I

J'entreprends, dans un âge avancé, en 1850, d'écrire l'histoire de ma jeunesse.

Mon but n'est pas d'intéresser à ma personne ; il est de conserver pour mes enfants et petits-enfants le souvenir cher et sacré de celui qui fut mon époux.

Je ne sais pas si je pourrai raconter par écrit, moi qui, à douze ans, ne savais pas encore lire. Je ferai comme je pourrai.

Je vais prendre les choses de haut et tâcher de retrouver les premiers souvenirs de mon enfance. Ils sont très confus, comme ceux des enfants dont on ne développe pas l'intelligence par l'éducation. Je sais que je suis née en 1775, que je n'avais ni père ni mère dès l'âge de cinq ans, et je ne me rappelle pas les avoir connus. Ils moururent tous deux de la petite vérole dont je faillis mourir avec eux, l'inoculation n'avait pas pénétré chez nous. Je fus élevée par un vieux grand-oncle qui était veuf et qui avait deux petits-fils orphelins comme moi et un peu plus âgés que moi.

Nous étions parmi les plus pauvres paysans de la paroisse. Nous ne demandions pourtant pas l'aumône ; mon grand-oncle travaillait encore comme journalier, et ses deux petits-fils commençaient à gagner leur vie ; mais nous n'avions pas une seule pelletée de terre à nous et on avait bien de la peine à payer le loyer d'une méchante maison couverte en chaume et d'un petit jardin où il ne poussait presque rien sous les châtaigniers du voisin, qui le couvraient de leur ombre. Heureusement, les châtaignes tombaient chez nous et nous les aidions un peu à tomber ; on ne pouvait pas le trouver mauvais, puisque les maîtresses branches venaient chez nous et faisaient du tort à nos raves.

Malgré sa misère, mon grand-oncle qu'on appelait Jean le Pic, était très honnête, et, quand ses petits-fils maraudaient sur les terres d'autrui, il les reprenait et les corrigeait ferme. Il m'aimait mieux, disait-il, parce que je n'étais pas née chipeuse et ravageuse. Il me prescrivait l'honnêteté envers tout le monde et m'enseignait à dire mes prières. Il était très sévère, mais très bon, et me caressait quelquefois le dimanche quand il restait à la maison.

Voilà tout ce que je peux me rappeler jusqu'au moment où ma petite raison s'ouvrit d'elle-même, grâce à une circonstance qu'on trouvera certainement bien puérile, mais qui fut un grand événement pour moi, et comme le point de départ de mon existence.

Un jour, le père Jean me* *prit entre ses jambes, me donna une bonne claque sur la joue et me dit :

— Petite Nanette, écoutez-moi bien et faites grande attention à ce que je vais vous dire. Ne pleurez pas. Si je vous ai frappée, ce n'est pas que je sois fâché contre vous : au contraire, c'est pour votre bien.

J'essuyai mes yeux, je rentrai mes sanglots et j'écoutai.

— Voilà, reprit mon oncle, que vous avez onze ans, et vous n'avez pas encore travaillé hors de la maison. Ce n'est pas votre faute ; nous ne possédons rien et vous n'étiez pas assez forte pour aller en journée. Les autres enfants ont des bêtes à garder et ils les mènent sur le communal ; nous, nous n'avons jamais eu le moyen d'avoir des bêtes ; mais voilà que j'ai pu enfin mettre de côté quelque argent, et je compte aller aujourd'hui à la foire pour acheter un mouton. Il faut que vous me juriez par le bon Dieu d'avoir soin de lui. Si vous le faites bien manger, si vous ne le perdez pas, si vous tenez bien sa bergerie, il deviendra beau, et, avec l'argent qu'il me revaudra l'an qui vient, je vous en achèterai deux, et, l'année suivante quatre ; alors vous commencerez à être fière et à marcher de pair avec les autres jeunesses qui ont de la raison et qui font du profit à leur famille. M'avez-vous entendu et ferez-vous comme je vous dis ?

J'étais si émue que je pus à peine répondre ; mais mon grand-oncle comprit que j'avais bonne intention et il partit pour le marché en me disant qu'il serait de retour avant le coucher du soleil.

C'est la première fois que je me rendis compte de la durée d'une journée et que mes occupations eurent un sens pour moi. Il paraît que j'étais déjà bonne à quelque chose, puisque je savais balayer, ranger la maison et cuire les châtaignes ; mais je faisais ces choses machinalement, sans m'en apercevoir et sans savoir qui me les avait apprises. Ce jour-là, je vis arriver la Mariotte, une voisine plus à l'aise que nous, qui m'avait sans doute élevée et que je voyais venir tous les jours sans m'être jamais demandé pourquoi elle prenait soin de notre pauvre maison et de moi. Je la questionnai, tout en lui racontant ce que m'avait dit le père Jean, et je compris qu'elle s'occupait de notre ménage en échange du travail que mon grand-oncle faisait pour elle en cultivant son jardin et en fauchant son pré. C'était une très bonne et honnête femme qui me donnait sans doute depuis longtemps des leçons et des conseils, et à qui j'obéissais aveuglément, mais dont les paroles commencèrent à me frapper.

— Ton grand-oncle, me dit-elle, se décide donc enfin à acheter du bétail ! Il y a longtemps que je le tourmente pour ça. Quand vous aurez des moutons, vous aurez de la laine ; je t'apprendrai à la dégraisser, à la filer et à la teindre en bleu ou en noir ; et puis, en allant aux champs avec les autres petites bergères, tu apprendras à tricoter, et je gage que tu seras fière de pouvoir faire des bas au père Jean qui va les jambes quasi nues, pauvre cher homme, jusqu'au milieu de l'hiver, tant ses chausses sont mal rapiécées ; moi, je n'ai pas le temps de tout faire. Si vous pouviez avoir une chèvre, vous auriez du lait. Tu m'as vu faire des fromages et tu en ferais aussi. Allons, il faut continuer à avoir bon courage. Tu es une fille propre, raisonnable et soigneuse des pauvres nippes que tu as sur le corps. Tu aideras le père Jean à sortir de peine. Tu lui dois bien ça, à lui qui a augmenté sa misère en te prenant à sa charge.

Je fus très touchée des compliments et encouragements de la Mariotte. Le sentiment de l'amour-propre s'éveilla en moi et il me sembla que j'étais plus grande que la veille de toute la tête.

C'était un samedi ; ce jour-là à souper, et le lendemain à déjeuner, nous mangions du pain. Le reste de la semaine, comme tous les pauvres gens du pays marchois, nous ne vivions que de châtaignes et de bouillie de sarrasin. Je vous parle d'il y a longtemps ; nous étions, je crois, en 1787. Dans ce temps-là, beaucoup de familles ne vivaient pas mieux que nous. À présent, les pauvres gens sont un peu mieux nourris. On a des chemins pour pouvoir échanger ses denrées, et les châtaignes procurent quelque peu de froment.

Le samedi soir, mon grand-oncle apportait du marché un pain de seigle et un petit morceau de beurre. Je résolus de lui faire sa soupe toute seule et je me fis bien expliquer comment la Mariotte s'y prenait. J'allai au jardin arracher quelques légumes et je les épluchai bien proprement avec mon méchant petit couteau. La Mariotte, me voyant devenir adroite, me prêta pour la première fois le sien, qu'elle n'avait jamais voulu me confier, craignant que je ne me fisse du mal avec.

Mon grand cousin Jacques arriva du marché avant mon oncle ; il apportait le pain, le beurre et le sel. La Mariotte nous laissa et je me mis à l'œuvre. Jacques se moqua beaucoup de mon ambition de faire la soupe toute seule et prétendit qu'elle serait mauvaise. Je me piquai d'honneur, ma soupe fut trouvée bonne et me valut des compliments.

— Puisque te voilà une femme, me dit mon oncle en la dégustant, tu mérites le plaisir que je vais te faire. Viens avec moi au-devant de ton petit cousin Pierre, qui s'est chargé de ramener l' ouaille et qui ne tardera pas d'arriver.

Ce mouton, ardemment désiré, était donc une brebis, et elle était probablement des plus laides, car elle avait coûté trois livres. Comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle. Certes, j'avais eu sous les yeux bien des objets de comparaison depuis que j'existais ; mais je n'avais jamais songé à examiner le bétail des autres, et mon mouton me plut tant, que je m'imaginai avoir le plus bel animal de la terre. Sa figure me revint tout de suite. Il me sembla qu'il me regardait avec amitié, et, quand il vint manger dans ma petite main les feuilles et le déchet des légumes que j'avais gardés pour lui, j'eus bien de la peine à me retenir de crier de joie.

— Ah ! mon oncle, dis-je, frappée d'une idée qui ne m'était pas encore venue, voilà bien un beau mouton, mais nous n'avons pas de bergerie pour le mettre !

— Nous lui en ferons une demain, répondit-il ; en attendant, il couchera là dans un coin de la chambre. Il n'a pas grand-faim ce soir, il a marché et il est las. Au petit jour, tu le mèneras au chemin d'en bas, où il y a de l'herbe, et il mangera son saoul.

Attendre au lendemain pour faire manger Rosette (je l'avais déjà baptisée) me parut bien long. J'obtins la permission d'aller avant la nuit faire de la feuille le long des haies. Je passais dans mes mains les branches d'ormille et de noisetier sauvage, et je remplissais mon tablier de feuilles vertes. La nuit vint et je me mis les mains en sang dans les épines ; mais je ne sentais rien et je n'avais peur de rien, quoique je ne me fusse jamais trouvé seule si tard après le soleil couché.

Quand je rentrai, tout le monde dormait chez nous, malgré les bêlements de Rosette, qui sans doute s'ennuyait d'être seule et regrettait ses anciennes camarades. Elle se trouvait étrange, comme on disait chez nous, c'est-à-dire dépaysée. Elle ne voulut pas manger, ni boire. J'en eus beaucoup d'inquiétude et de chagrin. Le lendemain, elle parut très contente de sortir et de manger l'herbe fraîche. Je voulais que mon grand-oncle lui fît vitement un abri où elle pût dormir sur de la litière, et je me hâtai, aussitôt après la messe, d'aller couper de la fougère sur le communal. Comme chacun en faisait autant, il n'y en avait guère ; heureusement il n'en fallait pas beaucoup pour un seul mouton.

Mais mon grand-oncle, qui n'était plus bien leste, avait à peine commencé sa bâtisse, et je dus l'aider à battre et à délayer de la terre. Enfin, vers le soir, Jacques lui ayant apporté des grandes pierres plates, des branches, des mottes de gazon et une grosse charge de genêts, la bergerie fut à peu près debout et couverte. La porte était si basse et si petite, que moi seule pouvais y entrer en me baissant beaucoup.

— Tu vois, me dit le père Jean, la bête est bien à toi, car il n'y a que toi pour entrer dans sa maison. Si tu oublies de lui faire son lit et de lui donner l'herbe du jour et le boire de la nuit, elle sera malade, elle dépérira, et tu en auras du regret.

— Il n'y a pas de danger que ça arrive ! répondis-je avec orgueil, et, dès ce moment, je sentis que j'étais quelqu'un. Je distinguai ma personne de celle des autres. J'avais une occupation, un devoir, une responsabilité, une propriété, un but, dirai-je une maternité, à propos d'un mouton ?

Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais née pour soigner, c'est-à-dire pour servir et protéger quelqu'un, quelque chose, ne fût-ce qu'un pauvre animal, et que je commençais ma vie par le souci d'un autre être que moi-même. J'eus d'abord une grande joie de voir Rosette bien logée ; mais, bientôt, entendant dire que les loups dont nos bois étaient remplis rôdaient jusqu'auprès de nos maisons, je ne pus dormir, m'imaginant toujours que je les entendais gratter et ronger le pauvre abri de Rosette. Mon grand-oncle se moquait de moi, disant qu'ils n'oseraient. J'insistai si bien, qu'il consolida la petite bâtisse avec de plus grosses pierres et garantit le toit avec de plus grosses branches bien serrées.

Ce mouton m'occupa tout l'automne. L'hiver venu, il fallut bien quelquefois le mettre dans la maison par les grandes nuits de gelée. Le père Jean aimait la propreté, et, au contraire des paysans de ce temps-là, qui volontiers logeaient leurs bêtes et même leurs porcs avec eux, il répugnait à leur mauvaise odeur et ne les souffrait guère sous son nez. Mais je m'arrangeai pour tenir Rosette si propre et sa litière si fraîche, qu'il me passa ma petite volonté. Il faut dire qu'en même temps que je m'attachais si fort à Rosette, je prenais mieux à cœur mes autres devoirs. Je voulais si bien complaire à mon oncle et à mes cousins qu'ils n'eussent plus le courage de me rien refuser pour ma brebis. Je faisais à moi seule tout le ménage et tous les repas. La Mariotte ne m'aidait plus que pour les gros ouvrages. J'appris vite à laver et à rapiécer. J'emportais de l'ouvrage aux champs et je m'accoutumais à faire deux choses à la fois, car, tout en cousant, j'avais toujours l'œil sur Rosette. J'étais bonne bergère dans toute l'acception du mot. Je ne la laissais pas longtemps à la même place, afin de la tenir en appétit, je ne lui permettais pas d'épuiser la nourriture d'un même endroit, je la promenais tout doucement et lui choisissais son petit bout de pâturage au bord des chemins ; car les moutons n'ont pas grand jugement, il faut bien le dire ; ils broutent où ils se trouvent et ne quittent la place que lorsqu'il n'y a plus que de la terre à mordre. C'est bien d'eux qu'on peut dire qu'ils ne voient pas plus loin que leur nez, à cause de leur paresse à regarder. J'avais soin aussi de ne pas la presser, à l'heure où je la rentrais à l'étable, sur le chemin rempli de la poussière soulevée par les troupeaux. Je l'avais vue tousser en avalant cette poussière et je savais que les brebis ont la poitrine délicate. J'avais soin encore de ne pas mettre dans sa litière des herbes nuisibles comme la folle avoine dont la graine, quand elle est mûre, entre dans les narines ou pique les yeux et cause des enflures ou des plaies. Pour la même raison, je lui lavais la figure tous les jours, et c'est ce qui m'apprit à me laver et à me tenir propre moi-même, chose qu'on ne m'avait pas enseignée et que j'imaginai, avec raison, être aussi nécessaire à la santé des gens qu'à celle des bêtes. En devenant active et en me sentant nécessaire, je pris la crainte de la maladie, et, quoique maigre et chétive d'apparence, je devins vite très forte et presque infatigable.

Ne croyez pas que j'aie fini de parler de mon mouton. Il était écrit que mon amitié pour lui déciderait du reste de ma vie. Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que je vous parle de notre paroisse et de ses habitants.

Nous n'étions guère plus de deux cents âmes, c'est-à-dire environ cinquante feux répartis sur un espace d'une demi-lieue en longueur, car nous habitions en montagne, le long d'une gorge très étroite qui s'élargissait au milieu et formait un joli vallon rempli par le moutier de Valcreux et ses dépendances. Ce moutier était très grand et bien bâti, entouré de hauts murs avec des portes en arcades cintrées défendues par des tours. L'église était ancienne, petite, mais très haute et assez richement ornée en dedans. On y entrait par la grande cour, sur les côtés et au fond de laquelle il y avait de beaux bâtiments, réfectoire, salle de chapitre et logements pour douze religieux, sans compter les écuries, étables, granges et remises aux ustensiles ; car les moines étaient propriétaires de presque toute la paroisse et ils faisaient cultiver leurs terrains et rentrer leurs récoltes par corvées ; moyennant quoi, ils louaient à bas prix les maisons occupées par leurs paysans. Toutes ces maisons leur appartenaient.

Malgré cette grande richesse, les religieux de Valcreux étaient fort gênés. C'est une chose singulière que les gens qui n'ont point de famille ne sachent pas tirer bon parti de leur avoir. J'ai vu des vieux garçons entasser leurs écus en se privant de tout et mourir sans avoir songé à faire leur testament, comme s'ils n'avaient jamais aimé ni eux ni les autres. J'en ai vu aussi qui se laissaient piller pour avoir la paix et non pour faire le bien ; mais j'ai vu surtout ces derniers moines, et je vous assure qu'ils n'avaient aucun esprit d'aménagement. Ils ne songeaient ni à la famille qu'ils ne devaient point avoir, ni à l'avenir de leur communauté dont ils ne pouvaient avoir aucun souci. Ils ne se souciaient pas non plus du bon rendement de la terre et des soins qu'elle mérite. Ils vivaient au jour le jour comme des voyageurs dans un campement, faisant trop de culture sur un point, pas assez sur un autre, épuisant le sol qui se trouvait à leur convenance, négligeant celui qu'ils ne pouvaient pas ou ne savaient pas surveiller. Ils avaient dans le pays de plaine de grands étangs qu'ils auraient bien pu dessécher et ensemencer ; mais il aurait fallu acheter du poisson pour leur carême et ils trouvaient plus commode de le faire prendre chez eux. Ils avaient beaucoup de paresse et coupaient le bois qui se trouvait dans leur voisinage, laissant détériorer tout le reste. On les pillait beaucoup, et ils eussent rendu service au pauvre monde en lui apprenant l'honnêteté et en ne souffrant pas la paresse, qui rend voleur. Ils étaient trop indolents ou trop craintifs, ils ne disaient rien.

Il faut dire aussi que le temps ne leur était pas bien commode pour se faire respecter. Les gens de chez nous n'avaient pas à se plaindre de ces moines, qui n'étaient, pour la plupart, ni bons, ni méchants, qui n'eussent pas demandé mieux que de faire le bien, mais qui ne savaient pas le faire. Eh bien ! quelque doux qu'ils fussent, on s'en plaignait, on ne voulait plus les supporter, on ne les respectait plus, on commençait même à les mépriser. C'est assez la coutume du paysan, de faire peu de cas des gens qui gouvernent mal leurs affaires. Je peux dire comment le paysan voit les choses, puisque je suis de cette race-là. Il considère, avant tout, la terre qui le nourrit, et le peu qu'il en a est pour lui comme la moitié de son âme ; celle qu'il n'a pas, il la convoite, et, qu'elle soit à lui ou non, il la respecte, car c'est toujours de la terre, une chose où il croit voir et toucher le bienfait du Ciel. Dans mon jeune temps, il ne se souciait pas beaucoup de l'argent. Il ne savait pas s'en servir. Faire rouler, suer et produire les écus, c'était une science à l'usage des bourgeois. Chez nous autres, pour qui tout était échange, travail d'une part, payement en denrées, de l'autre, l'argent n'était pas un grand rêve. On en voyait si peu, on en maniait si rarement, qu'on n'y songeait point ; on ne pensait qu'à avoir un pré, un bois, un jardin à soi, et on disait :

— C'est un droit pour ceux qui travaillent et qui mettent des enfants au monde.

La dévotion seule retenait le paysan, mais elle ne retenait plus le bourgeois, et il y avait déjà longtemps qu'elle était une risée pour les nobles. Il n'y avait plus ni dons, ni offrandes, ni legs pour les couvents ; les grandes familles n'y envoyaient plus leurs derniers nés, que par rare exception ; le fonds ne se renouvelait donc pas, et la propriété se détériorait. L'état religieux n'était plus de mode quand il s'agissait de donner à l'église ; on aimait mieux être abbé et recevoir de l'État.

Aussi le moutier de Valcreux n'avait plus que six religieux au lieu de douze, et, quand, plus tard, la communauté fut dissoute, il n'en restait plus que trois.

Je reviens, je ne veux pas dire à mes moutons, puisque je n'en avais qu'un, mais à ma chère Rosette. L'été était venu et l'herbe se faisait si rare, même au revers des fossés, que je ne savais plus quoi inventer pour la nourrir. J'étais obligée d'aller loin dans la montagne, et je craignais les loups. J'étais désolée, la pluie n'arrivait point et Rosette se faisait maigre. Le père Jean, voyant le chagrin que j'en avais, ne me faisait pas de reproches, mais il était mécontent d'avoir mis son argent, ses trois livres tournois, à un achat qui coûtait tant de peine et annonçait si peu de profit.

Un jour que je passais le long d'un petit pré qui appartenait au moutier et qui était resté vert et touffu à cause de la rivière qui le traversait, Rosette s'arrêta devant la barrière et se mit à bêler si piteusement, que j'en fus comme affolée de chagrin et de pitié. La barrière était non fermée, mais poussée au ras du poteau, et même elle ne joignait point, car Rosette y fourra sa tête, et puis son corps et fit si bien qu'elle passa.

Je fus d'abord toute saisie en la voyant dans un enclos où je ne pouvais pas la suivre, moi qui avais du raisonnement, moi qui, étant une personne, savais qu'elle n'avait pas le droit de faire ce qu'elle faisait, la pauvre innocente ! Je commençais à sentir ma bonne conscience et à être fière de n'avoir jamais fait de pillerie, ce qui me valait toujours les compliments de mon oncle et le respect de mes cousins, encore que ceux-ci ne fussent pas aussi scrupuleux que moi. Je me demandais donc si mon devoir n'était pas de mettre ma religion à la place de celle qui manquait à Rosette. Je l'appelai, elle fit la sourde. Elle mangeait de si bon cœur, elle avait l'air si content !

Je la rappelai au bout d'un moment, d'un bon moment, je dois l'avouer, quand, tout à coup, je vis, de l'autre côté de la barrière, une jeune et douce figure de novice qui me regardait en riant.

II

Je me sentis bien honteuse ; pour sûr, ce garçon se moquait de moi, et il faut croire que j'avais beaucoup d'amour-propre, car cette honte me peina le cœur et je ne pus me retenir de pleurer.

Alors, le jeune religieux s'étonna et me dit d'une voix aussi douce que sa figure :

— Tu pleures, petite ? quel chagrin as-tu donc ?

— C'est, lui répondis-je, à cause de mon ouaille qui s'est sauvée dans votre pré.

— Eh bien, elle n'est pas perdue pour ça. Elle est contente puisqu'elle mange ?

— Elle est contente, je le sais bien ; mais, moi, je suis fâchée, parce qu'elle est en maraude.

— Qu'est-ce que ça veut dire, en maraude ?

— Elle mange sur le bien d'autrui.

— Le bien d'autrui ! tu ne sais ce que tu dis, ma petite. Le bien des moines est à tout le monde.

— Ah ! c'est donc qu'il n'est plus aux moines ? Je ne savais pas.

— Est-ce que tu n'as pas de religion ?

— Si fait, je sais dire ma prière.

— Eh bien, tu demandes tous les matins à Dieu ton pain quotidien, et l'Église, qui est riche, doit donner à ceux qui demandent au nom du Seigneur. Elle ne servirait à rien si elle ne servait à répandre la charité.

J'ouvrais de grands yeux et ne comprenais guère, car, sans être bien méchants, les moines de Valcreux se défendaient tant qu'ils pouvaient contre les pillards, et il y avait le père Fructueux qui remplissait les fonctions d'économe, et qui faisait grand bruit et de grosses menaces aux pâtours pris en faute. Il les poursuivait avec une houssine, pas bien loin, il est vrai, il était trop gras pour courir ; mais il faisait peur tout de même et on le disait méchant, encore qu'il n'eût pas battu un chat.

Je demandai au jeune garçon si le père Fructueux serait consentant de voir mon mouton manger son herbe.

— Je n'en sais rien, répondit-il ; mais je sais que l'herbe n'est point à lui.

— Et à qui donc est-elle ?

— Elle est à Dieu, qui la fait pousser pour tous les troupeaux. Tu ne me crois pas ?

— Dame ! je ne sais. Mais ce que vous me dites là m'arrangerait bien ! Si ma pauvre petite Rosette pouvait manger sa faim chez vous pendant la grande sécheresse, je vous réponds que je ne ferais pas la paresseuse pour ça. Sitôt les gazons repoussés dans la montagne, je me remettrais à l'y conduire, je vous dis la vérité.

— Eh bien, laisse-la où elle est, et viens la chercher ce soir.

— Ce soir ? oh ! nenni ! Si les moines la voient, ils la mettront chez eux, en fourrière, et mon grand-oncle sera forcé d'aller la redemander et d'endurer leurs reproches : et moi, il me grondera et me dira que je suis une vilaine comme les autres, ce qui me fera beaucoup de peine.

— Je vois que tu es une enfant bien élevée. Où donc demeure-t-il, ton grand-oncle ?

— Là-haut, la plus petite maison à la moitié du ravin. La voyez-vous ? celle après les trois gros châtaigniers ?

— C'est bien, je te conduirai ton mouton quand il aura assez mangé.

— Mais si les moines vous grondent ?

— Ils ne me gronderont pas. Je leur expliquerai leur devoir.

— Vous êtes donc maître chez eux ?

— Moi ? pas du tout. Je ne suis rien qu'un élève. On m'a confié à eux pour être instruit et pour me préparer à être religieux quand je serai en âge.

— Et quand est-ce que vous serez en âge ?

— Dans deux ou trois ans. J'en ai bientôt seize.

— Alors, vous êtes novice, comme on dit ?

— Pas encore, je ne suis ici que depuis deux jours.

— C'est donc ça que je ne vous ai jamais vu ? Et de quel pays êtes-vous ?

— Je suis de ce pays ; as-tu entendu parler de la famille et du château de Franqueville ?

— Ma foi, non. Je ne connais que le pays de Valcreux. Est-ce que vos parents sont pauvres, pour vous renvoyer comme ça d'avec eux ?

— Mes parents sont très riches ; mais nous sommes trois enfants, et, comme ils ne veulent pas diviser leur fortune, ils la gardent pour le fils aîné. Ma sœur et moi, nous n'aurons qu'une part une fois faite, pour entrer chacun dans un couvent.

— Quel âge est-ce qu'elle a, votre sœur ?

— Onze ans : et toi ?

— Je n'ai pas encore treize ans faits.

— Alors, tu es grande, ma sœur est plus petite que toi de toute la tête.

— Sans doute que vous l'aimez, votre petite sœur ?

— Je n'aimais qu'elle.

— Ah bah ! et vos père et mère ?

— Je ne les connais presque pas.

— Et votre frère ?

— Je le connais encore moins.

— Comment ça se fait-il ?

— Nos parents nous ont fait élever à la campagne, ma sœur et moi, et ils n'y viennent pas souvent, ils vivent avec le fils aîné à Paris. Mais tu n'as jamais entendu parler de Paris, puisque tu ne connais pas seulement Franqueville.

— Paris où il y a le roi ?

— Justement.

— Et vos parents demeurent chez le roi !

— Oui, ils servent dans sa maison.

— Ils sont les domestiques du roi ?

— Ils sont officiers ; mais tu ne comprends rien à tout cela et cela ne peut t'intéresser. Parle de ton mouton. Est-ce qu'il t'obéit quand tu l'appelles ?

— Pas trop, quand il est affamé comme aujourd'hui.

— Alors, quand je voudrai te le ramener, il ne m'obéira pas ?

— Ça se peut bien. J'aime mieux attendre, puisque vous le souffrez un peu chez vous.

— Chez moi ? Je n'ai pas de chez moi, ma petite, et je n'en aurai jamais. On m'a élevé dans cette idée-là que rien ne devait m'appartenir, et toi qui as un mouton, tu es plus riche que moi.

— Et ça vous fait de la peine de ne rien avoir ?

— Non, pas du tout ; je suis content de n'avoir pas à me donner de mal pour des biens périssables.

Périssables ? Ah ! oui, mon mouton peut périr !

— Et vivant, il te donne du souci ?

— Sans doute, mais je l'aime et ne regrette pas mon soin. Vous n'aimez donc rien, vous ?

— J'aime tout le monde.

— Mais pas les moutons ?

— Je ne les aime ni ne les hais.

— C'est pourtant des bêtes bien douces. Est-ce que vous aimez les chiens ?

— J'en ai eu un que j'aimais. On n'a pas voulu qu'il me suive au couvent.

— Alors vous avez du chagrin d'être comme ça tout seul de chez vous, en pénitence chez les autres ?

Il me regarda d'un air étonné, comme s'il n'avait pas encore pensé à ce que je lui disais, et puis, il répondit :

— Je ne dois me faire de peine à propos de rien. On m'a toujours dit : « Ne vous mêlez de rien, ne vous attachez à rien, apprenez à ne vous affecter de rien. C'est votre devoir et vous n'aurez de bonheur qu'en faisant votre devoir. »

— C'est drôle, ça ! mon grand-oncle me dit tout à fait la même chose ; mais il dit que mon devoir est de m'occuper de tout, d'être bonne à tout dans la maison et d'avoir du cœur pour toute sorte d'ouvrages. Sans doute qu'on dit ça aux enfants des pauvres et qu'on dit autrement aux enfants riches.

— Non ! on dit cela aux enfants qui doivent entrer dans les couvents. Mais voilà l'heure de me rendre aux offices de la vêprée. Tu rappelleras ton mouton quand tu voudras, et, si tu veux le ramener demain...

— Oh ! je n'oserais !

— Tu peux le ramener, je parlerai à l'économe.

— Il fera votre volonté ?

— Il est très bon, il ne me refusera pas.

Le jeune homme me quitta et je le vis qui rentrait par les jardins, au son de la cloche. Je laissai encore un peu pâturer Rosette, et puis je la rappelai et la ramenai à la maison. Depuis ce jour-là, je me suis très bien souvenue de tout ce qui est survenu dans ma vie. Je ne fis d'abord pas de grandes réflexions sur mon entretien avec ce jeune moine. J'étais toute à l'idée riante que peut-être il m'obtiendrait un permis de pâturage de temps en temps pour Rosette. Je me serais contentée de peu. J'étais comme portée naturellement à la discrétion, mon oncle m'ayant donné en tout des exemples de politesse et de sobriété.

Je n'étais pas grande conteuse, mes cousins, très moqueurs, ne m'y encourageaient point ; mais, le permis de pâturage me trottant par la tête, je racontai ce soir-là à souper tout ce que je viens de raconter, et je le fis même assez exactement pour attirer l'attention de mon grand-oncle.

— Ah ! oui-dà ! fit-il, ce jeune monsieur qu'ils ont amené au couvent lundi soir et que personne n'avait encore vu, c'est le petit Franqueville ! un cadet de grande maison, c'est comme cela qu'on dit. -- Vous connaissez bien Franqueville, mes gars ? un beau manoir, da !

— J'y ai passé une fois, dit le plus jeune. C'est loin, loin du côté de Saint-Léonard en Limousin.

— Bah ! douze lieues, dit Jacques, en riant, ça n'est pas si loin ! j'y ai été une fois aussi, la fois que le supérieur de Valcreux m'a donné une lettre à porter et qu'il m'a prêté la bourrique du moutier pour gagner du temps. Sans doute que c'était affaire pressante, car il ne la prête pas volontiers, la grand-bourrique !

— Ignorant ! reprit mon grand-oncle, ce que tu appelles bourrique c'est une mule.

— Ça ne fait rien, grand-père ! j'ai bien vu la cuisine du château et j'ai parlé à l'homme d'affaires, qui s'appelle M. Prémel. J'ai bien vu aussi le jeune monsieur, et à présent je comprends que la lettre, c'était pour manigancer son entrée au couvent.

— C'était une affaire manigancée depuis qu'il est au monde, reprit le père Jean. On n'attendait que l'âge, et moi, qui vous parle, j'ai eu ma défunte nièce, la mère à la petite que voilà, vachère dans le château en question. Je peux très bien dire ce qui en est de la famille. C'est des gens qui ont pour deux cent mille bons écus de terre au soleil, et des terres bien en rapport. Ça n'est pas négligé et pillé comme celles du moutier d'ici. L'homme d'affaires, l'intendant, comme ils l'appellent, est un homme entendu et très dur ; mais c'est comme ça qu'il faut être quand on est chargé d'une grosse régie.

Pierre observa que ce n'était pas la peine d'être si riche, quand on mettait de côté deux enfants sur trois. Il blâma, au point de vue des idées nouvelles qui commençaient à pénétrer jusque dans nos chaumières, le parti que prenaient encore certains nobles à l'égard de leurs cadets.

Mon oncle était un paysan de la vieille roche ; il défendit le droit d'aînesse, disant que, sans cela, tous les grands biens seraient gaspillés.

On se querella un peu. Pierre, qui avait la tête vive, parla haut à son grand-père et finit par lui dire :

— C'est bien heureux que les pauvres n'aient rien à se partager, car voilà mon frère aîné que j'aime beaucoup et que je serais forcé de détester si je savais qu'il y a chez nous quelque chose dont je n'aurai rien.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit le vieux ; c'est des idées de gueux que vous avez là. Dans la noblesse, on pense plus haut, on ne regarde qu'à la conservation de la grandeur, et les plus jeunes se font l'honneur de se sacrifier pour conserver les biens et les titres dans la famille.

Je demandai ce que cela voulait dire se sacrifier.

— Tu es trop petite pour savoir ça, répondit le père Jean.

Et il alla se coucher en marmottant tout bas sa prière.

Comme je répétais entre mes dents sacrifier, qui était un mot tout nouveau pour moi, Pierre qui aimait à faire l'entendu, me dit :

— Je sais, moi, ce que veut dire le grand-père. Il a beau défendre les moines, et les moines ont beau avoir des biens et le plaisir de ne rien faire, on sait qu'il n'y a pas de gens plus malheureux.

— Pourquoi sont-ils malheureux ?

— Parce qu'on les méprise, répondit Jacques en haussant les épaules.

Et il alla se coucher aussi.

Je restai un petit moment après avoir rangé le souper tout doucement pour ne point éveiller le père Jean, qui ronflait déjà, et, comme Pierre couvrait le feu qui était notre seule clarté dans la chambre, je m'approchai de lui pour causer tout bas. J'étais tourmentée de savoir pourquoi les moines étaient méprisés et malheureux.

— Tu vois bien, me dit-il, que c'est des hommes qui n'ont ni femmes ni enfants. On ne sait pas seulement s'ils ont père et mère, frères ou sœurs. Sitôt qu'ils sont encagés, leur famille les oublie ou les abandonne. Ils perdent jusqu'à leur nom, c'est comme s'ils étaient tombés de la lune. Ils deviennent tous gras et laids, et sales dans leurs grandes robes, encore qu'ils aient le moyen de se tenir propres. Et puis ça s'ennuie à marmotter des prières à toute heure. Il est bon de prier Dieu, mais j'ai dans mon idée qu'il n'en demande pas tant, et que ces moines lui cassent la tête avec leurs cloches et leur latin. Enfin, c'est du monde qui ne sert à rien. On devrait les renvoyer chez eux, et donner leurs terres à ceux qui sauraient les travailler.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais faire cette réflexion, mais elle me paraissait oiseuse. J'avais appris le respect de la propriété. Il me semblait impossible d'y rien changer et inutile de le désirer,

— Tu dis des bêtises, répondis-je au petit Pierre. On ne peut pas empêcher les riches d'être riches ; mais qu'est-ce que tu penses de ce jeune apprenti moine qui m'a permis de faire manger Rosette dans le pré du moutier ? Est-ce que tu crois qu'on l'écoutera ?

— On ne l'écoutera pas, dit Pierre ; c'est un poulain qui ne sait pas encore tirer la charrue. Les vieux qui connaissent leur métier te prendront ton ouaille s'ils la voient chez eux, et le novice ira en punition pour avoir désobéi.

— Oh ! alors, je n'y retournerai plus. Je ne veux pas le faire punir, lui qui est si bon et si honnête !

— Tu peux y retourner pendant les offices du matin. Le père Fructueux ne quitte pas l'église à ces heures-là.

— Non, non ! m'écriai-je, je ne veux pas m'apprendre à voler !

Je m'endormis toute préoccupée. Je ne songeais plus tant à Rosette qu'à ce garçon de si bon cœur qui était condamné à être malheureux, méprisé, sacrifié, comme disait mon grand-oncle. Il vint, dans la nuit, un gros orage avec des éclairs à tout embraser et des roulements de tonnerre à faire dresser les cheveux. Du moins, voilà ce que le grand-oncle nous dit au matin, car il était le seul de la maison qui eût entendu le bruit : la jeunesse dort si bien, même dans une masure mal close ! mais quand j'ouvris le contrevent qui servait de fenêtre, -- nous ne connaissions pas l'usage des vitres, -- je vis la terre toute trempée et l'eau qui ruisselait encore autour du rocher par mille petits sillons qu'elle s'était creusés dans le sable. Je courus voir si le vent n'avait pas emporté ma bergerie. Elle avait tenu bon, et je fus joyeuse, car la pluie, c'était de l'herbe avant peu de jours.

Sur le midi, le soleil se montra et je partis avec Rosette pour un petit endroit bien abrité dans les grosses roches, où il y avait toujours quelque peu de verdure et où les autres pâtours n'allaient guère, la descente étant mal commode et non sans danger. Je m'y trouvai seule et je m'assis au bord de l'eau troublée et toute écumeuse du torrent. J'y étais depuis un bout de temps quand je m'entendis appeler par mon nom, et bientôt je vis le jeune moine qui descendait le ravin et venait à moi. Il était très propre dans sa robe neuve ; il avait l'air content, il sautait hardiment de pierre en pierre. Il me parut le plus joli du monde. -- Et pourtant il n'était pas beau, mon pauvre cher Franqueville ; mais son air était si bon, il avait des yeux si clairs et un visage si doux, que jamais sa figure n'a fait déplaisir ou répugnance à personne.

J'étais bien surprise :

— Comment donc, lui dis-je, avez-vous fait pour me trouver, et qui est-ce qui vous a dit mon nom ?

— Je te dirai cela tout à l'heure, répondit-il. Déjeunons, j'ai grand-faim.

Et il tira de sa robe un petit panier où il y avait du pâté et une bouteille contenant deux choses auxquelles je n'avais jamais goûté, de la viande et du vin ! Je me fis beaucoup prier pour manger de la viande. Moitié discrétion, moitié méfiance, je n'avais que du dégoût pour cet aliment nouveau, que je trouvai pourtant bon ; mais le vin me sembla détestable et ma grimace fit beaucoup rire mon nouvel ami.

Tout en mangeant il m'apprit ce qui suit :

Il ne fallait plus l'appeler ni Monsieur, ni Franqueville ; il était désormais frère Émilien, Émilien étant son nom de baptême. Il avait demandé à l'économe la permission de pâturage pour Rosette et, à sa grande surprise, il ne l'avait point obtenue. Le père Fructueux lui avait donné toute sorte de raisons qu'il n'avait pas comprises ; mais, le voyant fâché, il lui avait permis de me donner à manger quand il voudrait, et, sans se le faire dire deux fois, frère Émilien avait mis son dîner dans un panier et s'était rendu à la maison que je lui avais montrée la veille. Il n'y avait trouvé personne, mais une vieille femme qu'il rencontra, qu'il me décrivit et en qui je reconnus la Mariotte, lui avait à peu près indiqué l'endroit où je devais être, en lui disant que je m'appelais Nanette Surgeon. Il s'était bien dirigé et paraissait être habitué à courir la montagne. En somme, c'était, comme je l'ai bien vu par la suite, un paysan plus qu'un monsieur. On ne lui avait rien appris, il s'était enseigné lui-même. On ne lui avait point permis de suivre les chasses des autres gentilshommes, il s'était fait braconnier sur ses propres terres et il tuait bien adroitement des perdrix et des lièvres ; mais, comme cela lui était défendu, il les donnait aux paysans qui lui enseignaient les remises et lui gardaient le secret. Il avait appris avec eux à nager, à se tenir à cheval, à grimper aux arbres et même à travailler comme eux, car il était fort, quoique d'apparence assez chétive.

On peut croire que tout ce que je vais dire de lui pour faire connaître son caractère et sa situation ne me fut pas dit ce jour-là et dans cet endroit-là ; je n'en eusse pas compris le quart, il m'a fallu des années pour me rendre compte de ce que je résume ici.

Émilien de Franqueville était né intelligent et résolu. Pour l'empêcher de prétendre au premier rang dans la famille, on avait travaillé à tuer son âme et son esprit. Son frère n'était pas, à ce qu'il paraît, aussi bien doué que lui, mais il était l'aîné, et, dans cette famille de Franqueville, tous les cadets avaient été dans les ordres. C'était une loi à laquelle on n'avait jamais manqué et qui se transmettait de père en fils. Le marquis père d'Émilien trouvait cela fort bien vu ; c'était une mesure d'ordre qui renchérissait sur la loi de l'État. Il disait que cela simplifiait les affaires d'héritage où les procureurs, en mettant le nez et en suscitant des procès, trouvaient toujours moyen de démanteler la propriété. Un garçon doté pour le cloître n'avait plus rien à prétendre. Il n'avait pas de descendance, partant il ne laissait pas d'éléments de chicane pour l'avenir. Enfin c'était réglé, et le petit Émilien sut à peine connaître sa main droite de sa main gauche, qu'on lui enseigna la chose sans lui permettre de la discuter.

On peut penser qu'il y eut en lui quelques révoltes. Elles furent si vite et si bien étouffées, qu'il entra dans la vie déjà mort à bien des choses et aussi naïf à seize ans qu'un autre à huit. On lui avait donné pour précepteur une espèce d'idiot qui eut pour tout esprit celui de comprendre qu'il fallait tâcher de rendre son élève idiot comme lui. N'en venant pas à bout, car Émilien avait naturellement de l'esprit et du bon sens, il fit semblant de l'instruire et de le surveiller, tout en le laissant complètement à lui-même. Aussi l'enfant savait-il à peine lire et écrire quand il vint au couvent ; mais il avait beaucoup réfléchi et beaucoup raisonné à sa guise, et il s'était refait une âme à lui seul.

Il avait donné son cœur à Dieu, comme sont portés à le faire ceux qui n'ont que lui pour ami et pour soutien ; mais, plus son précepteur voulait lui expliquer Dieu à sa manière, plus l'élève le comprenait à la sienne. Il ne regimbait point contre l'Église. Il se contentait de la regarder comme une chose de ce monde qu'il ne faut point placer trop haut et qu'on peut blâmer et critiquer quand elle ne marche pas dans le vrai chemin du Ciel. Ce qu'il m'avait dit dès le premier jour, il le pensa toute sa vie. L'Église, selon lui, ne devait servir qu'à faire aimer Dieu, à consoler les peines et à secourir le malheur. Pour tout le reste, il ne s'en souciait guère, ne querellait point, laissait dire et agissait selon sa conscience. Enfin, à force d'être négligé et abandonné à lui-même, en même temps qu'on le plaçait en dehors de tout, il s'était fait un monde à part selon ses rêves et il avait pris un goût d'indépendance sauvage. Il ne résistait à personne et cédait même à tout par complaisance ou par ennui ; mais il ne se laissait convaincre de rien et se dépêchait d'échapper à toute contrainte aussitôt qu'on ne faisait plus attention à lui. À force d'être privé de tout ce que l'on envie, il méprisait tout ce qui lui était refusé.

III

Quand nous eûmes déjeuné, il fit un somme sur le rocher que le soleil chauffait. Il me demanda en s'éveillant à quoi je pensais en tricotant et en surveillant mon ouaille.

— À l'ordinaire, lui dis-je, je pense à cinquante choses dont je ne me souviens pas après ; mais, aujourd'hui, je n'ai pensé qu'à m'étonner de vous. Vous faites donc tout ce que vous voulez avec les moines, que vous passez comme ça la journée où vous voulez et comme il vous plaît ?

— Je ne sais pas si les moines me tourmenteront pour cela, répondit-il. Je ne le crois pas, je leur apporte une jolie petite somme si je prononce mes vœux, et ils n'ont point envie de me dégoûter de leur compagnie avant de tenir mon argent ; j'ai déjà vu cela. Quant à m'instruire, ils ne doivent pas y tenir beaucoup.

— Pourquoi donc ?

— Pour une raison bien simple, c'est qu'ils n'en savent guère plus long que moi, et que, s'ils ne faisaient pas durer ce qu'ils ont à m'apprendre, ils seraient trop vite au bout.

— Vous les méprisez donc aussi, vous, vos moines ?

— Je ne les méprise pas, je ne méprise personne. Ils me paraissent très doux et je ne leur ferai pas plus de peine qu'ils ne m'en feront.

— Alors, vous viendrez quelquefois me voir aux champs ?

— Je ne demande pas mieux, je t'apporterai à manger tant que tu voudras.

Je devins rouge de dépit.

— Je n'ai pas besoin que vous me fassiez manger, lui dis-je ; j'ai tout ce qu'il faut chez nous et j'aime mieux nos châtaignes que vos pâtés.

— Alors, c'est pour le plaisir de me voir que tu me dis de revenir.

— C'était pour ça ; mais, si vous croyez...

— Je ne crois que ce que tu dis : tu es une bonne petite fille, et puis tu me rappelles ma sœur ; j'aurai du plaisir à te revoir.

Depuis ce jour, nous nous vîmes très souvent. Il avait très bien jugé comment les moines de Valcreux agiraient avec lui ; ils le laissèrent libre d'employer son temps comme il l'entendait et ne lui demandèrent que d'assister à certains offices, ce à quoi il se soumit. Il eut bientôt fait connaissance avec mes deux cousins, et il nous fit rire un jour en nous racontant que le prieur l'avait mandé pour lui dire qu'après avoir réfléchi à son jeune âge, il avait cru devoir prendre le parti de le dispenser des offices de matines.

— Croirez-vous, ajouta Émilien, que j'ai eu la simplicité de le remercier et de lui dire qu'ayant l'habitude de me lever avec le jour, il ne me fâchait point d'assister aux matines ? Il a insisté, et moi j'insistais aussi pour lui marquer ma soumission. C'était une bonne scène. Enfin, le frère Pamphile m'a poussé le coude, et je l'ai suivi dans le préau où il m'a dit : « Mon garçon, si vous voulez absolument aller à matines, vous irez seul, car il y a plus de dix ans qu'aucun de nous n'y a été, et le père prieur serait bien embarrassé pour nous y contraindre, lui qui nous a invité à supprimer cette mortification inutile. » Je lui ai demandé alors pourquoi on sonnait cet office. Il m'a répondu qu'il fallait bien laisser le sonneur gagner sa vie, parce que c'est un pauvre homme de la paroisse qui ne sait rien faire autre chose.

Jacques prétendit qu'il y avait une meilleure raison.

— Les moines, dit-il, sont des cafards ; ils veulent laisser croire aux paroissiens qu'ils disent leurs prières, tandis qu'ils dorment la grasse matinée sur leurs gros lits de plume.

Jacques ne perdait pas l'occasion d'abîmer les religieux et il ne se gênait pas pour dire à Émilien qu'il avait tort de s'engager dans ce régiment de fainéants. Quand mon grand-oncle l'entendait, il le faisait taire, mais le petit frère -- c'est comme cela que nous appelions Émilien -- répondait au père Jean :

— Laissez dire ; les moines ont le devoir d'être jugés comme les autres hommes. Je les connais, je dois m'arranger pour vivre avec eux. Je ne les accuse pas, mais je ne me crois pas obligé de les défendre. Si leur métier paraît inutile, c'est leur faute.

Quand nous étions entre nous dans la famille, nous parlions presque toujours du petit frère. Notre pauvre vie n'était pas assez variée pour que les fréquentes visites d'un nouveau venu et les heures qu'il passait quelquefois avec nous ne nous semblassent point de gros événements. Petit Pierre l'aimait à plein cœur et le défendait contre Jacques, qui le considérait fort peu. En cela, il se trouvait assez d'accord avec mon grand-oncle, qui reprochait à Émilien de ne pas savoir tenir son rang, d'oublier qu'il était un Franqueville, enfin de n'être pas aussi recueilli qu'un futur religieux devait l'être.

— C'est une tête légère, disait-il, et ça ne fera jamais ni un bon noble ni un bon moine. Ça n'est pas méchant, ça n'est même que trop bon ; ça paraît honnête, ça ne songe pas encore aux filles, mais ça ne se tourmente ni de ce monde ni de l'autre, et pourtant quand on n'est pas bon pour l'épée, il faudrait être bon pour l'autel.

— Qu'est-ce qui vous dit qu'il n'aurait pas été bon pour l'épée ? s'écriait Pierre tout ému. Il n'a peur de rien, et ça n'est pas sa faute si on n'en a pas fait un bon soldat au lieu d'en faire un cheti' moine.

J'écoutais tous ces jugements sans bien savoir lequel croire. J'avais d'abord rêvé une grande amitié avec le petit frère ; mais il ne faisait pas à moi l'attention que je faisais à lui. Toujours bon, prêt à obliger, à passer son temps au hasard avec le premier venu, il ne pensait à moi que quand il me voyait. Je m'étais imaginé lui remplacer sa petite sœur et le consoler de ses peines à confier mais il n'avait plus de peines à confier. Il disait sa position à tout le monde sans faire de réflexions, et racontait les malheurs de son enfance sans paraître les avoir sentis ; cela tenait peut-être à une espèce de sourire continuel qui paraissait augmenter quand il disait des choses tristes et qu'il lui donnait un air de niaiserie indifférente. Enfin il n'était pas l'enfant sacrifié dont je m'étais fait je ne sais quelle idée, et je me remis à lui préférer Rosette, qui avait besoin de moi, tandis que lui n'avait besoin de personne.

L'hiver, un rude hiver, celui de* *88 se passa ainsi, de même que le printemps de 89. On s'occupait bien peu de politique à Valcreux. Nous ne savions pas lire, nous étions encore pour la plupart, sinon en droit, du moins en fait, serfs mainmortables de l'abbaye. Les moines ne nous foulaient pas trop pour les corvées, mais ils ne nous passaient rien sur les dîmes, et, comme on regimbait toujours, ils causaient avec nous le moins possible. S'ils savaient des nouvelles du dehors, ils ne nous en disaient rien. Notre province était des plus tranquilles et les personnes des environs qui avaient affaire au moutier ne s'arrêtaient guère à nous parler. Un paysan de ce temps-là était si peu de chose !

La révolution était donc commencée et nous ne le savions pas. Pourtant le bruit de la prise de la Bastille se répandit un jour de marché, et comme cela causait quelque émotion dans la paroisse, je fus envieuse de savoir ce que cela pouvait être : la Bastille !

Les explications de mon grand-oncle ne me satisfaisaient pas, parce qu'elles étaient toujours contredites par mes cousins ; quelquefois devant lui, ce qui le fâchait beaucoup. Je guettai donc le petit frère pour le questionner, et, quand j'eus réussi à le joindre au milieu de son école buissonnière, je le priai, lui qui devait connaître plus de choses que nous, de me dire pourquoi les uns se réjouissaient, et pourquoi les autres s'inquiétaient de la Bastille. Dans mon idée, c'était une personne qu'on avait mise en prison.

— C'est-à-dire, me répondit-il, que la Bastille était une prison affreuse que les gens de Paris ont jetée à bas.

Et il m'expliqua dans un sens très révolutionnaire la chose et l'événement. En réponse à d'autres questions, il m'apprit que les moines de Valcreux regardaient la victoire des Parisiens comme un très grand malheur. Ils disaient que tout était perdu et parlaient de faire réparer les brèches du couvent pour se défendre contre les brigands.

Nouvelles questions de ma part. Émilien fut embarrassé de me répondre. Il n'en savait guère plus que moi.

Nous étions à la fin de juillet, et je connaissais déjà le petit frère depuis près d'un an. J'avais mon franc parler avec lui comme avec tout le monde de l'endroit, et je m'impatientai de le voir aussi peu au fait que nous autres.

— C'est drôle, lui dis-je, que vous ne soyez pas mieux instruit ! Vous dites que chez vous on ne vous apprenait rien ; mais, depuis le temps que vous êtes au couvent pour apprendre, vous devriez à tout le moins savoir lire, et Jacques dit que vous ne savez guère.

— Puisque Jacques ne sait pas du tout, il ne peut pas en juger.

Il dit qu'il avait apporté de la ville un papier que vous avez si mal lu qu'il n'y a rien compris.

— C'est peut-être sa faute ; mais je ne veux point mentir. Je lis très mal et j'écris comme un chat.

— Savez-vous au moins compter ?

— Oh ! ça non, et je ne le saurai jamais. À quoi cela me servirait-il ? je ne dois jamais rien avoir !

— Vous pourriez, quand vous serez vieux, devenir l'économe du couvent, quand le père Fructueux sera mort.

— Dieu m'en préserve ! J'aime donner, je déteste refuser.

— Mon grand-oncle dit qu'à cause de votre grande noblesse, vous pourriez même devenir le supérieur du moutier.

— Eh bien, j'espère que je n'en serai jamais capable.

— Enfin pourquoi êtes-vous comme ça ? C'est une honte que de rester simple quand on peut devenir savant. Moi, si j'avais le moyen, je voudrais apprendre tout.

Tout ! rien que ça ? Et pourquoi donc voudrais-tu être si savante ?

— Je ne peux pas vous dire, je ne sais pas, mais c'est mon idée ; quand je vois quelque chose d'écrit, ça m'enrage de n'y rien connaître.

— Veux-tu que je t'apprenne à lire ?

— Puisque vous ne savez pas ?

— Je sais un peu, j'apprendrai tout à fait en l'enseignant.

— Vous dites ça, mais vous n'y songerez plus demain. Vous avez la tête si folle !

— Ah çà, tu me grondes bien fort aujourd'hui, petite Nanon. Nous ne sommes donc plus amis ?

— Si fait ; mais pourtant je me demande souvent si on peut faire amitié avec un quelqu'un qui ne se soucie ni de lui ni des autres.

Il me regarda avec son sourire insouciant ; mais il ne sut rien trouver à me répondre, et je le vis qui s'en allait la tête droite, sans regarder tout le long de la haie comme il avait coutume de faire pour chercher des nids ; peut-être bien qu'il pensait à ce que je venais de lui dire.

