quelques mots de cet homme qui joua un rôle si important et si fatal dans l'insurrection des pauvres de Londres de 1 8 1 6, et c'est dans l'interrogatoire que lui fit subir l'avocat de ceux mêmes qu'il avait poussés dans l'abîme, avant de les dénoncer, que nous trouverons des preuves de la bassesse de son caractère, des égarements sans nombre de sa vie.
Castle dissimulait avec le plus grand soin son âge, ou ses allégations à ce sujet semblaient absurdes, ce qui revient au même. Il prétendait avoir vingt-neuf ans au moins, trente-trois au plus. Or, le défenseur établissait, de l'aveu de Castle en personne, qu'il y avait, en 1 8 1 6, vingt ans qu'il avait renoncé à travailler de son état de forgeron, auquel on ne peut se livrer qu'après un certain développement de force. Il aurait donc exercé ce métier dans son enfance.
Cette application que prenait notre héros d'entourer son passé d'un voile mystérieux et impénétrable, ne prouvait rien de bon en sa faveur.
Interrogé s'il était marié, Castle, non sans avoir longtemps hésité, se décida à répondre affirmativement ; mais il ne savait pas de laquelle de ses femmes on voulait lui parler : marié avec une créature de son goût, il avait, disait-il, vécu longtemps avec une autre. La conviction générale fut que Castle était bigame au moins, sinon polygame.
Une de ses femmes avait été expatriée par ses soins, probablement pour se débarrasser d'un témoin compromettant. Avec une seconde il avait subsisté d'un commerce très suspect : d'un commerce de chambres garnies, ce qui laissait soupçonner la profession la plus honteuse.
Après avoir délaissé l'enclume, Castle avait vécu, prétendait-il encore, du produit que lui donnait la fabrication et la vente des poupées d'enfant.
Toujours dans une gêne profonde, capable d'être confondue avec la misère, tous les moyens lui semblaient favorables pour essayer d'en sortir. C'est ainsi qu'il avait longtemps vécu des produits de sa traîtrise envers son pays, en aidant, contre une récompense importante, les officiers français, prisonniers de
guerre, à s'enfuir du Royaume-Uni. Depuis que la mode avait inventé de regretter l'appui prêté à la Sainte-Alliance par la politique anglaise, dans le but de renverser Napoléon, Castle se vantait hautement de la part qu'il avait prise dans ces sortes de hauts faits, en déclarant à qui voulait l'entendre qu'il avait organisé et facilité l'évasion du général Lefèvre-Desnouettes.
En relations suivies avec des escrocs, il avait souvent mis en circulation de fausses bank-notes, ce qui lui avait mérité un commencement d'instruction judiciaire. Mais si ses complices avaient été condamnés à mort ou à la déportation, lui seul avait eu la vie et la liberté sauves, parce qu'il s'était fait dénonciateur en profitant du bénéfice de la loi anglaise et en se déclarant témoin de la couronne, c'est-à-dire révélateur.
Selon l'avocat qui l'interrogeait, Castle avait encore sur la conscience la mort de plusieurs hommes et la perte de beaucoup d'autres.
Le misérable avait en effet élevé à la hauteur d'un art l'immonde profession de témoin de la couronne. Espion de police, agent provocateur, il poussait au mal les natures faibles et faciles à corrompre, puis dénonçant ses complices, il vivait du produit de ses dénonciations.
Tous ces faits ne furent pas suffisamment prouvés, mais la personne de Castle, son attitude dans le procès de l'insurrection qui nous occupe, la rapidité avec laquelle il se déclara une fois de plus témoin de la couronne, tout contribua à rendre sa véracité fort suspecte. Un fait d'ailleurs, et celui-là était accablant pour lui, fut victorieusement établi par son interrogatoire : naguère encore dans une pénurie extrême,
il avait vécu dans l'aisance tant qu'avaient duré les préparatifs de l'insurrection, dont il fut le principal excitateur.
Tel était l'homme qui présidait la réunion de la taverne du Mûrier. Disons tout de suite que c'était par lui et sur ses instigations que cette réunion avait été convoquée, que c'était sur sa demande que Mac-Allan, dont il redoutait la profonde influence, n'avait pas en revanche été prévenu.
L'Irlandais et sir Francis Burdett se glissèrent sans bruit au milieu de la foule écoutant les paroles de Wilson le jeune. Le premier, en entrant, laissa tomber les plis de son manteau et se découvrit par un mouvement naturel.
Castle, à qui rien ne pouvait échapper de ce qui se passait dans l'auditoire qu'il dominait, vit Mac-Allan et ne put s'empêcher de pâlir légèrement.
Mais lorsque sir Burdett, gêné par la chaleur étouffante du lieu dans lequel il entrait, imita son compagnon et laissa voir les traits de son visage, Castle, qui connaissait trop bien, pour avoir sans doute espionné plus d'une fois le noble membre des Communes, tressaillit de dépit et de colère.
Quelques têtes s'étaient retournées vers les nouveaux venus, quelques saluts affectueux, témoignant d'un grand, d'un sympathique respect, avaient été envoyés de loin à l'adresse de l'Irlandais. Un peu de tumulte s'en était suivi, couvrant la voix de l'orateur et le gênant dans l'énonciation de ses pensées.
Castle voulut payer d'audace, et, d'une voix nette, brève, sonore, prononça les mots sacramentels : – Attention ! Écoutez !
XII
LA TAVERNE DU MURIER.
Sur l'invitation du président, avec cet esprit de discipline qui forme le trait caractéristique des réunions politiques de la libre Angleterre, toutes les têtes se retournèrent à la fois vers l'orateur, qui put continuer son discours.
Le sujet qu'il traitait, si on se rappelle les paroles de Tom Flasher, portait sur la discussion et l'annulation d'une décision prise quelques jours avant dans un meeting tenu à Greystoke-Place, décision obtenue par les soins de Mac Allan et de Hunt, le marchand de cirage, dont il sera bientôt question, en vertu de laquelle une pétition relatant les souffrances du peuple et demandant au gouvernement qu'il se hâtât d'y porter remède, devait être remise par le négociant lui-même au Prince-Régent.
Ce moyen conforme à la loi, très correct, tout à fait dans les habitudes de la nation anglaise, avait séduit tous ceux des amis du peuple qui songeaient sérieusement à l'adoucissement de ses souffrances. Mais le gouvernement d'un côté, les fauteurs de troubles de l'autre, les exaltés, les impatients, la tourbe des malfaiteurs qui comptaient sur le pillage de Londres, plusieurs étrangers à la solde de la Sainte-Alliance, avaient résolu de faire avorter ce projet.
Watson, l'orateur, était un jeune homme à peu près du même âge que l'Irlandais. Ouvrier intelligent, ainsi que son frère, ils avaient pris à cœur la cause
populaire et s'étaient, avec une généreuse, une aveugle ardeur, jetés l'un et l'autre à corps perdu dans le mouvement qui s'accentuait si rapidement.
Loyaux, enthousiastes, ils n'avaient pas deviné le rôle odieux de William Castle, et celui-ci les employait comme l'instrument de ses machinations, prêt à les briser dès qu'ils deviendraient compromettants ou même qu'ils cesseraient de lui devenir nécessaires :
–– On vous parle de cette pétition ( 1 ), continua l'orateur dès que le silence se fut rétabli, voulez -vous connaître quelle sera la réponse du Prince-Régent ?
–– Oui, oui ! s'écrièrent de toutes parts les auditeurs anxieux.
–– Il répondra que ses oreilles ne doivent pas être salies par le bruit de vos plaintes, que dans la famille royale on ne répond jamais à une pétition, à moins qu'elle ne vienne des nobles universités d'Oxford ou de Cambridge, ou de la corporation de Londres. Je l'entends s'écrier déjà : Laissez -moi tranquille et périssez dans votre misère. Et pourtant il se décerne à lui-même le titre de père du peuple
–– Ce titre appartient à un autre, interrompit une voix glapissante.
–– À sir Francis Burdett, continua sur un ton de basse-taille un batelier de la Tamise.
–– Hurrah ! pour sir Francis Burdett ! s'écria l'auditoire tout entier.
–– Attention ! Écoutez ! prononça le président déjà débordé de fureur, tandis que Mac Allan serrait et sentait trembler d'émotion dans les siennes la main de sir Francis.
( 1 ) Avons -nous besoin de répéter que cette harangue est tout à fait historique ?
Ce dernier assistait ainsi, inconnu et silencieux, à ces douces manifestations de sa propre popularité. – Lui, le Prince régent, notre père ! reprit Watson. Le premier devoir d'un père n'est-il pas de protéger ses enfants ?
–– Oui ! oui !
–– Le fait-il ?
–– Non ! non !
–– Nos droits sont sous ses pieds. Il ne ménage pas son luxe, il sait pourtant que l'argent qui le paye sort de nos poches. Des Anglais libres souffriront-ils longtemps d'être menés comme des esclaves nègres, d'être foulés aux pieds comme des pierres ou des bûches inutiles ?
A ces mots, toute l'assemblée se leva, agitant les mains et s'écriant :
–– Non, non ! nous ne devons plus le souffrir.
–– À nous seuls de nous délivrer, frères ! Qu'attendons -nous encore de nos maîtres ?
–– Rien ! rien !
–– Depuis le dernier meeting, où nous prîmes la résolution de nous aider les uns les autres, quelques personnes ont distribué aux pauvres des écuelles de soupe faite avec des os de bœuf sans viande ; des souscriptions entre les riches ont produit la misérable somme de deux ou trois cents livres sterling ( 1 ), quand ces millionnaires auraient pu, sans se gêner, sacrifier cent mille ou deux cent mille livres. Croient-ils donc que c'est avec cette dérisoire aumône qu'ils viendront à bout de calmer les souffrances du peuple ? Et ce Prince-Régent, auquel on veut que nous nous adressions encore, n'a-t-il pas,
( 1 ) La livre sterling vaut 2 5 francs.
dans son inflexible générosité, trouvé, – au fond de nos poches, non des siennes, – pour nous nourrir et nous vêtir, la somme vraiment bien énorme de cinq mille livres ?
Le fait malheureusement véritable semblait tourner bien plus à la confusion qu'à la gloire des donateurs.
L'aristocratie et le haut commerce anglais, prenant exemple sur le gouvernement lui-même, apportaient à guérir les plaies causées parla crise générale, une insouciance égoïste et maladroite, dont, avec les idées philanthropiques actuelles, on ne peut se forger une idée bien exacte.
Aussi, aux paroles ardentes et ironiques de Watson, tout l'auditoire se souleva une seconde fois, prêt à marcher, sur un ordre de ses chefs, contre une aristocratie dévorante autant que détestée.
–– Et l'on voudrait encore, reprit l'orateur avec une nouvelle énergie que nous nous adressions à un tel homme, que nous comptions sur sa bonne volonté. Allons donc ! En nous enlevant des millions et en consentant à nous restituer ensuite une part de son butin, il fait et il fera toujours de même son métier de pasteur de peuple. Les ministres ont pris, à ce qu'il paraît, la résolution de conduire le char de l'État à grandes guides, en nobles et fainéants seigneurs, ils persisteront. Notre gracieux maître et roi, disent-ils négligemment, terminera tout avec fermeté, c'est-à-dire qu'il nous secouera du sol comme une scorie, une vermine ; c'est-à-dire qu'il veut étouffer la grande voix du peuple ; c'est-à-dire qu'ils vont opposer quelques brins d'herbe morte aux flots du torrent...
–– Oui, oui ! s'écria de nouveau et d'une seule voix l'assemblée qui s'enflammait progressivement à la brûlante et sauvage éloquence du charpentier, ils
veulent se débarrasser de nous, en finir avec le peuple et ses récriminations.
Mac Allan frémissait d'impatience, mais sir Burdett le retenait encore et le contraignait à rester dans le coin où ils étaient placés.
–– Les ministres et le Prince-Régent ! continua amèrement Watson. Ils ont à dessein égaré les titres de notre héritage, mais nous saurons les retrouver. La terre est à nous, qu'ils prennent garde ! S'ils ne veulent pas nous restituer ce qui nous appartient, ne ferons -nous pas bien de nous en emparer nous-mêmes ?
–– Oui ! oui ! s'écrièrent de tous côtés les auditeurs du jeune tribun, arrivés au paroxysme de l'exaltation et se précipitant, les poings levés, les regards brillants, vers la tribune où il se tenait dans une attitude enthousiaste et pour ainsi dire frénétique.
Mac Allan, entraînant son compagnon, se glissa à la faveur du tumulte jusqu'au pied de cette tribune improvisée, et malgré l'opposition visible du président Castle, il entreprit d'y monter en compagnie du membre des Communes.
–– Êtes -vous disposés à nous suivre ?... voulut reprendre Wilson.
Mais Mac Allan, toujours suivi de son compagnon, était parvenu à se placer à côté de l'orateur. De toutes les parties de l'immense salle, on put l'apercevoir en même temps, et un hurrah ! frénétique salua son apparition.
–– Laissez parler Mac Allan, crièrent des voix nombreuses.
–– La parole à sir Edward, répéta-t-on de tous les côtés.
Castle essaya vainement de maintenir la parole à son préféré. La confiance aveugle qu'inspirait l'Irlandais
Irlandais emporta sur l'effervescence soulevée par le populaire orateur. Au milieu des cris : Attention ! Écoutez ! il put lancer ces simples paroles :
–– Mes amis, notre cher Watson se trompe en vous trompant. La preuve qu'on s'occupe de vos souffrances en haut lieu, que si l'on négligeait de s'en occuper, votre cause compte assez de partisans dévoués et capables de faire entendre leurs voix pour rappeler le gouvernement et le ministère à ses devoirs, c'est que voici mon noble ami, celui que vous saluiez naguère du titre de père du peuple, sir Francis Burdett...
A ce nom vénéré, en voyant le geste par lequel Mac Allan désignait son compagnon, debout et découvert à ses côtés, en apercevant la tête intelligente de sir Francis, l'auditoire de la Taverne du Mûrier se calma comme par enchantement, ou plutôt il passa, avec la mobilité d'impression qui distingue les foules, à un autre genre d'exaltation, et accueillit par d'enthousiastes acclamations l'arrivée parmi tant de malheureux du noble et riche seigneur.
XIII
LE LODGING-HOUSE.
Sir Francis Burdett était un de ces orateurs merveilleux dont la parole ardente à la fois et musicale oblige à l'attention profonde les auditeurs même les plus prévenus.
Depuis longtemps d'ailleurs, il s'était préparé à l'éventualité dans laquelle il se trouvait en ce moment
placé ; il savait d'avance comment il convenait de s'exprimer en s'adressant directement au peuple. Les quelques phrases qu'il venait d'entendre prononcer par Watson, le succès qui s'en était suivi, ainsi que les procédés employés pour y arriver, lui avaient donné la mesure des moyens oratoires les plus propres à frapper l'imagination des masses, à se les attacher, à leur plaire, à les dominer.
Avec une surprenante facilité, doublée de cet aplomb que donne l'habitude de la parole ; avec la confiance que lui inspiraient le sentiment de sa popularité et la certitude du sympathique respect que son auditoire ressentait pour lui, il reprit en sous-ordre la thèse de Watson, la combattit dans ses parties essentielles, et n'eut pas trop de peine à ramener à lui les esprits égarés.
Son principal argument, le meilleur parce qu'il est humain et sensé, c'est qu'on ne saurait rien fonder par la force, tandis qu'en s'appuyant sur la loi, en usant même, jusqu'à leur entière limite, des moyens de revendication qu'elle offre, en sachant se maintenir dans une ligne politique inébranlable et invariable, les combattants du droit finissent toujours par le faire triompher.
Castle écoutait frémissant et blême les vérités qui s'échappaient limpides de cette bouche dorée pour aller convaincre l'esprit de ses auditeurs. Quant aux Watson, quoique pleins d'impatience et d'illusions, leur bonne foi laissait parler sir Francis et cherchait dans ses paroles celles qui leur permettaient de se rallier à sa prudence, à sa sagesse, à son patriotisme.
La présence de Mac Allan fut pour l'orateur le secours le plus efficace. L'Irlandais, en sa qualité d'idole de tous ces déshérités, ne craignait jamais de se mêler
à eux. Tous le connaissaient, et le plus grand nombre avait pu juger par ses actes que son amour pour le peuple n'était ni platonique, ni intéressé, qu'il savait agir à l'occasion et secourir les plus malheureux d'entre eux dans la plus large mesure de ses moyens.
Sir Francis remporta donc ce soir-là le plus beau succès de sa carrière d'orateur. Il fit décider que la pétition continuerait à se signer comme il avait été convenu au meeting de Greystoke-Place, et il s'engagea à accompagner Hunt, le populaire marchand de cirage, pour la déposer entre les mains du gouvernant.
Le rendez -vous, primitivement fixé au 1 5 novembre, à Spa-Fields, pour entendre la réponse du Prince-Régent à la pétition, fut scrupuleusement maintenu, et Castle, aussi honteux que confus, se vit placé dans l'obligation de lever la séance.
Sir Francis Burdett et Mac Allan eurent à lutter néanmoins contre le dangereux triomphe d'une ovation que le président, dans un but facile à deviner, voulait leur faire décerner. Il s'agissait de reconduire le noble lord jusqu'à son hôtel, au milieu des acclamations populaires et à la clarté des torches. Les Watson eux-mêmes jugèrent cette manifestation comme inopportune, dangereuse et bien plus capable de nuire à la justice de leur cause qu'à la servir. Castle en fut donc pour sa nouvelle confusion et les deux hommes purent enfin se retirer aussi modestement qu'ils étaient arrivés ; les autres assistants disparurent moitié par les portes entr'ouvertes de la taverne, moitié par l'autre issue.
Les gentlemen, pour s'en retourner dans le quartier du Strand, non loin duquel se trouvait l'hôtel de sir Francis, reprirent le chemin qu'ils avaient parcouru
précédemment ; mais en passant dans une petite rue située derrière le chevet de l'église Saint-Paul, l'Irlandais fit remarquer à son compagnon une grande lanterne aux vitres rouges qui se balançait, agitée par le vent, au-dessus d'une porte de triste et pauvre apparence.
Sur les deux plus grands côtés, qu'une flamme intérieure rendait transparents, se détachaient en grandes lettres noires les mots suivants : Lodging-House.
–– Sir Francis, dit l'Irlandais en s'arrêtant sous la lanterne, ce qui contraignit le lord à l'imiter, vous avez, n'est -ce pas, voué votre existence et votre parole au soulagement de cette misère dont meurent et se déshonorent vos compatriotes ?
Lord Burdett fit signe que sa présence en ce lieu, à une pareille heure, après ce qu'il venait de dire et de faire, répondait assez de ses sentiments à cet égard.
–– Oui, reprit l'Irlandais, mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir jusqu'où subsiste cette misère.
–– Ce que j'ai pu observer au Wapping, répondit sir Francis, sans deviner encore la pensée de Mac Allan, me semble atteindre aux plus hautes limites de la dégradation humaine, et l'assemblée d'où nous sortons...
–– Au Wapping, interrompit l'Irlandais, vous avez pu constater en effet une des formes de la misère ; les hideuses demeures de ce sinistre quartier ont pu vous faire supposer l'abjection de leurs habitants : mais pour contempler de plus près toute une catégorie de misérables, pour comprendre tout à fait le degré de souffrance jusqu'où peuvent descendre des créatures dont nous sommes l'image, il faut entrer dans cette
maison, il faut visiter, à l'heure où nous sommes, un de ces réduits connus sous le nom de lodging-house.
–– Pourquoi non ? répliqua lord Burdett, puisque nous n'avons qu'à pousser la porte.
Mac Allan, heureux de l'assentiment du lord, continua en désignant le volumineux réverbère qui servait d'enseigne.
–– Précisément le lodging-house que nous annonce cette lanterne est tenu par un homme que je connais de longue date, car il est tout à fait des nôtres. Il est même probable que quelques-uns de vos auditeurs de tout à l'heure ont eu ou vont avoir recours à son hospitalité à prix réduit. Que votre grâce veuille donc prendre la peine de remonter le collet de son manteau si, semblablement à moi, elle désire n'être point reconnue.
Ces précautions prises, les deux hommes pénétrèrent dans la maison de vice et de douleur, dans le réduit suspect et misérable qu'ils avaient l'intention de visiter.
Par un étroit et obscur vestibule ils arrivèrent au pied d'un escalier en échelle, aux marches mouillées d'humidité, aux parois grasses et sordides, le long desquelles courait une corde que la main de lord Burdett, quoique gantée, se refusa à toucher deux fois.
Grâce à une légère et vague lueur venant du haut de l'escalier et se reflétant sur le poli graisseux des murs en forme de puits qui les entouraient, les deux hommes purent gravir sans accident cette montée d'espèce véritablement dangereuse.
En haut, dans une sorte de niche pratiquée moitié dans la largeur du carré, moitié en empiètement sur une salle voisine dont la porte entr'ouverte laissait échapper des bouffées d'air chaud et singulièrement
singulièrement, se tenait le maître, le logeur, le propriétaire du taudis.
Il passait là, dans cette niche, la plus grande partie de sa vie, derrière un grillage de fer à guichet, surveillant ainsi ses clients ; que ceux-ci entrassent ou sortissent, ils étaient obligés de passer sous ses regards.
Les arrivants n'obtenaient l'entrée qu'après avoir déposé entre les mains du logeur le prix complet de leur coucher.
Mac Allan se penchant à l'ouverture du guichet lança au logeur son mot français, qui paraissait véritablement magique puisqu'il suffisait à lui seul pour lui ouvrir toutes les portes :
–– Du pain !
–– Ou du fer ! se hâta de répondre le gardien, en quittant avec empressement sa logette. Qu'y à-t-il pour le service de Votre Seigneurie ?
–– Maître John Dyale, dit l'Irlandais, ce gentlemen et moi désirons visiter votre maison.
–– Je suis complètement aux ordres de Vos Seigneuries, répondit avec un zèle du meilleur augure celui qui veillait aux destinées du temple, et je me fais un véritable honneur de les accompagner. Qu'elles veuillent bien daigner me suivre.
Ayant fermé à clef le guichet de sa loge, fait résonner, en fermant de même la serrure, évidemment fort solide, d'un tiroir dans lequel il tenait sa recette journalière, maître John tira sur lui une porte à coulisses qu'il assujettit au moyen d'une troisième et non moins résonnante serrure ; puis il se mit en devoir de guider ses visiteurs.
Ici, nous éprouvons le besoin d'abriter derrière une autorité respectable des descriptions que le lecteur
lecteur peut-être tenté de traiter de romanesques ou d'exagérées, et nous laisserons pour quelques instants la parole à un écrivain ( 1 ) qui, ayant étudié de près et à son corps défendant, les mœurs des classes infimes de la population de Londres, peut en parler en toute connaissance, être écouté en confiance et cru sur parole.
Le lodging-house se compose généralement de deux pièces : la cuisine et le dortoir. Il peut contenir de douze à quatre-vingts pensionnaires.
La cuisine est entourée d'un banc de bois ; des tables solidement attachées au sol sont placées de loin en loin. Les fourchettes et les couteaux ne sont fournies que sur le dépôt de quelques centimes fait au comptoir, en manière de garantie.
Au milieu de cette pièce s'ouvre une grande cheminée alimentée de poussière, de détritus de charbon et d'autres ordures. Le manteau en est orné d'agréables dessins et d'aimables légendes, dont la lecture ne laisse pas que de choquer un peu les usages reçus. À une crémaillère en serpent tordu pend une gigantesque bouilloire de cuivre, dans laquelle chante incessamment l'eau destinée au thé.
C'est à cette cheminée et avec cette eau que, moyennant deux penny ( environ quatre sous ), les hôtes de ce logis font cuire de pitoyables débris de tous les aliments avec lesquels l'homme peut assouvir sa faim, débris puisés à toutes les sources impures, ramassés dans les sentines de Londres, épaves du vol aux étalages, miettes de charité privée. L'arlequin s'y trouve à côté de la bouteille de fin Porto.
Le lodging-house en effet ne fournit pas les plats ;
( 1 ) M. Aylic-Langlé.
il loue la cuisine et le foyer à tout venant de cinq heures du matin à onze heures du soir. À cette heure la porte est fermée, et les payants de la nuit restent seuls et passent au dortoir.
Le dortoir a de quarante-deux à quarante-cinq pieds de long, trente à trente-six de large. Les lits ont depuis cinq pieds et demi jusqu'à six pieds et demi de longueur, sur une largeur de trois à quatre pieds. Ils sont formés d'un banc élevé de trois à quatre pieds au-dessus du sol, sur lequel une paillasse est posée, mais seulement dans les lodging-house à quatre sous la nuit.
Dans les autres, on couche trois ou quatre ; il faut être riche, payer supplément, pour avoir un lit à soi et coucher seul ; mais c'est un luxe auquel les habitués de ces taudis paraissent généralement très peu sensibles.
Voilà pour le matériel ; nous allons maintenant dire un mot du personnel qui fréquente les lodging-house et n'a pas d'autres lieux d'habitation, car il est tout à fait en rapport avec le tableau que nous venons de retracer de ces sombres demeures.
Hommes, femmes, enfants, jeunes filles, tous les sexes et tous les âges sont confondus dans ces sentines ; l'immoralité la plus révoltante y fait la loi ; le droit du plus fort s'y exerce dans toute sa plénitude.
Mais ce qu'on ne saurait se représenter, ce qu'il faut avoir vu, c'est la prétentieuse sordidité qui règne parmi les commensaux ordinaires de l'endroit, la physionomie étrange, navrante à la fois grotesque des êtres qui se pressent sur leurs grabats.
Le haillon en est l'uniforme, il est vrai, mais le haillon de haute tenue ; les misérables du Royaume-Uni n'en connaissent pas d'autre. Ils ont une façon
particulière, on pourrait ajouter nationale, d'être déguenillés : habit noir et chapeau rond, véritable habit habillé, habit de bal, habit de cour, de noce, d'enterrement, de cérémonie, vêtement décent, convenable, very respectable comme disent avec leur imperturbable aplomb les fils de la pudique Albion.
L'habitué du lodging-house tient autant qu'un lord à ce vêtement de gentleman ; qu'on juge au prix de quelle malpropreté cet homme parvient à conserver cette loque luisante de graisse, presque toujours trop courte de manches et d'entournures, qui le garantit mal du froid et le fait grelotter sous la glaciale atmosphère de sa chère patrie.
Aux femmes du lodging-house la même remarque peut s'appliquer. Ce qu'elles portent la plupart du temps, sur la tête, ne saurait être classé, faute de forme ; mais il n'est pas rare de voir s'échapper une plume fanée, un panache déchiqueté de ce qui fut autrefois un chapeau. Les loques dont elles sont enveloppées possèdent des vestiges de volants, quelquefois de soie ou de velours. De même que son congénère est et prétend rester gentleman, l'habituée des lodging-house ne veut pas cesser d'être lady.
–– Voilà bien l'Angleterre, murmura Mac Allan à sir Francis, en lui montrant un groupe du sinistre et singulier tableau qu'offrait en ce moment à la vue le bouge de maître John Dyale ; voilà bien cette ruche immense, cette Inde brumeuse, qui maintient orgueilleusement jusqu'au sein de la misère la plus noire les distinctions de castes, et qui le fait avec une rigueur encore plus sauvage parmi ses parias que parmi ses lords et ses grands seigneurs.
Sir Francis Burdett s'était arrêté stupéfait au centre du dortoir, croyant être le jouet d'une illusion d'optique.
Le spectacle qu'il avait sous les yeux était à peu près indescriptible. C'était inouï, incroyable, et pourtant il fallait se rendre à l'évidence, croire à un fait pour ainsi dire palpable quoique paraissant impossible.
Quelques-uns des hôtes de maître John Dyale s'étant levés à l'aspect de deux hommes aussi convenablement vêtus que l'étaient le lord et l'Irlandais, ceux-ci furent en un instant entourés d'un certain nombre de femmes déguenillées, d'enfants presque nus et d'hommes aux figures patibulaires.
Mais un geste accompagné d'un grognement significatif de maître John, renvoyait tout le monde à sa place, où chacun reprit, comme s'il ne les avait jamais abandonnées ses occupations particulières ; un instant après nul ne prenait attention à la présence de ces visiteurs réellement fort extraordinaires dans un semblable milieu.
Le lodging-house contenait, ce soir-là, autant de misérables qu'il en pouvait contenir : mendiants, malfaiteurs, ouvriers sans travail, femmes, enfants, vagabonds de toutes les espèces, de toutes les catégories, la plupart ivres de gin, aux attitudes abruties, aux faces insouciantes, aux regards mornes et éteints, ou brillants du feu ardent de la fièvre et de l'ivresse.
Tout cela grouillait dans un indicible pêle-mêle.
Et cependant, loin du groupe principal, plusieurs des moins déguenillés s'étaient réunis autour d'un homme qui ne paraissait pas, quelque désir qu'il en affectât, être tout à fait un habitué de ce bouge.
Là, comme à la taverne du Mûrier, comme en bien d'autres endroits sans doute, on s'occupait de la grande question du moment, de la misère du peuple
anglais, de la pétition qui devait être envoyée au Prince-Régent, de l'insouciance du gouvernement et de l'égoïsme des classes opulentes en présence de tant de souffrances.
C'est d'ailleurs un signe distinctif, un des traits caractéristiques du peuple anglais, de s'occuper partout et toujours des affaires du pays, et les plus pauvres, les plus ignorants, ceux qui sembleraient devoir attacher la moindre importance aux choses de la politique, sont souvent les plus ardents à s'inquiéter de la question du jour, à la discuter, à donner leur solution personnelle.
Cette fois du moins, les orateurs et les membres du conciliabule qui se tenait sous les misérables lambris de la maison John Dyale, parlaient d'une question qu'ils connaissaient à fond pour l'avoir expérimentée : la misère, et se trouvaient sur un terrain dont ils possédaient la nu-propriété.
Celui dont nous avons parlé semblait être parvenu déjà à la fin de son discours. Monté sur un banc, il s'y tenait debout sur une seule jambe, l'autre, ballant dans le vide, étant notoirement plus courte que celle sur laquelle il s'appuyait.
–– Eh ! n'est -ce pas Preston, fit tout bas Mac Allan à maître John en lui désignant l'orateur.
–– C'est bien lui, Votre Seigneurie, répondit le logeur sur le même ton.
–– Que fait-il ici ? Y vient-il quelquefois ?
–– Ce qu'il fait, Votre Seigneurie le voit, il épilogue. Quant à venir ici, voici trois jours qu'il n'en sort, et s'il cesse de parler parfois, c'est seulement pour boire, manger et dormir.
Mac Allan ne put retenir un mouvement d'impatience.
–– Il doit y avoir là-dessous du Castle et des Watson, murmura-t-il à part lui.
L'individu qui répondait au nom de Preston, professait ordinairement le métier de tailleur ; il avait sans doute des prétentions au beau langage, car il pérorait avec une certaine suffisance au milieu d'auditeurs qui semblaient l'écouter, sinon avec admiration, du moins avec l'attention la plus avide.
Sir Francis, qui venait de consigner ces observations dans sa mémoire, ne put s'empêcher de les transmettre tout bas à son compagnon.
–– Ne vous y trompez pas, milord, répondit celui-ci en baissant toujours la voix, cet homme sait parfaitement ce qu'il veut ; il parle à ceux qui l'écoutent la langue qui leur convient et qu'ils comprennent le mieux.
–– Ecoutons-le donc nous-mêmes, acheva sir Francis Burdett.
Les deux hommes s'avancèrent silencieux, le visage à moitié caché dans leurs manteaux et se placèrent au dernier rang des auditeurs de Preston.
Seul du groupe dont il faisait partie, dont il était le centre, car seul il leur présentait sa face, le tailleur put voir les nouveaux arrivants, mais, quoique très intrigué, il n'en continua pas moins à pérorer avec des gestes épileptiques et une animation croissante.
–– Oui, je vous le répète, il faut que cela cesse ; c'est sur nous, sur les plus misérables, que retombe, que retombera toujours le poids des nouveaux impôts. On veut, chose étrange ! que celui qui n'a rien soit précisément celui qui donne le plus. Pendant qu'on ne songe à demander aux riches qu'une part ridicule de leur superflu, on tente de nous enlever à nous-mêmes le nécessaire qui nous manque.
–– C'est vrai ! c'est vrai ! crièrent quelques convaincus, non par la phrase illogique de l'orateur, mais pour le fait constant et cruel dont ils étaient les plus tristes victimes.
–– Le peuple est las de tant souffrir, reprit l'orateur, las de voir ses oppresseurs en possession de toutes les jouissances de la vie, pendant qu'il est, lui, en proie à toutes les misères. Il faut que cela finisse.
–– Cela doit finir ! Cela finira ! glapit une vieille femme hideuse et édentée, vêtue d'une splendide robe de satin couleur feu, créée autrefois par une excellente habilleuse, aujourd'hui tombant en loques et souillée de toutes les taches que son étoffe lui permettait de récolter.
Cette mégère, qui répondait au nom de Jane Reapert, avait, au temps de sa jeunesse, ébloui, soulevé Piccadilly de son luxe et promené ses débauches en carrosse à Hyde park. Mais les orgies répétées, jointes à l'ignoble passion du gin, lui avaient constitué une vieillesse sordide autant qu'anticipée.
–– Et si cela ne finit pas ! appuya sur le ton de la menace une grande et jeune femme placée derrière elle, et comme elle ivre et déguenillée, si cela ne finit pas !...
–– Eh bien ? fit alors une voix grave et ferme.
Toutes les têtes se tournèrent vers Mac Allan qui, le front découvert, s'avançait d'un air calme et menaçant à la fois jusqu'aux premiers rangs des auditeurs.
A la vue de l'Irlandais, le boiteux parut un moment pétrifié, mais rentrant vite en possession de lui-même, il se glissa rapidement derrière la vieille ivrognesse, puis derrière une autre, se faufila, gagna la porte et disparut.
Ces précautions du tailleur étaient d'ailleurs parfaitement inutiles, car l'attention de Mac Allan venait subitement de se déplacer.
Lorsque la jeune femme obéissant au mouvement général de l'assistance avait elle aussi tourné la tête vers l'interrupteur, celui-ci, subitement secoué par une violente commotion, venait de pâlir et de s'accrocher au pilier. À grand'peine avait-il pu contenir un cri de douloureuse surprise.
Chose inattendue ! cette jeune femme ( elle avait à peine vingt ans ) était encore d'une admirable beauté, quoique déjà tourmentée par l'ivresse et défraîchie par les excès. D'admirables cheveux noirs en désordre, des yeux de même couleur, au regard ardent et passionné, une bouche aux lèvres un peu fortes mais fermement dessinées, un nez arqué aux narines frémissantes, au teint éclatant de pureté et de blancheur, tout concourait en elle à éblouir, à fasciner, à émouvoir.
De même que Mac Allan avait frissonné à son aspect, l'inconnue, au son de sa voix, à la vue de ses traits, se mit à tressaillir comme si la fièvre s'emparait de sa personne.
Pâle et les mains jetées en avant, pour se défendre contre une terrible vision, elle baissait maintenant la tête et semblait prête à s'évanouir.
Et son ivresse, soit qu'elle fût simulée, soit à cause de sa trop vive émotion, avait complètement disparu depuis un instant.
La vieille voulut rompre sans doute le charme qui semblait suspendu sur tous les témoins de cette scène étrange.
–– Si cela ne finit pas, reprit-elle dans un cri rauque et qui n'avait plus rien d'humain, à nous les
grands moyens ! à nous le pillage ! À nous l'incendie !
Mac Allan, se bornant à hausser les épaules aux cris de la mégère, marcha vers la jeune femme, qui semblait avoir à peu près complètement perdu l'usage de ses sens et de sa raison.
XIV
JENNY.
Il arriva près d'elle, et lui touchant l'épaule :
–– Vous ici, Jenny ? dit-il non sans mêler à son affectueuse interrogation une amertume involontaire. C'est vous que je retrouve en un semblable endroit et prononçant les paroles que je viens d'entendre ?
Celle que Mac Allan venait d'appeler Jenny leva les yeux, et, se trompant sans doute à l'expression de ses traits autant qu'au timbre triste et radouci de sa voix, elle essaya de le braver d'un regard, et se redressant, répondit :
–– Oui, c'est moi, Edward ! Que vous importe après tout ?
A ces mots, surtout à la façon dont ils furent prononcés, l'Irlandais reprit son ton d'autorité qu'il avait un instant abandonné.
–– Sortez d'ici, Jenny, reprit-il, sortez tout de suite, devant moi, et songez que je veux vous voir dès demain.
–– Me voir ! répondit la folle créature sur le ton de l'égarement, passant sur son front une main que la fièvre rendait moite. Me voir ! Où voulez -vous me voir
–– Où vous trouve-t-on ? Ce lieu répugnant ne peut être votre seul domicile.
Jenny sourit d'un air de dédain qui le disputait à l'aigreur.
–– Non, dit-elle, et il vous est facile en effet de me trouver ailleurs, comme je pourrai, moi aussi, vous rencontrer souvent ailleurs que chez vous, dans les environs du quartier Saint-Paul, par exemple...
–– Je vous demande, interrompit fougueusement l'Irlandais, où je pourrai vous voir demain ? Oui ou non, voulez -vous me répondre ?
Jenny, baissant de nouveau la tête, et domptée cette fois, murmura avec docilité :
–– Dans Grafton street ; vous demanderez William Castle.
A ce nom détesté, à l'aveu des relations qui paraissaient exister entre le président de la réunion de la taverne et l'oratrice improvisée du lodging-house de John Dyale, Mac Allan, et même sir Francis, qui assistait impassible, quoique avec curiosité à toute cette scène, ne purent tout à fait contenir l'expression de leur surprise.
–– Vous connaissez William Castle ? dirent-ils à la fois.
–– C'est lui qui m'a... recueillie, avoua Jenny non sans quelque hésitation dans la voix.
Revenu de l'émotion qui l'avait un instant envahi, paraissant de nouveau en possession de toute son énergie, Mac Allan poursuivit.
–– Eh bien ! J'irai vous voir demain chez Castle ; essayez de vous y trouver. Maintenant, partez d'ici ; que je vous voie en sortir.
Jenny n'ajouta plus un mot, se leva et se dirigea lentement vers la porte.
Sir Francis Burdett, convaincu qu'entre son compagnon et la jeune femme se dénouaient quelques péripéties d'un drame intime, la regardait s'éloigner, tandis que les hôtes du dortoir, extraordinairement intéressés par ces mystères sur l'intérêt desquels ils n'avaient pas compté comme supplément à l'hospitalité qui leur était due par maître John Dyale, suivaient également de l'œil les mouvements et la retraite de la jeune femme.
Parvenue à la porte du dortoir, Jenny se retourna :
–– Et lui ? dit-elle en tendant vers Mac Allan des bras suppliants.
–– Lui !... répondit l'Irlandais, non sans une profonde émotion. Il vit. Rassurez -vous.
Un éclair de joie passa dans les yeux de Jenny :
–– Et... continua-t-elle avec un tremblement dans la voix qu'elle ne pouvait maîtriser, et... le verrai-je
verrai-je
–– Attendez -moi demain, dit l'Irlandais d'un ton à la fois ferme et ému, le reste dépendra de votre attitude.
Jenny poussa un dernier cri, un sanglot où la joie se mêlait à la douleur et disparut.
Derrière elle, Mac Allan et sir Francis sortirent du lodging-house, non sans que l'Irlandais eût laissé à son propriétaire la recommandation suivante, qui parut produire la plus vive impression sur l'esprit de maître John Dyale :
–– Maître John, ce qui se passe chez vous, ce que nous y avons vu, est absolument contraire à la cause que vous prétendez défendre, et de nature à nuire à son succès. Ce n'est pas en excitant le peuple à commettre des actes de brigandage et de fureur que nous parviendrons à le soulager dans ses souffrances. Dites
ceci de ma part à maître Preston. S'il revient ici jouer le rôle que je l'ai vu essayer de remplir, veuillez me prévenir. Si vous ne le faites, je me plaindrai à qui de droit, comme je vais me plaindre à l'instant de la conduite de votre acolyte. Vous voilà prévenu.
Après ces paroles, Mac Allan, suivi de son inséparable compagnon, sortit du lodging-house.
Une fois dans la rue, sur le chemin de leur logis, les deux hommes comprirent qu'ils avaient à s'interroger sur les événements si nombreux de cette soirée.
Soit pour éviter à sir Francis l'ennui de lui poser les questions qui déjà se pressaient sur ses lèvres, soit pour diriger à sa fantaisie la conversation qui allait inévitablement s'engager, l'Irlandais fut le premier à rompre le silence.
–– Vous connaissez maintenant, milord, dit-il tout en marchant à son côté, pour les avoir observées de près, la misère et l'exaspération du peuple anglais. Votre Grâce puisera certainement dans cette connaissance qu'elle vient d'acquérir, le courage et les vertus nécessaires à l'accomplissement de la tâche qu'elle s'est imposée dans le parlement.
–– Oui, certes ! répondit sir Burdett ; mais vous me connaissez, vous savez qu'il est dans ma nature de ne rien entreprendre à la légère, et j'ai vu ce soir bien des choses dont je ne m'explique ni les prémisses, ni la conséquence.
–– Et Votre Grâce serait bien aise que je les lui expliquasse, n'est -ce pas ? acheva l'Irlandais. Eh bien ! je me tiens à vos ordres et vous prie de m'écouter.
Sir Burdett prit le bras de son interlocuteur, et, tout en remontant vers le Str and, non loin duquel, nous l'avons dit, se trouvait l'hôtel du membre des Communes, Mac Allan lui développa la situation dans
laquelle se trouvait l'association dont il faisait partie.
Pour abréger, pour ne point contraindre le lecteur à assister à la longue conversation de l'Irlandais et de sir Francis, nous en résumerons les traits principaux, les indications qui se rapportent plus spécialement aux incidents passés de notre récit, ainsi qu'à ceux qui vont suivre.
En présence de la misère croissante et des souffrances intolérables du peuple, une association s'était formée en vue d'obtenir, par les voies légales, d'abord, des reformes politiques et sociales de nature à adoucir ces souffrances et à faire cesser cette misère.
Sous la désignation de comité central, un certain nombre de citoyens de Londres, ou habitant cette ville, avaient pris la haute direction de l'agitation qu'il fallait produire, et le siège de ce Comité central se trouvait transporté chez le tailleur Preston, à Greystoke place, dans le lieu même où avait été tenu le meeting, dont la principale résolution devait se traduire dans l'envoi de la pétition des pauvres au Prince-Régent.
Le comité dont il s'agit se composait primitivement de Mac Allan ; des frères Watson, que leurs relations avec les ouvriers des ports et de la Tamise rendaient de précieux auxiliaires ; de Preston, le tailleur, entrevu dans le lodging-house de John Dyale ; de Dyale lui-même, dont les rapports permanents avec les misérables les plus déshérités de la capitale offraient de puissants moyens d'action ; de Frantz Hooper que sa profession de maçon plaçait en rapports continuels avec tous les compagnons de ce qu'on nomme le bâtiment ; de George Thistlewood, un Anglais naturalisé américain, qui se disait général au service des États-Unis ; enfin de Tom Harisson, prédicateur d'une
secte religieuse, qui représentait au sein du comité, concurremment avec Mac Allan, l'élément irlandais.
D'après la pensée qui avait présidé à son organisation, le comité devait poursuivre son but et essayer de l'atteindre par les voies purement légales et pacifiques. Mais, à cause de l'impatience des frères Watson, et par suite de mésintelligences qui s'étaient élevées entre le plus jeune d'entre eux et Harrisson, celui-ci s'était retiré ; on ignorait même ce qu'il était devenu.
Pour occuper sa place, sur l'indication de Georges Thislewood, le comité avait désigné William Castle, dont Mac Allan n'avait pas encore deviné toute la scélératesse, mais qui, des plus suspects à l'Irlandais, n'avait pas tardé à se laisser deviner.
Quoi qu'il en fût, depuis l'entrée de Castle au comité, l'esprit qui l'animait naguère s'était complètement transformé. De la revendication légale et pacifique des droits du peuple, l'influence que Castle avait su prendre et qui contrebalançait celle de Mac Allan laissait prévoir qu'on passerait bientôt aux faits de violence et à la révolte ouverte.
En résumé, l'Irlandais se sentait débordé. Il prévoyait que tous ses efforts allaient se briser contre ceux qui poussaient incessamment et clandestinement le peuple à se soulever, chose facilement exécutable, si l'on veut bien songer à l'extrême misère qui le minait moralement et physiquement.
Pour essayer d'opposer une digue au torrent, d'arrêter ou de retarder le mouvement, Mac Allan avait résolu de pousser au comité qui, depuis quelques jours, avait ostensiblement pris le titre de comité de salut public, un certain nombre d'hommes honorables, que leurs hautes positions, les sièges qu'ils
occupaient soit à la Chambre des lords, soit à celle des Communes, les efforts par eux tentés dans ces assemblées en faveur du peuple et la popularité qu'ils en avaient retirée, plaçaient à même de faire contrebalancer l'influence néfaste de William Castle, de Thislewood et des Watson.
C'est ainsi que Mac Allan avait d'abord jeté les yeux sur Hunt, son vieil ami, le marchand de cirage du quartier Saint-Paul, récemment élu membre du parlement, et sur sir Francis Burdett, que sa popularité désignait naturellement au choix du plus grand nombre.
Par eux, il espérait obtenir l'adhésion des lords Gray, Cochram, Landsowm, Holland, Belford, membres de la Chambre haute, ainsi que celle des lords Brougham, Russel, Hobbhouse, Wilson, membres de la Chambre des communes, et de quelques autres personnages importants, dont l'affiliation au comité serait une garantie à la fois pour la cause du peuple et pour le maintien de l'ordre matériel.
Le comité disposait d'ailleurs d'immenses moyens d'action. La populace de Londres, la bonne autant que la mauvaise, l'honnête autant que la criminelle, était disciplinée, prête à appuyer les efforts qu'on tenterait en son nom.
Les grands centres de l'Angleterre, Birmingham, Sheffield, Nottingham, Derby, étaient organisés à l'instar de Londres. À Manchester, le comité comptait plus de 7 0, 0 0 0 adhérents.
Sir Francis Burdett, tout en marchant à côté de son compagnon, écoutait avec la plus grande attention les confidences instructives qu'il en recevait.
Connaissant à fond la nature chevaleresque, le dévouement à ses idées et la loyauté de Mac Allan, l'ambitieux
ambitieux d'État n'avait garde de le contrarier dans ses idées d'agitation légale ; mais il connaissait aussi l'esprit de routine du gouvernement anglais et l'inflexible résistance, qu'appuyé sur l'aristocratie, le ministère ne manquerait pas d'opposer à toutes les tentatives de réformes qui ne lui seraient imposées par la force et la crainte.
Ce n'était d'ailleurs pas là l'affaire de sir Francis Burdett. Ce qu'il voulait, c'était prendre en main, soit ouvertement, soit d'une façon occulte, l'immense mouvement qui se préparait. Ambitieux au delà de toute expression et tout à fait en passe d'arriver au pouvoir, couvert d'ailleurs par sa haute position et les immunités qu'elle entraînait, il ne cherchait qu'à se rendre redoutable par sa popularité, par l'importance des moyens d'action que le soit-disant comité de salut public pouvait mettre à sa disposition.
Une fois appuyé sur cette énorme puissance, il lui était facile de battre en brèche le ministère, et selon les circonstances, de le renverser ou de se faire admettre dans son sein, à l'un des premiers rangs.
Le reste, ce qu'il adviendrait de Mac Allan, du comité et même du peuple, lui importait peu. Sir Francis Burdett était un homme politique dans toute la cruelle acception du mot.
Dans sa loyauté naïve, Mac Allan allait donc se trouver pris entre l'égoïsme ambitieux de sir Francis, la fourbe intéressée de William Castle et l'aveugle enthousiasme des Watson.
–– Et cette jeune femme, dit le noble lord à l'Irlandais, cette Jenny que nous avons rencontrée chez John Dyale ?
Un sourire douloureux plissa les lèvres de Mac Allan. – C'est, répondit-il, ainsi que Votre Seigneurie
Seigneurie a sans doute deviné, une erreur de ma jeunesse. Je suis très obligé à ceux de mes amis qui connaissent ce secret de ne jamais m'en parler.
XV
MARY HUNT.
Le lendemain du jour où Mac Allan et sir Francis Burdett avaient visité le lodging-house de maître John Dyale, l'Irlandais sortit de bonne heure de son domicile et se dirigea vers le quartier Saint-Paul, dans l'intention d'y rendre visite à Hunt, le célèbre marchand de cirage, dont le nom était en ce moment dans toutes les bouches.
Mac Allan s'en allait lentement dans les rues de Londres, songeant aux incidents de la veille et plus particulièrement à sa rencontre avec Jenny.
S'il n'avait plus revu, depuis le drame de Livourne, cette jeune femme qu'il avait tant aimée, il n'était cependant pas resté complètement sans recevoir parfois de ses nouvelles.