Deux ou trois jours après, comme j'étais au pâturage avec d'autres enfants de mon âge, la Mariotte et cinq ou six autres femmes vinrent tout épeurées, nous dire de rentrer.

— Qu'est-ce qu'il y a donc ?

— Rentrez, rentrez ! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n'est que temps.

La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette, qui n'était pas trop contente car ce n'était pas son heure de quitter l'herbage.

Je trouvai mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et barricader toutes les huisseries. Ils n'étaient pas bien rassurés, tout en disant que le danger ne pressait point tant.

— Le danger y est, répondit mon oncle quand nous fûmes bien enfermés. À présent que nous voilà tous les quatre, il s'agit de s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer ; c'est à la grâce de Dieu ; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier, et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.

— Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme ça toute la paroisse ?

— Ils y sont obligés ! Nous sommes leurs sujets, nous leur devons la dîme et l'obéissance, mais ils nous doivent l'asile et la protection.

Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut, cette fois, de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié ; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mit à démonter nos pauvres grabats ; je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre.

Le linge ne fit pas un gros paquet, les vêtements non plus.

Pourvu, me disais-je, que les moines consentent à recevoir Rosette !

En attendant, ne sachant rien et n'osant questionner, j'obéis machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin, je compris que les brigands allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer, non pas tant par peur de perdre la vie, je ne me faisais encore aucune idée de la mort, que pour le chagrin d'abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela, je n'étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à leurs dangers personnels.

La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée du toit nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et courraient au moutier.

La nuit venue, Jacques et lui se décidèrent à descendre le ravin et à aller frapper à la porte du couvent ; mais elle avait été fermée tout le jour, elle l'était encore et il fut impossible de se la faire ouvrir. Personne même ne vint parlementer à travers le guichet. On eût dit que le moutier était désert.

— Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu'ils ne veulent recevoir personne. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.

— M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.

— Je m'étonne, dit Pierre, que le petit frère se soit caché comme ça avec eux. Il n'est pas craintif, lui, et j'aurais cru qu'il viendrait nous défendre, ou qu'il nous ferait entrer avec lui dans le moutier.

— Ton petit frère est aussi capon qu'eux, dit Jacques, sans songer à se rendre cette justice qu'il avait tout aussi peur que qui que ce soit.

Mon grand-oncle eut alors l'idée de s'informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus, et suivant l'ombre des buissons comme s'ils eussent été eux-mêmes des brigands méditant quelque mauvais coup.

Nous restions seuls, Pierre et moi, avec l'injonction de nous tenir sur le pas de la porte, l'oreille au guet, prêts à fuir, si nous entendions quelque mauvais bruit.

Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein de belles étoiles, l'air sentait bon, et nous avions beau écouter, on n'entendait pas le moindre bruit de bon ou de mauvais augure. Dans toutes les maisons éparses le long du ravin et presque toutes isolées, on avait fait comme nous ; on avait fermé les portes, éteint les feux, et on s'y parlait à voix basse. Il n'était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait cette nuit-là, on était comme hébété par la crainte, on n'osait pas respirer. Le souvenir de cette panique est resté dans nos campagnes comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la révolution. On l'appelle encore l'année de la grand-peur.

Rien ne remuait dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombre. Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit qu'elles n'étaient pas à la même place aux mêmes heures durant le cours de l'année et finit par s'endormir profondément.

Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule, mais je ne pense pas en être venue à bout plus d'un moment.

Je fus réveillée par un pied qui me heurtait dans l'ombre, et, ouvrant les yeux, je vis comme un fantôme gris qui se penchait sur moi. Je n'eus guère le temps d'avoir peur, la voix du fantôme me rassura, c'était celle du petit frère.

— Que fais-tu donc là, Nanon ? me disait-il ; pourquoi dors-tu dehors, sur la terre nue ? J'ai été au moment de marcher sur toi.

— Est-ce que les brigands arrivent ? lui dis-je en me relevant.

— Les brigands ! il n'y a pas de brigands, ma pauvre Nanette ! Toi aussi tu y as cru ?

— Mais oui. Comment savez-vous qu'il n'y en a pas ?

— Parce que les moines en rient et disent qu'on a bien fait d'inventer ça pour dégoûter les paysans de la révolution.

— Alors c'est une attrape ! Oh bien, en ce cas, je vais ranger Rosette et faire le souper pour quand mon grand-oncle rentrera.

— Il est donc dehors ?

— Eh oui, il a été voir si le monde a décidé de se cacher ou de se défendre.

— Il ne trouvera pas une porte ouverte et personne ne voudra lui ouvrir. C'est ce qui m'est arrivé aussi. Dès que j'ai compris qu'il n'y avait rien à craindre, je suis sorti du couvent par une brèche pour aller rassurer les amis de la paroisse ; mais je n'ai trouvé encore à parler qu'à toi. Est-ce que tu es toute seule ?

— Non, voilà Pierre qui dort comme dans son lit. Ne le voyez-vous point ?

— Ah ! si fait. Je le vois à présent. Eh bien, puisqu'il est si tranquille, laissons-le. Je vas t'aider à rentrer ton mouton et à rallumer ton feu,

Il m'aida en effet, et, tout en agissant, nous causions.

Je lui demandai à quelles maisons il avait frappé avant de venir chez nous. Il m'en désigna une demi-douzaine.

— Et nous, lui dis-je, vous n'avez songé à nous qu'en dernier ? Si quelqu'un vous eût ouvert ailleurs, vous y seriez resté à causer ?

— Non, j'aurais été avertir tout le monde. Mais tu me fais une mauvaise querelle, Nanon. Je comptais bien venir ici, et je songe à toi plus que tu ne crois. J'y ai beaucoup songé depuis l'autre jour où tu m'as dit des choses dures.

— Ça vous a fâché contre moi ?

— Non, c'est contre moi que j'ai été fâché. Je vois bien que je mérite ce qu'on pense de moi, et j'ai fait promesse à moi-même d'apprendre tout ce que les moines pourront m'enseigner.

— À la bonne heure, et alors vous m'enseignerez aussi ?

— C'est convenu.

Comme le feu flambait et éclairait la chambre, il vit nos bois de lit et nos paillasses en tas, dans le milieu :

— Où donc coucherez-vous ? me dit-il.

— Oh ! moi, répondis-je, j'irai dormir avec Rosette, puisque je ne crains plus rien. Mes cousins se moquent d'une nuit à la franche étoile ; il n'y a que mon pauvre vieux oncle qui en sera fatigué. Je voudrais avoir la force de lui dresser son lit, car il dormira de bon cœur quand il saura que les brigands ne viennent point.

— Si tu n'as pas la force, je l'ai, moi !

Et il se mit à la besogne. En un tour de main il releva et remmancha le lit du père Jean et ma petite couchette. Je remis la vaisselle en place sur la table et la soupe aux raves fumait dans les écuelles quand mon oncle rentra avec Jacques. Ils n'avaient pu se faire entendre de personne et ils revenaient toujours courant, car ils avaient vu la fumée de mon feu et ils croyaient que la maison brûlait. Ils s'attendaient à nous trouver morts, Pierre, Rosette et moi.

Ils furent contents de souper et de pouvoir dormir sans crainte, et, dans le premier moment, ils ne savaient comment remercier le petit frère. Mais, tout en mangeant, le grand-père redevenait soucieux. Le petit frère parti, il observa que c'était un enfant, qu'il avait bien pu ne pas comprendre ce que disaient les moines, et que, puisque tout le monde avait la grand-peur, il fallait bien qu'il y eût un grand danger. Il refusa de se coucher, et, pendant que nous dormions, il veilla, assis sur le banc de pierre de la cheminée.

Le lendemain tout le monde fut étonné de se trouver sain et sauf. Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au faîte du ravin, et ils virent au loin des troupes de monde qui marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vitement chacun rentra chez soi et tout le monde parla d'abandonner ce qu'on avait et d'aller se cacher dans les bois et dans les creux de rochers. Mais il nous arriva bientôt des messagers qui eurent peine à se faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C'était pourtant des gens des environs, et, quand on les eût reconnus, on se pressa autour d'eux. Ils nous apprirent qu'à la nouvelle de l'approche des brigands, dont personne ne doutait dans le pays et dans tous les autres pays, on avait fait accord pour se défendre. On s'était armé comme on avait pu et on s'était mis en bandes pour battre la campagne et arrêter les mauvaises gens. On comptait que nous allions nous armer aussi et nous joindre aux autres paroisses.

Personne de chez nous ne s'en souciait. On disait qu'on n'avait point d'armes et que, d'ailleurs, les moines ne croyaient point aux brigands, car le petit frère était là qui, sans trahir l'opinion des moines, tâchait de faire entendre la vérité. Mais le grand Repoussat de la Foudrasse et le borgne de Bajadoux, qui étaient des hommes très hardis, se moquèrent de nous et même nous firent honte d'être si patients.

— On voit bien, disaient-ils, que vous êtes des enfants de moines, et que la peur vous tient en même temps que la malice. Vos cafards de maîtres veulent livrer le pays aux brigands et ils vous empêchent de le défendre ; mais, si vous aviez un peu de cœur, vous seriez déjà armés. Il y a dans le moutier plus qu'il ne faut pour vous et pour les voisins. Il y a aussi des provisions en cas de siège. Or çà, nous allons rejoindre nos camarades et leur dire votre couardise ; et alors, nous viendrons tous en bataille nous emparer du couvent et des armes, puisque vous n'en voulez point et ne sauriez vous en servir.

Ces paroles-là mirent le feu dans la paille. On se prit à craindre les gens d'alentour plus que les brigands, et on décida en grand tumulte qu'on voulait être maître chez soi et faire ses affaires entre paroissiens. On s'appela les uns les autres, on se réunit devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le grand Repoussat, qui prétendait à l'honneur d'avoir réveillé nos courages, commença par dire qu'il fallait d'abord épeurer les moines, en cassant la Bonne Dame de la fontaine. Mon grand-oncle, qui se trouvait là, se fâcha beaucoup. Il était bien toujours d'avis qu'il fallait réclamer la protection du couvent et s'y mettre en sûreté ; mais il ne voulait point souffrir de profanation, et il parla, tout vieux qu'il était, de fendre la tête avec sa bêche au premier qui ferait des sottises. On l'écouta, parce qu'il était le plus ancien de la paroisse et très estimé.

Pendant ce temps, le petit frère, s'étant bien mis au courant de ce qui se passait, rentra au moutier par les brèches qu'il connaissait mieux que pas un. Il trouva les moines très effrayés et ne songeant qu'à se barricader. Il leur fit comprendre que leurs paysans ne leur voulaient pas tant de mal que ceux des autres endroits, et que le plus sage était de se confier à eux.

IV

Alors les portes du moutier furent ouvertes à une douzaine des plus raisonnables, et on leur fit parcourir toutes les salles pour leur montrer qu'on n'avait ni canons, ni sabres, ni fusils ; mais le petit Anguilloux, qui avait servi les maçons à la réparation d'un caveau, dit qu'il avait vu beaucoup d'armes dans cet endroit-là, et, en effet, on y trouva quantité de vieilles arquebuses hors de service, des fusils à rouet du temps des guerres de religion et beaucoup de pertuisanes rouillées privées de leurs manches. On s'empara du tout, et on l'apporta sur la place, où chacun prit ce qu'il voulut ou ce qu'il put ; les arquebuses et fusils n'étaient bons à rien, mais les fers de piques étaient entiers, et on s'occupa de les fourbir et de leur tailler de bons manches dans le taillis du couvent. Ce fut le seul dégât commis. Les moines promirent l'asile en cas d'attaque et désignèrent à chaque famille l'abri qu'on pourrait lui donner. Les deux étrangers furent renvoyés ; on ne se souciait point de partager avec eux la protection du couvent. Quand ils furent partis, on se remit en bon accord avec les religieux, mais on garda les armes en ricanant et en se disant les uns aux autres que, s'ils étaient en conspiration pour effrayer le paysan, ils avaient mal joué la partie et armé le paysan contre eux en cas de besoin.

Trois jours et trois nuits durant, on fut sur pied, montant des gardes, faisant des rondes, veillant à tour de rôle, et de temps en temps se mettant d'accord avec les bandes que l'on rencontrait. Cette grande peur, qui n'était qu'une invention on ne sait de qui, je crois qu'on ne l'a jamais su, ne tourna pas en risée, comme on aurait pu s'y attendre. Les paysans de chez nous en devinrent plus vieux en trois jours que si ces jours eussent été des années. Forcés de sortir de chez eux, de s'entendre entre eux, d'aller aux nouvelles et d'apprendre ce qui se disait au-delà du ravin et jusque dans les villes, ils commencèrent à comprendre ce que c'était que la Bastille, la guerre, la famine, le roi et l'Assemblée nationale. J'appris cela aussi en gros comme les autres, et il me sembla que mon petit esprit élevé en cage prenait sa volée du côté de l'horizon. Nous avions eu peur, cela nous avait rendu braves. Pourtant, le troisième jour, comme on commençait à se rassurer, il y eut encore une alerte. Des courriers avaient passé à galop de cheval dans les villes voisines, en criant : « Aux armes ! » et en annonçant que les brigands rasaient les récoltes et tuaient les habitants. Cette fois, mon grand-oncle prit sa faux emmanchée à l'envers et s'en alla avec ses deux gars au-devant de l'ennemi, en me confiant à la Mariotte avec ces paroles suprêmes :

— Nous allons nous battre ; si nous avons le dessous, ne nous attendez point à revenir avec l'ennemi aux talons. Ne vous embarrassez point des bêtes, prenez les enfants et sauvez-vous, les brigands ne font merci à personne.

La Mariotte cria, pleura et se mit à chercher une cache pour ses effets ; quant à moi, si je croyais encore aux brigands, je ne les craignais plus, j'avais la tête montée ; je me disais que, si mon oncle et mes cousins étaient tués, je n'avais que faire de vivre, et, laissant la Mariotte à ses préoccupations, je pris Rosette et la menai aux champs. Fallait-il la laisser mourir de faim pour la sauver du pillage ?

L'envie de savoir me mena très loin sur le grand plateau semé de bois, mais je ne pus rien voir, parce que les paysans, réunis en troupes, guettaient ou se glissaient avec précaution dans les genêts et les ravines. Tout en regardant au loin à travers les arbres, je me trouvai empêchée tout d'un coup par quelqu'un qui se levait du milieu des buissons : c'était le petit frère qui chassait tranquillement et guettait les renards, sans souci de la guerre aux brigands.

— J'aurais cru, lui dis-je, que vous iriez avec les autres, voir au moins s'il y a du danger pour eux.

— Je sais, répondit-il, qu'il n'y en a pour personne autre que les nobles et le haut clergé, tous gens qui ne me veulent point avec eux ; je suis donc en ce monde pour moi tout seul.

— Vous me fâchez de parler comme ça ! je ne sais pas si je dois vous mépriser ou vous plaindre.

— Ni l'un ni l'autre, ma petite amie. Qu'on me donne un devoir et je le remplirai ; mais je ne vois pas le devoir d'un moine, à moins que ce n'en soit un d'engraisser. Les moines, vois-tu, ça a pu servir dans les temps anciens ; mais, du jour où ils ont été riches et tranquilles, ils n'ont plus compté pour rien devant Dieu et devant les hommes.

— Alors, ne soyez pas moine ?

— C'est facile à dire ; qui me recevra, qui me nourrira, puisque ma famille doit me chasser et me renier si je lui résiste ?

— Dame ! vous travaillerez ! c'est dur, mais Pierre et Jacques vont en journée, et ils sont plus heureux que vous.

— Ce n'est pas sûr. Ils ne pensent à* *rien, et moi, j'ai du plaisir à raisonner tout seul. Je sais que j'ai beaucoup à apprendre pour bien raisonner, j'apprendrai. Tu m'as dit mon fait, c'est lâche d'être paresseux. Tiens, vois ! à présent, je me promène avec un livre et j'y regarde souvent.

— Et m'apprendre, à moi ? vous n'y songez plus !

— Si fait. Veux-tu commencer tout de suite ?

— Commençons.

Il me donna ma première leçon, assis sur la fougère auprès de moi, sous ce grand ciel qui m'éblouissait un peu, car j'étais plus habituée au petit ruban qu'on en voyait du ravin de Valcreux. Je fis tant d'attention, que j'en eus mal à la tête, mais je n'en dis rien par amour-propre ; j'étais fière de sentir que je pouvais apprendre, car le petit frère s'étonnait de me voir aller si bien. Il disait que j'apprenais dans une heure plus que lui dans une semaine.

— C'est peut-être, lui dis-je, que vous avez été mal enseigné ?

— C'est peut-être, répondit-il, qu'on tâchait de m'empêcher d'apprendre.

Il fit un tour de chasse, tua un lièvre et me l'apporta.

— Ce sera, dit-il, pour le souper de ton oncle, et tu ne peux pas refuser.

— Mais c'est le gibier des moines ?

— En ce cas, c'est le mien et j'ai le droit d'en disposer.

— Je vous remercie ; mais je voudrais quelque chose pour moi qui ne suis pas gourmande.

— Quoi donc ?

— Je voudrais savoir toutes mes lettres aujourd'hui. Me voilà reposée, vous n'êtes pas bien las...

— Allons, je veux bien, dit-il.

Et il me fit lire encore.

Le soleil baissait, j'avais mieux mon esprit. Je connus tout mon alphabet ce jour-là, et j'étais contente, en rentrant, d'entendre chanter les grives et gronder la rivière. Rosette marchait bien sage devant nous et le petit frère me tenait par la main. Le soleil se couchait sur notre droite, les bois de châtaigniers et de hêtres étaient comme en feu. Les prés en étaient rouges, et, quand nous découvrîmes la vue de la rivière, elle paraissait tout en or. C'était la première fois que je faisais attention à ces choses, et je dis au petit frère que tout me paraissait drôle.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que le soleil est comme un feu gai, et l'eau comme la vierge reluisante du moutier ; ça n'était pas comme ça les autres fois.

— C'est comme cela toutes les fois que le soleil se couche par un beau temps.

— Pourtant le père Jean dit que, quand le ciel est rouge, c'est signe de guerre.

— Il y a bien d'autres signes de guerre, ma pauvre Nanon !

Je ne lui demandai pas lesquels, j'étais pensive ; mes yeux éblouis voyaient des lettres rouges et bleues dans les rayons du couchant.

— Y a-t-il dans le ciel, pensais-je, un signe qui me dira si je saurai lire ?

La grive chantait toujours et semblait nous suivre dans les buissons. Je m'imaginai qu'elle me parlait de la part du bon Dieu et me faisait des promesses. Je demandai à mon compagnon s'il comprenait ce que les oiseaux chantaient.

— Oui, répondit-il, je le comprends très bien.

— Eh bien ! la grive, qu'est-ce qu'elle dit ?

— Elle dit qu'elle a des ailes, qu'elle est heureuse, et que Dieu est bon pour les oiseaux !

C'est ainsi que nous devisions en descendant le ravin, pendant que toute la France était en armes et cherchait la bataille.

À la nuit, mon monde rentra, et je servis le lièvre, qui fut trouvé bon. On n'avait point vu de brigands et on commençait à dire qu'il n'y en avait point, ou qu'ils ne s'aviseraient pas de venir chez nous. Le lendemain, on se tint encore en défense, mais ensuite on se remit au travail. Les femmes qui avaient caché leurs enfants reparurent avec eux ; on déterra le linge et le peu d'argent qu'on avait enfouis, tout redevint tranquille comme auparavant. On fut content du petit frère qui, en parlant à propos aux moines, avait empêché les paroissiens de se brouiller avec eux ; on pensait qu'ils étaient pour durer encore longtemps et on n'eût pas voulu encourir leur colère. Ils n'en montrèrent pas. On prétendit que le petit frère les avait bien raisonnés. On remarqua qu'il avait toujours nié l'arrivée des brigands et on commença à le considérer plus qu'on n'avait fait jusque-là.

Tous les jours, je le trouvai sur mon chemin, et c'est à travers champs qu'il m'apprit à* *lire si vite et si bien, que tout le monde s'en étonnait et qu'on parlait de moi dans la paroisse comme d'une petite merveille. J'en étais fière pour moi, mais non pas vaine par rapport aux autres. J'appris un peu au petit Pierre, qui avait bon vouloir, mais la tête bien dure. J'enseignai aussi à quelques-unes de mes petites camarades, qui voulurent me faire des cadeaux en remerciement, et mon grand-oncle me prédit que je deviendrais maîtresse d'école de la paroisse, du ton dont il m'eût prédit que je deviendrais une grande reine.

Malgré que l'on se fût organisé en garde nationale, on était retombé dans l'indifférence et dans l'habitude. L'hiver se passa bien tranquillement. On craignait une froidure aussi cruelle que celle de l'autre année, et, comme on était devenu plus hardi, au mois de décembre, on coupa du bois dans les forêts du moutier, avec ou sans permission. On ne le volait pas, on le conduisait à la remise des moines, en se disant qu'ils n'auraient pas, comme l'année d'auparavant, la ressource de dire que le bois abattu manquait. Ces pauvres moines eussent pu nous punir bien durement, car la plus grande partie d'entre nous était encore sous la loi du servage. On nous avait bien dit que c'était une loi abolie depuis le mois d'août, même dans les biens d'Église ; mais, comme on ne publiait pas le décret et que les moines n'avaient pas l'air de le connaître, nous pensions que c'était une fausse nouvelle comme celle des brigands. Un beau jour du mois de mars 1790, le petit frère vint à la maison et nous dit :

— Mes amis, vous êtes des hommes libres ! On s'est enfin décidé à exécuter et à publier le décret de l'an dernier qui abolit le servage dans toute la France. À présent, vous vous ferez payer votre travail et vous établirez vos conditions. Il n'y a plus de dîmes, plus de redevances, plus de corvées ; le moutier n'est plus ni seigneur, ni créancier, et bientôt il ne sera même plus propriétaire.

Jacques souriait sans croire à ce qu'il entendait ; Pierre hochait la tête sans comprendre ; mais le père Jean comprenait très bien, et je crus qu'il allait tomber en faiblesse, comme s'il eût reçu un coup trop fort pour son âge. Le petit frère, le voyant pâlir, s'imagina que c'était le saisissement de la joie, et il lui jura que la nouvelle était vraie, puisque les gens de loi étaient venus dès le matin signifier aux moines que leurs biens appartenaient à l'État, non pas tout de suite, mais après le temps voulu pour que l'État pût les dédommager en leur donnant des rentes.

Mon grand-oncle ne disait mot, mais moi qui le connaissais bien, je voyais qu'il avait une grosse peine et qu'il ne voulait rien entendre aux choses nouvelles.

Enfin, quand il put parler, il dit :

— Mes enfants, cette chose-là, c'est la fin des fins. Quand on n'a plus de maîtres, on ne peut plus vivre. Ne croyez pas que j'aimais les moines ; ils ne faisaient pas leur devoir envers nous ; mais nous avions le droit de les y contraindre, et, dans un malheur, ils auraient été forcés de nous venir en aide, vous l'avez bien vu dans l'affaire des brigands, ils n'ont pas pu refuser les armes. À présent qu'est-ce qui régnera dans le couvent ? Ceux qui l'achèteront ne nous connaîtront pas et ne nous devront rien. Que les brigands viennent pour de vrai, où est-ce qu'on se renfermera ? Nous voilà à l'abandon et obligés de compter sur nous-mêmes.

— Et c'est le meilleur pour nous, dit Jacques. Si la chose est vraie, on doit s'en réjouir, à présent qu'on a du courage qu'on n'osait point avoir, et des piques qu'on croyait n'avoir jamais.

— Et puis, reprit le petit frère en parlant à mon oncle, il y a un manquement de connaissance dans ce que vous dites, mon père Jean ! Vous n'aviez pas de droits à faire valoir pour forcer le moutier à vous défendre. Un jour ou l'autre, il vous eût abandonnés par peur ou par faiblesse, et vous eussiez été contraints de vous mettre en révolte et en guerre avec lui. La nouvelle loi vous sauve de ce malheur-là.

Mon oncle eut l'air de se rendre à de si bonnes raisons, mais il était compatissant et plaignait la misère où les moines allaient tomber. Le petit frère lui apprit qu'ils y gagneraient plutôt, parce qu'on avait le projet d'ôter aux évêques et au grand clergé pour indemniser les ordres religieux et rétribuer mieux les curés de campagne.

— J'entends bien, répondait mon oncle : on leur fera de bons traitements qui vaudront mieux que leur mauvaise exploitation et les redevances qu'on leur payait si mal ; mais comptez-vous pour rien la honte de n'être plus ni propriétaires ni seigneurs ? J'ai toujours pensé que celui qui a la terre est au-dessus de celui qui a l'argent.

Dans la journée, mon oncle, qui était très bien vu des moines depuis qu'il avait sauvé la Bonne Dame de la fontaine aux miracles, -- cette Bonne Dame leur rapportant beaucoup d'offrandes et d'argent, -- voulut aller savoir des moines eux-mêmes si la nouvelle était vraie. Il y descendit et trouva le moutier en grand émoi. En voyant arriver les gens de loi et en recevant la signification, M. le prieur était tombé en apoplexie. Il trépassa dans la nuit, et mon oncle s'en affecta beaucoup. Les vieux ne se voient point partir les uns les autres sans en être frappés. Il commença de se sentir malade, ne mangea plus et devint comme indifférent à tout ce qui se disait autour de lui. Toute la paroisse était en liesse, la jeunesse surtout. On comprenait sinon le bonheur d'être affranchis, -- on ne savait pas comment les choses tourneraient, -- du moins l'honneur d'être des hommes libres, comme disait le petit frère. Mon pauvre grand-oncle avait été serf si longtemps, qu'il ne pouvait pas s'imaginer une autre vie et d'autres habitudes. Il s'en étonna et s'en tourmenta si fort, qu'il en mourut huit jours après M. le prieur. Il fut très regretté, comme doit l'être un homme juste et patient qui a su beaucoup souffrir et travailler sans se plaindre. Mes deux cousins le pleurèrent de grand cœur trois jours durant, après quoi ils se remirent au travail avec la soumission qu'on doit à Dieu.

Quant à moi, je n'étais pas assez raisonnable pour me consoler si tôt, et j'eus un si long chagrin, qu'on s'en étonna jusqu'à me blâmer. La Mariotte me grondait de me voir pleurer sans cesse en conduisant ma brebis, sans plus m'intéresser à elle ni à rien. Elle me disait que je voulais penser autrement que les autres ; que les personnes comme nous, étant nées pour être malheureuses, devaient s'habituer à avoir un grand courage et ne* *point caresser leurs peines.

— Que voulez-vous ! lui disais-je, je n'ai jamais eu de chagrin ; je ne suis pas tendre pour mon corps, le froid ni la faim ne m'ont jamais fâchée. Je ne sens guère la fatigue et je peux dire que je n'ai jamais souffert de ce qui fait gémir les autres ; mais je ne pensais jamais que mon grand-oncle dût mourir ! J'étais accoutumée à le voir vieux. J'avais si soin de lui, qu'il paraissait encore content de vivre. Il ne me parlait guère, mais il me souriait toujours. Il ne m'a jamais reproché d'être tombée à sa charge, et il a tant travaillé pour moi, cependant ! Quand je pense à lui, je ne peux pas me retenir de pleurer, et il faut que ce soit plus fort que moi, puisque je pleure en dormant et me réveille au matin la figure toute mouillée.

Le petit frère était le seul qui ne se montrât pas scandalisé de mon long chagrin. Tout au contraire, en me disant que je n'étais pas comme les autres, il ajoutait que je valais mieux et qu'il m'en estimait davantage.

— Mais ce sera peut-être un malheur pour toi, disait-il ; tu as une grande force d'amitié ; on ne te rendra pas cela comme tu le mérites.

Il venait tous les jours chez nous, ou bien il me rejoignait aux champs où j'allais presque toujours seule ; la gaieté des enfants de mon âge m'attristait, et ma tristesse les ennuyait. Avec Émilien, je faisais effort pour m'en distraire, tant il mettait de complaisance à me vouloir consoler. Je m'attachai à lui sérieusement : il me sembla qu'il me remplaçait l'ami que j'avais perdu, et je vis bien que, si je ne pouvais pas bien comprendre encore ses idées et son caractère, il y avait au moins une chose dont je pouvais être sûre, -- la grande charité de son cœur.

V

Je continuais à demeurer avec mes cousins et à tenir leur pauvre ménage du mieux que je pouvais. Mais, comme ils s'absentaient souvent pour leur ouvrage et découchaient quand ils allaient au loin, la Mariotte, ne voulant pas me laisser seule, avait fait porter ma petite couchette dans sa maison. Elle n'était pas fâchée de m'avoir, car c'était une femme seule aussi, veuve, avec des enfants mariés, établis en un autre endroit.

Elle avait de l' idée , comme on disait chez nous, et m'apprenait à en avoir ; c'est-à-dire qu'étant très pauvre, elle savait se tirer d'affaire autant par son travail que par l'esprit qu'elle avait pour ne rien perdre et tirer parti de tout. Il y en a comme cela qui, avec un rien chez elles et sur elles, viennent à bout de se tenir propres, de paraître ne point manquer. La plus grande partie des autres femmes de chez nous, même les plus aisées, ne se faisaient point honneur de ce qu'elles avaient, ou tombaient dans les privations pour n'avoir rien prévu et laissé perdre beaucoup de choses.

J'allais apprenant cela et apprenant aussi avec le petit frère. Je commençais à savoir écrire et compter un peu en chiffres. Dans le voisinage, on me tenait pour un petit prodige et on s'étonnait que le petit frère, si dissipé, si ami de la chasse et de la pêche, mît tant de suite et de bon vouloir à m'instruire. Mon petit savoir était un grand cadeau qu'il me faisait, car je commençais à avoir des élèves, l'hiver à la veillée, et, quand les habitants avaient quelques papiers à me faire lire, ils venaient à moi ; et pour tout cela, je recevais en denrées quelques petits cadeaux. Ils avaient bien pour me remplacer le petit frère, qui ne refusait jamais, mais les paysans sont défiants. De ce qu'il était du couvent et noble de naissance, ils ne se livraient point à lui comme à moi, l'enfant de la race et du pays.

Les biens du couvent avaient été mis en vente ; mais, malgré le grand désir qu'on en avait eu, personne n'osait en acheter. On craignait que la loi ne fût pas de durée, et les moines en parlaient en ricanant, disant : « Ce n'est pas fait ! » et puis la nation ayant besoin d'argent ne donnait que trois mois de crédit. Ce n'était pas assez pour des gens comme nous, et la spéculation, qui s'était tenue prête à acheter pour revendre, trouvait que c'était encore trop tôt pour se risquer.

Pourtant, la confiance vint tout d'un coup, je ne saurais dire comment, après la fête du 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. Toute la France faisait cette fête qu'on appelait fête de la Fédération. Le petit frère m'expliqua que l'on se réjouissait surtout d'avoir une seule et même loi pour toute la France, et il me fit comprendre que, de ce moment, nous étions tous enfants de la même patrie. Il en paraissait heureux comme jamais je ne l'avais vu et sa joie passa dans mon cœur, malgré le peu de connaissance que j'avais encore pour juger un si grand événement.

La fête fut très étonnante dans notre paroisse sauvage, perdue au fond des montagnes. D'abord on ne disait déjà plus la paroisse, on disait la commune depuis qu'on n'était plus aux moines et qu'on avait nommé des municipaux. Les moines regardaient faire, et, soit bêtise, soit malice, on n'a jamais bien su lequel, ils se disaient contents de tout ce qui arrivait. Il y en avait deux jeunes, pas si jeunes que le petit frère, car ils avaient prononcé leurs vœux, qui paraissaient s'ennuyer beaucoup de leur état et qui souhaitaient de s'en retirer depuis qu'ils savaient qu'ils le pouvaient. Le jour de la fête, ils décidèrent les vieux à ouvrir les portes du moutier à la municipalité et aux habitants, pour qu'on pût fêter la Fédération dans un grand local avec des abris en cas d'orage. Les vieux y consentirent, pensant que, s'ils refusaient, on pourrait faire quelque bruit et se tourner contre eux. Une messe fut donc dite par eux pour demander à Dieu de bénir l'union de la France, et ils offrirent même de contribuer, selon leur pouvoir, au banquet qui s'organisait sur la place. Pauvre banquet ! où l'on mangea du pain au dessert comme chez les riches on mange du gâteau. Chacun apporta sa bouillie de farine et ses légumes. On s'était cotisé pour avoir un peu de vin qu'on but après l'eau et le cidre de prunelle. Mais, dans ce moment-là, on démasqua la surprise que le petit frère, aidé de mon cousin Jacques et des autres bons gars de l'endroit, avait préparée. On savait bien qu'il y aurait quelque chose, car ils y travaillaient depuis trois jours, et on voyait comme un grand tas de bourrées coupées avec leur feuillage, qui cachait quelque chose. Quand on apporta le vin, on fit feu de dix à douze fusils qu'on avait dans la commune, et, les bons gars abattant les fagots et les branches, on vit une manière d'autel en gazon, avec une croix au faîte, mais formée d'épis de blé bien agencés en tresses. Au-dessous, il y avait des fleurs et des fruits les plus beaux qu'on avait pu trouver ; le petit frère ne s'était pas fait faute d'en prendre aux parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des légumes rares de la même provenance, et puis des produits plus communs, des gerbes de sarrasin, des branches de châtaigniers avec leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de senellier, de mûrier sauvage, de tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas de l'autel de gazon, ils avaient placé une charrue, une bêche, une pioche, une faucille, une faux, une cognée, une roue de char, des chaînes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais, un râteau, une sarcloire, et finalement une paire de poulets, un agneau de l'année, un couple de pigeons, et plusieurs nids de grives, fauvettes et moineaux avec les œufs ou les petits dedans.

C'était là, me dira-t-on, un trophée bien rustique ; mais il était si bien arrangé, avec de la mousse verte, des fleurs et des grandes herbes de rivière ornant et encadrant chaque objet, que cela nous fit un grand effet et me sembla, pour ma part, la chose la plus magnifique que j'eusse vue de ma vie. À présent que je suis vieille, je n'en ris point. Il faut au paysan, qui regarde avec indifférence le détail qu'il voit à toute heure, un ensemble qui attire sa réflexion en même temps que ses yeux et qui lui résume ses idées confuses par une sorte de spectacle.

Il y eut d'abord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-être on avait rêvée plus merveilleuse, mais qui plaisait sans qu'on pût dire pourquoi. Moi, j'en comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais l'écriture placée au bas de la croix d'épis de blé ; mais je le lisais des yeux, j'étais toute recueillie ; combien j'étais loin de m'attendre à jouer un rôle important dans la cérémonie !

Tout à coup le petit frère vint me tirer par le bras, car je n'étais pas à la grande table ; il n'y avait pas de place pour tout le monde et je m'étais installée sur le gazon avec les petits enfants. Il me mena devant l'autel et me dit de lire tout haut ce qui était écrit. Je lus, et chacun retenait son haleine pour m'entendre :

« Ceci est l'autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail, béni au ciel, sera récompensé sur la terre. »

Aussitôt un seul Ah !... parti de toutes les bouches, fut comme la respiration d'une grande fatigue après tant d'années d'esclavage. On se sentait par avance maître de ces épis, de ces fruits, de ces animaux, de tous ces produits de la terre qui allaient devenir possibles à acquérir. On se jeta dans les bras les uns des autres en pleurant et en disant des paroles que ceux qui les disaient n'entendaient pas sortir de leurs bouches. Un ancien de la commune prit un petit broc de vin -- c'était sa part -- et dit qu'il aimait encore mieux le consacrer que de le boire. Il le versa sur l'autel, et beaucoup en firent autant, car la foi aux libations s'est toujours conservée dans nos campagnes. Les moines, qui étaient là et qui firent mine de bénir l'autel, afin, disaient-ils, que ce ne fût point une cérémonie païenne, ont dit ensuite que toute la paroisse était ivre. -- Elle le fut, mais ce ne fut pas du vin qu'elle put boire, il en resta de quoi mouiller les lèvres de chacun, et on voulut que toutes fussent mouillées ; on ne fut ivre que de joie, d'espérance, d'amitié les uns pour les autres. On laissa les moines répandre leur eau bénite, on trinqua même avec eux. On ne leur en voulait pas ; on ne s'y fiait pas non plus, mais on ne voulait haïr personne, ce jour-là ; d'ailleurs, à cause du petit frère qu'on aimait, on n'eût pas voulu les molester.

Quand on fut un peu calmé, les critiques, il y en a partout, dirent que quelque chose manquait à ce reposoir ; c'était une âme chrétienne au-dessus des bêtes qui y figuraient.

— Vous avez raison, les anciens ! s'écria le petit frère, et j'engage toutes les mères à approcher leurs enfants et à leur faire toucher l'autel de la patrie ; mais il faut sur ces marches de gazon une figure d'ange en prière pour les pauvres, comme on en voit aux reposoirs de la Fête-Dieu. Je vais la choisir et, si vous n'êtes pas contents, vous direz pourquoi.

Alors, il me prit la main, et, me poussant de son autre bras, car je faisais résistance, il me mit à genoux sur la plus haute marche au-dessous de la croix de blé. Il y eut un étonnement sans fâcherie, car personne ne m'en voulait, mais le paysan veut que tout lui soit expliqué. Le petit frère leur parla en manière de discours, ce qui étonna aussi beaucoup, car il n'était pas causeur, et, quand il avait dit en quatre ou cinq paroles ce qu'il pensait devoir dire, qu'on l'écoutât bien ou mal, il ne disait plus rien. Cette fois, il voulut apparemment convaincre, car il dit beaucoup de choses et celles-ci entre autres :

— Mes amis, je me demande avec vous ce qui, dans une âme chrétienne, est le plus digne de plaire à Dieu, et je crois que c'est le courage, la douceur, le respect pour les parents et la grande amitié du cœur. Cette petite que j'ai mise là est la plus pauvre de votre commune ; elle n'a jamais rien demandé à personne. Elle n'a pas quatorze ans et elle travaille comme une femme. Elle a soigné et pleuré son grand-père avec une tendresse au-dessus de son âge ; et ce n'est pas tout, elle a pour elle quelque chose qui est aussi très agréable à Dieu quand on l'emploie bien. Elle a beaucoup d'esprit et elle apprend vite et bien tout ce qu'elle peut apprendre. Ce qu'elle sait, elle ne le garde pas pour elle, elle est pressée de l'enseigner ; elle l'enseigne et elle ne choisit pas celles qui peuvent l'en récompenser, elle donne autant de soins aux plus pauvres qu'aux plus riches. Dans un an d'ici, si vous l'encouragez à continuer, beaucoup de vos enfants sauront lire et vous rendront de grands services, car, ce qui vous gêne dans vos affaires, c'est de ne rien comprendre aux papiers qu'on vous fait signer d'une croix, et pour lesquels vous avez une méfiance qui vous fait manquer souvent de bonnes occasions...

Tout le monde comprit qu'il parlait de l'acquisition des biens nationaux ; on vit qu'il la jugeait bonne et sûre, on était en train de croire, on y crut ; on comprit ce qu'il disait à propos de moi, et il y eut une grande clameur d'approbation et d'applaudissement dont je fus tout étonnée, car je ne savais point du tout que je fusse plus intelligente et meilleure que les autres. Je pensai au père Jean, qui eût été si heureux de m'entendre ainsi fêtée et je ne pus me retenir de pleurer.

Quand on vit qu'au lieu de faire la glorieuse, je me tenais bien humble et confuse, on m'en sut gré ; personne n'eut rien à dire contre moi et une idée vint au vieux Girot, qui, depuis la mort de mon grand-oncle dont il avait été l'ami de tout temps, était le plus ancien de la commune. Pour cette raison, on l'avait nommé président de la fête et il portait à la boutonnière de sa veste de droguet un bouquet d'épis et de fleurs.

— Mes enfants, dit-il, en se dressant sur un rocher pour être mieux entendu, je juge que le petit frère a bien choisi et bien parlé, et, si vous voulez me croire, nous ferons à cette petite tout le bien que nous pourrons. Sa maison étant un bien de moine, nous l'achèterons pour la lui assurer, ainsi que le petit jardin qui en dépend. En nous cotisant tous un peu selon nos moyens, ce ne sera pas une grosse dépense, et ce sera une essaye pour l'affaire en question : ce sera notre première acquisition de bien national, et si, plus tard, on veut nous en faire reproche, nous pourrons dire que nous l'avons fait pour l'amour de Dieu et non à notre profit.

Tout le monde approuva, et notre maire, le père Chénot, qui était le plus riche paysan de chez nous, fit souscrire tous les habitants. Il y en eut qui donnèrent deux sous et d'autres qui donnèrent deux ou trois livres. Le maire donna cinq louis et la chose fut vite réglée. La dotation était faite à moi seule, quoique mineure. Chénot se chargeait de ma tutelle pour ce qui concernait ma propriété. Malgré la bonne estime qu'on faisait de mes cousins, on ne voulait pas que mon avoir fût dans leurs mains. Je demandai vitement si j'avais le droit de leur donner le logement, parce que, autrement, j'aimais mieux ne rien avoir que de les chasser. On me dit que je serais maîtresse de les garder tant que je m'en trouverais bien, et on ajouta que mes bons sentiments marquaient qu'on avait eu raison de me faire un sort. J'allai embrasser le maire et tout le conseil municipal, et les anciens et les anciennes. Et puis on parla de danser, on me mit un bouquet sur ma coiffe, et le père Girot, qui pouvait à peine se tenir sur les jambes, voulut ouvrir la danse avec moi. Je savais danser comme une autre, mais, à cause de mon deuil, je ne voulais point. On me dit qu'il fallait danser parce que ce n'était pas une fête comme une autre. C'était une chose qu'on n'avait jamais vue et qu'on ne reverrait jamais, une journée qui réjouissait l'âme des morts, et que, si le père Jean était là, c'est lui, comme le plus ancien, qui aurait dansé avec la première acquéreuse.

Je dus céder ; mais, au bout de deux minutes le père Girot en eut assez, et j'avais hâte de me retirer, car je pensais :

— Ils disent que mon grand-oncle serait content. Ils ne savent pas qu'il est mort de chagrin de ne rien comprendre à ce qui les réjouit.

Je m'en allai chez nous et je me mis à deux genoux auprès de la couche de mon grand-oncle, qui était toujours là, avec ses vieux rideaux de serge jaune fermés depuis qu'on l'en avait sorti pour la dernière fois. J'avais l'esprit tout à l'envers. Je craignais de mal faire en acceptant un bien qu'il n'eût jamais pu acquérir et qu'il n'eût peut-être jamais voulu recevoir. Et d'un autre côté, je me disais :

— Le petit frère en sait plus long qu'il n'en savait, et il dit que le devoir de la pauvreté est de sortir de la misère pour plaire à Dieu qui aime le travail et le bon courage.

Après avoir ruminé mes idées du mieux que je pus, il me sembla que je devais accepter ce qui m'était donné de si bon cœur et de si chaude amitié. Je me rappelai aussi que cette acquisition était un essai que l'on voulait faire, et que je n'avais pas le droit de m'y refuser. Alors, mon parti était pris, je regardai pour la première fois cette masure avec des yeux étonnés. Elle était très ancienne et encore solide. La cheminée rentrait dans le mur, en arcade pointue, avec des bancs de pierre dans le renfoncement. Les solives étaient toutes noires et le plancher mal joint laissait tomber la neige et la pluie en beaucoup d'endroits. C'était la faute à mes cousins qui, avec quelques planches de plus et bien peu de travail, auraient empêché cela. Leur grand-père le leur avait souvent commandé, mais ils étaient de ceux qui parlent beaucoup d'être mieux, sans faire ce qu'il faut pour être seulement moins mal. Je pensais que j'avais le droit, puisque j'allais leur prêter ma maison, d'exiger qu'ils y fissent les réparations nécessaires à leur santé.

Ma maison ! je me répétais ce mot tout en songeant, car c'était vraiment comme un rêve. On avait dit, en se cotisant pour me la donner, qu'avec le jardin, il y en avait bien pour cent bons francs. Cent francs ! cela me paraissait énorme. J'étais donc riche ? Je fis deux ou trois fois en une minute le tour du jardin. Je regardai la bergerie de Rosette ; elle m'avait donné un agneau au printemps ; il était déjà fort et très beau, je l'avais si bien soigné ! En le vendant, j'aurais le moyen de faire une vraie bâtisse à côté de celle que mon grand-oncle avait construite lui-même et que je voulais garder en respect de lui. J'aurais aussi le moyen d'avoir deux ou trois poules, et qui sait si plus tard, en achetant un petit chevreau, je ne l'amènerais pas à être une bonne chèvre ? -- Je recommençais, sans m'en douter, la fable de Perrette et de son pot de lait, mais je n'étais pas fille à le répandre pour le plaisir de sauter, et mes rêves devaient me conduire bien plus loin que je ne pensais.

VI

Pourtant, au milieu du contentement qui me gagnait, le souci me gagna aussi, et, comme j'étais assise toute recueillie au bord de ma haie d'épines et de noisetiers, le petit frère arriva pour me demander si j'étais mécontente de ce qu'il avait fait pour moi, et d'où venait que je semblais bouder des personnes qui me voulaient rendre heureuse.

— Penses-tu donc, me dit-il, comme ce pauvre père Jean qui regrettait son servage et sa misère ?

— Non, répondis-je. Peut-être que, s'il eût vécu jusqu'à aujourd'hui, il aurait compris ce que tout le monde commence à comprendre ; mais je vous dirai la chose comme elle me vient dans l'esprit. Je suis contente d'une manière et fâchée de l'autre. Je vois ce qu'il y aurait à faire pour entretenir et conserver ce bien, et je sais que mes cousins ne m'y aideront guère. Ils n'auront point d'attache pour ce qui n'est point à eux. Ils me jalouseront peut-être. Ils ont coutume de me railler parce que je prends plus de soin d'eux qu'eux-mêmes. Vous savez bien qu'ils sont un peu sauvages, qu'ils ne tiennent pas à être autrement, qu'ils dégradent plutôt que de réparer et qu'ils se trouvent toujours assez bien après un jour passé, pourvu qu'on ne parle pas du jour à venir. Eh bien, peut-être qu'ils ont raison et que je vais me donner beaucoup de peine dont ils ne me sauront point de gré. Je suis si jeune ! est-il possible qu'à mon âge je puisse gouverner un bien qui vaut cent francs ? Ils vont me taquiner. Qu'est-ce que vous me conseillez, vous qui peut-être penserez comme eux ?

— Je ne pense plus comme eux, répondit-il, nous pensions, eux et moi, que plus on s'inquiète d'être mieux, plus mal on se trouve, et, pour mon compte, j'avais résolu de vivre au jour le jour sans m'occuper du lendemain. Mais, depuis l'an passé, j'ai bien changé, Nanon. J'ai réfléchi en écoutant ce que disaient les moines. Ils ne m'ont appris ni latin ni grec ; mais ils m'ont laissé voir leur mauvaise volonté pour le bonheur de ces pauvres dont ils se disent les pères et les tuteurs. En les voyant rire de l'épargne et du travail, encourager la fainéantise et dire que cela ne peut pas changer, j'ai résolu de me changer moi-même et j'ai rougi d'être un fainéant. J'ai travaillé, oui, petite, j'ai beaucoup appris tout seul, tout en courant les halliers et les bruyères. Il faut bien que j'agite mon corps et que je remue mes jambes. Songe donc ! je n'ai que dix-huit ans, je suis maigre comme une chèvre, et, comme une chèvre, j'ai besoin de courir et de sauter. Mais je pense malgré tout ; je suis souvent seul quand les autres travaillent et tu ne me vois plus courir avec les petits enfants plutôt que d'être sans compagnie. Tu vois aussi que, quand je veux parler, je viens à bout maintenant de dire quelque chose : c'est que j'ai quelque chose dans la tête. Je ne sais pas bien encore ce que c'est, mais mon cœur me dit que ce sera quelque chose de bon et d'humain, car je déteste ceux qui veulent le mal. Le jour où j'ai compris que je n'étais plus moine, j'ai changé autant que Rosette changerait si, au lieu de bêler, elle se mettait à causer avec toi.

— Comment, lui dis-je, vous prétendez que vous n'êtes plus moine ? Vos parents ont donc changé d'idée ?

— Je n'en sais rien, je n'entends pas plus parler d'eux que s'ils me croyaient mort. Mais je sais une chose, c'est qu'ils sont très fiers et ne me laisseront pas recevoir de l'État l'aumône dont les ordres vont vivre. Quand ce sera bien décidé et bien réglé, ils ne souffriront pas qu'un gentilhomme qui aurait mis son apport dans une communauté, soit réduit à des secours personnels. D'ailleurs, on va faire, si on n'a déjà fait, -- car je ne sais pas tout ce qui se passe, -- une loi qui n'autorisera plus le renouvellement des communautés. On laissera mourir les vieux religieux en leur assurant du pain, et on ne permettra plus que des jeunes gens s'engagent par des vœux éternels. Je ne serai donc pas moine, et j'en ai tant de joie qu'il me semble que je commence à exister. Tu as cru que j'en prenais mon parti... et, au fait, tu as eu raison, je le prenais comme une âme désespérée qui, par fierté, se garde d'une résistance impossible. Je ne le prendrais plus, à présent que j'ai respiré, comme on dit, dans ces temps nouveaux, le souffle de la liberté !

— Mais que ferez-vous, mon petit frère, si vos parents ne vous donnent rien de leurs biens ?

— S'ils me laissaient mourir de faim, ce que je ne suppose pas, je me ferais paysan, ce qui ne me serait pas difficile. Je sais me servir d'une cognée et d'un hoyau tout comme un autre. Il me semble très aisé de vivre à ma guise, à présent que le monde m'est ouvert. Je ne me tourmente pas du tout de mon sort. Au besoin, je me ferais soldat, j'ai de l'espérance et de la gaieté plein le cœur. On me laisse ici, j'y reste sans ennui et sans impatience, à présent que j'y ai des amis et que personne ne me méprise plus. Tu vois que tu n'as plus à t'inquiéter de moi. Songe plutôt à toi-même, ne te décourage pas des ennuis que tu auras pour gouverner ton petit bien. Le paysan d'aujourd'hui, vois-tu, est entre deux choses bien différentes : le passé, où beaucoup aimaient mieux souffrir que de s'aider ; l'avenir, où, en s'aidant, il ne souffrira plus. Tu as toujours eu l'idée du courage, puisque c'est toi la première qui me l'as donnée. Conserve-la, c'est la bonne, et, s'il faut doubler ta volonté, double-la plutôt que de retourner dans l'état d'âme malade et abrutie où le servage tient ceux qui l'acceptent.

Je ne sais pas trop en quelles paroles le petit frère me dit toutes ces choses ; je me les rappelle comme je peux, et sans doute il fit effort pour les faire entrer dans mon esprit, mais elles y entrèrent bien et une fois pour toutes ; elles répondaient à l'instinct que j'avais de me bien gouverner dans la vie, et j'en ai fait mon profit, ma vie durant.

Nous retournâmes à la fête, dont le bruit nous attirait. Il était arrivé deux paroisses voisines qui venaient fraterniser avec nous, on disait comme cela. Elles avaient amené leurs musettes et pipeaux et planté leurs banderoles auprès de la nôtre, sur la fontaine aux miracles. Jamais Valcreux n'avait vu si belle réjouissance, et, quand vint la nuit, on fit effort pour se quitter. On allait commencer la moisson, et les gens de la plaine, s'étant loués pour abattre la récolte, ou ayant quelque chose à recueillir chez eux, ne voulaient pas manquer au devoir de la terre. C'était des communes plus riches que nous autres gens de montagne pour qui la moisson n'était pas une si grande affaire ; et, comme quelques-uns de chez nous s'en plaignaient :

— Ayez confiance, nous dirent les voisins. Achetez le bien de vos moines, et, là où ils ne recueillent que du genêt, vous ferez pousser de l'orge et de l'avoine.

On se sépara en s'embrassant, en se jurant de rester unis et de se prêter assistance en tout besoin. On fit la conduite aux partants, et, comme je revenais avec le petit frère à la tombée de la nuit, nous fûmes témoins d'une aventure qui me donna bien à penser.

Nous étions restés en arrière tous les deux je ne sais plus pourquoi, et, pour rattraper les autres, l'idée nous vint de prendre une traquette à peine frayée dans les ravines. En marchant vite et sans bruit sur la mousse, nous nous trouvâmes rejoindre deux personnes, une fille que je reconnus bien pour être des environs et un grand gars qui ne pouvait cacher ce qu'il était, car son froc le distinguait dans la nuit. Ils ne nous virent point et marchèrent un moment devant nous, la fille disant :

— Je ne veux point vous écouter, vous n'êtes point pour vous marier avec moi.

Et lui, le frère Cyrille, un des deux jeunes moines de Valcreux, lui répondant :

— Si tu me veux écouter, je te jure le mariage. Je quitterai demain le couvent.

— Quittez-le et venez avec moi chez mes parents, dit-elle ; alors, je vous écouterai.

Elle voulait partir et lui la retenir ; mais il nous vit, et, tout honteux, il s'en alla d'un côté pendant que la fille lui échappait en gagnant de l'autre.

Le petit frère ne fit pas l'étonné et reprit son chemin avec moi sans rien dire ; moi, j'en étais toute saisie et je ne pus me garantir de la curiosité de le questionner.

— Croyez-vous donc, lui dis-je, que ce frère épousera la Jeanne Moulinot ?

— Mais oui, me répondit-il, qui l'empêcherait ? il y a longtemps qu'il y songe ; il faut bien qu'il se fasse une famille, car un homme ne peut pas vivre seul.

— Alors, vous vous marierez aussi, je vois cela.

— Certainement, je veux avoir des enfants pour les rendre heureux. Mais je suis trop jeune encore pour y penser.

— Trop jeune ? Dans combien de temps y penserez-vous ?

— Dans cinq ou six ans peut-être, quand j'aurai trouvé un état.

— Sans doute vous trouverez une riche demoiselle ?

— Je ne sais pas, cela dépendra de ce que ma famille voudra faire pour moi ; mais je ne prendrai pour femme que celle que j'aimerai.

— Est-ce que ce n'est pas toujours comme cela qu'on se marie ?

— Non, on se marie souvent par intérêt.

— Alors, vous serez très heureux un jour ? mais, moi, je ne vous verrai plus*, *je ne saurai peut-être pas où vous êtes, et vous ne vous souviendrez plus de moi.

— Je me souviendrai toujours de toi, fussé-je bien loin d'ici.

— Je voudrais apprendre une chose que vous devez savoir.

— Quoi donc ?

— Je voudrais savoir connaître les pays sur une carte, comme j'en ai vu une au moutier.

— Eh bien, j'apprendrai la géographie et je te l'enseignerai.

Nous nous quittâmes devant le moutier. Il y avait encore du monde occupé à rentrer les tables et les bancs, j'entendis des anciens qui disaient :

— Voilà un jour trop beau pour qu'il revienne jamais. Ce qui est si heureux ne peut pas durer !

Ils disaient la vérité, c'était le plus beau jour de la révolution dans toute la France. Tout allait s'embrouiller et se gâter. Ceux qui avaient de l'expérience pouvaient le prévoir ; moi, je ne le pouvais pas, et cette sentence des vieux me fit peur. Cela me paraissait une parole injuste et ingrate envers le bon Dieu qui, selon moi, devait vouloir faire durer ce qui est bien. Je remontai à ma cabane, poursuivie par une idée triste, l'idée qu'un jour devait venir où je verrais partir le petit frère, sans espoir de le revoir jamais. Une larme m'en tomba sur la joue. La prédiction des vieux se réalisait ; je venais de vivre le plus beau jour de ma vie d'enfant, et je la finissais déjà par une frayeur de l'avenir et une envie de pleurer.

Pourtant le reste de l'année s'écoula sans amener d'événements malheureux dans nos campagnes ; mais la joie que nous avions eue ne se soutint pas, et les choses que l'on entendait dire donnaient de l'inquiétude. Aussi ne se présentait-il personne pour acheter les biens du couvent, et le maire, qui avait reçu très peu de l'argent promis pour l'achat de ma maison, dut se contenter d'en payer pour moi le loyer aux moines.

Parmi les choses qui nous alarmaient, on racontait qu'il y avait de grandes disputes à Paris entre le parti du roi et l'Assemblée nationale ; que les nobles et les prêtres se moquaient des décrets de l'année 89 et menaçaient de faire battre ensemble ces communes que l'on croyait si bien d'accord contre eux. Le commerce n'allait pas, on sentait plus de misère qu'auparavant et on recommençait à avoir peur des brigands, quoique on ne sût toujours pas d'où ils pourraient venir. On savait bien qu'il y avait eu, en plusieurs endroits, des brigandages commis, des bois brûlés, des châteaux pillés, mais c'était par des paysans, par des gens comme nous et on cherchait à les excuser en supposant que les seigneurs les avaient attaqués les premiers. On commença pourtant à se quereller en paroles ; personne ne parlait de république, on ne savait encore ce que c'était, mais on se disputait pour la religion. Les moines, qui s'étaient tenus cois, prirent du dépit, un jour que les deux jeunes frères Cyrille et Pascal décampèrent de bon matin, jetant comme on dit, et pour tout de bon, le froc aux orties. On en fit des risées dans la paroisse. Trois des quatre religieux qui restaient s'en fâchèrent et commencèrent à prêcher contre l'esprit révolutionnaire. Ils étaient pourtant aussi en révolution chez eux. Le père prieur étant mort, ils ne lui avaient pas nommé de successeur faute de s'entendre, et ils vivaient en république sans commandement et sans discipline.

Le petit frère, que l'on commençait tout doucement à appeler M. Émilien, vu qu'il ne cachait à personne son intention de ne pas rester au couvent, se taisait par bienséance sur les querelles d'intérieur dont il était témoin ; mais, me connaissant très secrète, il me les racontait quand nous étions seuls. Je sus par lui que le père Fructueux, ce gros brutal que nous n'aimions pas, était le meilleur et le seul sincère des quatre. Il n'était certes pas content de voir le moutier en vente, car il croyait la vente sérieuse et prochainement réalisable ; mais il était résolu à ne rien faire de mal pour l'empêcher, tandis que les autres, surtout le père Pamphile, conseillés et poussés par des lettres et des avis secrets, parlaient de faire battre les paysans, d'ameuter les plus dévots en effrayant les consciences contre ceux qui n'avaient pas de scrupules religieux par rapport aux biens d'Église, enfin ils souhaitaient la guerre civile parce qu'on leur avait persuadé que Dieu la voulait, et, s'ils eussent été plus hardis ou plus habiles, ils nous eussent tournés les uns contre les autres.

Un soir, comme, après avoir fait souper mes deux grands cousins, je m'en retournais coucher chez la Mariotte, Émilien vint me prendre à part.

— Écoute, me dit-il, c'est un secret entre nous deux. Il y a assez d'agitation dans la commune, il ne faut point ébruiter ce que je vais te dire. Je n'ai pas vu ce soir le père Fructueux au souper. On s'était beaucoup querellé avec lui dans la journée, on a dit qu'il était malade. Je me suis glissé dans sa cellule, il n'y était pas, et, comme je le cherchais partout, on m'a dit qu'il était en punition, que cela ne me regardait pas et que j'eusse à rentrer dans ma chambre. J'ai parlé avec sincérité, disant que punir un frère pour une différence d'opinions politiques me paraissait un abus de pouvoir. Je voulais savoir en quoi consistait la punition. On m'a imposé silence et on m'a menacé de m'enfermer aussi. Donc, le pauvre moine est enfermé quelque part. J'ai vu que je ne ferais que lui nuire en insistant, que tout était changé et qu'on allait employer la rigueur. Je suis entré dans ma cellule sans rien dire, comme si je me soumettais, mais tout aussitôt j'ai fait le chat, je suis sorti par la fenêtre, j'ai marché sur les toits, j'ai gagné un endroit par où la descente est possible, et me voilà. Je veux savoir où est ce pauvre économe. Si c'est dans le cachot, et je le crains, c'est un endroit affreux et ils peuvent l'y faire beaucoup souffrir, ne fut-ce que de jeûner, ce qui serait pour lui une grande mortification, car il est habitué à bien vivre et à ne se refuser rien. Or, je sais le moyen de pénétrer, non pas dans le cachot, mais dans un petit couloir par où le cachot prend un peu d'air. J'ai essayé plusieurs fois de savoir si une personne mince pouvait s'y glisser pour parler aux prisonniers et leur porter secours, je n'ai jamais pu y passer, et pourtant il ne s'en fallait pas de beaucoup : j'ai les épaules larges, mais, toi, qui es menue comme une quenouille, tu y passeras sans peine. Viens donc ; quand je saurai si le moine est là, j'aviserai à le délivrer. S'il n'y est pas, je dormirai tranquille, car, dans ce cas, sa pénitence ne sera pas bien cruelle.

Je ne fis aucune réflexion. J'ôtai mes sabots pour ne pas faire de bruit sur le roc, et, par un sentier de chèvres qui tombait tout droit sur les derrières du moutier, je suivis Émilien. Il me fit descendre encore dans une petite coupure à pic en me prenant dans ses bras, et de là, nous nous glissâmes dans une espèce de caveau. Je connaissais bien tous ces recoins où la bâtisse et le rocher ne se distinguaient plus guère l'un de l'autre ; il n'est pas d'endroits mystérieux où les enfants ne pénètrent ; mais je ne savais pas ce qu'il y avait derrière une lucarne épaisse et fermée à clef qui terminait le caveau. Il y avait longtemps qu'Émilien, qui était plus fureteur que pas un, connaissait l'endroit, et avait remarqué que, depuis le matin, cette lucarne était ouverte, ce qui prouvait qu'il devait y avoir quelqu'un dans le cachot puisque c'en était la prise d'air.

— C'est là qu'il faut que tu passes, me dit-il, vois si tu le peux sans te faire de mal.

VII

Je ne voyais pas même le trou noir où je devais m'engager ; car, outre qu'il faisait nuit, le caveau était obscur en plein jour et on n'y allait qu'à tâtons. Je n'hésitai pas et je passai très facilement. Je rampai jusqu'à la grille d'un petit soupirail et j'écoutai. D'abord, je n'entendis rien, et puis je saisis quelque chose comme des mots dits tout bas ; enfin la voix s'éleva assez pour que je reconnusse celle de l'économe. Il disait ses prières en gémissant. Je l'appelai avec précaution. Il eut peur et se tut brusquement.

— Ne craignez rien, lui dis-je, c'est moi, la petite Nanette amenée par le petit frère Émilien, qui est là aussi derrière moi pour savoir si vous souffrez.

— Ah ! mes braves enfants, répondit-il, merci ! Dieu vous bénisse ! certes oui, je souffre, je suis mal, car j'étouffe ; mais vous n'y pouvez rien.

— Peut-être aussi que vous avez faim et soif ?

— Non, j'ai du pain et de l'eau, et je m'arrangerai pour dormir sur la paille. Une nuit est bientôt passée et peut-être que demain ma pénitence sera finie. Retirez-vous ; si Émilien était surpris essayant de me porter secours, il serait puni comme moi.

Je m'en revins à reculons vers Émilien, qui me pria de retourner lui dire ceci :

— Une nuit n'est rien ; mais, si vous devez rester ici davantage, nous le saurons et nous ferons en sorte de vous délivrer.

— Gardez-vous-en bien ! s'écria-t-il, je dois me soumettre, ou mon sort serait pire.

Il n'était pas* *facile de parlementer longtemps, car j'étouffais dans ce boyau de maçonnerie et je retirais au prisonnier le peu d'air qu'il avait. Quand je revins près d'Émilien :

— Je vois une chose certaine, lui dis-je ; c'est que, si vous rentrez au moutier, vous serez traité comme ce pauvre frère.

— Sois tranquille, répondit-il, je serai très prudent. Si le père Fructueux ne reparaît pas demain, je sais où il est et je verrai ce que je dois faire. Comme j'ai à le délivrer, je ne suis pas si simple que de me faire coffrer moi-même.

Nous nous séparâmes.

Le lendemain, le prisonnier était toujours dans le cachot et le surlendemain aussi. Nous lui parlions chaque soir et je réussis à lui faire passer un peu de viande qu'Émilien déroba pour lui et qui lui fit grand plaisir à sentir ; mais il nous dit ensuite qu'il n'avait pu manger parce qu'il se sentait malade. Sa voix était affaiblie et, le soir du troisième jour, il semblait n'avoir plus la force de nous répondre. Tout ce que nous pûmes comprendre, c'est qu'il devait rester là jusqu'à ce qu'il eût juré quelque chose qu'il ne voulait pas jurer. Il aimait mieux mourir.

— À présent, me dit Émilien, il n'y a rien à ménager, ce serait lâche ! Viens avec moi chez le maire, tu témoigneras de la vérité. Il faut que le magistrat somme les moines de délivrer ce malheureux.

Ce ne fut pas aussi facile qu'il se l'imaginait. Le maire était un bien brave homme, mais pas trop hardi. Il avait gagné du bien en affermant la meilleure métairie des moines, et il ne savait plus trop s'ils ne redeviendraient pas les maîtres. Il disait bien que l'économe était le seul bon de la communauté et qu'elle aurait dû le nommer supérieur ; mais il ne voulait pas croire que les frères eussent l'intention de le laisser mourir en prison.

Heureusement, d'autres municipaux arrivèrent et Émilien leur parla très vivement. Il leur rappela que la loi rompait les vœux et décrétait la liberté des religieux. Le devoir de la municipalité était de faire respecter la loi, il n'y avait pas à aller contre. Si celle de Valcreux s'y refusait, il partirait sur l'heure pour la ville où il trouverait bien des magistrats plus courageux et plus humains.

Je fus toute contente de voir le feu qu'il y mettait, et, par prières et caresses, je plaidai aussi auprès du maire, qui m'aimait beaucoup et me questionnait sur le cachot du moine, sachant bien que je ne dirais que la vérité.

— Allons, allons, dit-il, il nous faut marcher, nous autres vieux, devant le commandement de deux enfants ! C'est drôle tout de même, mais on vit dans le temps des changements : nous l'avons voulu, il faut en supporter la conséquence.

— Vous voyez, lui dit Émilien, que nous sommes venus à vous avec tout le respect qui vous est dû et avec toute la prudence qu'il fallait. Nous n'avons dit qu'à vous ce qui se passe, tandis que, si nous avions voulu ameuter les jeunes gens de la commune, le prisonnier serait déjà délivré ; mais ils eussent peut-être maltraité les moines, c'est ce que vous ne voulez pas. Allez donc et parlez au nom de la loi.

Le maire pria trois ou quatre du conseil de l'accompagner.

— Je confesse, dit-il, que je n'irais pas volontiers seul ; c'est bien doux, bien gentil, les moines ; mais, quand on les fâche, ça mord, et ça a la dent mauvaise.

Ils se rendirent sans bruit au moutier et furent bien reçus. Les moines ne se doutaient de rien ; mais, quand le maire leur dit qu'il avait à leur parler à tous au nom de la loi et qu'il ne voyait point l'économe, ils furent très embarrassés et le firent passer pour malade.

— Malade ou non, nous le voulons voir, conduisez-nous à sa chambre.

On fit attendre longtemps, on voulait endormir la municipalité et on lui fit honnêtement servir du meilleur vin. Le vin fut accepté et avalé, on était trop honnête pour le refuser ; mais le maire s'obstina tout de même et on le conduisit à la cellule de l'économe. On avait eu le temps de l'y ramener en lui disant qu'il était pardonné, et, quand le maire le questionna sur sa santé, le pauvre homme, ne voulant pas trahir ses frères, répondit qu'il avait eu une attaque de goutte qui le forçait de garder la chambre. Un moment le maire crut que nous avions menti, mais il était assez fin pour deviner tout seul la vérité, et il dit aux moines :

— Mes bons pères, je vois bien que le père Fructueux est très malade ; mais nous savons la cause de son mal, et nous avons l'ordre de le faire cesser. Si le père Fructueux veut vous quitter, il est libre et je lui offre ma maison ; sinon, nous vous donnons avertissement qu'il y a danger pour vous de lui assigner un mauvais gîte, parce que la loi est là pour le protéger, et la garde nationale pour donner force à la loi.

Les moines firent semblant de ne pas comprendre et le père Fructueux refusa poliment la protection qu'on lui offrait ; mais les autres se le tinrent pour dit. Ils n'avaient pas cru que le maire aurait tant de fermeté et la peur les prit. Dès le lendemain ils tinrent conseil et le père Fructueux, qui pouvait les perdre et qui ne le voulait pas, fut nommé supérieur des trois autres. Il fut soigné et choyé, et ne se vengea point. Dès lors, ils se tinrent tranquilles ; mais ils devinèrent bien qu'Émilien avait agi contre eux et ils le détestèrent à mort, sans oser le lui témoigner ouvertement.

Cette aventure acheva de nous rendre grands amis, Émilien et moi. Nous avions travaillé ensemble à une chose dont nous nous exagérions peut-être la conséquence parce qu'elle flattait notre petit orgueil, mais où nous avions porté une grande bonne volonté et bravé quelque danger. Il n'eût pas fallu nous traiter en enfants. À partir de ce jour-là, Émilien devint si raisonnable qu'on ne le reconnaissait plus. Il chassait toujours, mais pour donner son gibier aux pauvres malades, et il ne s'en servait plus pour festiner sur l'herbe avec les jeunes camarades de la montagne. Il lisait beaucoup, des livres et des journaux qu'il faisait venir de la ville, et puis des livres du couvent, car il disait que, dans le fatras, il y en avait quelques-uns de bons. Il m'enseignait assidûment et, durant l'hiver où les veillées sont longues, je fis beaucoup de progrès et j'arrivai à comprendre presque tout ce qu'il me disait.

N'ayant plus de loyer à payer aux moines et gagnant quelque chose, car je commençais à aller en journées et je travaillais à la lingerie du couvent, je n'étais plus dans la misère. Mes élèves me rapportaient, car ce fut la mode chez nous d'apprendre à lire jusqu'à ce que la vente des biens nationaux fût faite ; après on n'y songea plus. Mais j'avais un second agneau et je vendis le premier assez bien, ce qui me permit d'acheter une seconde brebis ; on me donna deux poules qui, étant bien soignées, furent bonnes pondeuses. Je fus toute étonnée, au bout de l'année, d'avoir économisé cinquante livres.

Mes grands cousins s'étonnaient de mon industrie, eux qui gagnaient quatre fois comme moi et ne savaient rien mettre de côté ; mais, voyant que je me mettais en mesure de pouvoir les loger pour rien, ils furent assez raisonnables pour réparer la toiture et pour élargir ma bergerie.

Au printemps de 1791, une grande nouvelle nous arriva : la loi nous accordait huit mois de délai pour payer les biens nationaux. Alors, ce fut comme une volée d'alouettes qui s'abat sur un champ, et en trois jours tout le monde acheta. Ces lots étaient tout petits et si bon marché que toutes les menues terres du val y passèrent. Chacun en prit ce qu'il put, et le père Pamphile, qui faisait le goguenard, eut beau donner à entendre qu'on ne les garderait pas longtemps, parce qu'il arriverait malheur à ceux qui tremperaient dans le sacrilège, il n'y eut que bien peu de croyants à son dire. D'ailleurs, le père Fructueux lui imposait silence, il voulait respecter la loi malgré le chagrin qu'il en avait. Pour moi, je pus acheter ma maison pour trente-trois francs et je me trouvai encore à même de rendre la cotisation qui avait été faite pour moi à la fête de la Fédération, en priant le maire de la donner aux pauvres. Je me tenais pour riche, puisque je me voyais propriétaire et qu'il me restait encore quinze francs, la restitution faite.

La seule chose qu'aucun de nous ne pouvait songer à acheter, c'était le moutier, avec ses grands bâtiments et les terres de* *réserve qui, étant de première qualité, eussent monté trop haut pour nos petites bourses. On pensait donc que les moines y resteraient longtemps sinon toujours, lorsque, dans le courant du mois de mai, un monsieur se présenta assisté du maire et d'un magistrat de la ville, et, montrant des papiers qui prouvaient qu'il était acquéreur du moutier et de ses dépendances, il fit sommer par huissier la communauté de lui céder la place.

Sans doute, les trois moines qui avaient élu le père Fructueux pour leur supérieur avaient fini par comprendre qu'il n'empêcherait rien. Ils avaient pris leurs précautions pour trouver un gîte ailleurs, car ils n'attendirent pas la sommation, et, quand le nouvel acquéreur entra dans le moutier, il n'y trouva que le supérieur tout seul, qui comptait de l'argent et écrivait sur un registre.

Émilien, qui était présent à l'entrevue, car le père Fructueux l'avait prié de l'aider à faire ses comptes, m'a raconté comment les choses se passèrent.

D'abord, il faut dire qui était l'acquéreur. C'était un avocat patriote de Limoges qui comptait revendre et faire une bonne affaire si la loi était maintenue, mais qui savait bien qu'en temps de révolution il y a de gros risques, et qui était décidé à les courir par dévouement à la Révolution. Voilà ce qu'il expliqua au supérieur, qui le recevait très poliment et l'invitait à raisonner avec lui.

— Je vous crois, lui répondit-il, vous avez la figure d'un honnête homme, et je sais que vous avez bonne réputation. Pour moi, j'ai toujours cru que la vente de nos biens se réaliserait aussitôt que l'assemblée donnerait des facilités pour le payement. Puisque voilà la chose faite, je n'ai qu'à m'y soumettre. Mais vous me trouvez faisant les comptes de ce que la communauté possédait en numéraire, et je voudrais savoir, de M. le maire ici présent, à qui je dois le remettre, puisque nous n'avons plus droit qu'à une pension de l'État.

M. Costejoux (c'était le nom de l'acquéreur) fut étonné de la bonne foi du supérieur. Il avait beaucoup de préventions contre les moines, et ne put s'empêcher de lui demander si les autres membres de la communauté abandonnaient aussi fidèlement leur numéraire.

— Monsieur, répondit le supérieur, vous n'avez point à vous occuper de mes frères en religion. Ils sont partis sans rien emporter de ce qui était le bien commun. Ils n'eussent pu le faire, puisque j'étais à la fois leur supérieur et leur caissier. Si on a le soupçon de quelque détournement, c'est sur moi seul qu'il doit tomber.

Le maire affirma que personne n'avait de soupçons, l'avocat s'excusa de la parole qu'il avait dite, et le magistrat de la ville déclara qu'il s'en rapporterait à la sincérité du supérieur. Il reçut la somme, qui était de onze mille francs et qui devait être restituée à l'État. Il en donna quittance et il engagea le supérieur à faire valoir ses droits à la pension promise.

— Je ne ferai rien valoir et je ne veux pas de pension, répondit-il ; j'ai une famille aisée qui me recevra fort bien et me restituera même ma part de patrimoine, puisque je ne suis plus légalement dans les ordres.

L'acquéreur, le voyant si désintéressé et si soumis à la loi, le pria de ne pas se croire expulsé brutalement par lui, et il l'engagea à rester plusieurs jours et davantage s'il le désirait. Le supérieur remercia et dit qu'il était prêt à partir depuis longtemps.

Alors on s'occupa du pauvre petit frère, qui était là sans un sou vaillant et avec l'habit qu'il avait sur le corps.

— Et vous, monsieur, lui dit le magistrat de la ville, a-t-on avisé à votre existence ?

— Je l'ignore, répondit le petit frère.

— Qui donc êtes-vous ?

— Émilien de Franqueville.

— Alors... nous n'avons point à nous inquiéter de vous ; votre famille est des plus riches de la province et vous allez la rejoindre ?

— Mais, dit Émilien avec un peu d'embarras, je n'ai reçu d'elle aucun ordre et je ne sais pas où elle est.

L'acquéreur, le maire et le magistrat se regardèrent avec étonnement.

— Est-il possible, s'écria l'acquéreur, qu'on abandonne ainsi... ?

— Pardon, monsieur, reprit Émilien, vous parlez devant moi et je n'autorise personne à blâmer mes parents.

— C'est fort bien pensé, reprit M. Costejoux ; mais il faut pourtant que vous connaissiez votre position. Vos parents ont quitté la France, et, si leur absence se prolonge, ils seront considérés comme émigrés. Or, vous n'ignorez pas qu'il est question de déposséder les émigrés, et vous pourriez bien vous trouver sans ressource ; car, si la guerre nous est déclarée, la confiscation de vos biens et de ceux des nobles qui auront passé à l'ennemi, sera le premier décret que rendra l'Assemblée.

— Jamais mon père et mon frère ne feront pareille chose ! s'écria Émilien, et j'en suis si sûr, que je compte m'engager comme soldat si, pour quelque raison que j'ignore, mes parents sont dans l'impossibilité de rentrer en France et de s'occuper de moi.

— Voilà de bons sentiments, dit l'acquéreur ; mais, en attendant que nous ayons la guerre et que vous ayez l'âge de la faire, permettez-moi de m'occuper de vous. Je ne veux point prendre possession de la prison où l'on vous a mis, pour vous jeter sur le pavé ; restez donc ici jusqu'à ce que j'aie pris des informations sur les moyens d'existence qui vous sont dus par votre famille. Elle a laissé dans sa terre un intendant qui doit avoir reçu quelques instructions, et à qui je me charge de rafraîchir la mémoire.

— Peut-être n'en a-t-il reçu aucune, répondit Émilien ; mes parents n'ont pas dû croire à la vente des couvents. Ils pensent donc que je n'ai besoin de rien.

— Ne payaient-ils pas une pension pour vous dans cette maison ?

— Non, rien, dit le supérieur ; la communauté devait recevoir vingt mille francs, le jour où il recevrait la tonsure.

— Je comprends le marché, dit M. Costejoux au magistrat ; on voulait enterrer le cadet et on intéressait les moines à entretenir sa vocation.

Le supérieur sourit et dit à Émilien :

— Quant à moi, mon cher enfant, je ne vous ai jamais caché que c'en était fait des couvents et je ne vous ai jamais beaucoup tourmenté pour y chercher votre avenir.

Ils se serrèrent la main tristement, car, depuis l'aventure du cachot, ils s'aimaient et s'estimaient beaucoup l'un l'autre. Émilien pria fièrement l'avocat de ne pas s'occuper de lui, vu qu'il n'était point d'humeur à devenir vagabond et que, sans sortir de la commune, il trouverait bien à occuper ses bras sans être à la charge de personne. Le magistrat se retira et l'acquéreur se consulta avec le maire tout en examinant les bâtiments du moutier. Quand ils revinrent vers le prieur, M. Costejoux avait pris une résolution à laquelle on ne s'attendait point.

VIII

Voici comment parla M. Costejoux :

— Monsieur le prieur, je viens d'apprendre de M. le maire des particularités sur vous et sur le jeune Franqueville, qui me font votre ami à tous deux, si vous voulez bien me le permettre. Nous pouvons nous rendre mutuellement service, moi en vous confiant mes intérêts, vous en acceptant la gestion de ma nouvelle propriété. Je ne compte ni l'habiter ni l'exploiter moi-même, -- mes occupations ne me le permettent pas, -- ni songer à la revendre avant quelques années, car je veux courir tous les risques de l'affaire. Restez donc ici tous deux et gouvernez les choses comme si elles étaient vôtres. Je sais que je puis avoir une confiance absolue dans les comptes que vous me rendrez. Je n'exige qu'une chose, c'est que vous ne donnerez asile à aucun membre du clergé. À tout autre égard, vous pouvez vous considérer comme chez vous et fixer vous-même la part que vous souhaitez prélever sur le produit des terres que je vous donne à exploiter.

Le père Fructueux fut fort surpris de cette offre et il demanda à réfléchir jusqu'au lendemain. Le maire offrit le souper, qui fut accepté de bonne amitié et on y entraîna Émilien, qu'on était étonné et content de trouver dans les sentiments d'un bon patriote et d'un bon citoyen.

Quand il se retrouva seul avec le prieur (c'est ainsi que l'on continua à appeler le père Fructueux, bien qu'il n'eût gouverné la communauté que durant six semaines), il lui demanda conseil.

— Mon fils, répondit le brave homme, nous voilà comme deux naufragés sur une terre nouvelle. Moi, je n'ai pas longtemps à vivre, encore que je ne sois pas très vieux et que j'aie de l'embonpoint ; mais, depuis le cachot, j'ai une oppression qui me mène durement et je ne crois pas m'en remettre. Je n'ai pas menti en disant à M. Costejoux que j'avais une famille et un petit patrimoine, mais je puis t'avouer que ma famille m'est devenue bien étrangère et que, si je peux compter sur ses bons procédés, je ne suis pas sûr de me faire à ses idées et à ses habitudes. Je suis entré au moutier de Valcreux à seize ans, comme toi, il y a justement aujourd'hui cinquante ans. J'y ai souffert à peu près tout le temps, tantôt d'une chose, tantôt d'une autre : je n'aurais peut-être souffert ni plus ni moins ailleurs ; mais, à présent, je souffrirais beaucoup plus du changement que de toute autre chose. On ne quitte pas une maison que l'on a gouvernée si longtemps sans y laisser son âme. Ne plus voir ces vieux murs, ces grosses tours, ces jardins et ces rochers que j'ai toujours vus, me semble impossible. Donc, j'accepte la gestion qui m'est offerte et j'espère finir mes jours là où j'ai passé ma vie. Quant à toi, c'est une autre affaire ; tu ne peux pas aimer le couvent et il n'est pas possible que ta famille t'oublie quand elle saura qu'il n'y a plus de couvents. Mais qui sait ce qui peut arriver de tes parents et de ta fortune ? Ton père, avec qui j'ai échangé quelques lettres, est un homme du temps passé, qui n'a pas cru à ce qui nous arrive et qui y croira peut-être trop tard, quand il ne sera plus temps d'aviser. J'ai su, et je n'ai pas voulu te dire, mais tu dois savoir enfin que les paysans de Franqueville ont beaucoup maltraité votre château. Sans l'intendant, qui est très malin et très adroit, ils l'eussent brûlé ; mais ils comptent que les terres seront mises en adjudication comme te l'a dit cet avocat, et il n'y aurait pas sûreté pour ta famille et pour toi-même à y retourner de si tôt. Reste donc avec moi, pour voir venir les événements. Si tu allais ailleurs, si tu prenais un parti quelconque sans l'agrément de ton père, il pourrait en être fort mécontent et s'en prendre à moi, au lieu que, s'il te retrouve où il t'a mis et où il te laisse, il ne pourra pas trouver mauvais que tu y acceptes une condition qui t'empêche de mourir de faim.

— Mais quelle sera cette condition ? demanda Émilien. Que ferai-je pour gagner le pain que vous m'offrez de partager avec vous ?

— Tu tiendras mes comptes et tu dirigeras les travaux. Au besoin, tu travailleras toi-même puisque tu aimes le travail du corps. Moi, j'avoue que ce n'est pas mon goût.

Là-dessus, il alla se coucher, et Émilien vint, dès le lendemain matin, me consulter, comme si j'eusse été une personne capable de lui donner un bon conseil. Il me sembla que le prieur avait donné les meilleures raisons et j'engageai mon ami à demeurer près de lui.

— Si vous partiez, lui dis-je, je ne sais pas ce que je deviendrais. J'ai pris une si grande attache pour vous, que je crois bien que je vous suivrais, quand je devrais mendier mon pain sur les chemins.

— Puisque c'est comme cela, répondit-il, je resterai tant que je le pourrai, car j'ai pour toi la même amitié que tu me portes, et je ne te quitterais pas sans un chagrin aussi grand que je l'ai eu quand il m'a fallu quitter ma petite sœur.

— Et vous n'avez toujours pas de ses nouvelles ? Est-ce qu'on l'aura laissée seule à Franqueville ?

— Oh non ! je sais qu'elle devait entrer dans un couvent de filles, en même temps que j'entrais ici.

— Et où sera ce couvent ?

— À Limoges. Mais tu me fais songer qu'elle a pu être mise dehors comme les autres, et, à présent que je suis libre, j'irai savoir de ses nouvelles.

— À Limoges ? C'est bien loin, mon Dieu, et vous ne savez pas seulement le chemin !

— Je le trouverai bien, va, et ce n'est qu'à une quinzaine de lieues d'ici.

Son voyage fut décidé et le prieur n'y fit pas d'opposition. Même l'acquéreur, qui était très content d'avoir mis le soin et l'exploitation de son nouveau domaine en bonnes mains, s'offrit à emmener Émilien et à l'aider dans ses recherches, car il n'avait pas ouï dire dans sa ville que la petite Franqueville y eût été mise dans un couvent quelconque, et il craignait que son frère ne sût pas la retrouver. Il l'engagea seulement à prendre des habits comme tout le monde, car, bien que dans ce temps-là on ne courut pas encore sus aux gens d'Église, on n'aimait pas, quand on tenait pour la révolution, à se montrer en leur compagnie. Émilien courut pour reprendre l'habillement qu'il avait avant d'endosser le froc, sans songer que, depuis trois ans, il avait grandi de toute la tête et grossi d'autant. Mon cousin Pierre, qui était à peu près de son âge et de sa taille, avait un habillement de droguet tout flambant neuf que je l'engageai à lui prêter. Mais il ne s'en souciait point et parla de le lui vendre ; Émilien n'avait pas d'argent, et, ne sachant quand il en aurait, il n'osait en emprunter à personne. Ah ! que je fus contente et fière alors, de pouvoir lui offrir mes quinze francs ! Après bien des difficultés, il les accepta de moi. Avec la moitié, il acheta à Pierre son habillement complet, qui, selon moi, l'embellissait beaucoup, et il mit le reste dans sa poche pour n'être à la charge de personne durant le voyage.

Quand M. Costejoux le vit ainsi équipé, il se prit à rire d'un air malin, mais bienveillant quand même.

— Ah ! Ah ! monsieur le vicomte, lui dit-il, -- car, malgré votre essai de noviciat, nul ne peut vous empêcher d'être le vicomte de Franqueville, votre frère aîné étant comte et votre père marquis, -- vous voilà sous la livrée du paysan ; mais sans doute vous comptez vous habiller autrement à la ville ?

— Non, monsieur, répondit Émilien, je ne pourrais pas, et, si vous rougissez d'un paysan en votre compagnie, j'irai de mon côté et vous irez du vôtre.

— L'avocat, riant tout à fait, c'est bien riposté, dit-il, vous me donnez une leçon d'égalité, mais je n'en avais pas besoin. Soyez sûr que nous nous entendrons et ferons bon ménage.

Arrivé à Limoges, Émilien, aidé de M. Costejoux, chercha sa sœur dans tous les couvents. Ils existaient encore par tolérance et faute d'acheteurs ; mais sa sœur ne s'y trouvait point et il se rendit à Franqueville pour avoir de ses nouvelles.

On ne le reconnut pas tout de suite, changé comme il était de taille, de visage et de costume. Il put pénétrer dans le château et parler à l'intendant, qui fut bien surpris quand il se nomma, et fit comme s'il ne croyait pas que ce fût lui. Il s'obstina même à lui dire :

— Vous prétendez être le vicomte de Franqueville et il est possible que vous le soyez, mais il est possible que vous ne le soyez pas, car vous ne produisez aucune lettre qui vous recommande et aucun papier qui prouve ce que vous dites. Dans tous les cas, je n'ai reçu aucun ordre qui vous concerne. Vos parents sont émigrés et ne paraissent vouloir rentrer qu'avec l'étranger. C'est très fâcheux pour eux et pour vous, car vos biens seront vendus et vous n'en aurez rien. En attendant, je ne puis disposer de leurs revenus que sur un ordre écrit de leur main ou sur l'injonction des lois, et, puisque vous ne pouvez rien produire, je ne puis rien vous donner.

— Je ne suis pas venu vous demander de l'argent, répondit fièrement le pauvre petit vicomte, je n'en ai pas besoin.

— Ah ! vous avez des ressources ? vous avez eu part au trésor du couvent de Valcreux, car je n'imagine pas que les moines aient été assez simples pour ne pas se le partager en partant ?

— Il n'y avait pas de trésor au couvent de Valcreux, et le peu d'argent que l'on avait en réserve a été rendu à l'État par M. le prieur. Mais tout cela ne vous regarde pas et ne vous intéresse en aucune façon, puisque vous vous obstinez à ne pas me reconnaître pour ce que je suis ; je viens simplement vous demander où est ma sœur, et j'espère que vous n'avez pas de raison pour me le cacher.

— Je n'en ai pas ; votre sœur, puisque vous prétendez être un Franqueville, est à Tulle dans ma famille. Il y avait danger pour elle à rester ici, les paysans étant très animés contre vous autres ; c'est par miracle que j'ai pu les contenir et je ne dors pas chez vous sur les deux oreilles, croyez-le bien. J'ai envoyé la petite au loin ; elle est bien soignée et je paye ce qu'il faut pour son entretien.

Émilien demanda le nom de* *la parente à qui l'intendant disait avoir confié l'enfant, et, sur-le-champ, il repartit sans se faire reconnaître d'aucun domestique et sans songer qu'il donnait raison par là aux soupçons de l'intendant ; mais, quand il eut gagné la sortie du hameau, il se trouva en face d'un vieux domestique de sa maison qui l'avait toujours beaucoup aimé et qui le reconnut tout d'un coup en s'écriant :

— M. Émilien !

Émilien avait le cœur gros, il se jeta dans les bras de ce vieux ami en sanglotant, et tout le village d'accourir et de lui faire fête. On l'aimait, lui, on le savait victime de l'ambition de son aîné et des fausses idées de sa famille, on se souvenait de l'avoir vu* *abandonné à lui-même, vivre en égal avec les plus pauvres. Les têtes se montèrent ; on avait aimé l'intendant tout le temps qu'il avait apaisé les colères en annonçant la vente des biens des émigrés ; mais on voyait bien qu'il trompait le monde, et que, s'il conservait avec soin la propriété de ses maîtres, c'est qu'il espérait l'acheter pour son compte : il était riche, il avait assez volé pour l'être. On voulait le pendre, porter Émilien en triomphe, le réinstaller dans le château de ses pères et le prendre pour seigneur ; on n'en voulait plus d'autre que lui.

Il eut bien de la peine à les apaiser et à leur prouver qu'il ne pouvait aller en rien contre la volonté de son père. Et puis la chose la plus pressée pour lui était de retrouver sa sœur, qui était peut-être fort mal, car plus on lui disait que l'intendant était un coquin, plus il avait sujet de craindre et de se* *hâter. Il fallut qu'on le laissât partir. Mais le vieux domestique, qui s'appelait Dumont, voulut le suivre et le suivit.

Ils prirent la patache et s'en allèrent à Tulle. Ils trouvèrent en effet la pauvre petite Louise chez une vieille furie qui la privait de tout et la frappait quand elle se mettait en révolte. Elle raconta toutes ses peines à son frère et les voisins assurèrent qu'elle ne disait que la vérité. Si la vieille recevait une pension pour elle, elle la gardait et lui faisait manger des écorces de châtaigne et porter des guenilles.

Émilien fut si indigné et si désolé, que, sans voir la vieille et sans consulter personne, il prit sa sœur et s'en alla tout droit au moutier avec le vieux Dumont qui avait quelque argent et ne voulait point quitter ces pauvres enfants abandonnés.

Pour en finir avec l'aventure de cet enlèvement, je dirai ici tout ce qui s'y rapporte. Le marquis de Franqueville n'avait point de proches parents dans le pays. La coutume de la famille étant de supprimer, au moyen des vœux, tous les cadets et toutes les filles au profit des aînés, elle se trouvait isolée et n'avait sous la main personne à qui elle pût confier la gouverne de Louise et d'Émilien. Gravement menacée dans son château, elle était brusquement partie, donnant à l'intendant et à la nourrice des ordres pour que la petite fût vitement mise au couvent. L'intendant avait trouvé plus économique de la mettre où l'on sait, et il avait une correspondance avec le marquis où il lui présentait les choses comme il l'entendait. Sans doute Émilien n'ayant aucun droit de reprendre sa sœur eût dû consulter M. Costejoux, qui était grand légiste et qui lui eût peut-être donné le conseil de la conduire chez quelque dame alliée ou amie de sa famille ; mais la chose était faite, il ne put la désapprouver, car ces deux mineurs se trouvaient, disait-il, dans une position singulière, sans parents et comme orphelins, sans tuteurs et comme émancipés par la force des choses. Il blâma beaucoup l'intendant ; mais, après tout, il n'avait aucun pouvoir pour lui faire rendre gorge. On était, à bien des égards, sans législation arrêtée. Il conseilla à Émilien d'attendre, et de ne pas retourner à Franqueville, où sa présence amènerait malgré lui de grands désordres. La vieille parente de l'intendant n'avait aucun droit de réclamer la petite Franqueville, Émilien en avait de meilleurs pour la garder. Il s'agissait seulement d'obliger l'intendant à fournir quelques fonds pour leur subsistance. M. Costejoux écrivit à Coblentz où étaient les Franqueville, mais ne reçut pas de réponse, sans doute parce que ses lettres ne furent pas reçues. Alors, craignant de faire quelque scandale dans un temps où la moindre chose amenait des effets qu'on n'avait pu prévoir, il envoya à Émilien une somme de cinq cents livres qu'il prit dans sa propre bourse, mais en lui disant, pour ne pas l'humilier, que cela venait de l'intendant de Franqueville, qui avait enfin compris son devoir.

La chose fut démentie par l'intendant lui-même, qui eut peur et envoya le double, en chargeant son commissionnaire de dire qu'Émilien ayant été reconnu par les gens du village, il lui faisait excuse et lui fournissait les moyens de placer convenablement sa sœur, offrant même de lui envoyer sa nourrice, qui consentait à aller la voir où elle serait ; mais Louise nous dit que cette nourrice était fort coureuse d'amusements et s'occupait fort peu d'elle. On donna quittance de la somme et on refusa la nourrice. Émilien retourna à Limoges pour remercier M. Costejoux et lui restituer son argent. L'avocat admirait beaucoup la raison, le cœur, le désintéressement du jeune homme. Il le pria vivement d'installer sa sœur au moutier, d'y vivre à sa guise, de n'y faire que le travail qui l'amuserait et de se croire parfaitement acquitté envers lui par la surveillance qu'il y exerçait dans un moment où toutes choses allaient à l'abandon.

IX

Nous voilà donc une bande d'amis installés au moutier : le bon prieur, Émilien, la petite Louise, le vieux Dumont et moi, car Émilien me pria de servir de gouvernante et de compagne à sa sœur, en même temps que je m'occuperais du ménage avec la Mariotte. Mes deux cousins furent employés comme ouvriers à demeure pour travailler les terres. Cela faisait bien du monde à vivre sur ce pauvre bien si longtemps négligé et d'un mince rapport ; mais, sauf les deux ouvriers et la Mariotte, qui étaient payés à la journée, nous étions tous résolus à donner nos soins et notre travail pour rien et nous sûmes mettre tant d'économie dans le ménage, que le propriétaire s'en trouva bien et n'eut pas de plus grand désir que de nous garder. Celui qui en faisait le moins, c'était le prieur qui devenait de plus en plus asthmatique ; mais, sans lui pourtant, rien n'eût marché, car il fallait une autorité sur le jeune monde et lui seul avait l'habitude de commander. Comme nous avions tous un peu d'argent par devers nous, nous ne voulûmes point recevoir d'avances de M. Costejoux. Le prieur avait à toucher une petite somme que sa famille lui offrait, à condition qu'on ne reviendrait pas sur les partages. Il envoya Dumont dans son pays de Guéret et parut content de ce qu'il lui rapporta.

Toutes choses ainsi réglées, nous eûmes l'innocent égoïsme de goûter, au milieu de ces temps qui devenaient de plus en plus malheureux et menaçants pour la France, un bonheur extraordinaire. Il faut dire, pour nous justifier, que nous ne savions presque plus rien de ce qui se passait et que nous commençâmes bien vite à n'y plus rien comprendre. Tant que la communauté avait existé, on y avait reçu des gazettes, des ordres du district, des avis du haut clergé. On n'envoyait plus rien au prieur, le clergé l'abandonnait et le blâmait d'avoir pactisé avec l'ennemi en acceptant l'hospitalité et la confiance de l'acquéreur. Les paysans, ivres de joie d'avoir acheté des terres, ne songeaient plus qu'à entourer d'épines et de pierres leurs précieux petits lopins. On travaillait avec une ardeur qu'on n'avait jamais eue et, comme on se querellait souvent sur les bornages des acquisitions, on ne songeait plus à se disputer sur la religion et la politique. Même on était devenu plus religieux que du temps des moines. Le moutier n'étant plus église paroissiale, on n'y disait plus la messe ; mais, sur la demande des habitants, le prieur faisait sonner l'angélus matin et soir et à midi. Il y avait longtemps qu'on ne disait plus la prière, mais il n'y a rien que le paysan aime mieux que le son de sa cloche. Elle lui marque la fin et le commencement de sa journée et lui annonce, au milieu du jour, l'heure de son repas qui est aussi une heure de repos. Plus tard, quand les cloches du moutier furent réquisitionnées pour servir à faire des canons, il y eut une grande consternation. Une paroisse sans cloches, disait-on, « est une paroisse morte ». Et je pensais comme les autres.

Mais, avant d'arriver à ces temps malheureux où tant de choses surprenantes m'arrivèrent, je veux dire comme nous étions tranquilles, imprévoyants et comme isolés du monde entier, dans notre pauvre Valcreux et dans notre vieux moutier.

Émilien était si modeste en ses goûts, qu'il se croyait riche pour toute sa vie avec ses mille francs. Il les avait confiés à M. Costejoux, qui lui promettait de les faire bien valoir, ce dont Émilien ne prenait aucun souci, car il n'a jamais rien entendu aux affaires ; mais il était bien aise que l'acquéreur qui lui avait témoigné tant de confiance fût nanti de son petit avoir. Il n'avait d'autre soin en l'esprit que de rendre sa petite sœur heureuse, en attendant que leur famille pût s'occuper de leur sort. Il ne voulait rien lui refuser. Il était si fier et si content de l'avoir sauvée ! c'était encore mieux que d'avoir délivré du cachot le père Fructueux. Il n'avait pas de sujet d'inquiétudes, sentant dans M. Costejoux un ami véritable qui ne l'abandonnerait point et pour lequel il travaillait de sa tête comme un commis, et de ses bras comme un ouvrier. Il avait pris un peu d'autorité sur le prieur, qui était aussi colère qu'il était bon et qui, ne pouvant plus crier et gourmander, à cause de son asthme, enrageait d'autant plus pour la moindre vétille. Émilien le raisonnait et m'appelait à son aide, car le pauvre prieur m'écoutait plus volontiers encore et ne se fâchait plus dès que je lui avais promis de faire aller les choses et les gens comme il le voulait. La petite Louise revenait à la santé après avoir été d'abord bien chétive. La Mariotte travaillait comme deux, et mes cousins comme quatre, à cause de la bonne nourriture que nous leur faisions sans rien gaspiller ; le vieux Dumont, qui était encore leste, faisait les courses et commissions et n'entendait pas mal le jardinage. Mais il faut dire que cet homme, le meilleur et le plus désintéressé du monde, avait un défaut. Il buvait le dimanche et rentrait toujours ivre ce soir-là ; -- il ne dépensait que son propre argent et n'était pas méchant dans le vin. Le prieur le sermonnait et, tous les lundis, il jurait de ne pas recommencer.

Quant à moi, j'étais la plus heureuse de la colonie. Je me voyais utile à des personnes que j'aimais plus que tout, et je trouvais dans mon activité et dans ma force de corps et de volonté, une gaieté que je n'avais jamais connue. À seize ans, j'étais déjà aussi grande que je le suis à présent, point belle du tout, la petite vérole m'ayant laissé des traces qui se voyaient encore un peu ; mais j'avais, disait-on, une bonne figure qui donnait confiance, et M. Costejoux, qui venait quelquefois, disait que je me tirerais de tout dans la vie parce que je saurais toujours me faire des amis. J'étais contente qu'il me dît cela devant Émilien, qui, tout aussitôt, me prenait la main, la serrait dans les siennes et ajoutait :

— Elle en aura toujours un qui la considérera et la traitera comme sa sœur et sa pareille.

Il disait la vérité, nous nous aimions comme si la même mère nous eût mis au monde. Dumont me parlait souvent de la mienne, qui avait été servante à Franqueville et qu'il avait bien connue. Il disait que c'était une personne comme moi, bonne à tout, et se faisant estimer de tout le monde. Cela me faisait plaisir à entendre et je me trouvais, à tous égards, si contente de mon sort, que je ne croyais pas possible qu'il y arrivât du changement.

J'avais un souci, un seul, mais il avait son importance, c'était l'étrange humeur de la petite Louise. Quand cette pauvre enfant nous arriva, toute sale et toute malade, j'eus un gros chagrin de la voir ainsi, et en même temps une grande joie d'avoir à la guérir et à la consoler. Émilien me la mit dans les bras en me disant :

— Ce sera ta petite sœur.

— Non, lui dis-je, ce sera ma fille.

Et je disais cela d'un si bon cœur, avec de grosses larmes de tendresse dans les yeux, que toute autre qu'elle m'eût sauté au cou ; mais il n'en fut rien ; elle me regarda d'un air moqueur et dédaigneux, et, se tournant vers son frère, elle lui dit :

— Eh bien, voilà une jolie sœur que tu me donnes ! Une paysanne ! Elle prétend être ma mère, elle est folle ! Tu m'as dit qu'elle avait à peu près mon âge. C'est donc là cette fameuse Nanette dont tu m'as tant parlé en m'amenant ici ? Elle est bien laide et je ne veux pas qu'elle m'embrasse.

Voilà tout le compliment que j'en eus pour commencer. Émilien la gronda, elle se prit à pleurer et s'en alla bouder dans un coin. Elle était fière ; on la disait élevée dans l'idée qu'elle devait être religieuse, et, pour la préparer à l'humilité chrétienne, on lui avait dit que, ne devant pas avoir part dans la fortune du frère aîné, elle était de trop grande maison pour faire un petit mariage. Il n'y avait que la pauvreté du couvent qui fût un moyen de rester grande. Elle l'avait cru, les enfants croient ce qu'on leur répète tous les jours et à tout propos.

Sa mère ne l'avait jamais caressée, et, sachant qu'il faudrait se séparer d'elle le plus tôt possible et pour toujours, elle s'était défendue de l'aimer. Cette belle dame s'était jetée dans la vie de Paris et du grand monde, oubliant tous les sentiments de la nature pour faire de la cour sa famille, sa vie et son seul devoir. Elle n'aimait pas même son aîné, qui, étant destiné à passer avant tout, ne lui appartenait pas plus que ses autres enfants. À l'époque où j'en suis de mon récit, madame de Franqueville était à l'étranger, très malade, et elle mourut peu de temps après. Nous ne le sûmes que plus tard et c'est par la suite du temps que j'ai connu le peu que j'ai à dire d'elle.

La petite Louise fut élevée à Franqueville par sa nourrice, et le précepteur qui enseignait, ou plutôt qui n'enseignait pas Émilien, fut chargé de lui apprendre tout juste à lire et à écrire un peu.* *La nourrice promettait de lui apprendre ses prières, la couture, le tricot et la pâtisserie. C'est tout ce qu'il fallait pour une religieuse : mais la nourrice trouva que c'était encore trop. C'était une belle femme qui plaisait à plusieurs et gardait peu la maison. La pauvre Louise tomba aux soins des filles de cuisine, qui en firent à leur aise, car, lorsqu'un désordre est toléré dans une maison, tous les autres suivent. Tant que l'enfant eut son frère Émilien, elle vécut et courut avec lui, faisant la princesse quand elle rentrait au logis et reprochant très aigrement à sa nourrice les torts qu'elle avait, se querellant, boudant, taquinant les servantes et prenant ensuite trop de familiarités avec elles puisqu'elle voulait rester maîtresse et demoiselle. Quand elle fut séparée de son frère, qui la reprenait et la calmait de son mieux, elle devint pire, et, ne se sentant aimée de personne, elle détesta tout le monde. Comme elle avait de l'esprit, elle disait des méchancetés au-dessus de son âge. On en riait ; on eût mieux fait de s'en fâcher, car elle mit sa vanité à être mauvaise langue et insulteuse.

Chez la méchante vieille de Tulle, elle expia tous ses défauts, mais si durement qu'ils ne firent qu'augmenter, et, quand elle fut avec nous, ce fut comme une petite guêpe en furie dans une ruche d'abeilles. Il me fallut, dès le premier jour, la prier beaucoup pour l'engager à se laver et à prendre du linge blanc. Mais, quand je lui présentai des habits neufs que j'avais pu me procurer dans la paroisse de la même manière que je m'étais procuré ceux que portait Émilien, elle entra en rage, disant qu'étant demoiselle et fille de marquise, elle ne porterait jamais des habits de paysanne. Elle aimait mieux ses guenilles malpropres qui avaient un reste de façon bourgeoise, et son frère dut les faire brûler pour qu'elle se soumît. Alors elle bouda encore, bien que propre et jolie avec sa jupe rayée et sa petite cornette. Le repas la consola, il y avait si longtemps qu'elle était privée de bonne nourriture ! le soir, elle consentit à jouer avec moi, mais à la condition que je ferais la servante et qu'elle me donnerait des soufflets. La nuit, elle dormit près de moi dans une gentille cellule où je lui avais dressé une couchette bien douce et bien blanche à côté de la mienne. Il y avait encore du très beau linge au moutier et elle y fut sensible ; mais l'histoire de s'habiller le lendemain amena encore du dépit et des larmes, et je dus lui attacher des fleurs sur sa cornette, en lui disant que je la déguisais en bergère.