Jenny, dont un orgueil démesuré formait le fond du caractère, avait espéré, – Mac Allan connut plus tard tous ces détails, – que la passion qu'elle avait su inspirer à sir Patrice Wellinster serait assez forte pour pousser celui-ci à lui donner son nom. Elle, fille d'un simple pasteur irlandais, épouser le fils d'un duc et pair, porter le nom d'un homme qui possédait son siège à la Chambre des lords ! Il y avait bien là de quoi exalter son orgueil, et c'est ainsi qu'elle céda à l'amour de sir Patrice.
Mais celui-ci, quelque amoureux qu'il fût, était trop imbu des préjugés de sa caste, pour se prêter aux projets de la fière Irlandaise. Une explication des plus catégoriques avait eu lieu entre eux à ce sujet : sir Patrice aimait Jenny avec fureur, il ne demandait pas mieux que de l'aimer toute la vie, mais, entre son amour et la pensée de l'épouser il y avait pour lui un abîme infranchissable.
A partir de ce jour, Jenny, ainsi brutalement précipitée des hauteurs de ses rêves ambitieux, était devenue froide et cruelle envers l'amoureux anglais, inabordable et cependant pleine d'exigences, quoique ayant toujours à la bouche d'amers reproches à lui adresser.
Ce fut dans un moment de dépit qui suivit une de leurs querelles que sir Patrice, après avoir renoncé à son voyage aux Indes, se résolut enfin à l'exécuter. Il espérait que le temps et l'éloignement lui appporteraient l'oubli.
Sur ces entrefaites, Mac Allan arriva à l'hôtel Wellinster. Le lecteur se rappelle quels évènements furent la suite de sa première entrevue avec la jeune institutrice de miss Oratia.
Mais Jenny, qui n'avait éprouvé pour sir Patrice qu'une inclination dirigée par la soif des grandeurs, doublée d'une secrète ambition toujours inassouvie, se sentit prise d'un ardent et véritable amour pour son ancien compagnon d'enfance.
On juge quels durent être ses regrets d'avoir cédé au fils de lord Wellinster, quelles craintes elle dut éprouver de voir cette intrigue découverte et avec quelle terreur elle apprit la nouvelle du retour de sir Patrice.
Ce fut pour le fuir, pour éviter ses révélations et les malheurs qui pouvaient en être la suite, que Jenny
s'enfuit de l'hôtel Wellinster, témoigna le désir de quitter sur-le-champ Paris et qu'elle entraîna ainsi Mac Allan d'un bout de l'Europe à l'autre.
La passion persistante de sir Patrice réduisit à néant toutes les précautions prises par Jenny. En route pour les Indes, arrivé au Cap de Bonne-Espérance, l'Anglais avait compris que son amour était le plus fort, qu'il lui était désormais impossible de se passer de la jeune fille. Aussi, était-il revenu, décidé, même, à donner son nom à l'irlandaise.
Qu'on juge de sa stupéfaction, de sa rage, quand, arrivé à Paris, il apprit la fuite de Jenny en compagnie de Mac Allan. Il se mit à leur poursuite, et le lecteur sait encore ce qui en résulta.
Jenny avait donc été abandonnée à Livourne par Mac Allan.
Dans sa juste colère, l'Irlandais avait décidé qu'il ne verrait plus l'indigne créature qui s'était si cruellement jouée de sa personne et de son amour ; il s'était promis aussi de la priver à jamais de la vue de leur enfant, et jusqu'au jour où nous sommes arrivés, malgré les lettres nombreuses qu'il avait reçues de Jenny, malgré les démarches que la coupable mais infortunée mère avait tentées auprès de lui, il s'était rigoureusement tenu parole.
Seul il savait où se trouvait le baby, et, seul, il veillait à lui assurer l'existence :
–– Ce sera sa punition, s'était-il cent fois répété. Plus elle semble aimer son fils, plus elle doit souffrir dans son âme de mère. Dieu la punit ainsi selon qu'elle a pêché.
Mais depuis quelque temps un revirement singulier s'était produit dans les sentiments que nourissait à ce sujet l'Irlandais.
C'est qu'une manifestation nouvelle de son âme, un amour de fraîche date, un sentiment dont la pureté, l'idéalité même, s'il est permis de s'exprimer ainsi, ne ressemblant en rien à l'ardeur et à la fougue de la passion qu'il avait éprouvée pour Jenny, s'était emparé du cœur de Mac Allan.
Dans l'heureuse disposition où l'avait jeté son pur enthousiasme, l'Irlandais avait trouvé d'abord l'oubli complet de ses relations passées ; il y avait puisé une force nouvelle pour combattre certains souvenirs qui, malgré tout, venaient quelquefois encore le mordre au cœur.
Ayant cessé de se répéter qu'il haïssait et méprisait Jenny, qu'il devait la mépriser et la haïr, il se trouva que Jenny lui devint complètement indifférente et qu'il en arriva à se demander à lui-même si sa vengeance n'avait pas assez duré, s'il avait le droit de punir l'enfant en punissant la mère en les tenant toute la vie séparés l'un de l'autre.
Mac Allan en était là de ses hésitations et de ses doutes quand il avait fait, chez John Dyale, la rencontre inattendue de l'infortunée créature.
Dans la stupéfaction, dans l'épouvante où le jeta l'état dans lequel il retrouvait Jenny, Mac Allan, à qui les exigences de sa situation politique, autant que la curiosité et l'intérêt particulier qu'il portait à Jenny, inspira un vif désir de savoir ce que la jeune femme pouvait comploter chez John Dyale, quels liens l'unissaient à William Castle, de quelle nature étaient leurs relations, Mac Allan, disons -nous, avait demandé un rendez -vous à Jenny.
C'est à ce rendez -vous, ainsi qu'à tous les événements et à toutes les passions dont nous venons d'esquisser le tableau, que pensait l'Irlandais en se rendant chez
Hunt, le marchand de cirage du quartier Saint-Paul.
Et pour un homme dans sa situation, il y avait réellement là matière à de longues et sérieuses réflexions.
Car en se rendant chez Hunt, ce n'était pas Hunt seulement qu'il allait voir ; en se dirigeant vers la demeure de ce célèbre tribun, de cet homme politique si connu, ce n'était pas seulement de politique qu'il allait s'occuper.
Hunt avait une fille unique, véritable trésor de jeunesse et de beauté, une angélique et délicieuse créature, dont le seul nom, Mary, transportait l'Irlandais dans la région des rêves les plus suaves et les plus harmonieux.
Blonde, de ce blond transparent, presque diaphane qui distingue les Anglaises, élégante dans sa taille élancée, avec des yeux d'un bleu céleste et doux, un regard humide et rêveur, avec des cheveux légèrement dorés, abondants et d'une finesse exquise, Mary Hunt réalisait le type le plus parfait, le plus séduisant de ces vaporeuses beautés qui semblent n'avoir presque plus rien d'humain, et dont la jalouse Angleterre ne nous envoie la plupart du temps que des contrefaçons ridicules et maniérées.
Il ne faut pas croire cependant qu'avec tous ces attributs célestes, avec son aspect poétique et sa nature d'ange, Mary Hunt fut une de ces inutiles et fastidieuses jeunes filles, comme on en trouve par troupeaux dans notre pays, dit « de bon sens », qui passent leur vie à s'admirer ou à s'occuper de chiffons et de futilités.
Fille sage et raisonnable d'un homme à l'esprit très pratique, elle avait à l'exemple d'un très grand nombre de filles d'industriels et de négociants anglais, pris la haute main dans la direction du commerce de son
père, et c'était merveille de voir cette radieuse créature tenir en partie double le compte des pots de cirage et des flacons de vernis pour la chaussure que contenait leur magasin du quartier Saint-Paul.
En France, – il n'est pas inutile d'insister sur ce détail, – avec la légèreté et même la sottise qui nous distinguent, on eut souri de voir cet ange présider à la mise en pot du cirage à l'œuf ; mais l'éducation des jeunes filles anglaises, éducation qui vaut bien celle dont nous gratifions nos demoiselles, est faite ainsi qu'elle permet aux jeunes misses d'être pour le public les plus vulgaires d'entre les créatures, tandis qu'elles savent réserver pour leur intérieur, pour leur mari et leurs enfants, tous leurs trésors d'amour et de poésie.
Mac Allan, nature élevée, poursuivant l'idéal, même quelque peu rêveuse et contemplative, n'avait pu voir longtemps la fille de Hunt sans en devenir vivement épris.
Mary, de son côté, touchée des soins et des attentions que lui prodiguait le jeune homme, dans cette honnête liberté que tolèrent les mœurs anglaises, n'avait pas tardé à lui faire comprendre que sa passion était devinée, qu'elle ne demandait pas mieux de l'encourager en la partageant.
Hunt, dont les relations amicales avec Mac Allan s'augmentaient de leur mutuel entendement politique, fut mis au courant de ces amours naissantes par sa fille, et, comme il professait l'estime la plus sérieuse pour le caractère de son ami, comme il savait quel fonds on pouvait tabler sur son honneur, sur la loyauté de son caractère, il avait autorisé, encouragé même l'affection qui portait les deux jeunes gens l'un vers l'autre, et n'avait pas songé un seul instant à s'opposer à la réalisation de leurs douces espérances.
Mais, gendre futur et futur beau-père, emportés en ce moment par la fièvre de la politique et par la gra vité des événements qui se préparaient, avaient, d'un commun accord, remis à d'autres temps la solution définitive du doux roman d'amour, dont l'Irlandais et Mary n'étaient d'ailleurs aucunement pressés d'abréger les premières pages.
Dans cette situation, la rencontre que Mac Allan avait faite de Jenny, la nécessité qui s'imposait à lui de la revoir, le rôle qu'elle paraissait destinée à jouer dans le mouvement, dont il était l'un des principaux moteurs, la passion qu'elle pouvait y apporter, les droits qu'elle devait se croire encore sur un homme qu'elle voyait en définitive comme le père de son enfant, enfin une allusion, que le lecteur n'a pas oubliée, et que Jenny, au lodging-house, avait faite à l'intimité de son ancien amant avec le marchand de cirage, sinon de Mary elle-même ; tout se réunissait pour lui donner à réfléchir, pour soulever au fond de son cœur des craintes vagues, des appréhensions qui, pour être encore sans fondements sérieux, ne laissaient pas que d'être pénibles et même cruelles.
XVI
HUNT, LE MARCHAND DE CIRAGE.
Mac Allan, en se dirigeant vers la demeure de Hunt et de sa fille, se rappelait donc dans quelles circonstances pleines de dangers possibles pouvait précipiter sa rencontre inattendue avec Jenny.
Il trouva le célèbre manufacturier déjà levé, travaillant
travaillant le plus humble de ses ouvriers, et s'occupant des détails de son commerce, avec cette liberté d'esprit, cet oubli complet et momentané d leur situation politique, qui fait des hommes d'état anglais et américains les plus étranges d'aspect et en apparence les plus singuliers de tous les pays du monde.
Ce Hunt, ce marchand de cirage, dont la capitale toute entière, et la plus grande partie de l'Angleterre connaissaient alors le nom et les produits ( commencement de novembre 1816 ), était un industriel à nul autre pareil.
Commerçant consommé, homme habile et réussissant à merveille dans sa partie, il était de plus cité comme un orateur de premier ordre, comme un homme politique de la plus grande valeur. À ces derniers titres, il jouissait d'une immense réputation et d'une influence véritablement extraordinaire.
Ayant vigoureusement pris en main la cause du peuple, il excellait à en dépeindre les souffrances, à en faire toucher du doigt la misère, ce qu'il obtenait dans des improvisations passionnées, enchaînant à sa parole, tantôt un auditoire de misérables, excitant leurs passions ou les maîtrisant avec la plus grande facilité, tantôt des assemblées telles que la Chambre des Communes, dont, depuis peu de temps, il venait d'être élu membre, et au sein desquelles, à son gré, il jetait l'épouvante ou faisait naître la compassion.
Ses partisans, ceux dont il défendait sans cesse la cause, soit dans les meetings tumultueux, soit à la tribune parlementaire, étaient fanatiques de sa personne et de son talent. Hunt était d'ailleurs l'orateur populaire par excellence, doué de toutes les qualités et de tous les défauts qui font ces sortes d'orateurs, et
tous les avantages qu'il possédait à cet égard étaient rehaussés encore par une originalité puissante et la plus extrême des audaces.
A l'époque dont nous nous occupons, notre héros était âgé d'environ quarante-cinq ans. Bien découplé, fort d'aspect, des yeux d'un bleu sombre sous d'épais sourcils roux, une forêt de cheveux blonds, épais et bouclés naturellement, quoique taillés fort courts, un teint fortement coloré, le geste impératif, la physionomie ouverte et hardie, tout trahissait en lui un de ces tempéraments comme seuls en sont doués les hommes dont le rôle est de séduire, d'entraîner les masses ou d'enchaîner leurs élans.
Sa plus grande puissance, son plus irrésistible moyen d'action consistaient dans une voix tonnante, à la fois séduisante et harmonieuse, qu'il savait guider et maintenir toujours au niveau des mouvements de l'âme de ses auditeurs ; cette voix, quand il le voulait ou que le besoin s'en faisait sentir, dominait le tumulte des foules les plus emportées ; tandis qu'à l'occasion et selon les nécessités du moment, elle savait aussi prendre toutes les intonations de la persuasion, de la prière ou de la pitié.
Les lords, les ministres et le Prince-Régent lui-même se sentaient troublés rien qu'au seul nom de ce redoutable tribun, le favori de la foule, l'idole des misérables, l'ami particulier de tous les réformistes des trois royaumes, l'instrument préféré de tous les membres des deux chambres, dont la pensée secrète ou avouée était le renversement du pouvoir.
Dans la rue, au milieu des places, au coin des carrefours, du haut d'une borne, d'un tonneau ou de la charrette sur laquelle il effectuait d'ordinaire son entrée dans les meetings, dans ceux surtout où le sujet
à traiter était le plus souvent : la misère du peuple, Hunt se présentait avec les allures d'un orateur véritablement formidable.
Violent par calcul, emporté quand il le voulait, usant à l'occasion, et pour se faire mieux comprendre d'expressions triviales ou d'une pantomime au goût du vulgaire, il savait à fond remuer les masses, dont il connaissait, pour les avoir partagés et peut-être pour les partager encore, les besoins, les vices, les passions, les vœux. Ce qui ne l'empêchait aucunement, la circonstance l'exigeant, de s'élever et d'élever avec lui ses auditeurs jusqu'aux dernières limites de la passion noble et des généreux enthousiasmes.
Aussi était-il le favori des classes les plus malheureuses, et savait-il à la fois se faire écouter par les auditeurs les plus blasés. Ses contemporains le dépeignaient comme un homme de grand sens, quoique d'un tempérament ardent, emporté, plein d'orgueil et, disons le mot, dominé par une insatiable ambition.
Le bruit public voulait que sir Francis Burdett, l'acolyte avec lequel il semblait le mieux s'entendre, l'eût appelé de Bristol, sa ville natale, où il s'était acquis une réputation d'éloquence que justifièrent ses débuts dans la capitale de l'Angleterre.
A ces qualités de l'homme public, Hunt, au grand avantage de la renommée dont il jouissait, joignait toutes les vertus de l'homme privé.
Resté veuf de très bonne heure avec une fille unique, Mary, qu'il adorait, jamais on ne surprit cet homme au tempérament si puissant, aux passions si énergiques qu'elles semblaient indomptables, cherchant en dehors des affaires de son pays, des siennes propres et de son affection pour son enfant, des distractions à sa solitude et à son précoce célibat.
Sobre, actif, régulier dans tous les actes de la vie, la politique et son commerce, le soin de sa réputation et de son amour pour Mary, absorbaient tout le temps que d'autres, à sa place, eussent peut-être passé dans les clubs, les tavernes ou les dangereuses illusions de quelque liaison clandestine.
Hunt était un homme de mœurs pures dans toute la force du mot, et son prestige politique auprès d'une classe dont les vertus privées sont en Angleterre la moindre qualité, s'augmentait encore de ce respect qu'il avait pour lui-même et de l'affection que chacun savait qu'il portait à son unique enfant.
Tout semblait d'ailleurs tourner au bénéfice de la réputation dont il jouissait. La beauté de Mary, son exquise et inépuisable bonté, l'esprit de charité simple et bienveillant dont on la savait douée, tout, jusqu'à l'apparition de Mac Allan dans sa vie et dans ses affections, contribuait à faire du membre populaire de la chambre des communes un de ces rares hommes politiques, d'autant plus heureux que le bonheur qui accompagne et facilite toutes leurs actions, semble plus mérité.
Hunt et Mac Allan étaient à cette époque les idoles de Londres, une espèce de dieu en deux personnes, sur lequel comptait, à peu près exclusivement, toute cette population d'affamés, de déguenillés, et dont la salutaire influence avait seule jusqu'alors empêché l'explosion terrible, dont chacun sentait approcher le moment.
Mary complétait la trinité :
Entre cette force virile et cette jeune et chevaleresque loyauté, elle représentait la bonté, l'amour et la compassion.
Dans l'organisation de l'association dont l'Irlandais avait parlé à sir Francis Burdett, Hunt était, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, le roi qui règne et ne gouverne pas. D'un commun et tacite accord, il se mouvait dans une sphère supérieure à celle où s'agitait le comité de salut public ; les membres de ce comité étaient en quelque sorte les exécuteurs de ses volontés, les préparateurs de son action ; lui, n'avait point à compter avec eux ; la faveur populaire l'avait rendu pour ainsi dire irresponsable, même devant ceux qui prenaient ou passaient pour prendre le plus à cœur le soulagement des souffrances du peuple.
Hunt, en un mot, était dans la situation la plus séduisante et la plus fausse dans laquelle l'engouement du public puisse placer un homme politique.
C'était une idole ; on ne le discutait plus, on l'adorait.
Ces sortes d'adoration ont toujours leurs revers.
Les premiers qui trouvèrent que l'idole durait depuis bien longtemps, que son adoration obligée devenait fatigante et fastidieuse, commencèrent par jeter un doute sur la sincérité de ses convictions.
Les seconds allèrent jusqu'à nier son talent, à le représenter comme un charlatan habile, ivre seulement de popularité et doué d'une éloquence fort relative.
–– J'en ferais bien autant, disait partout William Castle.
–– Il nous trahit ou nous trahira, répétaient les Watson.
–– Il n'est pas bon qu'un homme soit autant et aussi longtemps populaire, concluait Georges Thistlewood, dont nous verrons plus tard se dessiner le rôle fatal.
C'était surtout depuis son élection au parlement que la faveur dont il jouissait auprès du peuple avait reçu les plus sérieuses atteintes.
Cette élection avait été cependant un grand triomphe,
le plus grand qu'on put espérer, pour la cause des souffrances du peuple, et les moins ardents y avaient travaillé de toutes leurs forces.
Le gouvernement, qui prétendait ne rien modifier à la situation, qui préférait la terminer par une série de coups de fusil ou par une bonne déportation en masse, avait frémi néanmoins en apprenant ce succès légal des classes populaires ; il se savait maintenant, au sein du parlement et sur un terrain où il fallait lui répondre autrement que par la force, un adversaire qui ne lui laissait plus un moment de répit.
Hunt était donc, et il s'en était aperçu, sur la pente où on glisse de la popularité vers la défaveur auprès de ceux même qui vous exaltaient le plus autrefois. À certains signes vagues, mais indéniables, il avait compris qu'il allait être dépassé, et, de temps en temps, une anxieuse tristesse, un dégoût profond s'emparaient de son âme.
Cependant sa vaillante nature se roidissait encore, et il était loin de vouloir abandonner la partie. La cause, qu'il avait entrepris de défendre, lui paraissait toujours la plus juste et la plus sacrée, il s'était dit qu'il ne la laisserait échapper qu'à la dernière extrémité ; mais ce n'était pas sans chagrin qu'il voyait se produire les exagérations calculées de William Castle, les excitations préméditées de Georges Thistlewood et les généreuses folies des Watson.
Hunt réfléchissait à cette situation et aux dangers qu'elle comportait, quand Mac Allan entra dans sa boutique.
Le marchand de cirage aimait déjà l'Irlandais comme un fils. À son arrivée, il se leva vivement de son siège, sortit de son bureau et marcha vers lui.
XVII
LOYALES EXPLICATIONS.
–– Vous voilà, cher Mac Allan, s'écria le commerçant en tendant cordialement la main au jeune homme.
–– Oui, répondit l'Irlandais, dont le front se dérida à cette avance amicale, me voilà, et prêt à déposer mille confidences dans votre oreille discrète.
Le marchand de cirage sourit d'un air bienveillant :
–– Oh ! reprit-il, vos confidences, je les connais déjà ; je sais sur quel sujet elles vont porter.
–– Vous savez ce que j'ai à vous dire ? fit Mac Allan étonné.
–– Je m'en doute tout au moins. N'ai -je point ma police, absolument comme le Prince-Régent À la sienne ? Seulement, ajouta Hunt sur le ton de la plaisanterie, comme la mienne est composée uniquement de volontaires, je la crois meilleure et mieux faite que celle des ministres.
–– Peut-être ? murmura l'Irlandais en retombant dans sa préoccupation.
–– En doutez -vous, ami ? Vous allez en avoir un exemple : hier soir, à dix heures, vous attendiez Lord Burdett sur le Strand. Il arriva. Vous vous rendîtes, en sa compagnie au Wapping, de là chez John Dyale, puis vous allâtes vous coucher. Est -ce cela ?
–– C'est exact, avec une lacune. Entre notre visite au Wapping et notre apparition au lodging-house de maître John, il y à quelque chose que vous ignorez,
que vous devez ignorer comme je devais l'ignorer moi-même, et que le hasard seul m'a fait surprendre. Vous voyez, ami, que votre police est encore à moitié bonne, comme l'autre, puisqu'elle vous cache ce qu'elle ne veut point dire.
Hunt regarda l'Irlandais avec des yeux pleins de surprise et de muettes interrogations :
–– Hier, continua Mac Allan, il y avait réunion à la Taverne du Mûrier.
–– Il y avait réunion ? s'écria le marchand. Et pourquoi cette réunion ? Comment se fait-il qu'on ne m'en ait point informé ?
–– Vous répétez là absolument ce que je disais moi-même, reprit Mac Allan, car je n'en étais pas plus informé que vous.
–– Et qui s'était permis de convoquer cette réunion ? demanda Hunt, dont les sourcils se froncèrent, car un commencement de colère bouillonnait dans son être.
–– Eh ! mon Dieu ! fit négligemment l'Irlandais, je crois fort que c'est le chef de votre police lui-même, l'honorable William Castle.
–– Est -ce possible ? il n'aurait pas manqué de m'en parler, laissa échapper le commerçant.
–– Vous l'avez donc vu ce matin ? demanda vivement l'Irlandais.
–– Oui, répondit Hunt sans trop se fâcher de cette petite surprise, dont Mac Allan venait de se rendre coupable envers lui, oui j'ai vu Castle, et c'est bien de lui que je tiens les renseignements que je vous donnais tout à l'heure. Mais revenons à cette réunion. Quelle raison avez -vous de croire que c'est Castle qui l'avait provoquée ?
–– Une raison bien simple, mais de la plus grande
valeur à mes yeux : savez-vous qui présidait cette réunion ? Castle en personne.
Le front de l'honnête industriel s'assombrit de nouveau.
–– Cher Hunt, s'écria l'Irlandais avec un chaleureux mouvement et en s'emparant des deux mains de son ami, je vous l'ai dit une fois déjà et vous avez souri de mes craintes, cet homme nous trahit, cet homme est un espion.
–– Castle, un espion ! murmura le marchand, c'est impossible !
Dans le ton dont il prononça ces paroles, il y avait comme un léger commencement de doute que Mac Allan saisit au passage, qu'il résolut de mettre à profit sur-le-champ :
–– Cela, pour moi, ne laisse point un doute, reprit-il.
Et il expliqua à son futur beau-père, dont la surprise et l'indignation allaient croissant à mesure qu'il parlait, le but de la réunion tenue sur les bords de la Tamise. Puis il raconta leur intervention avec sir Burdett, la victoire qu'ils avaient remportée sur Castle et sur les Watson, enfin la résolution qu'ils avaient fait prendre à l'assemblée de maintenir le rendez -vous du 1 5 novembre, à Greystoke Place, pour entendre la réponse du Prince-Régent à la pétition que Hunt lui-même devait lui porter.
Comme correctif aux tristes impressions que le récit de ces accidents avait pu faire naître dans l'esprit de l'industriel, l'Irlandais lui annonça que les dernières irrésolutions de lord Burdett semblaient avoir disparu, qu'il était décidé à l'accompagner le jour où celui-ci porterait la pétition.
Un sourire amer se dessina sur les lèvres du commerçant
commerçant laissa percer en outre une pensée tellement significative qu'elle ne put échapper à son compagnon :
–– De votre côté, demanda-t-il, vous méfierez -vous de sir Burdett ?
–– Je me méfie... de tout le monde, murmura l'interpellé, hors de vous, mon ami.
Et sa main rechercha celle du jeune homme pour mieux affirmer ses paroles.
Puis, après quelques instants donnés au doute, à l'accablement, au dégoût ; dans un de ces mouvements de colère qui lui étaient habituels :
–– Oh ! la politique, s'écria-t-il, quelle sotte chose ! et que les hommes l'emportent de bien peu sur les autres animaux, puisque les meilleurs se laissent corrompre par elle ! Si nos convictions profondes, si le sentiment du devoir incarné n'étaient là pour nous soutenir, avec quelle volupté n'irions -nous pas terminer, dans une Thébaïde, une existence insupportable. Oh ! vie misérable ! engagée tout entière au service d'une cause que les uns trahissent par profit, que les autres soutiennent par intérêt, que personne ne défend par humanité. Tenez, Mac Allan, reprit Hunt, après un nouveau silence, vous êtes jeune et vous possédez les illusions de votre âge ; l'ambition n'a point touché votre cœur ; laissez là toutes vos généreuses illusions, avec votre confiance encore intacte ; fuyez la scène politique comme vous fuiriez la peste, et, puisque vous aimez, allez enfuir votre bonheur dans une existence tranquille, loin du bruit, loin du monde, surtout loin des regards indiscrets. Arrangez-vous ce nid dans quelque coin, le plus obscur sera le meilleur, et vivez vieux avec Mary.
–– Ne parlez pas de Mary, murmura Mac Allan
presque malgré lui, car ce nom venait de lui rappeler Jenny, son enfant, ses irrésolutions de tout à l'heure.
–– Comment ! reprit le père, dont les quelques mots échappés à son coréligionnaire en soulevant chez lui une vive surprise, venaient aussi de calmer l'indignation. Comment ! que je ne vous parle pas de Mary !
–– Oui, répondit l'Irlandais avec un triste sourire, ou du moins ne m'en parlez pas encore, car il me reste une dernière confidence à tenter. Quand il m'aura écouté jusqu'au bout, s'il le juge à propos, le père pourra encore prononcer le nom de sa fille.
–– Mais vous m'effrayez, Mac Allan ! répliqua le marchand qui ne savait plus que penser de ce singulier incident. Parlez, mon ami, parlez vite.
L'Irlandais alors, avec cette loyauté dont il était l'esclave, raconta la deuxième partie des événements auxquels il avait été mêlé dans le courant de la soirée précédente, c'est-à-dire sa visite au lodging-house, les excitations au meurtre, au pillage et à l'incendie dont il avait pu surprendre le secret, enfin sa rencontre avec Jenny et la manière dont ils avaient, sir Burdett et lui, quitté le taudis de maître John.
Puis, ce que Mac Allan avait voulu taire à sir Francis, il le raconta tout en détail au père de sa fiancée : sa liaison avec Jenny, les suites qui en étaient résultées, la mort de sir Patrice, la naissance d'un fils sur lequel le devoir lui commandait de veiller pour le restant de ses jours.
Hunt réfléchit pendant quelques instants :
–– Ceci n'est rien pour moi, mon fils, dit-il en serrant les mains de l'Irlandais, et l'aveu que vous venez d'en faire redouble l'estime et l'amitié que je vous ai vouées.
–– Mais Mary ? fit l'Irlandais.
–– Mary ! C'est elle en effet qui doit prononcer en dernier ressort, car c'est de son bonheur, non du mien qu'il s'agit.
L'Irlandais, d'un signe, fit comprendre à Hunt qu'il approuvait complètement ses scrupules à ce sujet.
–– Mary, reprit le père toujours hésitant, est une fille de grand caractère, mais elle est femme, c'est-à-dire égoïste dans ses affections ; elle croit vous prendre tout entier, tandis qu'une part de vous-même appartiendra toujours, et quoique vous fassiez, à votre enfant. Je lui parlerai.
–– Ce n'est pas tout encore, dit Mac Allan, veuillez m'accorder la grâce d'écouter la fin.
Il aborda les craintes qui s'agitaient au fond de son cœur. Après lui avoir dépeint la nature ardente et le caractère orgueilleux de Jenny, il lui raconta dans quelle étrange situation la plaçaient ses relations avec Castle.
–– Hier, acheva-t-il, au lodging-house, Jenny était évidemment une émissaire de ce misérable ; elle y effectuait une besogne analogue à celle que son complice tentait à la taverne du Mûrier. Or, si j'ai pendant de longs mois, perdu de vue cette ancienne maîtresse, j'ai des raisons de penser qu'elle, au contraire, a toujours surveillé ma vie, et qu'elle n'ignore absolument rien de ce qui me concerne. Le désir de revoir son enfant a dû développer en elle les aptitudes qu'elle ne possédait que trop naturellement pour l'intrigue, et qui sait si elle ne nourrit pas encore d'autres espérances que celles de retrouver ce fils ? Dans tous les cas, il y à là pour l'avenir, un danger que l'homme politique autant que le père de Mary devait connaître ; j'ai accompli mon devoir en le lui montrant, il décidera.
–– Que voulez -vous que Jenny puisse encore espérer ?
–– Je ne sais, mais je la crois capable de bien des choses. Ajoutez, et ceci est à son honneur, qu'elle est Irlandaise de cœur comme de naissance. Seulement, avec l'indomptable passion et la puissante énergie qu'elle apporte en tout, son amour pour son pays se traduit en une haine féroce pour l'Angleterre. « Si quelqu'un, me disait-elle un jour, trouvait le moyen de miner Londres, je m'offrirais volontiers pour mettre le feu aux poudres. »
–– Il faut voir cette femme, Mac Allan, dit Hunt avec vivacité, savoir de quelle nature sont ses relations avec notre ennemi commun. Il y à là un mystère qu'il importe d'éclaircir au plus tôt.
–– Je verrai Jenny dans la journée, répondit l'Irlandais, elle a promis de m'attendre. Et... Mary ?
Hunt réfléchit un instant :
–– Je vais monter chez elle, dit-il enfin. Avant de vous rendre chez cette... femme, passez à votre domicile, mon ami ; vous y trouverez une lettre de ma fille... ou quelques mots de ma main.
Hunt acheva ces dernières paroles non sans laisser percer les signes d'une grande émotion.
Les deux hommes se séparèrent après s'être une dernière fois serré la main.
XVIII
AGITATION LÉGALE.
Mac Allan, quittant son ami, s'en alla errant à travers les rues sombres de la ville. La conscience de son devoir accompli n'empêchait point qu'il ne ressentît douloureusement les conséquences possibles de ses aveux au père de Mary ; mais il trouvait dans l'accomplissement de cet acte de loyauté une consolation anticipée des suites qu'il pouvait entraîner.
–– Mary décidera, se disait-il, et Mary m'aime, je n'en saurais douter.
Puis sa pensée se reportait vers l'autre, l'ancienne, la première. Cette femme, qui avait déjà jeté un si grand trouble dans sa vie, l'effrayait maintenant. Il se repentait presque de la promesse qu'il lui avait faite de la revoir, des espérances vagues qu'il lui avait données au sujet de leur enfant, et il édifiait un plan de conduite pour le moment de leur entrevue maintenant inévitable.
Mais Mac Allan était doué d'un caractère ferme et des mieux trempés. Une fois sa résolution prise et ses vaisseaux brûlés, il redevenait maître de lui-même et savait attendre d'un front calme les événements qu'il avait prévus, préparés, dirigés.
–– Attendons, se dit-il. Dans deux heures, j'irai chez moi, puis, quelle que soit la décision de Mary ou celle de son père, je me rendrai chez Castle pour essayer de pénétrer le double mystère qui me sollicite
sollicite la culpabilité de ce drôle et l'existence de cette drôlesse.
Après ce monologue, sorte de traité conclu avec lui-même, Mac Allan reprit d'un pas calme sa promenade dans les quartiers de la capitale.
Le spectacle qu'offrait Londres ce jour-là était des plus curieux. Ajoutons que pour Mac Allan, dans les circonstances où il se trouvait, ce spectacle s'offrait des plus intéressants.
On était au 1 0 novembre, la fameuse pétition au Prince-Régent devait lui être remise le 1 2, et trois jours après, c'est-à-dire le 15, devait être tenu le grand meeting dans lequel Hunt rapporterait au peuple la réponse de la couronne.
C'était là, on le voyait à mille symptômes, on le comprenait par mille indices, la grande, l'immense, l'unique préoccupation du moment.
La nouvelle commençait à se répandre que sir Burdett avait pris l'engagement d'accompagner Hunt dans sa visite au Prince-Régent, d'appuyer par sa présence et sa parole les réclamations que le marchand de cirage devait, au nom du peuple, porter jusqu'au pied du trône.
L'Irlandais put constater, non sans quelque étonnement, que cette résolution du noble lord, prise seulement depuis quelques heures, courait déjà d'un bout à l'autre de l'immense ville, et que l'effet qu'elle y produisait principalement, était de reléguer son futur beau-père au second plan, d'attirer l'attention de tous sur le nom de sir Francis Burdett et sur l'acte de courage, très relatif, qu'il se proposait d'accomplir.
La veille, tous les industriels de l'à-propos, qui pullulent sur le pavé des grandes capitales, vendaient, en même temps que des exemplaires de la pétition, le
portrait et la biographie du membre des Communes ; maintenant cette marchandise qui, quelques heures auparavant se trouvait en faveur, semblait être tombée tout à coup en discrédit, et ce qu'on s'arrachait maintenant de tous les côtés, c'était la vie et le portrait de sir Francis Burdett, membre du parlement, père du peuple, défenseur des pauvres, etc.
–– Il ira trouver le Prince-Régent, répétait -on dans les groupes ; il lui exposera nos souffrances.
Le nom de Burdett sortait de toutes les bouches à la fois, tandis que celui, par qui s'était faite toute cette agitation, semblait ne plus être connu de personne.
Ces sortes d'injustices se produisent souvent en politique. L'un travaille, l'autre saisit les profits ; celui-ci sème, celui-là récolte ; c'est la loi commune.
Ainsi que l'avait dit Hunt, d'ailleurs, que le pensait Mac Allan, et que le pensent encore quelques hommes, les convictions et le sentiment du devoir font passer les grands cœurs par-dessus toutes ces petites misères.
Au milieu des manifestations enthousiastes de cet engouement pour l'idole du jour, l'esprit pratique des Anglais ne leur laissait pas perdre de vue le point capital de la question. Sur de grandes pancartes, portées au bout d'une longue perche et dominant la foule, on pouvait lire de tous les côtés : « La pétition adressée par le peuple à S. A. R. le Prince-Régent se signe à... tel endroit. »
Et des citoyens de toutes les classes se rendaient vers les endroits indiqués, s'empressaient de placer leur signature au bas des exemplaires qu'on leur présentait. Auprès de chaque nom devait figurer l'adresse et la profession des signataires.
D'autres pancartes, portées de la même façon, apprenaient à tous qu'il n'y avait plus que deux jours pour signer la pétition, qu'il fallait se hâter. D'autres encore rappelaient aux passants les causes de cette pétition, la misère publique, le peu de souci que paraissait en prendre le gouvernement.
Ces inscriptions étaient généralement très brèves, elles résumaient ou essayaient de résumer en trois ou quatre mots, quelquefois en deux ou en un seul, les motifs de toute cette agitation et l'urgence qu'il y avait à chercher et à trouver des remèdes aux maux inouïs engendrés par la situation. « Le peuple meurt de faim », lisait -on sur l'une. « Du pain pour du travail », lisait-on sur une autre.
Quelques-unes de ces inscriptions étaient menaçantes. Celle qu'on remarquait le plus et qui se rencontrait le plus fréquemment nous est déjà connue :
« Du pain ou du fer », disait-elle.
Mais ces devises menaçantes et de nature à soulever les mauvais intincts de la foule n'obtenaient qu'un succès médiocre. Ceux qui les portaient éprouvaient souvent beaucoup de peine à percer la foule, et plus d'un avait dû défendre sa pancarte contre des assaillants très disposés à la lui ôter des mains.
Quelques scènes de pugilat avaient ainsi lieu de loin en loin ; mais les Anglais ne s'émeuvent pas pour si peu. La boxe est de toutes les réunions populaires ; sans elle, il n'y à pas de véritable fête, pas de manifestation politique bien ordonnée. Deux hommes se provoquent au milieu de la foule, on fait cercle, et pourvu que les coups soient donnés dans les règles, pourvu surtout qu'ils soient reçus avec grâce et intrépidité, nul n'y trouve à redire.
Il y à toujours dans les environs quelque taverne
où, vainqueur et vaincu, finissent par aller noyer dans les pots leur triomphe ou leur défaite.
Au milieu de tout cela, ce qu'il y à de plus merveilleux ; c'est l'absence, tout au moins l'insouciance absolue de la police.
Cette fois, cependant, l'agitation ayant pris des proportions extraordinaires, peut-être aussi en raison des causes qui la produisaient et des dangers spéciaux qu'elle offrait, de loin en loin, au coin de certaines rues, devant certains établissements publics, particulièrement les banques et les établissements de crédit, mais toujours de façon à ne pas gêner la foule et à ne passe mêler à elle, se tenaient des groupes de policemen, conduits par des constables.
Mac Allan contemplait avec une secrète satisfaction ce tableau de l'agitation légale anglaise.
En voyant cette foule immense résolue à obtenir du gouvernement par les moyens légaux et pacifiques qu'il s'occupât enfin de ses justes réclamations, ses craintes de la veille se dissipaient peu à peu. Que pouvaient, en effet, quelques énergumènes et quelques traîtres contre la volonté aussi clairement et aussi fermement exprimée d'une population entière ?
–– William Castle et les Watson auront fort à faire, se disait-il à part lui, pour détourner dans le mauvais sens toutes ces passions qui coulent si naturellement vers le bon.
Il achevait à peine de terminer cette réflexion que d'une rue voisine sortit un cortège, en très grande partie composée de femmes, et précédé d'un immense drapeau noir porté par la vieille Jane Reapert, la mégère qu'il avait remarqué au lodging-house de John Dyale.
Sur le drapeau on pouvait lire, en gigantesques
lettres blanches se détachant sur le fond lugubre de l'étoffe, la fameuse devise :
« Du pain ou du fer. »
Les nombreuses commères et les quelques hommes qui composaient ce cortège hurlaient, vociféraient, menaçaient même la foule et les groupes de constables, devant lesquels ils passaient.
Mac Allan se trouvait en ce moment devant un public exchange dont les vitres grillées laissaient voir des sébilles pleines d'or, des monceaux de banknotes et des billets de banque de toutes les nations.
A quelques pas se tenaient une vingtaine de policemen commandés par un constable.
Celui-ci, en voyant le sombre cortège se diriger de son côté, ou plutôt vers le public exchange qu'il était probablement chargé de surveiller et de protéger, mit gravement son chapeau au bout de son bâton de police, et l'éleva au-dessus de la foule en l'agitant deux ou trois fois.
A ce signal quelques coups de sifflet retentirent dans toutes les directions, les groupes de policemen voisins fendirent la foule et rapidement se massèrent à portée de celui qui semblait menacé.
–– Au nom de la loi et du roi, où allez -vous ? dit le constable qui avait donné le signal, en se précipitant à la tête du cortège.
Celui-ci avançait toujours vers la porte principale du public exchange. Mac Allan jeta rapidement un regard autour de lui ; il vit au milieu de la foule, d'un côté, William Castle ; de l'autre, Watson l'aîné ; ici, Waston le jeune ; là, le tailleur Preston ; plus loin, l'Américain Thistlewood ; à droite, à gauche, partout, des visages connus, des figures qu'il avait vues dans les réunions, dans les meetings, partout enfin
où l'on peut, à bon marché, s'acheter une médiocre notoriété.
Sans répondre un mot, la vieille qui marchait en tête du cortège, poussée d'ailleurs par ceux qui la suivaient, essaya de passer outre.
XIX
L'ESCARMOUCHE.
La situation devenait extrêmement périlleuse.
Il était évident que, d'un côté, avec un aveugle acharnement, le passage serait tenté quand même, que de l'autre, avec une inflexible discipline, on s'opposerait à ce que le coup réussît.
En attendant, les commis et les employés du public exchange, comprenant enfin que c'était à leur boutique, et à ce qu'elle contenait, qu'en voulait la foule, s'empressaient de fermer les portes et de les barricader au-dedans.
Sur l'injonction du magistrat de police, qui voulait arracher le drapeau des mains de Jane Reapert, celle-ci s'était arrêtée, dans un moment d'hésitation.
Un homme, un inconnu, se précipitant vers elle, et la poussant de toutes ses forces :
–– Vieille sorcière, marcheras -tu ! s'écria-t-il.
–– Oui, oui ! qu'elle marche ! s'écria la foule.
Mac Allan, d'un coup d'œil, comprit quelle scène allait se dérouler. Il pensa que son intervention pouvait éviter les plus grands malheurs, qu'habitués à lui obéir, ces fous et ceux qui les conduisaient n'oseraient peut-être pas, lui présent et malgré sa volonté,
accomplir jusqu'au bout leurs criminels desseins.
Sur un signe de leur chef, les policemen, envisageant de leur côté que la tranquillité publique, si gravement compromise, allait être perdue complètement, s'ils n'intervenaient, se rapprochèrent encore. Ils mirent, tous ensemble, leur main sous leur manteau, et la retirèrent armée d'un instrument terrible, le casse-tête, dont la police parisienne devait essayer plus tard un si imprudent et si criminel usage.
Encore quelques secondes, et le choc éclatait.
L'Irlandais n'hésita plus, il fit un mouvement pour s'élancer au-devant de l'horrible vieille.
Mais des mains solides le retinrent par les épaules :
–– Laissez -moi, s'écria-t-il en cherchant à se dégager, car il venait de reconnaître dans ceux qui l'immobilisaient sur place ses adversaires eux-mêmes, Watson, l'aîné, et l'Américain Thistlewood, ne voyez-vous pas que ces folles et ces insensés compromettent le succès assuré de notre cause ?
–– Tenez -vous tranquille, sir Edward, répondit Watson avec un regard dans lequel l'enthousiasme ressemblait de près à la folie, ces gens ont faim, ce qui ne vous est jamais arrivé ; ils n'ont pas le temps d'attendre que vos pétitions soient signées.
–– D'ailleurs, ajouta l'Américain Thislewood, vous êtes un brave garçon, personne n'en doute, mais vous n'entendez rien à la politique.
Et, sur un signe de sa main, un petit groupe d'individus, qui semblaient se trouver là disséminés par le hasard, se glissèrent entre Mac Allan, pâle de colère, et la tête du cortège.
A partir de ce moment, l'Irlandais se trouva contraint d'assister en simple spectateur aux événements qui se déroulaient devant lui.
George Thislewood, dans le peu de mots qu'il avait adressés à Mac Allan, s'était peint tout entier, avec ses prétentions à l'omniscience, son arrogance extrême et l'audacieuse confiance qu'il avait en lui-même, qu'il savait, à force d'effronterie, faire partager par ceux qu'il conduisait droit à leur perte, non sans avoir eu soin d'assurer sa retraite et de se préparer, en cas d'échec, les ressources d'un abri.
Ce général américain – il se donnait ce titre – avait servi – c'est encore lui qui l'affirmait – dans l'armée anglaise. Il n'aimait pas, et pour cause, qu'on lui parlât de l'époque de ces services. Moitié de gré, moitié de force, il avait donné sa démission, à la suite, disaient certains de ses camarades, d'incidents financiers assez louches, ou qui, du moins, n'avaient jamais été bien expliqués.
Après s'être libéré de la sorte, il avait gagné les États-Unis, au moment où cette république, occupée à conquérir et à pacifier les Etats du Nord-Est, entretenait une armée importante. Thislewood prétendait s'être couvert de gloire dans divers engagements, et y avoir obtenu le grade de général.
La vérité, c'est que, revenu dans son pays d'origine, il signait « général George Thistlewood », qu'il avait parcouru les comtés les plus pauvres et les plus disposés à la révolte, que naguère il avait essayé de conduire de Manchester à Londres, dans l'intention bien avouée de soulever les misérables de la capitale et de leur tendre la main, une colonne de près de cinquante mille insurgés, et qu'ayant vu cette colonne dispersée par un détachement de l'armée régulière, il avait disparu, laissant les morts sur le terrain de la bataille, et les prisonniers se débrouiller avec les juges.
Un matelot du nom de Corshman, qui lui servait d'aide de camp, avait été condamné au supplice de la corde, parfaitement pendu, et personne ne s'était avisé de protester.
Quant à lui, Thistlewood, il s'était tenu caché à Londres, avait renoué des relations avec le comité de salut public, et s'était emparé de la direction militaire de la future insurrection. Il ne rêvait ni plus ni moins que la dictature, quelque chose comme le protectorat dont Cromwel avait été investi, et, avec une audace sans pareille, il poursuivait son but sans autrement s'inquiéter des moyens qu'il employait pour l'atteindre et des malheurs qu'il semait sur sa route.
Au fond, c'était un charlatan, quelque peu fou, amoureux surtout du faste et de la représentation. Porteur d'une barbe magnifique, il l'étalait effrontément et bêtement sous des chapeaux garnis de plumes, de fanfreluches, voire même de panaches, ne comprenant bien du pouvoir, qu'il ambitionnait, que les oripeaux dont il donne à ceux qui l'exercent le droit de se parer.
Tel était le personnage qui venait de souffler à l'oreille de Mac Allan :
–– Vous n'entendez rien à la politique.
Si la politique consiste à exciter des mouvements populaires pour la satisfaction de les voir échouer, à troubler constamment l'eau pour essayer d'y pêcher des positions ; puis, les affaires gâtées, compromises, éventées, se mettre à l'abri avec une rare habileté, Mac Allan l'honnête homme, Mac Allan le loyal, le convaincu, n'entendait rien à la politique, tandis que Thistlewood, le voleur et le fourbe, s'y montrait d'une force écrasante et maître absolu.
Quoi qu'il en soit, l'Irlandais, tenu en surveillance
par les amis de ce forcené, dut se borner, en frémissant intérieurement de douleur et de pitié, à rester le témoin muet de la lutte qui n'allait point tarder à éclater.
Sur l'injonction de cet inconnu dont la voix venait de résonner derrière elle, et malgré l'opposition formelle du constable, malgré l'attitude très significative et très déterminée des policemen, la vieille Jane Reapert voulut continuer son chemin.
–– Au nom de la loi et du roi, s'écria le constable, en touchant légèrement de son bâton l'épaule de la vieille, je vous somme, non seulement de vous arrêter, mais encore d'abandonner ce drapeau.
–– Nous avons faim, hurla cette furie en délire, dont la voix porta fort loin et fut entendue de tous, et puisqu'on ne veut pas nous donner de pain, nous allons nous procurer les moyens d'en acheter.
Disant ces mots, Jane Reapert montrait du doigt le public exchange, et se précipitait en avant.
–– Alors que force reste à la loi, riposta le constable...
Et, donnant l'exemple à ses hommes, le magistrat de police se précipita au milieu des assaillants, essayant d'enlever à la femme le drapeau, qu'elle défendit un instant des dents et des ongles, et s'efforçant de dissiper le groupe qui l'entourait.
La mêlée fut de courte durée, mais farouche : au premier signe de collision, les promeneurs et les badauds se dispersèrent dans tous les sens, tandis que les policemen des groupes voisins de celui qu'on venait d'attaquer accouraient à son secours. Le cortège récalcitrant se trouva en quelques instants enveloppé d'une nuée d'hommes de police, dont les casse-tête et les coups de pied ou les coups de poing tombaient avec fureur sur les émeutiers.
Ceux-ci répondaient vigoureusement de leur côté. Quelques détonations de pistolet retentirent, quelques couteaux furent tirés et se teignirent de sang. Watson, Preston et leurs amis se mêlèrent énergiquement au combat, et les policemen commençaient à plier, quand Castle et Thistlewood les tirèrent par le bras.
–– La partie est perdue pour aujourd'hui, leur dirent-ils tout bas, esquivons -nous. Notre but est d'ailleurs atteint ; que les Mac Allan, les Hunt et les Burdett s'amusent maintenant à créer de l'agitation légale.
Les frères Watson ne voulaient rien entendre :
–– Sus aux policemen ! s'écriaient-ils, sans cesser de se battre comme des lions, surtout depuis qu'ils voyaient leurs adversaires lâcher pied.
Mais, sur un signe mystérieux de William Castle à l'un des constables, les deux frères furent entourés puis repoussés loin du théâtre de la mêlée. Mais, singularité que ces hommes aveugles ne s'expliquèrent jamais, ni l'un ni l'autre ne furent arrêtés.