Peu à peu cependant, en voyant que, si j'étais douce, c'était par bonté et non par obligation, elle comprit sa position et se fit au renversement de toutes les coutumes de l'ancien temps. Jamais elle n'avait été si heureuse, elle l'a senti plus tard, car elle était aimée sans chercher à mériter nos complaisances et nos gâteries ; mais son cœur n'avait pas de tendresse, et, sans la peur d'être plus mal, elle eût demandé à nous quitter. Pour la rendre moins exigeante, nous étions forcés de la prendre par son amour-propre qui était déjà de la coquetterie de femme. Elle eut bien de la peine à ne plus taquiner ni à maltraiter personne, mais jamais on ne put la décider à faire le plus petit travail pour aider les autres et s'aider elle-même. Elle était la seule de la maison qui se fît servir ; on servait volontairement M. le prieur, qui n'était point exigeant de ce côté-là ; mais, comme Louisette remarqua dès le commencement qu'il était au-dessus des autres, elle se déclara pareille à lui et s'assit de l'autre côté de la table où nous mangions tous ensemble par économie. Elle s'y plaça en face du prieur comme si elle eût été la maîtresse de la maison. Cela fit rire d'abord, et puis on le toléra, et elle réclama cette place comme un droit. Un jour que M. Costejoux vint dîner, elle ne voulut point la lui céder, ce qui amusa beaucoup l'avocat et lui fit donner une grande attention à ce diable de petit caractère. Il la trouva jolie, la fit babiller, la taquina sur son aristocratie, comme on disait dans ce temps-là, et, en définitive, il la gâta plus que nous tous, car, le surlendemain, il lui envoya de la ville un habillement complet de demoiselle, avec des rubans et un chapeau à fleurs. Quand il revint, il comptait d'être remercié et embrassé. Il n'en fut rien, elle était mécontente qu'il lui eût envoyé des souliers plats tout unis, elle voulait des talons hauts et des rosettes. Il s'amusa encore, il s'amusa toujours de ces façons de souveraine. Plus il était ennemi de la noblesse, plus il trouvait divertissant de voir ce petit rejeton incorrigible qu'il eût pu écraser entre ses doigts, lui sauter à la figure et lui donner des ordres. Ce fut d'abord un jeu, et cela est devenu comme une destinée pour elle et pour lui.

Pour moi qui avais tant rêvé de cette petite Louise et qui m'étais donné à elle corps et âme, je sentais bien qu'elle me comptait pour rien quand elle croyait n'avoir pas besoin de moi, et, si j'obtenais une caresse, c'était quand elle voulait me faire faire quelque chose de difficile et d'extraordinaire pour son service. Le caprice passé, il ne fallait pas compter sur la récompense, et souvent il était passé avant que d'être satisfait.

Ce fut ce que, dans la langue que je sais parler aujourd'hui, on appelle une déception : mais j'en pris mon parti et je portai toutes mes affections sur Émilien qui les méritait si bien. Je m'étais imaginée que, si sa sœur répondait à mon amitié, je lui en donnerais plus qu'à lui, à cause qu'elle était de mon âge et de mon sexe ; elle ne voulut point, et tout mon cœur s'en alla retrouver le petit frère.

Au mois d'octobre de cette année-là (91), le bruit d'une prochaine guerre se répandit et chacun trembla pour sa nouvelle propriété. Ce n'était plus le temps où l'on disait : « Ça m'est égal, tout le monde ne va pas à l'armée et tout le monde n'y meurt pas. » On comprenait cette fois la cause de la guerre : les nobles et le grand clergé de France la voulaient contre la révolution, afin de reprendre ce que la révolution venait de nous donner. Cela mettait le monde en colère, et on se dépêchait de labourer et d'ensemencer. Les jeunes gens disaient que, si l'ennemi venait chez eux, ils se défendraient comme de beaux diables. On avait peur pour ce qu'on avait, mais on sentait quand même du courage pour se battre.

M. Costejoux venait un peu plus souvent et Émilien recommençait à s'informer des choses du dehors. Un jour de novembre, qu'il avait appris la maladie de sa mère, il fut frappé de l'idée qu'il ne reverrait plus aucun de ses parents, car il paraissait certain qu'ils voulaient marcher contre la France et n'y rentrer qu'avec l'ennemi. En causant seul avec moi, comme nous revenions du moulin avec la mule chargée d'un sac de grain marchant devant nous :

— Nanon, me dit-il, ne suis-je pas dans une position bien étrange ? si on déclare la guerre, j'ai toujours dit que je me ferais soldat ; mais, s'il me faut être d'un côté, et mon père de l'autre avec mon frère, comment donc ferai-je ?

— Il n'y faut point aller, lui dis-je ; si vous veniez à être tué, qu'est-ce que votre sœur deviendrait ?

— Costejoux m'a promis de ne pas l'abandonner et de l'emmener chez lui, avec toi si tu y consens ; veux-tu me promettre de ne pas la quitter ?

— Quand nous en serons là, vous pouvez compter sur moi, malgré que Louise ne soit guère aimante pour moi et que j'aurai grand chagrin de quitter mon endroit ; mais cette chose que vous dites ne peut pas arriver, puisqu'il vous faudrait aller contre la volonté de votre père.

— Mais sais-tu que, si nous avons la guerre, il faudra que j'en sois ou que je passe à l'étranger ? Tu as bien ouï-dire qu'on y enverrait tous les jeunes gens en état de porter les armes ?

— Oui, mais ce n'est pas fait : comment pourrait-on forcer tout le monde ? Il faudrait autant d'hommes de maréchaussée que de gens à faire marcher. Tenez ! Tenez ! vous me donnez des raisons parce que vous avez envie de me quitter et de devenir officier !

— Non, ma chère enfant, je n'ai pas d'ambition, on ne m'a pas élevé pour en avoir et je n'aime pas la guerre. Je suis né doux et je n'ai pas le goût de tuer des hommes ; mais il y aura peut-être une question d'honneur et tu ne voudrais pas me voir méprisé ?

— Oh non ! par exemple ! j'ai trop souffert dans le temps où l'on disait que vous ne seriez jamais bon à rien ; mais tout cela peut tourner autrement et, si vous n'êtes pas forcé, jurez-moi que vous ne nous quitterez pas.

— Peux-tu me demander cela ? tu ne sais donc pas comme je t'aime ?

— Si fait, je le sais. Vous m'avez promis que, quand vous seriez marié, vous me donneriez vos enfants à garder et à soigner.

— Marié ? tu crois donc que je veux me marier ?

— Vous avez dit une fois que vous y penseriez un jour, et, depuis ce temps-là moi, j'ai toujours pensé à m'instruire de ce qu'une femme doit savoir pour servir une dame et tenir sa maison.

— Ah ! tu crois que je veux que tu serves ma femme ?

— Vous ne le voulez plus ?

— Non certes, je ne veux pas que tu sois au-dessous de qui que ce soit dans mon amitié ; ne comprends-tu pas cela ?

Il me tenait la main et il m'arrêta au bord de la rivière en me regardant avec des yeux tout attendris. Je fus bien étonnée, et, craignant de l'affliger, je ne savais comment lui répondre.

— Pourtant, lui dis-je au bout d'un moment de réflexion, votre femme sera plus que moi.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Vous épouseriez une paysanne, comme le frère Pascal, qui a fait publier ses bans avec la meunière du pont de Beaulieu ?

— Pourquoi non ?

— Eh bien, qu'elle soit paysanne ou dame, vous l'aimerez plus que tout, et vous voudrez qu'elle soit maîtresse au logis : moi je suis toute décidée à lui bien obéir et à lui complaire en tout. Pourquoi dire que vous ne voulez pas que je sois pour l'aimer et la servir comme vous-même ?

— Ah ! Nanon, reprit-il en se remettant à marcher, comme tu as le cœur simple et bon ! Ne parlons plus de cela, tu es trop jeune pour que je te dise tout ce que je pense, tu ne comprendrais pas encore. Ne t'en tourmente pas. Je ne te ferai jamais de chagrin, et, si je dois me marier comme tu te l'imagines, ce ne sera qu'avec ton consentement ; entends-tu bien ? Tu sais que je suis, comme on dit, de parole ; tout ce que je t'ai promis de faire, je l'ai fait. Souviens-toi de ce que je te dis à présent, tiens, là, au bord de cette rivière qui chante comme si elle était contente de nous voir passer, au pied de ce vieux saule qui devient tout argenté quand le vent lui renverse ses feuilles. Tu retiendras bien l'endroit ? Vois, il y a comme une petite île que les iris ont faite avec leurs racines, et, contre cette île, nous avons souvent tendu les nasses, ton cousin Pierre et moi. Je me suis déjà arrêté avec toi dans cet endroit-là, un jour que tu me demandais de t'apprendre tout ce que je pourrais apprendre moi-même. Je te l'ai juré, et à présent je te jure que je ne serai jamais à personne plus qu'à toi. Est-ce que cela te fait de la peine ?

— Mais non, lui répondis-je. Je voudrais que cela vous fût possible. Seulement, je m'en étonne, parce que je n'ai jamais pensé que vous tiendriez autant à mon amitié que je tiens à la vôtre. Si c'est comme ça, soyez tranquille, je ne me marierai jamais, moi je serai à votre commandement toute ma vie, et je vous le promets devant cette rivière et ce vieux saule, afin que vous n'en perdiez pas non plus la souvenance.

La mule avait toujours marché pendant que nous causions. Émilien, la voyant déjà loin et prête à laisser tomber son chargement, parce qu'elle avait fantaisie de prendre le plus court à travers les buissons, fut obligé de courir après elle. Moi, je restai un bon moment sans songer à le suivre. J'avais comme un éblouissement dans les yeux et comme un engourdissement dans les pieds. Pourquoi m'avait-il dit si bien son amitié dont, à l'habitude, il ne songeait pas à me parler, sinon en deux ou trois mots et quand l'occasion s'en trouvait ? Je ne dirai pas que j'étais trop innocente pour n'avoir pas ouï parler de l'amour. À la campagne, il n'y a pas tant de secrets sur ce chapitre-là ; mais, dans les pays froids où l'on vit sobrement et où l'on travaille beaucoup, on est enfant très longtemps et j'étais aussi jeune que mon âge. Peut-être aussi l'idée que j'avais toujours eue de me dévouer au service et contentement des autres m'avait-elle éloignée de celle de rêvasser à mon propre contentement. Je restai là comme une grande niaise à me demander pourquoi il m'avait dit : « Tu ne peux pas encore comprendre tout ce que je pense » et j'avais comme une envie de rire et comme une envie de pleurer sans savoir pourquoi.

Je ne sais pas pourquoi non plus je pris quelques feuilles du saule et les mis dans la bavette de mon tablier.

À partir de ce jour-là, je sentis du bonheur dans tout et comme une joie d'être au monde. Je n'avais plus de chagrin quand Louisette était mauvaise. Je prenais la chose avec une patience gaie. Quand M. le prieur grondait, j'avais plus d'esprit pour trouver des paroles qui l'apaisaient. Quand il souffrait beaucoup, j'avais toujours bon espoir de le soulager et j'en trouvais mieux le moyen. Quand je voyais Émilien se fatiguer trop au jardinage, j'allais derrière lui et je trouvais la force d'un homme pour mener la brouette et le râteau. À la fin de la saison, nous eûmes des fruits superbes dont on fit l'envoi à M. Costejoux, qui en fut content. Il vint nous en remercier et il paraissait heureux, lui aussi, quand il était un jour au milieu de nous, mangeant avec nous, parlant latin avec le prieur, chiffons avec Louisette, semences et récoltes avec Émilien et les ouvriers. Moi, je prenais plaisir à tout ce que j'entendais, même au latin de M. le prieur, qui ressemblait tant à du français et même à du patois que tout le monde le devinait. J'avais l'œil et la main à tout dans le ménage, qui était reluisant de propreté, et, quand on se mirait dans les assiettes et dans les verres, il me semblait que tout le monde était plus beau. Ma grande récompense était de prendre mes leçons le soir à la veillée. M. le prieur y assistait, aimant donner son avis sur tout, mais il s'endormait vite, et, dans les soirs d'hiver, seuls dans la grande chambre bien chaude du moutier, nous lisions et causions, Émilien et moi, pendant que la bise soufflait au dehors et que le grillon chantait dans l'âtre.

Ces conversations-là nous instruisaient tous deux, car j'étais grande questionneuse et je voulais savoir bien des choses qu'Émilien apprenait peu à peu et qu'il m'enseignait tout naturellement. Je me tourmentais du droit des riches et des pauvres, des rois et des sujets, et de tout ce qui était arrivé depuis le commencement du monde sur la terre et sur la mer. Émilien me racontait des histoires du temps passé. Il y avait dans la bibliothèque un ouvrage en beaucoup de volumes que les moines n'avaient pas voulu lui laisser lire et qui s'appelait l 'Histoire des Hommes. C'était un ouvrage nouveau dans ce temps-là et qui ne cachait pas la vérité sur les superstitions et les injustices de ce monde. Je ne sais s'il était de grande valeur, mais nous le lûmes tout entier, pendant que M. le prieur ronflait dans son grand fauteuil de cuir ; et, après l'avoir lu, nous nous trouvâmes, sans le savoir, plus instruits que lui et que la plupart des gens de notre temps. Il nous venait, à propos de tout, un tas d'idées, et, si nous eussions su ce qui se passait en politique, nous aurions pu porter sur la révolution des jugements au-dessus de notre âge ; mais nous ne le savions que quand M. Costejoux venait au moutier, et il n'y vint guère pendant l'hiver à cause des mauvais chemins qui nous séparaient du reste du monde. Cette grande solitude nous empêchait de nous tourmenter du temps présent et nous laissait ignorer que, dans beaucoup d'autres endroits, il y avait des troubles et des malheurs, à cause que l'on ne pouvait s'entendre sur la politique et la religion.

J'ai fini d'écrire la première partie, la partie tranquille de mon histoire, et je vais entrer dans les événements qui nous emportèrent, comme tout le monde, dans leurs agitations. À présent, ceux qui m'auront lue savent que mon éducation est assez faite pour que je m'exprime plus facilement et comprenne mieux les choses qui me frappent. Il m'eût été impossible, durant tout le récit que je viens de faire, de ne pas parler un peu à la manière des paysans : ma pensée n'eût pas trouvé d'autres mots que ceux où elle était alors contenue, et, en me laissant aller à en employer d'autres, je me serais prêté des pensées et des sentiments que je n'avais pas. Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir de 92 je n'étais plus paysanne que par l'habit et le travail.

X

L'esprit des paysans comme celui des enfants est ouvert aux illusions. Nous ne pouvions nous imaginer dans notre oasis de Valcreux, les causes profondes qui conduisaient à des crimes violents notre belle révolution de 89. Toutes les nouvelles qui eussent dû nous faire pressentir ces crises étaient interprétées par des âmes incapables de les provoquer comme de les conjurer. L'insouciance de notre commune, l'optimisme de la petite colonie du moutier arrangeaient encore pour le mieux les événements accomplis. M. le prieur prétendait que la fuite du roi à Varennes était une fâcheuse action et une grande faute qui amènerait pourtant un bien.

— Louis XVI a eu peur de son peuple, disait-il ; c'est mal, car le peuple n'est pas méchant. Voyez comme les choses se sont passées ici ! Jamais une affaire aussi terrible que la vente des biens d'Église n'était arrivée dans le monde. C'est la bourgeoisie philosophe qui l'a voulue, et le peuple n'a fait qu'en profiter, mais sans colère contre nous et avec des ménagements auxquels on ne s'attendait pas. Eh bien, que le roi se confie à son peuple et bientôt son autorité lui sera rendue. Il n'a pas d'ennemis ; voyez si un seul paysan de chez nous lui manquerait de respect ! Soyez sûrs que tout s'arrangera. Le peuple est insouciant, paresseux, un peu pillard, mais je le connais bien, moi ! il est doux et sans rancune. Rappelez-vous comme je le malmenais quand j'étais l'économe de la communauté ! Eh bien, personne ne m'en veut et je finirai mes jours ici bien tranquillement, comme le roi sur son trône !

Ainsi les prévisions de ce pauvre religieux ne dépassaient pas encore le ravin de Valcreux, et nous ne demandions qu'à nous y enfermer comme lui, d'autant mieux que l'événement sembla d'abord lui donner raison.

L'Assemblée nationale avait déclaré le roi inviolable malgré sa fuite. Elle s'était dissoute en s'imaginant que sa Constitution était le dernier mot de la Révolution, et que la Législative n'aurait rien à faire que de la faire fonctionner. Aucun membre de la première Assemblée ne devait être réélu. M. Costejoux se mit sur les rangs pour la députation ; mais on était encore trop royaliste dans nos provinces du centre pour le nommer. Il eut beaucoup de voix, mais il échoua. Il n'en eut point de dépit. Il faisait de fréquents voyages à Paris parce que, quand le pays avait quelque demande ou réclamation à faire, c'est lui qu'on en chargeait. Il était toujours prêt. Savant, riche et parlant bien, il était comme l'avocat de tout le monde.

Il nous arriva bien, à la fin de 91, quelques sujets d'inquiétude pour M. le prieur. La nouvelle Assemblée, qui semblait devoir vaincre l'anarchie où la Commune avait jeté Paris, était en colère à cause du veto du roi. Elle voulut s'en prendre au clergé et empêcher le culte, même dans les maisons particulières. Le roi s'y opposa encore, et, comme de juste, nous étions tous royalistes à Valcreux, car nous tenions à notre messe et nous aimions M. le prieur, ce qui ne nous empêchait pas d'être aussi très révolutionnaires et de vouloir conserver ce que la Constitution avait fait. Si l'opinion du plus grand nombre des Français avait prévalu, on n'aurait pas été au-delà. Mais deux orages nous menaçaient, la haine des nobles et des prêtres contre la Révolution, la haine des révolutionnaires contre les prêtres et les nobles ; les passions tendaient à remplacer les convictions. Notre pauvre France agricole allait être écrasée entre ces deux avalanches sans presque savoir pourquoi et sans pouvoir prendre parti dans sa conscience pour les uns ni pour les autres.

Au commencement d'août 92, M. Costejoux vint nous voir, il arrivait de Paris. Il prit Émilien à part :

— Mon enfant, lui dit-il, savez-vous si M. le prieur a prêté serment à la Constitution ?

— Je ne crois pas, dit Émilien, qui ne savait pas mentir, mais qui craignait d'avouer la vérité.

— Eh bien, s'il ne l'a fait, reprit l'avocat, tâchez qu'il le fasse. Les ecclésiastiques sont très menacés. Je ne puis vous en dire davantage, mais je vous parle très sérieusement ; vous savez que je m'intéresse à lui.

Émilien avait bien déjà essayé plusieurs fois de persuader le prieur. Il n'avait pas réussi. Il m'expliqua bien de quoi il s'agissait et me chargea de l'affaire.

Ce ne fut pas facile. D'abord, le prieur voulut me battre.

— Je serai donc tourmenté toute ma vie ? disait-il. J'ai été mis au cachot par mes religieux pour n'avoir pas voulu jurer que je ferais faire des miracles à la vierge de la fontaine, afin d'empêcher les gens d'ici d'acheter nos biens. À présent, l'on veut que je* *jure que je suis un homme sincère et ami de son pays. Je ne mérite pas cette humiliation et ne veux pas la subir.

— Vous auriez raison, lui dis-je, si le gouvernement allait bien et si tout le monde était juste ; mais on est devenu malheureux et cela rend soupçonneux. Si vous attirez de mauvais jugements sur vous, ceux qui vous aiment et qui vivent autour de vous en souffriront peut-être autant que vous. Pensez à ces deux pauvres enfants de nobles qui sont ici, avec leurs parents émigrés ; c'est du danger pour eux, n'y ajoutez pas, vous qui aimez tant Émilien, le danger qui tomberait sur vous.

— Si tu le prends comme cela, dit-il, je me rends.

Et il se mit en règle.

Je savais bien qu'en lui parlant des autres, je le ferais renoncer à ses idées sur lui-même.

Nous pensions être tranquilles ; mais ce mois d'août fut terrible à Paris, et, le mois suivant, nous en connûmes toutes les conséquences, les fureurs de la Commune de Paris, le roi mis au Temple, le décret d'expropriation des émigrés de leurs biens, celui d'exil pour les prêtres non assermentés, les ordres de visites domiciliaires pour rechercher les armes et arrêter les suspects, etc.

De ce côté-là, nous autres paysans, nous n'avions rien à craindre ; nous avions fait notre révolution en 89. Nous avions pris toutes les armes du moutier, et, plus tard, les moines suspects s'étaient en allés d'eux-mêmes. Quant à Émilien, il avait bien prévu que ses biens de famille seraient confisqués et qu'il porterait la peine de la défection de ses parents. Il en prenait son parti en homme qui n'a jamais dû hériter ; mais nous étions tristes à cause du roi, que nous ne pouvions pas croire d'accord avec les émigrés, après le blâme qu'il leur avait donné. Nous étions aussi très affligés et comme humiliés de ce que les ennemis nous avaient battus. Quand on nous raconta le massacre des prisons, nous sentîmes que notre pauvre bonheur s'en allait pièce à pièce. Au lieu de lire et de causer ensemble, Émilien et moi, nous nous donnions au travail de la terre et de la maison, comme des gens qui ne veulent plus réfléchir à rien et qui auraient quelque chose à se reprocher.

On trouvera cette réflexion singulière, elle est pourtant sérieuse dans mes souvenirs.

Quand de jeunes âmes très pures ont cru à la justice, à l'amitié, à l'honneur ; quand elles ont vu l'avenir comme l'emploi de toutes leurs bonnes intentions, et qu'il leur faut apprendre que les hommes sont pleins de haine, d'injustice, et le plus souvent hélas ! de lâcheté, il se fait dans l'esprit de ces enfants une consternation qui les brise. Ils se demandent si c'est pour les punir de quelque faute que les hommes leur donnent de pareils exemples.

Nous consultions M. le prieur plus que par le passé. Nous nous étions cru bien savants, parce que nous avions acquis sans lui des idées qui nous paraissaient plus avancées que les siennes. Nous n'osions plus être si fiers, nous avions peur de nous être trompés ; mais, avec son air vulgaire et ses préoccupations prosaïques, le prieur était plus philosophe que nous ne pensions.

— Mes enfants, nous dit-il, un soir de 93 que nous lui demandions ce qu'il pensait des jacobins et de leur ardeur à pousser la révolution en avant à tout prix, ces hommes-là sont sur une pente où ils ne s'arrêteront pas à volonté. Il ne faut pas tant s'occuper des gens, mais des choses qui sont plus fortes qu'eux. Il y a longtemps que le vieux monde s'en va et que je m'en aperçois au fond du trou où le sort m'a jeté comme un pauvre cloporte destiné à vivre dans l'ombre et la poussière. Ne croyez pas que ce soit la Révolution qui ait amené notre fin ; elle n'a fait que pousser ce qui était vermoulu et ne tenait plus à rien. Il y a longtemps que la foi est morte, que l'Église s'est donnée aux intérêts de ce monde et qu'elle n'a plus de raison d'être. -- Moi qui vous parle, je ne crois plus tout ce qu'elle enseigne, j'en prends et j'en laisse, j'ai trop vu rire, dans l'intérieur des couvents, de ses prescriptions et de ses menaces. Dans ma jeunesse, il y avait, dans notre chapelle souterraine, des peintures très anciennes de la danse macabre, que le prieur de ce temps-là fit badigeonner comme repoussantes et ridicules. Avec les idées sombres, on supprima toutes les austérités et ce fut un sentiment révolutionnaire qui nous y porta. Les prélats et les membres privilégiés, à nos dépens, des grosses abbayes se jetaient dans les jouissances du siècle, dans le luxe et même dans la débauche. Nous ne voulûmes pas être si simples que de faire pénitence à leur place, et, n'étant pas d'assez gros seigneurs pour nous livrer impunément au scandale, nous nous renfermâmes dans le bien-être et l'indifférence qui nous étaient permis. Je crois bien que nous n'étions pas les seuls. Les trois derniers de nos religieux n'étaient pas ce que vous pensez. Ils n'étaient pas fanatiques lorsqu'ils m'ont menacé et emprisonné pour ma franchise. Ils ne croyaient à rien, et, en voulant me faire peur, ils avaient plus peur que moi. Il y en avait un libertin qui se sera volontiers sécularisé ; un autre, idiot, qui, sans croire à Dieu, craignait l'enfer quand il lisait un mandement de l'archevêque ; le troisième, le pâle et sombre Pamphile, était un ambitieux qui eût voulu jouer un rôle et qui se fera peut-être démocrate, faute d'avoir pu se distinguer dans le clergé par son zèle. Mais savez-vous ce qui a fait ainsi dépérir et succomber le clergé ? C'est la lassitude du fanatisme, et la lassitude qui mène à l'impuissance est un châtiment inévitable. Des hommes qui ont fait la Saint-Barthélemy et la révocation de l'édit de Nantes, qui ont toujours conspiré contre les rois et contre les peuples, faisant le mal sans remords et prêchant le crime sans effroi en vue de l'esprit de corps, arrivent vite à n'être plus rien. On ne vit pas toujours de mensonge, on en meurt ; un beau jour, cela vous étouffe. Eh bien, vous me demandez ce que c'est que les jacobins. Autant que je peux le savoir et en juger, ce sont des hommes qui mettent la Révolution au-dessus de tout et de leur propre conscience, comme les prêtres mettaient l'Église au-dessus de Dieu même. En torturant et brûlant des hérétiques, le clergé disait : « C'est pour le salut de la chrétienté. » En persécutant les modérés, les jacobins disent : « C'est pour le salut de la cause », et les plus exaltés croient peut-être sincèrement que c'est pour le bien de l'humanité. Oh ! mais, qu'ils y prennent garde ! c'est un grand mot, l'humanité ! Je crois qu'elle ne profite que de ce qui est bien et qu'on lui fait du mal en masse et longtemps quand on lui fait un mal passager et particulier. Après ça, je ne suis qu'un pauvre homme qui voit les choses de trop loin, et qui mourra bientôt. Vous jugerez mieux, vous autres qui êtes jeunes ; vous verrez si la colère et la cruauté qui sont toujours au bout des croyances de l'homme réussissent à amener des croyances meilleures. J'ai peine à le croire, je vois que l'Église a péri pour avoir été cruelle. Si les jacobins succombent, pensez au massacre des prisons, et alors vous direz avec moi : On ne bâtit pas une nouvelle Église avec ce qui a fait écrouler l'ancienne.

Émilien lui observa que les massacres de septembre et les persécutions n'étaient peut-être pas l'œuvre des jacobins, mais celle des bandits qu'ils n'avaient pu contenir.

— C'est possible, et Dieu le veuille ! répondit le prieur. Il peut y avoir de bonnes intentions chez ceux qui nous paraissent les plus terribles : mais retenez ce que je vous ai dit, quand vous aurez à les juger par la suite. Ceux qui auront trempé leurs mains dans le sang ne feront rien de ce qu'ils auront voulu faire, et, si le monde se sauve, ce sera autrement et par d'autres moyens que nous ne pouvons pas prévoir. Ma conclusion à moi, c'est que tout le mal vient du clergé, qui a entretenu si longtemps le régime de terreur que ses ennemis exercent à présent contre lui. Comment voulez-vous que les victimes de la violence soient de doux élèves reconnaissants ? Le mal engendre le mal ! Mais en voilà bien assez là-dessus : tâchons de vivre tranquilles et de ne nous mêler de rien. Vivons le mieux possible en faisant notre devoir, nous n'avons pas si longtemps à durer et tout ce que nous disons là ne fait pas bouillir la marmite.

Ce fut la seule fois que le prieur nous dit le fond de sa pensée. Il avait jugé le clergé, mais un sentiment de convenance ou l'habitude de la soumission l'empêchait de se répandre en paroles sur un sujet si délicat pour lui. Avait-il toujours pensé ces choses qu'il croyait avoir pensées de tout temps ? Peut-être se trompait-il là-dessus, peut-être n'avait-il fait de mûres réflexions que depuis les trois jours qu'il avait passés au cachot. Il avait pris dans son état une si forte dose de prudence, qu'il évitait de se résumer et que nos questions lui étaient plus importunes qu'intéressantes. Il concluait toujours de la façon la plus positive et la plus égoïste, bien qu'il eût le cœur généreux et dévoué. Pour lui, le monde était un atroce sauve-qui-peut et l'idéal était de vivre comme une taupe dans son trou. Il espérait quelque chose de mieux dans l'autre vie, sans y croire positivement. Il lui échappa un jour de dire :

— Ils m'ont tellement barbouillé la face de Dieu, que je ne saurais plus la voir ; c'est comme une page où l'on a répandu tant d'encre et de sang, qu'on ne peut plus savoir s'il y avait quelque chose dessus.

Et il n'avait pas l'air de s'en tourmenter beaucoup. Il s'agitait bien autrement quand la gelée attaquait le fruitier ou quand l'orage faisait tourner la crème. On eût dit quelquefois d'une vraie brute ; c'était pourtant un homme de bien, très intelligent et passablement instruit ; mais il avait été étouffé trop longtemps, il ne pouvait plus respirer comme les autres, ni au moral, ni au physique.

Pendant qu'il essayait ainsi de se maintenir en dehors de tout, ni la Mariotte, ni mes deux cousins, ni le vieux Dumont ne se tourmentaient des événements. La déclaration de la patrie en danger et l'enthousiasme des enrôlements volontaires n'avaient guère pénétré chez nous. Nous apprenions l'effet des décrets quand il avait cessé de se produire. De notre côté, il n'y eut d'abord que quelques mauvais sujets sans amour du travail qui s'en allèrent de bon gré aux armées. Émilien ne pensa pas, dans ce moment-là, qu'il eût à se faire un devoir de les imiter. Il songeait à son frère qui se battait pour la cause contraire et il attendait sans parti pris, lorsqu'il reçut une singulière lettre de M. Prémel, l'intendant de Franqueville.

« Monsieur, lui disait-il, je reçois une lettre de M. le marquis votre père qui s'occupe de votre situation présente et de celle de mademoiselle votre sœur. Voici ses propres expressions :

« Fournissez à M. Émilien l'argent nécessaire pour sortir de France et venir me rejoindre à l'armée de Condé. J'imagine qu'il se souviendra d'être un Franqueville et qu'il ne reculera pas devant les quelques dangers à courir pour effectuer cette résolution. Entendez-vous avec lui pour lui en faciliter les moyens, et, quand vous l'aurez convenablement équipé, muni d'un bon cheval et d'un bon domestique, remettez-lui la somme de cent louis. S'il a le courage et la volonté de m'obéir, n'épargnez rien pour lui. Sinon, déclarez-lui que je l'abandonne et ne le considère plus comme étant de ma famille.

« Quant à sa jeune sœur, mademoiselle Louise, je veux que sous la garde de Dumont et de sa nourrice, elle soit conduite à Nantes, où ma parente, Mme de Montifault, l'attend pour remplacer auprès d'elle la mère qu'elle a perdue. »

— Ma mère est morte ! s'écria Émilien, en laissant tomber la lettre, et c'est ainsi que je l'apprends !

Je lui pris les mains. Il était pâle et il tremblait, car on ne perd pas sa mère sans une grande émotion ; mais il ne pouvait avoir de larmes pour cette femme qui ne l'avait point aimé et qu'il connaissait à peine. Quand il fut calme, il resta comme consterné de la manière dont le traitait son père, qui, ne le jugeant pas digne de recevoir une lettre de lui, lui faisait savoir sa volonté par son homme d'affaires. Il hésita un instant à croire que ce ne fût pas une invention de Prémel. Pourtant, il dut se rendre à l'évidence en lisant la fin de sa lettre.

« Monsieur le marquis, disait-il, se fait de grandes illusions sur la situation présente. Il croit d'abord que je continue à toucher des revenus de sa terre, ce qui n'est point, puisqu'elle est sous le séquestre ; ou que j'ai fait des économies importantes sur les années précédentes, ce qui est encore moins vrai, vu le refus de payement de ses fermiers et l'anarchie où se sont jetés les paysans. Je n'habite plus Franqueville, où le péril était devenu extrême pour ceux qui ont eu le malheur d'être attachés aux nobles. Je me suis modestement retiré à Limoges et je ne pourrais pas décider la nourrice de mademoiselle Louise à quitter Franqueville pour se rendre dans les provinces de l'Ouest, qui sont en pleine insurrection. Puisque vous avez gardé Dumont auprès de vous, c'est à vous qu'il appartient de conduire votre sœur à Mme de Montifault. Pour cet effet, je mets à votre disposition la somme de deux cents livres que je prends sur mon propre avoir, et, quand vous serez de retour de ce premier voyage, je vous trouverai, par mode d'emprunt, les fonds nécessaires pour sortir de France ; faites-moi savoir, par prompte réponse, que vous êtes décidé pour l'émigration et si je dois m'occuper de ce qu'il faut pour votre équipement. Mais la difficulté de trouver de l'argent est si grande, que je ne vous engage pas à compter sur les cent louis que M. le marquis réclame pour vous. Je ne les ai point, et je n'ai pas le crédit qu'il faudrait pour vous les procurer. Votre maison en a encore moins que moi, à l'heure qu'il est, et, si quelque usurier se risque sur votre signature et sur la lettre de votre père que je garde en nantissement, vous aurez à payer de très gros intérêts, sans parler du secret à garder qui coûtera très cher. Mon devoir est de vous dire ces choses, qui probablement ne vous arrêteront pas, puisque, dans le cas où vous resteriez en France, votre famille vous abandonnerait entièrement. »

— Quelle m'abandonne donc ! s'écria Émilien avec résolution ; ce ne sera pas le commencement de sa désaffection et de son dédain pour moi ! Si mon père m'eût écrit lui-même, s'il eût réclamé mon obéissance avec quelque peu de tendresse, j'aurais tout sacrifié, non pas ma conscience, mais mon honneur et ma vie ; car j'y ai souvent pensé, et j'étais résolu, le cas échéant, à courir me jeter sur les baïonnettes françaises à la première affaire, les bras et les yeux levés vers le ciel témoin de mon innocence. Mais les choses se passent autrement. Mon père me traite comme un soldat qu'il achèterait pour sa cause : un cheval, un laquais, une bonne valise et cent louis en poche, me voilà engagé au service de la Prusse ou de l'Autriche. Sinon, mourez de faim, c'est comme il vous plaira, je ne vous connais plus ! Eh bien, il me plaît de choisir le travail des bras et la fidélité à mon pays, car, moi, je ne vous ai jamais connu, et je ne suis le fils de personne, quand il s'agit de trahir la France. Voilà le lien rompu ! Nanette, tu entends ! -- et, en parlant ainsi, il déchirait la lettre de l'intendant en mille pièces, -- et tu vois ? je ne suis plus un noble, je suis un paysan, un Français !

Il se jeta sur une chaise pleurant de grosses larmes. J'étais toute bouleversée de le voir comme cela. Il n'avait jamais pleuré devant personne, peut-être n'avait-il jamais pleuré du tout. Je me pris à pleurer aussi et à l'embrasser, ce qui ne m'était jamais venu à l'idée. Il me rendit mes caresses et me serra contre son cœur, pleurant toujours, et nous ne songions pas à nous étonner de nous tant aimer l'un l'autre. Cela nous semblait si naturel d'avoir du chagrin ensemble, après avoir été ensemble si heureux et si insouciants !

Il fallait pourtant songer à Louisette et se demander si on la conduirait à Nantes. Nantes, ah ! si nous eussions pu lire dans l'avenir prochain ce qui devait s'y passer, comme nous nous serions réjouis de la tenir là près de nous ! Peut-être qu'en apprenant l'insurrection de la Vendée, nous eûmes quelque pressentiment et que le ciel nous avertit. Mais le parti d'Émilien était pris en même temps que celui qui le concernait.

— Ma sœur ne me quittera pas dans des temps pareils, s'écria-t-il. Si cette Mme de Montifault, que je ne connais point, veut lui servir de mère, nous verrons cela plus tard. Je ne veux pas exposer la pauvre Louise à quelque nouvelle tyrannie. Je la confierais plutôt à la mère de M. Costejoux, qui est bonne et douce. Mais nous avons le temps d'aviser. On ne persécute pas les enfants, on ne les persécutera pas, c'est impossible ! Louise est bien ici, ne lui dis rien de cette lettre. Elle n'a pas de parti à prendre, elle ne dépend que de moi, et je refuse pour elle.

Il voulait répondre à M. Prémel.

— Ne le faites pas, lui dit M. le prieur dès qu'il fut informé. Vous avez eu tort de déchirer sa lettre. C'était peut-être un piège que j'aurais déjoué ; mais, piège ou non, cet homme enverrait votre réponse à votre père, et ce serait pour vous brouiller irrévocablement avec lui. Évitez cet éclat, n'acceptez rien et ne répondez rien : faites le mort, c'est toujours le plus sage !

Émilien, par dégoût plus que par prudence, suivit les conseils du prieur et ne répondit pas. M. Prémel crut peut-être que sa lettre avait été saisie et la peur qu'il en eut le fit tenir tranquille.

Nous voilà donc encore une fois sortis d'une crise, et ce qui se passait nous rendit l'espérance. Dumouriez était vainqueur à Valmy. Nos soldats avaient conquis Nice et la Savoie. On oubliait les malheurs passés ; la Convention s'assemblait et les opinions douces paraissaient avoir repris le dessus.

— Je vous le disais bien que tout s'arrangerait, reprenait M. le prieur, rendu à son optimisme quand le ciel paraissait s'éclaircir : la Commune est vaincue. L'anarchie des quarante jours est un accident. La Gironde est bien intentionnée, elle déposera peut-être le roi ; mais, si on lui donne le palais du Luxembourg pour résidence, il y sera fort bien et s'y reposera de ses émotions. Il fera comme moi, qui n'ai jamais été si tranquille ici que depuis que je n'y suis plus rien.

Quel démenti à de telles illusions, quand, peu de mois plus tard, la Convention, en douze jours, jugea le roi et institua le tribunal révolutionnaire ! Cette fois, la tristesse arriva jusque chez nous avec la grande misère. Les assignats étaient discrédités, l'argent ne se montrait plus, le commerce était mort, et on disait, des commissaires envoyés dans les provinces, des choses si terribles, que les paysans n'allaient plus à la ville, ne vendaient et n'achetaient plus rien. On vivait de petits échanges de denrées entre voisins, et, si on avait une pièce de six francs, on la cachait dans la terre. Les réquisitions nous prenaient notre bétail, on n'avait plus de bétail. M. le prieur étant très malade et manquant de bouillon, je fis tuer pour lui mon dernier agneau. Il y avait longtemps que Rosette était vendue pour acheter des jupes à Louise, qui n'avait plus rien, car il ne fallait plus l'habiller en demoiselle, et M. le prieur aussi était en carmagnole de paysan.

XI

Quant à Émilien, il n'avait jamais quitté le costume de campagne depuis qu'il avait dépouillé l'habit religieux.

Je faisais durer les nippes autant que possible. Je veillais avec la Mariotte pour rapiécer avec ce que nous avions. Bien souvent M. le prieur a eu des* *coudes gros bleu sur une veste grise, et, comme Émilien et Pierre grandissaient encore, on leur mettait des rallonges de toute sorte. Notre cuisine serait devenue bien maigre sans le gibier qui n'appartenait plus à personne et que tout le monde détruisait. Pendant plus d'une année que dura cette misère, tout le monde changea de caractère en changeant d'habitudes. Nous avions beau être très allégés d'impôts, les charges que l'on mettait sur les riches retombaient sur nous. Personne ne faisait plus travailler, et la crainte de ce qui pouvait arriver faisait négliger même ces terres si convoitées dont on était devenu propriétaire. Alors, on se faisait braconnier, on maraudait sur les terres mises en séquestre. On vivait ouvertement de pillage et on devenait sauvage, craintif, méchant au besoin. Encore si les paysans avaient pu s'entendre entre eux et s'assister mutuellement comme au commencement de la révolution ; mais le malheur rend égoïste et soupçonneux. On se querellait pour une rave, on se serait battu pour deux. Ah ! que nous étions loin de la fête de la Fédération ! Les anciens l'avaient bien dit que c'était trop beau pour durer !

On avait été tant poussé et menacé par les gens des environs qui vivaient plus près des villes et qui en recevaient l'influence, qu'on nous avait forcés de remplacer à la municipalité, nos vieux amis par des jeunes gens plus hardis, mais moins honnêtes, et qui, sans rien comprendre aux querelles de Paris, disaient à tort et à travers de grands mots, ordonnaient des fêtes qu'on disait patriotiques et qui n'étaient plus que folles et incompréhensibles. Ils eurent bien du regret à laisser prendre les cloches et le peu d'argenterie restée à la chapelle du moutier, car, au fond, ils étaient les plus superstitieux de tous et craignaient de fâcher les saints et d'attirer la grêle ; mais ils le firent par peur de la Montagne et de la Gironde, du Comité de salut public, de la Convention et de la Commune, toutes choses qu'ils confondaient, n'en connaissant pas la différence. Je ne pouvais pas dire qu'on la connût beaucoup mieux au moutier. Les changements allaient si vite et les troubles de Paris étaient si compliqués !

Un moment vint pourtant où Émilien eut comme une vision soudaine de la vérité. Il venait de recevoir de Paris une lettre de M. Costejoux qui lui annonçait sa prochaine arrivée à Limoges, où il était nommé adjoint aux commissaires chargés de hâter la levée des troupes et de faire exécuter tous les ordres de la Convention.

— Écoute, me dit Émilien, je ne sais plus que penser de Costejoux. Je le croyais girondin et je pense encore qu'il l'a été ; mais il ne l'est plus, puisqu'il accepte des fonctions où il faut déployer beaucoup de rigueur. Il me dit qu'il n'aura pas le temps de venir au moutier et qu'il a besoin de me parler à la ville. J'irai certainement, mais auparavant, je ne veux pas te tromper, Nanette ; je veux te dire ma résolution. On ne m'a pas pris pour la réquisition, mais je peux m'engager et je le veux ; c'est un devoir bien clair, à présent que la moitié, sinon les deux tiers de la France sont en révolte contre le gouvernement révolutionnaire et que l'ennemi du dehors arrive de tous les côtés pour rétablir la monarchie. J'ai cru longtemps que nous pouvions avoir une république sage et fraternelle. Je ne sais pas ni nous l'aurions pu avec de meilleurs chefs et des adversaires moins acharnés ; mais le temps marche vite et la ruine approche, à moins d'un grand effort de courage et de soumission. Pour cela, il faut violenter son propre cœur, ma pauvre Nanette, car toutes ces cruautés ordonnées par le Comité et sanctionnées par la Convention, cette abominable tyrannie des citoyens les uns sur les autres, ces injustices, ces méprises, ces dénonciations, ces exactions, ces massacres dont on entend parler : tout cela rend fou de colère et de désespoir ; mais, si les conspirations royalistes et leur entente avec l'ennemi rendent ces infamies absolument nécessaires, de quel côté se ranger ? Irai-je trouver ces étrangers qui, sous prétexte de faire cesser l'anarchie, veulent se partager la France ? Ceux qui les y invitent ne sont-ils pas les plus lâches Français qui existent ? Ceux qui punissent la trahison ne sont-ils pas la dernière espérance de la patrie, quand même ils abusent par goût ou par nécessité du droit de punir ? Ah ! tiens, je les déteste ! Mais les autres, je les méprise, et je vois bien qu'il faut tout subir plutôt que d'attendre la dernière des hontes. Ces jacobins que le prieur croit impuissants, pour avoir fait le bien par le mal, ou, si tu veux, le mal pour le bien, je les regarde comme des héros qui, à force de lutter, sont devenus fous. Ils sont cruels sans en avoir conscience et ils emploient un ramassis de bêtes féroces qui renchérissent sur leur dureté pour le plaisir de faire le mal, ou pour la sottise d'être quelque chose, pour l'ivresse de commander. Souffrons-les, puisque nous en sommes venus à ce point qu'en les renversant nous en aurions de pires et que nous ne serions même plus Français. Soyons Français à tout prix, tout est là ! Tu vois bien qu'il faut que je me rende utile. Il faut que je dise à Costejoux : « Vous m'avez logé et nourri, j'ai travaillé pour vous ; je continuerais si cela était possible ; mais il ne s'agit plus de cultiver la terre, il s'agit de la conserver. Donnez asile à ma sœur, je vous la confie, et laissez-moi me battre. Je suis doux, je suis ennemi de la guerre, j'ai horreur du sang ; mais cela me devient absolument égal d'être moi ou un autre. Je serai féroce s'il le faut, et si, après, j'ai horreur de moi, je me tuerai, mais, tant que j'aurai mon pays à défendre, je me battrai, je souffrirai, et je ne penserai à rien. »

Tout ce qu'Émilien m'avait dit m'avait consternée et je pleurais comme une enfant ; mais, à mesure qu'il se montait la tête, je me la montais aussi, et, quand il eut fini, je ne trouvai rien à lui répondre.

— Tu me désapprouves ? reprit-il, à quoi songes-tu ?

— Je songe à Louise, lui répondis-je. Je voudrais la suivre partout pour vous tranquilliser ; mais, si je quitte M. le prieur, qui le soignera ?

Il m'embrassa de toute sa force.

— Tu penses à ceux qui restent, s'écria-t-il ; donc, tu me vois partir sans te désespérer ! Tu comprends mon devoir : tu es un brave cœur ! À présent, oui, songeons à Louise et à notre vieux ami. Il faut tâcher que tous deux restent ensemble, soit au prieuré, soit dans la famille de Costejoux, qui, étant attaché au gouvernement, doit être tout-puissant désormais dans sa province. C'est de cela que je veux lui parler, et j'irai le plus tôt possible.

Le lendemain, il fit son petit paquet, qu'il mit au bout d'un bâton sur son épaule, et s'en alla à pied à Limoges, nous promettant de revenir nous faire ses adieux avant de partir pour l'armée. J'étais bien triste, mais j'avais du courage. Je ne prévoyais pas pour lui un danger immédiat.

Je le suivrai dans son voyage, car ce qui lui arriva est plus intéressant que le chagrin contre lequel je me débattais en attendant son retour. Dumont avait voulu l'accompagner, c'est par lui que j'ai su une partie des détails. Ce brave homme avait placé toutes ses économies chez M. Costejoux, dont le frère était banquier. Il voulait, sans en rien dire d'avance à Émilien, faire un testament en sa faveur. Cette idée lui était venue après un accident qui lui arriva dans l'ivresse et auquel par miracle il avait échappé. Mais il se disait que cela pourrait être plus sérieux une autre fois, et il comptait se mettre en règle. Il avait dit à la Mariotte :

— Je n'ai pas d'enfants et je n'ai jamais aimé dans la famille de Franqueville que le pauvre Émilien. J'ai amassé deux cents livres de rente ; mon vice qui m'est venu sur mes vieux jours, m'empêche d'augmenter le capital, car j'en bois le revenu. Mais le fonds, je n'y veux jamais toucher, et il faut que M. Costejoux trouve un moyen de m'en empêcher.

À peine arrivés à Limoges, ils coururent chez M. Costejoux ; ils le trouvèrent très agité.

— Citoyens, leur dit-il d'un ton brusque et sans leur faire le bon accueil accoutumé, je désire savoir, avant tout, quels sont vos sentiments politiques dans les terribles circonstances où nous nous trouvons.

— Je ne vous demande pas quels sont à présent les vôtres, répondit Émilien ; mais, comme je venais pour vous dire les miens, je vais le faire sans savoir si vous les approuverez. Je veux être soldat et ne pas servir d'autre cause que celle du salut de mon pays et de la révolution, je viens m'engager à vous demander votre protection pour ma sœur.

— Protection ! qui peut promettre protection, et que parlez-vous de vous engager, quand la levée en masse est décrétée ? nous en sommes tous.

— Je l'ignorais ; eh bien, je m'applaudis d'être prêt à marcher.

— Mais vos parents ?...

— Je ne sais plus rien d'eux, et j'ai refusé tout secours qu'ils eussent voulu me donner.

— Pour les rejoindre ?

— Je ne dis pas, je n'ai pas dit cela.

— Vous le niez ?

— Je vous prie de ne pas m'interroger davantage. Il vous suffit de connaître mes sentiments et la résolution que j'apporte ici. S'il dépend de vous de hâter mon incorporation dans un régiment qui soit mis tout de suite en campagne, je vous supplie de le faire.

— Malheureux enfant ! s'écria M. Costejoux, vous me trompez ! Vous vous jouez des plus nobles sentiments et vous abusez de ma folle confiance ! Vous voulez déserter et passer à l'ennemi. Tenez ! voici la preuve !

Et il lui mit sous les yeux une lettre signée marquis de Franqueville, qui était adressée à M. Prémel et qui portait ceci en substance :

« Puisque mon fils Émilien veut venir me rejoindre et que sa fuite présente, vu le manque d'argent et les tyranniques soupçons des autorités, des difficultés trop considérables, conseillez-lui de s'engager comme volontaire de la République et de faire comme tant d'autres fils de bonne famille qui trouvent à l'armée le moyen de déserter. »

— C'est une infamie ! s'écria Émilien hors de lui ; jamais mon père ne m'a écrit cela !

— C'est pourtant son écriture, reprit M. Costejoux. Voyez ! Pouvez-vous me jurer sur l'honneur qu'elle est contrefaite ?

Émilien hésita, il avait si peu vu l'écriture de son père ! Il n'en avait aucun spécimen.

— Je ne puis, dit-il ; mais je jure sur ce qu'il y a de plus sacré que je n'ai jamais consenti à me déshonorer et que, si mon père m'en a cru capable, c'est sur un mensonge impudent de Prémel.

Il parlait avec tant de chaleur et de fierté, que M. Costejoux, après l'avoir bien regardé dans les yeux sans pouvoir les lui faire baisser, lui dit brusquement :

— C'est possible, mais que sais-je ? Vous êtes, depuis ce matin, décrété d'arrestation par le tribunal révolutionnaire de la province ; Prémel est en prison, on le soupçonnait depuis longtemps d'entretenir des intelligences avec ses anciens maîtres. On a saisi tous ses papiers et cette lettre est une des premières qui me soient tombées dans la main en ouvrant le dossier. Elle vous condamne, si elle est authentique, et elle l'est, car voici beaucoup d'autres lettres et papiers d'affaires qui semblent l'établir autant que possible. D'ailleurs, les procès de cette nature sont trop vite expédiés pour que l'on consulte les experts. Il ne vous reste qu'un parti à prendre si, comme je le désire, vous êtes innocent : c'est de protester, et de prouver, si cela vous est possible, que vous n'avez jamais autorisé Prémel à faire acte de soumission de votre part à votre père.

— Je le prouverai ! M. le prieur sait que je n'ai pas voulu répondre à l'invitation d'émigrer.

— Vous n'avez pas voulu répondre, donc vous n'avez pas refusé ?

— Le prieur...

— Dites le citoyen Fructueux. Il n'y a plus de prieur, il n'y a plus de prêtres.

— Comme il vous plaira ! le citoyen Fructueux vous dira...

— Il ne me dira rien, on ne prendra pas le temps de l'appeler, et, dans son intérêt, je vous conseille de ne pas faire penser à lui. Dans trois jours, vous serez absous ou condamné.

— À mort ?

— Ou à la détention jusqu'à la paix, selon que vous serez reconnu plus ou moins coupable.

— Plus ou moins ? c'est vous, mon ancien ami, qui n'admettez pas la possibilité de mon innocence ? ou bien c'est vous, avocat, qui me déclarez d'avance qu'on ne l'admettra pas ?

M. Costejoux s'essuya le front avec un mouvement de colère. Ses yeux lançaient des éclairs ; puis il pâlit et, s'asseyant comme un homme brisé :

— Jeune homme, dit-il, j'ai une mission terrible à remplir. Il n'y a pas ici d'ami, il n'y a plus d'avocat. Je suis devenu un inquisiteur et un juge. Oui, moi, girondin l'an passé, quand je quittai ma province avec des illusions de l'inexpérience, je suis devenu ce que tout vrai patriote est forcé d'être. J'ai vu l'incapacité politique des meilleurs modérés et l'infâme trahison du plus grand nombre. Ceux qu'on a sacrifiés ont payé pour ceux qui ont allumé la guerre civile dans les provinces. Ils étaient un obstacle à* *l'autorité des hommes qui ont juré de sauver la patrie, il a fallu le briser. Il a fallu mettre sous les pieds toute pitié, toute affection, tout remords. Il a fallu tuer des femmes, des enfants... Je vous dis qu'il l'a fallu !... -- Et en parlant ainsi, il mordait son mouchoir. -- Je vous dis qu'il le faut encore. Si vous avez seulement hésité un instant entre votre père et la République, vous êtes perdu et je ne puis vous sauver.

— Je n'ai pas hésité un seul instant ; mais, si on refuse de me croire et qu'on m'empêche de le prouver, je suis perdu en effet. Eh bien, monsieur, soit ! je suis prêt à mourir. Je suis bien jeune, mais je sens bien que je suis venu dans un temps où l'on ne tient pas à la vie. Je mourrai sans faiblesse, puis-je espérer que ma sœur et mes amis ?...

— Ne parlez pas d'eux, ne prononcez pas leur nom, ne rappelez à personne qu'ils existent. Aucune dénonciation venant de votre commune n'a été faite contre eux. Qu'ils restent où ils sont et se fassent oublier !

— Le conseil que vous me donnez et que je suivrai, n'en doutez pas, me prouve que vous ferez votre possible pour les sauver et je vous en remercie. Je ne vous demande rien pour moi, faites-moi conduire en prison. J'irai avec une seule amertume, celle de voir que vous avez douté de moi.

M. Costejoux paraissait ébranlé. Dumont se jeta à ses pieds, protestant de l'innocence et du patriotisme d'Émilien et suppliant l'ancien ami de le sauver.

— Je ne le puis, répondit M. Costejoux. Songez à vous-même.

— Je n'y songerai pas, merci ! reprit Dumont, je suis un vieux homme ; qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, et, puisque vous ne pouvez rien pour mon jeune maître, faites que je sois accusé, enfermé et, s'il le faut, guillotiné avec lui.

— Taisez-vous, malheureux ! s'écria M. Costejoux. Il y a des gens capables de vous prendre au mot.

— Oui, tais-toi, Dumont, dit Émilien en l'embrassant. Tu n'as pas le droit de mourir. Je te fais mon héritier, je te lègue ma sœur !

Et il ajouta en allant tout droit à M. Costejoux :

— Finissons-en, monsieur, faites-moi arrêter, puisque, selon vous, je suis un menteur et un lâche.

— Vous a-t-on vu entrer ici ? dit l'avocat avec impatience.

— Nous ne sommes point venus en secret, répondit Émilien. Tout le monde a pu nous voir.

— Avez-vous parlé à quelqu'un ?

— Nous n'avons rencontré aucune figure de connaissance, nous n'avons rien eu à dire.

— Vous êtes-vous nommés au familier qui vous a introduits dans mon cabinet ?

— Nous ne savons de qui vous parlez ; votre domestique nous connaît et nous a fait entrer sans nous demander nos noms.

— Eh bien, partez, dit M. Costejoux en ouvrant une porte dérobée que cachaient des rayons de bibliothèque. Quittez la ville sans dire un mot, sans vous arrêter nulle part. Je ne vous cache pas que, si vous êtes pris, je payerai de ma tête l'évasion que je vous procure. Mais c'est moi qui vous ai mandés ici, où je voulais vous parler de mes affaires, j'ignorais les charges qui pèsent sur vous. Il ne sera pas dit que je vous aurai attirés dans un guet-apens. Partez !

XII

Sans dire un mot, sans remercier, Émilien prit le bras de Dumont et l'entraîna dans l'escalier ; il traversa avec lui la rue et le mit dans le chemin par où ils étaient venus, en lui disant :

— Marche devant sans te presser et sans te retourner. Ne t'arrête nulle part, n'aie pas l'air de m'attendre. J'ai encore un mot à dire à M. Costejoux, je te rejoindrai par la traverse ; mais n'attends pas, ou nous sommes perdus tous deux. Si tu ne me vois pas en route, tu me retrouveras plus loin.

Dumont obéit sans comprendre ; mais, quand il eut fait une demi-lieue, l'inquiétude le prit, Émilien ne revenait pas. Il se dit que, connaissant les chemins mieux que lui, il l'avait devancé. Il marcha encore. Quand il eut gagné la première étape, il voulut attendre, mais il était observé par des allants et venants, et, craignant de donner l'éveil, il poursuivit son chemin et se reposa dans un bois. Il arriva le lendemain au moutier, doublant le pas dans l'espoir d'y trouver son maître. Hélas, il n'y était pas et nous l'attendîmes en vain. Il avait voulu sauver son vieux domestique ; mais il n'avait pas voulu compromettre M. Costejoux, il était retourné chez lui et, rentrant par l'escalier dérobé, il lui avait dit :

— Puisque je suis accusé, je viens me livrer.

Il allait ajouter : « Je vous remercie et ne veux pas vous perdre », lorsqu'un regard expressif de M. Costejoux, qui était en train d'écrire, l'avertit qu'il ne fallait rien dire de plus. La porte de l'antichambre était ouverte, et un homme en carmagnole de drap fin et en bonnet rouge, avec une écharpe autour du corps, parut aussitôt sur le seuil, traînant un grand sabre et fixant sur lui des yeux de vautour qui va fondre sur une alouette.

D'abord Émilien ne le reconnut pas, mais cet homme parla et dit d'une voix retentissante :

— Ah ! le voilà ! Nous n'aurons pas la peine de l'envoyer chercher !

Alors, Émilien le reconnut : c'était le frère Pamphile, l'ancien moine de Valcreux, celui qui avait fait mettre le frère Fructueux au cachot pour refus de complicité et d'adhésion aux miracles projetés, celui qu'il avait qualifié, devant nous, d'ambitieux capable de tout, celui qui haïssait le plus Émilien. Il était membre du tribunal révolutionnaire de Limoges et avait la haute main sur ses décisions comme l'inquisiteur le plus habile et le sans-culotte le plus implacable.

Tout aussitôt il procéda à son interrogatoire dans le cabinet de M. Costejoux, Émilien fut pris d'un tel dégoût, qu'il refusa de lui répondre et fut sur-le-champ envoyé en prison sous escorte de sans-culottes armés de piques, qui allaient criant par les rues :

— En voilà encore un de pris ! voilà un aristocrate qui voulait déserter à l'ennemi et qui va passer par la frontière de Monte à regret ! Quelques ouvriers criaient : « Vive la guillotine ! » et insultaient le pauvre enfant. Le plus grand nombre faisait semblant de ne pas entendre. On avait toutes les peurs à la fois, celle de la république et celle de la réaction ; car, si les nobles étaient en fuite, il y avait là des bourgeois modérés en grand nombre, qui laissaient faire, mais dont les regards semblaient prendre note des faits afin d'en châtier les auteurs quand ils redeviendraient les plus forts.

Quand Dumont nous raconta les choses dont il avait été témoin, s'étonnant de ne pas voir revenir Émilien, je compris tout de suite qu'il était retourné se livrer et je le jugeai perdu. Mais je n'eus pas le chagrin que j'aurais dû avoir ou plutôt je ne me donnai pas le temps de le ressentir. Il faut croire que j'avais déjà cet esprit de résolution que j'ai toujours eu depuis dans les situations critiques, car la pensée de le délivrer me vint tout de suite. C'était une pensée folle ; mais je ne me dis pas cela. Je la jugeai bonne, et il se fit dans mon cerveau comme une protestation aveugle, obstinée contre l'impossible. Je ne voulus en parler à personne. Je ne voulus risquer que moi, mais me risquer absolument et sans souci de moi-même. Je fis, dans la nuit, un petit paquet de quelques hardes, je pris tout le peu d'argent que je possédais, j'écrivis un mot à M. le prieur pour lui dire de ne pas être inquiet de moi et de faire croire qu'il m'avait envoyée en commission quelque part. J'allai sans bruit poser ce billet sous sa porte, je gagnai le dehors par les brèches, et, quand le jour parut, j'étais déjà loin sur la route de Limoges.

Je n'avais jamais eu occasion de marcher si loin ; mais, du haut des plateaux, j'avais si souvent regardé le pays, que je connaissais tous les clochers, tous les villages par leurs noms, tous les chemins, leur direction et leurs croisements. Enfin, je savais un peu de géographie et celle de notre province assez bien pour m'orienter et ne pas perdre mon temps à faire des questions ou à m'égarer. Pour plus de sûreté d'ailleurs, j'avais dans la nuit calqué sur une carte tout le pays que j'avais à parcourir.

Il fallait deux grands jours de marche pour gagner Limoges et il ne fallait pas espérer de trouver de patache ou de berline sur les routes. On n'en voyait plus. Les chevaux et les voitures avaient été mis en réquisition pour le service des armées, et les fripons, qui confisquaient pour leur compte sous prétexte de patriotisme, avaient achevé de mettre tout le monde à pied. Il faisait beau. Je couchai dehors dans des meules de paille pour économiser mon argent et ne pas attirer l'attention sur moi. Je mangeai le pain et le fromage que j'avais apportés dans un petit panier. Je mis sur moi ma capeline et je dormis très bien. J'avais fait la journée de marche d'un homme.

Avant le jour, je m'éveillai. Je mangeai encore un peu, après m'être lavé les pieds dans un ruisselet qui avait l'eau bien claire. Je m'assurai que je n'avais aucune blessure bien que je fisse route sans bas ni souliers, et que je pouvais bien, quoique lasse, fournir ma seconde étape ; alors, je priai Dieu de m'assister et me remis en chemin.

J'arrivai le soir sans retard ni accident à Limoges et je demandai la maison de M. Costejoux que je découvris sans peine. J'y entrai résolument et demandai à lui parler. On me répondit qu'il était à table et qu'on ne voulait pas le déranger.

Je repris avec aplomb qu'un patriote comme lui était toujours prêt à écouter un enfant du peuple, et que je demandais qu'on lui rapportât mes paroles. Un moment après, on me fit monter dans la salle à manger, où je faillis perdre contenance en le voyant au milieu d'une demi-douzaine d'hommes à figures plus ou moins sinistres qui sortaient de table, un ou deux allumant des pipes, ce qui, dans ce temps-là, était réputé grossier. La parole que le domestique avait transmise de ma part attirait l'attention sur moi. On me regardait en ricanant, et l'un de ces hommes me posa sur la joue une grande main velue qui me fit peur. Mais j'avais à jouer un rôle et je cachai mon dégoût. Je fis, des yeux, l'inspection de tout ce monde. Je n'y connaissais personne, ce qui me rassura entièrement. Personne ne pouvait me connaître.

J'ignorais le danger de rencontrer l'odieux frère Pamphile, puisque Dumont ne l'avait point vu et ne savait rien de sa conversion au sans-culottisme. Par bonheur, il ne se trouvait pas là, et je me mis à chercher M. Costejoux, qui se tenait vers le poêle, le dos tourné.

Il fit un mouvement et me vit. Je n'oublierai jamais le regard qu'il me lança ; que de paroles à la fois il y avait dans ce regard ! Je les compris toutes, je m'approchai de lui et lui dis avec aplomb, en reprenant le langage de paysanne que je n'avais eu garde d'oublier, mais en l'accentuant de l'affectation révolutionnaire :

— C'est-i toi, le citoyen Costejoux ?

Il fut surpris sans doute de ma pénétration et de mon habileté à ne pas le compromettre, mais il n'en fit rien paraître :

— C'est moi, répondit-il ; mais toi, qui es-tu, jeune citoyenne, et que me veux-tu ?

Je lui répondis, en me donnant un faux nom et en lui parlant d'une localité qui n'était pas la mienne, que j'avais ouï-dire qu'il cherchait une servante pour sa mère et que je venais me présenter.

— C'est bien, répondit-il. Ma mère est à la campagne, mais je sais ce qu'il lui faut et je t'interrogerai plus tard. Va-t'en souper en attendant.

Il dit un mot à son familier, qui, malgré l'égalité, me conduisit à la cuisine. Là, je ne dis mot, sinon pour remercier des mets que l'on plaçait devant moi et je me gardai de faire aucune question, craignant qu'on ne m'en fît auxquelles j'aurais été forcée de répondre par des mensonges invraisemblables. Je mangeai vite et m'assis dans le coin de la cheminée, fermant les yeux comme une personne fatiguée et assoupie, pour me faire oublier. Que de choses pourtant j'aurais voulu savoir ! Émilien était peut-être déjà jugé, peut-être déjà mort. Je me disais :

— Si j'arrive trop tard, ce n'est pas ma faute et Dieu me fera la grâce de me réunir à lui, en me faisant vite mourir de chagrin. En attendant, il faut que je me tienne bien éveillée et que je ne sente pas la fatigue.

On dit que le feu repose et je crois que cela est vrai. Je me chauffais comme un chien qui revient de la chasse. J'avais fait plus de vingt lieues à pied et nu-pieds en deux jours, et je n'avais que dix-huit ans.

J'écoutais tout sans en avoir l'air, et je craignais, à chaque instant, de voir entrer le second domestique de M. Costejoux, celui qui tenait son écurie et qui, l'ayant accompagné souvent à Valcreux, me connaissait bien. Je me tenais prête à inventer quelque chose pour qu'il entrât dans mes projets. Je ne doutais de rien. Je ne me méfiais d'aucune personne ayant connu Émilien. Il me paraissait impossible que, l'ayant connu, on voulut le perdre.

Le domestique en question ne parut pas, et dans les mots que les gens de la maison échangeaient avec des allants et venants, je ne pus rien apprendre de ce qui m'intéressait le plus. Je saisis seulement la situation de M. Costejoux envoyé dans son département pour assister les délégués de Paris et forcé de leur présenter les patriotes résolus à tout, c'est-à-dire ce qu'il y avait de plus fou ou de plus méchant dans la ville. C'est triste à avouer, mais, dans ce moment-là, c'était la lie qui remontait en dessus et les gens de bien manquaient de courage pour servir la révolution. On avait tué et emprisonné trop de modérés. L'action était toute dans les mains, je ne dirai pas des fanatiques, mais des bandits errants de ville en ville ou des ouvriers paresseux et ivrognes. Servir la Terreur était devenu un état, un refuge contre la misère pour les uns, un moyen de voler et d'assassiner pour les autres. C'était là le grand mal de la République et ça a été la cause de sa fin.

Les gens de M. Costejoux ne cachaient pas trop, quand ils étaient entre eux, leur mépris et leur dégoût pour les hommes qu'il se voyait entraîné à faire asseoir à sa table, et ils se trouvaient humiliés de servir le citoyen Piphaigne, boucher féroce qui parlait de mener les aristocrates à l'abattoir, l'épicier Boudenfle, qui se croyait un petit Marat et demandait six cents têtes dans le district ; l'huissier Carabit, qui faisait métier de dénoncer les suspects et qui s'appropriait leur argent et leurs nippes.(1)

Enfin, au bout d'une heure, je fus appelée dans le cabinet de M. Costejoux et je l'y trouvai seul. Il s'enferma dès que je fus entrée, puis il me dit :

— Que viens-tu faire ici ? tu veux donc perdre le prieur et Louise ?

— Je veux sauver Émilien, répondis-je.

— Tu es folle !

— Non, je le sauverai !

Je disais cela avec la mort dans l'âme et avec une sueur froide dans tout le corps ; mais je voulais forcer M. Costejoux à me dire tout de suite s'il était encore vivant.

— Tu ne sais donc pas, reprit-il, qu'il est condamné ?

— À la prison jusqu'à la paix ? repris-je, résolue à tout savoir.

— Oui, jusqu'à la paix, ou jusqu'à ce qu'on se décide à exterminer tous les suspects.

Je respirai, j'avais du temps devant moi.

— Qui donc l'a désigné comme suspect ? repris-je ; n'étiez-vous point à son jugement, vous qui le connaissez ?

— Cette infâme canaille de Prémel a cru se sauver en l'accusant. Il s'est vanté d'avoir entretenu avec le marquis de Franqueville une correspondance à l'effet d'avoir des preuves contre lui et sa famille, et il a prétendu qu'Émilien lui avait écrit son intention d'émigrer, dans une lettre qu'il n'a pu cependant produire, et qui, malgré son affirmation, ne s'est pas trouvée au dossier. J'espérais l'emporter sur lui par mon témoignage, mais l'ex-religieux Pamphile était là ; il déteste Émilien, il a dit le connaître pour un royaliste et un dévot. Il voulait qu'on le condamnât à mort séance tenante et il s'en est fallu de peu qu'il ne fût écouté. J'ai amené une diversion en rejetant tout l'odieux de l'affaire sur Prémel, qui a été condamné à la déportation. Je n'ai pu sauver que la tête d'Émilien... jusqu'à nouvel ordre.

J'écoutais chaque parole de M. Costejoux sans m'abandonner à aucune émotion, et j'observais le changement de sa physionomie et de son accent. Il avait beaucoup souffert, cela était évident, depuis qu'il avait changé son point de vue politique. Il avait sincèrement adopté une conviction et un rôle qui pouvaient répondre à ses principes de patriotisme, mais qui étaient antipathiques à son caractère confiant et généreux. Je l'étudiais pour savoir jusqu'à quel point je pouvais compter sur lui. Dans ce moment, il me sembla qu'il était tout disposé à me seconder.

— Ne parlez pas de nouvel ordre, lui dis-je, il faut que vous réussissiez à délivrer Émilien tout de suite.

— Voilà où tu déraisonnes, répondit-il vivement. Cela m'est impossible, puisque son jugement a été rendu suivant les formes ordonnées par la République.

— Mais c'est un mauvais jugement, rendu trop vite et sans preuves ! Je sais qu'on peut appeler d'un jugement.

— Tu sais, je le vois, quelque chose du passé : mais le passé n'est plus. On n'appelle pas d'un jugement rendu par les tribunaux révolutionnaires.

— Alors, qu'est-ce qu'on fait pour sauver ses amis innocents ? Qu'est-ce que vous allez faire, vous, pour délivrer ce jeune homme que vous estimez, que vous aimez, et qui est venu se livrer parce que vous lui avez dit : « Il y va de ma tête si l'on sait que je vous fais évader ? »

— Je ne peux rien faire quant à présent, qu'une chose qui ne te satisfera pas, mais qui a son importance. Je peux, du moins je l'espère, le faire transférer dans une autre prison, c'est-à-dire dans une autre ville. Ici, sous l'œil de Pamphile qui est une vipère et de Piphaigne qui est un tigre, il court de grands risques. Ailleurs, n'étant connu de personne, il sera peut-être oublié jusqu'à la paix.

— La paix ! quand donc ? il paraît que nous sommes battus partout ! les aristocrates espèrent, dit-on, que l'ennemi aura le dessus et délivrera tous les prisonniers que vous faites. C'est peut-être imprudent à vous de rendre tant de gens malheureux et désespérés ; cela sera cause que beaucoup d'autres appelleront et désireront la victoire des étrangers.

Je disais des choses imprudentes. Je m'en avisai en voyant les lèvres de l'avocat pâlir et trembler de colère.

— Prends garde, petite amoureuse, s'écria-t-il avec aigreur, tu te trahis et tu accuses ton bien-aimé !

Je me sentis offensée.

— Je ne suis point une amoureuse, lui dis-je avec force ; je n'ai pas l'âge de l'amour et je suis un cœur honnête. Ne m'insultez pas, je suis assez en peine, je fais ce que je ferais pour sa sœur, pour M. le prieur, pour vous, si vous étiez dans le danger... et vous y serez peut-être comme les autres ! Les sans-culottes ne vous trouveront peut-être pas assez méchant -- ou bien les aristocrates reviendront les plus forts et je serai peut-être là, autour de votre prison, cherchant à vous faire sauver. Est-ce que vous croyez que je me tiendrais tranquille si vous tombiez dans le malheur ?

Il me regarda avec beaucoup d'étonnement et dit entre ses dents un mot que je ne compris pas tout de suite, mais que je commentai plus tard, nature d'héroïne ! -- Il me prit la main et la regarda, puis la retourna pour voir le dedans, comme font les diseurs de bonne aventure.

— Tu vivras ! dit-il, tu accompliras ton œuvre dans la vie : je ne sais laquelle, mais ce que tu auras voulu, tu le verras réalisé. Moi, j'ai moins de chance. Vois cette ligne ; j'ai trente-cinq ans, je n'atteindrai pas la cinquantaine ; vivrai-je assez pour voir le triomphe définitif de la République ? Je n'en demande pas davantage.

— Voilà que vous croyez à la sorcellerie, monsieur Costejoux, vous qui ne croyez pas en Dieu ? Eh bien, dites-moi si Émilien vivra. C'est peut-être écrit dans ma main.

— Je vois que tu feras une grande maladie... ou que tu auras un grand chagrin ; -- c'est peut-être...

— Non ! vous n'y connaissez rien ! vous avez dit que je réussirai dans ma volonté, et ma volonté est qu'il ne meure pas. Allons ! à présent il faut m'aider.

— T'aider ? et si, sans être coupable de projets de désertion, il se laisse entraîner par l'exemple de sa famille ?

— Ah ! voilà que vous ne croyez plus en lui ! vous êtes devenu soupçonneux !

— Oui, on est forcé de se méfier de son ombre, et presque de soi-même, quand on a mis la main sur le réseau de trahisons et de lâches faiblesses qui enlace cette malheureuse République !

— Plus vous donnerez la peur, plus il y aura de poltrons.

— Tu es brave, toi, et pourtant, tu peux trahir aussi, par amour... pardonne-moi, par amitié ! Quel âge as-tu donc ?

— Dix-huit ans aux muscadettes.

— Dans deux mois ! tu me rappelles la campagne, ces bonnes petites prunes vertes, le temps où je montais sur les arbres. Que tout cela est loin !... Moi qui avais rêvé de me retirer des affaires, de me marier, d'arranger le moutier, d'y avoir un joli logement, de couvrir le reste de chèvrefeuilles et de clématites, d'élever des moutons, de devenir paysan, de vivre au milieu de vous... C'était une illusion ! Cette République qui paraissait conquise ! Tout est à reprendre par la base, et nous mourrons peut-être à la peine ! Allons, va-t'en dormir, tu dois être bien lasse.

— Où dormir ?

— Dans un cabinet auprès de la chambre que ma mère occupe quand elle vient ici ; j'ai prévenu Laurian. Tu n'as qu'un étage à monter.

— Laurian, qui venait avec vous au moutier ? Je ne l'ai point vu ici.

— Il était ce soir en commission. Il est rentré, je l'ai prévenu. Lui seul te connaît. Il ne dira rien, ne lui parle pas. Tu partiras demain, ou, si tu es trop fatiguée, tu ne sortiras pas de l'appartement de ma mère. Tu pourrais rencontrer Pamphile dans la maison, et je sais qu'il t'en veut.

— Je ne partirai pas demain ; vous ne m'avez pas assez promis. Je veux vous parler encore.

— Il n'est pas sûr que j'aie le temps comme aujourd'hui. D'ailleurs, je n'ai rien à te promettre. Tu sais bien que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour ce pauvre enfant.

— Voilà enfin une bonne parole, lui dis-je en baisant sa main avec ardeur.

Il me regarda encore avec son air étonné.

— Sais-tu, me dit-il, que tu étais laide et que tu deviens jolie ?

— Eh bien, mon Dieu, qu'est-ce que cela fait ?

— Cela fait qu'en courant ainsi toute seule les chemins et les aventures, tu t'exposes à toute sorte de dangers que tu ne prévois pas. Au moins tu seras en sûreté ici. Bonsoir. J'ai à travailler la moitié de la nuit et il me faut être debout avant le jour.

— Vous ne dormez donc plus ?

— Qui est-ce qui dort en France à l'heure qu'il est ?

— Moi. Je vas dormir : vous m'avez donné de l'espoir.

— N'en aie pas trop et sois prudente.

— Je le serai ! Dieu soit avec vous.

Je le quittai, je trouvai Laurian dans le corridor. Il m'attendait ; mais il ne me dit pas un mot, il ne me regarda pas, il monta l'escalier et je le suivis. Il me donna le flambeau qu'il tenait et une clef en me montrant une porte. Puis il me tourna le dos et redescendit sans bruit. Ah ! c'était bien la Terreur ! Je ne l'avais pas encore vue de si près, mon cœur se serra.

J'étais si lasse, que je m'en voulais de me sentir vaincue et comme incapable de veiller une minute de plus.

— Mon Dieu, me disais-je en tombant sur le lit, n'ai-je pas plus de force que cela ? J'ai cru que je pourrais faire l'impossible, et voilà que je succombe à la première fatigue !

Je m'endormis en me disant pour me consoler :

— Bah ! c'est comme cela au commencement ; je m'y habituerai.

Je dormis sans savoir où j'étais, et, quand je m'éveillai avec le jour, j'eus de la peine à me reconnaître. Ma première pensée fut de regarder mes pieds ; pas de blessure, pas d'enflure. Je les lavai et les chaussai avec soin ; je me souvenais d'avoir craint de n'être pas bonne marcheuse, un jour que mon cousin Jacques avait raillé la petitesse de mes pieds et de mes mains, disant que j'avais des pattes de cigale et non de femme. Je lui avais répondu :

— Les cigales ont de bonnes jambes et sautent mieux que tu ne marches.

La Mariotte avait dit :

— Elle a raison ; on peut être mal partagé comme elle, et marcher aussi bien qu'avec de beaux grands pieds ; l'important, c'est qu'ils soient bons.

J'avais donc de bons pieds, j'en étais contente. Je ne me sentais plus lasse. J'étais prête à faire le tour de la France pour suivre Émilien.

Mais lui ! comme il devait être triste et malade de se voir enfermé ! Avait-il de quoi manger, de quoi changer, de quoi dormir ? Je ne voulus pas y penser, cela me donnait comme une défaillance. J'étais dans une petite soupente avec une croisée ouvrant sur le toit. Je ne pouvais pas y grimper, je ne voyais que le ciel. Je regardai la porte par laquelle j'étais entrée, elle était fermée en dehors. Moi aussi, j'étais en prison. M. Costejoux me cachait, c'était pour mon bien. Je patientai.

XIII

Vers six heures du matin, on frappa à une autre porte. Je répondis qu'on pouvait entrer, et je vis Laurian qui me fit un signe. Je le suivis dans une chambre très belle qui tenait à la mienne et qui était celle de Mme Costejoux la mère. Il me montra sur la table un déjeuner très bon et puis la fenêtre fermée de persiennes à jour, comme pour me dire que je pouvais regarder mais qu'il ne fallait pas ouvrir ; et il s'en alla comme la veille, sans parler, m'enfermant et retirant la clef.

Quand j'eus mangé, je regardai la rue. C'était la première ville que je voyais, et c'était le beau quartier ; mais le moutier était plus beau et mieux bâti. Je trouvai toutes ces maisons petites, noires et tristes. Pour tristes, elles l'étaient en effet. C'était des maisons bourgeoises, dont tous les propriétaires s'en étaient allés à la campagne. Il n'y restait que des domestiques qui sortaient comme en cachette et rentraient sans se parler dans la rue. On y faisait des visites domiciliaires. Je vis un groupe de gens en bonnets rouges à grosses cocardes, entrer dans une des plus belles, faire ouvrir les fenêtres, aller et venir. Leurs voix venaient jusqu'à moi ; elles semblaient commander et menacer. J'entendis aussi comme des portes enfoncées et des meubles brisés. Une vieille gardienne s'emporta et cria des reproches d'une voix cassée. On cria plus haut qu'elle, et on l'emmena pour la conduire en prison. On emportait des cartons, des coffres et des liasses de papiers. Les gens des boutiques ricanaient d'un air bête et craintif, les passants n'interrogeaient pas et ne s'arrêtaient pas. La peur avait frappé tout le monde d'indifférence et de stupidité.

Je comprenais tout ce que je voyais et j'étais indignée. Je me demandais pourquoi M. Costejoux, qui devait voir aussi cela, ne s'opposait pas à ces vexations, à ces violences, à ces insultes envers une femme en cheveux blancs qui disputait le bien de ses maîtres à des bandits. Et les maîtres ! pourquoi n'étaient-ils pas là ? Pourquoi toute une ville se laissait-elle envahir et dépouiller par une poignée de malfaiteurs ? On prit ailleurs du linge et de l'argenterie. On tua un pauvre chien qui voulait défendre son logis. Les vieillards et les animaux domestiques avaient-ils donc seuls du courage ?

J'étais en colère quand je revis M. Costejoux, qui, sur le midi, monta dans la chambre où j'étais. Je ne pus me tenir de le lui dire.

— Oui, répondit-il, tout cela est injuste et repoussant. C'est le peuple avili qui se venge d'une manière vile.

— Non, non ! m'écriai-je, ce n'est pas le peuple ! Le peuple est consterné, il est poltron, voilà tout son crime.

— Eh bien ! tu mets la main sur la plaie. Il est poltron ; donc, nous ne pouvons pas compter sur lui pour empêcher les aristocrates de nous livrer à l'ennemi. Nous ne trouvons plus que des bandits pour servir la bonne cause, on prend ce qu'on trouve.

— C'est bien malheureux ! vous tournez dans une cage comme des oiseaux qu'on aurait enfermés avec des chats. Si vous cassez les barreaux vous trouverez le vautour qui vous attend ; si vous restez en cage, les chats vous mangeront.

— C'est probable, et ce peuple pour qui nous travaillons, à qui nous sacrifions tout, nous regarde et ne nous aide pas. Tu l'as dit, il est poltron ; j'ajoute qu'il est égoïste, à commencer par vous autres paysans, qui vous êtes jetés avec joie sur les terres que la Révolution vous donnait, et qu'il faut réquisitionner de force pour vous envoyer à la défense du territoire.

— C'est votre faute, vous nous scandalisez trop ! et voyez ce qui arrive à Émilien ! Il accourt pour se faire soldat et vous le jetez en prison. Croyez-vous que cela encouragera les autres ? Voyons, dites-moi ce qu'on va faire de lui, vous devez le savoir.

— On va le conduire à Châteauroux, j'ai obtenu cela, c'est immense.

— Alors, c'est à Châteauroux que j'irai.

— Fais ce que tu voudras, je crois que tu entreprends l'impossible.

— Il ne faut pas dire cela à quelqu'un qui est décidé.

— Eh bien ! essaye, risque ta vie pour lui, c'est ta volonté et ta destinée. Seulement, n'oublie pas une chose : c'est que, si tu échoues et que l'on découvre ta tentative, tu l'envoies sûrement à la mort, tu détruis la chance qu'il avait d'en être quitte pour la prison. Adieu, je ne puis rester davantage ; voilà deux choses qui te sont nécessaires : un passeport, c'est-à-dire un certificat de civisme, et de l'argent.

— Merci pour le certificat, mais j'ai de l'argent plus qu'il ne m'en faut. Quand est-ce qu'on emmène Émilien ?

— Demain matin ; j'en fais transférer trois, parce qu'ici les prisons sont pleines. Je l'ai fait porter sur la liste des partants.

M. Costejoux me quitta brusquement en entendant sonner à la porte de sa maison. Je ne le revis plus. J'occupai le reste de ma journée à examiner une carte de Cassini, que je trouvai dans la chambre de Mme Costejoux et que je gravai dans ma mémoire aussi bien que si je l'eusse calquée. Le soir venu, je dis à Laurian qui m'apportait mon souper, que je voulais retourner à Valcreux et que je le priais de laisser la porte d'en bas ouverte. Je lui promis de sortir sans être vue de personne. Je guettai le moment et je tins parole. J'étais venue de nuit, je partis de même, et les autres domestiques de la maison ne surent pas que j'y avais passé une nuit et un jour.

J'avais réfléchi à ce que je voulais faire. Rester dans la ville, au risque d'y rencontrer Pamphile, c'était compromettre le départ d'Émilien ; mais retourner à Valcreux, c'était ne plus rien savoir et perdre sa trace. J'étais décidée à me rendre à Châteauroux. Je savais qu'il y avait une diligence et qu'elle partait le matin ; j'avais écouté tout ce que j'avais pu saisir, la veille, dans la cuisine, j'avais pris note de tout. Je sortis de la ville avec ma cape grise sur la tête et mon paquet sous ma cape, et je marchai au hasard, jusqu'au moment où j'avisai une femme seule, assise devant sa porte. Je lui demandai le chemin de Paris. Elle me l'indiqua assez bien. J'en étais loin, j'y arrivai pourtant vite. Tout le monde était couché, rien ne bougeait dans le faubourg. C'était bien là que je devais attendre ; mais à quelle heure passerait la diligence ? C'est là que passerait, sans doute aussi, la voiture des prisonniers. Je ne voulais pas m'éloigner. J'avisai une église grande ouverte et sans lumière, pas même celle de la petite lampe qui brûle ordinairement dans le chœur. Je songeai à m'y réfugier, puisqu'elle semblait abandonnée. Je m'y glissai à tâtons et je me heurtai contre des marches sur lesquelles je tombai, très surprise de sentir avec mes mains que c'était de l'herbe. Comment avait-elle poussé là ? L'église n'était point en ruine. J'entendis parler à voix basse et marcher avec précaution, comme si d'autres personnes s'y étaient réfugiées. Cela me fit peur. Je me retirai sans bruit, j'avais bien dormi la nuit précédente, je n'avais pas grand besoin de repos. Je marchai sur la route jusqu'à un taillis où je restai, attendant le jour, m'assoupissant quelquefois à force d'ennui, mais ne me laissant pas aller au sommeil, tant je craignais de manquer l'heure.

Enfin, j'entendis comme le trot de plusieurs chevaux et je courus voir ce que c'était. Je vis venir une grosse charrette couverte en manière de coche, escortée de quatre cavaliers qui étaient habillés en espèce de militaires, armés de sabres et de mousquetons. La route montait, ils se mirent au pas. Je sentis au battement de mon cœur que ce devait être l'escorte et la voiture des prisonniers. J'avais résolu de la laisser passer si je la voyais avant la diligence, mais l'espoir l'emporta sur la prudence, et j'allai droit à un des cavaliers pour lui demander, avec une feinte simplicité, si c'était la voiture publique pour Châteauroux.

— Sotte que tu es ! répondit-il, tu ne vois pas que c'est le carrosse des aristocrates ?

Je fis semblant de ne pas comprendre.

— Eh bien ! repris-je, est-ce qu'en payant ce qu'il faut, on ne peut pas voyager dessus ou derrière ?

Et j'ajoutai en prenant la bouche de son cheval :

— Ah ! sans moi, votre bête perdait sa gourmette.

Je la rattachai pendant que la voiture passait, ce qui me permit de retenir le cavalier.

— Où vas-tu donc comme cela ? me dit-il.

— Je vas en condition dans un pays que je ne connais pas. Faites-moi donc monter sur votre chariot !

— Tu n'es pas trop laide, toi ! Est-ce que ça te fâche quand on te le dit ?

— Mais non, répondis-je avec une effronterie d'autant mieux jouée que j'y portais plus d'innocence.

Il piqua son cheval et alla dire au conducteur de la voiture d'arrêter. Il échangea quelques mots avec lui, me fit monter sur la banquette qui servait de siège, et je l'entendis qui disait aux autres cavaliers :

— C'est une réquisition !

Et les autres de rire, et moi de trembler.

— N'importe, pensais-je, je suis là, je voyage avec Émilien, je saurai où il va, comment on le traite, et, si ces gens veulent m'insulter, je saurai bien prendre la fuite en quelque endroit favorable.

Le conducteur était un gros, à barbe grisonnante, le teint rouge, l'air doux. Il ne demandait qu'à causer. En moins d'une heure, je sus qu'il était le conducteur de la diligence, mais qu'on l'avait requis pour mener les prisonniers, et que c'était Baptiste, son neveu, premier garçon d'écurie, qui conduisait la diligence ce jour-là. Il ne savait pas le nom des prisonniers, cela lui était parfaitement égal.

— Moi, disait-il, la république, la monarchie, les blancs, les rouges, les tricolores, tout ça, je n'y comprends rien. Je connais mes chevaux et les auberges où l'eau-de-vie est bonne, il ne faut pas m'en demander plus. Quand le gouvernement me commande, je suis pour obéir. Avec moi, le plus fort, celui qui paye a toujours raison.

Je feignis d'admirer sa haute philosophie, et il parla à tort et à travers, de tout ce qui ne m'intéressait pas ; mais j'écoutais quand même, et j'enregistrais dans ma mémoire les moindres détails sur le pays et les personnes. Entre autres choses, il me parla de son pays à lui. Il était du Berry, et d'un bourg appelé Crevant, dont je n'avais jamais entendu parler.

— Ah dame ! disait-il, c'est un pays bien sauvage et, dans les terres, je suis sûr qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu une ville, une grande route, une voiture à quatre roues. C'est tout châtaigniers et fougère, et on y peut faire une lieue et plus sans rencontrer seulement une chèvre. Ma foi, si j'étais resté chez nous, je serais plus tranquille que je ne suis. On ne s'inquiète pas de la république par là ! On ne sait peut-être pas seulement qu'il y en a une. Mais c'est un pays de misère où on ne dépense rien parce qu'on ne gagne rien.

Je lui demandai de quel côté se trouvait ce désert. Il me fit une espèce d'itinéraire que je gravai dans ma tête, tout en ayant l'air de l'écouter par complaisance, et sans savoir s'il me serait utile d'être si bien renseignée ; mais j'étais sur le qui-vive pour toute chose, me disant que toute chose pouvait me servir à un moment donné.

Je sus aussi de lui que les gens qui nous escortaient n'étaient point des gendarmes, mais des patriotes de la ville, qui faisaient volontairement plus d'un genre de corvées pour être bien notés. Encore des féroces qui avaient peur !

Je dus les quitter à Bessines, où on relaya pour changer de chevaux. J'avais fait mon possible pour apercevoir les prisonniers ou tout du moins pour entendre leurs voix. Ils étaient si bien enfermés, qu'à moins de me trahir, je ne pouvais m'assurer de rien. Malgré ma prudence, il paraît que ces cavaliers se méfièrent de moi ou qu'ils craignirent d'être blâmés, car ils me dirent qu'ils ne pouvaient me garder plus longtemps et que la diligence ne pouvant tarder à passer, je n'avais qu'à l'attendre. Je l'attendis plus d'une heure. Elle relaya aussi. Je mourais d'impatience, craignant de perdre la trace des prisonniers. J'abordai le conducteur, je l'appelai « citoyen Baptiste » et lui dis que son oncle m'avait autorisée à lui demander une place à côté de lui sur le siège, ce qu'il m'accorda sans peine. Je tenais à pouvoir causer avec quelqu'un. J'étais contente quand cette diligence fut enfin en route.

Pourtant, j'avais une inquiétude pour la suite de mon voyage. La manière dont on me regardait et me parlait était nouvelle pour moi, et je m'avisais enfin de l'inconvénient d'être une jeune fille toute seule sur les chemins. À Valcreux, où l'on me savait sage et retenue, personne ne m'avait fait souvenir que je n'étais plus une enfant, et je m'étais trop habituée à ne pas compter mes années. Je songeai à ce que M. Costejoux m'avait dit à ce sujet.

Je voyais enfin dans mon sexe un obstacle et des périls auxquels je n'avais jamais songé. La pudeur se révélait sous la forme de l'effroi. Dans un autre moment, j'aurais peut-être eu du plaisir en apprenant que j'étais devenue jolie. Dans ce moment-là, j'en étais désolée. La beauté attire toujours les regards, et j'aurais voulu me rendre invisible. Je roulai plusieurs projets dans ma tête : je m'arrêtai à celui de ne pas me montrer à Châteauroux sans m'être assuré une protection, et de retourner la chercher à Valcreux, dès que je me serais assurée de la présence d'Émilien dans le convoi.

Je dis le convoi, parce qu'une autre charrette fermée, débouchant d'un chemin, vint bientôt se placer devant nous, se hâtant de nous dépasser.

— Ah ! me dit le conducteur Baptiste, voilà les mauvaises bêtes du bas pays que l'on mène joindre les autres. Il paraît que les prisons sont toutes remplies. On est bien sot dans notre pays de tant se gêner avec les aristocrates, quand on pourrait faire comme on fait à Nantes et à Lyon quand on en a trop.

— Qu'est-ce qu'on en fait donc ?

— On tire dessus à mitraille ou on les noie comme des chiens.

— Et c'est bien fait, répondis-je, égarée et parlant au hasard.

Moi aussi, j'étais lâche, mais ce n'était pas pour moi que j'avais peur ; car, si je n'eusse songé à ce que j'avais à faire, je crois que j'eusse sauté à la figure de ce Baptiste et que je l'eusse souffleté.

Je sus par lui que nous ne devions pas rejoindre le convoi et qu'il marcherait toute la nuit, tandis que nous la passerions à Argenton.

— La nuit ! pensais-je, ah ! si j'étais restée sur la première voiture, j'aurais peut-être pu profiter d'un moment, d'un accident.

Alors j'avais envie de descendre, de courir, je ne savais plus ce que je voulais. Je perdais la tête. J'avais fait trop de projets, j'étais épuisée. Il ne me venait plus rien de raisonnable dans l'esprit.

Je me recommandai à Dieu. Quand nous arrivâmes à Argenton à la nuit tombée, quelles furent ma surprise et ma joie de voir le convoi à la porte de l'auberge ! On attendait des chevaux à revenir d'une autre course, et deux des cavaliers de l'escorte étaient allés pour en réquisitionner dans la ville. On disait qu'il n'y en avait plus un seul. Je regardai les deux cavaliers qui restaient. Celui qui m'avait traitée de réquisition n'y était pas. Les autres me remarquaient. Il y en avait un très méfiant qui me demanda si je connaissais quelque prisonnier dans le convoi. Ce n'était pas une question bien adroite. Je me méfiai à mon tour et je lui dis hardiment qu'une personne comme moi ne connaissait pas d'aristocrates.

J'entrai dans l'auberge pour n'avoir pas l'air d'examiner le convoi. Au bout d'un instant, les deux cavaliers y entrèrent aussi, conduisant un vieillard que je n'avais jamais vu, une vieille femme que je reconnus pour celle qu'on avait arrêtée, sous mes yeux, le matin, et un jeune homme que je ne voulus pas voir dans la crainte de me trahir ; mais je n'avais pas besoin de le regarder, c'était lui, c'était Émilien, j'en étais sûre. Je me tournai vers la cheminée pour qu'il ne me vît pas. J'entendis qu'on lui servait à manger ainsi qu'aux autres. Je ne sais s'ils mangèrent, ils ne se disaient rien. Quand je me sentis bien sûre de moi, je me retournai et je le regardai pendant que personne n'y faisait attention. Il était très pâle et paraissait fatigué ; mais il était calme. On eût dit qu'il voyageait pour ses affaires. Je repris courage, et, comme il eût pu se trahir en m'apercevant, je quittai l'auberge, résolue à dormir encore à la belle étoile plutôt que de coucher dans cette auberge pleine de gens grossiers qui me regardaient en ricanant.

Je quittai la route et marchai assez loin dans la nuit. On avait fini les moissons, il y avait partout des meules pour me servir de lit et de cachette. Seule, je n'avais plus peur. Résolue à m'en retourner chez nous pour mieux préparer mon œuvre, dès le petit jour je me mis dans un chemin de traverse, en m'orientant par la ligne la plus droite sur Baunat et Chénérailles. Je ne fis point d'erreur. J'avais vu sur la carte qu'à vol d'oiseau, le moutier était à égale distance de Limoges et d'Argenton. J'arrivai sans accident chez nous, le lendemain soir.

XIV

Je racontai toutes mes aventures au prieur et je lui recommandai bien de se tenir coi, de se laisser oublier, de faire le mort, comme disait M. Costejoux. Je le suppliai de laisser ravager les terres plutôt que de se faire des ennemis. Il se moqua de moi, disant qu'il ne craignait personne et ferait son devoir envers son propriétaire, tant qu'il aurait un souffle de vie. Il parlait toujours de prudence aux autres et il en avait pour lui-même quand il fallait s'expliquer sur la politique ; mais, au fond, il était très hardi de caractère et ne se gênait pas pour mettre les pillards dehors comme au temps où il était l'économe de la communauté. Cela faisait partie de ses habitudes, et cela le sauva des méchancetés qu'on eût pu lui faire. Les paysans méprisent ceux qui les craignent et se rendent toujours, du moins en théorie, au respect du droit.

Après bien des projets, je m'arrêtai à celui que j'avais entrevu durant mon voyage. Je demandai à Dumont qui connaissait les pays et les routes, s'il voulait se risquer avec moi, et il me reprocha d'avoir essayé quelque chose sans lui. Il approuva mon plan. Il alla au bourg le plus proche pour acheter un âne et des étoffes avec lesquelles, en travaillant la nuit, je me taillai un habillement de garçon. Je pris du linge, des marchandises de rechange et divers objets pour moi, pour Dumont, et surtout pour Émilien qui devait manquer de tout. Nous, nous manquions d'argent. Le prieur, qui, on s'en souvient, avait quelque chose à lui, nous ouvrit sa bourse, où je puisai moins qu'il ne l'eût voulu. Très avare dans les petites choses, il était très généreux dans les grandes. Pendant que je faisais mes préparatifs, Dumont, guidé par mes indications, s'en alla, sans faire semblant de rien, examiner ce pays de Crevant qui m'était resté dans l'esprit comme le meilleur refuge à notre portée, car ce n'était pas tout que de délivrer le prisonnier : on le chercherait, on le dénoncerait, on le livrerait ; il ne fallait plus compter que sur le désert pour échapper aux recherches, et je ne trouvais rien d'assez sauvage dans nos alentours. D'ailleurs, Pamphile les connaissait trop.

Dumont revint me dire que l'endroit indiqué était, en effet, le meilleur possible et qu'il s'y était assuré un gîte pour Émilien en louant à bas prix une masure isolée dans un pays perdu. Ce n'était pas bien loin de chez nous, dix à douze heures de marche. Il ne fallait pas songer, disait-il en soupirant, à y manger du pain et à y boire du vin ; mais on pouvait, avec quelque industrie, s'y soustraire à la famine. Huit jours après mon retour, je repartis de nuit, habillée en garçon, les cheveux coupés et un bon bâton en main. Dumont avait depuis longtemps laissé pousser sa barbe et ses cheveux. Rien ne sentait en lui l'ancien domestique de bonne maison. Il était très avisé, très prudent, très brave, et, depuis plusieurs mois, il s'était corrigé de boire. Devant nous, notre âne, portant notre ballot enveloppé de paille, marchait d'un bon pas. Il n'était pas assez chargé pour ne pas porter l'un de nous en cas de grande fatigue ou d'accident.

Nous fîmes halte à Châtelus, et, après une journée de dix lieues, nous passâmes la nuit à La Châtre, petite ville de trois mille âmes, où, grâce à Dieu, la Terreur faisait plus de bruit que de besogne. Quelques démocrates criaient bien haut ; mais les habitants, se craignant les uns les autres, ne se persécutaient point.

Je fis remarquer à Dumont qu'ils étaient hospitaliers et paraissaient plus doux que les gens des autres endroits. Il m'avait montré en chemin les hauteurs du pays où nous devions nous réfugier, et il me semblait qu'en effet le Berry était plus loin de la révolution que Limoges et Argenton, qui étaient sur la route de Paris.

En fait de ce que nous appelons route aujourd'hui, il n'y en avait point du tout de La Châtre à Châteauroux. On suivait l'Indre par de jolis chemins ombragés qui, en hiver, devaient être impraticables ; et puis, on s'engageait dans une grande lande où les voies se croisaient au hasard ; nous faillîmes nous y perdre. Enfin, nous arrivâmes à Châteauroux, dans un pays tout plat, bien triste, où nous devions retrouver, avec la route de Paris, plus de méfiance et d'agitation.

Dumont était un peu connu partout, mais il était connu pour un bon patriote. Il avait, d'ailleurs, son certificat de civisme dans la poche. Quant à moi, à deux lieues du moutier, j'étais aussi inconnue que si je fusse arrivée d'Amérique. Je passai pour son neveu. Il m'appelait Lucas.

Il s'occupa tout de suite de louer une chambre, et, feignant de les trouver toutes trop chères, il arrêta son logement à deux pas de la prison. C'était un réduit bien misérable, mais nous fûmes contents de le trouver où nous voulions. Il n'y avait qu'une chambre, mais, au-dessus, on nous loua un petit grenier dont nous disions avoir besoin pour notre commerce de paillassons et de paniers, et ce fut là que je m'installai, sûre de n'être troublée et observée par personne.

Dès le lendemain, Dumont, qui approuvait mon désir de ne pas trop faire voir ma figure, alla acheter ce qu'il nous fallait et nous nous mîmes à l'ouvrage. Il était fils d'un vannier et n'avait pas oublié l'état, qu'il connaissait fort bien. Je l'appris vite et nous eûmes bientôt fabriqué de quoi vendre, car il nous fallait un état pour expliquer notre séjour dans la ville. Dumont n'y rencontra que peu de gens de connaissance, qui, l'ayant vu bien payé et bien vêtu au service du marquis de Franqueville, s'étonnaient un peu de le voir réduit à faire des paniers ; mais ces gens le savaient enclin à l'ivresse et supposaient aisément qu'il avait mangé toutes ses économies. Il ne se gênait pas pour dire devant eux tout le mal qu'il pensait de ses anciens maîtres : personne ne se douta qu'il pût s'intéresser à un des membres de la famille, et, quant à moi, Lucas, je fus censé ne les avoir jamais connus.

Notre prudence à cet égard n'était pas aussi nécessaire que* *nous l'avions jugé d'abord. Les gens que nous étions à même de voir ignoraient les noms des prisonniers amenés, depuis quelques jours, des autres localités, et ils n'y prenaient guère d'intérêt. Châteauroux était une petite ville plutôt bourgeoise et modérée que révolutionnaire ou royaliste. Les vignerons, qui formaient la majorité des faubourgs, étaient républicains, mais point démagogues et généralement très humains. La terreur ne sévissait donc guère dans ce pays tranquille et M. Costejoux l'avait très bien choisi pour qu'Émilien n'y fût pas victime des fureurs populaires.

Voyant cela, nous crûmes sage d'y attendre la paix, sans nous douter, simples que nous étions, que cette paix n'arriverait que par l'écrasement de la France, en 1815. Il valait mieux, selon nous, compter sur nos prochaines victoires, sur un retour à la confiance et à la justice, que de compromettre la vie de notre cher prisonnier par une tentative imprudente. Mais je désirais ardemment qu'il sût, pour adoucir sa tristesse, que nous étions là et que nous ne pensions pas à autre chose au monde qu'à sa délivrance en cas de danger.

Je trouvai bientôt le moyen de le lui faire connaître. La prison, aujourd'hui détruite, n'était autre chose qu'une ancienne porte fortifiée appelée la porte aux Guédons. Elle se composait de deux grosses tours reliées par une sorte de donjon, avec une arcade dont on ne baissait plus la herse, vu que la rue déjà bâtie continuait au-delà. Au rez-de-chaussée des tours vivaient les geôliers et les employés de la prison, au-dessus les prisonniers dans de grandes chambres rondes à petites fenêtres. Une des plates-formes leur servait de promenoir, et notre masure touchait justement cette tour-là, qui n'était pas bien haute et dont le rebord était ruiné en plusieurs endroits. Du grenier où je logeais, je n'avais pas la vue de cette plate-forme ; mais du galetas voisin, où le geôlier -- car la masure était à lui -- mettait ses provisions de légumes et de fruits, on se trouvait assez près de la plate-forme, à portée du regard et de la voix. Je m'y glissai en enlevant les vis de la serrure. Je m'assurai du fait, puis je remis les choses en bon état et j'avertis Dumont afin qu'il m'obtînt la permission de travailler dans ce grenier, le mien étant trop petit et trop sombre. La permission fut vite accordée, Dumont était déjà au mieux avec le geôlier-propriétaire ; ils buvaient le vin blanc ensemble le matin et Dumont payait presque toujours. Il fit valoir la sobriété et l'honnêteté de Lucas, garçon raisonnable et soumis, incapable de dérober une pomme et de toucher à une gousse de pois. La chose fut convenue, vingt sous de surplus dans le loyer du mois levèrent toute difficulté. On me donna la clef du grenier, j'y transportai mes brins d'osier et mes outils ; on me confia même le soin des provisions, et je fis la guerre aux souris avec un succès qui me valut beaucoup d'éloges.

Enfin ! il y avait quinze jours que nous étions installés, et je n'étais pas encore bien certaine qu'Émilien fut dans cette prison ou dans une des autres, la grosse porte du château ou le donjon du Parc. Nous n'avions pas osé questionner beaucoup. Dès que je pus entrer dans le grenier à toute heure, je fus vite au courant des habitudes de la prison, et je pus voir les prisonniers prendre l'air sur la plate-forme matin et soir. Ils étaient une douzaine environ et n'avaient la permission de monter sur la tour que deux par deux. Émilien y vint avec le vieux monsieur que j'avais vu avec lui à l'auberge d'Argenton. Ils paraissaient aussi tranquilles qu'alors et causaient en marchant en rond. La balustrade rompue me permettait de les bien voir quand ils passaient de mon côté. Même Émilien s'arrêta pour me regarder, car je m'avançai à la lucarne de mon grenier, tenant un panier à moitié fait, et feignant de regarder voler les hirondelles. J'étais assez près pour qu'il pût me reconnaître ; mais mon déguisement, mon occupation et mes cheveux courts le déroutaient trop, il ne se douta de rien.

J'aurais voulu qu'il fût seul ; mais devais-je me méfier de son compagnon de captivité, et, d'ailleurs, ne devais-je pas compter qu'Émilien aurait la prudence nécessaire ? Je me mis à chanter, tout en tordant mes brindilles, une chanson de notre pays qu'il aimait beaucoup et qu'il m'avait fait chanter souvent. Je le vis tressaillir, s'approcher de la brèche et me regarder avec attention. Je lui fis rapidement un signe de tête comme pour lui dire : « C'est bien moi. » Il mit ses deux mains sur sa bouche et les y tint comme pour y mettre un long baiser qu'il m'envoya ensuite rapidement et en s'éloignant tout de suite après, pour m'empêcher de le lui rendre. Il avait peur pour moi.

Dumont fut heureux d'apprendre qu'il était averti ; mais il m'apprit, lui, une mauvaise nouvelle. Le représentant envoyé en mission, qui était un homme bon et juste (je crois me rappeler qu'il s'appelait Michaud), venait d'être remplacé par le représentant Lejeune, qui s'annonçait comme un homme terrible, et l'esprit de la population était déjà tout changé : on allait juger les prisonniers !

Je ne dirai pas mes angoisses, j'irai vite au fait. Deux jeunes nobles, les frères Chéry de Bigut, étaient les plus compromis. Ils avaient été dénoncés comme s'étant opposés au départ des recrues. On voulait les envoyer à Paris pour y être jugés. Le citoyen Lejeune entra dans une grande colère.

— Vous ne savez donc pas la nouvelle loi ? dit-il ; les accusés doivent être jugés et exécutés dans le pays où ils ont commis leurs crimes.