Les émeutiers, n'ayant plus leurs chefs, ne tardèrent pas à perdre tout l'avantage qu'ils avaient d'abord obtenu. Débandés bientôt, le drapeau noir fut vite entre les mains des hommes de la police, ainsi qu'une quinzaine de prisonniers des deux sexes.
Sur le sol, le cadavre du constable qui avait engagé la lutte, celui d'un émeutier, cinq ou six blessés se tordant d'agonie ou poussant des cris de douleur, restèrent comme les seuls mais incontestables témoins des événements qui s'étaient passés.
Castle, Thistlewood, pas plus que la vieille Jane, ne se trouvèrent parmi les morts, ni parmi les blessés, ni même au nombre des prisonniers.
Mac Allan, navré de cette inutile tentative, se retira
un des derniers du lieu de la collision. Sans se soucier des dangers qu'il courait d'être confondu avec les fauteurs de désordre, et arrêté comme eux, il s'en alla lentement, énumérant avec tristesse les conséquences que pouvait avoir cette escarmouche pour le succès de la pétition.
Il regagna sa demeure, découragé, triste, abattu.
Au moment où, soucieux, il entrait chez lui, son jeune domestique lui remit une lettre qu'on venait d'apporter, il y avait à peine quelques instants.
Ainsi rappelé à lui-même et au sentiment de sa propre situation, Mac Allan jeta rapidement les yeux sur l'adresse, et poussa un cri de bonheur.
La main qui l'avait tracée était celle de Mary.
XX
APRÈS L'ÉMEUTE.
Nous laisserons Mac Allan absorbé par la lecture de cette missive qu'il vient de recevoir, et nous essayerons de retrouver les traces des chefs du mouvement avorté et qui, cependant, s'il faut en croire Thistlewood et William Castle, avait atteint jusqu'à un certain point le but que s'étaient proposé les conjurés.
Le rendez -vous général, que l'affaire fût ou non victorieuse, était à la taverne du Mûrier.
Les frères Watson, rejetés à leur grand regret et à leur corps défendant en dehors du combat, arrivèrent les premiers. Ils furent bientôt rejoints par Castle, Thistlewood, Preston et les autres chefs.
Jane Reapert arriva la dernière.
–– À boire ! s'écria-t-elle en entrant ; j'ai tant crié et j'ai été tellement surmenée que l'enfer est dans ma gorge.
–– Taisez -vous, la vieille, et buvez sans crier, même sans parler, si la chose est possible, lui dit Castle, il y va de votre horrible tête et des nôtres.
La mégère avala coup sur coup plusieurs mesures de gin, et bientôt l'ivresse lui procura le mutisme que lui recommandait Willam Castle.
Alors celui-ci fit signe à ses complices de le suivre et tous se glissèrent l'un après l'autre dans une salle située au fond de la taverne.
–– C'est un coup manqué, disait avec désespoir Watson junior.
–– Et l'occasion ne se représentera plus jamais aussi belle, ajoutait son frère aîné.
Le général Thistlewood ( il faut bien lui donner ce titre ) se borna à hausser les épaules :
–– C'est un coup complètement réussi, au contraire ! s'écria William Castle. Nous sommes tous ici, libres, sains et saufs, et l'effet que nous voulions produire est produit. Tant pis pour les maladroits qui l'ont payé d'une ouverture faite à leur peau ou d'un accroc à leur liberté.
Les deux Watson, qui jouaient franc jeu, dont le machiavélisme n'allait pas jusqu'à comprendre comment une déroute complète et incontestable pouvait être considérée à l'égal d'une grande victoire, regardèrent William Castle d'un œil stupéfait, plein de muettes interrogations.
–– Eh ! oui, reprit celui-ci au milieu du profond silence qui accueillait ses paroles, vous n'espériez
pas, je pense, qu'on allait piller ce public exchange ?
–– Certes ! dit l'aîné des Witson.
–– Notre cause eût été déshonorée, appuya Watson le jeune.
–– Il fallait donc nous borner pour aujourd'hui, continua le chef, à montrer à tous ces partisans de la légalité quand même que le peuple est fatigué d'attendre, qu'il est prêt à se porter à tous les excès pour peu qu'on tarde à faire droit à ses réclamations, et la démonstration, je crois, a eu lieu d'une façon supérieure.
–– Cette vieille sorcière de Jane s'est bien conduite, ajouta le général Thistlewood.
–– Mais enfin, hasarda Preston le tailleur, vous savez, messieurs, que je suis toujours de votre avis, mais enfin qui nous dit que le Prince-Régent, de concert avec les ministres, ne réservait pas un bon accueil à la pétition qui se signe, et qu'après ce qui vient d'avoir lieu, après ces scènes de violence et de désordre...
Castle et le général échangèrent un regard d'intelligence :
–– Après comme avant, voyez -vous, Preston, interrompit le dernier, le Prince-Régent et les ministres se sont moqués, se moquent et se moqueront toujours du peuple. Les gens de l'espèce des Hunt, des Burnett et des Mac Allan, les uns par ambition, les autres par sottise, en nous parlant de légalité, en nous exhortant à la patience, font le jeu de nos oppresseurs. Maintenant qu'ils sont d'une manière ouverte et avérée dans le mouvement, il fallait les compromettre, ils sont compromis.
–– C'est évident, fit observer l'un des Watson qui, dans sa généreuse et aveugle impatience, croyait
saisir dans les raisonnements de Castle et de Thistlewood, les signes d'une grande et habile politique.
–– Mac Allan était d'ailleurs sur le lieu du combat, à la porte même de public exchange, reprit Castle, il ne faut pas qu'on ignore cette circonstance.
–– Ceci est parfaitement exact, appuya Preston le tailleur, seulement ma conviction c'est qu'il s'y trouvait par hasard, et qu'il ne saurait y avoir de sa faute si...
–– Si le mouvement n'a pas complètement avorté ? demanda Castle, en achevant la pensée de Preston ; personne ne le sait mieux que le général, et que moi-même, puisqu'à nous deux nous avons eu la pensée de le retenir, malgré lui, de le confisquer, de le maintenir pour ainsi dire prisonnier. Mais qui donnera ces détails au public ? Sera -ce vous, Preston ?
William Castle accentua cette interrogation en fixant sur le pauvre tailleur un regard plein de menaces.
–– Ce ne sera certainement pas moi, balbutia Preston. Vous savez tous combien je suis dévoué à la cause et prêt à exécuter tous les ordres du Comité. Puisqu'il est utile à l'un et à l'autre de faire croire que Mac Allan était l'un des chefs de l'émeute, je conformerai mes paroles à ce sujet à la décision que vous prendrez.
–– La chose est non seulement utile, mais encore indispensable. Puis Mac Allan n'était pas l'un des chefs de l'émeute, il en était le seul, le véritable chef.
Castle prononça cette phrase perfide sur un ton d'autorité et avec une audace qui firent céder tous les auditeurs.
–– Castle a raison, appuya l'un des Watson. Il y à assez longtemps que Mac Allan nous gêne et nous
arrête avec sa légalité, sa lutte ouverte et pacifique. Puisque tout cela ne conduit à rien, qu'il nous imite, qu'il combatte à notre façon, ou qu'il se fasse prendre et pendre. Est-il d'une autre chair que la nôtre ?
Ce raisonnement inepte, précisément inepte, acheva de convaincre Preston et le reste des conjurés. Il fut décidé que si l'affaire de cette émeute était poursuivie, si les membres ou quelqu'un des membres du Comité étaient arrêtés et traduits en justice pour les faits qui venaient de se produire, Mac Allan serait désigné par tous comme l'organisateur et le chef de l'émeute.
Cette combinaison offrait l'avantage d'intéresser au sort des accusés possibles Hunt, sir Burnett et leurs amis, et, de les forcer soit à agir pour arrêter l'affaire, soit tout au moins de les compromettre et de les contraindre à entrer dans le parti de l'action.
Castle y attachait un intérêt d'espèce particulière qu'il est inutile d'expliquer au lecteur, parce que le lecteur l'a parfaitement compris déjà.
Mais celui qui devait être plus tard le témoin de la couronne, savait très bien qu'on ne soulèverait de toute cette affaire que ce qui serait nécessaire au besoin de la cause royale. Mac Allan, en liberté, était encore nécessaire au ministère, ainsi que les Watson, ainsi que Preston, que Thistlewood, que tous ceux qui, de bonne foi ou dans leur fatal aveuglement, conduisaient le parti du peuple à sa perte définitive.
Les tiraillements que l'impatience des uns, que la modération des autres entretenaient au sein du parti, servaient trop bien les intérêts du Prince-Régent et des ministres, pour que ceux-ci songeassent, du moins pour le moment, à faire disparaître les causes de ces tiraillements.
–– Nous ne sommes pas ici, reprit William Castle
après un moment, pour prévoir ces éventualités. Il est probable que la présence de Mac Allan, pas plus que la nôtre, n'a été remarquée au milieu du tumulte et le gouvernement est assez occupé avec la pétition dont on le menace dans deux jours. Il est à croire que l'enquête n'aura lieu que sur la tête de ceux qui ont été assez maladroits pour se faire arrêter séance tenante.
Preston, dont la qualité dominante ne semblait point être un courage transcendant, parut respirer plus à l'aise en entendant dérouler ces probabilités.
–– Oui, cela est à croire, murmura-t-il sur un ton d'évidente satisfaction. Vous voyez bien que cette pétition sera bonne à quelque chose.
–– Si elle sera bonne à quelque chose ! s'écria Castle. Croyez -vous que depuis quinze jours nous nous serions employés, corps et âme, à la propager, à la faire signer de tous les côtés si elle n'avait été bonne à rien ?
Le chef de bande disait la vérité. En même temps que la majorité du Comité de salut public préparait en dessous les violences qui venaient d'avorter et celles qui devaient les suivre, chacun de ses membres, ouvertement, et pour fournir sans doute la raison de leur utilité à leurs réunions, à leur action permanente auprès du peuple et des petits commerçants, était devenu le propagateur très assidu de la pétition au, Prince-Régent.
Le futur témoin de la couronne expliqua d'ailleurs parfaitement la pensée de la majorité du Comité à ce sujet :
–– Oui, continua-t-il, cette pétition et sa présentation au gouvernement sont bonnes et favorables, mais comme sont bonnes et favorables toutes choses en politique, à la condition d'en tirer le meilleur parti
possible. Aussi suis -je d'avis qu'après demain, quand Hunt et sir Francis Burdett se rendront auprès du Prince-Régent pour lui remettre ladite pétition, un immense et imposant cortège des signataires les accompagne jusqu'aux pieds du trône, les appuyant ainsi de leur présence et donnant à leur démarche un poids formidable parce qu'il sera menaçant.
Castle, on le voit, ne perdait pas son temps. Après l'émeute manquée, dont ils sortaient à peine, le dénonciateur, le traître, poussait les malheureux, qu'il devait trahir, dans une nouvelle et plus dangereuse aventure.
Il préparait ainsi au gouvernement un excellent prétexte pour ne pas même recevoir les délégués des pétitionnaires. Avec les idées qui ont cours en Angleterre, et même ailleurs, sur la dignité royale, sur le respect dû au souverain et à sa famille, était-il possible au Prince-Régent de recevoir, de lire une pétition apportée par cent mille personnes, et d'y répondre sous le coup d'une pression qui ressemblait si singulièrement à la menace ?
XXI
PUNITION.
Mac Allan hésita un moment à ouvrir la lettre de Mary, malgré le doux espoir qui emplissait son cœur.
Cette lettre contenait son arrêt définitif, et cet arrêt, tout le lui disait, c'était plus qu'un pardon : l'affirmation nouvelle des promesses déjà échangées,
la ratification définitive des engagements pris par Mary envers le jeune homme ; voilà pourquoi il hésitait.
Après le spectacle dont il avait été le témoin, après les preuves d'indiscipline politique, de trahison évidente, de folie ambitieuse, que tout son parti venait de lui fournir, l'Irlandais avait compris que le succès du mouvement dans lequel il était lancé se trouvait gravement compromis, et il en redoutait maintenant l'issue, non pour lui-même, mais pour cette délicieuse et charmante jeune fille qui s'enchaînait de plus en plus à son existence de conspirateur.
Dans le fond du sombre avenir qui se déroulait à ses yeux, il retrouvait aussi l'image de Jenny, du mauvais génie des premières années de sa jeunesse, et ce fantôme, dont un vague et triste pressentiment grossissait encore à ses yeux les proportions, l'épouvantait peut-être plus que tout le reste.
Un moment, il fut sur le point de renvoyer à Mary sa lettre intacte, d'écrire à Hunt pour le prier de lui rendre sa parole, pour lui annoncer qu'il partait, que de sa vie il ne remettrait les pieds en Angleterre.
Mais l'amour demeura le plus fort. Puis il se dit qu'abandonner la partie au moment décisif, ce serait une lâcheté, qu'en dehors des fous, des traîtres et des ambitieux, qui perdaient et déshonoraient la cause du peuple, cette cause comptait de loyaux et généreux défenseurs, et que, vis-à-vis de ceux-là, il avait des engagements à l'exécution desquels il ne pouvait plus se soustraire.
D'une main émue, il décacheta donc la lettre de Mary.
Voici ce qu'elle contenait :
« Mon père vient de m'apprendre, my dear, qu'une
partie de votre cœur ne vous appartient plus, que vous l'avez donnée à un enfant qui porte votre nom. Comme je ne veux pas que, dans notre future union, le mari soit moins riche et moins bien doué que la femme, je retranche de mon cœur une part égale à celle que vous avez retranchée du vôtre et je vous demande la permission de l'employer au même usage que vous, en la consacrant à aimer toute la vie notre petit Edward. Si vous pensez qu'il puisse être assez aimé comme cela, ne donnez donc pas suite à certains projets dont vous avez fait part à mon père, et venez vite que nous nous assurions si, avec ce qui nous reste maintenant de nous-mêmes, nous n'aurions pas toujours la force de nous aimer comme par le passé.
« MARY HUNT. »
–– Bonne et adorable créature ! s'écria Mac Allan après avoir lu et couvert de baisers cette lettre si touchante, et qui contenait cependant pour lui les promesses de tant de bonheur.
Il lut et relut ces pensées manuscrites de Mary, s'imprégnant de chacun des mots qu'elle contenait, se jurant à lui-même qu'il payerait par un amour éternel par des soins qui ne s'éteindraient qu'avec la vie, tant de délicate affection, tant de dévouement simple et pourtant si absolu.
–– Elle a raison, se dit-il après un moment de réflexion, il est inutile de chercher à revoir Jenny. Pourquoi la reverrais -je, d'ailleurs ! Pour l'entendre me supplier de lui apprendre où est son fils, puis, que l'ayant vu une fois, elle veuille le revoir ? Non, non ! Jenny à trompé le père d'une façon trop indigne pour qu'elle ne reste pas étrangère ou inconnue à son fils.
Revenant ensuite et comme malgré lui aux sinistres pressentiments qui l'assaillaient quelques minutes avant, il se représentait sa maîtresse en relations avec William Castle, il se rappelait dans quelles circonstances il l'avait rencontrée, quel rôle il lui avait vu remplir chez John Dyale, et il ne pouvait se prémunir d'un certain trouble intérieur :
–– Si Jenny, se disait-il alors, aime son enfant comme elle paraît l'aimer, si elle met dans cet amour toute la passion, tout l'emportement dont je la sais capable, à quoi ne dois -je pas m'attendre ? À quels malheurs ne vais -je pas exposer Mary ?
Quelles que fussent ses craintes, Mac Allan restait encore au-dessous de la vérité.
Il ne redoutait en elle que les fureurs où pouvait la pousser son amour maternel. Que n'eût-il pas craint, s'il avait su que la malheureuse et coupable jeune femme, depuis la conclusion du drame qui les avait séparés, était restée en proie à un autre amour, cent fois plus violent, cent fois plus emporté, cent fois plus indomptable, parce qu'il ne pouvait plus vivre d'espérance, que l'amour qu'elle ressentait pour son enfant.
Oui, Jenny, malgré la faute, ou peut-être à cause de la faute qui avait précédé sa rencontre avec Mac Allan, en voyant celui-ci si bon, si noble et à la fois si courageux, avait senti se réveiller au fond d'elle-même, en se transformant, le sentiment qui, tout enfant, l'avait poussée vers l'Irlandais.
Elle l'avait aimé avec frénésie, elle l'aimait encore de même, et bien certaine de ne jamais obtenir son pardon, bien convaïncue que Mac Allan était à jamais perdu pour elle, l'agitation de son âme allait grandissant sans cesse, s'irritant des insurmontables obstacles,
qu'elle savait ne jamais pouvoir franchir, et qu'elle avait elle-même semés sur la route de son bonheur.
Les passions de cette nature sont les plus terribles. Avoir possédé et savoir qu'on ne possédera plus ! Avoir aimé, avoir été aimé, et se dire que tout est désormais terminé par l'oubli ! Dans ce cœur autrefois tout à vous, que le mépris, la haine, peut-être, y ont remplacé l'amour, et que cette haine, que ce mépris, que cet oubli, sont votre œuvre, que par votre faute vous avez à jamais perdu ce bonheur, que vous possédiez, qui vous enivrait, dont vous viviez et dont vous mourez maintenant !..
Jenny en était là. La malheureuse eût donné sa vie et son enfant pour voir Mac Allan tous les jours, pour l'adorer et le servir à genoux.
Pourtant elle aimait aussi son fils. N'était-il pas comme un souvenir vivant, une incarnation délicieuse de son rapide et lointain bonheur ? Il portait le nom de son père, il lui ressemblait peut-être ; en le caressant, en le tenant dans ses bras, ne serait -ce pas encore à Mac Allan que s'adresseraient ses embrassements et ses caresses ?
L'ardente Irlandaise passait sa vie à s'enfoncer et à retourner ces pensées en elle-même comme un fer dans une blessure.
Au commencement elle en avait vécu, elles étaient son seul bien ; plus tard elles devinrent sa punition, elle voulut les chasser ; mais il était trop tard pour qu'elle pût y parvenir.
Ayant regagné l'Angleterre, elle vint à Londres, où sa merveilleuse et éclatante beauté la plaça tout de suite au sommet du monde de la galanterie.
–– Mac Allan est jeune, s'était-elle dit, il aura voulu oublier, s'étourdir ; je le trouverai certainement au
milieu de ce monde brillant dont l'insouciance est la principale loi.
L'Irlandais, en abandonnant sa compagne, avait été généreux. Tant que dura la somme assez forte qu'il lui avait laissée en partant, tout en paraissant vivre de la même existence que les femmes dans la compagnie desquelles elle courait les clubs et les tavernes à la mode, Jenny sut se faire respecter de tous.
Mélée à la société la plus débauchée du monde, jamais on ne lui connut aucune intrigue.
Elle poussa même le scrupule à de telles limites, qu'elle se fit dans ce sens une célébrité particulière et que, piqué au jeu, aiguillonné par cette vertu si facile à vaincre en apparence, si solide au fond et rehaussée par tant de beauté, un des plus nobles lords d'Angleterre mit à ses pieds sa fortune et son nom.
Mais Jenny n'avait d'autre pensée que de retrouver Mac Allan. Aussi adroitement que sa nature le lui permettait, elle s'informait en tous lieux, courant les fêtes et les raoûts, espérant à chaque instant rceueillir quelque indice, découvrir quelque trace, qui la mettraient sur la voie du succès.
Deux ans s'écoulèrent ainsi, au bout desquels elle se trouva aussi peu avancée qu'au premier jour.
Cependant ses ressources s'épuisaient ; elle comprit que, pour se conserver tout entière à son amour, sinon à celui qui en était l'objet, il lui fallait renoncer à la vie brillante et dispendieuse qu'elle menait.
Que devenait-elle, d'ailleurs, au milieu de ces grands seigneurs et de ces femmes galantes ? Il était bien évident pour elle que ce n'était pas dans ce monde qu'il lui fallait chercher Mac Allan ; si elle avait dû l'y trouver, deux ans de recherches auraient suffi, et, en deux
ans, elle n'avait même pas une seule fois entendu prononcer son nom.
–– Je chercherai ailleurs, se dit-elle.
Et avec la ferme intention de disparaître dès le lendemain et de se plonger dans une obscurité qui serait peut-être plus favorable à ses recherches, elle se rendit un soir au raoût d'une de ses amies.
Au milieu de la société brillante qu'elle y trouva, Jenny remarqua lord Seymour, le même qui lui avait offert de l'épouser, causant dans un coin du salon avec uu homme dont la réputation commençait à devenir immense, sir Francis Burdett.
En Angleterre, chaque chose a son temps. Les hommes d'État les plus affairés, une fois hors de leur cabinet ou du Parlement, ne songent pas plus à la politique que s'ils ne s'en étaient jamais occupés.
Cependant la nouvelle, de nature toute politique, que lord Seymour venait d'apprendre de sir Francis, lui semblait sans doute assez importante pour qu'il essayât de retenir celui-ci sur ce sujet et de l'amener à causer.
–– Non, non, disait en plaisantant sir Francis, demain, à la Chambre, nous continuerons ce sujet ; ici, nous ne devons songer qu'à passer agréablement la soirée.
Lord Seymour, moitié gai, moitié grave, insistait auprès de sir Francis, et le retenait par les mains. Mais lui cherchait à se dérober et à se mêler à un groupe dont Jenny formait le centre.
En se poursuivant ainsi, les deux hommes arrivèrent assez près de la jeune femme pour que celle-ci, qui s'intéressait d'ailleurs à leur amusant manège, put entendre et distinguer leurs paroles.
–– Encore un mot, cher sir, insistait lord Seymour,
êtes -vous bien certain qu'il est décidé à se fixer à Londres ?
–– Je vous le répète, mais pour la dernière fois, répondit en souriant sir Burdett, Hunt est décidé. Il vient habiter la capitale, et dans une quinzaine au plus il sera installé au quartier Saint-Paul.
–– Comment le savez -vous ?
–– On me l'a écrit.
–– Qui ?
–– Celui que je lui ai envoyé, qui l'a décidé.
–– Mais qui ? qui donc ?
–– Une personne que vous ne connaissez pas, un de mes plus jeunes amis, un Irlandais sir Edward Mac Allan.
XXII
DE LONDRES À BRISTOL.
Au nom de Mac Allan qui, depuis deux ans, retentissait pour la première fois à ses oreilles, Jenny eut un secret mouvement de surprise et de bonheur.
–– Enfin ! se dit-elle en maîtrisant son émotion, je vais donc apprendre ce qu'il est devenu !
Il y avait dans cette découverte de la dernière heure, faite au moment même où la jeune femme renonçait à toute espérance, quelque chose qui lui sembla providentiel.
–– C'est Dieu, murmura-t-elle, Dieu lui-même qui m'a prise en pitié, que mon repentir, que mon amour ont touché ; c'est lui qui m'a une dernière fois conduit ici.
Et, se levant, elle alla vers sir Francis Burdett.
–– Milord, lui dit-elle en l'arrachant définitivement aux instances de son illustre confrère, vous venez de prononcer un nom que je vous prie de répéter.
–– Lequel ? répondit sir Francis, celui du célèbre marchand de cirage de Bristol, celui de mon ami Hunt ?
–– Non, milord, mais celui de la personne... que vous lui avez envoyée, dont vous avez reçu la lettre, qui vous annonce son arrivée.
Ces paroles étaient bien simples, et, cependant, la misérable créature ne put arriver jusqu'au bout sans un trouble inexprimable, sans un vague tremblement dans la voix.
–– Ce nom vous intéresse, milady ? demanda Burdett avec galanterie.
–– Oui, il m'a rappelé mon pays et de doux souvenirs d'enfance. Est -ce que... sir Edward Mac Allan, dont vous venez de parler, n'est pas irlandais, originaire d'un comté du Nord ?
–– Oui, de la paroisse de Smithead.
–– C'est bien cela, reprit Jenny, dont la voix tremblait de nouveau et dont l'émotion devenait de plus en plus visible ; sir Edward est un jeune homme, n'est -ce pas ?
–– Un tout jeune homme, vingt-deux ans, vingt-trois au plus.
–– Et... où est-il... en ce moment ?
–– Je viens de le dire à lord Seymour, à Bristol, chez mon ami Hunt, avec lequel il doit revenir à Londres avant une quinzaine de jours.
Plus de doutes, Jenny avait enfin retrouvé les traces de celui qu'elle cherchait depuis deux ans.
–– Merci, milord, dit-elle à lord Burdett, vous ne savez pas quel immense service vous venez de me rendre.
Sir Francis regarda d'un air surpris la jeune femme qui le quittait, après lui avoir serré la main à la mode anglaise.
–– Ce diable de Mac Allan, se dit-il à lui-même, il a tous les bonheurs.
Au bout d'un instant il n'y pensait plus.
Mais Jenny profita de la première occasion qui s'offrit pour se retirer ; deux heures après elle courait en poste sur la route de Bristol.
–– Je le verrai, se disait-elle, mes larmes et mon amour le toucheront, il me pardonnera.
Et, impatiente, elle regardait la route poussiéreuse fuir derrière elle sous les pieds des chevaux qu'excitaient sans cesse les postillons généreusement payés.
–– Il me pardonnera, reprenait Jenny se parlant toujours à elle-même : non pas qu'il puisse reprendre l'exécution de ses projets d'autrefois, non pas qu'il fasse de moi sa femme, la mère respectée et reconnue de son fils... Mais il me permettra de vivre discrètement auprès de lui, de rester sa servante, son esclave, de le voir et de l'aimer, sans même le lui dire, s'il veut...
Les chevaux galopaient toujours et la distance qui sépare Londres de Bristol diminuait avec rapidité :
–– Vivre auprès de lui ! continuait la jeune femme, ce serait un rêve, longtemps caressé, prenant subitement un corps, et je ne mérite peut-être pas un si grand bonheur ; mais ne pourrait-il arranger son existence de telle sorte qu'il puisse me recevoir quelquefois, me permettre de le voir de temps en temps. S'il voulait me laisser notre fils !... Les hommes ont
souvent besoin d'indépendance... Lui surtout... Il s'occupe de politique, ai -je entendu : l'enfant doit être une gêne dont il consente à s'affranchir.
Après de nouvelles réflexions, la voiture s'approchait de Bristol, Jenny retombait de toute la hauteur de ses rêves sur le terrain de la réalité :
–– Quelle trahison fut la mienne ! soupirait-elle. Il n'aura pas oublié, il ne me pardonnera pas. L'ombre de sir Patrice se dresse entre nous, accusatrice et menaçante. Mais pourtant c'est mon fils ! Il ne peut, s'il a des sentiments humains, refuser à une mère la permission d'embrasser son enfant.
La voiture entrait en ce moment dans l'un des faubourgs de la ville. Jenny, parvenue enfin au but qu'elle poursuivait depuis deux ans, sentait grandir ses irrésolutions. Elle regrettait presque d'avoir découvert Mac Allan, de se sentir aussi près de sa personne.
L'image de sa faute, le souvenir de la trahison dont elle s'était rendue coupable envers le loyal jeune homme, se représentaient sans cesse à son esprit. Elle comprenait que Mac Allan ne pouvait pas pardonner, que l'oubli lui était impossible. Blottie dans le fond de sa voiture, elle pleurait son bonheur perdu, qu'un mot de Mac Allan pouvait si facilement lui rendre, tandis qu'elle sentait que ce mot ne pouvait être prononcé.
Le véhicule s'était arrêté dans la cour d'une hôtellerie. Jenny descendit, se fit conduire à un appartement et s'informa de la demeure du célèbre marchand de cirage.
Tout le monde à Bristol connaissait Hunt, d'autant mieux qu'il n'y était question que de son prochain départ pour Londres.
–– Alors, demanda Jenny pour qui les choses les plus simples, dès qu'elles se rapportaient à Mac Allan,
prenaient maintenant des proportions exagérées, alors je trouverai facilement quelqu'un qui porterait une lettre chez lui ?
–– Certainement, milady, répondit la servante, je m'empresserai moi-même de faire votre commission.
–– C'est que... dit la jeune femme, ce n'est pas précisément avec lui que je veux correspondre.
–– N'importe, milady, si c'est avec une personne de la maison de M. Hunt, je saurai la trouver.
Et comme si une réflexion subite lui venait :
–– C'est peut-être, acheva la complaisante personne, à miss Mary que vous avez à écrire ?
Sans se rendre un compte exact de l'impression fugitive, cruelle même qu'elle venait d'éprouver, Jenny s'était sentie atteinte au cœur.
–– Miss Mary, dit-elle, qui est -ce ?
–– Miss Mary, répondit la servante étonnée qu'on pût ignorer ce nom, c'est la fille de celui dont milady me parlait à l'instant même ; c'est la perle de Bristol, par sa beauté souveraine et sa bonté de séraphin ; c'est une créature bénie du ciel, adorée des pauvres, respectée par tous, et douce, et bonne, et...
–– Non ! interrompit Jenny avec une certaine vivacité instinctive, ce n'est pas à miss Mary que je veux écrire ; c'est à un Irlandais qu'on m'a dit être chez M. Hunt.
–– À sir Edward Mac Allan alors ? dit la servante en souriant. Oh ! mon Dieu, milady, c'est à peu près la même chose.
–– Comment la même chose ?
La servante bavarde, qui n'était point sotte, regarda Jenny avec quelque attention. À la pâleur de son visage, à l'anxiété que trahissait son regard, elle comprit qu'elle venait de commettre quelque maladresse.
–– Oui, c'est la même chose, reprit-elle, car il m'est aussi facile de remettre une lettre à sir Edward que j'aurais pu le faire à miss Mary.
Jenny ne fut pas dupe de cette explication très habile, dont le principal défaut prenait sa source dans le retard qu'elle avait mis à se produire :
–– C'est bien ! dit-elle à son interlocutrice, je vous sonnerai quand j'aurai besoin de vous.
Restée seule, la voyageuse retomba dans ses hésitations et dans ses incertitudes. Elle avait vaguement deviné que son malheur, sa punition étaient encore plus complets qu'elle ne l'avait rêvé.
–– Miss Mary ! se disait-elle en cédant à l'impétuosité de sa nature ardente ; que vient faire cette jeune fille dans mon existence et dans celle de Mac Allan ? Est -ce qu'Edward n'a pas assez du drame qui, si brutalement a mis fin à nos amours ?
Et sombre, rêveuse, elle s'abîma dans ses pensées, semblant les suivre d'un œil plein de colère et de passion violente.
Cependant il fallait qu'elle prît un parti ; elle ne pouvait avoir retrouvé Mac Allan sans décider si elle devait ou non solliciter une entrevue de ce maître farouche, et ce qu'elle aurait à lui demander s'il consentait à le recevoir.
Jenny se mit à écrire fiévreusement.
Une première lettre, qu'elle traça tout d'un effort, sans s'arrêter, fut relue, puis déchirée et les morceaux jetés au feu.
–– Ce n'est pas cela, pensa-t-elle, je lui parle de mon amour, quand une autre peut-être !... D'ailleurs, mon amour, ai -je le droit de l'invoquer ? Me croira -t-il avant de m'avoir vue, sans qu'une explication qu'il ne peut me refuser, puisse amener de sa part une de
ces émotions au bout desquelles se trouvent quelquefois le pardon et l'oubli ?
Elle se remit à écrire :
–– Le pardon ! L'oubli ! reprit-elle en jetant au loin la plume dont elle se servait. Oh ! il a oublié sans doute, et cette miss Mary !... Pourtant il ne pardonnera pas. La façon dont il s'est éloigné, sans colère, sans explication, tout me dit que le mépris est le seul sentiment que je trouverai pour moi dans son cœur.
La malheureuse s'affaissa sur son siège, puis se reprit à fondre en larmes.
Mais après un instant donné à la douleur, sa nature vigoureuse revint à l'extrême fermeté :
–– Après tout, se dit-elle, il faudra bien, s'il ne veut écouter l'ancienne amante, qu'il entende au moins la mère.
Cette fois, elle reprit sa lettre avec calme, froidement pour ainsi dire, et en imposant silence à tous les déchirements de son cœur. Elle ne risquait aucune allusion au passé, aucune demande pour le présent ou pour l'avenir. Elle exprimait seulement, de la manière la plus éloquente et la plus énergique, ses douleurs de mère et son vif désir de revoir son enfant ; elle se résumait en une touchante prière adressée à Mac Allan de ne pas lui refuser cet instant de bonheur.
Satisfaite de son œuvre, Jenny sonna :
–– Portez ceci à sir Edward Mac Allan, j'attends la réponse.
La servante fut une heure absente, une heure qui parut une éternité :
–– Voici la réponse, milady, dit-elle enfin en revenant.
XXIII
PROJETS DE VENGEANCE.
La servante s'était retirée.
Jenny considérait cette lettre dans laquelle se trouvait sans doute la décision de l'homme trompé, du père de cet enfant qu'elle demandait à revoir, et ses mains tremblaient d'une émotion qu'il est plus facile d'imaginer que de peindre.
Elle se décida pourtant à rompre le cachet, elle jeta sur le papier un regard avide.
Tout à coup, elle poussa un cri de douleur et tomba sur le tapis, à peu près évanouie.
Ce qu'elle avait trouvé sous l'enveloppe de Mac Allan, c'était sa lettre, sa propre lettre que l'Irlandais lui renvoyait purement et simplement, et sans autre réponse.
La pauvre femme resta quelques instants privée de sentiment mais en retrouvant ses sens, en trouvant à ses côtés les incontestables preuves du profond mépris, de la haine froide et dédaigneuse avec lesquels Mac Allan avait reçu ses prières, écouté sa douleur de mère, elle se releva énergique et cette fois terrible :
–– Oh ! je me vengerai ! s'écria l'Irlandaise en monrant au ciel son poing devenu menaçant.
Avant de quitter Bristol, elle s'entoura de toutes les informations nécessaires. C'est ainsi qu'elle apprit le rôle que Mac Allan se proposait de jouer en politique, à côté de Hunt et de sir Francis Burdett ; ainsi qu'il ne lui fut pas difficile de deviner l'amour naissant du
jeune homme pour la blonde Mary, et qu'elle acquit la certitude de les retrouver l'un et l'autre, quand elle le voudrait et quand elle jugerait le moment venu.
Puis elle regagna Londres, la mort dans l'âme, la rage au cœur, roulant dans son esprit les projets les plus sinistres, discutant avec elle-même les moyens de vengeance les plus cruellement insensés.
Mais Jenny avait compté sans son amour pour l'Irlandais. À peine de retour, ayant abandonné ce monde qu'elle avait ébloui de son faste, où elle avait tant brillé, sa passion pour Mac Allan, son amour pour lui se réveillèrent plus ardents, plus exigeants, plus redoutables.
Alors on put l'apercevoir aller guetter l'Irlandais où le soir elle savait devoir le rencontrer. Son plan, qu'elle recommençait tous les jours, qu'elle n'exécutait jamais, parce que au moment décisif son cœur trahissait la fermeté de son bras, était celui-ci :
–– Je lui demanderai de voir mon fils, se disait-elle, il faudra qu'il réponde. S'il refuse, je le tue en pleine rue, et je me tue moi-même ensuite.
Dans cette exécrable pensée, elle portait constamment un pistolet et un poignard, celui-ci pour elle, celui-là pour son ancien amant.
Mais, dans son âme passionnée, il y avait heureusement de la pensée à l'exécution toute la distance de la réflexion. Chaque jour elle courait se poster sur le passage de Mac Allan, dont elle avait juré la perte. Sa résolution d'en finir était irrémédiable, inexorablement arrêtée, et quand elle sentait venir le coupable, quand elle entendait le bruit de ses pas, quand elle le voyait approcher, son courage se laissait abattre soudain.
Elle essayait de marcher vers lui, ses jambes se dérobaient ; elle voulait parler, ses lèvres restaient
muettes ; elle s'ordonnait de frapper, sa main demeurait inerte, et, folle, elle s'enfuyait, se consolant à cette pensée : Ce sera pour demain.
Cette existence dura deux ans encore, sans que jamais Mac Allan se fût douté des dangers qui l'avaient menacé plus d'une fois. De temps en temps, les lettres de Jenny étaient venues le trouver, lui demandant en termes exaltés des nouvelles de son fils, le suppliant de lui indiquer le lieu de sa retraite, de le lui laisser voir au moins une fois, ne fût -ce qu'une minute ; mais il se bornait à renvoyer ces lettres, ou à les jeter au feu.
–– Sa punition continue, disait-il.
Puis il n'y pensait plus.
Car, à cette époque, la guerre contre la France ayant d'ailleurs pris fin, l'agitation, qui devait conduire à l'insurrection, dont le récit nous occupe, commençait à prendre corps et à se manifester par des symptômes très sérieux, grâce aux efforts multipliés de Hunt, de Mac Allan, et de leurs amis.
Jenny, à bout de ressources, avait trouvé le moyen de satisfaire sa passion, en voyant Mac Allan à peu près tous les jours. Elle courait les meetings, s'introduisant dans les réunions clandestines. Partout où, perdue au milieu de la foule, elle pouvait espérer l'apercevoir, on était certain de la rencontrer. Elle continuait à nourrir contre lui les mêmes projets criminels, mais une incertitude toujours plus grande l'empêchait sans cesse de mettre ses projets à exécution.
Emporté par le torrent de la politique, absorbé par son amour pour Mary, Mac Allan ne semblait aucunement s'apercevoir de la présence constante de cette femme dans son ombre.
Mais ce qu'il n'avait pas vu, cet homme entiché de
réformes sociales, un autre l'avait remarqué, parce qu'il avait intérêt à plonger dans l'existence de Mac Allan son regard scrutateur : c'était William Castle.
Le singulier manège de Jenny, les pensées et la passion qu'elle laissait facilement lire dans ses yeux, avaient frappé son attention toujours en éveil. Il se promit de pénétrer ce secret.
Malheureusement pour Castle et pour ses observations, la beauté de Jenny, malgré sa décadence visible et rapide, avait produit sur lui son effet accoutumé. Après deux ou trois entrevues avec la jeune femme, il tomba complètement sous sa domination, encore qu'il ne pût rien obtenir d'elle, pas même la plus vague promesse.
Jenny se réfugia alors chez William Castle. De là elle pouvait suivre comme d'un observatoire de verre les faits et gestes de son ancien amant.
Ayant parfaitement pénétré le rôle que jouait dans toute cette affaire le misérable espion, en femme intelligente, mais studieuse, elle l'aidait à sa façon dans la tâche qu'il accomplissait, l'excitant ou le retenant à sa fantaisie, prête à s'interposer quand elle le jugerait convenable, mais voyant avec un secret plaisir les mailles du filet, que tenait le drôle, s'enlacer de plus en plus autour de l'Irlandais et de ses amis.
De cette manière elle espérait qu'une circonstance imprévue amènerait à sa discrétion Mac Allan pieds et poings liés, car elle n'avait pas un seul instant pensé de le livrer à la justice ; elle était même absolument résolue à mettre obstacle à ce projet, si jamais il entrait dans les conceptions de son associé.
Jalouse à sa façon, elle s'était juré que l'Irlandais périrait tôt ou tard, mais par elle, non par tout autre.
En outre, et le brave Hunt étant mêlé aux trahisons,
ainsi qu'aux événements qui se préparaient, elle espérait qu'ils pourraient entraîner telles éventualités, d'où elle saurait faire naître quelque occasion de satisfaire entièrement sa vengeance, en anéantissant du même coup sa rivale, son ancien amant et elle-même.
Enfin, ainsi que Mac Allan l'avait dit au marchand de cirage, une autre passion de Jenny, sa haine contre l'Angleterre, haine qui sait se changer en fureur au fond du cœur d'un grand nombre d'Irlandais, trouvait encore son compte dans les événements qui ne pouvaient tarder d'éclater, et dont, par Castle, elle tenait et dirigeait les principaux fils.
Comme on le voit, les sombres pressentiments de l'Irlandais ne le trompaient pas entièrement.
Quoiqu'il ignorât la plupart des détails dans lesquels nous venons d'entrer, la connaissance qu'il avait du caractère de Jenny, les preuves de sa persistance à ne pas le perdre de vue, preuves que lui apportaient de loin en loin les lettres qu'il recevait de la jeune femme, enfin sa situation inexpliquée et inexplicable chez Castle, tout se réunissait pour avertir Mac Allan d'avoir à veiller sur Mary, sur lui-même et sur leur bonheur à venir.
Aussi se demanda-t-il un instant s'il suivrait le conseil que la jeune fille lui donnait dans sa lettre :
–– Il serait peut-être plus prudent, se disait-il, de voir Jenny, d'essayer de percer le mystère de sa conduite. N'est -ce pas moi, d'ailleurs, qui lui ai demandé ce rendez -vous auquel on m'engage maintenant à manquer.
Mais Mac Allan pouvait-il résister à un conseil, disons le mot, à une prière que lui adressait sa douce Mary ? Elle accordait tant et demandait si peu ! La résolution de l'Irlandais fut bientôt prise :
–– Bah ! se dit-il à la fin, je mettrai quelques hommes en campagne, des plus dévoués, des plus intelligents, et je saurai bientôt à quoi m'en tenir sur le fait des relations de Jenny avec cet espion de Castle.
Tout semblait d'ailleurs se liguer pour engager le jeune homme à renoncer à sa visite projetée à Jenny, au moins à la renvoyer à d'autres temps et à ne l'essayer qu'après y avoir mûrement réfléchi.
La nuit commençait à tomber, s'il est permis d'appeler ainsi le phénomène qui remplace en Angleterre le moment qu'on est convenu d'appeler le jour ; c'est-à-dire que celui-ci s'assombrissait encore, que les réverbères depuis longtemps allumés dans les rues s'apercevaient plus brillants par suite de l'épaississement de l'ombre, et qu'on y voyait quelque peu moins qu'à l'heure de midi.
–– Voici la nuit au surplus, conclut Mac Allan qui partageait à ce sujet le très ancien préjugé de ses compatriotes ; Jenny, à cette heure ne m'attend plus, et et il sera bientôt trop tard pour me rendre chez Hunt.
C'est chez Mary qu'il aurait dû dire, car c'est cela qu'il pensait ; mais il lui répugnait de mêler le nom de sa criminelle maîtresse d'autrefois à celui de l'amie si pure et si dévouée d'aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, l'Irlandais parvenu à se débarrasser des noires préoccupations qui l'assaillaient depuis le matin, se prépara à sortir. Peu à peu la sombre image de Jenny acheva de se dissiper à ses yeux, il ne distingua bientôt plus, au fond de son cœur, que celle de la ravissante fille de Hunt, et ce fut l'esprit presque libre, qu'ayant agrafé son manteau, il ouvrit la porte et se disposa à sortir.
–– Mac Allan ! murmura une voix étranglée par la douleur, Mac Allan, ne me maudissez pas.
L'Irlandais recula, épouvanté. Cette voix, qu'il entendait, c'était celle de Jenny.
XXIV
LA MAIN DE L'ÉTRANGER.
Le commencement d'émeute, auquel nous avons fait assister le lecteur, avait eu dans Londres un immense retentissement. Le fait, en lui-même, était de médiocre importance, mais il témoignait, de la part des radicaux et des partisans de la cause populaire, d'une impatience qui ne demandait que des prétextes pour éclater ; tandis que le gouvernement et le ministère, représentés par la police, avaient suffisamment prouvé qu'ils se tenaient prêts à repousser par la force la moindre manifestation qui sortirait des limites de la loi.
Comme il arrive toujours en de pareilles circonstances, ceux qu'ont eût cru les plus irrités, c'est-à-dire les représentants du gouvernement, étaient enchantés du résultat de la journée. Quant aux partisans sincères et sérieux de la manifestation légale, ils étaient anéantis.
La folle équipée, que venaient de commettre quelques-uns d'entre eux, ruinait pour un certain temps les espérances qu'ils avaient pu concevoir ; ils sentaient leur succès compromis pour longtemps, sinon perdu pour toujours. Le Prince-Régent, lui, ignorait tout.
Sur les bords du canal de Paddington, dans un des quartiers les plus populeux de Londres, se trouvait alors et se trouve encore une taverne fréquentée principalement
principalement les ouvriers constructeurs de navires, et qui, sous le nom de taverne du Coq, était célèbre parmi les calfats, les forgerons, les charpentiers, les voiliers, les cordiers et autres corps d'état similaires de la capitale.
C'est dans cette taverne que nous prierons le lecteur de nous suivre pour un instant.
Il est cinq heures du soir, et la nuit est déjà complètement tombée. Un froid humide, causé par le brouillard qui s'épaissit d'un moment à l'autre, joint à l'obscurité profonde, a chassé les ouvriers de leurs chantiers. La taverne est pleine, joyeuse, animée. Un poêle immense y répand une chaleur bienfaisante ; de nombreux quinquets versent sur les consommateurs une lumière fumeuse et néanmoins considérable.
L'ale, le porter, le wisky et le gin coulent à pleins bords dans les verres et dans les pots de faïence irlandaise.
A proprement parler, c'est une heure de calme et de repos, celle qui succède à une lourde et longue journée de fatigue.
Peu ou pas d'ivrognes ; on sent que les chalands n'entrent à la taverne du Coq qu'en passant ; ils n'y font qu'entrer et sortir. C'est le quart d'heure donné aux causeries d'atelier, à l'amitié, avant de rejoindre le foyer domestique, avant d'aller s'asseoir à la table où, devant la soupe fumante, vous attendent, la cuillère à la main, la ménagère et les enfants impatients.
Pourtant, à l'ombre d'un des piliers qui soutiennent la voûte, deux hommes sont installés dans un coin. Ceux-là n'ont rien de commun avec ces groupes de robustes et d'honnêtes travailleurs qui, leur journée finie, prennent au comptoir des forces nouvelles pour
la route qu'ils ont encore à parcourir sur le pavé glissant, à travers la pluie et le brouillard.
Ils sont là depuis longtemps. Leur toilette, quoique vulgaire, trahit cependant la recherche de la préciosité.
L'un d'eux, porteur d'une longue barbe blonde, très soignée, a le nez orné d'une paire de lunettes fines, à travers lesquelles son regard intelligent, mais froid, semble vouloir pénétrer jusqu'au fond du cœur de ceux à qui il parle. L'autre plus grossier, plus brutal aussi d'aspect, a dans la tournure quelque chose de la roideur militaire, qu'accentue davantage une forte moustache rousse à la polonaise.
L'un et l'autre parlent peu ; mais s'ils s'adressent la parole, c'est en langue allemande.
–– Le général tarde à venir, Fritz, dit l'homme aux lunettes, en vidant d'un trait son verre plein de porter.
–– Ne vous impatientez pas, Rudolph, répondit en l'imitant, et non sans témoigner d'une certaine déférence envers son interlocuteur, celui qu'on venait d'appeler Fritz ; le général aura été retardé soit sur le terrain de l'émeute, soit à la taverne du Mûrier, le lieu du rendez -vous des émeutiers.
Rudolph parut plisser les lèvres d'un air de dédain :
–– Cette émeute doit compter pour bien peu de chose, dit-il. Mais après ?
–– À tout il faut un commencement, fit observer Fritz avec sagesse.
Un assez long silence suivit ce fragment d'entretien.
–– Croyez -vous sérieusement, Fritz, reprit Rudolph en reprenant la parole, que ce Thistlewood, le général, ainsi que vous l'appelez, soit apte à comprendre la mission dont nous sommes chargés, et qu'il puisse l'exécuter jusqu'au bout ?
–– Lui ! répondit Fritz, certainement ! Jamais intelligence plus vive, jamais audace plus inouïe, n'ont été mises au service d'une plus basse et plus colossale ambition. Au besoin, car c'est là qu'il faut en venir, Thistlewood vous brûlera Londres comme il ferait d'un fétu de paille.
–– Et comme il le faut pour la grandeur de la Prusse, acheva Rudolph en baissant la voix malgré l'idiome étranger dont il se servait.
–– Fiez-vous-en à ce général de pacotille.
Rudolph, ayant une fois encore vidé son verre, parut
se livrer à de nouvelles réflexions :
–– Mais ce Thistlewood, reprit-il encore, ce soi-disant général est Anglais, n'est -ce pas ?
–– Il ne l'est plus, Rudolph, répondit Fritz, et, si vous l'ignorez, apprenez qu'il n'y à pire scélérat que les renégats. Honteusement chassé de l'armée anglaise, celui-ci, après avoir conquis, Dieu sait comment ! un semblant de grade en Amérique, a voué à sa patrie une haine qui ne s'éteindra qu'avec la vie. Nous ne pouvions pas mieux trouver, je vous le répète.
–– Je vous crois, Fritz, car vos paroles me ravissent l'âme.
–– Et vous rendrez au comte de Blücher le témoignage que méritent mes services ?
–– Je n'aurai garde d'y manquer, répondit Rudolph avec un mauvais sourire. Soyez certain que votre fortune est faite, pourvu que Londres, cette capitale, après Paris, des idées prétendues libérales, reçoive un de ces terribles avertissements si nécessaires aux villes de ce genre, et dont il faut qu'elles se souviennent pendant des siècles.
–– Elle recevra cet avertissement, sachez-le, reprit Fritz ; quant à Paris...