Et il ordonna le procès, qui ne fut ni long, ni compliqué. En peu de jours, ces deux malheureux, bien qu'ils n'eussent excité aucune sédition, furent condamnés sur la déposition de deux témoins, et exécutés à l'endroit nommé Sainte-Catherine, presque sous nos yeux, près la porte aux Guédons. Durant cette odieuse affaire, je ne pouvais plus ni manger ni dormir. J'avais espéré que, faute de gendarmes et de bourreau, car il n'y en avait plus dans la ville, on retarderait l'exécution. Mais on envoya un cavalier de bonne volonté à Issoudun pour requérir le prévôt, et la guillotine fut dressée à deux pas de notre maison. Je me sauvai dans mon grenier, d'où l'on ne voyait pas dans la rue ; mais, tout aussitôt, je vis arriver sur la plate-forme des deux tours une quantité de prisonniers. C'était ceux de la porte aux Guédons et tous ceux des autres prisons de la ville, qu'on amenait là pour assister à l'exécution. Il y en avait bien plus que je ne l'avais imaginé. C'était presque tous des religieux et des religieuses, les hommes sur une tour, les femmes sur l'autre. Comme ils étaient accompagnés de gardiens, je ne me montrai pas ; mais, de derrière le volet de ma lucarne, je cherchais Émilien. Il vint résolument se planter à la brèche, croisa ses bras et regarda les apprêts du supplice sans broncher. Il ne fit qu'un léger mouvement quand les têtes tombèrent, et j'entendis dans la foule qui se pressait autour de l'échafaud, au milieu d'un effrayant silence, les cris perçants de plusieurs femmes qui étaient prises d'attaques de nerfs. On fit aussitôt rentrer les prisonniers. Je tremblais si fort que mes dents claquaient. Je ne voulus pas sortir de la journée ni le lendemain, tant je craignais de voir la guillotine et le sang sur les pavés.

Cette peur me rendit si faible et si malade, que je me la reprochai et résolus de la surmonter. Est-ce que je n'étais pas destinée à mourir comme cela, moi qui voulais sauver une des victimes ? Si j'échouais, c'était l'échafaud pour nous deux. Eh bien, il fallait jouer le tout pour le tout, et se sentir comme Émilien préparé à tout.

Je le revis le lendemain, et il put me faire un signe pour me montrer un pigeon qui volait de la tour sur le toit de ma maison. C'était un des pigeons du geôlier, et ces oiseaux allaient souvent sur la tour manger les restes de pain que les prisonniers s'amusaient à leur donner. J'avais bien souvent songé à leur confier un billet, je n'avais pas osé. Je devinai ce qu'avait fait Émilien. Je courus m'emparer de ce bon pigeon blanc et jaune qui rentrait dans son nid, et je lus sur un morceau de linge ceci écrit au crayon :

« Au nom du ciel allez-vous-en ! je n'ai besoin de rien ; je suis résigné. Votre danger trouble seul mon repos. »

— Puisque nous lui faisons de la peine, dis-je à Dumont, ne nous montrons plus à lui, il nous croira partis ; mais agissons. Il n'y a plus à hésiter. On va faire mourir tous les prisonniers !

— Ce n'est pas sûr, répondit-il. On en a mis quelques-uns en liberté. Ne nous désolons pas, mais préparons tout. Sache, mon petit Lucas, que j'ai suivi ton conseil et que j'ai très bien réussi. J'ai si bien joué la comédie, que le père Mouton (c'était le geôlier) m'a pris en amitié et je commence demain mon service dans la prison.

— Comment cela est-il possible ?

— Tu ne sais pas que le père Mouton n'est guère plus geôlier que toi et moi. Il est nouveau dans sa fonction, parce que, toutes les prisons étant pleines à la fois, il a fallu choisir de nouveaux employés. Il y a des hommes de garde qui ne sont ni militaires ni fonctionnaires. Ce sont des gens de la ville qui ont leurs fils volontaires et que l'on récompense en leur donnant la garde des prisons, à raison de deux francs par jour, à la charge de ceux des prisonniers qui ont du bien dans le pays. Tu vois que c'est recherché ; mais, comme ils sont tous ouvriers, ils n'entendent rien à leur emploi et ils sont très paresseux pour le remplir. Le père Mouton est tout seul chargé, avec sa femme, du balayage, de la cuisine, de l'entretien des prisonniers. Il aimerait mieux passer son temps à trinquer avec les gardiens, il se plaint de la fatigue. J'ai offert de me charger du gros ouvrage, et, comme il ne fallait pas avoir l'air de faire cela pour mon plaisir, j'ai débattu mon prix. Il me rabattra quelque chose sur notre loyer et nous pénétrerons dans la prison. Je dis nous, parce que je t'ai fait admettre aussi, comme un innocent qui m'aidera au besoin sans prendre aucun intérêt aux prisonniers. Seulement, on demande ton certificat de civisme et il est fait au nom de Nanette Surgeon. Est-ce que tu ne pourrais pas t'en fabriquer un au nom de Lucas Dumont ?

— J'y ai pensé, répondis-je, il est fait, le voilà.

J'avais passé plusieurs soirées à imiter l'écriture de M. Costejoux avec assez d'adresse pour qu'il fût impossible de s'en apercevoir. Ces certificats étaient la plupart du temps écrits sur papier libre ; le mien était bon, le père Mouton le prit, le regarda à l'envers et me le rendit, il ne savait pas lire. Cela me donna l'idée d'en fabriquer un autre à tout événement pour Émilien, et, pour ne pas compromettre M. Costejoux, je le signai Pamphile. Cette idée me vint en retrouvant un bout d'écriture de cet ancien moine, sur un papier que j'avais ramassé au moutier et dans lequel j'avais enveloppé quelques objets. Sa signature s'y trouvait. Je la copiai fidèlement et sans scrupule.

XV

D'abord j'entrai peu à la prison et j'y jouai le personnage d'un timide et d'un maladroit. Je vis bientôt que Mouton m'eût souhaité plus actif et plus utile. Je m'enhardis, j'eus sa confiance, je pus entrer enfin dans la chambre où était Émilien. C'était un galetas tout nu, avec deux paillasses et deux escabeaux. Il était là avec le vieux monsieur dont j'ai parlé. Deux autres lits de paille étaient vides : c'étaient ceux des malheureux jeunes gens qu'on avait fait mourir quelques jours auparavant.

En me voyant entrer, Émilien hésita un instant ; mais, comme je me jetais à son cou, il n'y put tenir et me tint longtemps serrée sur sa poitrine en sanglotant.

— Voilà mon ange gardien, dit-il au vieux monsieur ; c'est mon amie d'enfance, c'est ma sœur devant Dieu. Elle veut me sauver, elle n'y réussira pas...

— J'y réussirai, répondis-je ; le plus difficile est fait. Je vous apporterai une corde et vous descendrez sur le toit de mon grenier. Dumont nous aidera. Ne parlez pas de nous renvoyer. Nous sommes décidés à mourir avec vous, et dès lors nous pouvons tout risquer.

— Et ma pauvre sœur, et nos autres amis, et Costejoux, et le prieur ! ils payeront donc pour nous ?

— Non, personne à Valcreux ne trahira votre sœur. Le prieur est assermenté. Mariotte m'a juré de les bien cacher si on les persécute, et bien d'autres amis dévoués l'aideront. Costejoux veut que vous vous échappiez, puisqu'il m'en a fourni les moyens ; il sait bien que vous êtes innocent, il vous aime toujours !

Le vieillard nous laissait causer, il ne disait rien, il avait même l'air de ne pas nous entendre. Je demandai du regard à Émilien s'il avait toute confiance en lui. Il me dit à demi-voix :

— Comme en Dieu ! Ah ! si tu pouvais le sauver aussi !

— N'y songez pas, dit le vieillard, qui entendait fort bien. Je ne veux pas être sauvé.

Et s'adressant à moi :

— Je suis prêtre et j'ai refusé le serment. On m'a interrogé hier, je n'ai pas voulu mentir, bien que l'interrogatoire fût très bienveillant et qu'on désirât m'épargner. Je leur ai répondu que j'étais las de me cacher et de dissimuler. J'en ai assez de la vie, je me serais tué moi-même si ma religion me l'eût permis. La guillotine me rendra ce service ; je n'ai pas trahi mon devoir, je suis prêt à paraître devant Dieu ; mais je vous engage, vous qui êtes jeune et qui aimez quand même la Révolution, ajouta-t-il en parlant à Émilien, à faire une tentative pour vous sauver ; l'évasion me paraît possible, presque facile. Ce qui est plus malaisé, c'est de trouver un refuge.

— J'en ai un, répondis-je. Je sais qu'on est traqué comme des bêtes fauves et qu'on ne peut se fier à personne, tant la peur ou la colère ont changé le cœur des hommes. Nous irons dans un désert, et, si vous vous sentez la force de descendre par la corde...

— Non, non, pas moi ! dit-il, je n'ai ni la force ni la volonté ! À l'heure qu'il est, je dois être condamné. J'en suis content, ne me parlez plus. Je vais prier pour vous.

Et il se mit en prière en nous tournant le dos.

Émilien essaya encore de me faire renoncer à mon projet ; mais, quand il me vit si acharnée à me perdre pour mourir avec lui, il dut céder et me promettre de faire ce que je voudrais. Seulement, comme il n'était pas question de le soumettre à un nouveau jugement puisqu'il avait été condamné à la détention par le comité de Limoges, il me fit promettre à mon tour que je n'agirais pas, si ce jugement n'était pas révisé.

Le lendemain, c'était, je crois, le 10 août, on fit une grande fête dans la ville, et, comme je voulais lui rapporter des nouvelles, j'allai voir de quoi il s'agissait. Il me fut impossible d'y rien comprendre. Une calèche singulièrement décorée passa, suivie de cinq ou six femmes qui portaient des bannières ; c'étaient les mères de ceux qui avaient des enfants aux armées comme volontaires. Elles escortaient la déesse de la Liberté, représentée par une grande femme très belle en costume antique. C'était la fille d'un cordonnier qui s'appelait Marquis, et elle, on l'appelait la grand-marquise. La procession la conduisit sur son char à l'église des Cordeliers, où ce que je vis m'expliqua ce qui m'avait étonnée dans l'église déserte de Limoges. Elle monta une colline de gazon qui était dressée à la place de l'autel et qui représentait, disait-on, la montagne. Au plus haut de cette butte était assis un homme à longue barbe qui figurait, selon les uns, le Temps, selon les autres, le Père éternel ; c'était un ouvrier savonnier(2) dont j'ai oublié le nom. Au bas de la montagne, un enfant demi-nu représentait l'enfant de l'amour. On fit des discours, on chanta je ne sais quoi. J'assistai à cette chose insensée comme si je faisais un rêve, et je crois bien que personne n'était plus avancé que moi. Ces fêtes républicaines étaient de pure fantaisie. Le conseil de la commune en discutait le programme présenté par les sociétés populaires, et le peuple les interprétait à sa guise.

Au sortir du temple, je vis une scène plus significative. La marquise, au moment de remonter sur son char de déesse, avisa parmi les curieux un bourgeois de la ville que l'on soupçonnait de royalisme. Elle l'appela par son nom que j'ai oublié aussi, et lui dit effrontément :

— Viens ici me servir de marchepied !

Il avait peur, il approcha et mit un genou en terre. Elle plaça son pied sur lui et sauta lestement dans le char.

Je jugeai que tout le monde était devenu fou, et, après avoir vendu quelques paniers, je revins dire à Émilien ce que j'avais vu, en lui portant son dîner, auquel je joignis furtivement quelque chose de mieux que l'ordinaire de la prison. Le vieux prêtre n'y voulut pas toucher, malgré mes instances ; il était si affaibli, que j'aurais voulu lui servir un peu de vin.

— Je n'ai pas besoin de me donner des forces, dit-il ; ce que vous venez de raconter m'en donne de reste pour mourir avec joie.

Peu de temps après la fête burlesque vint la tragédie atroce. Ce pauvre homme marcha à la mort avec une admirable tranquillité. Son échafaud fut dressé sur la promenade. Cette fois, je voulus vaincre mon épouvante et voir l'affreuse guillotine. Je me faisais, d'ailleurs, un devoir de suivre ce malheureux et de rencontrer son regard si je pouvais, pour qu'il lût dans le mien un grand élan de respect et d'amitié. Mais il eût craint de compromettre ceux qui le plaignaient, car il y en avait bien d'autres que moi, il ne regarda personne. Des prisonniers espagnols assistaient à son exécution. Je les vis sortir des fleurs de dessous leurs habits blancs et les lui jeter. Alors, je fermai les yeux. J'entendis tomber le couperet, je restai comme paralysée, comme décapitée moi-même un instant. Je me disais :

— J'entendrai peut-être demain tomber cela sur la tête d'Émilien !

Dumont me tira par le bras et m'emmena. Je ne me sentais pas marcher. Je ne savais pas où j'étais.

Quand je pus entrer chez Émilien, je le trouvai seul, accablé de douleur. Il avait pris pour ce prêtre un grand attachement. Je le soulageai et je me sentis soulagée moi-même en pleurant avec lui, et, comme j'avais besoin d'exhaler mon indignation, ce fut lui qui m'apaisa.

— Ne maudissons pas la République, me dit-il, pleurons-la, au contraire ! Ces férocités, ces injustices sont des attentats contre elle ; c'est elle que l'on tue en sacrifiant des innocents et en démoralisant le peuple, qui ne la comprend plus !

— À présent, lui dis-je, il faut fuir, il faut fuir cette nuit ! Vous voyez bien que votre tour viendra demain, et, quand vous serez condamné, on vous surveillera tant que je ne pourrai rien.

— Non, répondit-il ; il faut attendre encore...

Et, comme nous nous disputions, j'entendis monter l'escalier et je courus me placer à la porte avec mon panier et mon balai comme si je finissais mon service ; mais je me trouvai en face de M. Costejoux et j'étouffai un cri de joie ; le geôlier le suivait. Il le renvoya sans avoir l'air de me connaître, et me dit :

— Va me chercher de quoi écrire. Je veux interroger moi-même ce prisonnier.

J'obéis bien vite, et, quand je remontai :

— Referme la porte, dit-il, et parlons bas. J'ai vu le représentant Lejeune, et, comme on allait interroger Émilien et le juger une seconde fois comme étant du ressort de Limoges, que vous dirai-je ? je l'ai réclamé au nom de Pamphile, qui veut sa proie ! J'ai pris sur moi de le lui conduire et je l'emmène. Nous partons ce soir. Il ne faut pas se dissimuler que Pamphile est plus influent que moi. Il faut donc qu'Émilien s'évade durant le voyage. Ce ne sera pas très difficile, mais où ira-t-il ? où sera-t-il en sûreté ? voilà ce que je ne sais pas.

— Je le sais, moi, répondis-je.

— Eh bien, ne me le dis pas et allez à la grâce de Dieu. Peux-tu être sur la route d'Argenton à quatre lieues d'ici, sur les onze heures du soir ?

— Parfaitement.

— Eh bien, souviens-toi d'un endroit qui s'appelle les Taupins. Dumont doit le connaître, c'est la seule bicoque au milieu d'une très vaste lande. Je serai en chaise de poste, j'ai une escorte de deux hommes, mais ceux-là, ce sont des amis, je suis sûr d'eux. Le prisonnier s'évadera en cet endroit, ils ne s'apercevront de rien et ne constateront l'évasion qu'aux environs de Limoges, c'est-à-dire quand vous serez assez loin pour ne rien craindre. Allons, préparez-vous, voilà de l'argent ; vous ne savez pas combien de temps il faudra vous cacher, et sans argent on est perdu.

Nous nous embrassâmes tous trois avec effusion. Émilien lui recommanda sa sœur, dont il promit de s'occuper, et je courus avertir Dumont et charger l'âne. Nous ne devions rien à Mouton, nous avions payé le mois d'avance. Nous ne fîmes pas mystère de notre départ. Dumont disait avoir reçu une lettre de son frère qui l'appelait pour affaire pressante, et nous étions censés aller à Vatan pour quelques jours. Nous laissâmes quelques objets pour marquer l'intention de revenir.

Quand nous fûmes en pleine campagne, protégés par la nuit, et avec la joie dans le cœur, nous pleurions, Dumont et moi, sans pouvoir nous rien dire. Mais bientôt ce brave homme, rompant le silence et me parlant à demi-voix, m'exprima des sentiments dont je fus touchée, bien que j'eusse préféré marcher vite et ne pas trop m'émouvoir, pour avoir bien ma présence d'esprit.

— Nanon, me disait-il, nous sommes bénis de Dieu, cela est bien sûr ; mais c'est à cause de toi qui as un si grand cœur et un courage d'homme. Pour moi je ne vaux rien, et j'ai mille fois mérité l'échafaud ! Quand je pense qu'au lieu d'économiser et de pouvoir laisser une petite rente à mon pauvre enfant (il parlait d'Émilien), je me suis comporté comme une brute, buvant tout, oui tout ! Ah ! je suis comme ce prêtre, je suis dégoûté de la vie, et je ne veux plus que tu me parles, si je recommence à m'enivrer.

— Vous ne devez pas craindre cela, lui répondis-je. Vous êtes guéri, car c'était comme une maladie, et c'est votre bon cœur qui vous l'a fait surmonter. Vous avez été mis à l'épreuve, car, pour avoir la confiance de ce geôlier, vous avez été forcé de trinquer souvent et avez si bien veillé sur vous-même, que vous l'avez souvent grisé sans jamais perdre la raison.

— Ah ! c'était difficile, oui, je n'ai jamais rien fait de si difficile et je ne m'en serais jamais cru capable ! mais ça n'empêche pas le passé et je crois bien que j'aurai beau faire, je n'en serai pas moins damné... Oui, Nanon, damné comme un chien !

— Pourquoi voulez-vous que les chiens soient damnés ? lui dis-je en souriant : ils ne font rien de mal. Mais ne vous mettez pas de pareilles idées dans la tête, et marchons plus vite, père Dumont ; la voiture de M. Costejoux va plus vite que nous et il nous faut être au rendez-vous à onze heures.

— Oui, oui, répondit-il, marchons vite. Ça n'empêche pas de causer. Je peux bien t'ouvrir mon cœur. Qu'est-ce qui peut empêcher un honnête homme d'ouvrir son cœur ? Voyons ! Est-ce que je dis des choses déraisonnables ? J'ai été un ivrogne, je mérite une punition. J'ai été averti, j'ai fait une chute de trente pieds, et, quand je me suis vu au fond... tout au fond du trou, comme ça, vois-tu...

Et il voulut s'arrêter pour me montrer, pour la centième fois, dans quelle position il était tombé, une nuit qu'il avait failli se tuer en rentrant ivre au moutier.

— Allons donc ! lui dis-je ; allez-vous nous retarder pour me dire ce que je sais ?

— Retarder ?... Ah ! oui, retarder ! voilà que tu m'accuses, toi aussi, de ne pas savoir ce que je fais. Tout le monde me méprise ! je l'ai mérité, et je me méprise moi-même ! Pauvre enfant ! est-ce assez malheureux pour toi de voyager avec un gueux, un misérable... Car je suis un gueux, tu auras beau dire... Si j'avais un peu de cœur, je me serais déjà tué... un chien, quoi ! Tiens, quitte-moi, il faut m'abandonner, là, dans un fossé... Je sais ce que je dis, je ne suis pas ivre, c'est le chagrin ! -- un fossé ! c'est bon pour moi. Laisse-moi tranquille, je veux mourir là !...

Il n'y avait plus à en douter. Ce pauvre homme, qui avait si longtemps résisté à la tentation, venait d'échouer au port. Il avait succombé en faisant ses adieux au père Mouton : il était ivre !

En toute autre circonstance, j'en aurais bien pris mon parti. Mais, au moment d'opérer la délivrance de notre ami, quand il fallait devancer la voiture, être prêt à déjouer tous les soupçons, à se glisser sans attirer l'attention de personne, à prendre la fuite au bon moment, prudemment, en tenant compte de tout et sans avoir d'émotion, je me trouvais sur les bras un homme dont l'ivresse prenait un caractère de désespoir, car il se sentait incapable de me seconder et il se le reprochait amèrement, tout en répétant : « Je ne suis pas ivre, c'est le chagrin ! Je suis damné ! il faut que je meure ! » Et il voulait se coucher. Il pleurait, il commençait à parler haut, à ne plus me connaître. Je ne savais pas s'il ne deviendrait pas furieux.

Je le tirai par le bras, je le poussai, je le soutins, je le traînai jusqu'à en être épuisée. N'en pouvant plus, je dus le laisser s'asseoir au bord du chemin, les pieds dans l'eau du fossé. Il refusait de monter sur l'âne. Il disait que c'était la guillotine et qu'il saurait bien se tuer lui-même.

Je pensai à l'abandonner, car, à chaque instant, je croyais entendre les roues de la voiture qui amenait Émilien. Le sang me bourdonnait dans les oreilles, j'avais dépensé tant de forces pour traîner Dumont, que je craignais de n'en plus en avoir assez pour aller plus loin. S'il eût été disposé à dormir, je l'eusse mis à l'abri, à l'écart des passants, et j'aurais continué ma route, sauf à gagner sans lui le pays où il avait préparé notre refuge. Mais sa folie tournait au suicide et il me fallait le supplier, le gronder comme un enfant. Une voiture approchait... mais ce n'était pas celle de M. Costejoux, c'était une charrette. Je pris un parti désespéré. J'allai droit au conducteur. Je l'arrêtai. C'était un roulier qui s'en retournait à Argenton. Je lui montrai le vieillard qui se roulait par terre, et, lui exposant l'embarras dans lequel je me trouvais, je le suppliai de le prendre sur sa voiture, jusqu'à la plus prochaine auberge. Il refusa d'abord, le croyant épileptique ; mais, quand il vit que ce n'était, comme il disait, qu'un petit accident que tout le monde connaît, il se montra très humain, se moqua de mon inquiétude, enleva Dumont comme un enfant et le plaça sur sa voiture. Puis il s'assit sur le brancard et me dit de suivre avec mon âne. Au bout de peu d'instants, Dumont se calma et s'endormit. Le roulier lui mit du foin sur le corps, et, pour ne pas s'endormir lui-même, il se prit à siffler à satiété une phrase de chanson lente et monotone ; probablement il n'en savait pas d'autre et même il ne la savait pas tout entière. Il la recommençait toujours sans pouvoir l'achever jamais.

J'étais un peu plus tranquille, quoique j'eusse très mal aux nerfs. Cette sifflerie m'impatientait. Quand elle cessa au bout d'une bonne heure, ce fut pire. Le roulier dormait ; les chevaux ne sentant plus le fouet, prirent un pas si lent, que l'âne et moi les dépassions malgré nous. Enfin, j'avisai une maison ; j'éveillai le roulier et je le priai de m'aider à descendre mon oncle sur un tas de fougère coupée qui était à côté. Il le fit avec obligeance et je le remerciai ; il ne fallait pas offrir de l'argent. Je ne sais s'il l'eût refusé, mais il eût été surpris du procédé dans un temps où une pièce de menue monnaie était une rareté dans la poche de gens comme nous.

Pendant qu'il reprenait sa route, j'essayai de me faire ouvrir. Ce fut bien inutile et je frappai en vain. Alors, je pris mon parti. Je m'assurai que Dumont dormait très bien dans la fougère, qu'aucun accident ne pouvait lui arriver. Je pressai l'âne, je lui fis doubler le pas. Je dépassai le roulier qui avait repris son somme et ne me vit pas abandonner mon oncle.

Je me trouvai alors dans cette grande lande qu'on m'avait annoncée. Je n'avais, autant que je pouvais m'en rendre compte, fait tout au plus qu'une lieue et je ne pouvais pas non plus me rendre compte du temps écoulé, perdu à vouloir faire marcher Dumont. Je savais très bien connaître l'heure d'après la position des étoiles, mais le ciel était tout pris par de gros nuages et l'orage commençait à gronder. Quelques bouffées de vent soulevaient la poussière de la route, ce qui augmentait la difficulté de voir devant soi. Je me disais que quelque lumière m'annoncerait la bicoque des Taupins ; mais, si cette lumière se trouvait voilée par un tourbillon, je pouvais dépasser le but. J'étais forcée de m'arrêter souvent pour regarder derrière moi, et puis je doublais le pas, craignant également d'aller trop lentement ou trop vite.

Tout à coup, au milieu des roulements du tonnerre qui augmentaient de fréquence et d'intensité, je distinguai le bruit d'une voiture qui venait très vite derrière moi. Étais-je loin du relais ? Allait-on me dépasser ? Je ne pris pas le temps de sauter sur l'âne, je me mis à courir si vite, qu'il avait peine à me suivre. Quand la voiture fut tout près de moi, je dus m'élancer près du fossé. Elle passa comme un éclair, je distinguai à peine les deux cavaliers d'escorte. Je courais toujours, mais en moins d'une minute tout se perdit dans la poussière et dans l'obscurité. Une minute encore, et le bruit des roues s'affaiblit de manière à me convaincre que j'étais distancée d'une manière désespérante.

Alors, tout ce que les forces humaines peuvent donner à la volonté, je l'exigeai des miennes, je courus sans plus me soucier de savoir où j'étais. Sourde au vacarme de la foudre qui semblait se précipiter sur les traces de la voiture et que j'attirais aussi en lui ouvrant par ma course folle un courant d'air à suivre, je dévorais l'espace. J'aurais peut-être rejoint la voiture, lorsqu'un réseau de feu m'enveloppa. Je vis tomber à dix pas de moi une boule blanche dont l'éclat m'éblouit au point de me rendre aveugle, et la commotion me renversa violemment sur mon pauvre âne, renversé aussi.

Nous n'étions frappés ni l'un ni l'autre, mais nous étions comme stupéfiés. Il ne bougeait pas, je ne songeais point à me relever ; j'avais tout oublié, une voiture qui eût passé nous eût écrasés. Je ne sais si je restai là une minute ou un quart d'heure. En revenant à moi, je me vis assise sur la fougère de la lande. L'âne broutait tranquillement. Il pleuvait à torrents. Quelqu'un me parlait à voix basse en m'enveloppant de ses bras comme pour me préserver de la pluie. Étais-je morte, étais-je hallucinée ?

— Émilien ! m'écriai-je...

— Oui, moi. Silence ! dit-il. Peux-tu marcher ? Éloignons-nous.

Je recouvrai aussitôt ma présence d'esprit. Je me levai, je touchai l'âne, qui était si bien dressé qu'il suffisait de l'avertir pour qu'il suivît comme un chien.

Sous des rafales de vent et de pluie nous marchâmes une heure dans la lande. Enfin, nous entrâmes dans la forêt de Châteauroux, nous étions sauvés.

Là, nous reprîmes haleine, et, sans rien dire, nous nous tînmes longtemps embrassés. Puis Émilien, entendant quelque chose crier sous nos pieds, se baissa, le toucha et me dit tout bas :

— Une charbonnière !

Nous étions sur une de ces grandes galettes de cendre couvertes de terre où couve le feu qui fait le charbon. Le bois ne brûlait plus, mais la terre était encore chaude, et nous pûmes nous coucher dessus et nous sécher, tandis que la pluie s'arrêtait. Nous ne nous parlâmes point dans la crainte d'attirer quelques charbonniers dont la hutte n'était peut-être pas loin. Quant à des gardiens, il n'y en avait plus ; entrait et pillait qui voulait dans les forêts de l'État. Nous nous tenions les mains en silence. Nous étions si heureux, que nous n'eussions peut-être pas pu nous parler davantage si nous eussions été en sûreté. Après une demi-heure de repos que rien ne troubla, nous traversâmes la forêt, suivis par trois loups dont les yeux brillaient comme des étincelles rouges. Nous fîmes bonne garde pour les empêcher d'approcher de l'âne, qu'ils eussent attaqué si notre présence ne les eût tenus en respect.

Nous marchions un peu au hasard, nous ne connaissions pas la forêt. Nous savions qu'il y avait une ancienne voie romaine qui allait dans la direction du sud-est et nous n'avions pas d'étoile pour nous guider. Enfin, le ciel s'éclaircit et nous vîmes au-dessus des arbres la Ceinture-d'Orion, que les paysans appellent les Trois-Rois. Dès lors, nous trouvâmes la voie sans peine. Elle était bien reconnaissable à ses grosses rainures de pierres sur chant.(3). Elle nous fit gagner la lisière, et les loups nous débarrassèrent de leur compagnie.

XVI

Je ne sentais plus la fatigue et nous nous trouvions à l'extrémité de la forêt dans une lande moins triste à traverser que la première. Nous y marchions facilement, la nuée n'avait point crevé par là, le terrain était sec, et nous étions enfin sûrs d'être bien seuls sur un grand espace découvert. Le ciel plein d'étoiles paraissait immense sur ce pays inculte dont, faute de bras, les parties fertiles étaient en friche. On ne cultivait plus dans le voisinage des habitations, tous les hommes étaient partis pour les armées. La République avait dit : « Ne songeons qu'à la guerre, que les jeunes gens se battent, que les femmes tissent des étoffes et cousent des uniformes, que les enfants et les vieillards fassent de la charpie pour les blessés ou tressent des couronnes pour les vainqueurs ! » Danton avait ajouté : Que toutes les affaires soient interrompues ! -- Danton pouvait dire cela aux Parisiens. Les indigents y étaient nourris aux frais de la ville, on les payait même pour former un auditoire aux assemblées des sections. Mais le paysan ! pour lui, les affaires interrompues, c'était la terre à l'abandon, le bétail mort et les enfants sans pain ! Voilà ce que les gens des villes ne se disaient pas, et ils s'étonnaient naïvement que le peuple des campagnes fût irrité ou découragé.

Ce malheur général favorisait l'évasion d'Émilien. Les campagnes étaient désertes. Les fougères et les genêts croissant en liberté formaient de grosses touffes entre lesquelles on pouvait dormir sur l'herbe avec plus de sécurité que dans les citadelles. On n'entendait d'autre voix que celles des perdrix rassemblant leur couvée, quelquefois le petit cri plaintif des oiseaux de nuit s'appelant d'un arbre à l'autre. Ces pauvres arbres, rares et chétifs, montraient çà et là leur tête écimée toute ronde ; on eût dit des personnes placées en observation. Mais nos yeux étaient trop exercés pour s'y tromper.

Nous pouvions enfin nous parler sans crainte d'être entendus et sans avoir à lutter contre les difficultés ou les incertitudes du chemin. J'étais sûre d'être dans la bonne direction.

Je demandai à Émilien comment il se faisait que, courant après lui, je m'étais tout à coup trouvée hors de la route avec lui. M. Costejoux, jugeant qu'il y aurait peut-être trop de témoins au relais des Taupins, l'avait fait descendre à peu de distance. Il avait profité du désordre où l'orage mettait sa petite escorte pour lui dire de se glisser dans un fossé et de s'y tenir couché jusqu'à ce que je vinsse le chercher, se promettant de m'avertir au rendez-vous où il pensait me trouver. Ni le postillon ni les cavaliers ne s'étaient aperçu de l'évasion, et il comptait que la nuit se passerait sans qu'ils en eussent le moindre soupçon. Émilien s'était d'abord caché ; mais il avait reconnu mon pas et ma voix, car il paraît que je faisais des exclamations de chagrin sans le savoir. Sans doute j'étais affolée par cette course, par l'inquiétude et par le tonnerre. Je disais : « Mon Dieu, mon Dieu !... Dieu est-il aussi contre nous ? »

Émilien m'avait suivie, n'osant m'appeler, courant aussi de toute sa force. Il n'avait pu me joindre qu'au moment où j'avais été comme foudroyée en travers du chemin. Il m'avait emportée, voyant bien que je n'étais pas morte, car je continuais à dire : « Mon Dieu, mon Dieu, vous ne voulez donc pas ? » mais il avait craint que je ne fusse folle ou aveugle, car je ne pouvais avancer et je ne savais pas où j'étais.

— Ah ! ma pauvre chère Nanon, dit-il, quelle peur j'ai eue ! j'ai regretté un moment de ne pas être resté en prison, je me suis maudit d'avoir accepté une délivrance qui te coûterait si cher ! Dis-moi donc à présent où est Dumont et comment il se fait que je t'aie trouvée seule ? Est-il là quelque part à nous attendre ?

Force me fut de lui raconter ce qui s'était passé, ce qui lui causa une grande inquiétude.

— Et que va devenir ce pauvre ami ? dit-il ; quand il s'éveillera, il voudra courir après nous, il ira aux Taupins, il s'informera, il éveillera des soupçons, il se compromettra peut-être, il se fera arrêter...

— Ne craignez pas cela, lui dis-je, Dumont est très prudent, et il l'est d'autant plus le lendemain d'un jour d'ivresse. Il craint de laisser voir sa faute et ne parle pas volontiers, même à ses amis. Il se dira que nous sommes en route pour Crevant, où il nous a assuré un refuge et il nous y rejoindra.

— Crevant ! s'écria-t-il ; c'est là que nous allons nous cacher ?

— Oui, nos mesures sont prises et je sais très bien le chemin qu'il faut suivre ; Dumont me l'a expliqué et je l'ai vu sur la carte.

— Mais tu ne sais donc pas que ce Millard, qui a dénoncé mes malheureux compagnons de chambrée, les frères Bigut, est le maire de Crevant ?

Je fus épouvantée et je faillis renoncer au refuge que j'avais fait préparer ; mais, en tenant conseil à nous deux, nous revînmes à mon projet. Ce Millard était ou un méchant homme qui avait eu pour but une vengeance personnelle, ou un patriote bête qui n'avait pas cru envoyer ces deux victimes à la mort. Dans le premier cas, il n'avait pas de raison, ne nous connaissant pas, pour nous persécuter. Dans le second, il se repentait et ne recommencerait pas. Enfin, il pouvait être absent de la commune ou malade. C'était à nous d'éviter de passer par le bourg et de nous enfoncer dans les terres, si la maison louée par Dumont n'était pas assez loin du danger.

Mais où et quand pourrions-nous retrouver Dumont ?

Nous résolûmes d'attendre le jour sur la partie la plus élevée du plateau, dans les broussailles, d'où, sans être vus, nous pouvions dominer toute cette campagne découverte et voir venir.

J'étais atrocement fatiguée. Je m'endormis profondément, le soleil levant m'éveilla en me frappant dans les yeux. Je me lève, je regarde, Émilien avait disparu. J'étais seule avec l'âne, dont le bât et le chargement m'avaient servi de lit.

La peur me prit.

— Il aura été chercher Dumont, me dis-je, et il se sera fait arrêter !

Je regardai de tous côtés. Rien ! Je rechargeai l'âne sans savoir ce que je faisais, sans me demander ce que j'allais faire. Je regardai encore, j'aperçus loin, bien loin, deux hommes sur le petit chemin que nous avions parcouru la veille. Combien je me tourmentai, tant qu'il ne me fut pas possible de les reconnaître ! Enfin, je les distinguai bien ; c'était Émilien ramenant notre pauvre Dumont, encore bien abattu, car il lui donnait le bras et activait sa marche.

Nous nous remîmes en route tout de suite. Dumont ne nous parlait pas, Émilien me fit signe de le laisser se ravoir peu à peu. Nous n'avions pas besoin de ses indications pour marcher droit à notre but sans nous attarder aux détours et croisements. Outre l'étude que j'avais faite du pays sur la carte, nous avons, nous autres Marchois, un sens particulier pour voyager à vol d'oiseau. Il n'y a pas bien longtemps que nos émigrations d'ouvriers allaient encore ainsi à Paris et dans toutes les grandes villes où l'on emploie des escouades de maçons. Avant les chemins de fer, on les rencontrait par grandes ou petites bandes sur tout le territoire, et, comme ils passaient partout à travers champs, on s'en plaignait beaucoup.

Pendant la Terreur, on n'en vit plus et nous pûmes circuler dans le désert. Nous descendîmes le cours d'un ruisseau qui s'appelle le Gourdon, mais sans descendre dans le petit ravin où il coule et où il y a quelques moulins et habitations ; nous le quittâmes à la forêt de Villemort pour aller traverser à gué la Bordesoule ; puis, ayant passé le chemin qui mène à Aigurande, nous prîmes sur notre gauche, et, après une journée de sept à huit lieues, nous entrâmes enfin, sans passer par Crevant, dans le pays sauvage que nous cherchions.

Nous étions servis à souhait. C'était une oasis de granit et de verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère. Partout de gros blocs arrondis sortant de terre ou montant les uns sur les autres comme des cailloux roulés, de petits chemins creux tout bossués où de minces charrettes passaient avec peine, de plus petits encore où elles ne passaient pas du tout et qui s'enfonçaient dans les sables traversés d'eaux courantes où l'on marchait sans enfoncer. Une végétation superbe sur tout cela. Des châtaigniers énormes sur toutes les collines et, dans les fonds, des buissons épais, des poiriers sauvages couverts de fruits, des chèvrefeuilles tout fleuris ; des houx et des genévriers gros comme des arbres, des racines courantes qui faisaient des ponts sur les sables éboulés, ou qui se traînaient comme des serpents monstrueux.

— Comment, me disait Émilien, toute la France persécutée ne vient-elle pas se cacher dans de pareils endroits ? Il n'y a pas un coin grand comme la main où l'on risque de marcher à découvert, et l'on ne fait pas trois enjambées sans trouver une cachette excellente. Combien de milliers de personnes ne faudrait-il pas pour en découvrir une seule !

Dumont, en nous voyant si contents de notre asile, avait repris courage.

— Ce pays est trop pauvre, nous dit-il, pour que des gens habitués à leurs aises puissent y vivre seulement quelques jours. Vous y souffrirez peut-être un peu, tout sobres et endurcis que vous êtes, surtout s'il nous faut y passer l'hiver. On fera son possible pour s'arranger ; mais ne parlez pas à des anciens riches de vivre comme cela dans des creux de ravins, sans rencontrer à qui parler. Ils y deviennent fous et préfèrent se livrer.

Il disait vrai. Dans ce temps-là, beaucoup de gens aimaient mieux aller à la mort que de traîner la misère, témoin ce pauvre prêtre que nous avions vu mourir parce qu'il était las de se cacher.

Quant à nous, heureux d'être réunis, pleins de force et de jeunesse, fiers d'avoir réussi à nous sauver, habitués à vivre de peu et à voir des bois et des rochers, nous entrions là comme dans le paradis -- et, si nous eussions pu oublier le malheur et le danger des autres, c'eût été, en effet, le paradis pour nous.

Je m'étais détachée de mes compagnons, en chemin, pour aller acheter dans un village un peu d'huile, de sel et de pain, quelques ustensiles de ménage et menue vaisselle. Nous ne nous tourmentions guère du repas du soir, mais il devait être exquis. Les châtaigneraies étaient remplies de ceps énormes, et sous les buissons les chanterelles d'un jaune d'ambre sortaient propres et fraîches de la mousse. Dans notre pays, on connaît très bien les champignons, et c'est une grande ressource que les gens du Berry ont ignorée et laissé perdre pendant bien longtemps. Encore aujourd'hui ne les connaissent-ils pas bien et des accidents arrivent. Nous en trouvions donc à souhait, et cette récolte n'attirait personne. Dans ce temps-là, outre la levée en masse qui dépeuplait tout, ce coin de pays n'était ni cultivé ni habité. Il avait pourtant des propriétaires, nouveaux acquéreurs comme chez nous, qui comptaient bien en tirer quelque chose ; mais ils n'y venaient qu'à la saison des châtaignes, ces arbres d'un si beau rapport ne réclamant aucun soin le reste de l'année.

Nous pénétrâmes, après une longue marche, dans la partie que nous devions habiter. Nous passâmes un ruisseau qui chantait en sautillant à travers ces énormes cailloux de granit ronds comme des pains et gros comme des maisons. Il n'y avait ni pont ni passerelle, on sautait d'un bloc à l'autre. Nous montâmes une petite falaise de rochers et nous nous trouvâmes dans un beau jardin naturel de gazon, de fleurs et d'arbustes. C'était la partie où l'on avait, de tout temps, exploité le granit pour les pays qui n'ont pas de bonnes pierres, et le terrain remué et fumé par les animaux employés aux transports s'était couvert des plus belles plantes ; mais l'exploitation des granits était une pauvre industrie depuis qu'on ne bâtissait plus ni églises ni châteaux. La difficulté des transports était trop grande pour les petites bourses, et, d'ailleurs, là comme partout, il n'y avait plus d'ouvriers. Dumont avait vu partir le dernier et il lui avait loué sa baraque, dix francs pour un an.

— Elle n'est pas belle, nous dit-il en s'enfonçant sous les arbres qui ombrageaient une forte pente, mais elle est solide, assez grande, et bien cachée. Nous l'arrangerons. Tout le terrain environnant nous est loué aussi moyennant vingt francs. Nous avons le droit d'y prendre de quoi bâtir.

Cette baraque n'était, en effet, qu'un campement de carriers ; mais elle eût pu braver un siège quant aux murailles, formées de blocs entaillés de manière à présenter des parois à peu près lisses à l'intérieur. La toiture était faite d'un long bloc effrayant à voir, mais si bien posé en équilibre, qu'il ne pouvait tomber ; et, comme il était trop près du sol pour qu'on pût se tenir debout dans l'habitation qu'il couvrait, on avait creusé plus bas dans l'épaisseur du sable. C'était donc très propre et assez sain, pour peu qu'on entretînt les rigoles pour empêcher l'eau pluviale de s'y engouffrer.

— Mais vois donc ! me dit Émilien qui examinait cette construction massive avec étonnement ; il est impossible que ces carriers aient remué de pareils blocs ; ils ont trouvé cela tout fait. C'est ce que M. le prieur appellerait un dolmen, ce que chez nous on appelle une aire aux fées.

Il ne se trompait pas. Malgré les entaillures faites récemment et les parties de maçonnerie ajoutées pour remplir les intervalles entre les roches, c'était bien un monument celtique, et il ne nous fallut que regarder autour de nous pour en voir plusieurs autres, les uns entamés pour l'exploitation, les autres encore intacts.

Il était très facile, avec une claie de branches et de la fougère tressée, de me faire une chambre à côté de la grande, et tout de suite Émilien voulut se mettre à l'œuvre, pendant qu'avec de la terre du ruisseau et des mousses très épaisses qui tapissaient son lit à une profondeur de deux ou trois pieds, Dumont calfeutrait les parois disjointes de la bâtisse. Moi, je m'occupai du mobilier. Il était facile à inventorier, un vieux trépied de fer pour la cuisine en plein vent, une grande cruche, une grande écuelle, une douzaine de planches mal équarries, plus quelques souches taillées sur une face et servant d'escabeaux. De lits et de literie, il ne fallait point parler : ni table, ni armoires, point de cheminée. Je n'eus d'autre ouvrage à faire que des projets pour tirer parti de ce dénuement, tout en préparant le souper. On passa la première nuit à la belle étoile comme tant d'autres. Mais le pays était froid, et nous touchions à la fin de l'été. Dès le lendemain, on se mit à l'œuvre. Avant tout, on s'assura que la porte était solide, car il ne manquait pas de pistes de loup sur le sable aux environs. On répara le battant de la fenêtre, qui ne tenait plus. On fit une séparation pour que j'eusse ma chambre bien à moi, et on laissa une grosse fente entre deux roches pour que j'eusse aussi ma fenêtre que je bouchais le soir avec une botte d'herbes et de mousses. Nous avions apporté de Châteauroux, dans le chargement de l'âne, les outils nécessaires pour travailler le bois. Avec les planches, on fit trois caisses que l'on remplit de cette bonne mousse tirée du ruisseau que nous avions découverte et qui, bien séchée au soleil, nous fournit d'excellents lits, faciles à renouveler. J'avais apporté trois de ces grandes blouses blanches qui conservent les habits quand on est obligé de coucher avec : j'étais devenue, depuis que j'étais garçon, adroite et forte de mes mains pour les ouvrages de garçon. Pendant que les hommes faisaient les gros meubles, la table et les lits, je façonnais des cuillers et des fourchettes de bois, voire des sébiles et un drageoir pour le sel. Je fis aussi, avec du fil de fer, un gril pour les champignons. J'obtins une planche entière pour un rayon où j'installai ce que j'appelais pompeusement ma vaisselle. J'avais tout ce qu'il fallait pour coudre et raccommoder, du savon, des brosses, des peignes, douze serviettes. Je m'étais préoccupée de tout ce qui permet la propreté, n'ayant jamais redouté dans la misère que la nécessité de vivre salement. J'étais experte en ressources de ce genre, j'avais fait mon apprentissage de bonne heure chez mon grand-oncle, qui n'était exigeant que sur ce chapitre-là. Il ne voulait point que l'on se mît à table sans avoir la figure nette et les mains fraîchement lavées.

On s'occupa aussi d'une hutte bien solide pour l'âne. Il avait remplacé Rosette dans mes affections ; car, au milieu du drame de ma vie, j'étais restée bien enfant, ou plutôt je le redevenais au premier jour de répit. C'était un bon âne, très intelligent, très fort et même ardent au travail malgré sa petite taille et son air tranquille. Il était dressé comme un chien et je ne pouvais faire un pas qu'il ne fût à mes côtés, toujours prêt à jouer ou à accepter le service. Il nous fut bien utile pour porter le bois et la terre de nos constructions, car ce qu'il y avait de moins facile à nous procurer, c'était la terre grasse, et nous étions forcés de sortir des sables et des cailloux pour l'aller chercher assez loin dans les fossés.

Malgré toutes nos prévisions et nos provisions, il nous manquait encore bien des choses, mais nous avions l'essentiel pour le moment, et nous eûmes la chance de faire notre installation, qui dura huit jours, sans apercevoir une figure humaine.

Pareille chose serait bien impossible aujourd'hui, quoique ce pays soit encore très sauvage d'apparence, peu bâti, et médiocrement peuplé ; mais on a fait des chemins, on a défriché une grande partie des terres incultes, on a brisé beaucoup de rochers et il s'est créé d'assez bonnes petites fermes. En 93, au sortir de l'ancien régime, où le paysan n'avait rien et où le grand propriétaire toujours absent ne savait seulement pas où ses terres étaient situées, au milieu de l'anarchie des campagnes et du dépeuplement forcé, nous étions là un peu comme Robinson dans son île. Aussi, la première fois que nous vîmes, au bord d'un ruisseau, la trace d'un pied humain, nous nous regardâmes, Émilien et moi, et la même pensée nous vint. Nous avions lu Robinson ensemble avec délices. Nous nous étions rêvé, nous aussi, une île à nous deux. Nous avions quelque chose d'analogue, mais les sauvages étaient plus près !

XVII

Ce n'était pourtant qu'un pied d'enfant, mais l'enfant pouvait être envoyé pour nous espionner. Il ne nous vit pas et nous ne pûmes l'apercevoir. Le lendemain, il en vint deux, et, cette fois, ils se montrèrent, mais sans approcher. Ils semblaient avoir peur de nous. Nous crûmes devoir les appeler pour n'avoir pas l'air de nous cacher. Ils s'enfuirent et ne reparurent pas. Allaient-ils nous dénoncer ?

— Ne pensons pas à cela, me dit Émilien, nous prendrions en haine tous nos semblables, et il est impossible que tous le méritent. Nous n'en avions connu jusqu'ici que de bons, la Terreur n'a pas pu faire qu'il n'en reste, et je veux croire que c'est le plus grand nombre. Vois, en ce qui me concerne ! les méchants ont été l'exception. Pour un Pamphile qui ne pouvait me pardonner la délivrance du prieur, pour un Lejeune qui a la folie de croire que plus on détruit, plus on renouvelle, j'ai eu des amis comme Costejoux, comme le prieur, comme Dumont, sans compter ceux qui, n'ayant pu m'aider, ont fait des vœux pour moi, et c'est, j'en suis bien sûr, presque tout le monde de Valcreux.

— Et moi, lui dis-je, vous ne me comptez pas ?

— Non, reprit-il, je ne te compte pas avec les autres. Toi ! c'est avant tout, c'est plus que tout. Je ne t'ai pas seulement remerciée, et j'espère que tu as compris.

— Mais... non, pas trop !

— Ah ! c'est que tu ne sais pas... c'est vrai, tu ne sais pas du tout ce que tu es pour moi ! Tu te crois ma servante, la future servante de ma femme et de mes enfants ! Je me souviens, c'est convenu !

Et il se mit à rire en couvrant mes mains de baisers, comme si j'eusse été sa mère. Je ne pus m'empêcher de le lui dire.

— Bien ! reprit-il, sois ma mère, je veux bien, car je me figure que, si j'en avais eu une véritable, je n'aurais aimé qu'elle au monde. Prends donc pour toi tout le respect, toute la tendresse, toute l'adoration que j'aurais eus pour elle.

Puis il mit tranquillement ma main sous son bras et reprit sa promenade avec moi le long des prunelliers. Je faisais ma petite récolte pour le vin d'hiver, car Émilien avait fabriqué un cuvier et un tonneau, et nous savions préparer notre humble vendange. Il ne me parla plus ce jour-là, que de nos soins domestiques, et il faut dire qu'il me parlait bien rarement, et toujours en peu de mots, de son affection pour moi ; mais c'était toujours si bien dit et d'un air si résolu, que je ne pouvais pas en douter.

Les visiteurs ne reparurent pas. Nous étions à plus de deux lieues de Crevant, et, de tous les autres côtés, il n'y avait que des chaumières si disséminées, que la plus proche de nous en était encore assez éloignée. Quand les paysans n'ont pas d'intérêt à faire une exploration des lieux qui les environnent, ils ne la font jamais. Encore aujourd'hui, dans des parties plus peuplées du Berry, il y a des familles qui ne savent pas comment le pays est fait à la distance d'une lieue de leur demeure, et qui, au-delà d'un kilomètre, ne peuvent vous indiquer les chemins. Cela devient chaque jour plus rare, et ces gens, ainsi confinés sur le bout de terrain qui les fait vivre, sont, il faut le dire, extrêmement pauvres.

Sachant bien que, quand même nous ne l'eussions pas évité, nous ne recevrions l'assistance immédiate de personne, nous nous arrangions pour vivre en anachorètes. Nous sûmes plus tard que, dans les premiers temps du christianisme, il y en avait eu plusieurs dans les rochers que nous habitions, et même la tradition disait que notre aire aux fées, qu'on appelait le trou aux fades, après avoir été occupée par les femmes sauvages (les druidesses), avait servi d'ermitage à des saints et à des saintes. Nous nous disions donc que, si des solitaires avaient pu vivre dans cette thébaïde en un temps où le sol était encore plus inculte et la population plus rare, nous viendrions bien à bout d'y passer l'hiver.

Nous n'épargnâmes donc pas notre peine pour faire la meilleure installation possible, et cela était conforme à la prudence, car, si nous devions recevoir quelque visite, il fallait avoir, non l'apparence de gens qui se cachent et bravent la misère à tout prix, mais bien celle de pauvres habitants qui s'établissent avec l'intention de vivre le moins mal qu'ils pourront.

Pendant le reste de l'été et encore longtemps jusqu'aux gelées, les champignons furent le fond de notre nourriture. Dumont circulait sans danger. Il allait de temps en temps, avec l'âne, chercher très loin, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre, le sel, la farine d'orge ou de sarrasin, l'huile et même quelques fruits et légumes. Il fallait payer très cher, car il régnait une sorte de famine, et, quand il voulait donner des paniers en échange, on lui disait : « Pourquoi des paniers quand on n'a rien à mettre dedans ? » L'argent ne nous manquait pas, mais il fallait paraître aussi pauvres que les autres et marchander avec une obstination dont Émilien et moi n'eussions peut-être pas été capables. Dumont jouait si bien son rôle, qu'on le jugeait un des plus malheureux du pays, et qu'en quelques endroits on avait la charité de lui offrir un verre de vin, chose rare et précieuse dans une région qui n'en produit pas ; mais Dumont avait juré de ne plus boire, même une goutte de vin. Il avait eu tant de chagrin d'avoir failli faire manquer l'évasion de son cher Émilien, qu'il s'infligeait cette pénitence et se mortifiait comme un véritable ermite.

Il vint un temps de disette de grain, où on trouvait plutôt de la viande à acheter que de la farine. Nous n'en avions nul besoin. Le gibier abondait autour de nous, et nous inventions toutes sortes de pièges, lacets, trappes et colliers. Il se passait peu de jours sans que nous prissions un lièvre, une perdrix, un lapin ou de petits oiseaux. Il y avait force goujons et ablettes dans le ruisseau, et j'eus bien vite fabriqué des nasses. Un petit marécage nous fournissait à discrétion des grenouilles que nous ne dédaignions pas. Nous eûmes aussi affaire à plusieurs renards qui furent difficiles à saisir ; mais nous fûmes plus fins qu'eux, et nous fîmes sécher assez de peaux pour avoir de bonnes couvertures d'hiver. Enfin, Dumont réussit à se procurer deux chèvres, dont le lait acheva de compléter notre bien-être, et qui, pas plus que l'âne, ne nous coûtèrent rien pour leur nourriture, tant il y avait de folles herbes autour de nous et de pâturages à l'abandon dans les terres non encore vendues.

Quand vint le temps de récolter les châtaignes, notre existence fut assurée, sans qu'il fût nécessaire d'aller aux emplettes. Nous avions la jouissance d'une douzaine d'arbres magnifiques et nous sûmes emmagasiner les fruits dans un silo de sable bien disposé. En qualité de Marchois, nous entendions mieux que les Berrichons la conservation de cette précieuse denrée.

Mais cette époque de la cueillette nous exposait à une invasion de visiteurs, et nous dûmes prendre nos précautions. Ni Dumont, ni moi qui devais passer toujours pour son neveu, n'avions rien à craindre : mais Émilien, le pauvre Émilien, qui aurait tant voulu être soldat, se trouvait forcément réfractaire, et il fallait le bien cacher ou le faire passer pour estropié. Il s'y résigna, se fabriqua une jambe de bois où il lia et plia son genou, et s'arma d'une béquille. À notre grande surprise, la précaution fut inutile : nous vîmes récolter tout autour de nous ; mais, des quinze ou vingt personnes qui gravirent sur les buttes voisines, aucune ne franchit le ruisseau, aucune ne s'approcha de notre maison, aucune ne nous parla ; il y a plus, aucune ne nous regarda.

Cela nous parut bien étrange, et nous en conclûmes, Émilien et moi, que ces braves gens avaient deviné notre situation et ne voulaient pas même nous voir, afin de pouvoir jurer, en cas de persécution et d'enquête, qu'ils ne nous savaient pas là.

Ce fut, en effet, pour quelques-uns, le motif de cette prudence ; mais, pour les autres, il y en eut un dont nous eûmes l'explication plus tard.

Ce fut à minuit, le jour de Noël ; la sécurité et le bien-être relatif dont nous jouissions, l'ignorance absolue où nous étions des événements, l'espoir de traverser cette crise et de rentrer dans la vie normale, nous avaient rendu un peu de gaieté, et nous résolûmes de faire réveillon. Nous nous étions construit, avec des cassures de granit autrefois exploité, une bonne cheminée, qui nous permit d'allumer la bûche de Noël. Avec des fagots bien secs qui jetaient une belle clarté dans la chambre, nous dressâmes la table et j'y servis un chapelet d'alouettes bien grasses, une montagne de mes plus belles châtaignes cuites de diverses manières et un fromage de mes chèvres. Pour figurer un arbre de Noël, Émilien avait coupé et planté sur la table un fragon (petit houx) tout couvert de ses fruits rouges qui sortent du milieu des feuilles. Mon vin de prunelles était clair comme de l'eau de roche et piquant comme du vinaigre. Nous aimons cela, nous autres gens de montagne. Dumont, faute de mieux, ne le dédaignait pas, et, quand je lui eus bien démontré que ce n'était pas du vin, il consentit à en boire pour trinquer à la santé de nos amis absents. Il nous vint bien à la pensée qu'ils étaient peut-être tous en prison ou guillotinés, même Costejoux, pour nous avoir sauvé la vie : mais chacun de nous se donna comme un coup de poing sur le cœur pour le forcer à la confiance, et aucun de nous ne voulut dire aux autres le frisson qui lui avait passé par le corps. Dumont, qui avait été longtemps triste comme un homme nourri de remords et privé d'excitant, voulut secouer son chagrin. Nous l'aimions tant qu'il se voyait bien pardonné. Il entonna donc, d'une voix grêle, une chanson de table qui probablement était grivoise, car, sur une parole d'Émilien, il l'interrompit tout d'un coup et se mit à chanter un noël.

Il arrivait à la moitié du second couplet, lorsqu'un cri rauque des plus bizarres et tout à fait inexplicable passa, en se prolongeant, le long de la maison et se perdit dans la direction de la Parelle, le plus gros bloc dans notre voisinage.(4)

Nous écoutâmes avec attention. Nous étions assez habitués aux cris des loups et aux glapissements des renards pour être sûrs que c'était une autre voix, une voix humaine, peut-être. Dumont prit un bâton et ouvrit la porte doucement. Nous entendîmes alors des paroles qui n'avaient aucun sens, mais qui étaient bien des paroles dites d'une vieille voix de femme tout éperdue de colère et de peur. Nous cherchâmes à rejoindre ce fantôme qui fuyait à travers les fougères desséchées ; mais il se perdit dans l'ombre et ne reparut pas.

— Voulez-vous parier, nous dit Dumont, que c'est une sorcière qui venait, à l'heure de la ci-devant messe de minuit, faire une conjuration sur la grosse pierre ?

— Tu as raison, dit Émilien, les choses doivent se passer ici comme chez nous. On croit que ces pierres celtiques sont enchantées, qu'elles dansent à minuit et se déplacent pour livrer les trésors qu'elles renferment. Cette vieille venait invoquer le diable. Tu l'as mise en fureur et en fuite avec ton saint cantique. C'est bien fait, mais ne chante plus, mon petit père ; il y a peut-être autour de nous d'autres sorciers esprits forts qui croiraient que tu es un prêtre déguisé et que tu dis la messe.

Le lendemain, nous trouvâmes près de notre porte une peau d'anguille contenant sept gros clous. C'est une offrande aux mauvais esprits, bien connue dans nos campagnes. La sorcière l'avait laissé tomber en entendant le noël de Dumont. Il fit de la peau d'anguille une bourse, et mit à profit les clous qui n'étaient pas une trouvaille à dédaigner. Quelques jours après, Dumont rencontra un des derniers carriers qui avaient travaillé autour de la Parelle, et qui lui avait vu louer la baraque. Il lui apprit que notre propriétaire avait trouvé de l'ouvrage à La Châtre pour le démolissage du clocher des Carmes.

— Ils étaient en retard de ce côté-là, ajouta ce carrier, on les a démolis partout ; c'est de l'ouvrage pour nous quand on les rebâtira. Alors, nous retournerons casser vos grosses pierres de là-haut.

— Même la Parelle ? lui demanda Dumont, qui voulait savoir à quoi s'en tenir sur les vertus de cette pierre.

— Oh ! celle-là, non, répondit le carrier, elle est trop grosse, et puis elle a le diable dans le ventre. Vous avez bien vu, si vous avez pu monter dessus, ce qui n'est pas commode à un homme de votre âge (Dumont se faisait toujours plus vieux et plus cassé qu'il n'était), qu'elle est toute couverte de croix et de devises que les prêtres y ont fait tailler pour en chasser les esprits du temps passé ? Eh bien, vous m'en croirez si vous voulez, mais, la nuit de Noël, toutes ces croix s'en vont et la pierre est aussi lisse que mon genou ; elles ne reparaissent qu'au petit jour.

— Vous avez vu cela ? dit Dumont sans marquer d'incrédulité.

— Non pas moi, dit le carrier, je n'y ai pas été voir à la mauvaise heure ; mais mon père, qui n'avait crainte de rien, l'a vu comme je vous le dis.

— Alors, les sorciers ont beau jeu à la mauvaise heure ?

— Depuis la République, ils n'y vont plus. La loi défend ça, parce qu'elle dit que ça fâche la Bonne Dame Raison, qui est la nouvelle Sainte Vierge. Mais, il y a encore quelques vieilles femmes qui viennent de loin, et en se cachant bien, pour chercher le trésor ; elles auront beau flairer autour, allez ! elles ne l'auront pas.

— Parce qu'il n'existe pas ?

— Si fait ! mais les esprits le gardent bien, et vous devez le savoir.

— Ma foi, non ; ne voulant pas les fâcher, je n'approche jamais de la Parelle.

— Et bien vous faites ! c'est une mauvaise pierre.

— Avez-vous demeuré auprès ?

— Oui bien ! Dans la baraque dont vous avez fait, m'a-t-on dit, une bonne maison, j'ai souventes fois dormi avec le vieux qui vous l'a louée ; mais, comme je suis bon chrétien, je n'ai jamais été ennuyé par les fades. Savez-vous qu'il sera content, le père Breuillet, quand vous lui rendrez son bien si amendé ? Il est capable d'y demeurer hiver comme été, puisque vous y avez mis une cheminée. Il ne s'en souciait pas, à cause du froid et des esprits qui l'ont bien molesté quelquefois ; mais, si vous lui dites qu'il n'y en a point... dame ! vous serez le seul, car personne, même en plein jour, n'aime à passer par là. L'endroit est réputé très mauvais depuis le lit du ruisseau jusqu'à l'endroit appelé le bois de Bassoule, et, comme il y a l'autre ruisseau qui coule de l'autre côté, ça fait quasiment une lieue de terrain qu'on appelle l'île aux Fades.

Après avoir ainsi expliqué à Dumont la cause de la solitude dont nous jouissions, cet homme lui fit quelques questions sur son pays, sur ses deux enfants, sur le genre d 'estropiaison de l'aîné. Dumont lui fit les réponses dont nous avions arrêté le programme, afin d'être d'accord ensemble en cas de recherches ; mais il vit bien que nous étions en lieu sûr, car le carrier, sans aucune méfiance d'un pauvre homme comme lui, lui dit en le quittant :

— C'est un bonheur pour votre pauvre gars qu'il soit abîmé comme il est. J'en ai un qui est un homme superbe, et, depuis six mois, je le cache à la maison en le faisant passer pour malade ; et le garçon s'ennuie de ne point sortir. Il était fiancé avec une fille qu'il ne peut plus aller voir. Que voulez-vous ! quand ils me l'auront fait tuer ou mourir de froid et de misère, qui est-ce qui me cultivera mon bien ?

— C'est juste, répondit Dumont ; mais ne craignez-vous point les gendarmes ?

— Quels gendarmes ? il n'y en a plus.

— Mais les volontaires qui se mettent en chasse pour faire plaisir aux maires ?

— Bah ! bah ! ils font semblant de chercher, ils n'oseraient trouver ! Depuis que M. Millard de Crevant a fait couper la tête aux Bigut, on se le montre au doigt, et il craint le temps où les royalistes se revengeront. Il n'est plus si fier, il dit que tout va bien chez nous, que nous sommes tous bons patriotes, et on nous laisse tranquilles.

— Vous croyez donc que la République ne tiendra pas ? En savez-vous quelques nouvelles ?

— J'ai été aux forges de Crozon l'autre semaine ; ils disent qu'on a fait périr la reine et beaucoup d'autres. Vous voyez bien que ça ne peut pas durer, et que les émigrés feront périr tous les jacobins.

— Eh bien, oui ; mais les ennemis, qu'est-ce qu'ils feront à nous, bonnes gens, qui n'avons tué personne ? ils nous ravageront comme loups dans un troupeau ?

— Oh ! alors, on se battra comme il faut ! on défendra ce qu'on a !

Dumont eut envie de lui dire qu'il vaudrait mieux les empêcher d'arriver que de les attendre ; mais il était sage de n'avoir pas d'opinion politique à mettre en circulation : il quitta le carrier et vint nous rendre compte de sa conversation avec lui.

La mort de la reine fut ce qui me frappa le plus dans la Révolution.

— Pourquoi faire mourir une femme ? disais-je, quel mal peut-elle avoir fait ? N'était-ce pas à elle d'obéir à son mari et de penser comme lui ?

Émilien me répondait que c'est souvent le mari qui obéit à la femme.

— Quand la femme voit plus juste, disait-il, c'est un bien, et je crois que celui qui t'épousera aura raison de te consulter sur toute chose : mais on a toujours dit que la reine voulait attirer l'ennemi, ou emmener le roi. Elle lui a donc fait grand mal, et elle est peut-être la première cause des fureurs où la Révolution s'est jetée. Je déteste la facilité avec laquelle on fait tomber les têtes, et la peine de mort m'a toujours révolté ; mais, puisque les hommes en sont encore là dans un siècle de philosophie et de lumières comme le nôtre, je trouve qu'une reine la mérite davantage qu'une pauvre servante que l'on met en jugement pour un mot dont elle ne sait pas la portée. La reine a bien su ce qu'elle faisait et ce qu'elle voulait. On a toujours dit qu'elle était fière et courageuse ; elle a dû mourir bravement en se disant que c'est le sort des chefs de nation de jouer leur vie contre celle des peuples, et qu'elle a perdu la partie. Tu sais bien que, dans l'histoire, l'échafaud est une des prévisions qui se dressent en face du pouvoir absolu. Cela n'a jamais empêché les hommes d'y prétendre, et, en ce moment, dans aucun parti, personne ne s'arrête devant la mort.

XVIII

Nous fûmes contents d'apprendre que notre solitude ne serait point troublée, mais, en entendant Dumont parler de ce réfractaire qui se cachait, Émilien s'indigna. Il trouvait très mal qu'on refusât le service et il nous dit que le plus grand reproche qu'il avait à faire à la Terreur, ce n'était pas de l'avoir fait souffrir en prison, mais de l'avoir empêché de faire son devoir.

— C'est donc bien décidé, lui dis-je, que, quand vous pourrez sortir d'ici sans être arrêté, vous partirez pour l'armée ?

— Est-ce que tu m'estimerais, reprit-il, si j'agissais autrement ?

Il n'y avait rien à dire, il avait l'esprit si net et le cœur si droit ! Je travaillai à m'habituer à l'idée de le voir partir sans lui rendre, par mes larmes, la séparation trop dure. Je voyais bien qu'il m'aimait plus que toute autre personne, mais je n'avais pas été élevée à croire que quelqu'un au monde dût me préférer à son devoir.

Le temps se passait pour moi à m'occuper de la vie matérielle. Je voulais que mes compagnons fussent bien portants et soignés comme il faut. J'y mettais mon amour-propre et mon plaisir. Ils ne manquèrent de rien, grâce à moi. Je pensais à tout. Je lavais, je raccommodais le linge et les habits, je faisais les repas, je tenais la maison propre, je tendais et relevais les nasses, je coupais la fougère et la bruyère pour les fagots, je raccommodais les saulnées, c'est-à-dire les cordelettes garnies de nœuds coulants en crin, avec lesquelles on prend les oiseaux en temps de neige. Je soignais les chèvres et faisais les fromages. Je n'avais pas le temps de beaucoup réfléchir. J'étais contente de ne pas l'avoir.

De leur côté, Émilien et Dumont ne se reposaient pas non plus. Ils s'étaient occupés de cultiver le coin de terre que nous avions loué ; mais c'était si petit et si sableux, que, sauf quelques légumes, ils n'en espéraient pas grand profit. Émilien se mit alors en tête de défricher une lande qui était de l'autre côté du ruisseau et qui lui parut avoir un fond de bonne terre. Nous ne savions à qui elle appartenait ; mais, comme elle ne produisait absolument rien et qu'elle ne servait même pas de pacage en l'absence d'habitants et de bétail, il nous dit :

— Je crois qu'en cultivant cette terre, nous ne ferons pas une usurpation et un vol ; ce sera, au contraire, une bonne action. Si, comme je le crois, nous obtenons une récolte et qu'on vienne le constater, nous nous arrangerons avec le propriétaire pour qu'il y ait part. Il sera content, lui qui n'aurait rien tiré de son bien, d'en recevoir quelque chose. S'il ne vient pas réclamer, nous lui laisserons une terre en état de rapport, et peut-être notre premier essai sera-t-il le commencement de la fortune de ce pays abandonné.

Il ne croyait pas si bien prédire, et il se mit à l'œuvre. On arracha les mauvaises herbes, on bêcha tout l'automne. On utilisa le fumier de nos bêtes. On fit des rigoles pour l'écoulement des eaux. On brisa les rochers ; enfin, on sema du seigle, de l'orge et même un peu de blé, le tout acquis à grand-peine, et placé par espèces dans les différentes régions de cette lande inclinée, afin d'essayer les propriétés de la terre. Au mois de janvier, tout cela avait germé à souhait et on voyait un beau tapis vert briller au loin comme une émeraude au milieu des plantes sauvages desséchées par l'hiver.

La chose fut remarquée et quelques personnes se hasardèrent à venir voir nos travaux. Le paysan qui avait acheté l'endroit s'en émut et arriva des premiers. Quand Dumont lui eut dit qu'il reconnaissait son droit et s'en remettait à lui pour le partage, il s'apaisa et on s'arrangea à l'amiable. Le paysan était content, mais il disait :

— Je vois bien ce qui pousse, mais Dieu sait ce qui mûrira !

— Craignez-vous que le pays ne soit trop froid ? lui dit Dumont.

— Non, mais je vois bien que les fades vous ont laissé faire, et je ne sais pas si elles auront le caprice de vous laisser continuer.

— Je me moque des fades, je saurai bien les tenir en respect.

— Peut-être ! répondit le bonhomme en lui jetant un regard de méfiance : si vous savez les paroles pour les contenter, je ne dis pas ! mais, moi, je les ignore et ne souhaite point les apprendre.

— Oui, vous me prenez pour un sorcier ! Et pourtant, si la récolte est aussi bonne qu'elle promet de l'être, vous ne refuserez pas votre part ?

— Bien sûr que non ! mais en avoir une autre quand vous n'y serez plus ?

Il regarda longtemps son terrain verdoyant, d'un air de surprise, de doute et d'espérance. Puis il s'en alla tout absorbé, comme un homme qui a vu un prodige.

Nous eûmes donc la réputation d'être bien avec les fades et on nous évita d'autant plus. Ce n'était plus à nous de craindre ; c'est nous que l'on redoutait. Émilien se reprochait de nous voir condamnés à entretenir la superstition ; mais l'effet fut meilleur qu'il ne pensait. Nous avons su que, peu après notre départ, on avait pris courage au point de cultiver tous les alentours de l'île aux Fades et que le succès avait réconcilié ces bonnes gens avec les doux esprits qui avaient protégé notre refuge et notre travail.

L'hiver aussi fut doux et notre demeure était si bien entretenue, nous étions d'ailleurs si bien habitués à ne point nous écouter, que nous ne souffrîmes aucunement. La provision de châtaignes, le laitage et le gibier nous permirent de nous passer de farine, et peu à peu les nombreux petits achats de sel nous avaient assuré une provision suffisante. Nous n'avions plus besoin de rien chercher au dehors et Dumont n'était plus forcé de s'aventurer au loin. Les dernières nouvelles qu'il avait recueillies étaient si tristes, que nous ne désirions plus d'en avoir. Seulement, nous eussions bien voulu savoir ce qui se passait au moutier et rassurer nos amis qui pouvaient nous croire arrêtés et mis à mort. Mais sortir du pays était une trop grande témérité. Émilien jurait que, si Dumont ou moi voulions faire cette tentative pour lui apporter des nouvelles de sa sœur, il nous suivrait.

— Vous m'avez forcé, disait-il, à vous mettre dans la position qu'on appelle être hors la loi, c'est-à-dire bons pour la guillotine. Eh bien, c'est dit ! Il faut nous sauver ensemble ou périr ensemble.

Quand vint le printemps, l'année s'annonçait si belle, que l'espérance repoussait en nous comme les fleurs dans les buissons. Nous n'avions plus guère de travail, nous n'avions qu'à regarder croître nos semences et les légumes plantés autour de notre bergerie. J'avais renouvelé les vêtements, et le linge durait encore. Levés et couchés avec le jour, nous n'usions pas de luminaire ; nous eussions pu passer là notre vie sans nous trouver pauvres.

Quant à être malheureux, nous ne pouvions nous y résoudre. Nous n'étions pas dans l'âge, Émilien et moi, où l'on croit à l'éternel désastre, à la vie brisée, à l'impossibilité trop prolongée de réagir contre le sort. Dumont n'était pas un grand raisonneur ; Émilien d'ailleurs était son oracle, et j'étais tous les jours plus frappée du bon sens que donnait à ce jeune homme la droiture et la fermeté de son âme. Il avait la simplicité d'un enfant dans l'habitude de sa vie, et la raison d'un homme quand on l'excitait à penser. Alors il n'avait pas besoin de réfléchir pour dire des choses qui nous paraissaient si vraies que nous nous imaginions les avoir pensées en même temps que lui. Quelquefois, il lui arriva de deviner les événements qui se passaient en France et à l'étranger, et plus tard, en nous rappelant ses paroles, nous nous sommes dit qu'il avait été* *visité dans ses rêves par les fades. Il faut dire aussi que, dans cette solitude, nos imaginations se montaient un peu et que tout nous paraissait pronostic ou avertissement. Sans lui, qui avait un fonds de froideur dans le jugement, nous fussions devenus un peu fous, le vieux et moi. Le spectacle de la guillotine m'avait laissé quelque tendance à l'hallucination. Émilien, qui avait regardé cela avec calme, me reprenait doucement et me tranquillisait.

Un soir que je lui disais entendre toujours tomber le couperet quand je me trouvais seule :

— Eh bien, me dit-il, il tombe peut-être à l'heure où tu crois l'entendre ; c'est le moment d'élever ton cœur à Dieu et de lui dire : « Père, voici une âme de moins sur la terre. Si c'était une bonne âme, ne faites point qu'elle soit perdue pour nous. Donnez-nous sa justice et son courage pour que nous fassions en ce monde le bien qu'elle aurait fait. » C'est que, vois-tu, Nanette, ce n'est pas une tête de plus ou de moins qui changera le cours des destinées ; meurtre inutile, fatalité plus pesante ; la guillotine fait plus de mal à ceux qu'elle épargne qu'à ceux qu'elle supprime. Si on ne faisait que de tuer des hommes ! mais on tue le sens humain ! on cherche à persuader au peuple qu'il doit voir sacrifier une partie de lui-même déclarée mauvaise, pour sauver une autre partie réputée bonne. Rappelle-toi ce que nous disait le prieur : c'est avec cela qu'on recommence l'inquisition et la Saint-Barthélemy, et ce sera comme cela dans toutes les révolutions, tant que régnera la loi du talion. Moïse avait dit : « Œil pour œil et dent pour dent » ; le Christ a dit : « Tendez la joue aux insultes et les bras à la croix. » Il faudrait bien une troisième révélation pour mettre d'accord les deux premières. Se venger, c'est faire le mal ; se livrer, c'est l'autoriser. Il faudra trouver le moyen de réprimer sans punir et de combattre avec des armes qui ne blessent point. Tu souris ? eh bien, ces armes sont trouvées et il n'est besoin que d'en connaître l'usage : c'est la discussion libre qui éclaire les esprits, c'est la force de l'opinion qui déjoue les complots fratricides, c'est la sagesse et la justice qui règnent au fond du cœur de l'homme et qu'une bonne éducation développerait, tandis que l'ignorance et la passion les étouffent. Il y a donc un remède à chercher, une espérance à entretenir. Aujourd'hui, nous n'avons que des moyens barbares et nous les employons. La cause de la Révolution n'en est pas moins bonne en elle-même, puisqu'elle a pour but de nous donner ces choses, et peut-être Robespierre, Couthon et Saint-Just rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces sacrifices humains. En cela, ils se trompent ; on ne purifie pas l'autel avec des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans comprendre leur patriotisme ; mais ils n'auront pu persuader le grand nombre, et le besoin de se tolérer et de s'aider mutuellement renaîtra toujours à tout prix dans le peuple. Il perdra plutôt la liberté que la charité, et* *il appellera cela vouloir la paix. Les jacobins sont puissants aujourd'hui, tu as vu rendre à leurs fantaisies religieuses un culte imbécile ; eh bien, il n'y a rien de vrai et de durable au fond de cette prétendue rénovation. À l'heure qu'il est, je suis bien sûr que d'autres partis ruinent la toute-puissance de ces hommes, et le peuple, épouvanté de leur cruauté et de celle de leurs agents, est prêt à acclamer leur chute. Il y aura une réaction tout aussi sanguinaire et elle se fera au nom de l'humanité. Le mal engendre le mal, il faut toujours en revenir à l'idée du prieur. Mais après cela viendra le besoin de s'entendre et de sacrifier les sophismes de la fièvre à la voix de la nature. Peut-être qu'en ce moment Robespierre fait mourir Danton, il écrase son parti ; mais souviens-toi de ce que je te dis : l'année ne se passera pas sans qu'on fasse mourir Robespierre. Forcés d'attendre, attendons ! Puisse-t-il ne pas emporter la République ! mais, si cela arrive, ne nous étonnons pas. Il faudra, pour qu'elle renaisse, qu'elle soit humaine avant tout et que le meurtre soit devenu un crime aux yeux de tous les hommes.

Quand je demandais à Émilien comment, étant si jeune et si occupé dans ces derniers temps au travail de la terre, il avait tant de réflexion sur les événements qu'il* *n'avait fait qu'entrevoir :

— J'ai pris des années durant mes jours de prison, répondait-il. D'abord, j'ai cru que j'allais mourir sans rien comprendre, et mon parti en était pris comme si je fusse tombé d'un toit sans aucune chance de me retenir ; mais, quand je me suis trouvé seul avec ce pauvre prêtre, dont je ne sais pas, dont personne n'a su le nom et qu'on a guillotiné anonyme, je me suis éclairé vite en causant avec lui. Nous ne pensions pas de même, mais il était si tranquille, si poli, si instruit et si honnête homme, que je pouvais aller au fond de sa pensée et de la mienne sans risquer de détruire l'affection que nous sentions l'un pour l'autre. Royaliste et catholique, il me donnait les meilleures raisons de sa croyance et je n'avais à discuter avec lui que sur des choses sérieuses dites de bonne foi, ce qui faisait faire à mon esprit de grandes enjambées. Alors, n'ayant à combattre en lui aucun enfantillage de superstition et aucune passion d'intérêt personnel, je voyais clair en moi-même. Je trouvais des idées que je crois vraies, et je voyais ces idées très nettes à travers la tempête qui nous emportait tous les deux. Je devenais calme comme lui, je n'en voulais à personne, je ne m'étonnais de rien, je ne me comptais même plus pour rien. Je me sentais petite feuille sèche dans la forêt dévorée par le grand incendie. Je n'ai retrouvé l'amour de moi-même que quand je t'ai vue à cette lucarne de grenier et que je t'ai reconnue à ton chant. Alors je me suis souvenu d'avoir été heureux, d'avoir aimé la vie, et j'ai pleuré en secret nos belles années, j'ai pleuré l'avenir que j'avais rêvé avec toi.

— Et que nous ne devons plus rêver, croyez-vous ?

— Et que je rêve toujours, mon enfant. Quand j'aurai servi mon pays (il faut toujours supposer qu'on reviendra de la guerre), je ne te quitterai plus.

— Plus jamais ?

— Plus jamais, et, comme tu es tout pour moi, c'est à toi-même que je te confierai en mon absence.

— Qu'est-ce que cela veut donc dire ?

— Cela veut dire qu'il faut te conserver en courage et en santé, en confiance et en joie, quoi qu'il arrive, pour que je te retrouve comme je t'aurai quittée. Que veux-tu, Nanon ! tu m'as gâté et je ne pourrai jamais me passer de toi ; tu m'as appris à être heureux, ce qui est une grande chose. On m'avait élevé à ne plus exister, à ne pas compter en ce monde, à ne rien vouloir, à ne rien désirer, et tu sais que je m'y soumettais. Avec tes petites remontrances, avec tes courtes et justes réflexions, avec ton désir d'apprendre, avec ton habitude d'agir, la netteté de ton vouloir et ton dévouement absolu, sans bornes, sans exemple, tu m'as renouvelé, tu m'as réveillé d'un triste et lâche sommeil. Tiens, dans les plus petites choses, tu m'as rendu aux instincts vrais que l'homme doit avoir ; tu m'as enseigné le soin qu'on doit prendre de son corps et de son âme. Je courais et je mangeais au hasard comme une bête, je ne pensais que par moments, je n'étudiais que par boutades. Le désordre et la malpropreté des moines m'étaient indifférents. J'étais dur à moi-même, mais par paresse et non par vertu. Tu m'as donné des idées d'ordre, de régularité et de suite dans l'esprit. Tu m'as enseigné qu'il faut achever tout ce que l'on commence et ne rien commencer qu'on ne veuille achever. C'est pour cela que j'ai compris que ce qu'on aime, on le doit aimer toute sa vie. Dans cette existence de sauvages où nous voilà jetés, tu nous fais une vie de famille tout à fait douce, tu nous procures un bien-être qui paraissait impossible, et, par la peine que tu y prends, tu nous fais un devoir d'en profiter et même d'en jouir. Quelquefois je raille tes petites recherches, et tout aussitôt je suis attendri de tes inventions délicates pour nous cacher notre dénuement ; je t'admire, toi qui n'es pas une machine, mais un esprit très prompt, très étonnant, très cultivé déjà et capable de tout comprendre. Si j'ai souvent eu l'air de trouver tes soins tout naturels, ne crois pas, Nanon, que je ne connaisse pas l'immensité de ton dévouement. C'est comme une source toujours pleine dont on n'aperçoit jamais le fond. Je ne mérite d'en être l'objet que par la reconnaissance que j'en ai. Ce sentiment sera aussi une source qui ne tarira pas, et, puisque ta récompense sera de me voir heureux, je gouvernerai mon esprit et mon caractère de façon à te contenter. Je veux être persévérant comme toi et me rendre si sage et si bon, qu'en voulant savoir ce que je pense et ce que je suis, tu n'aies qu'à regarder en toi-même.

En me parlant ainsi, Émilien se promenait avec moi sous ces châtaigniers reverdis qui couvraient de leur ombre encore claire des tapis d'herbe nouvelle toute remplie de fleurs. Il connaissait plusieurs de ces plantes, il les avait un peu étudiées avec le prieur, et, sachant qu'il les aimait, je lui avais apporté du moutier son petit livre de botanique. Il m'enseignait à mesure qu'il apprenait à en connaître de nouvelles, et l'île aux Fades en était si riche, que nous avions de quoi nous instruire. Nous apprenions à les trouver aussi jolies qu'elles sont, car on ne s'aperçoit de la beauté des choses que par l'examen et la comparaison. Et puis ce singulier pays, qui d'abord nous avait plus étonnés que charmés, se révélait à nous avec le printemps, et, qui sait ? peut-être aussi avec le contentement que nous avions d'y être ensemble et de nous aimer chaque jour davantage.

XIX

Un jour, nous sentant plus confiants que de coutume, et ne pouvant nous défendre du plaisir d'explorer, nous montâmes dans une région qui nous sembla, d'après le cours des ruisseaux, devoir être la plus élevée du Berry et confiner à notre pays marchois. Il n'y avait plus guère de rochers à fleur de terre. Le terrain se moulait par-dessus en grosses buttes, et, sur une des plus hautes, qui était couverte d'arbres énormes, nous vîmes enfin autour de nous, une grande étendue de pays. Ce qui nous frappa fut que c'était partout la même chose. S'il y avait quelques chaumières au loin, on ne les voyait pas, cachées qu'elles étaient sous les arbres ou dans des creux pleins de grands buissons. On n'apercevait même presque pas les nombreux ruisseaux qui sillonnent ce terrain tout déchiré, ils se perdaient sous les feuillages. Le sol se creusait en mille petits vallons qui formaient en somme une grande vallée, et ensuite il se relevait en buttes arrondies comme celle où nous étions et montait très haut dans le ciel, sans qu'on pût dire qu'il devînt montagne ou forêt. Et, à l'horizon comme au milieu du paysage, comme derrière nous, comme sur les côtés, c'était toujours pareil, toujours un désert de belle et grande verdure, des arbres monstrueux, de l'herbe fraîche, des bruyères roses, des digitales pourpres, des genêts en fleur, des hêtres dans les fonds, des châtaigniers dans les hauts, un horizon tout bleu à force d'être vert, et noir à force d'être bleu. On n'entendait que le chant des oiseaux, pas un bruit humain. On n'apercevait pas même la fumée d'une habitation.

— Sais-tu, me dit Émilien, que c'est un pays surprenant ? Dans notre pauvre Creuse si aride, dès qu'il y a un petit vallon tant soit peu fertile, un coin où le rocher ne perce pas la terre, on voit un chaume, une étable, un misérable petit verger avec ses arbres tortillés par le vent ; et voici une terre profonde, légère, noire, excellente puisqu'elle nourrit cette profusion d'arbres, ces châtaigniers dont la souche se renouvelle depuis trois mille ans, peut-être davantage, car tu sais bien que le plant du vieux châtaignier ne meurt jamais à moins d'accident comme le feu du ciel : et pourtant ce pays est comme inconnu au reste du monde. Nous avons pu y vivre plus de six mois sans relations avec personne. Il ne s'y est rien construit, il n'y a pas seulement de chemins tracés sur des espaces qui échappent à la vue. Qu'est-ce que cela veut dire, Nanon ? Y as-tu songé, toi qui, en cherchant tes chèvres, avait déjà vu comme notre désert est grand et beau ?

— Oui, lui dis-je, j'y ai songé et je me suis dit que ce pays a des habitants qui n'ont pas le courage et l'industrie que la misère donne à ceux de chez nous. Ces gens du Berry sont trop heureux : leurs grands arbres leur donnent de quoi manger la moitié de l'année ; leurs grands pâturages toujours ombragés et jamais desséchés leur permettent d'avoir du lait ; la solitude fait pulluler le gibier autour d'eux ; ils vivent tous comme nous vivons dans l'île aux Fades, mais sauvages et sans idée. Je suis sûre qu'ils auraient peur d'être mieux, comme ce bonhomme a eu peur en voyant que vous aviez fait pousser du blé* *dans sa lande.

— Tu me fais songer à la vraie raison, reprit Émilien, c'est la peur des esprits ! Je parie qu'ils sont restés Celtes sans le savoir, puisque leur dévotion d'aujourd'hui ne les empêche pas de trembler devant les anciens dieux de la Gaule. Et, vois-tu, depuis le règne de ces dieux-là, le pays n'a pas changé ; ce sont les mêmes arbres qui ont caché la retraite sacrée des mystérieuses druidesses ; ces tapis d'herbes sauvages se sont renouvelés d'année en année depuis des centaines de siècles, sans que l'homme ait osé y planter la bêche et y creuser des lignes de démarcation. La terre, à force d'être en commun, n'est à personne. L'homme n'ose peut-être pas la posséder ; en tout cas, il n'ose pas en jouir. Il n'y demeure pas, il s'y hasarde en tremblant. Eh bien, Nanette, sais-tu où nous sommes ? nous sommes dans la Gaule celtique. Rien n'y est changé, nous la voyons telle qu'elle était, il n'y manque que les druides. Et, en pensant à cela, il me semble que ce vieux pays est plus imposant et plus beau que tout ce que nous avons pu voir ailleurs. Ne te semble-t-il pas ?

— Oui, lui dis-je, depuis le printemps, il me semble que c'est beau et que j'aurai du regret de m'en aller ; et même en hiver, je suis venue ici, et ces grands arbres dépouillés, ces troncs si gros et si tourmentés de bosses et de nœuds me faisaient peur avec leurs chevelures de lierre et de mousses. Pourtant je me disais : « Je n'ai jamais rien vu de si grand, et ici la nature est bien au-dessus de l'homme. »

Tels étaient, sinon nos discours que je résume comme je peux, du moins les idées que nous échangions en nous promenant dans cette solitude. Je m'exprime un peu mieux aujourd'hui que je ne m'exprimais peut-être alors, mais je dirai ingénument que je sentais beaucoup d'idées me venir en tête dans cette vie d'isolement exceptionnel, au milieu d'une tourmente qui mûrissait forcément ceux qu'elle atteignait, quelque simples qu'ils fussent. Il y avait dans ce temps-là, des généraux de vingt ans qui faisaient des prodiges. Il pouvait bien y avoir des philosophes de vingt et un ans, comme Émilien, qui raisonnaient largement, et des filles de dix-huit ans, comme moi, qui comprenaient ce qu'elles étaient à même d'entendre.

Nous revînmes, ce jour-là, par le bois de la Bassoule, et, comme nous étions en train d'admirer, nous fûmes frappés de l'étrangeté de ce bois. Il était traversé par un joli ruisseau qui s'arrêtait dans le côté creux et formait un marécage plein de plantes folles : le terrain était si frais et si bon, que tout voulait pousser pêle-mêle. À de grands arbres que le trop d'humidité avait forcés de perdre pied et qui vivaient encore tout couchés à terre, de belles fougères avaient monté sur le corps ; et puis, se trouvant bien là, elles s'étaient ressemées sur les arbres voisins qui étaient encore hauts et droits, elles les avaient couverts jusqu'au faîte et s'y épanouissaient comme des palmiers. Sur la hauteur du bois, de grandes éclaircies s'étaient faites toutes seules, car les arbres morts n'avaient point été enlevés et rien n'était entretenu ni recueilli. Les gros cailloux reparaissaient dans cette région. Il y en avait que d'antiques châtaigniers avaient enlevés de terre en étendant leur chair à l'entour, et qu'ils portaient fièrement dans leur ventre ouvert, montrant cet œuf monstrueux avec orgueil, comme pour accuser la force de leur sève.

Mais le plus beau, c'était la partie moyenne du bois, qui, n'ayant ni trop de rochers ni trop d'eau, avait produit des hêtres d'une taille colossale, droits comme des cierges et tellement feuillus à la cime, que la clarté du jour semblait verte sous leur ombrage, comme un clair de lune. Un moment, Émilien en fut saisi.

— Est-ce que c'est la nuit ? me dit-il ; il me semble que nous sommes dans une forêt enchantée. Peut-être que les forêts vierges dont j'ai ouï parler sont faites comme cela, et que, si nous allions bien loin pour les voir, nous serions surpris d'en avoir déjà vu un échantillon au cœur de la France.

Ce bois merveilleux a existé longtemps encore après la Révolution. À présent, hélas ! il n'existe plus qu'à l'état de taillis ; mais le pays est cultivé, habité, et les terres y sont aussi chères et aussi recherchées que dans le Fromental. Il y a cependant encore des collines et des vallons assez étendus dont les arbres, d'un âge incalculable, peuvent présenter un spécimen de la Gaule primitive dans son intégralité. Les carriers ont repris possession des pierres druidiques et la grande parelle est entamée ; mais il y a encore tant de blocs entassés sur le lit du ruisseau qu'on n'en verra pas de longtemps la fin. Le grand Durderin (corruption de Druiderin) est encore debout et l'ensemble de l'île aux Fades n'a pas trop changé ; mais elle a perdu son nom, les fées se sont envolées et le voyageur qui chercherait leur ancien séjour serait forcé de demander à la ferme voisine du Petit-Pommier, le chemin des Grosses-Pierres. Moins de poésie à présent, mais plus de travail et moins de superstition.

Comme nous rentrions gaiement de cette promenade, nous eûmes une grande alerte. Nous vîmes, sur la partie découverte de notre île aux Fades, Dumont entre deux hommes armés de piques, qui avaient des écharpes rouges sur leur veste et de grandes cocardes à leur bonnet de laine.

— Restons là, ne nous montrons pas, dis-je à Émilien en l'attirant dans les buissons ; c'est vous qu'on cherche !

— C'est aussi bien toi et Dumont, que moi, répondit-il, puisque vous cachez le fugitif et le réfractaire ! Observons-les, car, s'ils font mine d'emmener Dumont, je le défendrai. Deux contre deux et la solitude !

— Dites trois contre deux, car je vous aiderai, ne fût-ce qu'à coups de pierres. Je me souviens de mon jeune temps où je savais comme les autres tuer les oiseaux avec des cailloux et viser juste.

Nous en fûmes quittes pour nos préparatifs de défense. Ces hommes quittèrent tranquillement Dumont et passèrent au-dessous de nous sans nous voir.

— Nous l'échappons belle, nous dit Dumont, dès que nous l'eûmes rejoint : ce sont des garnisaires qui recherchent le fils du carrier et qui m'ont demandé le chemin de sa maison. Ils ont bien examiné la nôtre, mais ils n'y pouvaient rien trouver qui ne convînt à de véritables paysans, sauf les livres que j'avais cachés en les voyant venir. En comptant trois lits, ils m'ont demandé le sexe et l'âge de mes enfants. J'ai fait les réponses convenues et ils n'ont pas insisté. Ils n'avaient aucun ordre en ce qui nous concerne ; et même ils ne m'ont pas paru fort pressés d'exécuter ceux qui concernent les réfractaires signalés à leurs perquisitions. Ils ne sont pas rassurés d'avoir à parcourir ce* *pays sauvage, et, comme je leur ai donné des indications fausses, ils vont s'y égarer de plus en plus. N'importe, il faut qu'Émilien tienne sa jambe de bois toute prête et ne s'éloigne plus tant de la maison.

— J'ai honte et horreur de ce mensonge, dit Émilien ; mais, à cause de vous, je m'y soumettrai encore. Dis-nous donc si tu as pu savoir d'eux quelque nouvelle.

— Ils ont dit qu'on vidait les prisons dans les grandes villes, c'est-à-dire qu'on envoie tous les prisonniers à l'échafaud. À présent, cela se fait avec beaucoup d'ordre, disent-ils. Il n'y a plus besoin de procédure ni de preuves. Un accusateur suffit et le premier juge venu prononce. Cependant le Berry et la Marche sont tranquilles. On n'y est pas méchant, on ne dénonce plus, on n'a fait mourir personne depuis le pauvre prêtre que personne n'a osé réclamer. La misère est si grande, qu'on n'a plus le courage de se haïr, et la peur empêche les disputes. Voilà ce que j'ai pu comprendre, car ces hommes n'étaient guère bien renseignés et je ne voulais pas paraître curieux.

Quand je* *me trouvai seule avec Dumont, il me dit que madame Élisabeth avait été guillotinée et que le dauphin était prisonnier.

— Ne parlons pas de cela à Émilien, me dit-il ; il s'est toujours refusé à croire que les enfants pussent être victimes de ces persécutions. Il ne veut pas voir la République aussi méchante qu'elle l'est. Ne lui donnons pas à penser que sa sœur peut être arrêtée à cause de lui.

— Mon Dieu, Dumont, est-ce qu'il nous serait impossible de savoir si Louise est toujours en sûreté, et, dans le cas contraire, de l'amener ici ? Voilà les nuits belles et encore assez longues ; on peut faire dix lieues d'un soleil à l'autre, arriver de grand matin au moutier, s'y reposer jusqu'au soir et repartir la nuit suivante. J'ai déjà fait des courses plus difficiles. Si vous me disiez bien les chemins, vous qui les connaissez...

— Ah ! Nanette, s'écria Dumont, je vois bien que tu n'as plus de confiance en moi ; tu ne me crois plus capable de rien, tu me méprises, et je l'ai bien mérité !

— Ne parlons pas de cela, mon cher oncle. Si vous avez eu quelque tort, je ne m'en souviens plus. Nous tirerons à la courte paille, si vous voulez, à qui fera le voyage ; mais, comme il faudra tromper Émilien, partir la nuit durant son sommeil et se trouver très loin quand il s'éveillera, cela me sera plus facile qu'à vous qui couchez dans la même chambre, lit contre lit.

— Pas du tout, reprit Dumont. Il a le sommeil qu'on doit avoir à son âge, et je sortirai très aisément sans l'éveiller. Cela m'est arrivé vingt fois. Le jour venu, tu lui diras que tu manquais de quelque chose, et que j'ai été aux environs pour me le procurer. Quand ce sera le soir, tu lui diras la vérité, mais en lui jurant que je serai revenu le matin suivant, et je te jure que je serai revenu. Je sais bien qu'Émilien passera une mauvaise nuit à m'attendre, mais cela vaudra mieux que de laisser la petite en danger, et il me pardonnera de lui avoir désobéi. Allons, ne dis plus rien. Je partirai la nuit prochaine. Il faut que je fasse cette chose-là, vois-tu, et que je la mène à bien. J'ai une grande faute à réparer, et je ne me la pardonnerai que quand j'aurai prouvé que je suis encore un homme.

Je cédai. Je savais bien qu'Émilien rêvait de sa sœur toutes les nuits, et que, s'il ne se fût regardé comme engagé d'honneur à ne pas nous donner le moindre sujet d'inquiétude, il eût dès longtemps tout risqué pour savoir ce que Louise devenait au* *milieu de la persécution de toute la race noble.

Je feignis d'être lasse, afin qu'on se couchât encore plus tôt qu'à l'ordinaire, et bientôt j'entendis partir Dumont. Mon cœur fut bien gros ; il allait peut-être à la* *mort, et je ne pus fermer l'œil : si Émilien venait à découvrir sa fuite, il courrait après lui. Il l'aimait tant, son pauvre Dumont ! Et comme il me reprocherait de l'avoir laissé partir !

La bonne chance était pour nous : Dumont n'alla pas bien loin pour avoir des nouvelles. En voulant prendre au plus court, il se perdit dans les bois et fut forcé d'attendre le jour pour s'orienter. Il se trouva près d'un village appelé Bonnat, et, ne jugeant pas à propos de s'y montrer inutilement, il résolut de revenir chez nous pour ne point nous causer d'inquiétude en faisant trop durer son voyage, et de le remettre à une autre nuit avec des mesures mieux prises.

Il revenait donc quand il se trouva face à face avec un ancien garde de Franqueville qui s'appelait Boucherot, et qui était pour lui un vieil ami, très honnête homme et très sûr. Ils s'embrassèrent de grand cœur, et Boucherot, qui venait de passer la nuit dans ce village où il avait une sœur mariée, lui apprit tout ce qu'il voulait savoir.

Le* *marquis de Franqueville était mort à l'étranger peu de temps après sa femme. On n'avait pas de nouvelles du fils aîné. Les biens confisqués avaient été vendus, même le parc et le château, que M. Costejoux avait achetés à vil prix. Il y avait installé sa mère et une petite demoiselle qu'elle appelait sa petite-nièce, qui se montrait fort peu, mais que plusieurs personnes du hameau environnant disaient être Mlle Louise de Franqueville, très grandie et embellie.

Quant à lui, Boucherot, il l'avait vue de près, il en était sûr ; mais il disait à ceux qui se souvenaient d'avoir détesté la petite Louise que ce n'était pas elle. Au reste, elle ne courait pas grand danger, eût-elle été nommée tout haut. M. Costejoux était devenu très puissant dans le village depuis qu'il avait déjoué les intrigues de Prémel et accusé publiquement Pamphile de rançonner les prisonniers et de vivre de concussions. Il avait mis tant de fermeté à les démasquer, qu'on les avait mis en jugement et envoyés à la guillotine. Boucherot ajouta que, si Émilien était encore en prison, il serait prochainement délivré par M. Costejoux qui était le plus juste et le plus généreux des hommes.

Dumont ne crut pas devoir confier d'abord tous nos secrets à son ami. Il lui demanda s'il n'avait pas ouï-dire qu'Émilien se fût échappé de quelque prison. Personne n'en savait rien, les détenus étaient si nombreux partout, qu'il s'en perdait dans les déplacements qu'on était forcé de faire. Pamphile en avait bien réclamé plusieurs qu'on ne retrouvait plus que sur les registres d'écrou ; mais M. Costejoux avait débarrassé le pays de ce méchant homme et on ne recherchait plus que les personnes qui se prononçaient ouvertement contre la République ou dont les menées royalistes étaient bien prouvées. Une extrême rigueur était maintenue à l'égard de ces personnes, mais l'influence d'un honnête homme avait remplacé dans la province celle d'un coquin, et on n'inventait plus de conspirations pour faire périr des ennemis personnels ou pour spéculer sur la peur des suspects.

Quand Dumont se vit bien informé de la situation, il crut pouvoir se fier entièrement à son ami et il nous l'amena. Émilien fut bien heureux d'apprendre que sa sœur était en sûreté, et il chargea Boucherot, qui retournait à Franqueville, d'une lettre de remerciements pour M. Costejoux, mais tournée de manière à ne pas le compromettre. Il lui demandait en même temps s'il pouvait reparaître et satisfaire à la loi militaire, comme il en avait eu, comme il en avait toujours l'intention. Il demandait aussi si les compagnons de sa retraite pouvaient retourner chez eux sans être inquiétés.

La réponse de M. Costejoux nous arriva huit jours après le retour de ce brave Boucherot, qui s'intéressait à Émilien comme s'il eût été de sa famille.

« Mon cher enfant, disait M. Costejoux, restez où vous êtes, bientôt vous serez libre d'en sortir et de faire votre devoir. Il nous faut encore effrayer et contenir, et nous avons beau épurer autant que possible le personnel employé aux recherches, nous ne pouvons faire que tous nos agents soient probes et intelligents. Une situation aussi tendue peut encore donner lieu à de fatales méprises. La révision de l'affaire Prémel vous a entièrement disculpé de toute tentative ou intention blâmable, mais nous avons tant d'affaires sur les bras, que je ne voudrais pas avoir à vous sauver une seconde fois. Je passerais décidément pour le protecteur avoué de votre famille. C'est assez que ma mère se soit dévouée à votre sœur. Restez donc effacés encore et comptez que, dans bien peu de temps, le règne de la justice refleurira en France : Robespierre et Saint-Just n'ont plus que quelques obstacles à vaincre pour faire que la République, débarrassée de tous ses ennemis, devienne ce qu'elle doit être, ce qu'ils veulent qu'elle soit, une tendre mère qui rassemble tous ses enfants dans ses bras et leur donne à tous le bonheur et la sécurité. Oui, mon jeune ami, attendez encore quelques semaines, vous verrez punir les excès de rigueur féroce commis par des traîtres qui voulaient vendre et flétrir notre cause. J'ai commencé dans la mesure de mes moyens d'action et j'espère contribuer à purger la nation des intrigants et des infâmes, comme les Prémel et les Pamphile. Alors, la France sauvée inaugurera le règne de la sainte fraternité. »

Il y avait en post-scriptum :

« Vos deux amis n'ont pas été signalés comme ayant favorisé votre fuite, puisque cette évasion a pu rester ignorée ou tout au moins douteuse. Rien ne les empêche donc de reparaître à Valcreux, où le citoyen prieur n'est point inquiété et continue à résider sans trouble. La République protège les assermentés et ne sévit que contre les prêtres qui prêchent la guerre civile. »

Ainsi M. Costejoux, cet homme si humain et si intelligent, en était venu à croire que Robespierre et Saint-Just pouvaient régénérer la France après l'avoir saignée aux quatre veines ! Il espérait la voir pacifiée tout d'un coup après tant de haines amassées. Ce n'était pas mon avis, ni celui de Dumont, et nous aspirions à la chute de ce parti terrible. Émilien ne disait rien et réfléchissait. Enfin il sortit de sa rêverie.

— Vous avez raison, nous dit-il ; c'est Costejoux qui se trompe. C'est un homme passionné qui a cru servir sa patrie et qui l'a servie en effet, au prix de tant de remèdes violents, qu'elle meurt dans les mains de ces fanatiques opérateurs. Ils l'ont divisée en deux races, la race guerrière qui l'opprimera après l'avoir délivrée, et la race politique qui n'atteindra pas son but et qui restera un foyer de haines et de vengeances peut-être pendant plus de cent ans ! Pauvre France ! c'est raison de plus pour l'aimer et la servir !

XX

Puisque nous étions libres, Dumont et moi, je résolus de m'absenter trois jours pour aller voir si M. le prieur était bien soigné, car M. Costejoux ne nous disait rien de sa santé, et Boucherot n'en pouvait rien savoir. Nous l'avions laissé de plus en plus asthmatique et je craignais que le dévouement de Mariotte ne se fût refroidi. Émilien m'approuva et je partis avec Boucherot pour le moutier. Il promettait de me ramener. Comme personne ne m'en voulait, les complices de l'évasion n'étant pas recherchés, je n'avais rien à craindre. J'emmenai l'âne, afin de pouvoir rapporter du linge, des habits et des livres.

J'eus soin de n'arriver qu'à la nuit bien close à Valcreux, afin de n'être pas reconnue en habits d'homme, et j'envoyai Boucherot en avant pour que la Mariotte m'ouvrît discrètement et sans exclamations de surprise. Tout se passa bien. Je pus monter à ma chambre sans être observée, y revêtir le costume de mon sexe, et me présenter devant le prieur sans l'abasourdir.

Je le trouvai bien affaibli, quoique toujours gros et coloré ; il ne pouvait plus marcher dehors ni exercer la moindre surveillance. Mes deux cousins avaient été emmenés à l'armée, on avait pris des vieux pour cultiver les terres et ils ne cultivaient rien du tout ; le jardin était à l'abandon, la prairie était livrée à tous les troupeaux qui voulaient y entrer. Pour ne pas se donner la peine de les garder, les enfants avaient ôté les barrières et crevé les haies. De sa chambre, le prieur voyait les chèvres ravager ce jardin qu'Émilien avait mis en si bon état et rendu si joli. Le pauvre homme se dépitait et s'agitait en vain sur son vieux fauteuil. Il grondait la Mariotte, qui, malgré son activité, ne pouvait suffire à tout à elle seule. Le moutier ainsi dévasté était navrant, et, puisque je n'y pouvais rien, je regrettai presque d'y être venue. Il fallait se résigner à voir détériorer le bien que M. Costejoux nous avait confié, mais il était trop juste pour ne pas reconnaître qu'il y avait force majeure et que notre dispersion n'était pas l'effet de notre caprice.

J'essayai de démontrer la chose au prieur pour le calmer, mais je n'y réussis point.

— Tu me prends pour un avare, disait-il. Je ne l'ai jamais été, et je sais plaindre la misère ; mais ces pillards de paysans abîment pour le plaisir de détruire et cela me fait mal à voir. Je mourrai dans un accès de colère, je le sens bien, et l'état de colère n'est pas l'état de grâce. Ah ! Nanette, je suis bien seul pour être si malade ! Depuis que vous m'avez quitté, je n'ai pas eu un jour de contentement. Si, au moins, tu rentrais au bercail, toi qui le peux sans danger ! Ne saurais-tu maintenant laisser Émilien avec Dumont dans cet endroit où tu dis qu'ils sont bien et qu'ils pourront bientôt quitter ? Leur es-tu si nécessaire, à présent que la belle saison est venue et qu'ils n'ont plus tant à se cacher ? Que peuvent-ils craindre ? Le frère Pamphile n'est plus ; que Dieu me pardonne d'avoir appris sa mort avec joie ! Les hommes sont fous, lui seul était méchant ! Il ne vous eût pas pardonné de m'avoir tiré du cachot. Le voilà où il a plu à Dieu de l'envoyer, vous ne risquez plus rien, et, moi, je risque de mourir ici sans amis, sans secours, sans personne à qui je puisse dire : « Adieu, je m'en vais ! » C'est bien malheureux pour moi !

— Avez-vous donc à vous plaindre de la Mariotte ?

— Non certes, mais je ne peux pas causer avec cette brave femme. Elle est trop dévote pour moi. À mes derniers moments, elle est capable de ne me dire que des bêtises. Réfléchis, Nanon, toi qui es toute à la pensée du devoir, et vois qui a le plus besoin de tes secours, d'Émilien ou de moi.