–– Oh ! celui-là, interrompit Rudolph, dont les yeux s'enflammaient, il est à nous. Qu'il remue et le feu de nos canons le réduit en cendres.
Rudolph et Fritz en étaient là de leur entretien, quand la porte de la taverne du Coq s'ouvrit devant un nouveau client.
C'était le général Thistlewood.
D'un coup d'œil il parcourut la foule qui se trouvait dans la salle, puis, ayant aperçu les deux hommes, il marcha droit vers eux, en ayant soin de dissimuler ses traits sous l'ombre que projetait son chapeau.
–– Bonsoir, général, dit Rudolph en le voyant s'approcher.
–– Bonsoir, meinherr, répondit l'Anglais se servant comme son interlocuteur, et avec une grande pureté, de la langue allemande.
Les deux hommes firent une place entre eux au nouvel arrivant, les verres furent emplis de nouveau, vidés, puis Rudolph, sur le ton de la confidence fit part à Thistlewood du sujet qui motivait la réunion.
Nous n'entrerons pas dans les détails de leur conversation.
Qu'il suffise au lecteur d'apprendre que Rudolph et Fritz étaient, s'ils ne l'ont deviné, des émissaires de la Prusse.
Après la victoire de Waterloo, après la défaite de la France et le retour de notre cher pays entre les mains des Bourbons, la coalition connue sous le nom de Sainte-Alliance se croyait délivrée pour toujours des idées de revendications sociales.
Le général prussien Blücher, qu'un heureux hasard avait conduit sur le champ de bataille de Waterloo assez à temps pour arrêter la retraite commencée des Anglais, qui disputait de ce chef la victoire à Wellington
Wellington s'était déclaré le séide le plus acharné et le plus violent des idées monarchiques, dont la Sainte-Alliance voulait assurer à jamais le triomphe.
L'empereur de Russie, Alexandre, avait dû lutter contre ce sauvage à demi féroce pour l'empêcher de brûler Paris qu'il considérait comme la ville des révolutions, et non comme la grande martyre de la cause des peuples ; il y à trente ans à peine on pouvait encore constater, sur l'une des piles du pont d'Iéna, la trace des efforts tentés pour le faire sauter par les ordres de ce misérable.
Mais Paris vaincu ne suffisait ni à cet exécrable Prussien, ni au monde de despotes et de tyranneaux dont il était devenu la personnification.
Les yeux tournés du côté d'où pouvait se produire un mouvement en faveur de la liberté des peuples ou de l'émancipation des opprimés, il avait vu l'émotion causée en Angleterre par les tendances réformistes et libérales d'une grande partie de la population ; il avait craint que le gouvernement du Prince-Régent ne fût pas assez fort pour se maintenir, contre le gré du pays, dans la ligne de conduite adoptée par la Sainte-Alliance ; il avait redouté surtout, ce qui ne manqua pas de se réaliser plus tard, une alliance des libéraux d'Angleterre avec ceux de France, et par suite, entre les deux peuples, une amitié de longue durée, qui les rendrait les arbitres de l'univers.
–– La France abattue, se disait cet homme féroce, Paris à nos pieds, c'est certainement un grand coup porté au développement de ce qu'ils appellent les idées modernes. Mais tant qu'un gouvernement véritablement fort ne sera pas installé sur les ruines de la liberté anglaise, tant que Londres, cet autre foyer de la révolution, ne sera pas dompté comme l'est Paris,
l'œuvre de la Sainte-Alliance restera toujours incomplète.
Cédant à cette pensée, médiocrement rassuré d'ailleurs par l'état de fermentation libérale dans lequel se trouvaient les esprits en Angleterre, n'ayant dans la force de répression du gouvernement du Prince-Régent qu'une confiance des plus limitées, la Prusse avait décidé qu'elle viendrait à son aide sans y paraître.
Ce n'est pas, nous le pensons du moins, à l'heure où nous écrivons ce livre, qu'il convient d'entrer dans l'explication des moyens que la Prusse peut employer dans des circonstances de ce genre.
C'est dans un dessein semblable que Rudolph, un prince peut-être, ou simplement un marchand de bière de Berlin, car, dans cette blonde Allemagne, les souverains et les bottiers se ressemblent, avait été envoyé à Londres avec une mission secrète ; qu'il avait emmené avec lui, dans la capitale de l'Angleterre, quelques espions subalternes, au nombre desquels se trouvait Fritz, et que celui-ci avait mis la main sur Thistlewood, l'homme le plus propre qu'on pût rêver à accomplir jusqu'au bout les intentions de la Prusse, fidèle exécutrice des œuvres de la Sainte-Alliance.
XXV
LE PRIX DU CRIME.
Rudolph et Fritz ne donnèrent point à leur complice toutes les explications dans lesquelles nous venons d'entrer, mais elles n'en ressortaient pas moins de
l'entretien qu'ils eurent avec lui, et le général était trop intelligent, trop au courant de la politique européenne pour ne pas comprendre à demi-mot.
–– C'est entendu, dit-il à Rudolph ; ce que vous voulez, ce que désire votre grand chef, c'est que le mouvement libéral dans lequel est entrée l'Angleterre soit comprimé ; que l'idée révolutionnaire, dont, après la France, ce pays se fait en ce moment le propagateur et le soldat, disparaisse à jamais, et soit définitivement reléguée dans le rang des idées qui n'ont plus cours.
–– Parfaitement.
–– Étant donnée la situation, messieurs, je crois devoir vous avertir que ce résultat ne saurait être obtenu que par des ruisseaux de sang humain.
–– Qu'importe !
–– Encore ne sommes -nous pas très certains de la réussite, car la pression de l'opinion publique en faveur des réformes libérales est immense. Puis le gouvernement du Prince-Régent manque d'énergie.
–– Il faut lui communiquer la vôtre et le contraindre à s'en servir. L'émeute d'aujourd'hui a dû lui donner à réfléchir et si quelque danger plus grave le menaçait...
Rudolph jeta par-dessus ses lunettes à Thistlewood un regard dont celui-ci ne comprit pas d'abord toute la signification.
–– Un danger plus grave ! reprit-il. Ce danger ne peut tarder à se produire, car si le Prince-Régent est décidé, comme on le dit, à repousser la pétition que sir Burdett et Hunt doivent lui présenter après demain, une insurrection est certaine.
–– Je le sais, fit observer Rudolph ; mais s'il répond à la pétition ? Les souverains engagent quelquefois de
ces promesses vagues qu'ils ne tiennent jamais et qui suffisent à calmer les effervescences populaires, à faire prendre patience aux foules.
Le général n'avait pas songé à cette éventualité.
–– C'est impossible, murmura-t-il en se parlant à lui-même. Après l'émeute d'aujourd'hui, le Prince-Régent ne peut laisser croire qu'il veuille céder à la pression populaire.
–– C'est probable, dit Fritz.
–– Oui, reprit Rudolph, mais ce n'est pas absolument certain. La couronne n'a rien à perdre à se tourner du côté du peuple contre les ministres ; quoiqu'elle soit aujourd'hui du côté des ministres contre le peuple, rien ne nous garantit d'un changement de front de sa part. Et alors !
–– Alors, par Dieu ! acheva Thistlewood, M. Blücher et la Sainte-Alliance se trouveraient joués, car le rapprochement de l'Angleterre et de la France, représentant l'esprit moderne, se fait tout naturellement contre la Russie, qui s'en moque, et contre l'Autriche et la Prusse, qui ne s'en moquent pas, elles ! Monsieur Rudolph, vous avez raison, il faut forcer le Prince-Régent à rester quand même l'allié des ministres contre le peuple.
–– À la bonne heure, dit Rudolph au général ; c'est plaisir de causer avec un compagnon de votre intelligence.
Thistlewood s'inclina devant le compliment qui s'épanouissait devant lui à brûle-pourpoint ; mais il n'était pas homme à se contenter de cette monnaie vague et peu sonnante qu'on nomme vulgairement de l'eau bénite de cour.
–– Je connais un moyen, dit-il en hésitant et comme s'il cherchait à fixer sa pensée encore indécise, d'intéresser
intéresser personnellement... le Prince-Régent au succès d'une énergique répression de toutes ces tentatives de révolte...
Le général s'était arrêté, fixant sur Rudolph un regard perçant et interrogatif. Celui-ci semblait redoubler d'attention, quoiqu'il eût probablement trouvé le moyen dont parlait son interlocuteur, en même temps ou peut-être même avant lui.
–– Personnellement, reprit-il en baissant la voix par un sentiment de prudence, c'est bien cela. Si le Prince-Régent était intéressé personnellement à réprimer...
–– Oui, interrompit Thistlewood, mais il n'y à dans toutes ces affaires aucun danger sérieux qui menace soit le Prince-Régent, soit la famille royale.
–– C'est vrai, insinua Fritz qui venait de comprendre et jugeait opportun d'appuyer son compagnon, il n'existe pas de dangers de cette sorte, ou du moins il n'en existe pas... encore.
Ce simple mot, encore, jetait sur la situation une lumière aussi vive que celle du soleil sortant d'un nuage alors que sa clarté s'épanche sur l'atmosphère noircie par une épaisse tempête.
–– Mais ces dangers personnels pourraient naître, conclut Thistlewood, qui tenait à dissiper les dernières obscurités de son cerveau et celles de ses interlocuteurs, n'est -ce pas cela que vous voulez dire, maître Fritz ?
Au double mouvement de tête, au regard des yeux ardents qui se fixèrent sur lui, le général comprit qu'on l'avait deviné et même approuvé.
–– Diable ! fit Thistlewood avec une espèce de soubresaut sur lui-même, ceci ne serait pas sans péril pour ceux qui pourraient se trouver mêlés à la naissance
naissance dangers éventuels dont vous parlez, et qui seraient personnels à Son Altesse Royale, si j'ai su résumer vos pensées intimes ?
Instinctivement les trois conspirateurs s'étaient rapprochés les uns des autres.
–– Le péril n'est rien, dit Fritz sur un signe de son compagnon, et comme s'il émettait un simple aphorisme destiné à remplir un vide de la conversation, le profit doit décider de tout.
–– Oui, le profit, appuya Rudolph.
–– Le profit est bien quelque chose, répondit le général. Si on avait de l'argent, beaucoup d'argent, peut-être trouverait -on quelqu'un...
Pendant qu'il affectait de remuer mentalement ses idées pour en extraire la meilleure, Rudolph glissa la main dans sa poche et ramena ostensiblement un gros portefeuille bourré de bank-notes.
–– Si vous connaissiez une personne résolue, dit-il, qui voulût accepter la tâche difficile, ingrate que nous venons de discuter, croyez -vous que les cinq mille livres sterling qui sont dans ce portefeuille seraient suffisantes à la décider ?
–– Je le crois ; surtout si, après le... danger de Son Altesse Royale passé, cette personne pouvait compter sur le double.
–– Elle pourrait y compter.
Thistlewood, en guise de contenance et pour se donner le temps de la réflexion, remplit son verre de pale ale, puis but lentement.
–– Il faudrait encore autre chose, reprit-il en mettant de côté toute contrainte et cessant de parler à mots couverts ; après l'exécution d'une entreprise aussi périlleuse, il faudrait qu'étant surpris et poursuivis
poursuivis ceux qui la mettraient à exécution pussent espérer se sauver.
–– Dix passeports avec le visa d'une ambassade quelconque seront, dès que vous le voudrez, mis à votre disposition.
–– C'est quelque chose.
–– Il y à mieux. Avec un mot de passe, que vous recevrez également, vous trouverez, d'ici à l'embouchure de la Tamise, des relais constamment préparés pour dix personnes et, là, un navire toujours prêt à partir pour la destination que choisira le porteur du mot d'ordre.
–– À la bonne heure, reprit le général sur le ton dont Rudolph lui avait récemment adressé les mêmes paroles, c'est plaisir de causer avec un compagnon de votre intelligence.
Rudolph s'inclina comme s'était incliné Thistlewood.
La conversation des trois misérables dura longtemps encore sur le même sujet. Rudolph rappela au nouvel embauché que l'ouverture du Parlement avait lieu le lendemain même, et qu'en dépit du bruit répandu dans le public, le Prince-Régent ferait en personne cette ouverture, contrairement à ses habitudes.
Après avoir donné cette assurance au général Thistlewood :
–– Si nous voulons que notre projet réussisse, dit-il, et qu'il obtienne le résultat désiré, ce serait, au moment où le prince se sera mis en marche de lui faire comprendre que sous toute cette émotion libérale et populaire peuvent se cacher de graves dangers pour sa personne et pour les autres membres de la famille royale.
–– Demain, c'est bien tôt, répondit Thistlewood.
–– Après serait trop tard, fit observer Rudolph. Songez que c'est après-demain que doit être remise cette pétition et que les décisions des princes sont quelquefois bientôt prises.
–– Vous avez raison, répondit Thistlewood, je vois bien que nous ne sommes pas les maîtres de choisir notre moment... mais demain !
–– Demain ou jamais, conclut Rudolph d'un ton ferme et décidé, c'est à prendre ou à laisser.
Et, par un mouvement qui n'échappa pas au soi-disant général, l'espion prussien fit mine de diriger vers sa poche la main qui tenait encore le bienheureux portefeuille, d'où s'échappait, tant il en était bourré, les fameuses bank-notes.
–– Attendez un instant, fit l'espion, laissez -moi le temps de réfléchir avant de répondre.
Il recommença sa pantomime, emplit encore son verre, le vida lentement, puis, s'accoudant sur la table et la tête entre ses mains, il parut se plonger dans de profondes réflexions.
–– C'est entendu, dit-il après quelques moments donnés à la combinaison de son crime, demain le Prince-Régent se couchera avec la conviction que c'est surtout à sa vie qu'on en veut.
Rudolph remit le portefeuille au général.
–– Il est bien entendu aussi, fit-il observer, qu'il ne s'agit que d'effrayer Son Altesse Royale, que vous répondez de sa vie sur votre tête ?
–– J'en réponds. Des insultes, de la boue jetée sur sa voiture...
–– Quelques coups de pistolet tirés en l'air.
–– Non, mais dans les glaces de la calèche.
–– Que ceux qui les enverront n'aillent pas se tromper au moins !
- J'en réponds, vous dis -je. Soyez sûr de mes hommes comme de moi-même. M. Blücher sera content.
Les trois compagnons allaient se séparer :
–– Et il y aura le double de ceci après l'affaire ? rappela Thistlewood en montrant le portefeuille avant de l'engouffrer dans sa poche.
–– C'est entendu.
–– Les relais seront prêts ?
–– Ils le sont déjà.
–– Le navire ?
–– Il est à l'ancre. Voici le mot d'ordre : Blücher et Ferdinand VII. Avec cela et de la bonne volonté, vous pourrez aller au bout du monde.
XXVI
UNE LEÇON À RETENIR.
A la sortie de la taverne du Mûrier, après l'entrevue qui avait eu lieu en suite de l'émeute, celui qui en avait été le promoteur, Castle en personne, malgré l'heure assez avancée déjà, se rendit chez l'attorney général, magistrat qui remplit à Londres des fonctions qui tiennent de celles de notre préfet de police et tout à la fois de nos procureurs généraux.
L'espion possédait sans doute ses entrées à toute heure, car il n'eut qu'à se présenter chez le magistrat pour être aussitôt introduit.
L'attorney général était un personnage grand, roide et d'aspect glacial. Il fit un signe à Castle, qui s'assit, andis qu'il achevait la lecture d'un dossier dont les
pièces étaient éparpillées sur son bureau de travail.
–– Eh bien ! quoi de nouveau, fit-il en se retournant vers l'espion et recomposant son dossier.
–– Votre Grâce, répondit l'espion, n'ignore pas sans doute ce qui s'est passé aujourd'hui ?
–– Et que s'est-il passé ?
–– Comment ! Votre Grâce ignore encore ?
–– J'ignore absolument, Castle, ce dont vous voulez parler.
L'attorney général prononça ces paroles d'un ton dédaigneux auquel tout autre que Castle eût été trompé ; mais celui-ci avait pu lire sur l'enveloppe du dossier que le magistrat venait de terminer et de déposer sur le bureau, ce titre écrit en gros caractère : Rapports de la journée du 1 0 novembre.
–– À la bonne heure ! pensa Castle, me voilà prévenu ; il paraît que ce mouvement, qu'il m'a commandé, il ne sait même pas qu'il s'est effectué.
–– Eh bien ! reprit tout haut l'espion, puisque Votre Grâce l'ignore encore, je suis obligé de lui apprendre que de graves désordres ont eu lieu aujourd'hui à Londres.
–– Toujours cette agitation légale pour la signature de leur fameuse pétition ? fit le magistrat avec une mou de dédain.
–– Cela d'abord, continua Castle, mais une partie de la population ne s'est pas bornée à signer ce que Votre Grâce appelle leur fameuse pétition, à s'agiter en tous sens pour la faire signer. De cette espèce de révolte platonique et légale, pour employer leur mot, un certain nombre d'impatients sont passés à une manifestation bien autrement coupable de leurs volontés.
–– Ah ! ah ! fit l'atorney-général, d'un air de surprise parfaitement jouée.
–– Diable ! pensa Castle, je ne l'avais jamais vu
comme cela. Est -ce qu'il va me laisser raconter toute cette histoire qu'il sait aussi bien que moi ?
Comme s'il avait lu cette question dans la pensée de son subalterne, l'attorney général reprit :
–– Voyons, Castle, contez -moi l'affaire. À votre air et à vos hésitations je vois qu'elle a été grave.
–– Très grave, en effet. Il y à eu mort d'homme, un constable tué, un assez grand nombre de policemen blessés, beaucoup d'arrestations opérées. En somme cette échauffourée d'aujourd'hui ressemble de si près à une émeute, qu'on peut sans injustice lui en donner le nom.
–– Une émeute ! s'écria l'attorney général en se dressant sur son siège, avec une stupéfaction tellement jouée qu'elle continuait à fort intriguer son interlocuteur, un constable tué ! des policemen blessés ! de nombreuses arrestations ! Et à quel sujet tout ce tumulte ? Castle, parlez donc, vous voyez bien que je meurs d'impatience.
–– Il s'agissait purement, reprit l'espion, pour les émeutiers, conduits par une mégère pourvue d'un immense drapeau noir, de s'emparer de vive force d'un public-exchange et de le mettre au pillage.
–– Comme cela ! En plein jour !
–– En plein jour, ainsi que le dit Votre Grâce.
–– Et sans raison ? Sans prétexte ?
–– Leur raison, ou plutôt leur prétexte était écrit sur leur drapeau : Du pain ou du fer !
–– Ce que vous m'apprenez là, Castle, fit le magistrat, est en effet excessivement grave, d'autant que cette agitation coupable s'est produite au moment où on laissait au peuple toute sa liberté pour l'agitation légale et pacifique dans laquelle il s'est lancé.
–– C'est même incompréhensible, ajouta l'espion avec la plus audacieuse hypocrisie.
–– Incompréhensible en effet, appuya l'attorney général ; Castle, vous avez trouvé le mot juste.
Castle, sans comprendre encore l'intention du magistrat, mais devinant déjà qu'il ne prenait pas sans raison la peine de jouer avec lui cette comédie, ne s'avançait qu'avec la plus grande prudence, tout en gravant dans son souvenir jusqu'aux plus légères nuances de cet entretien.
–– Et vous dites reprit l'attorney général qu'on a procédé à des arrestations ?
–– Oui, Votre Grâce.
–– Des arrestations... importantes ?
–– Je ne le crois pas, il m'a semblé que les chefs parvenaient à se dérober facilement aux poursuites de la police.
–– Il vous a semblé ! Vous étiez donc là, Castle ?
Castle regarda celui qui l'interrogeait ainsi, et son
regard semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond l'âme du magistrat. Mais, si ardent que fut ce regard, il dut se détourner devant la fixité et l'acuité de celui qui le croisa.
–– J'y étais en effet, Votre Grâce, répondit-il. Mon devoir n'est-il pas de me trouver toujours en ces sortes d'endroits ?
–– Parfaitement, Castle, et je suis loin de vous adresser le moindre blâme. Ainsi, c'était toujours la misère du peuple que les émeutiers avaient choisie pour prétexte ?
–– Ou pour raison, oui, Votre Grâce.
–– Pour prétexte, appuya l'attorney général sur un ton assez significatif pour amener l'espion à saisir
l'importance qu'il voulait donner à ce point de l'entretien.
–– Mais, force est restée à la loi, n'est -ce pas ?
–– Oh ! la mêlée a duré à peine cinq minutes.
–– Si peu que cela ?
Castle comprit encore qu'il fallait graver cette exclamation dans son souvenir. Il commençait d'ailleurs à prévoir ce qui allait lui arriver.
–– Il se peut, dit-il, que je me sois trompé. Le temps passe vite, très vite même, en ces moments-là. L'affaire peut avoir duré vingt ou trente minutes.
–– Trente minutes ! continua l'attorney général, cela implique une résistance sérieuse.
–– Oh ! dit complaisamment l'espion, des plus sérieuses.
–– Je le crois bien ; pour avoir tué, comme vous le disiez, deux constables, quatre policemen, et blessé une quinzaine de passants, il fallait que ces misérables fussent bien déterminés, bien décidés à se mettre en révolte ouverte contre la loi et l'autorité du Prince-Régent.
Castle n'avait pas soufflé mot de cela, ou du moins il n'en avait résumé que la vérité, mais il s'aperçut qu'il ne risquait rien d'amplifier les faits, au contraire.
–– Ce que vous m'apprenez là le premier, reprit après un instant et sur un ton auquel il n'y avait pas à se tromper, monsieur l'attorney général, ce que j'ignorais avant que vous m'en parlassiez, me remplit à la fois de surprise et d'indignation. Comment ! en plein jour, vouloir piller un établissement financier !
–– Oui, c'est épouvantable, répondit l'espion avec son hypocrite complaisance, et me doutant que Votre Grâce ne connaissait rien encore de ce tumulte, j'ai craint un moment, j'ai hésité et ne me suis décidé que
pressé par mon devoir à venir lui apprendre ces fâcheuses nouvelles.
–– Et pourquoi hésitiez -vous, maître Castle ? demanda le magistrat, qui ne put s'empêcher de sourire à l'audition de la phrase très embrouillée qu'il venait d'entendre.
–– Parce que je redoutais pour Votre Grâce, répliqua Castle avec un imperturbable aplomb, l'état d'indignation dans lequel je la vois s'engouffrer.
Le sourire de l'attorney général se termina dans une pure grimace.
–– Allons ! se dit-il, le drôle ne manque pas d'esprit.
Puis tout haut :
–– Eh bien, quand vous êtes venu, vous ne vous doutiez de rien, maître Castle, vous n'aviez pas surpris le plus petit indice de ce mouvement, qui devait se produire aujourd'hui ?
L'attorney général, à son tour, faisait preuve d'un aplomb des plus rares, car c'était précisément dans cette entrevue de la veille, à laquelle il avait maintenant l'audace de faire allusion, qu'avait été conçu le plan, arrêté la pensée de l'émeute, dont l'espion venait de rendre compte à qui la lui avait positivement commandée.
–– Non, Votre Grâce, répondit Castle sans se troubler le moins du monde ; hier, pas plus qu'un instant avant que ce mouvement n'éclatât, rien ne pouvait me faire prévoir qu'il était si rapproché de nous.
Et, comme pour donner plus de poids à ses paroles, le rusé compère ajouta :
–– Que Votre Grâce me pardonne ! On ne peut pas être adroit tous les jours.
–– Il suffit de l'être aujourd'hui, conclut d'un ton très sérieux le magistrat, à peu près déchargé maintenant
maintenant ce qu'il voulait dire et sachant aussi sur quelles complaisances il pouvait tabler. N'oubliez pas cependant que, d'après votre aveu, les véritables chefs de cette émeute ne sont point prisonniers et que des recherches se feront très certainement dans le but de découvrir quels sont ces grands coupables.
William promit de conserver le souvenir de ces choses dans sa mémoire.
Voyant ensuite que l'attorney général s'était replongé dans ses réflexions, qu'il gardait le silence :
–– Plaît-il à Votre Grâce, que je prenne congé d'elle ? demanda-t-il.
Le magistrat répondit :
–– Non, je vais vous conduire en un endroit où vous aurez à répéter, devant un très haut personnage tout ce que vous venez de me révéler. Sonnez la voiture.
Un instant après, l'attorney général, suivi de Castle, montait dans son équipage.
–– Au palais de White-Hall, dit-il au laquais qui tenait la portière.
–– Très bien ! se dit l'espion, sans qu'un muscle de sa face ne bougeât, je sais maintenant quel est le grand personnage que nous allons voir, et je serais bien sot de ne pas avoir compris ce qu'il convient de répéter.
Au grand trot de deux magnifiques chevaux, la voiture roula vers le palais qu'habitait le Prince-Régent.
XXVII
LE SOUVERAIN ET LES MINISTRES.
Son Altesse Royale, le Prince-Régent d'Angleterre, qui, quatre ans plus tard, devait exercer la royauté pour son propre compte, sous le nom de Georges IV, et qui suppléait depuis 1 8 1 0 son père, Georges III, devenu vieux et infime, travaillait précisément avec milord Castelreagh, premier ministre, et lord Wellington, au moment où un chambellan vint annoncer que l'attorney général, amenant un homme porteur de nouvelles très importantes, sollicitait instamment la faveur d'une audience immédiate.
Castelreagh et Wellington échangèrent un regard d'intelligence.
–– Que peut-être encore ceci ? dit le prince sur le ton d'un profond ennui.
Il travaillait depuis plusieurs heures avec ses deux ministres, débattant l'opportunité d'assister lui-même à l'ouverture du Parlement, le lendemain. Le prince tenait pour l'affirmative, les ministres pour la négative. Celui-là qui s'apercevait enfin que lord Castelreagh et le duc de Wellington commençaient à le dominer doucement, désirait affirmer publiquement son autorité par un acte de pouvoir ; ceux-ci, comprenant tout le danger de la situation présente, voyant avec épouvante s'approcher la tempête réformiste, comprenant de plus les efforts encore vagues, indécis, mais latents du Prince-Régent pour échapper à leur tutelle et pour essayer de gouverner par lui-même,
s'efforçaient de le maintenir en dehors des affaires, cherchant à lui prouver le danger qu'il allait courir en se rendant de sa personne au Parlement.
La discussion avait été longue et pénible, mais les hommes d'État semblaient avoir pris le dessus. Le prince avait décidé qu'il n'assisterait pas à l'ouverture des Chambres, que lord Castelreagh comme son représentant lirait aux membres du Parlement le discours de la couronne.
Puis ce discours avait été lui-même l'objet d'une longue étude. Lu, relu, chaque phrase en avait été soigneusement tournée et retournée, chaque mot pesé, analysé et commenté dans tous les sens qu'il pouvait présenter.
Presque tout entier consacré aux affaires extérieures, ce n'était guère qu'une longue et solennelle affirmation de la Saint-Alliance et des principes qui avaient présidé à cette ligue des rois contre les peuples. On y exaltait le triomphe de Waterloo ; on ne manquait pas d'ajouter « qu'en ce jour glorieux, en se déclarant pour les alliés, Dieu avait montré de quel côté étaient la justice et le droit » ; on y annonçait enfin la ferme intention du gouvernement de persévérer dans sa politique habituelle.
Le Prince-Régent parut se laisser persuader que toutes ces choses étaient les meilleures, et demeura parfaitement d'accord avec ses ministres. En sa double qualité de membre d'une famille royale et de représentant du roi d'Angleterre mineur, il était l'adversaire déclaré de la Révolution française, des idées qu'elle avait semées par le monde, qu'elle menaçait d'y laisser germer au grand dommage des porte-couronne de tous les pays, et puisque la Sainte-Alliance, en écrasant la France à Waterloo, en la muselant
muselant les traités de 1 8 1 5, était parvenue à dompter cette grande et superbe initiatrice des peuples, le Prince-Régent ne demandait rien au fond, si ce n'est de voir le succès des rois devenir définitif.
Il approuva donc, dans le discours de la couronne, tout ce qui se rapportait à cet ordre d'idées.
–– Bien ! fit-il à Castelreagh, avec un signe de tête approbatif. Lisez la suite.
Le ministre dut déclarer que c'était là tout le discours.
–– Comment ! fit le prince en réclamant, pas un mot sur la situation intérieure ? Rien à propos des prétentions des réformistes ?
–– Votre Altesse royale, répondit Castelreagh, n'ignore pas que les réformistes, dont elle parle, se réduisent à deux : lord Burdett et ce... marchand de cirage.
En entendant citer le vieil Hunt, le duc de Wellington fronça le sourcil.
–– Deux... dans le Parlement ! reprit le prince avec vivacité, mais dans le pays, mais parmi le peuple ?
Le froncement de sourcils du vainqueur de Waterloo devint plus significatif encore ; le duc put même tout à fait réprimer un léger haussement d'épaules.
–– Le peuple ! murmura-t-il à demi-voix, avec son dédain ordinaire.
–– Oui, le peuple ! continua le prince qui répondait à l'aparté du duc, le peuple, la masse des sujets du roi, dont je suis le représentant. Que trouvez -vous donc de si surprenant, duc, à me voir préoccupé du sort de ces braves gens ?
–– Absolument rien, monseigneur, répondit Wellington sans s'émouvoir ; Votre Altesse peut, comme
bon lui semble, occuper ses loisirs, que ce soit à cela ou à autre chose.
Le vainqueur de Waterloo, détail historique, était l'homme le plus hautainement insolent qu'on puisse au moins citer. Ses préjugés, à propos du rang, de la naissance ou de la fortune, avaient atteint des som mets qui semblaient dépasser les bornes de la raison humaine. Le mépris dont il faisait profession, qu'il étalait sans cesse, pour les malheureux, pour les déshérités de son pays, effrayait même les aristocrates de l'aristocratique Albion.
Chose étrange ! Le duc n'en était pas moins l'idole de la population.
–– C'est un soldat ! disait -on en souriant.
Et on lui pardonnait son mépris, ses dédains, à cause de sa grande valeur militaire, de la gloire dont l'Angleterre lui était redevable et des grands services qu'il avait rendus à son pays.
Le Prince-Régent n'en fut pas moins très profondément blessé, en entendant le duc parler le langage qui lui était échappé.
–– Mes loisirs ! s'écria-t-il. Sachez, milord, que ce ne sont pas mes instants de loisirs, mais mes heures de travail le plus ardent, le plus assidu, que je voudrais pouvoir consacrer à l'extinction de la misère qui ronge notre pauvre peuple, au soulagement et à la fin des souffrances qu'il endure.
–– De quelle misère, de quelles souffrances veut parler Votre Altesse ! demanda Castelreagh avec le plus grand calme.
Castelreagh représentait l'antipode auprès de Wellington. Autant celui-ci semblait dur, cassant, dédaigneux, autant le premier s'efforçait de paraître caressant, souple et affable.
Non pas qu'au fond du cœur il ne professât pour les classes populaires et pour leurs réclamations la même aversion que le duc, mais en profond diplomate il savait cacher son peu d'estime des hommes pour les dominer plus sûrement et les employer, en guise d'instrument, à la satisfaction de son ambition.
–– En me demandant de quelles souffrances, de quelle misère je veux parler, répondit le Régent, est -ce bien sérieusement que vous-même vous prenez la parole, milord Castelreagh ?
–– Très sérieusement, j'ai l'honneur de l'affirmer à Votre Altesse royale, répondit imperturbablement l'interpellé.
Il connaissait à merveille le caractère du prince, il savait que celui-ci ne redoutait une discussion que lorsqu'elle se prolongeait à fond.
Or, le prince connaissait très vaguement le sujet qu'il traitait et que son ministre semblait tout disposé à discuter contradictoirement avec lui.
–– Mais, reprit-il non sans quelque embarras, je parle de ces souffrances, de cette misère, dont l'esprit public se préoccupe à si bon droit, dont les journaux qui passent pour s'inspirer d'idées honnêtes et libérales nous entretiennent constamment.
–– La belle caution ! ne put s'empêcher de dire Wellington, avec son ton rogue et dédaigneux.
Le prince n'aimait qu'à demi son guerrier, dont il jalousait la gloire et qui le contraignait à supporter, de sa personne, tout ce qu'un tempérament quinteux peut produire. Aussi espérant échapper par ce moyen dilatoire à la froide et méticuleuse discussion dont il était menacé, jugea-t-il bon, utile et nécessaire de se fâcher contre le duc.
–– Cette caution, milord, dit-il en se retournant
vers lui, vaut toujours bien les calculs par suite desquels on laisse les souverains dans l'ignorance de ce qui les touche de plus près, de la situation de leurs peuples, des maux que ceux-ci endurent et dont ils font remonter toute la responsabilité jusqu'au trône.
Wellington allait répondre par quelque nouvelle insolence, mais il se contint sur un signe de son collègue.
–– Est -ce pour nous demanda froidement l'homme d'État, est -ce pour ses ministres que Monseigneur parle ainsi ?
–– Non certes ! répondit le prince. Mais enfin cette misère, ces souffrances existent, vous ne sauriez le nier, Castelreagh. Les plaintes de la presse, les discours prononcés dans les meetings, la pétition qui se signe en ce moment et l'agitation à laquelle sa signature donne lieu, tout ne montre-t-il pas combien le sort des classes infimes est déplorable ? C'est à votre esprit si droit, au besoin c'est à votre cœur que je m'adresse. Éclairez -moi ! Que je sache au moins ce qu'il convient de tenter pour améliorer une si cruelle situation.
–– Eh ! je ne demande pas mieux, Monseigneur, fit l'homme d'État d'un air de bonhommie admirablement joué. Tout ce dont vient de parler Votre Altesse, ces articles de journaux, ces meetings, cette pétition, tout cela c'est de la politique.
–– De la politique !
–– Oui, de la politique pure. Quelques réformistes, enrégimentés, conduits par de jeunes ambitieux, en tête desquels se trouvent les lords Burdett, Gray, Brougham, Russel et quelques autres, se sont promis de renverser le ministère et de le remplacer. Il n'est pas difficile, quand on parle aux classes ouvrières, à
ceux-là qui défendent leur existence au jour le jour, de les amener à se plaindre amèrement, de crier même que leur situation est intolérable, que les impôts sont écrasants, que leur labeur n'est point assez rétribué, ou même que le travail fait défaut quand c'est eux qui désertent les ateliers. De cette manière on obtient l'agitation dont s'inquiète Votre Altesse ; on désintéresse les journaux pour imprimer le contraire de la vérité ; on provoque des meetings et on va chercher pour ces assemblées des orateurs jusque dans le fond de l'Angleterre, comme on a fait de Hunt, expédié tout exprès de Bristol ; on rédige des pétitions qui se couvrent de signatures à grand bruit, on...
Lord Castelreagh en était là quand entra le chambellan qui venait prévenir le prince de l'arrivée de l'attorney général et de son désir d'être immédiatement introduit :
–– Que peut être encore ceci ? avait demandé le Régent.
–– Quelque importante affaire de police, sans doute répondit lord Castelreagh.
–– Je gage, ajouta Wellington, qui savait comment gagner son pari, qu'il s'agit encore de quelque équipée de ces fameux agitateurs selon la loi.
XXVIII
UNE COMÉDIE DE PALAIS.
L'ordre fut donné par le prince lui-même d'introduire le chef de la police.
Le magistrat entra bientôt, suivi de Castle.
Celui-ci reconnut tout de suite les illustres personnages dans la compagnie desquels il se trouvait.
–– Eh bien ! monsieur l'attorney général, demanda le Régent, quelle affaire si pressante me vaut votre visite inattendue ?
–– Que Votre Altesse Royale, répondit le magistrat me pardonne l'insistance que j'ai mise à solliciter de sa faveur une audience immédiate, ainsi que la liberté que j'ai prise d'amener l'homme qui m'accompagne, mais il s'agit en effet d'une affaire excessivement grave.
Castle, ayant eu le temps de méditer les paroles de l'attorney général et de préparer son petit discours, en repassait les périodes arrondies dans sa mémoire.
–– Quel est cet homme ? demanda encore le prince.
–– Un des... agents que j'emploie et qui tout à l'heure est venu me présenter un rapport tellement important sur l'émeute qui vient d'éclater...
–– Une émeute ! interrompirent à la fois le Prince-Régent et lord Castelreagh.
–– Cela n'a parbleu ! rien qui m'étonne, murmura Wellington assez haut pour être entendu.
–– Parlez vite, monsieur l'attorney général, continua le prince.
–– En deux mots, voici ce dont il s'agit : profitant de l'agitation causée par la signature d'une pétition qui doit être présentée après-demain à Votre Altesse, des perturbateurs, des émeutiers ont attaqué un des public-exchange les plus riches de Londres et ont essayé de le piller en plein jour. La police a fait son devoir, il y à eu des morts et des blessés. Quant aux détails, mon agent, si Votre Altesse lui en donne la
permission, les lui racontera mieux que je ne saurais le faire.
–– Qu'il parle ! qu'il parle ! s'écria le Régent, tandis que dans ses yeux et dans tous les traits de son visage commençaient à se montrer les traces de la plus vive irritation.
Lord Castelreagh semblait au moins aussi stupéfait qu'indigné :
–– En plein jour ! disait-il, dans les rues de Londres, c'est presque incroyable.
–– Ils en commettront bien d'autres, si l'on ne se met à refréner leurs instincts de bêtes fauves, fit observer Wellington, qui ne pouvait laisser passer une aussi belle occasion de mêler sa goutte de venin à la colère naissante du prince.
–– Allons, Castle, acheva l'attorney général, répétez à Son Altesse, qui vous y autorise, ce que vous me racontiez tantôt à moi-même.
Le coquin n'était point homme à se faire prier ni à se laisser intimider. Avec la même aisance que s'il se fût trouvé devant Preston le tailleur ou John Dyale le logeur, il commença le récit qu'on lui demandait.
Mais, ainsi qu'on peut se le figurer, les faits dans cette relation fantaisiste furent singulièrement grossis, la vérité amplifiée à tel point que la déplorable échauffourée pût paraître au prince et aux ministres une émeute aussi terrible que sanglante, quelque chose qui approchait d'une véritable révolution.
Plusieurs constables, un assez grand nombre de policemen avaient été tués ; il y avait eu quantité de blessés, et même on avait quelque peu tenté de mettre le feu au quartier tout entier où se déroulait l'événement.
Le Prince-Régent pâlissait en écoutant ce récit,
lord Castelreagh semblait consterné, et le duc de Wellington ne cessait de répéter :
–– Cela devait arriver ! Cela devait arriver !
–– Je vous remercie, monsieur l'attorney général, dit le prince aussitôt que l'orateur eut terminé de parler, je vous remercie de m'avoir permis d'apprendre toute la vérité.
Puis, essuyant la sueur qui perlait sur son front, déchirant de ses ongles le mouchoir qu'il tenait à la main, le Régent se mit à parcourir à longs pas l'appartement d'un bout à l'autre.
–– Ainsi, reprit-il en s'arrêtant tout à coup devant Castle et le mesurant d'un regard tout rempli d'éclairs, ces misérables n'ont pas craint... en plein jour...
–– Oui, Altesse, répondit l'espion, baissant malgré lui les yeux sous le regard du prince, en plein jour... il était un peu plus de midi.
–– Et vous avez tout vu ? Vous étiez là ?
–– J'étais là, monseigneur, et j'ai tout vu.
–– Alors vous avez dû remarquer quels étaient les chefs de cette bande de malfaiteurs, vous pourriez les désigner sûrement s'ils vous étaient présentés ?
Castle et même l'attorney n'avaient probablement pas compté sur cette question.
–– Des arrestations ont été faites, répondit l'espion pour éluder la question, pour éviter de répondre plus directement.
–– Oui, reprit le prince avec une colère croissante, vous me l'avez dit vous-même, des arrestations sans importance. Mais je vous parle des chefs, de ceux qui ne sont pas encore sous les verrous, qu'il faut trouver cependant, et dont il convient de faire un exemple. N'en avez -vous remarqué aucun ?
Castle eut une subite et infernale inspiration :
–– Que Votre Altesse me pardonne, répondit-il, j'ai vu au premier rang de la foule et paraissant l'exciter au combat, un jeune homme, un Irlandais, je crois, car il répondait au nom de Mac Allan.
Les deux ministres et l'attorney général, tenus au courant par Castle de ce qui se passait au sein du comité de salut public, se demandèrent un instant dans quel but l'espion trahissait et dénonçait ainsi son collègue. Mais, le sacrifice accompli, le chef de la police crut devoir venir au secours de son subalterne.
–– Mac Allan ! dit-il, paraissant chercher dans ses souvenirs... Eh ! oui, cela est fort possible... Cet Irlandais est un des plus fougueux orateurs des meetings, l'ami, le futur gendre de Hunt...
–– J'aurais été surpris, interrompit Wellington, si la main de ce commerçant en cirage était restée étrangère à tout ceci.
–– J'ajouterai, fit Castle avec une humilité feinte, si toutefois monseigneur m'y autorise...
–– Eh ! parlez donc ! s'écria le prince. Ne voyez-vous pas que j'attends avec impatience ?
–– J'ajouterai donc, reprit Castle, que hier, dans la soirée, j'ai vu ce Mac Allan en compagnie de sir Francis Burdett.
Un regard doucereux de Castelreagh, avant-coureur d'une récompense plus matérielle, vint remercier le drôle de cette nouvelle infamie.
–– Oh ! murmura le prince avec une fureur concentrée, les dents serrées, le bras levé vers le plafond, oh ! Castelreagh, combien vous aviez raison !... Mais patience !
Se retournant alors vers Castle :
–– Et ce Mac Allan, où le trouver ? Où demeure-t-il ?
–– Je le sais, Monseigneur, répondit l'attorney général. Ne vous mettez point en peine des suites à donner à cette affaire. Ma main s'appesantira sur sa tête quand le moment sera venu.
–– Et cet autre que Dieu maudisse, ce lord...
Un signe rapide et significatif de son premier ministre arrêta l'imprudente demande du Régent.
–– Votre Altesse Royale, prononça Castelreagh, à voix basse, oublie sans doute que lord Burdett appartient à une des premières familles d'Angleterre, et que son titre le couvre de l'impunité ; il faut se contraindre encore avec lui.
–– Vous avez raison, toujours raison, répondit le prince en serrant la main du ministre.
L'attorney général comprit que le moment était venu de se retirer.
–– Si Monseigneur n'a plus d'ordre à me donner, dit-il, je lui demande la permission de le saluer.
–– Allez, monsieur l'attorney général, répondit le Régent, acceptez une fois de plus l'expression de mes remerciements et faites récompenser ce brave homme ainsi qu'il le mérite.
Castle s'inclina jusqu'au sol.
–– Et surtout, acheva le prince, n'oubliez pas de sévir comme il convient vis-à-vis de ce Mac Allan.
L'attorney général salua profondément l'assistance et se retira suivi de son digne acolyte.
Quand le prince se retrouva seul avec ses ministres, la contrainte qu'il s'était imposée jusque-là cessa tout à coup. Pendant un instant, cédant à l'emportement naturel et bien connu de son caractère, il se répandit en injures et en menaces contre Mac Allan, Hunt, sir Burdett et tous les libéraux des deux Chambres, de la cour et de la ville.
Puis, sa colère un peu calmée, il se laissa tomber sur un fauteuil, où, la tête dans les mains, il se mit à réfléchir profondément de l'air d'un homme découragé.
Castelreagh et Wellington, qui connaissaient à fond le caractère emporté à la fois et faible du Régent, qui puisaient dans cette connaissance les moyens de conduire à leur gré le prince et les affaires du royaume, avaient laissé passer l'orage selon leur habitude.
Mais quand ils le virent à cette période de prostration qui suivait toujours ses moments d'emportement, Cas-telreagh, se dirigeant de son côté, recommanda d'un signe au duc de garder le plus profond silence, et de le laisser agir.
–– Plairait-il à Votre Altesse Royale, dit le rusé ministre, sur le ton le plus caressant qu'il put trouver, que nous reprissions notre conversation de tout à l'heure ?
–– De quoi y était-il question ? demanda sans changer de position le prince en levant les yeux vers son interlocuteur.
–– Nous y discutions les termes du discours de la couronne.
–– Ah ! oui ! s'écria le Régent se levant tout à coup avec une colère nouvelle, je bataillais avec vous, mes amis, j'essayais de vous arracher une phrase, une promesse, en faveur de ces misérables pillards, incendiaires et assassins.
–– Et comme toujours, insinua hypocritement Castelreagh, malgré mes répugnances, qui n'étaient que trop justifiées, nous allions céder à vos instances, nous allions...
–– Oui, interrompit le pauvre prince avec attendrissement et en tendant une de ses mains à chacun de
ses deux ministres, vous alliez, pour me complaire, me laisser commettre et commettre avec moi un acte véritable de faiblesse, une lâcheté. Oh ! vous êtes de bons amis, vous autres ! Il faut me pardonner si quelquefois...
–– Votre Altesse Royale nous comble ! interrompit à son tour Wellington, dont la rondeur militaire s'accomodait mal de toute cette comédie que le forçait à jouer Castelreagh.
–– Le discours restera tel qu'il est, reprit le Régent, qui se crut en ce moment très ferme et très politique, et pour que la lacune, qu'on y remarquera certainement, ait encore plus de poids, j'irai le lire moi-même aux Chambres.
Wellington allait faire observer qu'il avait été décidé le contraire :
–– Taisez -vous, lui dit vivement Castelreagh à l'oreille, de cette manière notre triomphe est plus grand que nous ne l'avions espéré.
XXIX
FASTE ROYAL.
C'est toujours une grande et populaire cérémonie que celle qui accompagne, en Angleterre, l'ouverture du Parlement. Cette année, à cause de la gravité des circonstances, on attendait ce jour avec plus d'impatience qu'à l'ordinaire.
Londres, encore troublée à la surface par la tentative d'émeute qui avait eu lieu la veille, était cependant tranquille au fond. Avec cette persistance et cette
suite dans les idées qui font du peuple anglais le peuple le plus sage et le plus politique du monde entier, tout ce que la capitale comptait d'esprits libéraux et indépendants s'était remis à la grande affaire du jour, à la signature de la pétition qui devait être portée le lendemain, par le petit groupe que nous connaissons, à Son Altesse Royale le Prince-Régent.
Les pancartes et les avertissements de la veille ne suffisant plus, ou du moins ne paraissant plus suffisants, des groupes de citoyens couraient de maison en maison, de porte en porte, sollicitant des signatures, puis transformant les feuilles signées en d'immenses et volumineux cahiers.
On signait partout. Au coin des rues, à la porte des boutiques et des maisons particulières, des tables attiraient les passants, et, chose incroyable, toutes ces signatures se donnaient, de même qu'elles étaient recueillies, au milieu d'un ordre admirable.
Comme la veille, la police était sur pied. Mais elle comprenait, qu'à moins d'un événement inattendu, à moins d'un de ces incidents qui sont le fait d'une initiative particulière, sa besogne serait en ce jour très facile à remplir. Dans chaque quartier, aux principaux carrefours, sur les places publiques, de nombreux citoyens, organisés en défenseurs de l'ordre, attendaient et surveillaient les perturbateurs, très décidés à intervenir au besoin, à faire respecter le calme des rues avec le droit de chacun.
Un peu avant midi, le canon de l'arsenal se mit à tonner.
Ainsi que nous l'avons dit déjà, le bruit avait couru que le Prince-Régent, en raison de la situation difficile du moment, avait décidé de ne pas se rendre à l'ouverture du Parlement, le premier ministre, lord
Castelreagh, étant chargé de le remplacer à cette cérémonie.
Cette preuve de méfiance, que le chef de l'État donnait ainsi ouvertement à la population de la capitale, avait fortement indisposé les masses populaires.
Aussi, en entendant le canon de Woolwich, les quolibets, les allusions désagréables, les invectives à peine contenues, commencèrent-ils à circuler à travers la foule, adressés, on le devine aisément, à la couardise et au sans-gêne dont Son Altesse Royale donnait une preuve aussi évidente.
–– En restant chez soi, on ne s'engage à rien, disait un homme du peuple pérorant au milieu d'un groupe.
–– Sans compter, répondait un autre, que lorsque sur trois cent soixante-cinq jours de l'année on n'a qu'un jour de travail, il faut être rudement fainéant pour chômer encore ce jour-là.
–– Ça n'empêche pas les appointements de courir, ajoutait un troisième.
–– Ni le peuple de les payer à qui de droit, concluait une dernière voix.
Mais, tout à coup, voilà le bruit qui circule, contrairement à la croyance générale, que le Prince-Régent ferait en personne l'ouverture du Parlement.
–– J'ai vu le cortège sortir de White-Hall, disait un Irlandais d'assez mauvaise mine.
–– C'est vrai, ajoutait un pick-pocket, qui venait
d'enlever prestement et de faire passer la montre de la poche d'un paysan dans la sienne.
–– Ah ! vraiment ! s'ébahissait le volé.
–– Oui, reprenait l'Irlandais, il y à même un renfort de horse guards, cette année ; vous me direz ce que vous pensez de leur nouvel uniforme.
–– Et à quelle heure va-t-il passer par ici, ce cortège ? demandait le naïf dont on avait enlevé le bijou.
–– Vers midi, répondit sans s'émouvoir le voleur même ; regardez à votre montre mon bonhomme.
Le bonhomme, comme on l'appelait, voulut suivre le conseil. Qu'on juge de sa fureur en ne trouvant rien dans le gousset de son gilet.
–– Volé ! s'écria-t-il. On m'a pris ma montre.
Chacun se moqua de son ébahissement, hormis le
pick-pocket qui daigna lui témoigner les marques de sympathie les plus vives.
Ces scènes se renouvelaient de divers côtés à la fois. L'audace des filous de Londres est proverbiale. On en cite qui n'ayant point trouvé le mouchoir enlevé digne de leur personne l'ont gravement remis à leur légitime propriétaire, après s'être mouché dedans.
Cependant la nouvelle devenait authentique, en ce qui concerne le Prince-Régent ; on certifiait que le cortège déjà parti du palais allait passer prochainement. La foule grossissait à vue d'œil, et les policemen, avec l'urbanité commandée dont ils font profession, s'efforçaient de maintenir libre le milieu des rues.
Au bout de l'un des ponts qui sert d'entrée à la Cité, les masses populaires se pressaient plus qu'en aucun endroit. Sans être précisément menaçante, on sentait que la foule, en cet endroit, était surexcitée par une cause inconnue et qu'il pouvait, soit à l'approche du cortège royal, soit à son passage, en sortir quelque étincelle de nature à mettre le feu à la colère latente de toute cette population aux abois.
Ce danger ne pouvait échapper à quelques policemen, qui peu à peu, et sans affectation, se massèrent
à leur tour de ce côté, prêts à intervenir au cas d'une attaque ou d'un événement inattendus.
Nous n'avons pas besoin de dire qu'aux premiers rangs de cette foule tumultueuse et inquiète se tenait notre mauvaise connaissance, le soi-disant général américain Thistlewood, et que, dans un rayon de plusieurs mètres autour de lui, se mouvaient des figures sinistres, des gens sortis de dessous de terre, et toujours habiles à disparaître après un mauvais coup manqué.
–– Le cortège passera sans doute par ici ? demanda le général à l'un de ses voisins.
–– Il y passera par force, car c'est la route habituelle chaque année, répondit l'homme interrogé.
Le général choisit une bonne place de combat, et les gens qui l'accompagnaient l'imitèrent en se groupant autour de sa personne.
Il y avait dans ce coin la lie du peuple, des habitués de tavernes, des repris de justice, des voleurs et des assassins émérites, quoique plus ou moins connus de la justice.
Cette fois, le général avait compris que, pour assurer la bonne exécution de ses projets, il ne fallait pas s'adresser à ses complices ordinaires.
Castle, dont il avait deviné le rôle à double face, n'aurait pas manqué, s'il avait été mis au courant du complot, de faire prévenir les ministres et le prince lui-même ; les Watson étaient des enthousiastes, des insensés même, mais il savait, pour les avoir sondés, qu'il n'en ferait jamais des assassins.
Quant à Preston ou John Dyale, ils redoutaient trop la potence pour accepter un rôle dans la dangereuse comédie que préparait le misérable.
Aussi avait-il choisi ses complices au milieu de tout
ce que Londres renfermait de criminels les plus endurcis et les plus audacieux.
Sans être pour ainsi dire connu d'eux, il avait acheté leur concours grâce à l'argent qu'il leur avait remis, ainsi qu'aux promesses qu'il leur avait faites, et, sans leur confier du projet plusqu'ils n'en devaient connaître, sans leur rien révéler des moyens de fuite laissés à sa disposition, il s'était bien promis de n'obéir à aucun scrupule et de les abandonner, l'affaire faite, sans hésitation comme sans pudeur.
L'escorte du Régent approchait. Les premiers horse guards, ouvrant la marche, étaient déjà très en vue.
Un grand tumulte s'opéra dans le milieu de la foule, chacun essayant de prendre place au premier rang, pour mieux voir et ne rien perdre du magnifique spectacle qui se préparait.
Thistlewood profita de la confusion pour resserrer plus intimement en faisceau tous ses hommes encore disséminés. Lui-même s'effaça au second rang, à un endroit où l'éclaircie, dans cette masse d'hommes, lui offrait un moyen naturel de retraite.
Les cortèges modernes de notre pays ne peuvent donner une idée du faste que déploient, en ces jours de grandes cérémonies politiques, les souverains de la Grande-Bretagne. Mais ce luxe un peu lourd représente quelque chose de gothique et de vieillot, dont l'aspect ne laisse pas que de paraître fort grotesque.
Dans des voitures immenses, datant de l'époque de Charles II et de Louis XIV, voitures dorées jusque dans les massifs rayons des roues ferrées d'argent, s'avancent des fonctionnaires, des dignitaires de la couronne, affublés d'immenses perruques à marteaux, vêtus comme les personnages des Plaideurs, de Racine, et conservant sous cet accoutrement burlesque
et prétentieusement majestueux le sérieux le plus inattendu.
Des chevaux au nombre de huit, dix et même douze, couverts de draperies d'or et porteurs d'énormes panaches, sont attelés à ces voitures, dont les sièges, à l'avant et à l'arrière, se trouvent surchargés de laquais chamarrés sur toutes les coutures, rasés, poudrés, frisés, gantés, cravatés et guindés, à ne plus rien conserver de la forme sous laquelle ils sont venus au monde.
Le chef-d'œuvre de ces sortes de promenades fantastiques est la voiture, ou plutôt le lourd monument monté sur roues, qui porte le chef de l'État.
Ici l'or, l'argent, la soie, le brocart, tout ce que l'industrie humaine a pu imaginer de plus riche et de plus brillant, de plus lourd et de plus prétentieux, est répandu à profusion.
Les chevaux disparaissent sous les plumes et le drap d'or, les laquais s'échelonnent à l'arrière par files de dix ou douze, s'enchâssant, s'encastrant les uns dans les autres, à peu près comme les sardines dans un baril.
Des valets de pied, des hommes de service à cheval, des dignitaires de tous les rangs et de tous les costumes entourent le massif véhicule. Les horse guards complètent l'escorte.
C'est à peine, si au milieu de tout cet or, de tout ce faste, à travers une éclaircie de l'entourage et derrière les grandes glaces épaisses et polies de la voiture, qui le porte, on peut de loin en loin apercevoir la figure du chef de l'État.
–– Prenez vos places, Messieurs, disent les policemen, le cortège avance, il va passer.
–– Range -toi, pauvre peuple, cria, forte et sonore,
chaude et vibrante, une voix que chacun entendit, le tyran pourrait t'écraser.
On se retourna, cherchant d'où pouvait provenir cette boutade audacieuse et inconnue ; les hommes de police percèrent la foule dans tous les sens, essayant de mettre la main sur celui qui venait de la prononcer.
Mais cette voix introuvable, comme pour mieux narguer l'impuissance des policemen, reprit aussitôt.
–– Range -toi, le tyran ne veut pas que tu meures par lui, il laisse à la faim le soin d'accomplir cette besogne.
XXX
L'ATTENTAT.
La stupéfaction de la foule, son effroi en présence d'une si prodigieuse audace, ne saurait se décrire.
Les constables et les policemen cherchaient de tous les côtés sans pouvoir parvenir à la trouver cette voix qui résonnait comme un écho du jugement dernier, qui lançait ainsi ses accusations presque à la face du Prince-Régent.
Car le cortège avançait ; déjà les premiers horse guards de l'escorte pénétraient sur le pont, au milieu de la foule muette encore, mais dont l'irritation latente s'était accentuée sous les excitations que lui avait lancées l'appel inconnu.
Le général Thistlewood, impassible et grave, avec sa grande taille et sa grande barbe, dominait la foule. À voir sa figure d'aspect honnête et sérieux, les policemen, ses voisins les plus rapprochés auraient certainement
certainement l'univers, plutôt que de porter leurs soupçons sur lui.
Les horse guards, de création tout à fait récente, était de magnifiques soldats, tout couverts d'or et d'acier poli, montés sur des chevaux de luxe. Leur nouveauté les rendait très à la mode et les faisait admirer parmi le peuple, car le peuple, même le peuple anglais, aime tout ce qui reluit et tout ce qui brille.
La tournure martiale de ces soldats d'espèce nouvelle, leur taille gigantesque, la remarquable façon dont ils dirigeaient leurs montures à travers la foule, tout attirait de leur côté l'attention, la sympathie, l'admiration.
–– Hurrah ! pour les horse guards ! crièrent quelques admirateurs passionnés du militarisme.
–– C'est le peuple qui solde la dépense de leur or et de leurs galons, cria la même voix mystérieuse et hardie qu'on avait déjà entendue.
Cette fois le coup avait porté juste.
–– C'est vrai ! c'est vrai ! commencèrent à murmurer ceux mêmes que la vue des magnifiques cavaliers avait paru le plus enthousiasmer ; c'est le peuple qui paye tous ces oripeaux.
–– Le peuple qui meurt de faim ! reprit la voix inconnue.
–– Il a raison, dirent quelques mécontents, probablement plus affamés que les autres.
–– Un peu moins d'or sur leurs habits, un peu plus de farine dans nos garde-manger, crièrent plusieurs commères.
–– Sus ! sus à ces soldats de parade.
Le tumulte commençait à grandir, les cris et les murmures à prendre des proportions inquiétantes, et
la police restait impuissante ne sachant à qui s'en prendre, ni de quel côté s'adresser.
–– À bas le Prince-Régent ! cria tout à coup la voix mystérieuse qui, par son ardeur à se produire, semblait défier toutes les puissances terrestres.
Il devenait évident que l'affaire allait prendre une tournure néfaste et que le sang allait couler tout à l'heure. Déjà quelques bâtons s'élevaient au-dessus des têtes frémissantes, des couteaux s'ouvraient dans les rangs de la foule et, pour comble, les horse guards, s'imaginant que cette attaque était spécialement dirigée contre eux, commençaient à jurer dans leurs moustaches, à menacer du sabre et du poitrail de leurs chevaux les premiers rangs des spectateurs.
Et les hommes de Thistlewood, se sentant soutenus, excitaient de toutes leurs forces au désordre et à la rébellion.
Quant au général, il ne cessait de garder son attititude expectante. Pas un muscle de sa face ne bougeait ; on eût dit un homme de cire.
Cependant, la tête du cortège avait déjà gagné la moitié du pont, sans que les insultes, les cris, les vociférations, partant de tous les côtés à la fois, eussent encore cessé d'accompagner les personnages officiels qui composaient le défilé, et la verve des criards semblait s'exercer sur un thème unique : la faim, la misère du peuple.
–– Avec le prix d'un seul de ces chevaux on nourrirait une famille pendant un an, disait l'un.
–– Avec ce que coûte l'épaulette d'un de ces cavaliers de parade, ajoutait l'autre, ma mère et ma femme auraient du pain pour leur hiver.
–– Et du surplus, criait un troisième, je ferais vivre encore mes cinq enfants.
–– À la Tamise les horse guards ! hurlèrent quelques forcenés.
A cette attaque directe, un des cavaliers piqua des deux et lança son cheval vers la foule, mais un bâton, sorti des rangs, le frappa net au front, l'arracha de selle et le précipita sur le sol comme une masse inerte.
–– À la Tamise ! À l'eau l'assassin du peuple ! s'écrièrent quelques enragés, en s'élançant vers le soldat désarçonné, meurtri, pantelant.
Une douzaine de policemen s'élancèrent pour protéger la vie du soldat et tenir tête à l'attaque.
–– Qu'ainsi périssent tous les oppresseurs du peuple ! dit à son tour la voix inconnue, cause de toute cette émotion.
Le tumulte devenait dangereux, l'agitation et l'exaspération de la foule arrivaient à leur comble. En vain la police, soutenue par les horse guards, tenta de s'opposer à l'invasion du torrent humain ; le cortège fut en plusieurs endroits coupé et la voiture du Prince-Régent se trouva subitement entourée de groupes furieux et menaçants.
–– Qu'est -ce que tout ceci ? demanda le Régent dont l'inquiétude était visible, non sans raison.
–– Que sais -je ! répondit lord Castelreagh qui se tenait en face de son souverain, à côté du vainqueur de Warterloo.
–– Nous allons le savoir, acheva celui-ci.
Alors, avec ce flegme et ce sang-froid dont il donna devant le danger tant d'éclatantes preuves en sa vie, lord Wellington ouvrit la portière du carosse, en descendit et s'avançant vers la foule.
–– Qu'y à-t-il ? demanda l'audacieux guerrier à ceux qui lui parurent les plus furieux, que demandez -vous ?
–– Du pain pour nos femmes et nos enfants ! répondirent ceux-ci.
–– Tue ! Tue ! crièrent quelques voix.
–– C'est lord Wellington ! répétèrent sur tous les tons ceux qui se trouvaient les plus rapprochés et qui l'avaient reconnu.
A ce nom vénéré, dans lequel semblait, à cette époque, se résumer, comme en une gerbe, toute la gloire de l'Angleterre, tous reculèrent, en se découvrant, avec un empressement respectueux.
–– Hurrah ! Hurrah ! pour lord Wellington ! cria la foule.
Et par un brusque mouvement de recul des rangs s'écrasant les uns sur les autres, la voiture royale se trouva un instant dégagé.
Wellington, placé au centre d'un large espace resté vide, la lèvre frémissante, le regard menaçant, demeura debout, les bras croisés sur la poitrine.
Un moment de profond silence, provoqué par un vif sentiment de curiosité, suivit le tumulte qui grondait quelques secondes avant.
–– Est -ce ainsi, s'écria le duc, que de bons Anglais demandent justice à leur souverain ? Allons ! place à la voiture de Son Altesse Royale, et qu'on se retire devant elle.
Malgré leur respect pour le vainqueur de Waterloo, les quelques hommes de bonne foi qui s'étaient laissé entraîner par les conjurés se trouvèrent assez compromis pour essayer d'aller plus loin et d'obtenir d'avantage.
–– Nous sommes si malheureux !
–– Du pain pour nos enfants !
–– Du travail pour nos bras !
Ces interpellations se croisèrent de tous les côtés à la fois.
–– Toutes les jouissances pour les nobles et pour la cour ! conclut la voix outrecuidente et mystérieuse qui s'affirmait en protestations redoutables par-dessus tous les autres bruits.
A ces mots qui lui rappelèrent toutes ses souffrances, à ce cri qui lui remirent sous les yeux toutes les inégalités et toutes les misères engendrées parla vicieuse organisation sociale de l'Angleterre, la foule, qui se tenait respectueusement à distance, se rua de nouveau vers le carrosse de gala.
En vain Wellington voulut s'opposer seul à ce flot humain déchaîné, force le contraignit à reculer. Loyal serviteur de la couronne, il dégaina furieusement, se plaça sur le marchepied et, l'épée à la main, attendit le premier des assaillants désireux de la recevoir au travers du corps.
Mais l'exaspération de la foule, si grande qu'elle paraissait, n'allait pas jusqu'à de tels excès ; les conjurés d'ailleurs n'avaient pas mission de frapper, d'effrayer seulement.
Quant à ceux qui n'étaient point du complot, l'excès de leur misère, les souffrances agglomérées qu'ils enduraient, eux et leur famille, pouvaient les pousser jusqu'à l'insulte, jusqu'à l'outrage même, mais non pas jusqu'à l'assassinat, moins encore au régicide.
Déjà les sentiments que la plus grande partie du peuple anglais nourrit pour ses souverains reprenaient le dessus dans les cœurs, mêlés à la crainte du châtiment qu'il allait encourir, et chacun commençait à s'enfuir.
Mais, dès la première irruption de la foule vers la voiture royale, celle-ci fut instantanément couverte
de boue, d'immondices et d'autres ordures dont quelques éclaboussures atteignirent même le Prince-Régent.
Accablé d'insultes, abreuvé d'outrages, se tenant au fond de son immense retraite, le souverain attendait, la figure enfouie dans son mouchoir, que l'orage se dissipât.
Enfin, deux ou trois coups de pistolet retentirent et les glaces, atteintes par les projectiles, volèrent en éclats.
Ces détonations furent comme le signal d'une retraite précipitée, ou plutôt d'une débandade générale. La foule, naguère entourant la voiture, se dissipa comme une volée de corbeaux, et d'autant plus vite que la même voix, qui semblait exercer le prestige du commandement sur les hordes populaires, se mit à crier de toutes ses forces :
–– Voici les horse guards qui reviennent.
Ceux-ci, le premier désordre passé, s'étaient en effet ralliés, ils accouraient maintenant au triple galop pour dégager le Prince-Régent. Derrière eux suivaient au pas de course des nuées de policemen.
Ce renfort d'hommes et de chevaux trouva la place libre et la police ne put procéder qu'à des arrestations sans importance.
Le soir même, Rudolph, Fritz et le général se trouvaient de nouveau réunis à la taverne du Coq.
–– Ainsi, disait Thistlevood, en empochant le supplément promis, vous espérez que M. Blücher sera satisfait ?
–– J'en suis convaincu. Vienne à présent la pétition, les porteurs seront bien reçus, je vous l'assure. Son Altesse Royale est furieuse. Mais expliquez -moi d'où
venait cette voix mystérieuse qui semblait tout diriger ?
–– Elle sortait de mes poumons, meinherr Rudolph. Au milieu d'un très grand nombre de talents d'agrément, ajouta modestement le général, je possède celui de la ventriloquie.
XXXI
SOUVENIRS ÉTEINTS.
Nous avons laissé Mac Allan au moment où, se préparant à sortir, il trouvait, agenouillée sur le seuil de sa demeure, les bras suppliants tendus vers lui, une créature dans laquelle il avait reconnu la coupable et malheureuse Jenny.
–– Mac Allan, ne me maudissez pas ! s'était-elle écriée.
–– Vous, Jenny ! vous ici, chez moi ! répondit le jeune homme, reculant autant par surprise que pour échapper au contact de cette femme pour laquelle il n'éprouvait plus, depuis longtemps, qu'une horreur mélangée de mépris.
Jenny se releva et suivit résolument l'Irlandais dans son mouvement de retraite.
–– Oui, moi ici, Mac Allan, dit-elle, et j'y suis d'abord parce que j'ai compris que vous ne tiendriez pas votre promesse, ensuite parce qu'il était absolument indispensable que je vous visse aujourd'hui. Car ce n'est plus de moi seulement, ou de notre enfant qu'il s'agit, mais de vous aussi. Mac Allan le plus grand danger vous menace.
Les passions humaines ont cela d'étrange et de particulier qu'elles obscurcissent la raison et oblitèrent jusqu'au plus simple bon sens.
D'un autre que Jenny, et donné avec l'accent de vérité qu'elle sut y apporter, cet avertissement eût tout au moins soulevé l'attention du jeune homme, tandis qu'il ne songea qu'à se tenir sur ses gardes, à prévoir quelque tromperie nouvelle.
–– Vous vous occupez donc maintenant des dangers que je peux courir ? dit-il sur le ton de la raillerie la plus méprisante.
Jenny eut un mouvement de désolation.
–– Mon Dieu ! s'écria-t-elle enjoignant les mains, le malheureux ne me croit pas.
–– Non, répondit simplement l'Irlandais.
Il y avait une telle résolution, la marque d'une résolution si implacable dans ce seul mot et dans la manière dont il était prononcé, que Jenny désespéra subitement d'arriver à paraître sincère.
–– Mac Allan, dit-elle pourtant, croyez -moi. En ce moment, je suis une messagère de vérité ; c'est de votre liberté, de votre existence qu'il s'agit.
–– Castle a dû vous dire depuis longtemps, répondit Mac Allan, que je suffis à la garde de l'un et de l'autre.
Et prenant ses nouvelles dispositions pour sortir, il montra à Jenny la porte restée entr'ouverte.
–– On m'attend, fit-il.
Sous le coup de cette nouvelle insulte, un nuage passa sur les yeux de la jeune femme. Toutes les colères, depuis si longtemps amoncelées au fond de son cœur, toutes les pensées de sang et de vengeance qu'elle nourrissait depuis cinq ans, son amour dédaigné, les hautains refus opposés par l'Irlandais à ses
réclamations maternelles, tout revint à flot à son esprit.
Armée comme toujours, elle se demanda une fois encore s'il n'était pas temps d'en finir, si, après avoir eu le courage de parler à celui qui l'avait torturée, elle ne devait pas avoir enfin la force de satisfaire sa rancune et sa jalousie.
Mais, les quelques mots qu'elle avait échangés la veille avec l'Irlandais, au lodging-house, l'espoir vague qu'il avait pris soin de faire miroiter à ses yeux, détournèrent ses projets presque aussitôt qu'ils furent conçus.
Elle parviendrait peut-être à revoir son fils, cela dépendait d'elle ; Mac Allan le lui avait promis. Il y avait de si rutilantes illusions pour elle dans cette promesse, que l'infortunée créature s'était depuis la veille forgé tout un avenir capitonné des plus douces illusions et des plus consolantes chimères.
Elle ne se sentit plus la force d'y renoncer ainsi, tout d'un coup, pour la vaine exécution d'une vengeance qui pouvait échouer au moment suprême.
–– Ah ! Mac Allan, dit-elle en secouant tristement la tête, on vous attend où vous voulez aller, mais on vous guette ailleurs, et vous ne vous en doutez pas. Écoute z ma prière, et laissez -moi vous indiquer les dangers qui sont suspendus sur votre tête.
Cette fois, il n'y avait pas à se méprendre sur le ton dont ces paroles furent prononcées.
Le jeune homme eut comme un mouvement d'hésitation ; il s'arrêta :
–– Oui, écoutez -moi, reprit la femme avec une chaleur qu'elle essaya de rendre communicative, et puisque vous ne voulez ou ne pouvez plus me croire, puisque vous vous acharnez à juger du présent
présent le passé, mon intérêt au moins vous répondra de la vérité de mes paroles. Mac Allan, je viens vous proposer un marché.
–– Parlez, fit l'Irlandais.
–– Je viens de vous le dire, et je vous le répète, un grand, un très grand danger, un danger immédiat, auquel il convient de vous soustraire sans délai, vous menace. Ici vous n'êtes plus à l'abri ; chez... à l'endroit où l'on vous attend – la malheureuse prononça ces derniers mots avec une hésitation pleine d'amertume et de douleur – vous n'y serez pas davantage. Je viens vous avertir, tandis qu'il en est temps encore, vous donner les moyens de fuir, ou plutôt, si vous le voulez, je vous sauve moi-même, je vous conduis dans une retraite où vous serez introuvable.
Un nouvel éclair d'incrédulité traversa le regard de l'ancien amant.
–– Non, reprit aussitôt Jenny, à qui n'avait pas échappé, dans sa promptitude, le soupçon qui grandissait dans ce cœur désormais fermé pour elle, non, je ne vous emmène pas, mais je vous dévoile tout, et, en revanche, vous m'apprendrez – secret pour secret – où est mon fils ; vous me permettrez de le voir, d'approcher de sa personne, de pouvoir lui parler.
L'Irlandais avait écouté les propositions de la jeune femme avec l'attitude impatiemment résignée des gens qui prennent leur parti d'une situation désagréable, afin de la laisser s'évanouir plus tôt et d'elle-même.
–– Jenny, dit-il quand elle eut cessé de parler, ce que vous venez de réciter me semble assez ingénieusement combiné, et je ne me montrerais pas éloigné de supposer même que c'est l'expression de la vérité. Mais vous venez de me proposer un marché
dont les conditions ne me conviennent point, et comme je me crois encore libre d'y accéder ou de les repousser, je les repousse.
–– Mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit la jeune femme avec un sanglot terrible, tandis qu'elle se cachait le visage dans les mains.
–– Et maintenant, continua le jeune homme, pesez bien le calme et l'absence de passion avec lesquels je vous ai parlé ; vous verrez qu'ils repoussent de ma part toute idée d'insulte à votre égard. Eh bien, pour la seconde fois, je vous dis : Jenny, laissez -moi libre, on m'attend.
–– On vous attend ! reprit Jenny d'un air égaré, sans prendre garde à ses paroles, on vous attend ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
La situation devenait de plus en plus pénible pour l'Irlandais. Cette femme qu'il avait aimée, s'agitait près de lui, – car la malheureuse affaissée à ses genoux se bornait maintenant à fondre en larmes, – et la pensée qu'on l'attendait ailleurs lui donnait ardemment le désir d'en finir.
Sans affectation, ni colère aucune, il retira ses mains que Jenny essayait de saisir, les mouillant de ses pleurs.
–– Jenny, reprit-il, ce qui s'est passé entre nous, ce qu'il faut oublier, n'a, je vous le jure, laissé dans mon cœur aucune pensée de haine ou de vengeance. Nous sommes désormais étrangers l'un à l'autre ; cinq années de séparation auraient dû vous l'apprendre. Suivons donc, chacun de notre côté, la vie que nous nous sommes faite, et n'essayons plus d'exhumer du passé, où ils sont bien ensevelis, des souvenirs qui ne pourraient apporter dans notre existence qu'un trouble sans profit.
–– Mais notre enfant ! fit Jenny, sur qui les paroles calmes et mesurées de Mac Allan semblaient produire le plus douloureux effet.
–– Notre enfant ! reprit Mac Allan avec une impatience contenue, voudriez -vous que je vous le conduisisse chez Castle ?
–– C'est vrai ! Vous avez raison ! s'écria Jenny en se couvrant de nouveau le visage où venait de fuser, honte à la fois et confusion, une bouffée de sang chaud. Oui, oui, je n'avais pas songé à cela... Vous devez croire !... Oh ! malheureuse !
Et, après quelques instants donnés à son accablement, à sa douleur, à son repentir, la vaillante nature de cette femme ayant repris son élasticité, elle se releva, puis d'un ton presque complètement raffermi :
–– Vous avez raison, Mac Allan, dit-elle encore, et quoique je sois restée digne de voir et d'aimer mon fils, je vous le jure, vous ne pouvez en ce moment recevoir mes prières. Je vous comprends ; pour lui, pour moi, je vous remercie, je sais maintenant le devoir qui me reste à accomplir.
L'Irlandais regarda Jenny d'un œil où se trahissait une vive et profonde surprise.
–– Ce que je dis vous étonne, reprit la jeune femme d'une voix de plus en plus calme, où s'affirmait une résolution croissante, et vous ne pouvez vous expliquer mes paroles. Vous les comprendrez un jour et alors... alors, Mac Allan, vous ne refuserez pas sans doute à une mère la permission d'embrasser son enfant. Mais ce n'est pas là ce dont il s'agit. Vous avez tout à l'heure repoussé les termes de mon marché ; je tiens mon marché sans conditions et je m'exécute.
Mac Allan restait stupéfait, les yeux attentifs devant Jenny paraissant maintenant transformée. Elle souriait
en prononçant ces dernières paroles, et ce sourire d'où s'exhalait une angélique douceur forçait bien plus la confiance que les fougueux emportements, que les abattements passionnés dont venait d'avoir à se défendre son ancien amant.
–– Écoutez -moi, et croyez -moi, reprit Jenny. Castle vous a dénoncé comme le fomentateur de l'émeute qui s'est produite aujourd'hui. Ordre est donné de vous arrêter comme coupable de tentative de vol et de pillage à main armée, et c'est ici, je vous le jure, que vous allez être arrêté d'un moment à l'autre.
–– Ici ? dans ma maison ? Vous vous trompez, Jenny, la loi anglaise défend mes foyers. Ici, je ne risque rien.
–– Je vous répète qu'on va venir, qu'on violera la loi s'il le faut ; le Prince-Régent, qui sait tout, a tout permis pourvu qu'on s'empare de votre personne. Il est inutile, je pense, de vous confier de qui je tiens ces détails, mais si vous voulez réfléchir et essayer de le deviner, ce qui n'est pas difficile, vous comprendrez qu'ils sont sincères et qu'il faut savoir les déjouer.
Mac Allan jeta sur la jeune femme un dernier regard de doute, un dernier vestige de soupçon.
–– Oh ! croyez -moi, reprit celle-ci sans emportement, sans prière, sans colère aussi, et pourtant avec une chaleureuse et touchante émotion.
XXXII
UN TOUR DE POLICE.
–– Je vous crois, Jenny, dit Mac Allan vaincu par la persistance de la jeune femme, je vous crois, car le
démon du mensonge lui-même ne saurait, pour tromper, emprunter aussi merveilleusement les accents de le vérité.
Jenny poussa un cri de bonheur.
–– Oui, croyez -moi, reprit-elle, croyez -moi et quittez sur le champ cette maison où votre liberté, votre vie ne sont plus en sûreté.
–– Ainsi vous pensez que, sur l'infâme dénonciation de Castle, on irait jusqu'à violer la loi, en forçant ma demeure, en m'y arrêtant malgré les réclamations que ne manqueraient point d'adresser mes amis ?
–– J'en suis certaine, et si quelque chose me surprend, c'est que cette double violation de la loi et de votre demeure ne soient point encore un fait accompli. Fuyez ! fuyez ! À peine s'il vous en reste le temps. Encore, ajouta Jenny avec une intention bien nette de montrer à l'Irlandais qu'elle savait où il irait chercher sa retraite, encore toutes les maisons ne sauraient vous offrir un asile inviolable.
–– Où fuir, cependant ? fit Mac Allan répondant d'une façon détournée à l'allusion contenue dans la phrase de Jenny. Où trouver un asile plus inviolable que la maison d'un membre du Parlement ?
–– Je vous dis qu'on violera celui-ci comme les autres, comme on violera tous ceux où vous irez chercher un refuge. Ne vous trouvant point chez vous, on vous cherchera naturellement chez vos amis, chez M. Hunt, avant les autres. Il faut donc que vous puissiez gagner une demeure inconnue, un lieu où nul n'ait le soupçon de vous sentir.
Mac Allan se plongea dans de nouvelles réflexions.
–– Ce que vous me dites là n'est pas possible... Oh ! continua-t-il en surprenant un geste de protestation chez la jeune femme, je ne vous accuse plus,
Jenny, de vouloir me tromper ; mais je crains que vous ne vous trompiez vous-même...
–– Oh ! mon Dieu ! murmura Jenny, inspirez -moi des paroles qui puissent le convaincre.
Puis, de nouveau s'adressant à l'Irlandais :
–– Mac Allan, dit-elle en donnant les signes de la plus vive émotion, je vous jure sur la tête de notre enfant qu'on vous arrêtera dans cette demeure si vous y restez ; partout ailleurs, si l'on vous y trouve ; que vous ne sauriez être en sécurité nulle part où votre présence sera dévoilée. C'est Castle lui-même qui me l'affirmait il y à une heure à peine.
Et comme si le serment qu'elle venait de prononcer ne suffisait pas encore à le convaincre, comme si le besoin la poussait d'y ajouter des moyens pour ainsi dire plus matériels de persuasion, elle ajouta :
–– Ne comprenez -vous pas, Mac Allan, que vos ennemis ont mis la main sur une accusation trop favorable à leurs intérêts, sur une accusation qui doit à leurs yeux vous perdre même dans l'esprit d'un certain nombre de vos amis : l'accusation de tentative de vol et de pillage à main armée, en plein jour, dans les rues de Londres, et qu'ils mettront à vous poursuivre, à vous atteindre, à vous livrer à leurs tribunaux, tous les moyens qui sont en leur pouvoir ?
–– C'est vrai ! murmura Mac Allan écrasé par ces raisons.
Cependant, comme ce reproche, qui menaçait de le déshonorer était absolument injuste et contraire à la vérité :
–– Mais, s'écria-t-il en se redressant, comment pourra-t-on justifier une telle imputation ? Qui voudra prendre sur lui de me désigner aux juges comme le chef de cette émeute ?
–– Celui qui l'a déjà fait une fois, William Castle.
–– Je dirai la vérité, au risque de le perdre sans rémission, car je voulais empêcher ce mouvement populaire, alors que lui-même, non seulement l'avait fait naître, mais encore présidait à son acomplissement.
–– C'est vous qu'on refusera de croire. Ne savez-vous pas qu'il est placé pour pouvoir mentir officiellement ?
–– Mais Castle et moi n'étions pas seuls devant ce public exchange. Il y avait d'honnêtes gens encore, les Watson, par exemple.
–– Les dénoncerez -vous ? Et si vous le faites, croyez -vous qu'ils hésiteront à vous accuser, pour joindre leurs voix à celle de Castle ? Mac Allan, hâtez-vous, venez, fuyons. La voiture que j'ai prise, pour venir vous trouver, m'attend à la porte ; elle vous conduira où Castle lui-même se garderait d'aller vous quérir.
L'Irlandais hésitait toujours :
–– Et si je consens à disparaître, disait-il, ne vais-je pas donner raison à mes ennemis, c'est-à-dire à mes calomniateurs ? Et mes amis, de leur côté, que vont-ils penser ? Ne me croiront-ils pas coupable à leur tour ?
–– Vos amis ! reprit Jenny. Une fois enfermé à la prison de Newgate, sans communication avec le dehors, pensez -vous qu'il vous soit plus facile de les convaincre de votre innocence, de les aider à la faire proclamer par les juges ? Non, ne l'espérez pas ! vous aurez la partie meilleure en vous tenant en lieu sûr, d'où vous pourrez leur écrire, leur tracer un plan de conduite ? Venez, nous perdons à cette discussion oisive un temps que vos ennemis emploient sans doute à vous tendre quelque fatale embûche.
–– Mais..., murmura Mac Allan.
Jenny comprit quelles dernières inquiétudes se cachaient derrière cette exclamation à moitié retenue. Ce mais signifiait : Mais Mary ! que va-t-elle penser ? Comment s'expliquera-t-elle ma disparition ?
Avec un douloureux effort sur elle-même, comprimant les battements de son cœur, essayant de maîtriser le trouble de sa voix, la jeune femme eut le courage d'ajouter :
–– Venez, Mac Allan, et ne conservez aucune inquiétude. Tout ce que vous désirerez, tout, sera accompli ; ne voyez plus en moi qu'une servante, la plus humble, la plus docile, la plus aveugle même. Vos paroles de tout à l'heure sont profondément entrées dans mon cœur. Je vous réitère mon serment ; quelles que soient mes pensées, quels que soient les sentiments qui sont au fond de mon cœur, vous ne trouverez plus en moi qu'une mère jalouse de mériter ce titre à vos yeux.
–– Venez, dit Mac Allan, touché malgré lui et profondément convaincu cette fois ; venez, je me confie à vous.
S'enveloppant avec soin dans les plis amples de son manteau, dont un des pans suffisait à lui couvrir entièrement la figure, Mac Allan s'engagea dans l'escalier, à la suite de Jenny, et gagna la porte qui donnait sur la rue.
–– Attendez, lui glissa la jeune femme à l'oreille.
Et, sortant la première, elle examina les environs
d'un coup d'œil rapide.
La nuit était sombre, noire, obscure. La rue de Mac Allan, bourgeoise et toujours paisible, était déjà déserte. Seule la voiture, dans laquelle était venue Jenny, stationnait à quelques pas de la porte.
–– Tout est calme, avancez, dit encore à demi-voix la jeune femme.
L'Irlandais se dirigea vers le véhicule, dont la portière était entr'ouverte, mais ni lui, ni Jenny ne s'occupèrent de ce détail insignifiant.
On jeta une adresse au cocher.
–– Bon ! répondit celui-ci en ramenant les rênes de ses chevaux.
Mac Allan mit un pied dans l'intérieur de la voiture et voulut presque aussitôt se rejeter en arrière ; mais six mains vigoureuses, le saisissant au collet, le forcèrent à continuer son mouvement en avant, en même temps que le canon d'un pistolet se posait sur son front.
–– Un geste, un cri, prononça quelque policier de sa voix énergique, et vous êtes mort.
Jenny essaya, à son tour, de pénétrer dans la voiture ; mais elle se sentit violemment repousser, puis la portière se ferma, et le même organe qui venait de se faire entendre à l'Irlandais, que la jeune femme reconnut pour être celle de Castle, cria au cocher :
–– À la prison de Newgate.
Au moment où la voiture s'ébranlait, Mac Allan, qui, par un mouvement énergique, avait pu se débarrasser de l'étreinte de ses gardiens, passa la tête à la portière et pâle, hautain, méprisant, il jeta cet adieu sanglant à la face de sa compagne.
–– Tu devais me tromper jusqu'au bout, traîtresse et menteuse ! Au revoir !
La malheureuse Jenny, folle de surprise et d'épouvante, poussa un cri terrible et tomba lourdement évanouie sur le seuil de la porte.
Ainsi que Mac Allan l'avait dit à Jenny, la loi anglaise, qui règne en souverain absolue et que chacun
respecte dans ce pays de loyauté et de légalité, outre qu'elle protège plus efficacement qu'en France la liberté des citoyens, même le s plus humbles, ordonne de considérer leurs domiciles comme inviolables et sacrés.
Il faut, pour que les criminels, même ceux de l'espèce la plus dangereuse, soient arrêtés ailleurs que sur la voie publique, non seulement que le cas de flagrant délit soit solidement établi, mais encore que l'ordre d'arrestation soit signé d'un magistrat qui ne le délivre qu'après une instruction des plus minutieuses.
Or, l'accusation qui pesait sur le chef du parti populaire, outre son côté politique, de nature à en amoindrir l'importance, ne reposait sur aucun fait sérieux capable d'arracher à un magistrat anglais un ordre d'arrestation préventive, en passant par-dessus les formalités de l'instruction, ou même après que cette instruction aurait eu lieu.
L'Irlandais avait d'ailleurs des amis si puissants, il pouvait offrir aussi de tels répondants que son maintien à l'état de liberté sans caution était assuré.
Et il fallait cependant qu'il fût arrêté. Il le fallait surtout en vue des événements qui se préparaient sous l'impulsion de Castle et dont sa légitime influence compromettait sérieusement le succès. Une fois sous les verroux, on savait qu'il adresserait, de connivence avec ses amis, d'énergiques réclamations, mais les événements ne cessaient de marcher, des mesures de rigueur seraient prises avec l'assentiment du Parlement, le but poursuivi par le ministère serait atteint, et le bruit de ses demandes instantes irait se perdre ainsi dans le tumulte général.
Le Prince-Régent, au surplus, avait accepté les
conséquences de cette incarcération, qui pour lui ne risquaient pas d'être graves.
Ceci bien expliqué par le chef de la police et bien compris par Castle, ce dernier fut pourvu d'un ordre d'arrestation dans les formes :
–– Agissez avec prudence, avait dit l'attorney général, et ne sortez des limites de la loi que si les événements vous y condamnent. Si vous pouvez éviter la violation de domicile, par exemple, vous rendrez service au gouvernement qui saura le reconnaître.
Castle promit de tout employer pour échapper à cette extrémité, et nous avons vu comment il avait tenu parole.
Pour obtenir ce résultat satisfaisant, le misérable s'était servi de Jenny comme d'appât. Il connaissait l'histoire de sa vie ainsi que toutes ses passions. Après l'avoir effrayée en lui confiant de fausses nouvelles ( l'ordre d'arrestation sans considération légale, par exemple ), après avoir exagéré la culpabilité de Mac Allan et le châtiment qui l'attendait, il s'empressa de suivre Jenny, dès qu'il la vit se disposer à sortir, car il comprit alors qu'elle allait se rendre auprès de son ancien amant, et, à tout hasard, il emmena trois de ses agents secrets avec lui pour lui prêter la main.
Il ne lui fut pas difficile de se débarrasser du cocher et de la voiture qui avaient amené la jeune femme chez l'Irlandais ; il lui fut encore moins de les remplacer par une voiture et un cocher qui fussent à lui.
Grâce à ces divers subterfuges, Mac Allan ne tarda pas à tomber dans le piège, et c'est ainsi qu'il fut dirigé sur la prison de Newgate.
XXXIII
PRESSENTIMENTS DU CŒUR.
Après avoir écrit le billet que nous connaissons pour l'avoir entendu lire par Mac Allan dans un de nos précédents chapitres, Mary Hunt, un peu plus troublée qu'elle ne voulait le paraître par les révélations que son père venait de lui communiquer au sujet de l'Irlandais, avait obtenu la permission de ne pas descendre à son bureau et de passer le reste de la journée dans sa chambre.
–– Agis selon ton caprice, avait conclu l'excellent père. Aussi bien, grâce à toute cette agitation, les affaires ne pressent guère et peuvent se passer de nous pour un jour.
–– De nous ? répondit Mary en accentuant ce pluriel. Ah ! oui ! ajouta-t-elle en souriant, comme à la pensée d'un souvenir, j'oublie toujours que mon père est membre du Parlement et qu'il se doit aux affaires de son pays.
–– Non, tu n'oublies pas, fit Hunt, en secouant la tête d'un air moitié plaisant, moitié sérieux ; mais tu voudrais plutôt n'avoir pas à oublier. N'est -ce pas cela que tu veux dire ?
–– Oui, mon père, reprit Mary avec un commencement d'émotion, oui je voudrais, comme vous le dites, n'avoir pas à oublier que vous êtes un grand orateur, un des personnages politiques les plus en vue du moment, et par cela même les plus exposés, que Mac Allan...
Mary s'arrêta tout à coup en rougissant.
–– Eh bien ! tu n'achèves pas ? demanda le commerçant heureux de cette confusion qui le forçait à sourire. Veux -tu que j'achève à ta place ?
–– Mon père !
–– Ce sera ta punition, ma belle moraliste : tu voudrais donc n'avoir pas à oublier que Mac Allan, que ton futur mari, marche à faire frémir sur les traces de ton père, qu'il devient un homme politique, un chef de parti, qu'il se doit déjà et se devra de plus en plus au triomphe de ses opinions, et tu voudrais bien le garder tout entier pour toi. N'est -ce pas cela, petite égoïste ?
Mary avait écouté, en appuyant chacune des paroles de son père d'un hochement de tête approbatif.
–– Oui, c'est cela, et en même temps que... mon futur mari, comme vous l'appelez, je voudrais aussi garder pour moi, tout entier, mon bon père, mon excellent ami, dont l'existence agitée, semée d'ennuis et, qui sait ! de périls, peut-être, me cause souvent de mortelles alarmes, fait naître dans mon cœur les plus tristes pressentiments.
La douce et sérieuse jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une émotion croissante. Sa voix, presque tremblante, les larmes qui perlaient dans ses beaux yeux bleus, le regard humide qui s'en échappait, tout en elle trahissait l'existence des craintes vagues dont elle venait de parler.
–– Quelles folies ! répondit Hunt en embrassant sa fille. Comment ! mon enfant, c'est à l'heure où tout te sourit que tu pleures ? Tiens ! tais -toi, acheva-t-il en arrêtant, d'un nouveau baiser, l'interruption qui se pressait sur les lèvres de Mary, tu te corromps par la diplomatie en ce moment, tu te joues de ton bonhomme politique de père !...
–– Comment cela ? demanda Mary que la gaieté et les plaisanteries de Hunt rassuraient peu à peu.
–– Oui, tu me cherches querelle pour me faire perdre de vue ce que nous appelons, en langage parlementaire, un objectif ; tu comptes qu'à discuter avec toi, j'oublierai le mien.
–– Et quel est cet... objectif ?
–– Il consiste à t'embrasser une fois de plus.
–– Oh ! cela de tout mon cœur, interrompit la jeune fille en présentant son front.
–– Oui, et puis, après t'avoir embrassée, à te quitter jusqu'à ce soir. Nous aurons probablement une très longue séance préparatoire dans les bureaux de la Chambre.
–– Allez, mon père, répliqua la douce créature avec un sourire de résignation. Aussi bien, aux craintes que je vous exprimais tout à l'heure, qui n'ont sans doute aucune assise, il y à des compensations, et je suis bien heureuse, surtout très fière, d'être la fille d'un homme tel que vous.
–– Tu vas me flatter maintenant ! Autre manœuvre ! Adieu !
Et Hunt se dirigea vers la porte :
–– À propos, dit-il au moment de sortir, Mac Allan viendra certainement t'apporter une réponse... que tu lui as peut-être demandée. Retiens-le jusqu'à mon retour, nous prendrons le thé tous les trois.
Mary resta seule avec ses pensées, dont il lui aurait été très difficile à elle-même de déterminer les tendances et la portée. Les confidences relatives à son fiancé, que son père lui avait confiées, avaient tout d'abord soulevé les instincts généreux de son cœur, elle s'était hâtée de suivre les inspirations du premier moment
moment en écrivant au jeune homme le billet que nous avons rappelé déjà.
Maintenant l'heure de la réflexion sonnait lentement à son esprit. Sans regretter sa décision, sans que son amour fût sérieusement atteint, il lui semblait qu'il s'était transformé, qu'il avait changé de nature avec la connaissance qu'il venait d'acquérir des graves devoirs dont elle avait assumé la responsabilité par moitié.
Par le fait de son éducation toute pratique, avec l'expérience qu'elle tenait du commerce journalier de son père, Mary calculait, sans arrière-pensée, mais elle calculait la somme de bonheur formant son capital de la veille, la comparait avec celle dont la possession lui semblait maintenant assurée, et le résultat de cette comparaison décevante, c'est que la maison Hunt-Allan allait s'augmenter d'une compagnie dont elle se serait bien passée.
Cependant la noble et franche conduite de l'Irlandais, les aveux qu'il avait risqués de sa propre volonté, et qu'il pouvait si facilement ajourner, l'entière loyauté avec laquelle il avait confié à Hunt, à Mary, des événements de sa jeunesse et les suites probables de ces événements sur son avenir, tout raffermissait la jeune fille dans les résolutions qu'elle avait prises, et, en doublant son amour pour Mac Allan, augmentait l'estime qu'elle avait conçue de son caractère.
Peu à peu les idées tristes, les sombres pressentiments, les craintes vagues et presque inavouées qui s'étaient emparés de son cœur, se dissipèrent et s'évanouirent.
Mary chassa de sa pensée l'image de cette femme assez coupable, assez sotte pour avoir trompé Mac Allan, compromettant ainsi gratuitement le bonheur de toute sa vie ; elle ne vit plus dans l'enfant qu'elle
venait moralement d'adopter qu'une créature faible, innocente, chère à celui qu'elle aimait, et elle se forgea un bonheur à trois, dont rien ne pouvait plus maintenant empêcher la résiliation.
Pour la jeune fille, la journée s'écoula au milieu des plus douces rêveries sans impatience et sans ennui. À peine si deux ou trois fois elle se surprit à dire :
–– Mac Allan tarde bien à venir.
Mais le jour disparaissait peu à peu. Obligée d'allumer une lampe pour continuer le travail de broderie qui servait de prétexte à ses pensées, elle ne put s'empêcher de remarquer que Mac Allan devrait être déjà venu, et quelque chose de douloureux, de pénible, assez semblable aux cruels pressentiments dont elle s'était sentie accablée précédemment, revint la mordre au cœur.
–– Allons ! se dit-elle en souriant et en s'efforçant de dompter cette nouvelle émotion, il fait sombre, parce que la nuit vient vite en cette saison ; mais il n'est pas tard peut-être. Mac Allan va certainement arriver.
L'ombre s'épaississait, le bruit des rues prenait ce caractère particulier qu'il affecte à mesure que la soirée s'écoule, et l'Irlandais, si impatiemment attendu, ne venait point encore.
Mary, dont les inquiétudes longtemps indécises, sans sujet et sans but, commençaient à prendre corps, à se fixer sur un point tangible, ne put, à plusieurs reprises, se dissimuler qu'il devait être survenu quelque empêchement, que Mac Allan, à moins de circonstances inattendues, n'aurait pu tarder plus longtemps à se rendre à sa formelle invitation.
–– Malgré le désir que je lui exprimais, se demanda
la jeune fille, Mac Allan serait-il allé rendre visite à cette personne ?
Mais aussitôt, et comme si cette pensée ressemblait à un blasphème :
–– Non, se dit-elle, Mac Allan m'aime, il a confiance en moi, surtout maintenant. Quelque autre motif le tient éloigné.
La nuit déroulait ses voiles sombres, la soirée s'égrénait lentement, et huit heures venaient de sonner à l'église Saint-Paul sans que le fier jeune homme ait encore paru.
Pourtant, la jeune fille, dont les inquiétudes devenaient de plus en plus vives, eut au moins la satisfaction de voir revenir son père du Parlement.
–– Eh quoi ! dit-il après avoir embrassé la recluse, seule, tout seule ? Et notre jeune Irlandais ?
–– Vous le voyez, mon père, répondit Mary, non sans un cruel serrement de cœur, notre jeune Irlandais n'a point donné de ses nouvelles.
–– Diable ! fit Hunt encore tout préoccupé des incidents de la réunion à laquelle il venait d'assister, j'espère que tu vas recevoir ce retardataire un peu comme il le mérite.
–– Hélas ! murmura Mary, pourvu qu'il vienne seulement !
Cette réflexion, qui parut tout d'abord des plus étranges au digne industriel, lui fit lever les yeux sur sa fille.
–– Comment ! reprit-il, pourvu qu'il vienne !
En même temps il aperçut la pâleur répandue sur le visage de son enfant ; il surprit dans ses yeux des larmes contenues ; alors il s'élança vers elle et la saisissant dans ses bras :
–– Qu'y à-t-il, ma chère Mary ?
–– Hélas ! mon père, répondit la jeune fille, mes pressentiments de ce matin ne m'avaient point trompée. Il doit être arrivé quelque malheur à Mac Allan, sinon nous aurions reçu sa visite depuis longtemps déjà.
–– Un malheur ! s'écria Hunt frappé comme sa fille de cette absence inexplicable, mais en ayant soin, néanmoins de dissimuler ses inquiétudes, un malheur ! Et pourquoi ? Qui te l'a dit ? Calme-toi, il va venir, il ne saurait tarder.
Tout à coup un souvenir parut se présenter à son esprit :
–– Ah ! mon Dieu ! laissa-t-il échapper, est -ce que...
Hunt s'arrêta, se reprochant déjà les quelques paroles qui venaient de lui échapper. Mais la jeune fille les avait entendues :
–– Est -ce que ?... répéta-t-elle. Oh ! parlez, parlez, mon père, je suis forte, je veux tout savoir.
–– Non, c'est impossible, continua Hunt, mon ami est trop prudent pour s'être mêlé à cette sotte affaire.
–– Quelle affaire ? Oh ! parlez donc ! insista Mary, ne voyez -vous pas que vous me faites mourir d'inquiétude ?
–– Rien, rien, ma fille, reprit le père, une échauffourée, une sorte d'émeute excitée par la police pour compromettre le parti tout entier. Il s'agissait en apparence de piller un public exchange. Mac Allan n'a pu se trouver là-dedans.
–– Certainement non.
En ce moment, le caissier parut dans l'entre-bâillement de la porte :
–– Monsieur, dit-il, veuillez m'excuser, ainsi que mademoiselle. Je surveillais la fermeture de la boutique
boutique une jeune femme a demandé, avec instance, à vous parler. Elle est là, elle m'a suivi.
XXXIV
SUPRÊMES RÉSOLUTIONS.
–– Une jeune femme ! répondit Hunt pendant qu'une voix intérieure répétait au fond du cœur de Mary :
–– C'est elle !
Cette pensée dominait à ce point le regard de la jeune fille que le marchand de cirage, ayant tourné les yeux de son côté, se sentît frémir de la tête aux pieds :
–– C'est elle ! se dit-il aussi et avec une impression non moins poignante, non moins douloureuse.
Cette remarque ne l'empêcha point de continuer en s'adressant à son employé :
–– Une jeune femme, dites -vous, et elle vous a suivi ?
–– Oui, monsieur, répondit le caissier, une jeune femme, entièrement habillée de deuil, qui, dit-elle, a des choses importantes à vous communiquer. L'insistance à vous voir était telle que je n'ai pas eu la force de l'empêcher de monter jusqu'ici.
–– Vous avez bien fait, reprit Hunt, et je vous suis.
–– Attendez, mon père, dit Mary en posant sa main sur le bras de son père et l'arrêtant par ce mouvement.
Puis, tout bas :
–– Si c'est elle, mon père, oh ! je vous en supplie, je veux être témoin de votre entretien, je veux l'entendre parler, apprendre tout de sa bouche.
–– Y penses -tu, mon enfant, demanda Hunt dont le trouble et la crainte augmentaient depuis un instant.
–– Oh ! ne repoussez pas ma demande, car mon courage ne cessera pas d'être à la hauteur de ma résignation.
Ces mots furent prononcés sur le ton d'une si ardente prière, à la fois avec une telle résolution, que Hunt ne se sentit point le courage de refuser.
–– Allez, monsieur, dit-il en congédiant son caissier, priez la personne de venir jusqu'ici.
Jenny, c'était elle, entra presque aussitôt dans la chambre où se tenaient le père et la fille.
Lorsque la voiture s'était ébranlée, qui emportait Mac Allan et les misérables policiers chargés de son arrestation, Jenny, se sentant repoussée, comprit en un instant toutes les machinations de Castle, dont elle restait par contre-coup la victime.
–– Ciel ! s'écria-t-elle. Je le perds en ayant voulu le sauver.
A ce moment, le regard écrasant de Mac Allan était tombé sur la malheureuse, et sa voix indignée l'avait accusée de mensonge et de trahison.
C'était trop à la fois pour cette humble créature chez qui les meilleures intentions ne cessaient de se retourner contre elle.
Après les émotions les plus diverses éprouvées pendant son long entretien avec Mac Allan, après les douces et maternelles espérances que la solution de cette entrevue avait amenées dans son cœur, l'arrestation de l'Irlandais, ses accusations d'abord, ses malédictions ensuite tombant sur elle à l'improviste et avec une si grande apparence de raison, brisèrent son âme et faillirent la tuer du coup.
Elle s'était évanouie sur le seuil de cette maison
dont elle venait de forcer Mac Allan à sortir, le livrant ainsi sans défense à ses ennemis.
Quelques passants charitables relevèrent cette jeune femme qui gisait ainsi dans la rue avec les apparences de la mort, et la portèrent jusque dans une boutique ouverte.
Son évanouissement fut d'ailleurs de courte durée, et céda devant les soins empressés qui lui furent prodigués.
–– Mac Allan ! dit-elle en ouvrant les yeux, où est Mac Allan ?
En Angleterre, à Londres surtout, les relations de voisinage n'existent pas plus que dans notre bonne ville de Paris. Personne ne comprit ce que Jenny voulait dire, encore moins de qui elle voulait parler.
Mais sa raison lui revenant, elle reprenait rapidement possession d'elle-même, et avec le sentiment de sa situation, lui revenait aussi le souvenir de ce qui s'était passé quelques instants auparavant.
–– Merci, dit-elle aux braves gens qui l'entouraient et qui, touchés par sa beauté merveilleuse et la douleur qu'elle semblait éprouver, lui prodiguaient les soins les plus assidus, merci, je me sens mieux, je suis tout à fait bien, laissez -moi m'éloigner.
–– Si vous désirez un gaillard solide pour vous accompagner, mistress, dit un boutiquier du voisinage, je m'offre de bon cœur.
–– Merci, répondit encore Jenny, je sens mes forces complètement revenues, je m'en irai seule.
Ayant rapidement salué de la main et de la tête le groupe qui l'avait recueillie et soignée, elle s'élança dans la direction prise par la voiture emportant Mac Allan.
Après une course inutile de quelques instants,
Jenny s'arrêta court, se demandant où, folle, elle courait ainsi.
–– Où vais -je ? dit-elle en passant la main sur son front brûlant de fièvre, ils seront arrivés à Newgate longtemps avant moi, ils y sont sans doute déjà ; je ne peux plus rien pour empêcher Mac Allan d'y arriver.
Cette certitude, qui s'imposait irrévocablement à son esprit, la jeta pendant un moment dans un violent accès de désespoir.
–– Oh ! se disait-elle, changeant de route et se dirigeant vers la Tamise, oh ! c'est moi qui l'ai perdu, moi ! au moment où, la femme ne pouvant plus être pardonnée, la mère voyait du moins approcher l'heure de la rémission.
Elle s'arrêta sur le bord du fleuve. L'eau qui coulait lentement noire et silencieuse l'attirait fatalement.
–– Là, pensait-elle, là est le pardon définitif, l'oubli complet, absolu.
Deux ou trois fois elle prit son élan pour se précipiter au-devant de la mort, mais à chaque reprise une pensée qu'elle ne pouvait chasser de son esprit, qu'elle y retenait même avec amour, arrêta sa fougue de désespoir.
Cette pensée se résumait en un mot, un seul mot suave et cependant plein de reproches amers :
–– Lui !
Lui ! en effet, qu'allait-il devenir ?
Seule au monde, avec Castle et ses sinistres compagnons, elle savait où il se trouvait maintenant. Seule, elle pouvait avertir les amis du prisonnier, les intéresser à son sort, les contraindre à s'occuper de lui, à réclamer sa mise en liberté.
–– Voyons ! se dit-elle après un moment d'égarement
égarement de folie passagère, à la maladresse, à l'imprudence, ne joignons pas une action criminelle. Mac Allan est prisonnier de mon fait, sinon par ma volonté ; il pense que je l'ai livré ; il m'a maudite ; il me maudit sans doute encore à cette heure ; il faut que par ma propre force il recouvre la liberté, qu'il connaisse la vérité et qu'il revienne sur son injuste malédiction.
Alors, lentement, tout en réfléchissant sur la conduite qu'elle comptait tenir, elle revint sur ses pas :
–– Le plus influent de ses amis, se disait-elle, celui qui peut beaucoup pour lui, qui certainement peut se faire écouter, dont les réclamations auront le plus de poids, est ce grand seigneur avec qui je le vis hier, sir Francis Burdett.
Et sans hésiter davantage :
–– Allons chez lord Burdett, conclut-elle.
Jenny se rendit en effet à l'hôtel de sir Francis. Mais il lui fut impossible de parvenir jusqu'à sa grandissime personne.
Dans sa hâte et dans sa douleur, la pauvre femme ne sut point être assez habile pour forcer la porte hermétiquement fermée du noble lord. Se présentant en solliciteuse, malgré ses larmes, ses prières, ses promesses même, elle ne put obtenir d'aucun des domestiques d'être introduite auprès de lui.
–– Milord ne reçoit plus à cette heure, lui fut-il répondu, revenez demain.
Ce fut la dernière espérance qu'on voulut bien lui laisser.
Navrée, elle quitta les abords de l'hôtel de sir Burdett et, machinalement, elle se dirigea vers Fleet Street.
–– Après sir Francis, se disait-elle, cet industriel
du quartier Saint-Paul, cet orateur si célèbre, – sans s'en rendre compte, elle n'osait pas prononcer son nom, – possède encore la puissance nécessaire pour sauver Mac Allan, sinon par l'influence dont il jouit en haut lieu, du moins par les craintes qu'il y inspire et par la faveur publique qui s'attache à chacune de ses démarches.
Et sans se dire, comme pour sir Burdett : « Allons chez M. Hunt, » elle prenait peu à peu le chemin de sa demeure.
Arrivée dans la rue du marchand de cirage, elle vit de loin briller les lumières de la boutique.
Encore quelques pas, puis elle y arrivait.
Le courage sembla tout à coup l'abandonner au dernier moment.
–– C'est bien là, se disait-elle en regardant circuler les commis à travers les vitres, et là, on ne me dirait pas comme chez ce haut personnage : Revenez demain. Celui-ci est un ami fidèle, dévoué ; dès les premiers mots il se mettra en campagne. D'ailleurs je ne serai pas seule à le prier, sa...
Pour la deuxième fois elle revint sur ses pas, et sa main, prête à saisir le bouton de la porte, retomba inerte à son côté.
–– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle éperdue et s'appuyant au mur pour ne point tomber, est-il donc si difficile de devenir bonne tout-à-fait?... Eh bien ! oui, sa fille, la fille de ce Hunt, la... fiancée de Mac Allan priera son père avec moi, les mêmes larmes dans les yeux, les mêmes sentiments au cœur...
Mais son amour encore si vivace, sa jalousie, surtout, l'emportaient sur les autres sentiments.
–– Oh ! non, non ! s'écriait-elle, ce n'est pas possible, je ne m'y résoudrai jamais.
Dans ces moments, elle s'écartait avec rapidité de la boutique de Hunt, elle s'enfuyait, elle aurait voulu se fuir elle-même.
Mais elle s'arrêtait de nouveau, ses hésitations lui revenaient plus impérieuses ; invinciblement elle se rapprochait de ce seuil qu'elle n'osait franchir, et la soirée s'avançait de plus en plus, et l'heure de la retraite allait sonner pour les employés du marchand.
Déjà Jenny avait pu constater leurs préparatifs de départ ; les lumières s'éteignaient l'une après l'autre et l'homme de peine commençait à fermer les volets des magasins.
A cette vue, la jeune femme comprit que tout allait être perdu par son indécision, que sa dernière espérance était près de s'évanouir, si elle ne se hâtait.
En conséquence, elle courut vers la boutique, puis y pénétra, sans prendre le temps de la réflexion.
–– Monsieur Hunt ? demanda-t-elle à celui-là même que nous avons vu pénétrer chez son maître.
–– M. Hunt est depuis quelques instants chez lui, répondit celui-ci, non sans être frappé de la mine hagarde et de l'excessive pâleur de la tardive visiteuse.
–– Ne pourrait -on l'avertir, lui faire connaître qu'une personne, chargée pour lui d'une très importante communication... désire être introduite à l'instant même ?
–– Cela est complètement impossible. M. Hunt a formellement défendu qu'on le dérangeât une fois la journée terminée. Il est sans doute à cette heure auprès de sa fille, miss Mary, légèrement indisposée,
et nul de nous n'oserait prendre sur lui d'aller troubler son repos.
–– Oh ! monsieur, interrompit Jenny, dont la pâleur s'était encore augmentée à ce nom de miss Mary, M. Hunt, je vous le jure, et même... sa fille, vous remercieront au contraire si vous obtenez de quelqu'un d'eux qu'il descende m'écouter.
–– Pour cela, reprit le caissier vivement touché par le ton et les manières de Jenny, pour cela n'y comptez pas. Mais, si vous voulez me suivre, je vais essayer de vous conduire à mes risques et périls jusqu'à l'appartement du patron.
Jenny se hâta d'accepter, et voilà comment, quelques instants plus tard, elle se trouvait en présence de la jeune fille et de son père.
XXXV
LES DEUX RIVALES.
A la vue de miss Mary, dont la douce et sereine beauté formait avec celle de la jeune femme le plus éclatant contraste, celle-ci s'arrêta vaincue et sentit un nouveau trouble s'emparer de sa pensée.
Dans la longue lutte qu'elle venait de soutenir contre elle-même, l'ardente Irlandaise n'avait pas prévu l'éventualité dans laquelle elle se trouvait maintenant placée. Mise en présence de son heureuse rivale, de celle qui s'était taillée dans l'affection de son amant le manteau de bonheur dont elle allait revêtir désormais son existence, tous ses mauvais instincts se
réveillèrent à la fois, car elle n'avait pas eu le temps de les préparer à cette surprise.
De ses yeux assombris semblèrent s'échapper, en lueurs fulgurantes, les tristes reflets de sa jalousie.
Son orgueil blessé d'une part, de l'autre la comparaison qu'elle ne pouvait s'empêcher de constater intérieurement entre l'innocence de sa rivale et la corruption morale dans laquelle elle était elle-même tombée, contribuaient fatalement à la germination de ses mauvais instincts.
Mais cette crise fut de courte durée. Le souvenir de Mac Allan, la pensée de sa mission dans cette maison, la douleur qu'elle y apportait et l'espoir qu'elle y venait chercher la soutinrent. Elle imposa silence aux tumultueux élans de son âme, maîtrisa les battements de son cœur, et son regard se reposa, froid et calme, sur le doux visage de miss Mary.
Celle-ci, de son côté, avec une curiosité, au fond de laquelle ne laissait pas de bouillonner quelque passion, avait été frappée de la souveraine beauté de Jenny, que la pâleur répandue sur ses traits rendait plus éclatante encore.
Elle se comparaît intérieurement à celle que son fiancé avait aimée autrefois et, dans sa candeur, dans sa naïveté, dans la pureté de son amour pour l'Irlandais, elle ne put que tressaillir en se trouvant de beaucoup inférieure à l'Irlandaise.
Comment avoir aimé Jenny et ne plus sentir ses fibres remuer à sa vue ?
Ce dilemme, qu'elle se posait à elle-même, devenait le vautour de Prométhée, il lui déchirait les entrailles.
Chose étrange ! Nul n'avait dévoilé à miss Mary, pas plus qu'à son père, que la femme placée devant
eux fut cette Irlandaise distinguée naguère par le bon goût de Mac Allan, dont le matin même ils ignoraient jusqu'à l'existence, et, par cette prescience que donne l'amour ou la jalousie, nul d'entre eux ne doutait de son identité.
–– Monsieur, prononça Jenny, à qui le calme était complètement revenu avec l'entière possession d'elle-même, et vous aussi, miss, je vous prie de me pardonner l'insistance que j'ai mise à pénétrer jusqu'auprès de vous à une heure où le repos devient sacré. Mais il s'agit d'une personne que vous aimez et dont le retard vous inquiète déjà sans doute.
–– Mac Allan ! allait s'écrier Mary.
Mais un signe de son père arrêta ce cri sur ses lèvres.
–– Nous vous écoutons, madame, répondit Hunt avec une politesse de convention, en avançant toutefois un siège à la jeune femme ; mais ne pourrions-nous d'abord savoir...
–– Qui je suis ? interrompit Jenny. Que vous importe ? Qu'importe surtout à miss Mary ? Ne vous suffira-t-il pas d'apprendre que si je suis ici c'est pour vous parler de sir Edward Mac Allan, des graves dangers qui le menacent et, s'il le faut, si vous ne me repoussez pas, joindre mes efforts aux vôtres pour le sauver ?
Jenny avait prononcé ces paroles sur un ton si convenable et à la fois résigné, que Hunt, touché jusqu'au fond de l'âme, se repentit presque de sa froideur apparente et de sa dureté relative.
Quant à Mary, elle n'avait entendu que le nom de son fiancé, que l'annonce des graves dangers auxquels il se trouvait exposé.
–– Vous dites qu'il est en péril ? balbutia-t-elle.
–– Oui, miss, répondit Jenny en levant les yeux vers la jeune fille.
C'était le tour de celle-ci d'être émue et de chanceler. L'Irlandaise découvrit dans ses regards tant de douleur muette et concentrée, tant d'ardente et anxieuse prière, que la pitié lui gagna l'âme et qu'elle chercha à diminuer, autant que cela pouvait dépendre de sa volonté, le coup qu'elle allait lui porter.
–– Vous savez sans doute, reprit-elle en s'adressant au père, les détails d'une insignifiante émeute qui s'est passée aujourd'hui même ?
–– Oui, répondit Hunt, et dont on cherche néanmoins à mener grand bruit, malgré que ce soit une échauffourée sans importance.
–– Une échauffourée sans importance pour vous, monsieur, continua l'Irlandaise, pour tous ceux qui jugent les événements avec justice et sans passion ; mais une terrible émeute aux yeux des ministres et du Prince-Régent, une émeute qui donnera lieu à un retentissant procès et aux plus extrêmes répressions.
–– C'est bien possible, murmura Hunt, très au courant des moyens favoris de ses adversaires politiques. Mais, demanda-t-il plus haut, en quoi cette émeute peut-elle intéresser le sort de notre ami Mac Allan ?
–– On l'a dénoncé comme en étant le chef.
–– Lui ! Mac Allan, le chef d'une bande d'ivrognes ? Ah ! ceci, par exemple, est tout à fait impossible.
A cette exclamation, miss Mary, qui suivait avec l'attention la plus ardente la conversation de son père, se précipita dans ses bras.
–– Oh ! vous avez raison, c'est tout à fait impossible. Mac Allan si généreux, si loyal, ne saurait être confondu avec des pillards.
Miss Mary s'arrêta tout à coup. Elle venait à son
tour de surprendre tant d'amère douleur dans le regard suppliant de Jenny, qu'elle se reprocha ce mouvement d'expansion dont elle n'avait pu maîtriser la soudaineté.
–– Oh ! comme elle doit souffrir ! pensa-t-elle en reconnaissant dans les traits de cette malheureuse les indices d'une passion toujours vivace.
Mais déjà le visage de Jenny avait repris son calme apparent.
–– Oui, repril-elle, c'est tout à fait impossible, et de plus, c'est contraire à la vérité ; car si Mac Allan, qui se trouvait par hasard sur le lieu de l'émeute, a essayé des moyens en son pouvoir pour empêcher qu'elle éclatât, il n'en a pas moins été dénoncé comme le chef par un homme de police, et la dénonciation s'est faite en présence de l'attorney général, des lords Castelreagh et Wellington, au Prince-Régent en personne.
–– Au Prince-Régent ! s'écria Hunt, qui connaissait trop bien tous les rouages de la politique pour ne pas comprendre que son futur gendre était la victime de quelque infernale combinaison.
–– Au Prince-Régent, affirma Jenny, et vous devez deviner quelle a été, quelle est sans doute encore l'irritation de Son Altesse Royale.
Hunt réfléchit un instant, pendant que sa fille l'observait à la dérobée, en essayant de pénétrer les pensées qui se succédaient dans son esprit.
–– Il faut, dit-il après un instant de réflexion profonde, que Mac Allan se place immédiatement à l'abri des poursuites. Nous verrons ensuite à faire crouler cette misérable accusation.
–– Hélas ! murmura Jenny.
A ce mot, qui ne fut pour ainsi dire qu'un murmure
murmure, le père et la fille se précipitèrent vers la jeune femme.
–– Où est-il ? demandèrent ces deux personnes secouées à la fois par une émotion violente.
–– Le conseil que vous lui auriez donné, que vous veniez d'exprimer, dit Jenny, je le lui ai porté moi-même. Il était trop tard, et...
–– Et ?
–– Et Mac Allan est déjà arrêté.
–– Arrêté ! s'écria le marchand, tandis que sa fille, à l'annonce du malheur qui la frappait, se précipitait ou plutôt se laissait aller dans ses bras à moitié expirante.
–– Oui, arrêté, conduit à la prison de Newgate.
Jenny raconta alors, en retranchant les détails qui
lui étaient personnels, comment elle avait essayé de sauver l'Irlandais, comment son moyen qui lui semblait efficace avait au contraire tourné contre lui.
Hunt écouta ce récit avec la plus grande attention.
–– Cette arrestation est de tous points contraire à la loi, dit-il quand Jenny eut cessé de parler. Je vais entrer en campagne, soulever tous nos amis. Console-toi, Mary, ton fiancé sera bientôt libre, au moins sous caution, et il nous sera facile ensuite de confondre ses accusateurs.
La jeune fille, après la secousse du premier moment s'était redressée pleine de résolution et de courage :
–– C'est cela. Allez, mon père ! Il faut que Mac Allan soit libre demain, ce soir même.
–– Merci, monsieur ; merci miss, dit Jenny en se levant pour se retirer. Maintenant ma tâche est remplie, auprès de vous du moins, les amis de mon
compatriote sont avertis. Pendant que vous travaillerez de votre côté, je ne resterai pas inactive. À mon tour, nous le sauverons.
Mary qui, dans sa douleur, avait à peu près complètement oublié la présence de l'Irlandaise, s'aperçut qu'elle ne lui avait encore adressé aucun mot aimable qui pût la consoler.
–– C'est nous au contraire qui devons vous remercier, dit-elle avec énergie, en tendant loyalement la main à sa rivale. Vous avez été pour nous une messagère de malheur, mais notre chagrin serait plus grand encore s'il s'augmentait de l'incertitude que vous venez de dissiper, et si les amis de celui qui nous est enlevé n'avaient su de quel côté diriger leurs recherches. Au nom de mon père et en mon nom, je vous remercie. Quant à notre cher Mac Allan, je vous jure qu'il connaîtra le nom de celle à qui nous aurons dû la possibilité de le sauver.
Tout ce qui pouvait encore demeurer de levain au fond de ce cœur aigri par le malheur et l'injustice, se fondit à ces douces paroles comme un rayon de cire aux chauds rayons du soleil. Avec la mobilité d'impression que nous lui connaissons, elle se sentit touchée jusqu'au fond de l'âme.
–– Oui, dit-elle en portant à ses lèvres la main de Mary qu'elle mouilla de ses larmes, qu'il apprenne par vous que celle qu'il accuse encore en ce moment n'a jamais eu qu'une pensée : le sauver.
Puis, baissant la voix :
–– Un jour aussi, miss Mary, continua-t-elle, plus tard, quand il croira le moment venu, dites aussi cela à mon fils.
Et, sentant qu'elle n'était plus maîtresse de modérer ses sentiments, la malheureuse, transformée, tout à
la fois sauvée, s'élança vers la porte et disparut, laissant miss Mary et son père en proie à la plus vive émotion.
Hunt se mit aussitôt en campagne. Malgré l'heure avancée, il savait où trouver sir Burdett ; ce fut vers lui d'abord qu'il se dirigea.
Le noble lord, très ému par la nouvelle de l'arrestation de Mac Allan, courut aussitôt chez lord Castelreagh.
Il sortait quelques minutes après du cabinet du ministre :
–– Toutes les démarches seront superflues, dit-il, en secouant tristement la tête. L'arrestation de notre jeune ami, légale ou non, est maintenue. Les ministres, couverts par le Régent, sont disposés à tout braver et à se servir de cette accusation comme d'une accusation capitale.
XXXVI
ÉMOTIONS POPULAIRES.
Les événements, dont le récit est contenu dans les derniers chapitres de ce récit historique, avaient, comme on peut le penser, produit à Londres une agitation extraordinaire et soulevé dans les esprits les plus vives inquiétudes.
En se réveillant le matin de ce jour où sir Francis Burdett et son coréligionnaire politique Hunt devaient porter au palais la pétition relative à la misère du peuple, la grande capitale apprit avec stupéfaction la nouvelle de l'arrestation de Mac Allan.
Chacun le connaissait pour l'ami particulier des deux personnages, de ceux qui devaient être les héros mémorables de cette journée, et les plus optimistes purent prévoir d'avance quel serait le sort de la pétition : les porteurs ne seraient pas même reçus.
L'illégalité flagrante et audacieuse de cette arrestation souleva d'ailleurs l'indignation générale.
Nul peuple au monde ne saurait lutter avec l'Anglais, au sujet des garanties que présente la liberté individuelle, lesquelles sont contenues dans l'acte de l'habeas corpus, et nul aussi ne se montre plus fier et plus jaloux de ce privilège qui forme le plus bel apanage de son droit de citoyen.
Aussi, même après l'émeute de l'avant-veille, dont l'opinion publique, très aidée par certaines gens qui doivent y trouver leur intérêt, s'était cependant grossi l'importance ; même après l'attaque dont, la veille, la voiture du Régent avait été l'objet, après les injures qu'on avait lancées au Prince, les projectiles, les coups de pistolet divers qui auraient pu l'atteindre ; même au milieu de la préoccupation générale qui s'attachait à la pétition, l'arrestation illégale de Mac Allan fut bientôt l'objet de tous les commentaires.
Le côté vraiment remarquable, c'est que les gens les plus satisfaits de cette arrestation se montraient aussi les plus indignés.
On vit, dès l'aube, Gastle, les Watson, Preston, John Dyale, Thistlewood et même la vieille Jane Reapert, parcourir la ville d'un bout à l'autre, annonçant l'excès de pouvoir que venait de se permettre le ministère. Chacun d'eux pleurait sur le sort et l'injustice dont l'Irlandais était la victime, excitant ainsi la foule, qui se groupait autour d'eux, et donnant des éléments nouveaux à l'agitation populaire.
Cette fois, d'ailleurs, l'émotion s'élevait à des hauteurs inaccessibles et fort au-dessus des classes tumultueuses, irritées par la misère, sur lesquelles s'exerçait d'ordinaire l'action du Comité de salut public.
L'amitié dont sir Burdett et M. Hunt honoraient Mac Allan disait assez, d'un côté, combien l'accusation qui pesait sur lui était injuste, et, de l'autre, combien chacun se sentait atteint par la mesure illégale dont il venait d'être frappé.
–– Il n'y à plus de sécurité, se disaient les uns aux autres les boutiquiers, les négociants, les gens d'affaires, tous ceux qui s'appellent en France les bourgeois, si les ministres se permettent ainsi de disposer à leur guise de la liberté des citoyens.
–– Ne dirait -on pas, faisaient remarquer quelques personnes plus clairvoyantes que les autres, que le gouvernement prend à tâche d'exciter le mécontentement du peuple et de le pousser à commettre quelque monstruosité ?
Cette nouvelle fut donc accueillie par un blâme général qui se répandit dans Londres avec la rapidité la plus extraordinaire, et l'agitation des rues domina celle des journées précédentes.
Castle n'eut aucune peine à réaliser le projet, dont il avait parlé, de faire escorter, par cent mille de ses signataires, les porteurs de la fameuse pétition au Prince-Régent. Chacun tint à honneur de saisir cette occasion de manifester ses sentiments au sujet de l'arrestation d'un citoyen justement considéré comme victime d'une violation de la loi. Les affaires furent laissées de côté pour la journée, et une foule immense se dirigea vers la maison du célèbre marchand de cirage, puis vers l'hôtel de sir Burdett.
Hunt, – le bruit s'en répandit bientôt, – devait
sortir de sa demeure quelques minutes avant midi, se rendre chez le lord, puis, en sa compagnie, et dans sa voiture de gala, se diriger au palais de White-Hall.
Aussitôt le quartier Saint-Paul et celui du Strand furent envahis par une foule impatiente autant qu'irritée, dont l'exaltation, chauffée à blanc par les meneurs de Castle, par ceux du comité aussi, atteignit bientôt des limites extrêmes.
–– Si on arrête ainsi les amis du peuple, répétait-on dans la foule des ouvriers, qui défendra ses droits, qui prendra souci de sa misère, qui s'occupera de le soulager dans ses souffrances ?
–– Et vous verrez que le Prince-Régent ne recevra ni sir Burdett, ni M. Hunt, faisaient observer de loin en loin quelques voix d'enthousiastes ou d'aigrefins.
–– Alors, concluait quelque agent déguisé, il faudra bien que le peuple se fasse justice lui-même, puisqu'on refuse de la lui rendre.
–– Oui ! oui ! répétait la foule, justice ! Il y à trop longtemps que cela dure.
Ainsi s'échauffaient peu à peu les esprits, pendant que les groupes composés d'hommes moins impatients et plus éclairés discutaient avec autant d'acharnement les actes du pouvoir.
–– Il est certain, disait un gros manufacturier, que le gouvernement n'agirait point autrement s'il voulait effacer de la charte anglaise tous les privilèges et tous les droits en faveur des citoyens.
–– C'est un gouvernement de despotes ou d'insensés, appuyait un très riche fabricant ; jeter de tels ferments d'excitation dans une population aussi malheureuse, aussi accablée, c'est vouloir la pousser à toutes les extrémités.
–– Dieu me damne ! disait un Anglais renforcé, usant pour la circonstance du juron national par excellence, c'est la Sainte-Alliance qui règne et gouverne en Angleterre.
–– Ils veulent nous ramener à la féodalité.
–– Ils songent à nous reprendre toutes les conquêtes libérales de nos révolutions.
–– Ils se sont mis en tête de tuer l'esprit moderne.
–– Nous retournons au moyen-âge et aux barons normands.
L'heure s'avançait au milieu de ces discussions, de cette animation croissante, et l'opinion publique affirmait de plus en plus que le Prince-Régent ne consentirait point à recevoir les porteurs de la pétition.
S'emparant de cette probabilité, que chacun regardait déjà comme une certitude, des orateurs improvisés grimpaient sur les bornes, escaladaient le sommet d'une voiture, se formaient une tribune d'un appui de fenêtre, de la moindre aspérité d'un mur, et de là haranguaient les passants, les excitant à faire respecter la volonté des citoyens, à protester contre les prétentions du pouvoir et contre sa tendance à se croire et à se maintenir au-dessus de la loi.
Au reste, pas une arme, apparente du moins. Le peuple anglais possède à un si haut degré le sentiment de la légalité, il professe une telle confiance dans la force de l'opinion publique, que même au milieu de ses plus grandes colères il songe d'abord à conserver la première, puis à s'appuyer exclusivement sur l'autre.
Pendant que la foule grossissait ainsi dans les rues, l'inquiétude gagnait les esprits au palais du Prince-Régent.
Autour de lui, dans son cabinet de travail, le
ministère se tenait au grand complet, discutant avec plus de passion que d'esprit politique la réception ou la non-réception des envoyés du peuple par le prince.
Encore sous le coup de la colère excitée par les insultes, les outrages et les menaces dont, la veille, il avait été l'objet, en se rendant au Parlement, le prince avait déclaré tout d'abord qu'il ne voulait point recevoir la visite de sir Burdett et de M. Hunt ; quant aux ministres qui n'attendaient, pour se prononcer qu'un mot ou un geste de lord Castelreagh, leur chef, ils avaient été démontés lorsqu'ils virent celui-ci insister dans le sens contraire.
Lord Castelreagh, en effet, bien certain que le prince, dont il connaissait le singulier caractère, ne pouvait être maintenu dans sa première décision qu'à la condition de lui opposer la mesure contraire, voulut se donner le bénéfice d'une attitude libérale et favorable à la cause populaire.
A chaque instant, des émissaires venus du dehors apportaient des nouvelles contradictoires sur l'attitude de la population, sans négliger, quoique la chose fût à peu près inutile, d'exagérer les faits et de les grossir outre mesure.
–– Votre Altesse Royale le voit, dit lord Castelreagh au prince, après avoir donné lecture d'un rapport qu'un officier venait de transmettre, et d'après lequel la lie de la populace, armée et menaçante, s'avançait vers le palais pour l'envahir, le danger devient à chaque instant plus grave, il faut laisser pénétrer sir Burdett.
–– Je vous en prie, milord, interrompit le régent, abandonnez cette question. Je ne recevrai jamais les émissaires de gens révoltés et pillards.
Puis, se tournant vers Wellington :
–– Duc, demanda-t-il, toutes vos précautions sont elles prises ?
–– Depuis longtemps, monseigneur, et je me charge de tout.
–– À la bonne heure ! voilà qui vaut mieux que de discuter.
–– Mais, monseigneur, essaya d'insister lord Castelreagh.
–– Milords, dit le Régent croyant ainsi remporter une grande victoire sur son ministre, le conseil est terminé.
Les membres du cabinet se levèrent.
–– Vous restez avec moi, n'est -ce pas, duc ? demanda le Régent à Wellington en lui tendant la main.
–– Certes ! fit le vainqueur de Waterloo.
–– Nous restons aussi, reprit Castelreagh, à moins que Votre Altesse ne nous chasse. La place de ses ministres n'est-elle pas auprès d'elle en ce moment comme toujours ?
–– Bien ! fit le Régent touché en s'avançant vers les hauts dignitaires, restez, milords. Si le Régent repousse vos conseils, il aspire à conserver votre amitié.
Et comme pour résumer sa pensée, il termina :
–– Nous pouvons maintenant attendre cette populace.
XXXVII
LA DÉPUTATION.
La populace, selon le terme dont s'était servi le Régent, ne vint pas ; mais les envoyés du peuple arrivèrent à l'heure dite.
Selon les conventions arrêtées, quittant son domicile un peu avant midi, Hunt avait effectué, au milieu d'une foule compacte, le long trajet qui le séparait de sir Francis Burdett.
En l'apercevant monter dans une voiture de place, en surprenant sur ses traits la trace de la tristesse et des préoccupations douloureuses que lui causait sans doute la récente arrestation de son jeune ami, les goupes qui l'attendaient à sa porte poussèrent une clameur gigantesque.
–– Hurrah pour le défenseur du peuple !
Hunt debout, la tête découverte, dominant la foule de toute la hauteur de sa taille, salua de la main ceux qui l'acclamaient, puis s'assit et donna l'ordre au cocher d'avancer.
–– Non ! non ! crièrent quelques voix, dételez les chevaux, nous traînerons la voiture.
Vainement le grand orateur voulut s'opposer à cette manifestation de l'enthousiasme populaire. En un tour de main la foule coupa les traits, entraîna les chevaux et, moitié tirant, moitié poussant, fit avancer le véhicule.
Jusque chez sir Francis Burdett ce fut une ovation sincère, un triomphe loyalement décerné par le peuple, celui dont Hunt avait pris les intérêts en main, qui souffrait de la faim et n'avait d'autre ambition que d'obtenir par le travail la fin de ses souffrances.
L'émotion devenait immense autant que générale. Les femmes adressaient leurs baisers au triomphateur, lui présentaient de loin leurs enfants. Les hommes, avec des larmes dans les yeux, le saluaient, l'acclamaient et tendaient vers lui leurs mains, qu'il ne pouvait toutes saisir.
Hunt, renversé sur les coussins, quoique accablé
par une indicible émotion, se soulevait de temps en temps, et remerciait la foule des sympathiques démonstrations dont il était l'objet.
–– Hurrah pour monsieur Hunt, pour le père du peuple ! criait -on d'aussi loin que pouvait porter la parole.
–– Non, répondait Hunt d'une voix forte, mais émue, non, mes amis, hurrah pour le peuple !
Arrivé devant l'hôtel du riche anglais, le marchand voulut mettre pied à terre, mais enlevé par une douzaine de bras, il fut emporté jusque dans la cour de l'hôtel, déjà remplie de spectateurs.
–– Place ! Place au grand orateur ! Place à monsieur Hunt, répétaient les porteurs en bousculant un peu la foule.
Celle-ci néanmoins s'écarta, laissant le passage libre jusqu'au carrosse de sir Burdett, stationnant au bas du perron qui, par un double escalier, conduisait aux appartements.
Le membre des communes, tenant à la main un exemplaire de la pétition, et suivi de plusieurs domestiques porteurs des volumineux cahiers sur lesquels avaient été recueillies les signatures, se présenta bientôt lui-même aux yeux de ses admirateurs.
Un nouvel et immense hurrah ! accueillit son apparition.
Ayant à son tour salué de tous les côtés, le lord s'approcha du populaire orateur et s'empressa d'échanger avec lui une cordiale poignée de main.
–– Hurrah ! pour M. Hunt ! Hurrah pour sir Burdett ! crièrent de nouveau tous les assistants.
Les deux membres du parlement se trouvaient en ce moment sur le perron qui dominait la cour. Hunt dans un regard circulaire jeté à la hâte sur les groupes
qui, marée humaine, se déplaçaient sans cesse, aperçut au premier rang, renchérissant encore sur l'admiration générale, William Castle, entouré de quelques hommes à figures suspectes.
Un froncement de sourcil se dessina sur la physionomie du commerçant :
–– L'espion ne doit être ici que pour quelque nouvelle infâmie, pensa-t-il.
–– Partons ! Partons ! criait déjà la foule.
–– Dételez les chevaux ! Hâtons -nous ! firent plusieurs voix qui parurent précisément prendre naissance où se trouvaient Castle et sa bande.
Celle-ci se mit en devoir d'exécuter ce point d'un programme qui parut ténébreux au commerçant du quartier Saint-Paul ; étendant la main, il fit signe qu'il allait parler :
–– Écoutez ! Écoutez ! cria-t-on de tous les côtés.
Tandis que s'établissait le silence, le bonhomme
eut le temps de glisser à l'oreille du lord les paroles suivantes :
–– Vous ne connaissez rien des foules ; laissez -moi donc agir pour tous deux. Je vous expliquerai dans un autre instant le motif de mes craintes. Gardez -vous, en attendant de cet homme qui porte en ce moment la main sur votre cheval de droite, et de ceux qui l'entourent.
Et du regard, il indiquait William Castle à l'attention de sir Francis ; le lord devint attentif à la scène qui se préparait.
Hunt alors adressa la parole à ses auditeurs.
Il remercia d'abord ceux qui venaient de participer à son triomphe, mais il leur rappela que la mission qu'ils avaient à remplir étant des plus graves il convenait de la traiter avec une dignité recueillie. En
conséquence, il suppliait ses auditeurs de se montrer réservés, naturels et sérieux, de ne pas fournir aux adversaires de la pétition des prétextes pour la compromettre, pour l'empêcher surtout d'arriver aux mains de celui à qui elle était adressée.
–– Les hommes, dit-il dans son langage imagé, ne sont pas créés pour se traîner les uns les autres. Il y à certes un grand honneur pour qui se trouve l'objet d'un tel renversement des rôles ; mais il s'y mêle une pensée pénible : la dégradation de ceux qui le traînent à leur suite. Laissez les chevaux à cette voiture, ils sont à leur place, comme vous serez à la vôtre en attendant avec calme, avec dignité la réponse que nous allons vous rapporter tout à l'heure.
–– C'est vrai ! Écoutez ! crièrent quelques voix.
–– Non ! non ! Qu'on détèle les chevaux, répondirent les autres.
Et Castle, aidé de ses voisins, essayèrent de repousser leurs adversaires et de détacher les traits.
–– Hurrah pour Hunt ! Hurrah pour Burdett ! criaient-ils en se livrant à cette besogne.
Hunt étendit la main et le silence se rétablit de nouveau :
–– Il ne peut y avoir que des ennemis de la cause du peuple, dit-il sur le ton de l'autorité et du reproche, que des gens intéressés à compromettre le succès de notre démarche, pour vouloir persévérer dans le ridicule et dangereux dessein dont je viens de parler. Si ces tentatives continuent, je dénoncerai à l'indignation du peuple ceux qui, dans un but facile à deviner, essaient de le faire manquer à la dignité qui lui convient et qu'il prétend conserver.
–– Oui, oui ! cria la foule d'une voix unanime, laissez les chevaux.
William Castle comprit que le projet, qu'il méditait sans doute, avait complètement avorté. Déjà ses voisins, qui n'étaient pas dans ses secrets, commençaient à le regarder, ainsi que ses hommes, d'un œil soupçonneux. Il se préparaient d'ailleurs à le repousser brutalement et même à s'assurer de sa personne.
Avec son audace et sa présence d'esprit accoutumées, l'espion cria plus fort que les autres :
–– Oui, oui ! laissez les chevaux.
D'un signe imperceptible, il rallia ses hommes, puis, se glissant avec eux dans la foule, il disparut.
Sir Burdett et Hunt prirent possession du carrosse. Ils traversèrent la foule désormais silencieuse et digne, puis gagnèrent ainsi les abords du palais où nous avons laissé précédemment le Prince-Régent.
Mais le duc de Wellington l'avait dit, ses précautions étaient prises. Trois régiments de dragons, massés à quelques pas en défendaient l'approche à tout venant.
Autour de ces régiments, la foule se pressait énorme, mais complètement calme et pacifique malgré son irritation visible. Pourquoi ces soldats en effet ? Pourquoi ce déploiement de forces en présence d'une manifestation paisible qui cherchait à se produire sous l'égide même du code anglais ?
La voiture qui portait les ambassadeurs du peuple s'avança lentement vers les dragons. Une sentinelle en vedette intima au cocher l'ordre de s'arrêter. Sir Francis mit la tête à la portière et demanda qu'un officier supérieur voulût bien se détacher pour venir entendre ses doléances.
Sur un signe de la sentinelle, le colonel général du régiment lui-même, personnage très connu de sir Burdett, s'approcha de la voiture :
–– Nous nous rendons chez Son Altesse Royale pour lui remettre une pétition qui lui est adressée, dit sir Francis. Ne nous est-il pas permis de passer ?
–– Non, milord, répondit l'officier avec une courtoisie parfaite, mais avec non moins de fermeté.
–– La consigne est donc générale ?
–– S'il faut vous avouer la vérité, reprit le colonel général, je crois plutôt qu'elle vous est spéciale et que c'est vous seuls que nous avons mission d'arrêter au passage. J'ai l'ordre encore de ne demander à lord Wellington, qui vient d'être nommé gouverneur du palais, aucune exception, sous quelque prétexte que ce soit.
Le marchand de cirage et le grand seigneur s'interrogèrent du regard :
–– Oh ! messieurs, acheva l'officier, n'hésitez pas ! Le seul parti qui soit à prendre, et le plus sage, à mon avis, c'est de retourner chez vous.
Et les saluant, il alla reprendre son rang.
Le conseil de l'officier était en effet le meilleur à suivre ; sir Francis donna l'ordre au cocher de tourner bride et de revenir à l'hôtel.
La foule avait suivi l'entretien de ses délégués avec le colonel général ; elle distingua le mouvement et comprit ce qui venait de se passer.
Un cri de colère à la fois et d'improbation monta de la terre au ciel dans une immense confusion.
XXXVIII
LES CHEVALIERS DU CHAOS.
A partir de ce jour la tranquillité publique resta profondément troublée, et chacun comprit à Londres que la crise, jusqu'ici facile à conjurer, ne pouvait plus aboutir à une solution pacifique.
Les hommes sages, ceux qui réfléchissaient et qu'inquiétait avant tout l'intérêt du pays, à quelque nuance de l'opinion qu'ils appartinssent, regardaient avec angoisse les deux partis ( gouvernement et peuple ) travailler avec une égale ardeur, avec un désir aussi facile à constater d'un côté que de l'autre, à amener un dénouement brusque et dont les conséquences pouvaient être des plus redoutables.
Après avoir constaté le refus opposé par le Prince-Régent aux porteurs de la pétition, après avoir été témoin de l'injure que le gouvernement infligeait à la majorité de la population malheureuse de Londres, dans la personne de ses délégués, la foule se retira, gronda t'et menaçant, se donnant rendez -vous au grand meeting, dont la tenue était indiquée pour le 1 5-novembre, trois jours plus tard, à Greystoke place.
Hunt et sir Burdett furent reconduits jusqu'au seuil de leur demeure, au milieu d'un immense concours de populaire, laissant échapper parfois des cris de colère et de vengeance.
La foule ne se sépara qu'à grand peine. Sombre, résolue, menaçante, elle regagna les tristes quartiers
qui servaient d'asile à sa misère, toute disposée à se préparer à une inévitable, et par cela même à une terrible revanche.
Castle et les membres du comité s'étaient, comme d'habitude, donné rendez -vous à la taverne du Mûrier.
Ils y arrivèrent par petits groupes espacés les uns des autres à longue distance, et passèrent, à mesure, dans la salle écartée qui leur servait de lieu de réunion.
Lorsque les membres du comité et leurs compagnons fidèles, qu'on admettait aux délibérations, se trouvèrent à peu près au complet, la séance fut ouverte sous la présidence de Castle.
Celui-ci entama la discussion par un récit succinct et véhément de ce qui venait de se passer. Il ne manqua pas de faire ressortir la gravité de l'injure faite au peuple dans la personne des représentants qu'il s'était choisis ; il déclara que l'attitude extra légale et provocatrice prise par le gouvernement autorisait toutes les entreprises auxquelles la misère pouvait pousser les ouvriers sans travail et sans pain ; il émit enfin l'opinion que le moment d'agir était arrivé.
–– Oui, reprit un des Watson, rassemblons, – le nombre en est immense, – tous ceux qui chôment, et que nous pourrons réunir. Leur situation navrante, semblable à la nôtre, en fera les instruments dociles de notre vengeance, de nos justes revendications. Il faut en finir avec l'orgueil, la sottise et la morgue de nos gouvernants, arracher la terre et ses richesses à ceux qui les détiennent sans droit comme sans pitié.
–– Et proclamer la loi agraire, acheva Thistlewood.
Le général était l'homme des grands mots redondants
redondants pleins, sonores, qui frappent les masses parce que souvent elles ne les comprennent pas, ce qui d'ailleurs redouble leur enthousiasme et ravive leur admiration.
–– La loi agraire ? demandèrent, en hésitant, quelques-uns des assistants.
–– Oui, reprit l'Américain-anglais.
Et il expliqua tout au long ce qu'il entendait par cette loi : un partage égal de la terre en autant de lots que de citoyens de la libre Angleterre, accompagné de l'abolition absolue des dettes, de la démonétisation de l'argent et de l'or, la disparition de tous les établissements de banque, de crédit et autres ; enfin le retour pur et simple à l'état heureux et primitif dans lequel avait, à son dire, jadis vécu la race humaine.
Thistlewood était assez beau parleur, il obtint un véritable succès. Il fut convenu que le comité devait s'employer de toutes ses forces à ramener cet état social, auquel seul pouvait conduire une extrême civilisation.
Castle ne manqua pas de déclarer que, pour se régénérer, la vieille Angleterre avait besoin d'une transformation aussi radicale.
La discussion, conduite par l'espion de police et par l'espion de l'étranger, ne traîna pas en longueur. Tous les désespérés, tous les malheureux qui les écoutaient, décidèrent que par tous les moyens il fallait obtenir les réformes sociales dont Thistlewood venait de poser les bases. On entra ensuite dans la discussion des moyens pour obtenir le résultat indiqué.
–– Il faut d'abord renverser le gouvernement, opina quelqu'un.
Cette proposition, dans l'état d'irritation où se trouvaient
trouvaient esprits, ne souleva pas la plus légère objection. C'est à peine si une voix timide et prudente voulut bien émettre cette question de doute :
–– Et si nous ne réussissons pas ?
–– C'est bien simple, répondit Thistlewood, qui, pour des raisons que nous connaissons, ne craignait pas de s'exprimer ainsi, nous mettons le feu aux quatre coins de Londres, au besoin nous le faisons sauter ; nos amis nous imitent dans toutes les villes du Royaume-Uni, et nous supprimons ainsi, tout en effrayant à jamais les propriétés, ces propriétaires urbains, cause première de toutes nos souffrances.
–– En un mot, conclut Castle, nous créons le chaos autour de nous, puis de la fermentation qui le suit nous laissons sortir un monde nouveau, un état social en rapport avec nos souffrances actuelles et les tendances de l'esprit moderne.
–– L'association est conclue, dit Watson l'aîné.
–– Son but est parfaitement défini, ajouta Preston le tailleur.
–– Elle s'appellera : les Chevaliers du chaos, termina le plus jeune des frères Watson.
Des applaudissements unanimes accueillirent cette proposition et confirmèrent le nom donné à la nouvelle association.
L'organisation fut donc réglée séance tenante. Son but était le partage des terres, la communauté des biens, la répartition égale des charges et, en cas d'insuccès, le bouleversement de la société anglaise par le fer et la flamme.
L'association par son côté surtout militant devait se préparer au combat prochain, inévitable, tenace, fougueux, sans merci.
–– Cette résolution, dit l'un des Watson, la seule
que nous puissions prendre, en présence de la mauvaise volonté évidente du pouvoir, est aussi la seule capable d'apporter un soulagement immédiat aux souffrances et à la misère que nous endurons.
–– Nous voyant forts, on comptera peut-être avec nous, fit observer Preston, à qui sa prudence habituelle n'inspirait qu'une très médiocre espérance de voir les faits complètement poussés à bout.
–– Puisqu'il nous faudra combattre, et combattre bientôt, fit observer quelqu'un, occupons -nous d'abord de nous procurer les moyens d'un bon combat. Avons-nous ou aurons -nous des armes ? Les dragons de tantôt, qui défendaient White-Hall ne sont pas gens à se payer de mots.
Watson, le forgeron, décrivit alors une machine de son invention, propre à blesser les chevaux de la cavalerie et à les rendre incapables de charger.
Il montra ensuite un plan de la tour de Londres, la forteresse la plus redoutable de la capitale, d'après lequel l'attaque et la prise de cette bastille anglaise par les conjurés devenait un jeu d'enfant.
Sur la demande d'explications de l'un des assistants, Watson alla plus loin, il montra un dessin représentant l'instrument dont il venait de parler, et qu'il appelait le chat de fer. Tous ceux entre les mains desquels il passa, ouvriers pour la plupart, trouvèrent la découverte merveilleuse et bien propre au résultat qu'on se proposait d'atteindre.
–– Mais cette question des moyens de combat n'est que secondaire, fit Castle qui craignait de voir la discussion se généraliser. L'important c'est l'organisation. Il nous faut d'abord de l'argent.
–– Nous en aurons, répondit imperturbablement Thistlewood.
–– Nous avons déjà celui du comité, appuya Watson l'aîné.
–– Passons à la nomination des chefs, reprit Castle avec une merveilleuse aisance.
Thistlewood était trop général pour n'être pas désigné à l'unanimité comme commandant de toutes les forces actives de l'association.
Après lui venaient : Watson l'aîné, John Dyale, Preston, qui essaya de se récuser en qualité de boiteux, mais qui ne put y parvenir, enfin Watson le jeune, dont les capacités militaires s'effaçaient, paraît-il, devant la valeur de tout et de bien organiser.
Dans la suite de la séance, il fut plus spécialement chargé, de concert avec le général en chef Thistlewood de rechercher les moyens de rendre impossible une attaque de la part des troupes royales.
Il convient d'avouer que le duc de Wellington n'avait pas attendu l'occasion de la pétition pour prendre ses précautions et placer Londres à l'abri d'une tentative sérieuse des futurs insurgés. Des camps baraqués avaient été établis en divers quartiers de Londres, particulièrement à Portland place, et dans les environs de la Banque et de la Tour.
Ces camps étaient occupés par les régiments de dragons que nous avons vus réunis devant le palais du Prince-Régent, mêlés à des soldats de l'infanterie royale, dont le duc se méfiait et qu'il faisait ainsi surveiller de près.
On s'occupa ensuite des armes.
Comme première mise de fonds, Castle sortit de sa poche un fer de pique, qu'il fit circuler dans l'assemblée, et dont il accompagna l'exibition par l'assurance qu'il connaissait un ouvrier capable et se portant fort d'en exécuter trois cents en une quinzaine de jours.
La forme et la force de résistance du fer de pique fit l'objet d'une longue et sérieuse discussion.
–– Nous aurons d'ailleurs, dit le président pour couper court à toutes les observations techniques, les fusils des soldats débauchés par le général Thestlewood et Watson le jeune, plus les fusils et les sabres des dragons que désarçonnera le chat de fer de Watson l'aîné. Ainsi, à la condition de posséder ces trois cents fers de piques, pour le commencement de la bataille, la question des armes me semble résolue.
Avant d'aller plus loin, nous supplions encore une fois le lecteur de croire que nous n'inventons rien et que nous voguons, avec lui, en pleine réalité.
La question des commandements, celle des tentatives de corruption à effectuer sur les soldats royaux, enfin celle des armes, étaient résolues. William Castle l'avait dit, et tous les aveugles ou les misérables qui l'écoutaient plaçaient trop de confiance en lui pour le contredire.
Quelqu'un néanmoins souleva, à propos de l'armée, cette légère objection :
–– Mais si les soldats ne veulent pas se laisser séduire, s'ils restent fidèles à leurs chefs et tournent leurs armes contre nous.
–– C'est bien simple, reprit Thistlewood, comme Watson et moi serons au courant de leurs dispositions, nous les brûlerons avant la bataille.
A ce sujet, l'acte d'accusation que nous avons sous les yeux, et qui servit de base au procès des Chevaliers du Chaos, s'exprime ainsi :
« Quelquefois la perversité de l'homme est si grande qu'elle le pousse à choisir les moyens les moins propres pour arriver à ses fins. Par conséquent
l'absurdité d'un plan ne peut pas être une preuve que ce plan n'ait pas été conçu. »
Il est certain que la pensée de brûler, dans leurs campements, une dizaine de mille hommes, s'ils ne consentaient à faire cause commune avec les conjurés, offrait bien quelques difficultés de réalisation ; mais elle n'en fut pas moins trouvée excellente par les auditeurs de Thistlewood.
La vieille Jane Reapert, qui, comme toujours, avait fini par se glisser dans la réunion, demanda la parole et l'obtint sur ce point spécial.
Elle entretint l'assemblée d'un ouvrier du nom de Coster, qui travaillait dans une usine métallurgique des bords du canal de Paddington, et se porta garant pour lui qu'il accepterait la mission de préparer et de fournir au moment voulu des engins incendiaires d'un maniement facile autant que commode.
Ce fut avec une joie délirante qu'on accepta la proposition de la mégère. On la chargea de voir Coster, de s'entendre avec lui, à cette condition que les combustibles seraient propres non seulement à incendier les baraques des dragons, ainsi que les autres lieux sur lesquels on les lancerait, mais aussi à étouffer leurs habitants aussi rapidement que possible.
Cette seconde convention fut imposée par Castle comme correctif aux souffrances dont on voulait affranchir les condamnés à mort. Le côté humanitaire de la proposition reçut d'ailleurs un excellent accueil de la part des auditeurs.
Ces points de détail une fois arrêtés à la satisfaction de tout le monde, on s'occupa de fixer le jour de la première prise d'armes. Quelques impatients voulaient que ce fût le surlendemain, 1 5 novembre, jour où, le lecteur s'en souvient sans doute, devait avoir lieu
le grand meeting de Greystoke place. Mais on tomba rapidement d'accord sur la brièveté du délai ; en conséquence on remit au meeting du 1 5 novembre le soin d'en fixer un autre pour le 2 décembre, et de décider que ce jour-là éclaterait la grande et décisive insurrection.
Cela ne semblait point difficile à obtenir, car la réunion du 1 5 restait sans objet, depuis que chacun à Londres connaissait maintenant la réponse du Prince à là pétition. Mais il serait entendu d'avance que dans le meeting du 2 décembre, le gouvernement n'ayant rien voulu promettre, les orateurs auraient à s'occuper spécialement de la misère publique et des moyens d'y mettre un terme.
Les affiches annonçant ce meeting laisseraient entendre qu'un comité de salut public avait été formé. On devait même citer, dans sa composition, diverses personnes qui certainement ne savaient rien de cette affaire : sir Burdett, lord Cochram, le major Cartwight, Francis Hunt, O'Connor, Jauffryes, Mac Allan, etc.
Dans le but d'attirer la foule, on emploierait les moyens en apparence inoffensifs. Tout devait s'y passer dans le plus grand recueillement, pour la cause de la liberté.
Des affiches spéciales, des circulaires distribuées à domicile, y convoquaient les malheureux, les ouvriers sans travail, les commerçants ruinés, les artistes sans ressources, afin de s'entendre sur les mesures à prendre pour sortir d'une situation désespérée, mais rien que parles procédés légaux.
Malheureusement, malgré la popularité relative dont croyait jouir chacun des conjurés, aucun d'eux n'eut l'aplomb de se donner comme assez influent pour faire réussir une entreprise aussi considérable, rien qu'en
l'appuyant de son nom. Aussi, sur le conseil de Castle, on résolut de se servir de Hunt, de l'engager, soit ouvertement, soit à son insu, dans le complot, et de faire servir son nom à la réussite générale.
–– On ne fera pas connaître à ce gentleman le véritable but que nous poursuivons, dit Castle. Nous lui parlerons seulement de la misère du travailleur comme étant le sujet à traiter dans la réunion, et il se prêtera sans le savoir à nos desseins. Pour arriver à ce résultat, il suffit d'inviter Hunt à un banquet que nous donnerons ici même, à la taverne du Mûrier, à l'issue du meeting du 1 5 novembre. Nous le déciderons d'assister à la réunion suivante, et par là il sera compromis définitivement.
Il fut décidé encore que dans l'intervalle qui séparait les deux réunions, outre les préparatifs matériels, ou les manœuvres à exercer à l'encontre des troupes royales, on redoublerait d'activité pour enflammer, par tous les moyens, les esprits de la multitude.
Quant au plan de campagne proprement dit, aux dispositions à prendre en vue de la bataille, si la bataille devenait inévitable, les chefs s'en occuperaient au dernier moment et selon que les circonstances l'exigeraient :
–– Il faut tout employer, conclut hypocritement le président de cette étrange et monstrueuse réunion, pour éviter, s'il se peut, le combat ; pour obtenir aussi, si nous sommes contraints d'en arriver là, une victoire assurée qui nous permettra sans plus de malheurs de faire à l'Angleterre l'application de nos principes ; mais si nous ne réussissons pas...
–– Alors la ruine universelle !
–– Alors l'incendie, le pillage et la mort !
–– Alors le chaos !
Ces diverses exclamations partirent à la fois de tous les côtés de l'obscure salle, et la séance fut levée sur cette horrible décision prise par les conjurés.
William Castle reprit en grande hâte le chemin de sa demeure dès qu'il sentit en lui l'apaisement de la conscience et la satisfaction du devoir accompli.
Depuis la veille, depuis l'instant où, sous l'épouvante de ses révélations au sujet de Mac Allan, Jenny s'était échappée de son domicile pour essayer de le sauver, l'espion n'avait pas osé y reparaître.
C'est que cette indomptable nature avait trouvé dans l'Irlandaise une femme dont la volonté puissante parvenait à la dompter par moment, à la plier à ses volontés, à la forcer de s'incliner devant la plus futile de ses fantaisies.
Castle, à la façon de la plupart des hommes dont une immense perversité morale forme le fond du caractère, était avant tout une créature fougueuse, autant que ses désirs bestiaux n'avaient point été assouvis.
La merveilleuse beauté de Jenny lui avait inspiré, comme à beaucoup de ses devanciers, un amour sans bornes, terrible, insensé, pour la satisfaction duquel il eût donné mille fois sa vie. Ses relations policières l'avaient placé dans des conditions à pouvoir pénétrer dans l'existence passée de la jeune femme ; il savait ainsi que, légère et débauchée en apparence, elle avait vécu pure, indifférente à toutes les séductions, depuis le drame épouvantable dans lequel avait péri sir Patrice Wellinster.
Ce parti pris, si bien observé par elle, avait donné à cet amoureux banal la mesure de l'amour qu'elle conservait au fond de son cœur pour Mac Allan ; alors la plus horrible des jalousies, celle qui ne peut, en
aucune circonstance, trouver à se satisfaire, s'empara de son âme : le respect d'un rival dont la mort, surtout amenée par son fait, eût éloigné Jenny de sa personne comme d'un charnier pestilentiel.
D'ailleurs, il n'avait jamais rien obtenu de la jeune femme, pas même une promesse, pas même un encouragement. Quand celle-ci, dénuée de ressources, n'avait plus qu'à disputer son existence à la mort, devinant toute la passion qu'elle inspirait à Castle, avec ce mépris de l'opinion publique qu'elle professait ouvertement, poussée aussi par le désir de ne pas perdre de vue son ancien amant, elle s'était retirée chez lui comme chez un frère, chez un ami même, se posant du premier coup en maîtresse absolue du logis et prenant un amer plaisir à partager les pratiques de police occulte auxquelles Castle se livrait.
De la sorte elle se donnait deux jouissances indiscutables : d'un côté l'esprit sans cesse occupé de Mac Allan ; de l'autre l'espérance prochaine que toutes les machinations dont elle était le témoin chaque jour ne se termineraient pas sans quelque épouvantable malheur pour l'Angleterre, qu'elle abhorrait.
En voyant la jolie blonde s'installer chez lui, Castle conçut un moment d'espérance ; mais, au premier symptôme qu'il en manifesta, Jenny se leva, fit un paquet de ses hardes et se dirigea vers la porte :
–– Je pars, dit-elle simplement, vous ne me reverrez plus.
Le misérable craignit de la perdre pour toujours. Il se laissa tomber à ses genoux ; jurant qu'il ne lui parlerait plus de son amour.
Il en reparla cependant, mais sans plus de succès qu'au premier jour, se livrant parfois à des scènes de rage folle et jalouse, qui ne se terminaient que
sur la menace de Jenny de quitter la maison pour n'y plus remettre jamais les pieds.
C'était après une scène de ce genre que Castle avait résolu de perdre définitivement Mac Allan. Nous avons vu ce qui était résulté de cette résolution.
Mais la nuit et la plus grande partie de la journée s'étaient écoulées depuis qu'il venait d'accomplir ses hauts faits, et le drôle n'en était plus à dire comme la veille :
–– Mac Allan perdu, elle cédera peut-être à mon amour !
Il ajoutait maintenant :
–– Que va dire Jenny ? Quelle déception me réserve-t-elle ?
Aussi la grande hâte qu'il avait d'abord éprouvée de regagner son logis parut se calmer peu à peu. Comme un enfant craintif qui redoute, après une faute, les éclats de la colère paternelle, Castle fut plusieurs fois tenté de retourner sur ses pas.
–– Bah ! se dit-il à la fin, il me faudra toujours y rentrer ; que ce soit le plus tôt possible. Qui sait d'ailleurs si je l'y retrouverai ?
Il ouvrit la porte de son logis.
Jenny, pâle, muette, courroucée, l'attendait et le mesura à son entrée d'un indéfinissable regard.
XXXIX
SÉDUCTIONS ET PROMESSES.
Castle s'avança jusque vers le milieu de la pièce sous le regard implacable de sa compagne, dont il devinait la colère sourde et la rage contenue.
Il se trompait cependant en redoutant la tempête que semblait annoncer cet œil enflammé ; car à un moment de réflexion la jeune femme demanda d'une voix très calme :
–– Vous voilà, Castle ? Vous n'êtes pas rentré depuis hier ?
L'espion releva la tête, surpris de la douleur de Jenny et de l'intérêt qu'elle semblait lui témoigner.
–– Oh ! Jenny, répondit-il, vous n'avez sans doute pas été très inquiète de mon absence.
–– Et pourquoi ?
–– Pourquoi ! Mais ce n'est pas la première fois que je m'absente ainsi.
–– Si, sans me prévenir ; vous étiez donc occupé à quelque expédition bien importante ?
Malgré sa résolution de rester calme, l'Irlandaise ne put prononcer ces mots sans y laisser percer une pointe d'ironie et sans qu'il s'y mêlât les signes certains d'un commencement de colère.
Le maître constata parfaitement ces deux nuances, et ne sachant trop où sa compagne en voulait venir, mais certain que s'il acceptait la conversation sur ce ton il tomberait bientôt dans quelque piège qu'elle lui tendait, il résolut de brusquer les événements,
préférant les reproches au danger qu'il sentait peser sur lui.
–– Une expédition bien importante en effet, répondit-il ; mais vous en savez bien quelque chose, Jenny ?
–– Oui, répondit l'interpellée en se levant et en marchant vers le traître.
Puis elle ajouta d'un ton grave :
–– Castle, hier, vous m'avez trompée, vous vous êtes servi de ma personne comme d'un instrument, comme d'un appât pour attirer hors de chez lui l'homme que vous ne pouviez pas, que vous n'auriez pas osé arrêter dans sa maison.
C'est vrai, répondit audacieusement le coupable.
–– Eh bien ! Je viens vous offrir le moyen de racheter cette injure que vous m'avez faite.
La voix de l'Irlandaise restait toujours égale. C'est à peine si un léger tremblement des lèvres trahissait l'émotion qui la débordait.
–– Les moyens de racheter cette injure ! répéta machinalement l'espion.
–– Oui, car vous ne voudriez pas qu'à l'indifférence que je vous ai toujours témoignée succédassent la haine et le mépris. Puis, je suis certaine que vous ne vous êtes pas bien rendu compte de la gravité de l'offense que vous m'infligiez, que vous avez cédé à un mouvement irréfléchi, peut-être passionné ; que l'amour, la jalousie, que sais -je ! vous ont emporté ; mais, maintenant que la réflexion est venue, vous comprendrez que j'ai droit à une réparation de votre part.
Castle n'avait jamais entendu Jenny lui parler de la sorte ; il la regarda avec une stupéfaction profonde,
commençant à ressentir un vague espoir et sentant aussi se réveiller en lui le démon de la passion qu'il nourrissait pour cette femme naguère encore si hautaine, maintenant si douce, et toujours si belle.
–– Voyons, reprit-il, de quelle réparation voulez-vous parler ?
–– Oh ! c'est bien simple. Par suite de ma sotte confiance en vos paroles, un homme est prisonnier ; il faut que par moi, comme conséquence de la prière que je vous adresse, cet homme soit libre demain.
Castle allait se récrier, mais la façon dont Jenny accentua le mot « prière » l'arrêta tout à coup.
Jenny le priait ! Jenny lui demandait une faveur qu'elle croyait dépendre de sa puissance ! Quelle espérance se glissait dans son cœur à cette seule pensée ! malgré qu'il ne put, ni ne voulut rien accorder ; mais il trouvait si flatteur pour lui-même cette sollicitation d'une femme aimée !
–– Eh ! Jenny, dit-il, j'avais ordre d'arrêter Mac Allan, il est arrêté. Vous me demandez maintenant de lui faire obtenir sa liberté ; j'userais volontiers de cette faveur, si j'en possédais les moyens, mais...
–– Vous les possédez, affirma Jenny en fixant un long regard sur Castle.
–– Que me dites -vous là ! N'est -ce pas vous maintenant qui ne réfléchissez pas ? Ne savez -vous de quel crime Mac Allan est accusé ? Ignorez -vous quelles augustes et impitoyales colères il a soulevées ? Et quand même il n'aurait pas contre lui le ressentiment des personnages les plus puissants de l'Angleterre, je suis si peu de chose au monde que je ne peux rien, je vous le répète.
–– Je vous répète à mon tour, affirma de nouveau Jenny, toujours sur le même ton grave et convaincu,
je vous répète que vous pouvez procurer la liberté à Mac Allan.
–– Et comment ! mon Dieu !
–– Comment ! En renouvelant pour lui ce que vous avez accordé à d'autres, entre autres à Thistlewood, en facilitant son évasion de Newgate.
–– Moi ! s'écria Castle. Moi ! faire évader Mac Allan !
La proposition que venait d'émettre Jenny sembla si incroyable, si insensée au policier, qu'il regarda la jeune femme un instant pour s'assurer qu'elle avait bien sa raison ou qu'elle ne se moquait pas de lui.
Mais Jenny semblait sérieuse, et rien n'indiquait dans sa physionomie qu'elle ne fût pas en possession de sa raison.
–– Il faudra bien que ce soit vous, reprit-elle avec son calme imperturbable, car je vous en prie, et nul mieux que vous n'est capable de mener une telle entreprise où elle doit aller.
Castle, dans un subit mouvement de désespoir et d'amour, porta la main à ses cheveux, qu'il saisit à poignées.
––-Oh ! Jenny, s'écria-t-il, vous êtes la plus terrible et la plus implacable des femmes ! Vous êtes née pour mon désespoir éternel !
Jenny haussa légèrement les épaules et s'approcha encore plus près de l'espion :
–– Encore une fois, Castle, reprit-elle, voulez -vous faire ce que je vous demande ?
–– Non !
–– Vous le ferez cependant...
–– Ne l'espérez pas, interrompit Castle.
–– Vous le ferez, vous dis -je, mais après que j'aurai payé par avance, en supplications inutiles et en prières inécoutées, la dette de reconnaissance que
vous pouvez me forcer à contracter tout de suite vis-à-vis de vous.
Castle regarda cette créature si mièvre qui lui tenait cet étrange langage. Jamais il ne l'avait vue si belle qu'en ce moment, jamais elle ne lui était apparue aussi désirable et plus séduisante qu'ainsi penchée vers lui, murmurant à son oreille, de sa voix harmonieuse, des paroles qu'il pouvait presque interpréter pour des promesses.
–– Non ! non ! non ! s'écria-t-il trois fois, comme pour s'exciter lui-même à échapper à cette séduction des sens qui commençait à l'envahir des pieds à la tête.
–– Soit ! fit simplement Jenny en reculant, je tâcherai d'obtenir d'un autre ce que vous refusez avec tant de hardiesse.
–– D'un autre ! murmura l'espion frémissant.
–– Eh, oui ! et je veux que cela soit, pour obtenir la liberté de Mac Allan...
–– Mais vous l'aimez donc, cet homme ! interrompit désespérément l'espion, oui, vous l'aimez encore, vous l'aimez toujours.
–– Qui vous l'a dit ?
Cette formule interrogative fut posée à Castle d'un ton si simple, si calme et à la fois si pleine de vagues promesses, que le misérable crut voir le ciel s'entr'ouvrir. À son tour il se rapprocha de Jenny.
–– Alors, dit-il, si vous ne l'aimez pas...
–– Eh ! je ne vous ai pas dit cela non plus, interrompit la jeune femme avec un demi-sourire qui démentait presque ses paroles ; vous êtes toujours le même, Castle, il est impossible de causer cinq minutes avec vous sans que vous vous élanciez tout de suite dans la sphère des plus brûlantes passions, sur
le dos de quelque chimère. Si vous m'aviez écouté, j'allais vous proposer un marché, car pour rendre à cet homme... que j'ai aimé, sa liberté qu'il a perdue par moi, je donnerais...
–– Que donneriez -vous ?
–– Ah ! je donnerais... ce que vous me demanderiez, Castle.
–– Non ! non ! reprit encore Castle, vous voulez me séduire, m'entraîner à réaliser vos désirs, à rendre la liberté à ce Mac Allan que j'abhorre ; puis vous reprendrez avec moi votre vie de dédain et d'indifférence. Non !
L'espion prononça ces paroles d'un air sombre et désolé. Il inspirait véritablement une pitié relative, mais Jenny s'était juré qu'elle réussirait.
–– Vous le voyez, reprit-elle, n'avais -je pas raison d'affirmer que vous êtes toujours le même, toujours emporté, toujours violent ? Mon marché ne vous convient pas, soit ! je l'offrirai à quelque autre.
–– À qui ? demanda l'espion d'une voix sourde.
–– Oh ! je n'ai pas de préférence... au premier venu, à Thistlewood par exemple, qui tant de fois m'a offert son amour et sa vie.
Vraie ou fausse, cette déclaration alla droit au cœur de l'espion et y enflamma tout ce qu'il contenait de fureur jalouse.
–– Je vaux bien Thistlewood cependant, dit-il.
–– Vous valez mieux, Castle, reprit Jenny, et je préférerais de beaucoup un marché qui me lierait à votre personne plutôt qu'à la sienne.
–– Voyons, Jenny, si vous cessiez de vous jouer de moi, si vous vous engagiez par une promesse ?
–– Une promesse ?
–– Oui, car je sais que celles que vous faites sont sacrées, que vous tenez toujours votre parole.
C'était en effet une des qualités de cette femme inexplicable, et voilà précisément pourquoi jamais elle n'avait rien voulu promettre à Castle.
–– Quelle promesse faudrait-il vous affirmer ? reprit-elle non sans un certain tremblement dans la voix, non sans un cruel et sourd battement de cœur.
–– Celle de ne plus me repousser, par exemple, quand je vous parle de mon amour.
Et Castle, envahi par une émotion d'un autre ordre, mais non moins violente que celle sous laquelle se roidissait Jenny, ajouta plus bas :
–– Celle de m'écouter et... de m'appartenir.
Les yeux de l'Irlandaise se fermèrent comme sous la puissance de quelque lutin malfaisant, une pâleur livide envahit son visage, elle crut un moment qu'elle allait mourir ; mais elle réagit puissamment et reprit :
–– En échange de cette promesse, vous me garantissez la liberté de Mac Allan ?
–– Oui, murmura Castle avec difficulté, car l'excès de joie lui produisait l'effet semblable que la douleur sur Jenny.
–– Eh bien ! reprit celle-ci plaçant sa main dans celle de l'espion, je jure de me donner à vous le jour où vous me montrerez Mac Allan devenu libre, et il faudra que je sois morte pour manquer à ce serment.
L'espion poussa un cri de bête fauve, chancela un instant et se laissa aller, à demi évanoui, sur un fauteuil.
La joie l'écrasait.
XL
LE MEETING DU 15 NOVEMBRE.
Le 1 5 novembre 1 8 1 6, au matin, toute la population se trouvait debout, car il s'agissait d'aller choisir et prendre sa place au grand meeting, annoncé pour midi, à Greystoke place. Mais des affiches apposées pendant la nuit avertissaient les citoyens que le meeting aurait lieu dans les jardins de Westminster, l'emplacement primitif ayant paru trop étroit.
Ce fut donc de ce côté que la foule se dirigea.
Nous avons eu déjà l'occasion de décrire l'aspect pittoresque et original des foules anglaises en ces sortes d'occasion, nous ne voulons point fatiguer le lecteur d'une description nouvelle. Qu'il lui suffise d'apprendre qu'au meeting où nous le convions d'assister l'ensemble des frais soldés par ses organisateurs se réduisait à la location d'une tribune très élevée et d'une demi-douzaine de drapeaux ; cette économie n'empêcha pas cent mille personnes d'y prendre part, et ce chiffre est celui que fournissent les journaux de l'époque.
Cette affluence n'a rien qui puisse étonner, étant donné l'état des esprits à Londres.
Hunt devait rendre compte de sa mission auprès du Prince-Régent, et malgré que personne n'ignorât le résultat, chacun voulait entendre la philippique que le grand et populaire orateur ne manquerait probablement pas de prononcer à cette occasion. On s'attendait aussi à des allusions passionnées, relatives à
l'arrestation illégale de Mac Allan ; mais, pour des raisons dont nous connaissons une partie et dont nous connaîtrons bientôt le reste, l'attente générale de ce côté fut complètement déçue.
Hunt s'abstint absolument de parler de Mac Allan, ou de risquer la moindre allusion au prisonnier. Avec son habitude profonde des choses et du langage de la politique, le peuple comprit ce que cela signifiait : l'orateur avait dû s'abstenir, soit que l'Irlandais ne dût pas tarder à recouvrer sa liberté, soit pour ne pas attirer sur lui de nouvelles persécutions.
La police, avertie par Castle, sachant qu'il ne se produirait rien d'extraordinaire, ne parut qu'en nombre suffisant pour assurer la circulation et cueillir quelques pickpockets çà et là sur le turf.
Avec cette exactitude qui est un des traits saillants du caractère anglais, au moment où midi sonnait, Hunt parut à la tribune ; il y fut accueilli par d'immenses hurrahs et de frénétiques acclamations.
Il passa rapidement sur le fait connu, le refus de la pétition par le Prince-Régent, puis il ajouta qu'il n'en fallait pas moins, si regrettable que fût l'attitude du gouvernement, continuer la lutte légale entreprise en faveur du peuple, pour le soulagement de ses maux.
Hunt, nous l'avons déjà dit, était merveilleusement taillé pour ce rôle d'orateur populaire, parlant en plein air à des foules immenses. Jamais il n'avait été mieux disposé, mieux inspiré qu'en ce jour du 1 5 novembre 1 8 1 6.
Sa voix retentissante arrivait facilement jusqu'aux oreilles des auditeurs les plus éloignés ; sa grande taille, sa belle prestance, sa figure énergique et sympathique, le désignaient à tous les regards.
Aussi son exorde fut-il accueilli par des tonnerres
d'applaudissements et par ces hurrahs, ces grognements de satisfaction, ces interruptions brèves, approbatives, ces recommandations : Écoutez ! dont les Anglais sont si prodigues.
S'exaltant à ce courant sympathique qui se communique des orateurs aimés aux foules qui les écoutent, Hunt traça un magnifique et navrant tableau des souffrances de l'Angleterre. Il parla de la dette énorme qui écrasait le pays, incapable de supporter plus longtemps ce fardeau. Il tonna contre la paresse et la corruption de la Chambre des communes, causes uniques de tous les maux. Il maudit les guerres injustes et meurtrières « sorties de l'antre législatif et soutenues aux dépens des propriétaires terriens, des fermiers, des fabricants et des marchands réduits à la misère ».
La péroraison de la harangue magistrale de Hunt mérite d'être citée textuellement ; le lecteur pourra se convaincre de l'admirable talent qui devait si peu produire et s'éteindre sitôt :
–– Quand le peuple, poussé à bout, dit Hunt avec un indicible accent d'amertume, quand le peuple manifeste son mécontentement, on cherche à l'éblouir par l'éclat d'une gloire stérile. Grâce à nous, le peuple est rentré dans Rome ; Ferdinand VII a repris le sceptre de fer qu'il fait peser sur ses sujets ; les puissances européennes se sont unies par une Sainte-Alliance, menaçante seulement pour la liberté des peuples.
–– C'est vrai ! C'est vrai ! s'écria-t-on de tous les côtés.
–– Ces résultats sont magnifiques, je le reconnais, mais que nous ont-ils rapporté, à nous qui les payons de notre dernier écu !
–– Oui ! oui ! appuya la foule, que nous ont-ils rapporté ?
–– Ali ! continua Hunt, tenons -nous sur nos gardes et veillons à la place de ceux qui persistent à se tenir les yeux fermés. Ai -je tort de vous donner ce conseil ? Écoutez -moi.
–– Écoutez ! écoutez !
–– Il y à un siècle, quand nos pères ont placé sur le trône la maison de Hanovre, ils ont passé avec celle-ci un contrat synallagmatique. Une des clauses portait qu'aucun fonctionnaire ne siégerait aux Communes. Comptez combien il y en a aujourd'hui dans cette chambre.
–– Écoutez ! écoutez !
–– Oui, comptez-les. Savez -vous à quelle somme s'élèvent leurs traitements réunis ? Un peu plus de deux cent mille livres sterling, que nous leur payons de nos poches pour qu'ils votent contre nous.
A ces mots, des grognements de colère et de désapprobation se firent entendre, car, il faut que le lecteur le sache, les foules anglaises, si prodigues de hurrahs et de cris d'enthousiasme, ne laissent jamais passer une occasion de manifester leur mécontentement ou leur blâme, soit contre l'orateur, soit contre les faits ou les personnes dont il parle.
C'est dans cette dernière intention qu'éclatèrent les grognements de l'auditoire ; ils s'adressaient tant au gouvernement qui permettait, qui encourageait peut-être un tel cumul, qu'aux membres de la Chambre des communes qui se laissaient ainsi corrompre par le pouvoir.
–– La nation meurt de faim, reprit l'orateur avec une véhémence nouvelle, tandis qu'on prodigue l'or
à des fabricants qui, par eux-mêmes, ne sauraient gagner un traître sou.
Ce trait et la façon dont il fut lancé exaltèrent au plus haut degré l'émotion de l'immense auditoire. Des trépignements d'approbation, des cris de colère, des rires moqueurs, des applaudissements assourdissants, éclatèrent de toutes parts.
Le tumulte apaisé, Hunt continua :
–– Il y à vingt ans, j'ai affiché, moi qui vous parle, sur les murs de Bristol, ma ville natale, une liste de ces pensions, dont le total dépasse celui des contributions de cette ville. Et cela n'a fait que s'accroître ! Voilà où nous en sommes.
–– C'est vrai ! c'est vrai !
–– Je vous le dis encore une fois : une réforme de la Chambre basse sauvera seule le pays, et cette réforme ne peut être amenée que par des manifestations répétées, patentes, énergiques de l'esprit public.
–– Oui ! oui !
–– Il faut inviter de nouveau le gouvernement, l'inviter jusqu'à ce qu'il se rende à nos désirs, à prendre en considération les souffrances du peuple, à recommander au Parlement la réduction de l'armée, à laisser s'éteindre sans les renouveler les sinécures et les pensions non motivées, à rétablir enfin la représentation nationale dans ses droits primordiaux, en tenant compte des aspirations nouvelles de tous les peuples vers la réalisation de l'égalité démocratique.
Des battements de mains frénétiques soulignèrent les derniers mots de l'orateur. D'autres tribuns lui succédèrent, et leur tâche fut d'exalter davantage les passions que l'organe si vibrant de Hunt avait mises en mouvement.
Sir Burdett prit le dernier la parole. Avec son
habitude des débats parlementaires, il s'attacha surtout à bien poser la question et à faire prendre par l'immense assemblée une résolution digne d'elle. Il lut une pétition nouvelle, rédigée d'après les principes et sur les bases que Hunt venait d'exposer, et s'offrit encore pour tenter une nouvelle démarche auprès du Régent, de concert avec le populaire orateur.
L'assemblée adopta par acclamation la proposition de sir Francis Burdett et décida que la pétition devait être signée, puis transmise dans l'espace de douze jours.
Ce point définitivement établi, il devint facile aux membres du comité de salut public de faire décider, conformément au plan qu'ils avaient arrêté, qu'un nouveau meeting aurait lieu, le 2 décembre, à Spa-Field, dans le but de faire connaître aux signataires la réponse du Régent à cette seconde pétition.
Puis la foule se dispersa.
Disons tout de suite, et pour n'y plus revenir, ce qu'il advint de cette seconde pétition.
Le Prince-Régent consentit à la recevoir des seules mains de Hunt, tant son éloignement pour sir Burdett ressemblait à de la haine. Il remit cette pièce à l'un de ses ministres, lord Sidmouth, en présence de celui qui l'avait apportée.
Le ministre fit la promesse de s'en occuper activement et de rendre justice aussitôt que possible aux réclamations du peuple, du moins à celles qui lui paraîtraient justes et bien fondées. À deux ou trois reprises, il écrivit en effet à Hunt, pour lui demander quelques éclaircissements, ou plutôt pour lui présenter certaines objections qui pouvaient passer pour des fins de non-recevoir, et Hunt lui répondit de son côté.
Cette correspondance entre l'humble marchand de
cirage et le puissant ministre fut le seul résultat appréciable de cette nouvelle démarche légale.
D'ailleurs, il était trop tard. Avec l'hiver, qui venait d'éclater terrible, inexorable, la misère s'était accrue dans des proportions effrayantes, et, sous l'influence occulte du comité de salut public, des scènes orageuses avaient lieu à chaque instant dans les divers quartiers de la capitale.
Chaque matin, en s'éveillant, les habitants de la ville pouvaient apercevoir les murailles couvertes de placards révolutionnaires ou d'affiches remplies de menaces contre les riches et les grands seigneurs. On n'y épargnait même ni les commerçants, ni les petits marchands, ni les ouvriers ; on y appelait enfin tous les travailleurs à une grève générale.
C'est ainsi que Londres arriva jusqu'à la veille du 2 décembre.
XL I
PLAN DE CAMPAGNE.
Dès le premier décembre au matin, une agitation extraordinaire se manifesta dans les quartiers populaires de Londres. Des groupes de conjurés prenant à peine le soin de cacher les desseins dont ils préméditaient l'exécution pour le lendemain se répandirent à travers la ville, portant d'immenses drapeaux noirs, semblables à celui qu'on avait déployé dans une précédente circonstance, avec la sinistre devise : Du pain ou du fer.
Le gouvernement, très effrayé de la tournure que
prenaient les affaires, imagina, dans le but d'opérer une diversion, de provoquer, par l'intermédiaire et sur l'invitation du lord-maire lui-même, un meeting pour le lendemain, au moment précis où devait se tenir celui des agitateurs.
Mais personne ne se trompa à cette manœuvre de la dernière heure, et la foule, de plus en plus irritée, passait sans s'arrêter devant les affiches signées du lord-maire, pendant qu'elle stationnait en groupes épais devant le placard suivant, émanant du comité de salut public.
« Citoyens ( 1 ).
« L'Angleterre compte que chacun fera son devoir.
« Le 2 décembre, sera tenu, à Spa-Field, un meeting dans le but de recevoir la réponse du Prince-Régent à la pétition rédigée pendant la dernière assemblée.
« D'autres importantes communications auront lieu relativement à l'état actuel du pays.
« Quatre millions d'hommes dans la misère !
« Quatre millions de créatures de Dieu livrées à la faim et au désespoir.
« Un million et demi sur le point de les suivre dans cet abîme !
« Nos frères d'Irlande réduits à l'état de spectres vivants !
« Toute patience a un terme. La nôtre est à bout. La mort serait aujourd'hui pour nous une consolation.
« L'arbitraire, la folie et le crime ont poussé la
( 1 ) Textuel.
chose publique à l'épouvantable crise actuelle. Que faut-il au peuple pour assurer son salut ?
« Union !
« Union et fermeté !
« À la suite du dernier meeting, des hommes, fous de douleur et de misère, sont allés jusqu'à attaquer des propriétés privées. Hélas ! ils étaient presque excusables, quoique n'ayant pas compris le but que nous poursuivons.
« Il ne s'agit pas en effet de dépouiller ceux de nos frères qui souffrent seulement un peu moins que nous, mais qui souffrent pourtant ; mais il faut néanmoins que cette agonie ait un terme.
« Il faut un remède héroïque qui sauve la nation. Ce remède, le 2 décembre, le peuple saura le trouver.
« Au nom du comité :
« JOHN DYALE, président.
« THOMAS PRESTON, secrétaire. »
Cette affiche, quoique signée de noms inconnus, produisit la plus vive sensation. Ceux qui ne savaient rien de la conspiration se demandaient quel était ce comité parlant si haut, en termes sinistrement explicites à la population aux abois. Quant aux autres, à ceux qui connaissaient dès longtemps l'existence du comité, ses tendances et son but, ils comprirent que le moment d'agir était venu, et commencèrent leurs préparatifs pour la lutte suprême.
Les membres actifs, ainsi qu'on le pense bien, se démenaient de toutes leurs forces.
Watson jeune et plusieurs autres, ne se confiant que très médiocrement à l'effet des deux ou trois cents fers de piques exécutés sur les ordres de Castle, s'étaient
répandus dans les rues voisines de la Banque et de la Tour de Londres, les deux principaux objectifs de l'attaque préméditée, examinant les boutiques d'armuriers, prenant des notes sur le nombre de fusils faciles à s'approprier.
Pendant ce temps, des émissaires travaillaient les ouvriers du canal de Paddington, les forgerons de Westminster-Rood, les ouvriers chargeurs des ports et du quartier Saint-Gilles, les misérables du Wapping, la masse enfin de tous les désespérés, de tous les malheureux, de tous les coquins et de tous les vagabonds qui pullulaient sur le pavé de Londres.
Thistlewood et Watson l'aîné essayaient de nouer des intelligences avec les dragons de Portland-Place, ainsi qu'avec les troupes d'infanterie royale casernées aux abords de la Banque et dans l'intérieur de la Tour de Londres. Ils réussirent à débaucher quelques soldats isolés, quelques sous-officiers qui se laissèrent enivrer de gin et de belles promesses, et crurent avoir remporté un grand triomphe.
La vieille Jane Reapert, beaucoup plus ivre que de coutume, procédait à la distribution des engins incendiaires dont elle avait parlé dans une des dernières séances du comité, et que Coster, l'ouvrier désigné par elle, avait consenti, moyennant finances, à fabriquer en certaine quantité. Conformément au programme, ces engins devaient produire beaucoup plus de fumée que de feu, agir par l'étouffement plutôt que par l'incendie. Ils n'en étaient pas moins redoutables, et, sans compter les incendies considérables qu'ils occasionnèrent, on en trouva longtemps encore après l'insurrection dans les caves des riches quartiers de Londres.
Jane Reapert ne se contentait pas d'être le chef des
incendiaires, le général en jupons d'une armée de mégères et de coquines déterminées, elle avait organisé un corps spécial, dont il fut beaucoup parlé au procès, et qui consistait en une avant-garde destinée à émouvoir les troupes, puis à les empêcher de se servir de leurs armes contre les rebelles abrités ainsi derrière une armée de jupons.
Dans ce but, elle avait réuni un certain nombre de femmes ou de jeunes filles qui durent se parer de rubans tricolores. Elles furent placées, le lendemain, à la tête des différentes divisions des insurgés, et comme elle avaient parmi les soldats : des pères, des frères, des maris, surtout des amants, ceux-ci hésitèrent en effet avant de se servir de leurs armes.
Castle, disposant de la caisse de l'association, s'était procuré, en attendant le pillage des magasins d'armuriers, un certain nombre de pistolets, de poignards et d'épées. Ces armes, que Castle avait eu le soin de montrer, ne se retrouvèrent plus le lendemain au moment décisif, et ce ne fut que plus tard, pendant le procès qui suivit l'insurrection, qu'on parvint à découvrir le lieu où elles avaient été cachées.
Le premier décembre au soir, et leurs diverses missions remplies, tous les membres du comité de salut public se retrouvèrent à souper dans la salle retirée de la taverne du Mûrier.
Chacun rendit compte des efforts qu'il avait tentés dans l'intérêt général, des résultats qu'il avait obtenus, et Thistlewood, général en chef, distribua les rôles, en arrêtant le plan de campagne.
Le voici, tel qu'il ressort d'une pièce trouvée sur Watson l'aîné, au moment de son arrestation :
D'abord, on agirait en l'absence de Hunt, à qui rendez -vous avait été donné pour une heure à Spa-Field,
afin d'y rendre compte de sa mission et d'y haranguer la foule. Dès midi, sans attendre l'arrivée du grand orateur, les conjurés tâteraient l'esprit public et essayeraient d'entraîner les masses accourues au meeting par des discours prononcés du haut de plusieurs voitures remplies d'armes et de munitions, prêts aussi à en effectuer la distribution à leurs auditeurs.
Dans la pensée des conjurés, cette tentative devait réussir, et elle réussit, du moins en partie. Mais Thistlewood déclara qu'il fallait bâtir sur un terrain plus solide que celui des probabilités, puis il procéda à la répartition des forces connues effectives sur lesquelles l'insurrection savait pouvoir compter.
Elles devaient se partager en trois masses principales, dont l'une serait placée sur le pont de Londres, les deux autres des deux côtés de la Tour.
Pour aider à ce résultat, les forgerons de Westminster-Rood formeraient trois divisions, se recrutant autant que possible les uns les autres, et sur la route de Londres, ils devaient rencontrer, ce qui eut lieu, une division de mineurs du comté, portant le numéro quatre, avec laquelle ils se rendraient à Saint-Gilles.
Dans ce quartier, des barricades seraient dressées à travers toutes les rues. Les divers édifices publics se trouvant sur le passage des troupes insurgées seraient occupés et fortifiés aussitôt par tous les moyens. À la moindre résistance des habitants, le feu serait bouté à leurs maisons, ce qui fut encore exécuté à la lettre.
Vers la Tour de Londres et vers la Banque devaient surtout converger les efforts des insurgés. C'était là d'ailleurs que le gouvernement avait réuni ses plus énergiques moyens de résistance, car, une fois maîtresse de ces importantes positions, l'insurrection tenait la capitale tout entière.
Des instructions dans ce sens furent remises à Preston, qui devait commander les ouvriers du canal de Paddington ; à un nommé Hooper, à qui était échu le commandement des travailleurs des bords de la Tamise, et à John Dyale, désigné pour se placer à la tête des mendiants et des vagabonds du Wapping, ainsi que d'autres lieux semblables.
Afin de faciliter l'exécution de ce plan, tous les rôles étant distribués, acceptés même, des exemplaires d'un plan détaillé de Londres furent remis par Thistlewood à chacun des lieutenants qu'il avait sous ses ordres.
Il n'est point indifférent de parler de cet incident, qui semble au premier abord d'une importance insignifiante, car les exemplaires distribués furent tous reconnus comme étant d'origine prussienne, et firent le sujet d'une note assez aigre du ministre des affaires étrangères d'Angleterre au représentant de ce pays auprès de la cour de Berlin.
Qu'aurait dit lord Castelreagh s'il avait connu les relations de Thistlewood avec les émissaires directs du maréchal Blücher ?
Ces diverses dispositions bien arrêtées, Jane Reapert, qui assistait naturellement à la séance, surtout au souper, demanda quel serait son rôle personnel.
–– La vieille, prononça en souriant l'allié des Prussiens, sera l'archange exterminateur des chevaliers du Chaos. Elle agira comme elle voudra, pourvu qu'elle sème la terreur sur sa route et fasse du mal.
Jane Reapert devait largement réaliser ce programme.
On se sépara ensuite avec la promesse mutuelle de se retrouver le lendemain à Spa-Field.
XLII
A SPA-FIELD.
Castle, en recevant la promesse de Jenny, connais sait assez le caractère de sa compagne pour ne plus douter de voir sa passion récompensée quand il le souhaiterait ; cette pensée apporta le calme dans son esprit et diminua, sans l'éteindre, l'ardeur impatiente de cette passion.
Il dut aussi réfléchir à ce qu'il avait promis de son côté ; décidé cette fois à tenir sa promesse, il résolut d'y arriver dans les conditions les plus favorables sans devenir dangereuses pour lui.
Laisser Mac Allan s'évader de la prison de Newgate était à ses yeux une action facile quoique offrant de graves inconvénients par certains côtés.
Ainsi, craignant l'influence de l'Irlandais, il se demandait si, lui présent, la prise d'armes du 2 décembre aurait lieu ; si cette évasion n'était pas sans péril au moment même où se préparait un événement si impatiemment attendu par le ministère et que l'évadé pouvait si facilement contrarier ; tandis qu'en attendant la fin des événements pour lui ouvrir les portes, faciliter sa fuite, c'était en débarrasser le gouvernement, rendre à celui-ci un véritable service.
Cette résolution absolument arrêtée dans son esprit, il lui fallut au moins entretenir la patience de l'Irlandaise jusqu'au jour fixé pour l'insurrection, et la première fois qu'elle voulut le sommer de tenir sa promesse, il répondit qu'il s'occupait de l'évasion,
qu'il la préparait soigneusement, mais qu'elle ne pourrait pas se produire avant le 1 er ou le 2 décembre.
A la grande surprise du misérable, la jeune femme ne se récria pas contre ce retard.
–– C'est bien, dit-elle, et pourvu que vous me montriez Mac Allan en liberté à cette époque, ma promesse tient toujours.
De son côté, Jenny avait probablement aussi réfléchi et retournait un projet dans sa tête.
Aussi se borna-t-elle à avertir M. Hunt, à le rassurer sur le sort de Mac Allan, de telle sorte qu'il pût affirmer à sa fille que, le 2 décembre, au plus tard, leur ami leur serait rendu.
Le 2 décembre ! date qui devait s'inscrire en lettres de feu dans les fastes de l'Angleterre.
A peine le jour avait-il paru que les rues de la grande métropole se remplirent d'une foule immense, se dirigeant vers Spa-Field, le lieu désigné pour la tenue du meeting.
Une vague inquiétude, une angoisse indéfinissable, pesaient cependant sur cette population d'apparence toute pacifique. Ceux qui se connaissaient s'abordaient d'un air triste et comme effrayé, échangeant leurs fâcheuses impressions et se confiant mutuellement les plus sinistres pressentiments.
Un très grand nombre de boutiques restèrent fermées. Dans les rues, au milieu des groupes, peu de vieillards, peu de femmes, peu d'enfants, sinon d'aspect patibulaire, déguenillés ou ivres, souvent l'un et l'autre à la fois. En revanche, les hommes valides circulaient d'un air empressé, prenant à peine souci de cacher leurs armes, se mêlant dans un désordre apparent, résolu d'avance et strictement observé.
Peu à peu l'aspect de la foule prit une physionomie
particulière et qui ne conservait plus aucun des aspects sous lesquels on la trouve en ces occasions, d'un bout à l'autre de l'Angleterre.
Un grand nombre de drapeaux tricolores ( verts-blancs-rouges ) se répandirent bientôt dans les groupes. Des hommes, portant tous au chapeau des cocardes de même couleur ; des femmes, des enfants, la ceinture et la coiffure ornées de rubans également tricolores, se dirigeaient en grande hâte, les uns vers la Tour de Londres, les autres vers les baraques de Portland place, occupées, comme on le sait, par les dragons royaux.
De temps en temps circulait un homme porteur d'un drapeau plus grand que les autres, surmonté d'un bonnet rouge, et sur lequel se lisait l'inscription suivante :
–– Les soldats sont nos frères, qu'ils soient traités en frères.
Bientôt une foule immense entoura les baraquements de Portland place et les bâtiments de la Tour de Londres, dont les portes étaient soigneusement fermées. Néanmoins, par les fenêtres de ce dernier édifice et par les interstices des palissades qui entouraient les baraques, les soldats purent entrer en communication avec le peuple.
Pour pouvoir expliquer l'action en restant fidèle à l'histoire, nous sommes obligé de transporter le lecteur d'un lieu à l'autre de l'immense action qui va se dénouer et qui se subdivisa en un grand nombre de faits distincts.
Les Watson effectuèrent leur entrée vers dix heures sur le lieu du meeting, déjà couvert d'un flot immense de population. Les deux membres du comité de salut public apparurent au milieu des acclamations de leurs
amis, sur une haute charrette décorée du drapeau de ralliement et bondée d'armes.
Le meeting devait commencer à une heure et demie par la communication de Hunt, et celui-ci n'était attendu qu'à l'heure fixée.
Mais, ainsi qu'il avait été convenu à la taverne du Mûrier, c'était précisément l'absence du tribun qu'il fallait exploiter ; aussi les conjurés se hâtèrent d'adresser à la foule les discours les plus passionnés, les harangues les plus violentes, pour la décider à prendre part aux projets du comité.
L'historien du procès de l'insurrection de Spa-Field nous a conservé les traits principaux du discours de Watson l'aîné :
–– Amis et concitoyens, dit-il, je ne puis vous exprimer le ravissement que j'éprouve à sentir battre mon cœur contre celui d'une aussi belle assemblée. Frères ! la pétition que M. Hunt devait remettre au Prince-Régent avait été rédigée dans l'espoir que Son Altesse Royale donnerait une réponse satisfaisante à ces cris de milliers d'affamés. C'est avec une profonde douleur que je suis forcé de vous annoncer que la réponse de Son Altesse ( si même cela peut passer pour une réponse ) ne résout rien et ne remédie à rien. Le Prince ne veut pas même nous donner une simple consolation. De ce côté toute espérance est donc morte.
Un grognement de colère accueillit cette déclaration de l'orateur, qui, désireux de mettre à profit l'indignation déjà soulevée, se hâta d'ajouter.
–– Aujourd'hui nous sommes réunis pour prendre des mesures décisives. La vieille terre de liberté qui nous porte s'émeut de la présence de tant de braves gens et semble dire à chacun : Fais ton devoir !
Cette fois ce fut une immense acclamation qui traduisit les sentiments de la foule à ces paroles de l'orateur.
–– Oui ! oui ! s'écriait -on de tous les côtés, notre devoir !
Et les mains s'élevaient en l'air, et les coiffures s'agitaient, et les armes se dressaient au-dessus des têtes farouches.
Avec une habileté oratoire qui rendait les Watson les rivaux des Anglais les plus célèbres dans l'art de la parole, le plus jeune passa à son frère le texte de la pétition des classes souffrantes.
Celui-ci donna lecture de ce long et navrant tableau des misères du peuple, puis, lorsqu'il vit son auditoire suffisamment préparé :
–– Et là, s'écria-t-il, là où règne cette misère générale, combien y a-t-il d'heureux, de riches privilégiés, d'enfants chéris de cette société qui traite en marâtre tant de créatures ? De tous les habitants de nos îles, un demi-million seulement n'a pas sans cesse devant les yeux le spectre de la faim. Je vous le demande, mes amis, mes frères, les ministres ont-ils accompli leur devoir en conseillant ou en permettant au Prince-Régent de ne pas prendre en considération plus sérieuse le cri de nos entrailles ?
–– Non ! non ! cria la foule.
–– Le Prince-Régent lui-même à-t-il fait son devoir ?
–– Non ! non !
–– Y eut-il jamais en ce royaume un temps plus malheureux que le nôtre ?
–– Jamais ! jamais !
Ces sortes de conversations entre l'orateur et son auditoire sont un des traits les plus saillants et les plus caractéristiques de l'éloquence britannique.
Watson reprit à l'adresse des Irlandais, nombreux dans l'auditoire :
–– Notre pays ne gémit pas seul sous cette effroyable oppression. Regardez l'Irlande, notre sœur affligée ! Dites si la misère et la souffrance peuvent aller plus loin ! Une situation pareille doit-elle durer ? Devons -nous, de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, implorer vainement aide et secours de celui qui ne veut pas nous entendre ?
–– Non ! non !
–– Le moment est donc venu d'agir avec énergie.
Un frénétique hurrah s'éleva du remous vivant qui l'entourait.
–– Arrêtons -nous dans le chemin de la mort. Car comment rentrerons -nous dans nos droits ? Par des discours ? par des phrases ? par des pétitions ?
–– Non ! non !
–– Non ! car il n'y à pas d'oreilles, pas de regard, pas de pitié pour nos souffrances. Tantôt nos pétitions ne sont pas lues, tantôt on les considère comme si elles n'existaient pas. Sommes-nous donc encore en sevrage ? Sommes -nous un bétail que l'on parque jusqu'à ce qu'on le conduise à l'abattoir ? Mais le bétail lui-même est nourri, et nous, nous mourons de faim. Le bétail est donc plus que nous à leurs yeux ?
A cette énergique exclamation un frémissement de colère traversa l'assemblée, dont l'âme semblait suspendue aux lèvres de l'orateur.
–– Le Parlement, reprit Watson, créé pour protéger le peuple, pour le représenter, pour le défendre, le Parlement a été convoqué dans le but de délibérer sur nos misères. Là, des orateurs gorgés de plaisirs, repus de nourriture, saturés de champagne, des orateurs
orateurs vêtus, tranquilles sur leur avenir et sur celui de leurs enfants, sont venus nous répéter froidement, péniblement : Il y à toujours eu des misérables, il y en aura toujours, rien à faire.
De nouveaux grognements d'indignation éclatèrent de toutes parts.
–– Tous nous abandonnent, continua l'orateur, que nous reste-t-il? Nous-mêmes, mes amis !
–– Bravo !
–– On nous dit, ce que nous ne savons que trop, que le commerce et l'industrie sont ruinés ; mais la terre, la terre n'est pas ruinée ! La terre nourrit tous ses enfants ! Elle peut alimenter vingt fois plus d'hommes qu'il y en a sur sa surface ! Partagez -nous donc ces immenses terrains que vous laissez en friche. Nous avons des bras, donnez -nous du fer pour remuer le sol, pour aller jusqu'au fond de ses entrailles chercher les sources de la fécondité. Si vous nous refusez ce fer, nous le prendrons de vive force, pour en faire des piques et des épées.
–– Hurrah ! hurrah ! s'écria la multitude, de plus en plus exaltée.
–– Il ne se passe pas de jour qu'un de nos malheureux frères ne tombe mort de faim dans les rues de Londres. Nos oppresseurs l'ignorent-ils ? Non, mais ils sont aveugles et sourds parce qu'ils ne veulent ni voir, ni entendre. Nous leur avons d'abord parlé le langage poli des gens qui souffrent, et ils se sont moqués de nous ; il est temps de changer envers eux de langage. Les rois et les lords nous ont employés pour augmenter leur fortune, et, quand au prix de notre sang, leur bien-être et leur sécurité ont été assurés, ils nous ont écrasés sous leur talon. Eh bien ! puisqu'ils ne veulent pas entendre nos plaintes, ils
entendront peut-être le bruit de nos mousquets... Aux armes ! !!
XLIII
LE COMBAT.
–– Aux armes ! aux armes ! s'écria la foule, arrivée au dernier degré de la colère et de l'exaltation.
Les deux Watson s'élancèrent aussitôt de la voiture où ils se trouvaient, tenant chacun une épée d'une main et un pistolet de l'autre. Un de leur affidés, porteur d'un grand drapeau, se plaça entre les deux frères, et tous les trois s'élancèrent en avant.
En une minute, la voiture fut pillée de toutes les armes qu'elle contenait. Emportée par l'esprit qui animait ses chefs, la multitude se précipita à leur suite vers Coppice-row. Mais là elle se heurta contre une escouade de policemen, qui tenta de lui barrer le passage. Un des agents voulut même s'emparer du drapeau qui semblait guider la colonne ; un coup de pistolet l'abattit avant qu'il eût pu le saisir.
La mêlée, en un moment, devint générale. Les policemen, assaillis de tous les côtés, battus, blessés, tués au besoin, commencèrent à plier devant le flot toujours grossissant. Ils durent se dérober par la fuite à un massacre général.
–– À la Banque ! à la Banque ! crièrent quelques-uns des insurgés.
–– Chez le lord-maire ! répondirent quelques autres.
La colonne se divisa en deux détachements. Le
premier se dirigea vers la Banque, toujours conduit
par les Watson ; le second, au milieu duquel se faisait remarquer notre vieille et mauvaise connaissance, Jane Reapert, en compagnie de plusieurs viragos de son espèce, prit la direction de la Cité pour se rendre à la demeure du lord-maire.
C'est sur les pas de ce dernier que nous prierons le lecteur de nous suivre d'abord.
Dans le début, cette colonne, quoique très nombreuse, ne comptait dans ses rangs que fort peu d'hommes armés ; mais le pillage de plusieurs boutiques d'armuriers, l'adjonction de tous les insurgés épars sur sa route, lui apportèrent bientôt de redoutables éléments de force.
A l'entrée du quartier des Minories, une petite troupe de policemen, aidés d'un certain nombre d'habitants, voulut s'opposer à sa marche, et un sanglant combat s'engagea en cet endroit
Les insurgés restèrent encore vainqueurs dans cette courte lutte. Après avoir tué, pris ou dispersé ceux qui leur disputaient le passage, ils s'emparèrent de tout le quartier et en barricadèrent les voies principales.
Quelques policemen restés prisonniers furent impitoyablement passés par les armes, puis le pillage fut organisé.
Sous prétexte de rechercher les armes qui pouvaient être renfermées dans les maisons voisines, elles furent scrupuleusement visitées de la cave au grenier, et chacun des insurgés s'empara de ce qui parut lui convenir.
Comme quelques habitants essayaient de résister, les plus terribles menaces, suivies quelquefois de violences et de coups, eurent bientôt raison de toutes les résistances.
Jane Reapert et ses hideuses compagnes eurent le
triste honneur de figurer au premier rang des acharnés. Plus d'une devanture de magasin fut brisée par elles ; elles blessèrent encore un grand nombre de personnes.
Comme une bande d'oiseaux de proie à la recherche d'un cadavre entamé déjà par les loups, on vit pendant deux heures ces femmes se glisser de l'une à l'autre des maisons, ivres de pillage, menaçant les hommes de la fusillade ou de l'incendie.
Les habitants des Minories s'étant hâtés de céder sur tout ce qu'on leur demanda, dans l'espérance de conjurer les malheurs dont on les menaçait en bloc, l'événement leur prouva tristement que leurs complaisances étaient non seulement inutiles, mais encore dangereuses, puisqu'elles donnaient aux vainqueurs une plus grande impunité dans le crime.
Un dépôt d'armes appartenant à l'État, qui se trouvait gardé dans ce quartier par une vingtaine de vieux soldats de marine, fut attaqué, puis occupé à peu près sans coup férir.
Quelques canons, qui s'y trouvaient, furent traînés dans la rue, hissés sur les barricades que les insurgés improvisaient avec une rapidité merveilleuse, et, pour conserver leur existence, les gardiens naturels des pièces furent contraints d'accepter le rôle de servants.
Pour prouver d'ailleurs qu'ils entendaient en faire un bon usage, deux d'entre elles furent tournées contre une maison restée close. Non seulement la porte dut céder, mais l'étage inférieur de cette demeure un peu récalcitrante se trouva percé comme une écumoire.
Au bruit sinistre des canons répondirent des appels non moins sinistres.
–– Au feu ! criaient de tous côtés les habitants de plusieurs maisons incendiées par Jane Reapert et les furies de sa bande.
–– Aux armes ! hurlaient les insurgés, voici les soldats royaux.
Plusieurs escadrons de garde royale à cheval, de nombreuses troupes d'infanterie, suivies de deux batteries d'artillerie, approchaient en effet.
–– Courons au-devant des soldats ! proposèrent plusieurs hommes du peuple ; ils sont nos frères, ils n'oseront pas tirer sur nous.
–– Envoyons des parlementaires ! dirent une douzaine d'autres.
–– Combattons jusqu'à la mort ! conclurent les plus braves.
–– Brûlons et saccageons Londres tout entier, répondit une bande de forcenés à qui l'ivresse et la fièvre du combat ne laissaient plus rien d'humain, ni dans le corps, ni dans l'esprit.
Chacun de ces avis fut partagé et suivi par un certain nombre de combattants. Les uns allèrent au-devant des soldats, essayant de les détourner de leur devoir, leur criant de ne pas tirer sur des hommes qui, non seulement étaient leurs semblables, mais encore leurs compatriotes, et les sommant de mettre la crosse en l'air.
Ils furent reçus par des coups de fusil et durent se replier aussitôt derrière leurs barricades.
Les autres, ayant pris leur parti de la situation et des dangers qu'elle comportait, se préparaient au combat, la figure empreinte du plus cruel désespoir, mais décidés à mourir plutôt que de se rendre.
–– Mieux vaut s'en aller d'une balle dans la tête, disaient-ils, que de crever de faim dans un coin.
Aussi, après les tentatives infructueuses pour entraîner les soldats à la désertion, le combat commença-t-il, terrible, acharné.
Les troupes royales durent enlever, les unes après les autres, les barricades défendues avec un acharnement et un courage sans pareils.
Une rage froide, une ardeur presque sauvage s'emparèrent des chefs et des soldats, en voyant tomber à leurs côtés, dans cette guerre criminelle des rues, les meilleurs et les plus braves d'entre eux. Un moment arriva même où les premiers donnèrent des ordres féroces, où les autres les exécutèrent avec une fureur qui tenait du vertige, presque avec joie.
–– Pas de quartier ! Qu'on fusille tout le monde !
Les insurgés, il faut le dire, agissaient de leur côté
avec une cruauté inouïe : tout soldat pris était fusillé, puis achevé à coups de baïonnette.
Dans toutes les rues où s'étendait l'action, la vieille Reapert, aidée de femme et d'enfants déguenillés, ivres, épouvantables, jetaient dans les caves, par les soupiraux, dans les logements du rez-de-chaussée, par les fenêtres ouvertes, des matières incendiaires auxquels elles communiquaient aussitôt la flamme.
Bientôt le quartier tout entier brûla, et le combat continua au milieu des horreurs d'un vaste incendie.
Cependant les insurgés commençaient à plier, leur résistance perdait peu à peu de son opiniâtreté, et ils s'enfuyaient déjà en grande partie. Les soldats, excités par leurs chefs, pressés de terminer la lutte, redoublèrent d'efforts et prirent une offensive rapide, furibonde, décisive.
–– À nous ! criaient les combattants les plus braves, dont le désespoir, en voyant fuir leurs compagnons, augmentait encore la témérité.
Et ils allaient s'écraser avec une rage nouvelle contre les rangs pressés des soldats, dans un épouvantable massacre.
Après une heure de ce combat acharné, les rues se trouvèrent balayées par la mitraille, et les barricades ; au pouvoir de l'armée régulière. Mais certaines maisons tenaient encore sous l'effort des combattants qui, des fenêtres, adressaient aux troupes un feu des plus meurtriers.
Il fallait procéder par un véritable siège pour quelques-unes de ces forteresses, employer l'artillerie pour en forcer l'entrée. Ce fut le moment le plus horrible de la lutte : le sang ruisselait sur les murailles, descendait le long des escaliers, filtrait par-dessous les portes et coulait lentement dans les ruisseaux.
Trouvée dans une de ces maisons, à laquelle elle venait de mettre le feu, la vieille Jane Reapert fut fusillée le long d'un mur. Elle mourut la menace à la bouche, hideuse, effrayante, et les soldats qui durent procéder à son exécution osaient à peine regarder son cadavre.
Une heure encore fut employée dans ces combats partiels et plus meurtriers que la mêlée générale.
Mais la victoire resta décidément acquise aux troupes royales qui, en ayant terminé avec les hommes, durent encore tourner leurs efforts du côté des éléments.
Une centaine de maisons brûlaient en effet. On entendait à l'intérieur les cris des femmes affolées et des enfants surpris par l'incendie, on voyait aux fenêtres des hommes réclamer assistance ou s'élancer dans le vide pour échapper à la cruelle morsure des flammes.
Les premiers secours furent organisés avec une surprenante rapidité. Tandis que leurs compagnons de
la cavalerie veillaient au salut de tous, les soldats de l'infanterie royale, aidés des habitants que la fureur du combat avait épargnés, se jetèrent dans la fournaise pour l'éteindre ; de tous les côtés on circonscrivit l'incendie. Au premier abord, le mal parut à peu près sans remède, car à chaque instant éclataient de nouveaux foyers incandescents.
Cependant après, un travail opiniâtre, les sauveteurs parvinrent à protéger quelques édifices publics ainsi qu'un certain nombre de maisons particulières.
Le canon vint avec succès prêter son puissant concours. Il dut souvent établir la part du fléau, ouvrant, à coups de boulet, sur les points les plus menacés, de larges brèches entre les centres enflammés et les maisons voisines.
A minuit, on était maître du feu dans toutes les directions, mais l'incendie dura longtemps encore ; huit jours plus tard, des étincelles ainsi qu'une insupportable chaleur s'échappaient toujours des monceaux de braises et de décombres calcinés.
Plus de cinq cents familles se trouvèrent sans abri ; des cadavres défigurés, méconnaissables furent retirés des ruines fumantes, et dans celles-ci disparut un certain nombre d'habitants dont les corps brûlés ne laissèrent aucune trace.
Tel fut, dans le paisible quartier des Minories, le résultat des exploits des chevaliers du Chaos.
Voyons maintenant ce qui se passait sur les autres points de la bataille.
XLI V
LA BANQUE ET LA TOUR DE LONDRES.
Pendant qu'une partie des insurgés se voyait ainsi arrêtée et mise en déroute avant d'avoir atteint la Cité, mais non sans avoir pillé et brûlé un des quartiers les plus paisibles de Londres, la colonne qui avait suivi les deux Watson avait gagné les abords de Royal-Exchange et de la Banque, et avait assez facilement pénétré dans les deux bâtiments.
D'après les conventions arrêtées entre les conjurés, il avait été convenu que si l'on parvenait à se rendre maître de la Banque, on commencerait par barricader et créneler cet édifice, qu'on le défendrait à outrance, lançant, en guise de projectiles, sur ceux qui tenteraient d'en déloger les vainqueurs, pavés, eau bouillante, meubles, statues.
Les deux frères s'empressèrent d'organiser la résistance telle qu'elle avait été combinée. La réussite de leur audacieux coup de main avait enflammé leur courage. Ils entendaient bien au loin le bruit du combat qui se livrait du côté des Minories. Le canon retentissant dans deux ou trois autres directions, la fusillade, dont le crépitement continu semblait remplir d'un bout à l'autre l'immense ville, tout leur annonçait qu'une lutte suprême était engagée. Ils prirent la résolution de conserver à tout prix la position qu'ils avaient conquise, et qui, dans leur pensée, devait devenir le centre de la bataille.
Ils essayèrent de rallier leurs camarades dans la
principale cour. Seulement alors, ils s'aperçurent à quels hommes ils avaient affaire.
C'est à peine si la moitié de leur troupe se trouva réunie ; le reste s'éparpillait dans les bureaux, forçait les caisses, se confinait dans les appartements, surtout dans les caves particulières des employés de l'établissement, bourrant leurs poches d'or ou de bank-notes, brisant les métaux précieux, brûlant les meubles et les tableaux, s'enivrant et ne paraissant plus songer à l'attaque qu'il faudrait inévitablement et prochainement subir.
A ce sujet, il nous faut dire un mot de cette partie du plan.
Dans la réunion tenue la veille à la taverne, il avait été décidé que la Banque, une fois au pouvoir de l'insurrection, on commencerait par placer la main sur les réserves monétaires qui s'y trouveraient réunies. Avec ces fonds, on s'empresserait de payer les primes que Thistlewood, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, était chargé d'offrir aux soldats de Portland-Place et de la Tour de Londres.
Les bank-notes, les billets de commerce devaient être brûlés ; ceux qui circulaient dans le public, déclarés nuls. En attendant des réformes plus radicales encore, particulièrement celle qui regardait la démonétisation des matières précieuses, les insurgés espéraient trouver dans les hôtels de la haute noblesse assez d'or et d'argent pour faire frapper de nouvelles monnaies. Un décret aurait statué plus tard que tous les payements devaient être fournis en espèces sonnantes.
Malheureusement pour les compagnons de Watson, et fort heureusement pour la prospérité de l'Angleterre, les audacieux réformateurs n'eurent pas le temps nécessaire pour faire entrer leur projet dans le domaine des faits accomplis.
Le lord-maire actuel, sir James Schaw, homme très ferme et doué d'une rare audace, en apprenant qu'une colonne partie de Spa-Field marchait sur sa demeure, – il assistait en ce moment au meeting réuni sur son initiative, – s'empressa de reprendre le chemin de la Cité, espérant y arriver avant les assaillants.
Il sut en route que la Banque était occupée par l'émeute ; aussitôt il se dirigea vers cet important établissement, au risque d'être fusillé en route, ce qui faillit arriver deux ou trois fois.
Sir James Schaw savait qu'à Mansion-House on s'attendait à la révolte, que des précautions avaient été prises, et que la mairie ne pouvait tomber sans une circonstance fortuite aux mains de l'émeute. Cependant il jugea que sa présence y serait peut-être plus nécessaire qu'à la Banque et de nouveau il essaya d'y revenir.
Mais le mouvement se trouvait en avance sur le temps qu'on lui avait assigné dans les esprits, et Mansion-House était au pouvoir des insurgés, de même que le premier établissement financier de la capitale.
Dans ce quartier même, le lord-maire fut témoin du pillage d'un certain nombre de boutiques et du massacre d'un gentleman qui avait tenté d'arrêter les bandes pillardes et incendiaires.
Sans perdre plus de temps, sir James Schaw courut jusqu'à Guildhall, y trouva un régiment assemblé, se mit à sa tête et le conduisit bravement contre la Banque.
Les envahisseurs, dans leur premier moment d'effervescence satisfaite, comptaient avoir occupé toutes les issues de l'immense édifice ; mais, tandis qu'ils
se préparaient à défendre le côté des façades principales, qui donnent vers le sud, le lord-maire, suivi de ses détachements armés, fit enfoncer en deux coups de canon une petite porte qui s'ouvre vers le nord, et parvint à prendre pied dans la place.
Là, comme aux Minories, mais avec une recrudescence d'horreurs, se livra un épouvantable combat, qui dégénéra bientôt en massacre.
Ivres pour la plupart, s'attardant à garnir leurs poches de ce qui leur tombait de précieux sous la main, les combattants furent poursuivis de chambre en chambre, de bureau en bureau, fusillés à bout portant, éventrés à coups de baïonnette, précipités par les fenêtres ou par les escaliers. Ce fut un épouvantable massacre.
Mais là aussi, l'incendie se chargea de venger leur défaite. Au moment où le dernier feu de peloton retentissait sur le dernier fusillé, un cri d'épouvante frappa subitement l'air.
–– Le feu est aux caves de la Banque !
Alors ce fut un tumulte indescriptible, à travers une panique générale. Mais sir James Schaw, sans rien perdre de l'énergie dont il venait de donner des preuves, organisa rapidement les premiers secours.
On ignore en général comment sont faites les caves des établissements financiers de premier ordre, nous ne risquons point d'être insipides en donnant la description très exacte de celles de la Banque d'Angleterre.
Ces caves, fort improprement nommées, sont plutôt une série de puits au fond desquels on descend par un escalier en pierre construit le long des parois.
Dans cette muraille circulaire, des niches, dans lesquelles sont réparties les valeurs en numéraire et en
papier-monnaie, se ferment hermétiquement au moyen de portes semblables à celles des coffres-forts.
Au fond des puits, deux, trois ou quatre robinets, selon la capacité du réservoir qu'ils sont destinés à remplir en quelques minutes, lancent, quand on le veut, des colonnes d'eau de la grosseur d'un homme.
En cas d'alerte : émeute, envahissement, incendie, ces cylindres de pierre peuvent être inondés complètement en quelques minutes.
Par surcroît de précautions, un couvercle énorme en fonte de fer s'abaisse à volonté sur l'orifice des puits pour en défendre l'accès. Ce couvercle, dont la force musculaire de mille hommes ne parviendrait point à ébranler la masse, se soulève au moyen d'un système de contrepoids, par une simple pression sur un bouton placé en un endroit inconnu du cabinet du directeur. Il ne s'abaisse que par le même système.
Or, la double précaution d'abaissement des couvercles et de l'inondation des puits avait été prise dès les premiers coups de fusil par le secrétaire de la Banque. Il n'y eut donc à sauver que quelques livres, et tout ce qu'on put de numéraire épars et de valeurs disséminées dans les bureaux, ce que sir James Schaw put effectuer avec une facilité relative.
Quant aux meubles et aux objets d'art, ils devinrent en grande partie la proie des flammes.
N'oublions pas d'ajouter qu'après avoir accompli des miracles de bravoure, les deux Watson furent obligés, se trouvant à peu près seuls, de quitter la Banque, ce qu'ils firent les derniers. Deux heures plus tard, des agents les arrêtaient à leur domicile, au moment où ils se préparaient à fuir l'Angleterre.
A la tête des bandes précédées de drapeaux tricolores,
que nous avons vues se diriger vers les baraques de Portland-Place, et de la Tour de Londres, le général Thistlewood se présenta aux soldats royaux.
Une épée à la main, il s'avança vers les dragons de Portland place et essaya de parlementer avec eux, leur promettant à tous double paye s'ils voulaient faire cause commune avec le peuple.
Cet appel n'obtint pas le succès que semblait attendre le général.
D'après les témoins militaires qui furent entendus au procès, Thistlewood, qui paraissait d'ailleurs ne pas tenir énormément à voir ses promesses bien accueillies, au bruit de la canonnade qui s'élevait du côté des Minories et de la fusillade de la Banque, après avoir crié une dernière fois : « Soldats, ouvrez les portes ! Nous sommes vos amis, » aurait remis son épée sous la longue redingote dont il était couvert, puis essayé de gagner le large.
Mais les insurgés qui formaient son escorte le forcèrent à se diriger vers la Tour de Londres, pour y renouveler ses tentatives d'embauchage.
Là, ses résultats furent au moins aussi nuls, quoiqu'il promît à chaque soldat de lui conférer un brevet d'officier. Le gouverneur de la Tour, impatienté des cris que poussaient les émeutiers, et du manège auquel se livrait cet homme à grande barbe, qui paraissait être leur chef, feignit de faire ouvrir les grilles et de commander qu'on les chargeât.
Ce fut aussitôt une débandade générale.
Thistlewood gagna sans être aperçu les bords de la Tamise, trouva le relais que lui avaient assuré ses bons amis les Prussiens, monta à cheval, galopa d'une traite jusqu'à l'embouchure du fleuve, y découvrit un navire prêt à partir, prononça le mot d'ordre convenu à
l'oreille du capitaine, grimpa lestement à bord, puis ordonna de lever l'ancre aussitôt.
Un mois après, le soi-disant général avait heureusement gagné les États-Unis ; il s'y gobergeait à New-York, menait le plus grand train du monde avec l'argent que lui avaient compté les émissaires secrets de M. Blücher.
Néanmoins, comme en ce libre et fier pays d'Amérique, on éprouve au moins l'horreur des espions et des lâches, le général Thistlewood avait jugé à propos de changer son nom pour un autre plus obscur.
Les deux attaques conduites par Hooper d'une part, et par le tailleur Preston de l'autre, ne furent guère plus heureuses que celles que nous venons de raconter.
Preston, dont le concours devait se porter sur le pont de Londres, avec les ouvriers du canal de Paddington, parvint à peine à la moitié du chemin. Sa troupe, après quelques excès, fut assaillie par une forte escouade de policemen, dispersée, et leur chef retenu prisonnier. Sa jambe droite, beaucoup plus courte que la gauche, trompa sa fuite et devint la cause principale de son arrestation.
Hooper, ayant essayé, mais en vain, de recruter les travailleurs des bords de la Tamise, perdit tout à coup la tête. Avec cinquante hommes à peine sous ses ordres, comme les grands généraux, il courut au canon et se dirigea vers les Minories. En route, il fut compris, avec la plupart des siens, dans une rafle effectuée par un détachement de dragons royaux.
John Dyale, avec ses mendiants et ses vagabonds du Wapping, avait envahi le quartier Saint-Paul.
XLV
JENNY TIENT SA PROMESSE.
Castle s'était enfin décidé à tenir la promesse qu'il avait faite à Jenny. Vers cinq heures du matin, le 2 décembre, deux hommes masqués s'étaient présentés dans la cellule occupée par l'Irlandais pour lui annoncer sa mise en liberté.
Un instant après, Mac Allan, reconduit jusque dans la rue, restait libre de diriger ses pas où bon lui semblerait. Malgré que le jour n'eût point encore paru, il se hâta d'aller porter lui-même à ses amis du quartier Saint-Paul la nouvelle de son élargissement.
Castle, à son tour, en sortant de la prison de Newgate, – car il figurait parmi ceux qui s'étaient présentés sous le masque au fiancé de miss Mary, – regagna son domicile.
–– Mac Allan est libre, avait-il dit à Jenny, je viens de le tirer de sa réclusion, selon que nous en étions convenus, vous et moi.
–– C'est bien, avait répondu la jeune femme, vous savez, Castle, quelles sont nos conventions. Je tiendrai ma promesse, quand vous m'aurez montré Mac Allan en liberté, à moins que je ne sois morte...
Elle prononça ces dernières paroles sur un ton qui semblait à la fois procéder du regret et de la résolution. Mais l'homme épris de ses charmes, emporté par sa passion qu'il allait enfin pouvoir assouvir, ne prit aucune attention au sens mystérieux de la phrase.
Vous reverrez votre protégé aujourd'hui même,
reprit-il. À la direction que je lui ai vu prendre à sa sortie de Newgate, je ne doute pas qu'il ne se soit rendu chez M. Hunt ; vraisemblablement il y restera jusqu'au moment où celui-ci se rendra au meeting de Spa-Field. Il est probable alors que le marchand de cirage priera son jeune ami de l'accompagner ; donc, en vous trouvant devant la maison entre midi et une heure, vous l'y rencontrerez, et moi-même avec lui.
Ce rendez -vous une fois fixé, l'espion s'était hâté de rejoindre à la taverne du Mûrier ses complices pour connaître son poste de combat.
De ce côté, Castle put s'assurer que tout marchait selon ses souhaits, puis une fois l'affaire lancée, il courut donner à l'autorité militaire les renseignements nécessaires pour assurer l'insuccès des émeutiers.
C'est ainsi qu'il annonça l'attaque sur Mansion-House, et que ce point important du programme ne put être exécuté par ses collègues.
L'attaque de la Banque et surtout celle des Minories furent, par le fait des Watson, avancées de plusieurs heures, ce qui explique leur succès d'un instant. Mais toutes les mesures étaient prises pour arrêter, dans le quartier Saint-Paul même, le débordement des misérables du Wapping, que devait diriger notre connaissance John Dyale.
Vers midi, Castle se dirigea vers le quartier qu'habitait M. Hunt, et ne tarda pas à découvrir, en face même de la maison du marchand de cirage, Jenny qui, pâle et le regard brûlant autant de fièvre que d'impatience, attendait sa venue.
–– Eh bien ! Jenny, lui demanda-t-il, ne l'avez-vous point encore vu ?
–– Non ! répondit sourdement la jeune femme.
Il ne saurait tarder à paraître, car il est là, je
vous le jure. Je viens de passer à son domicile personnel, il ne s'y est pas même présenté de la journée. Or, le moment approche du meeting où le bonhomme ne voudra se rendre qu'en compagnie de son futur gendre.
A peine Castle achevait-il de prononcer ces paroles, qu'un bruit lointain, mais déjà considérable, qu'un tumulte dont le retentissement ne cessait d'augmenter à chaque seconde, s'élevèrent de l'une des extrémités de la rue. Presque aussitôt, et comme s'ils n'avaient attendu que ce signal, de nombreux soldats, guidés par des policemen, se montrèrent à l'autre extrémité.
–– Qu'est cela ? demanda Jenny.
–– C'est..., répondit Castle, non sans donner des signes d'un certain trouble intérieur, c'est John Dyale, qui avance avec son armée de voleurs et de mendiants, et que les soldats vont tenter d'arrêter au passage. Nous allons être pris entre deux feux.
En ce moment, la porte de la maison du négociant s'ouvrit brusquement, et le célèbre orateur, après avoir jeté dans la rue un coup d'œil rempli de méfiance, parut adresser la parole à une personne qu'on ne voyait pas encore et qui se tenait à l'intérieur.
–– Venez, Jenny, reprit Castle en voulant saisir la main de la jeune femme, dans quelques instants le danger que nous courons déjà sera moins facile à fuir.
La tête de colonne des insurgés approchait de plus en plus, et les soldats marchant à leur rencontre avec une certaine rapidité, l'espace qui séparait les deux troupes se rétrécissait à chaque seconde.
–– Laissez -moi, dit Jenny en retirant avec dégoût la main que Castle voulait prendre, je n'ai pas en
core vu Mac Allan, vous n'avez pas le droit de me toucher.
Son regard ardent essayait de plonger dans les ténèbres du vestibule où discourait le commerçant :
–– Halte ! commanda l'officier qui se tenait en tête des soldats royaux.
Un constable et quatre policemen se détachèrent pour sommer les insurgés de se disperser. Mais ceux-ci, qui semblaient résolus, bien armés, disciplinés même, ne firent point mine de s'arrêter.
Hunt avait compris enfin les événements qui allaient se passer devant sa maison. Le bruit de l'attaque contre la Banque et des combats qui se livraient sur différents points de la ville n'était que vaguement arrivé dans ce paisible quartier, mais d'un coup d'œil, le membre des Communes jugea la situation. Avec son audace ordinaire, il voulut s'élancer entre les deux partis pour s'interposer encore, pour éviter l'effusion du sang.
Dans le mouvement qu'il décrivit pour descendre dans la rue, la porte qui s'était un instant refermée se rouvrit toute grande, et Jenny put apercevoir alors, debout sur le seuil, essayant de le retenir, Mac Allan et Mary aux côtés l'un de l'autre.
–– C'est lui ! dit-elle avec cette émotion qui la gagnait involontairement dès que le jeune homme apparaissait à ses yeux, et sa voix tremblait tandis qu'une pâleur livide se répandait sur son visage.
–– Oui, c'est lui, murmura Castle impatient de quitter la place. Vous l'avez vu, venez !
Et il essaya encore de saisir Jenny, de l'entraîner. Elle le repoussa de nouveau, pendant que son ardent regard semblait se repaître du spectacle que lui offrait ce groupe des deux amoureux en face d'elle.
En ce moment quelques détonations se firent entendre du côté des insurgés. Les soldats y répondirent par un feu nourri de peloton. Les balles passèrent en sifflant auprès de Castle et de la jeune femme toujours immobile.
–– Venez, Jenny, insistait l'espion, mais venez donc. Nous allons recevoir la mort comme des renards au gîte, quand nous n'avons plus rien qui nous retienne ici. Vous m'appartenez d'ailleurs, vous l'avez solennellement promis...
–– À moins que je meure ! répondit l'Irlandaise en se dégageant une fois plus, et je veux mourir.
Alors, à travers les balles qui ricochaient sur le pavé, elle s'élança pour traverser la rue.
Castle poussa un cri de terreur et voulut s'élancer pour la retenir ; mais son amour fut moins fort que sa crainte, il recula, lui qui voulait vivre, et il se blottit dans l'encoignure d'une porte qui se trouvait derrière lui.
La fusillade continuait plus vive, plus nourrie, plus meurtrière et les projectiles semblaient cependant refuser à Jenny la délivrance qu'elle ne cessait de leur demander. Tandis que les combattants tombaient en grand nombre, elle s'obstinait à rester debout comme invulnérable, quoique marchant à pas lents vers la maison de M. Hunt.
D'un vigoureux effort, Mac Allan, aux premières détonations, avait saisi son futur beau-père et violemment l'avait contraint à rentrer dans le vestibule, puis il s'était hâté de fermer la porte ; mais un cri terrible, cri d'épouvante et de surprise douloureuse retentit derrière lui :
–– Voyez ! voyez ! criait Mary en montrant la rue.
L'Irlandais aperçut à son tour ce que la jeuue fille
voulait lui désigner, c'est-à-dire Jenny droite et solennelle au milieu des balles, tournant vers lui ses beaux yeux calmes comme ceux d'une gazelle.
Un froid mortel, flèche douloureuse, traversa le cœur de cet homme si cruel à tant d'amour :
–– Jenny ! s'écria-t-il d'une voix impérieuse rendue plus violente encore par l'émotion, Jenny, venez ici !
D'un bond, la jeune femme voulut gagner l'abri qu'on lui offrait, où le pardon, à défaut d'un autre sentiment, l'attendait sans doute. Mais une décharge plus meurtrière retentit au même instant et Jenny tomba foudroyée dans une mare de sang.
–– Oh ! sauvez-la ! sauvez-la ! cria les mains jointes, dans une posture de madone, la blonde et suave Mary.
Mac Allan n'avait pas attendu cette généreuse prière. Il s'était élancé, malgré les balles qui sifflaient à ses oreilles comme des reptiles en furie, ricochant sur le pavé, s'applatissant sur les murailles, laissant un peu partout leur traînée métallique et noirâtre ; il avait ramassé la malheureuse, puis regagné son abri protecteur.
Jenny respirait encore. Mary s'empressa de la faire transporter dans sa chambre et de l'étendre sur son lit pour examiner quelles étaient ses blessures.
Trois balles avaient frappé la jeune femme au sein et à la poitrine. Elle était perdue.
Dans un spasme douloureux, une lettre déjà teinte du sang qui coulait abondamment des plaies s'était échappée de la main de Jenny. L'Irlandais la ramassa sur le parquet, en proie à une vive émotion, et, comme elle était à son adresse, il la lut rapidement.
Cette lettre lui apprenait tout : sa douleur en se sentant abandonnée, son amour persistant, la fidélité qu'elle lui avait conservée, ses projets de vengeance,
ses hésitations, l'amour immonde de Castle, cause de l'arrestation de l'Irlandais, enfin l'horrible promesse faite à l'espion, en échange de la liberté de Mac Allan.
A la voir ainsi étendue et mourante, il était facile de deviner comment elle avait toujours entendu tenir cette promesse. Un poignard, qu'on trouva sur elle, l'aurait sans doute acquittée, si les balles des soldats royaux ne lui avaient épargné cette peine.
Après avoir lu, Mac Allan glissa sur ses genoux à côté de la mourante, et quand celle-ci rouvrit les yeux, elle put apercevoir son ancien amant qui pleurait près d'elle, tandis que Mary, encore attentive, lui prodiguait tous les soins d'une sœur dévouée.
Par un effort prodigieux, elle tendit à chacun d'eux une de ses mains, et ses traits, ses yeux s'éclairèrent d'une expression de bonheur infini, semblable à la lumière que projette sur un paysage le premier rayon de soleil après un violent orage d'été.
Ses lèvres parurent s'agiter convulsivement comme si quelque secret voulait s'en échapper ; les deux jeunes gens se penchèrent davantage pour entendre ses dernières paroles.
Alors, les tenant sous son regard, ce qui lui restait de son âme s'étant réfugié dans ses yeux, elle murmura :
–– Vous aimerez mon fils, n'est -ce pas ?
Puis, sa tête s'inclina doucement sur le côté ; elle était morte.
XLVI
LE PROCÈS DE SPA-FIELD.
Le 2 décembre, à minuit, l'insurrection de Spa-Field était vaincue sur tous les points où elle avait essayé de se produire.
Les insurgés fuyaient dans toutes les directions ; les positions stratégiques qu'ils avaient un instant occupées étaient reprises par les troupes royales ; les édifices publics et particuliers se trouvaient à l'abri du pillage et de l'incendie.
Mais la journée n'en avait pas moins été féconde en désastres.
Le nombre des victimes était considérable ; le combat d'un côté, les exécutions sommaires de l'autre, avaient largement trouvé de quoi exercer leur fureur. Des innocents avaient subi la loi inexorable des guerres civiles, et pendant deux jours encore, on entendit de tous les côtés les bruits sinistres des exécutions militaires.
Les troupes royales, victorieuses, se livrèrent certainement à de nombreux excès, mais les insurgés n'en avaient pas moins couvert la ville de ruines et de décombres. Les incendies qu'ils avaient allumés furent lents à s'éteindre, et longtemps encore on retira de leurs cendres des cadavres connus ou inconnus.
Comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement anglais, allié de la Sainte-Alliance, ne manqua pas de profiter des circonstances qu'il avait si fortement
contribué à faire naître. Le Prince-Régent, poussé par ses ministres, adressa au sujet de l'insurrection de Spa-Field un message aux deux Chambres.
Il roulait tout entier sur les associations qui s'étaient formées en divers comtés et dans la capitale, avec le but bien déterminé de troubler le repos public, de détourner le peuple de son amour pour la famille royale, de renverser le système de législation, de déchirer la Constitution elle-même.
Dans la même séance où fut présenté le message du Prince-Régent, une commission fut nommée à l'effet d'examiner les documents joints à cette communication du pouvoir.
Les réactionnaires des deux Chambres s'en servirent au mieux de leurs intérêts.
L'un, lord Starowby, déclara qu'il n'y avait plus en Angleterre aucune sécurité pour le repos public ; l'autre, lord Bathurrt, peignit sous les plus sombres couleurs l'audace des conspirateurs, les dangers que leurs réunions risquaient de causer au pays, les périls qu'entraînaient leurs entreprises.
Les ministres, auxquels on devait ces résultats, fruit de leur travail opiniâtre, représentèrent les meetings, les discours d'orateurs populaires, les cris et les chants de leur auditoire, comme entachés de haute trahison et de tendances absolument révolutionnaires et dévastatrices.
Du fond de la question : la misère du peuple, on dédaigna de s'occuper.
A la suite de cette discussion, le 2 1 février 1 8 1 7, l'habeas corpus, ce palladium des libertés anglaises, fut supprimé. Le gouvernement ne tarda pas à user largement des droits que lui donnait cette suppression. Les perquisitions domiciliaires, les instructions judiciaires
judiciaires les arrestations de prétendus ou véritables conspirateurs se succédèrent sans interruption.
Les membres réels ou supposés de la société des Chevaliers du Chaos furent particulièrement recherchés.
Sur le champ de bataille du 2 décembre, un certain nombre d'arrestations avaient été opérées. Le 1 4 juin 1 8 1 7 fut fixé pour le jugement des principaux accusés, à savoir : les deux Watson, William Castle, John Dyale, Thomas Preston, Hooper, présents, et Thistlewood, absent.
Ce procès produisit en Angleterre, et même en Europe, une grande et singulière impression.
Était -ce, demandait ouvertement la presse anglaise, une véritable conspiration, ayant pour but de renverser le gouvernement et la Constitution de la Grande-Bretagne ? Était -ce, au contraire, une invention du pouvoir, une manœuvre du ministère, pour perdre un parti redoutable et détesté, celui de l'extension des libertés anglaises au moyen de la réforme électorale et parlementaire ?
Dans la première hypothèse, l'acquittement des accusés était une victoire signalée du parti du mouvement libéral contre celui de la résistance réactionnaire. Dans le second cas, le gouvernement se trouvait fortement compromis aux yeux des honnêtes gens, qu'il cherchait évidemment à abuser.
Aussi le procès auquel donna lieu l'insurrection de Spa-Field eut-il un retentissement universel.
Le rôle qu'y joua William Castle parut particulièrement odieux. Très heureusement pour les accusés, nous l'avons dit plus haut, ils avaient mis la main sur un défenseur qui traita, ainsi qu'il le méritait, cet agent provocateur, et qui sut faire ressortir toute l'indignité
indignité sa conduite. Il suffira, pour éclairer le lecteur, de citer un seul passage des débats :
« Les conjurés, d'après la déposition de Castle, comptaient s'emparer de Londres en quatre heures, puis, dans le même espace de temps, transformer la ville en place forte, même imprenable. Les différents chefs choisis par les insurgés devaient commander chacun à leur tour. L'incendie des baraques des dragons royaux accompli, les insurgés devaient parcourir les rues en criant : Les soldats sont à nous ! L'armée s'est prononcée pour le peuple ! »
–– Pardon, fit en cet endroit le défenseur des accusés, est -ce que vous parlez de ces soldats que vous auriez préalablement brûlés ?
–– Il restait encore d'autres baraques et d'autres soldats, balbutia Castle.
Quelques questions, quelques interruptions du défenseur, ainsi habilement posées, eurent facilement raison des affirmations du misérable.
En somme, à part les excès commis à la Banque et aux Minories, excès profondément regrettables, mais que les insurgés avaient très chèrement payés, il ne ressortit du procès que ce que nous en avons raconté, c'est-à-dire des événements où il y avait des coupables des deux côtés, et que la misère du peuple, autant que l'impéritie du gouvernement, sinon ses excitations, avaient préparés.
Les conjurés s'étaient évidemment fait illusion sur leurs forces. Le mécontentement général, les acclamations de la foule à leurs diatribes contre le gouvernement leur parurent des raisons suffisantes de croire que tous ces révolutionnaires en paroles se montreraient, au moment voulu, prêts à user de l'action décisive, victorieuse. En quoi ils se trompèrent.
Un procès fut donc entamé contre les personnages dont nous avons déjà cité les noms. La Cour du Banc de la Reine se réunit à ce sujet, présidée par lord Ellenborough.
Les accusés plaidèrent « non coupables » et furent tous acquittés. Seul, Castle emporta, dans l'obscurité profonde où retombèrent tous ces héros de quelques jours, le mépris public et cette célébrité particulière qui s'attache aux espions et aux traîtres.
Un moment le drôle faillit même tomber sous l'accusation de faux témoignage ; mais les avocats du gouvernement, probablement mis au courant du rôle qu'il avait joué dans toute cette affaire, parvinrent à le sauver et à écarter cette accusation.
Les frères Watson n'essayèrent même pas de se justifier.
Voici d'ailleurs comment un historien contemporain apprécie la fin de ce célèbre procès :
« Le ministère public, en présence des manifestations peu douteuses du sentiment public, renonça à soutenir l'accusation contre les prévenus, et le jury se conforma à la pensée du magistrat chargé de réclamer la mise en action de la loi.
« L'enthousiasme qui accueillit ce verdict, dans la salle d'audience, retentit dans les quartiers environnants, puis dans la ville entière. Bientôt le bruit de cet acquittement se propagea comme une victoire décisive du parti de la réforme sur l'arbitraire qui menaçait d'étouffer les institutions libérales de la vieille Angleterre.
« Les accusés, en quittant leur prison, eurent peine à se dérober à une ovation. Ils furent obligés de demander comme une faveur qu'on ne les fît sortir que le soir, en secret, et par un escalier dérobé.
« Dans cet acquittement, on vit non seulement une satisfaction donnée aux droits légitimes de réunion et d'association, mais encore un hommage rendu à l'orgueil national. À la fière et libre Angleterre il répugnait de se croire menacée, dans son ordre social, par une conspiration fruit de la misère et du désespoir.
« Par orgueil, par habileté, le gouvernement anglais feignit d'être satisfait de l'acquittement d'hommes qu'il savait coupables. »
A notre sens, le gouvernement du Prince-Régent n'eut pas tort.
Mais les excitateurs du peuple à la révolte avaient été moins sensés et moins habiles que lui. L'insurrection de Spa-Field imprima un temps d'arrêt forcé à l'émancipation des classes ouvrières anglaises et à la conquête de leur bien-être. Ayant fait appel à la force, elles furent vaincues par la force, et il leur fallut revenir à la lutte légale, ce qu'elles ne purent pas réaliser en quelques jours.
Longtemps le gouvernement profita de l'avantage que leur sottise lui avait laissé prendre. Puis vinrent les grands réformateurs, O'Connell pour l'Irlande, Brigt et les autres pour l'Angleterre, qui relancèrent le peuple anglais dans la voie où il se trouve, la meilleure, celle qui conduit, par la loi, au bien-être et à la liberté.
Mac Allan ne fut pas sérieusement recherché. Après quelques semaines données à la douleur et aux regrets que leur avait causés la mort de Jenny, lui et Mary se marièrent, le fils de la malheureuse femme restant auprès d'eux.
Castle périt peu de temps après, frappé d'un coup de poignard au cœur par une main inconnue, au
moment où il sortait de chez l'attorney général.
John Dyale continua à gérer son lodging house, de même que le tailleur Preston se remit à confectionner des culottes, ce qu'il n'aurait jamais dû cesser.
La renommée de Hunt et de sir Burdett éprouva une grave atteinte des événements auxquels leurs noms avaient été mêlés. Néanmoins, ils restèrent jusqu'à la fin de leur vie parlementaire les représentants des classes pauvres et les défenseurs des intérêts du peuple. Il n'a pas dépendu d'eux que la grande question sociale de l'Angleterre, celle du paupérisme, ne soit définitivement tranchée... si elle peut l'être.
Les frères Watson, dégoûtés de la politique quand ils connurent les agissements de leur ami Castle, retournèrent l'un à sa forge, l'autre à ses charpentes.
Quant au général Thistlewood, à l'agent prussien, il vécut de ses rentes, méprisé en Amérique, où la mort à dû le prendre depuis longtemps.
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