Je fus fortement ébranlée, et, bien que je fusse fatiguée du voyage, je ne dormis guère. Mon cœur se brisait à l'idée de quitter Émilien. Je ne m'imaginais plus comment je pourrais vivre sans avoir à m'occuper de lui à toute heure. Une fois il m'avait appelée sa mère, et il est bien vrai que je le* *considérais comme mon enfant, en même temps que comme le maître de ma vie et la lumière de mon âme. Jamais je n'avais été si heureuse que dans cette solitude où je ne le perdais presque pas de vue, où je n'avais de devoirs qu'envers lui, et, quand Costejoux avait écrit : « Restez encore là-bas quelques semaines », j'avais eu un grand mouvement de joie en me disant : « J'ai encore quelques semaines à être heureuse. »

Mais le prieur avait dit la vérité. La vie d'Émilien n'était plus menacée. Il ne restait dans les bois que par prudence ; l'installation était faite ; Dumont pouvait aller et venir. Leur bourse était encore bien garnie, ils ne pouvaient manquer de rien, sitôt que je leur aurais porté quelques effets.

Et le prieur était seul, malade et désespéré, avec une femme écrasée d'ouvrage qui pouvait tomber malade aussi, mourir ou se lasser de sa tâche. Je voyais bien que, tout en lui rendant justice, il la rudoyait malgré lui et qu'elle en prenait du dépit. Certainement je lui étais plus nécessaire qu'à Émilien, et, en choisissant de servir celui que je préférais, je contentais mon cœur plutôt que ma conscience.

Dès le matin, je m'en allai prier dans la chapelle du couvent. On n'y entrait plus. Bien que Robespierre eût aboli le culte de la Raison et permis le libre exercice des autres cultes, les églises restaient fermées. Personne n'osait se dire catholique. On avait emporté les cloches ; sans cloches, le paysan n'est plus d'aucune église. Le prieur ne pouvait plus dire ses offices que dans sa chambre à cause de sa mauvaise santé.

J'eus de la peine à ouvrir la porte rouillée et déjetée. On avait mis des fagots dans le chœur pour masquer l'autel et le préserver de profanations que, du reste, personne de chez nous n'avait songé à commettre. La voûte dégradée était toute noircie par l'humidité. La grêle avait cassé les carreaux. Les pigeons étaient entrés et s'étaient réfugiés là contre les enfants du village que la faim poussait à les poursuivre à coups de pierres. Ils y avaient fait leurs nids, ils y roucoulaient imprudemment et joyeusement ; mais, en me voyant, ils eurent peur, ils ne me connaissaient plus.

Je passai entre les fagots, j'approchai du sanctuaire. Je vis le grand Christ par terre dans un coin, la figure tournée contre la muraille. Cet ami des pauvres, cette victime des puissants n'eût pas trouvé grâce devant les prétendus apôtres de l'égalité et les ennemis de la tyrannie. On l'avait caché.

Quand je sortis de la chapelle, mon cœur était brisé, mais ma résolution était prise. J'allai trouver le prieur.

— Je partirai demain, lui dis-je, il faut que je prévienne mes amis et que je leur dise adieu. Je me reposerai un jour, car c'est loin ; mais, le jour suivant, je reviendrai. Promettez-moi d'avoir patience, me voilà décidée à vous servir et à vous bien soigner, puisqu'il ne vous reste que moi.

— Va, ma fille, répondit-il. Dieu te bénira et te tiendra compte de ce que tu fais pour moi.

Je tins parole, je partis le jour suivant, et, à deux lieues de l'île aux Fades, je remerciai Boucherot et pris congé de lui. Je savais mon chemin pour revenir et je ne voulais pas le détourner plus longtemps du service de M. Costejoux.

Je m'apprêtais à un grand chagrin, à des adieux bien cruels pour moi ; mais je savais qu'Émilien m'approuverait et m'estimerait d'autant plus ; cela me donnait des forces. J'étais loin de m'attendre à une douleur plus profonde encore.

Comme je traversais le bois de la Bassoule, je vis venir à moi Dumont avec un paquet à l'épaule au bout de son bâton, comme s'il se mettait en voyage. Je doublai le pas.

— Vous alliez me chercher ? lui dis-je, vous étiez inquiet de moi ? Je n'ai pourtant pas dépassé le temps fixé ?

— J'allais te rejoindre, ma pauvre Nanon, répondit-il, et t'avertir de rester au moutier. Émilien... Voyons, prends ton grand courage !...

— On l'a arrêté ! m'écriai-je, prête à tomber ; les jambes me manquaient.

— Non, non, reprit-il, il est libre et bien portant, Dieu merci ! seulement... il est parti !

— Pour l'armée ?

— Oui. Il l'a voulu, il m'a dit : « J'ai relu la lettre de Costejoux, et je l'ai tout à fait comprise. Il m'apprend que je n'ai plus d'ennemis personnels, que mon évasion est ignorée, et, s'il me dit de rester effacé, ce qui ne veut pas dire caché, c'est parce que je le compromettrais en me rapprochant de lui et en invoquant sa protection. Eh bien, en passant dans une autre province, je n'expose ni lui ni moi, et je me dérobe à la honte de rester inutile. À la première ville où je me présenterai inconnu, muni du certificat de civisme que Costejoux m'a donné à Châteauroux, sous un nom qui n'est pas le mien, j'explique aux autorités qu'une maladie m'a empêché de satisfaire à la loi et je demande à m'engager, ce qui n'est certes pas imprudent ni difficile ; enfin, je rejoins l'armée n'importe où et je rentre en possession de mon honneur et de ma liberté. » -- J'ai voulu l'accompagner, continua Dumont ; il m'a démontré que je ne ferais que l'embarrasser dans les explications qu'il aurait à donner ; que je ne pouvais passer pour son père sans un surcroît de mensonges inutiles et dangereux, et pour son serviteur sans révéler sa position. Il compte se donner pour un jeune paysan orphelin et il m'a donné tant de bonnes raisons et montré tant de volonté que j'ai dû me soumettre ; mais je n'en suis pas moins cassé en quatre, et j'allais te retrouver, mon enfant, pour que tu m'empêches de mourir de chagrin.

— Vous croyez donc que je suis bien solide ? lui dis-je en me laissant tomber sur l'herbe ; eh bien, si vous êtes cassé en quatre, je suis brisée en miettes, moi, et je voudrais pouvoir mourir ici !

Je manquais tout à fait de cœur et ce pauvre homme si affligé fut, pour la première fois, obligé de me consoler. Je ne me révoltais pas contre la décision d'Émilien, elle était depuis longtemps prévue et acceptée avec le respect que je devais à son caractère. Je savais bien qu'il devait s'en aller, que mon bonheur devait finir, que je n'en avais plus que pour une petite saison ; mais qu'il fût parti comme cela sans me dire adieu, qu'il eût douté à ce point de mon courage et de ma soumission, voilà ce que je trouvais plus cruel que tout le reste, et si humiliant pour moi, que je ne pus me résoudre de m'en plaindre à Dumont.

— Allons, lui dis-je en me relevant, voilà qui est accompli, il l'a voulu ! S'il voyait notre abattement, il nous en blâmerait. Revenez à la maison. Je ne suis pas en état de repartir pour le moutier avant demain, et je ne suis pas fâchée, moi, de dire adieu à cette pauvre île aux Fades, où nous aurions pu rester encore un peu de temps, plus heureux qu'auparavant, puisque nous nous y serions connus en sûreté. Il n'a pas voulu de ce reste de bonheur. Sa volonté soit faite !

— Retournons à l'île aux Fades, reprit Dumont ; nous avons plusieurs objets à emballer, et il faudra que nous causions encore ensemble ; mais il faut être plus rassis que nous ne le sommes.

Aussitôt arrivée à notre maison de cailloux, je rentrai l'âne, je rallumai le feu, je préparai le repas du soir, je m'occupai comme si de rien n'était. J'avais la tranquillité du désespoir dont on ne cherche pas la fin. Je me forçai pour manger. Dumont essayait de me distraire en me parlant des chèvres et des poules qu'il avait déjà vendues pour ne pas les laisser mourir de faim, et d'une petite charrette qu'il fallait peut-être louer pour transporter tous nos effets, augmentés de ceux que je venais d'apporter. J'examinai ce que nous devions prendre et laisser, Dumont reconnut que l'âne porterait bien le tout, et qu'ayant payé notre loyer d'avance, nous pouvions mettre la barre et le cadenas sur les portes et nous en aller le lendemain, sans rien dire à personne, comme nous étions venus.

Après souper, ne me sentant pas capable de dormir, je m'en allai au bord du ruisseau. À force d'y marcher, nous y avions tracé un sentier qui serpentait dans les roches parmi ces jolies campanules à feuilles de lierre, ces parnassies, ces menyanthes, ces droseras et tout ce monde de menues fleurettes qu'Émilien m'avait appris à connaître et que nous aimions tant. Le ruisseau se perdait souvent sous les blocs et on l'entendait jaser sous les pieds sans le voir ; un taillis de chêne ombrageait cette lisière de notre île, dont l'escarpement se relevait brusquement et formait là une ravine bien cachée : c'était là qu'Émilien, forcé de ne pas s'éloigner, aimait à marcher avec moi quand notre journée de travail était finie. En furetant, nous avions découvert une grotte qui s'enfonçait sous le Druiderin, dolmen moins important que la Parelle, mais remarquable encore par son gros champignon posé en équilibre sur de petits supports. Nous avions déblayé cette grotte de manière à nous y cacher au besoin. J'y entrai, et, mettant ma tête dans mes mains, j'éclatai en sanglots. Personne ne pouvait m'entendre, et j'avais tant besoin de pleurer !

Mais ce brave Dumont était inquiet de la tranquillité que je lui avais montrée, il me cherchait, il m'entendit et m'appela :

— Viens, Nanette, me dit-il ; ne reste pas dans cette cave, montons sur le Druiderin. La nuit est belle et il vaut mieux regarder les étoiles que le sein de la terre. J'ai des choses sérieuses à te dire et peut-être qu'elles te donneront le courage qu'il te faut.

Je le suivis, et, quand nous fûmes assis sur l'autel des druides :

— Je vois bien, me dit-il, que ce qui t'afflige le plus, c'est qu'il n'ait pas voulu t'avertir et te voir une dernière fois.

— Eh bien, oui, lui dis-je, c'est cela qui me blesse et me fait penser qu'il me regarde comme une enfant sans cœur et sans raison.

— Alors, Nanette, il faut que tu saches tout et que je te parle comme un père à sa fille. Tu sais qu'Émilien t'aime comme si tu étais sa sœur, sa mère et sa fille en même temps. Voilà comment il parle de toi ; mais sais-tu encore une chose ? c'est qu'il t'aime d'amour. Il jure, lui, que tu ne le sais pas.

Je restai interdite et confuse. L'amour !

Jamais Émilien ne m'avait dit ce mot-là, jamais je ne me l'étais dit à moi-même. Je croyais qu'il me respectait trop et qu'aussi il me protégeait trop pour vouloir faire de moi sa maîtresse.

— Taisez-vous, Dumont, répondis-je, Émilien n'a jamais eu de mauvaises idées sur moi ; il m'a trop juré qu'il m'estimait pour que j'en puisse douter.

— Tu ne comprends pas, Nanette ; l'amour qu'il a pour toi est la plus grande preuve de son estime, puisqu'il veut t'épouser. Il ne te l'a donc jamais dit ?

— Jamais ! il a eu l'air de me dire qu'il ne se marierait pas, plutôt que de faire un choix qui me déplairait ou m'éloignerait de lui ; mais m'épouser, moi, une paysanne, lui qui est fils de marquis ?... Non, cela ne s'est jamais vu et cela ne se peut pas. Il ne faut pas parler de pareilles choses, Dumont.

— Il n'y a plus de marquis, Nanette, reprit-il, et, s'il y en a encore, si la noblesse et le clergé reviennent jamais sur l'eau, Émilien n'aura rien à attendre de sa famille. Il devra se faire moine ou paysan. Moine avec un* *petit capital, entrer en religion ; ou paysan à ses risques et périls. Crois-tu que la Révolution aura corrigé les nobles ? Que conseillerais-tu alors à ton ami ?

— D'être paysan comme il l'est de fait depuis des années. Vous direz comme moi, je pense ?

— Certainement. Eh bien, son choix est fait depuis longtemps, tu n'en peux pas douter, et, quels que soient les événements, le travail et la pauvreté sont le lot de ce cadet de famille. Il n'a qu'un bonheur à espérer en ce monde, c'est d'épouser la femme qu'il aime, et il y est bien résolu. Il va faire une campagne ou deux pour recevoir ce qu'il appelle le baptême de l'honneur, et, tout aussitôt après, il te dira ce que je te dis de sa part, ce qu'il ne pouvait pas te dire lui-même ; -- ne demande pas pourquoi, tu le comprendras plus tard ; Émilien est jeune et pur, mais il est homme et il ne lui a pas été facile de vivre si près de toi, confiante et dévouée, en te laissant croire qu'il était aussi calme que toi. -- Enfin, il m'a dit : « Je ne pourrais pas continuer cette vie-là. Ma tête éclaterait, mon cœur déborderait. Je n'aurais plus le courage de m'en aller et je ne serais pas digne du bonheur que je veux me donner comme une récompense et non comme un entraînement. » Oui, Nanette, voilà ses paroles. Tu les comprendras mieux en y réfléchissant ; je te les dis pour que tu ne te croies pas dédaignée, pour que tu saches, au contraire, combien tu es aimée, et pour que tu aies le courage et l'espérance qu'il a voulu emporter purs de tout reproche envers lui-même.

Je dirai plus tard comment mon cœur et mon esprit reçurent cette révélation, j'ai fini de raconter le poème de ma première jeunesse. Je quittai l'île aux Fades avec beaucoup de larmes ; elles ne furent point amères comme celles de la veille et je rentrai au moutier pour y mener une vie de réalités souvent bien dures ; mais j'eus dès lors un but bien déterminé qu'il m'a été accordé d'atteindre. Ce sera la troisième partie de mon récit.

XXI

Je n'ai pas besoin de dire avec quelle joie le pauvre prieur me vit revenir. Il osait à peine compter sur un si prompt retour. Son grand contentement me fit un peu oublier le chagrin que j'avais.

— Ne me sachez point de gré de ce que je fais pour vous, lui dis-je ; puisque Émilien est parti, je ne vous fais point de sacrifice.

— Et cela me console, dit-il, de t'en avoir demandé un. Ton mérite n'en est pas moindre, ma fille, car tu croyais me sacrifier une saison de bonheur avec ton ami, et tu t'y soumettais résolument.

Les paroles du prieur me firent rougir, et, comme il avait l'œil bon, il s'en aperçut.

— Ne sois pas confuse, reprit-il, de cette grande amitié que tu lui portes. Il y a longtemps que je la sais bonne et honnête, car je ne dormais pas toujours si dru que vous pensiez, quand vous lisiez et causiez ensemble près de moi à la veillée. J'entendais bien que vous vous montiez la tête pour l'histoire et la philosophie et je savais que vous vous aimiez selon la morale et la vérité, c'est-à-dire que vous comptiez être mari et femme quand l'âge de pleine raison vous le permettrait.

— Ah ! mon cher prieur, moi, je n'y comptais pas, je n'y songeais guère ; souvenez-vous bien ! Je n'ai jamais dit un mot d'amour ni de mariage.

— C'est la vérité, il ne t'en parlait pas non plus ; mais il me parlait, à moi, car je n'ai pas été si égoïste et si grossier que de ne pas m'inquiéter un peu pour toi, et je sais que ses intentions sont droites, je sais qu'il n'aura jamais d'autre femme que toi, et j'approuve son dessein.

J'étais heureuse de voir le prieur au courant et de pouvoir lui ouvrir mon cœur pour qu'il en résolût les doutes.

— Écoutez, lui dis-je ; depuis deux jours que je les connais aussi, ses bonnes intentions pour moi, je ne sais que penser. Je suis toute troublée, je ne dors plus. Je souffre moins de son départ, car je mentirais si je vous disais que son amour me fâche ; mais je me demande si je ne lui ferai pas un grand tort en l'acceptant.

— Quel tort pourrais-tu lui faire ? Le voilà orphelin, et, si ce n'est plus son père, c'est la loi qui le déshérite.

— Vous en êtes sûr ? On fait tant de lois, à présent ! Ce que l'une a fait, une autre peut le défaire. Si les émigrés reviennent triomphants ?...

— Eh bien, alors, le droit d'aînesse remet Émilien où la Révolution l'a pris.

— Et si son frère meurt avant lui, sans être marié, sans avoir d'enfants ?... J'ai pensé à tout cela, moi !

— Il faut faire bien des suppositions pour admettre qu'Émilien puisse recouvrer les biens de sa famille ; faisons-les, j'y consens ; je ne vois pas que votre mariage pût être un empêchement à ce qu'il fût indemnisé par l'État, si quelque jour cette indemnité est jugée nécessaire.

— J'ai pensé à cela aussi. Je me suis dit qu'il était bien difficile de faire que ce qui a été vendu par l'État pût être repris par l'État. Mais vous parlez d'indemnité et ce sera dû aux enfants dont les parents ont émigré. Ils ne peuvent pas, en bonne justice, payer la faute de leurs pères. Émilien sera donc dédommagé si la Révolution est étouffée. Il sera alors en position de faire un bon mariage qui le rendra tout à fait riche, et je ne dois pas accepter qu'il perde cette chance en m'épousant, moi qui n'ai rien et n'aurai jamais rien. Je suppose qu'elle lui apparaisse quand nous serons mariés : je sais bien qu'il ne voudra pas en avoir de regrets et qu'il ne me fera pas de reproches ; mais je m'en ferai, moi ! Et puis il a toute une famille de cousins, oncles et neveux qu'il ne connaît pas, mais qu'il connaîtra si tout cela rentre en France. Ce grand monde-là aura du mépris pour moi et du blâme pour lui. Vrai ! je crains que ce qu'il croit possible ne le soit pas, à moins que je n'accepte pour lui des pertes et des chagrins que je pourrais lui épargner en le faisant changer de résolution à mon égard.

Je vis que mes raisons ébranlaient le prieur et j'en eus un chagrin mortel, car j'avoue que j'avais espéré être réfutée par des raisons meilleures. Depuis la confidence de Dumont, je n'avais fait que rêver et raisonner, me sentir folle de joie et tremblante de crainte. J'avais résolu de soumettre tous mes scrupules au prieur et je ne pouvais me calmer qu'en me flattant qu'il n'en tiendrait pas plus de compte que Dumont. Je vis bien qu'il en était frappé et que je faisais apparaître à ses yeux les conséquences d'un avenir sur lequel il s'était endormi pour son compte. Il me dit que j'avais beaucoup de sagesse et un bon raisonnement, ce qui ne me consola point. Je pleurai toute la nuit qui suivit cette conversation et n'osai plus y revenir, craignant de l'amener à trop penser comme moi, et de me forcer moi-même à prendre une résolution trop douloureuse.

Huit jours après mon retour au moutier, je reçus enfin une lettre d'Émilien. Il s'était engagé à Orléans, il partait pour l'armée. Huit jours après, il en vint une seconde.

« Me voilà soldat, disait-il ; je sais que tu m'approuves, et je suis content de moi. N'aie aucune inquiétude. Le métier de soldat est rude en ce moment-ci, mais personne n'y songe, personne ne se plaint, personne ne sait s'il souffre. On est enragé de se battre et de repousser l'ennemi. On manque de tout, hormis de cœur, et cela tient lieu de tout. Le mien est, en outre, rempli de ton souvenir, ma Nanon : l'amour d'un ange comme toi et l'amour de la patrie, il n'en faut pas tant pour se sentir capable de vivre quoi qu'il arrive. »

Ses autres lettres furent courtes aussi, et à peu près toujours les mêmes. On voyait bien qu'il n'était pas en situation d'écrire, qu'il manquait de tout, à commencer par le temps de raconter. Il ne voulait pas non plus donner d'inquiétude et ne parlait de fatigues, de marches forcées et de batailles que quand c'était fini pour un peu de temps. Il en parlait en quatre mots, pour dire seulement qu'il était content d'en avoir été, et je voyais bien qu'il était déjà au plus fort du danger et de la peine. Toujours dans ses lettres, il y avait une seule fois, mais une belle fois, le mot d'amour, et jamais il ne changeait d'idées : se battre pour son pays et revenir m'épouser. Pauvre Émilien ! il était cent fois plus malheureux en fait qu'il ne voulait le dire ; nos troupes souffraient ce que jamais hommes n'ont souffert ; nous le savions par ceux qui nous revenaient blessés ou malades. Mon cœur en était si gros, qu'il m'étouffait, et, par moment, je craignais de devenir asthmatique comme le prieur ; mais, dans le peu de lettres que je pouvais faire parvenir à Émilien, je me gardais bien de montrer ma douleur.

Je me disais confiante et résolue comme lui. Je ne parlais que d'espérance et d'affections et je ne pouvais pas me résoudre à contrarier son projet de mariage. Il me semblait que je l'aurais tué, et que je n'avais pas le droit de lui ôter la pensée qui le soutenait dans des épreuves si dures. Pourtant, je ne pouvais pas non plus me résoudre à écrire le mot d'amour. Ç'aurait été comme un engagement, et ma conscience me tourmentait trop.

Mais j'anticipe sur les événements, car je n'avais encore reçu que deux lettres de lui, quand une grande nouvelle nous arriva dans les premiers jours d'août. C'est le prieur qui me l'annonça.

Il venait de recevoir des lettres de sa famille.

— Eh bien, Nanon, me dit-il, je l'avais prédit, que Robespierre et ses amis ne viendraient pas à bout de leur ouvrage ! Le moyen ne valait rien et le moyen a tué le but. Les voilà tous tombés, tous morts. On a retourné contre eux le droit de supprimer ce qui gêne. Des gens qui se disent meilleurs patriotes les ont condamnés pour avoir été trop doux. Qu'est-ce que cela va donc être ? On ne peut rien faire de plus que ce qu'ils faisaient, à moins de rétablir la torture, ou de mettre le feu aux quatre coins de la France.

L'ancien maire, qui se trouvait là, se réjouissait. Républicain en 90, il était devenu royaliste depuis qu'on avait fait mourir le roi et la reine ; mais il ne disait sa pensée que devant nous en qui il avait pleine confiance, et il la disait à demi-voix, car, dans ce temps-là, on ne parlait plus tout haut. On n'entendait ni disputes ni discussions dans les campagnes. On avait peur de laisser tomber une parole, comme si c'eût été une monnaie faite pour tenter les malheureux et les porter à la dénonciation.

— Croyez-moi si vous voulez, disait ce brave homme, mais il me semble que nos malheurs vont prendre fin avec le Robespierre : c'était un homme qui travaillait pour l'étranger et qui lui vendait le sang de nos pauvres soldats.

— Vous vous trompez, citoyen Chenot, reprit le prieur. L'homme était honnête, et c'est peut-être pour cela que de plus mauvais que lui l'ont tué.

— Plus mauvais n'est point possible ! on dit qu'il était malin et entendu ; ceux qui le remplaceront seront peut-être plus maladroits, et les personnes raisonnables viendront à bout de nous en débarrasser.

C'était l'opinion de toute la commune et bientôt chacun se la confia à l'oreille. Peu à peu on se mit en groupe de cinq à six personnes pour causer. On ne savait rien encore du nouveau système, et ce que l'on en apprenait tant bien que mal, on ne le comprenait guère, mais il y avait dans l'air comme un souffle nouveau. La terreur s'effaçait, la terreur allait finir. Bien ou mal employée, la liberté est un bien.

C'est à la fin d'août que je reçus la troisième lettre d'Émilien. Je fus bien étonnée de voir qu'il semblait regretter Robespierre et les jacobins. Il ne les aimait pourtant pas, mais il disait que la France devenait royaliste et que l'armée avait peur d'être trahie. Lui si doux et si patient, il était en colère contre les gens qui se disputaient le pouvoir au lieu de songer à la défense du pays. Il ne semblait plus aller à la bataille pour son honneur seulement ; on eût dit qu'il y allait pour son plaisir et que la rage des armées lui était entrée dans le cœur comme aux autres. Il m'annonçait qu'il avait déjà obtenu un petit grade pour avoir bien fait son devoir. Quelques semaines plus tard, il nous apprit qu'il était officier.

— Voyez-vous ça ? s'écria le prieur. Il est capable de revenir général.

Cette réflexion me donna bien à penser. Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'Émilien eût une brillante carrière militaire comme tant d'autres dont j'entendais parler. Alors, il ne se soucierait plus, pour son compte, du sort réservé à la noblesse ; il serait au-dessus de ses désastres ou de ses dédains. Il deviendrait riche et puissant. Il ne devait donc pas épouser une paysanne ! Son bon cœur le lui conseillait ; mais la paysanne ne devait pas consentir à ce sacrifice.

Je me sentis d'abord très abattue, et puis je m'habituai à cette idée que je garderais son estime plus haute et lui prouverais un attachement plus noble en me sacrifiant. Je ne m'accordai pas le droit d'être faible et de faire l'amoureuse qui souffre et se plaint : cela me parut au-dessous de moi, et j'avoue que j'étais très fière pour moi-même, depuis que je me savais aimée si grandement. Je résolus de me contenter de ce bonheur-là dans ma vie. C'était bien assez de pouvoir garder une si douce idée, un si beau souvenir. Le reste de mes jours serait employé à récompenser Émilien de la joie que j'en ressentais et à me dévouer à lui sans plus jamais songer à moi-même.

Un jour, Dumont me dit :

— Il faut que j'aille revoir l'île aux Fades. Notre défrichement a donné, paraît-il, une récolte superbe. Notre ami Boucherot, qui a des parents de ce côté-là, s'y est rendu et a surveillé la moisson. Il a donné au propriétaire le compte de gerbes qui était convenu et a engrangé le reste dans notre maison de cailloux. Les gens du pays sont très honnêtes, et, d'ailleurs, ils craindraient de fâcher les fades en brisant le cadenas que Boucherot a posé sur leur aire. Pourtant, il faut prendre un parti, car notre loyer expire dans quelques jours. Nous n'avons pas les moyens d'apporter ici ce tas de paille et de grain. Je vais aller voir s'il ne vaut pas mieux le battre et le vendre là-bas.

— Allez, lui dis-je, c'est bien vu. Ce sera de l'argent qui appartiendra à Émilien et à vous. Moi, je n'ai pas travaillé, je n'y prétends rien.

— Tu n'as pas travaillé ? quand tu n'étais occupée qu'à nous procurer la nourriture et le gîte ? Sans cela, certes, nous n'eussions pas fait grand ouvrage ; nous partagerons donc, Nanon ; mais, comme ce que j'ai est destiné à Émilien, et que... sans le vouloir... sans le savoir, je pourrais le dépenser, c'est toi qui seras la gardienne des trois parts.

— Je ferai ce que vous voudrez, répondis-je ; allez donc, je vous envie ce voyage. À présent, j'aurais été contente de revoir ce pauvre endroit que j'ai quitté sans savoir ce que je faisais et sans songer à lui dire adieu. Voulez-vous me faire un grand plaisir, mon père Dumont ? apportez-moi un gros bouquet des fleurs qui poussent au bord du ruisseau, du côté où il y a un rocher à fleur de terre qui est fait comme un grand canapé. C'est par là qu'il y a les fleurs qu'Émilien aimait, et c'est sur ce rocher-là qu'il les étudiait.

Dumont me rapporta l'argent de notre grain et un bouquet gros comme une gerbe. Quoique la récolte eût été très belle dans notre pays, le grain était très cher, personne ne savait pourquoi. Dumont avait porté le nôtre au marché. Il en avait tiré trois cents francs en assignats de trois mille francs qu'il avait vite échangés contre de l'argent, car, d'un jour à l'autre, la monnaie de papier perdait de sa valeur et le moment allait venir où personne n'en voudrait plus pour rien.

Je mis de côté cette petite épargne et je remplis ma chambre des fleurs qui me rappelaient mon bonheur passé. Peut-être ne reverrais-je plus Émilien, peut-être était-il tué au moment où je respirais ces petits œillets sauvages et ces chèvrefeuilles qui faisaient apparaître son image devant moi. Je riais et je pleurais toute seule, et puis j'embrassais les fleurs, j'en faisais un bouquet de mariée. Je me donnais permission de me figurer que je me promenais parée comme cela, au bras de mon ami, qu'il me conduisait au bord de la rivière qui coule au bas du moutier et qu'il me montrait le vieux saule, l'endroit où il m'avait dit autrefois : « Regarde cet arbre-là, cette eau remplie d'iris, ces pierres où j'ai souvent jeté l'épervier de pêche, et souviens-toi du serment que je te fais de ne jamais te causer de chagrin. » Alors, moi, je lui montrais les feuilles desséchées du saule que j'avais mises ce jour-là dans la bavette de mon tablier et que j'avais conservées ensuite avec beaucoup de soin, comme une relique très précieuse.

Après ces rêveries, dernier contentement que je voulais me donner pour n'y plus revenir, je me remis à mes occupations qui n'étaient pas peu de chose, car tout était en désarroi au moutier, et il me fallait prendre une autorité qui n'était point facile à faire accepter à l'âge que j'avais. Comme tout était au pillage et que tout le monde s'autorisait de la misère qui allait en augmentant, je dus agir d'adresse pour commencer. Je fis un choix parmi les plus pauvres habitants, et je leur permis le pâturage chez nous jusqu'à nouvel ordre ; mais je fis relever les barrières et reboucher avec de l'épine les brèches faites aux clôtures, et, quand on vint pour les arracher, je déclarai qu'on entrerait par les barrières et non autrement. On m'envoya naturellement promener. Alors, ne reculant pas devant la dispute, je fis connaître à ceux qui voulurent m'écouter, que je distinguais les vrais nécessiteux de ceux qui, feignant de l'être et ne l'étant point, me volaient l'aumône que je voulais faire aux premiers. Cela me fit tout de suite un parti qui m'aida à intimider les faux pauvres et à les expulser. Ils revinrent bien dans la nuit arracher mes clôtures, mais je les fis réparer patiemment, et ils s'en lassèrent, voyant qu'on leur donnait tort et que le plus grand nombre se tournait contre eux.

Peu à peu je fis le triage des paresseux vraiment pauvres, mais plus pauvres par leur faute. Je leur persuadai d'aller chercher le pâturage dans des endroits plus éloignés, plus difficiles, mais beaucoup mieux fournis que nos herbes épuisées par trop d'usage. Enfin, aux approches de l'hiver, ayant procuré quelque ouvrage et rendu quelques services, je me trouvai en droit de faire respecter la propriété qui m'était confiée, et j'en vins à peu près à bout.

M. Costejoux, à qui j'écrivis pour lui donner des nouvelles de notre jeune officier et pour lui dire que je veillais autant qu'il m'était possible à ses intérêts, me répondit qu'il était content de la belle conduite d'Émilien, et que, quant à lui, il était bien tranquille sur les soins que je donnerais à son avoir.

« Quelque pillage qu'il y ait eu, me disait-il, il ne peut pas dépasser celui qui règne à Franqueville et que je suis forcé d'endurer, puisque je n'y puis résider à poste fixe. Ce n'est pas ma vieille mère et ma jeune pupille qui peuvent s'y opposer. Il ne serait même pas prudent pour elles de le tenter, car voici le paysan qui, après avoir pillé par haine des nobles et des riches, recommence de plus belle pour les venger, dit-il, des crimes de la République. Je ne sais comment on pense à Valcreux ; je ne veux pas le savoir, je crains bien que partout la réaction royaliste ne se produise aveuglément et ne l'emporte sur les débris agonisants de la liberté, sur les ruines de l'honneur et de la patrie. »

M. Costejoux me chargeait de faire savoir à Émilien que sa sœur était en bonne santé et ne manquait de rien. Il me demandait son adresse pour le lui écrire lui-même. Il finissait en m'appelant sa chère citoyenne et en me demandant pardon de m'avoir traitée jusqu'à ce jour comme une enfant. Il connaissait à ma lettre, disait-il, et bien plus encore à ce qu'il avait vu de ma résolution, de mon intelligence et de mon dévouement, que j'étais une personne digne de son respect et de son amitié.

Cette lettre me flatta et ramena en moi quelques velléités d'accepter l'amour d'Émilien. Je n'étais pas la première venue. Je pouvais lui faire honneur. -- Mais la pauvreté, pouvais-je conjurer un danger si redoutable dans les temps troublés et incertains où nous nous trouvions ? À supposer qu'il revînt petit officier sans avenir, comment élèverait-il une famille, si la femme ne lui apportait que son travail au jour le jour !

C'est alors qu'une idée singulière, sans doute une inspiration de l'amour, s'empara de moi. Ne pouvais-je pas devenir, sinon riche, du moins pourvue d'une petite fortune qui me permettrait d'accepter sans scrupule et sans humiliation la condition bonne ou mauvaise d'Émilien ?

J'avais ouï parler de gens très honnêtes qui de rien étaient devenus quelque chose par la force de leur volonté et la durée de leur patience. Je me mis à faire des calculs et je reconnus qu'au prix où l'on avait la terre dans ce moment-là, on pouvait en peu d'années, se faire un revenu qui triplerait la valeur du capital. Il ne s'agissait que de bien connaître l'aménagement et les ressources de l'agriculture, et je m'en fis des idées assez justes en me rappelant ce qui réussissait ou échouait autour de moi depuis plusieurs années. Je pris conseil de l'ancien maire, car le prieur voyait ces choses-là petitement et au jour le jour. Le père Chenot était plus entendu et plus prévoyant. Il manquait de hardiesse ; il avait fait lentement sa fortune sous la monarchie, et, devant la situation nouvelle, il eût pu faire de meilleures affaires ; mais il les exposait et les démontrait fort bien ; seulement, il avait peur, et n'osait rien pour son compte, la politique l'empêchait de dormir. Il rêvait avec épouvante la restitution des biens nationaux, et, dans ces moments-là, il redevenait démocrate et regrettait M. de Robespierre.

Je fis le compte de mon argent. Déduction faite de ce qui m'avait été prêté par M. Costejoux et de ce qui lui était dû encore pour les profits de son domaine, mon encaisse personnelle résultant de la récolte de Crevant, des leçons que j'avais données et que je donnais encore, des petits profits sur mes bêtes et sur la location de ma maison depuis que mes cousins ne l'habitaient plus, était de trois cents livres quatorze sous six deniers. C'est avec cette belle somme que je me mis en tête de racheter le moutier et ses dépendances, de l'augmenter d'achats de détails successifs, et de reconstituer une terre aussi importante et de meilleur rapport que celle que les moines avaient possédée.

Je ne confiai mon rêve à personne. La raillerie tue l'inspiration et on ne vient à bout que de ce dont on ne permet ni aux autres ni à soi de douter. Je commençai par acheter avec le tiers de mon capital un terrain inculte, qu'avec le second tiers je fis cultiver, enclore, semer et fumer. On déclara que j'étais folle et que je prenais le vrai bon chemin pour perdre le tout. Le paysan de ce temps-là donnait à la terre son temps et sa sueur, mais son argent, jamais. Quand il n'avait pas d'engrais, la terre s'en passait. La terre rapportait en conséquence. Avec beaucoup de temps, elle s'améliorait quelque peu, mais je voyais venir le moment où tout l'argent caché viendrait se jeter dans l'achat des terres, et je voulais faire marcher de compagnie l'acquisition et le plein rapport, afin d'arriver à doubler tout d'un coup la valeur du capital. La chose me réussit ; en 93, on m'offrit de ma terre environ deux cents francs.

— Non pas, répondis-je, ce serait rentrer sans profit dans ma dépense. J'attendrai.

En 95, j'ai vendu ce lopin cinq cent quatre-vingts francs. D'autres achats me rendirent beaucoup plus ; mais je n'entrerai pas dans un détail fastidieux. Tous ceux qui à cette époque ont fait leurs affaires savent qu'il a fallu, pour réussir, la confiance qu'ils ont eue dans les événements. Dans nos campagnes, ce fut d'abord le petit nombre. Jusqu'à la fin de la Convention, ceux qui avaient acheté voulaient pour la plupart revendre et ils revendaient avec perte. Sous le Directoire, ils commencèrent à racheter, ce qui constitua beaucoup de pertes sèches au commencement ; et, malgré tout, ils trouvèrent encore leur compte plus tard, à plus forte raison, ceux qui, comme moi, ne se laissaient pas épouvanter par les menaces et les colères des partis, firent-ils en peu d'années des profils réels et très légitimes.

XXII

Je fis aussi un bon profit sur les laines. Elles étaient fort chères, bien que le bétail fût devenu très abondant. Dans les commencements, la libre pâture sur les terres en séquestre avait fait prospérer les troupeaux. Tout le monde avait doublé et triplé le nombre d'animaux qu'il pouvait nourrir, mais le gaspillage ne profita pas longtemps. La pâture épuisée, on vit dépérir les moutons, et on s'empressa de s'en défaire à vil prix. J'en achetai, un par un, à diverses personnes et à crédit, une certaine quantité que j'envoyai au pays de Crevant sous la garde d'un vieux homme malheureux en qui j'avais reconnu beaucoup d'intelligence et d'activité. Je l'associai à mon profit, et, après qu'il eut loué une cabane et un pâturage dans les environs de l'île aux Fades, il s'établit par là. Le droit de pâture était d'un prix minime. Notre produit de tondaille nous mit à même de payer toutes nos dépenses et d'encaisser une somme ronde. Les agneaux nous vinrent en abondance vers la Noël et nous promirent d'autres profits.

En même temps que j'opérais pour mon compte, je rétablissais les affaires de la gestion du prieur, à la grande surprise de M. Costejoux, qui, dans ses lettres, m'appelait son cher régisseur. Il est certain que, sans moi, il n'eût rien tiré de son domaine.

Pour moi, je voyais bien que la propriété était excellente, mais il eût fallu y mettre de l'argent, et je l'engageais beaucoup à venir s'assurer par lui-même de ce qu'il y avait à faire. Il s'y décida dans le courant de l'hiver qui fut encore un rude et cruel hiver, accompagné d'une disette infâme. Je dis infâme parce qu'elle fut l'ouvrage des spéculateurs. M. Costejoux, en voyant nos belles récoltes, le comprit bien et me le fit comprendre.

Quand nous eûmes bien parlé d'Émilien, qui lui avait écrit, disait-il, des lettres brûlantes de patriotisme, quand il m'eut dit que Louise devenait chaque jour plus jolie et qu'elle était l'enfant gâtée de sa maison, je me décidai, voyant qu'à tous égards il me prenait au sérieux, à lui ouvrir mon cœur et à lui confier mon grand projet. Mais je ne le lui présentai pas comme une chose arrêtée dans mon esprit. Je ne lui désignai pas le moutier comme le but principal de mon ambition, et je le consultai d'une manière générale sur la possibilité de faire fortune avec rien, en face d'une occasion comme celle que présentait la vente des biens nationaux et la situation générale des affaires.

Il m'écouta avec attention, me regarda d'un air pénétrant, me fit encore quelques questions de détail et enfin me répondit comme il suit :

— Ma chère amie, votre idée est très bonne et il faut la réaliser. Il faut m'acheter le moutier et ses dépendances. Je ne veux pas gagner sur cette acquisition, je l'ai faite par pur patriotisme, et mon but est rempli si elle sert à créer l'existence d'une famille laborieuse et honnête comme sera la vôtre. Il faut épouser le jeune Franqueville et lui apporter cette dot.

— Fort bien ; mais comment faire si vous ne me donnez du temps ?

— Je vous donne vingt ans pour vous acquitter. Est-ce assez ?

— À mille francs par an, plus les intérêts, c'est bien assez.

— Je ne veux pas d'intérêts.

— Oh ! alors, nous ne ferons pas d'affaires. Émilien est fier et regarderait cela comme une aumône.

— Alors, j'accepte l'intérêt ; mais à deux pour cent. C'est le revenu des terres affermées dans notre pays.

— Pardon : deux et demi !

— Je me trouverai très bien payé avec deux, puisque Franqueville, en ce moment, ne me rapporte rien. Je suis très étonné du tour de force que vous avez fait pour que le moutier ne me fût pas un placement stérile. J'en avais fait mon deuil pour plusieurs années, je vous dois donc de prendre la somme que vous me remettez comme un payement anticipé sur votre achat de la propriété. À partir de ce jour, elle est à vous. Comme vous êtes mineure, nous ne pouvons faire le contrat, mais notre mutuelle parole suffit, et je prendrai des mesures pour que, dans le cas où je mourrais avant votre majorité, ma volonté, à laquelle je donnerai la forme d'un legs s'il le faut, reçoive son entière exécution. Au besoin, Dumont pourrait endosser le rôle d'acquéreur. J'arrangerai cela, ne vous en inquiétez pas. Et, maintenant, laissez-moi vous dire que vous ne me devez pas de reconnaissance. J'estime que c'est* *vous qui me rendez service. Je désire concentrer sur la terre de Franqueville les dépenses que j'aurai à faire pour la remettre en état de rapport. Vous m'avez fait voir, et j'ai vu très clairement qu'ici rien ne marchera sans d'assez sérieux sacrifices. J'aurais donc à me priver de revenus pendant plusieurs années, et c'est vous qui m'allégez le fardeau en m'offrant l'intérêt de mon capital. Je crains même qu'à ce point de vue l'affaire ne soit onéreuse pour vous et avantageuse pour moi seul. Pensez-y bien avant de vous en charger.

— C'est tout pensé et tout réglé d'avance, répondis-je. Une terre qui, pour le bourgeois qui n'y réside point, n'est qu'un placement d'agrément est, pour le paysan, une vraie richesse. Il y vit et il en vit. Il n'a point vos besoins, vos devoirs de grande hospitalité, vos habitudes de bien-être et de dépenses. Pour demeurer ici, vous parliez, dans le temps, de grosses réparations et de constructions nouvelles. Votre consommation y serait coûteuse, le pays ne produisant point ce qu'il faudrait seulement pour votre table. Nous autres, avec nos gros habits de droguet et de toile fabriqués dans la commune et cousus par nous-mêmes, avec nos pieds nus l'été et nos sabots l'hiver, avec notre nourriture de raves, de sarrasin et de châtaignes que nous trouvons suffisante, avec notre piquette de prunelles que nous trouvons bonne, avec notre travail personnel qui nous épargne celui de plusieurs domestiques et qui nous conserve la santé ; avec notre surveillance de tous les instants, notre travail de jour que ne pourrait point remplacer votre travail de nuit, enfin, avec nos mille petites économies dont vous n'avez pas même idée, nous faisons rendre à la terre tout ce qu'elle peut rendre. Donc, en vous payant un intérêt de deux pour cent, j'aurai encore de quoi amasser pour vous payer le capital. Ainsi l'affaire est bonne pour nous deux et la voilà conclue.

— Il faut pourtant nous occuper du prieur, reprit M. Costejoux ; le pauvre homme ne peut plus rien faire et ne saurait vivre ailleurs que dans un couvent. Je pense bien que vous voudrez l'y garder ; mais son entretien...

— Oh ! je m'en charge ! N'en ayez aucun souci !

— Ma chère Nanette, c'est encore une dépense pour vous. Si nous consacrions à cela les intérêts que vous comptez me servir ?

— Ce n'est pas nécessaire.

— Mais ce serait utile. Vous commencez avec rien une grosse entreprise...

— Si je la commençais avec un père infirme, il me faudrait bien le faire entrer en ligne de compte dans mes dépenses, et je prendrais sur ma nourriture s'il le fallait, pour assurer la sienne, ce qui serait tout simple pour moi comme pour bien d'autres.

— Mais, moi, j'ai bien le droit de considérer aussi le prieur comme un vieux parent infirme dont j'ai le devoir de m'occuper. Voyons, ma brave Nanette, nous nous partagerons le plaisir. Vous ne me payerez l'intérêt qu'à raison d'un pour cent, tant que vivra le prieur ; je le veux ainsi, et voilà qui est convenu en dernier ressort.

Il fut convenu en outre que notre marché serait tenu secret. Je ne voulus même pas en faire part au prieur, dont la fierté se fût peut-être révoltée, car il se regardait encore comme le gérant de la maison, à cause de quelques écritures que je lui donnais à faire, bien que je les eusse faites moi-même mieux et plus vite. Je ne pris pour confident que Dumont, dont la joie fut grande et qui voulut tout aussitôt me libérer de plusieurs annuités d'intérêt, en versant à M. Costejoux les trois mille francs d'économies qu'il possédait et qui étaient déposés chez le banquier, frère de notre ami. Pour cela, il n'y avait que quelques mots d'écrit à échanger, et j'y consentis, n'ayant pas le droit d'empêcher ce digne ami d'assurer en partie l'avenir d'Émilien ; car tout se fit en vue de ce dernier. J'aurais voulu que la vente fût en son nom et à son profit. M. Costejoux n'y consentit point.

— On ne sait ce qui peut arriver, dit-il ; Franqueville est le plus probe des êtres, et je le sais laborieux ; mais j'ignore s'il a votre sagesse et votre persévérance. Je ne vois l'affaire sûre qu'entre vos mains, et c'est avec vous seule que je traite dans son intérêt le mieux pesé et le mieux entendu.

Quand j'eus servi à M. Costejoux le meilleur souper qu'il me fût possible de lui accommoder, et quand le prieur et Dumont se furent retirés, nous eûmes un autre entretien qui me frappa beaucoup. Comme je lui demandais ingénument si le caractère de Louise s'était un peu amélioré :

— Ma chère amie, répondit-il, ce caractère-là sera toujours fantasque, et je plains le mari qui aura à le supporter... à moins que ce mari n'ait plus d'esprit qu'elle, et plus de fermeté qu'une femme n'en saurait avoir. Vous êtes une exception, vous, une très remarquable exception. Vous n'êtes ni une femme ni un homme, vous êtes l'un et l'autre avec les meilleures qualités des deux sexes. Louise de Franqueville est une femme, une vraie femme, avec toutes les séductions et toutes les fantaisies de la faiblesse. La faiblesse est une grâce. C'est pour cela que nous nous attachons aux enfants et que bien souvent nous augmentons leur tyrannie par l'amusement que nous prenons à la subir. Je vous dirai plus ; dans une vie comme celle que je mène depuis deux ans, lutte ardente, autorité nécessaire, souvent rigoureuse, combat acharné et profondément douloureux entre ma bienveillance naturelle et ma méfiance imposée par le fait du devoir politique, il y a comme un irrésistible besoin d'abdiquer dans l'intimité de la famille et d'oublier que l'on est terroriste, pour se laisser terroriser à son tour, ne fût-ce que par les coups de bec d'un petit oiseau. Mes domestiques me sont aveuglément soumis. Mon excellente mère ne voit que par mes yeux. Elle ne changerait pas de bonnet ou de tabatière sans me demander mon avis. J'ai une vie très austère ; les jacobins doivent protester par leurs bonnes mœurs contre les débauches de la jeunesse dorée et les coupables tolérances des girondins. Dans cette solitude où je me plonge après l'agitation des affaires et le bruit de la discussion, il me faut trouver un tyran qui repose ma volonté en m'imposant la sienne, et c'est Louise qui se charge de ce rôle. Coquette de naissance, elle m'agace et me force d'oublier tout pour ne m'occuper que d'elle. Elle me contredit, me raille, me rudoie : quelquefois même, elle m'injurie et me blesse. La forcer de se repentir de son ingratitude et de me demander pardon de son injustice est la tâche que s'impose ma patience, et, en somme, je remporte toujours la victoire dans ce duel sans cesse renouvelé, dont l'excitation me fait à la fois du mal et du bien. Mais ce mal et ce bien, c'est autre chose que les émotions de la politique, et j'ai besoin d'oublier les intérêts généraux qui me semblent gravement compromis, sinon perdus !

— Parlez-moi de cela, monsieur Costejoux, et nous reparlerons de Louise. Je veux d'abord comprendre comment et pourquoi tout vous semble perdu, à vous que j'ai vu si plein d'espoir quand vous disiez et quand vous écriviez : « Encore quelques semaines d'énergie et de rigueur, et puis nous entrerons dans le règne de la justice et de la fraternité. » Avez-vous cru réellement que vous pourriez vous réconcilier avec les timides, après les avoir tant effrayés, et avec les royalistes, après les avoir tant fait souffrir ? Moi, je crois que les hommes ne pardonnent jamais la peur qu'on leur a faite.

— Je le sais, reprit-il vivement. Je ne le sais que trop à présent ! Les modérés nous haïssent plus mortellement encore que les royalistes, car ceux-ci ne sont point lâches. Ils montrent, au contraire, une audace que l'on croyait avoir vaincue. Costumés ridiculement et affectant, pour se distinguer de nous, des airs efféminés, ils s'intitulent muscadins et jeunesse dorée ; à l'heure qu'il est, ils se montrent dans Paris avec de grosses cannes qu'ils feignent de porter mollement et avec lesquelles ils engagent chaque jour des rixes sanglantes avec les patriotes. Ils sont cruels, plus cruels que nous ! ils assassinent dans les rues, sur les chemins ; ils massacrent dans les prisons. Ils poussent à l'anarchie par le crime, le vice, la débauche et le vol à main armée. Ils espèrent ramener la monarchie en égorgeant la République, et ne se cachent guère du dessein d'égorger la France pour la forcer de leur appartenir à tout prix.

— Hélas ! monsieur Costejoux, vous ne raisonniez pas comme cela, je le sais bien, mais comment agissiez-vous ? La violence a autorisé la violence. Vous ne l'aimiez pas, vous ; mais vos amis l'aimaient et vous le savez bien, à présent que l'on connaît ce qui s'est passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai ! vous aviez donné des pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les jacobins parce qu'ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu'il s'occupe peu des royalistes d'à présent qui ne s'attaquent qu'à vous. S'ils font les crimes que votre parti a faits, s'ils égorgent des innocents et massacrent des prisonniers, j'entends dire chez nous que c'est pour tuer la Terreur qui leur a donné l'exemple et que tous les moyens sont bons pour en finir. N'est-ce point ce que vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que, pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de la France par l'échafaud, la guerre, l'exil, et la misère qui a fait périr encore plus de monde ? Ne vous fâchez pas contre moi ; si je me trompe, reprenez-moi ; mais je vous dis ce que j'entends dire et ce à quoi je n'ai rien trouvé à répondre.

Je vis que je lui faisais de la peine, car il ne dit rien pendant un moment, et puis, tout à coup, il reprit le ton de colère que je lui avais vu prendre à Limoges au milieu de la Terreur.

— Oui ! dit-il, c'est notre destinée d'être jugés comme cela ! Nous avons assumé sur nous tous les reproches, toutes les malédictions, toutes les hontes de la Révolution. Je le sais, je le sais ! Nous serons des infâmes, des bêtes féroces, des tyrans, pour avoir voulu sauver la France. Notre châtiment est commencé ! le peuple, à qui nous avons tout sacrifié, pour qui nous avons forcé notre nature jusqu'à être sans scrupule et sans pitié, cette cause sublime à laquelle nous avons immolé nos sentiments d'humanité, notre réputation, et jusqu'à notre conscience légale, c'est là ce qui se tourne contre nous ; c'est le peuple qui nous livrera à nos ennemis implacables, c'est lui qui, dans l'avenir, maudira notre mémoire et haïra en nous le nom sacré de la République. Voilà ce que nous aurons gagné à vouloir donner aux hommes une société fondée sur l'égalité fraternelle et une religion basée sur la raison.

— Eh bien, cela vous étonne, monsieur Costejoux, parce que, vous, grand cœur d'homme, vous n'avez pas eu d'autre idée. Mais, pour trois ou quatre qui pensent comme cela, il y a eu trois et quatre mille, peut-être plus, qui n'ont pas songé à autre chose que contenter leur vieille haine et leur ancienne jalousie contre la noblesse... Ah ! laissez-moi dire, je n'attaque pas ceux que vous estimez, vous les connaissez, vous répondriez d'eux. Le mot de votre parti n'est pas la haine et la vengeance, je le veux bien, je ne sais pas, moi ! La chose dont je suis sûre, c'est que, si on eût fait la Révolution sans se détester les uns les autres, elle aurait réussi. Nous la comprenions, nous l'aimions et nous l'aidions au commencement. Vous l'auriez fait durer si vous n'aviez pas permis les persécutions et tout ce qui a troublé la conscience des simples. Vous avez cru qu'il le fallait. Eh bien, vous vous êtes trompés, et, à présent que vous le sentez, vous tâchez de vous en consoler en disant que l'indulgence eût tout perdu. Vous n'en savez rien, puisque vous n'en avez point essayé. C'est l'effet de vos colères qui a tout perdu, et vous ne pouvez pas vous résigner comme nous autres, bonnes gens du peuple, qui n'avons haï et maltraité personne.

Il voulait riposter ; mais, quand il était fâché, les lèvres lui tremblaient comme aux personnes vives qui ont le cœur bon. Moi, je voulais lui dire tout ce que j'avais dans la conscience, afin que, si mes idées le blessaient, il pût défaire notre marché.

— Vous voulez me dire, repris-je, que c'est la rage du peuple qui vous a emportés et poussés à la vengeance des longues misères qu'il avait endurées. Je sais, pour l'avoir entendu assez déplorer chez nous, que c'est le peuple de Paris et des grandes villes qui vous pousse et vous mène, parce que vous demeurez dans les villes, vous autres gens d'esprit et de savoir. Vous croyez connaître le paysan quand vous connaissez l'ouvrier des faubourgs et des banlieues, et, dans le nombre de ces ouvriers moitié paysans, moitié artisans, vous ne faites attention qu'à ceux qui crient et remuent. Cela vous suffit ; vous pensez pouvoir les compter quand ils sont dehors comme un troupeau s'excitant les uns les autres. Vous ne les voyez point rentrés chez eux et parlant des choses qu'ils ont faites sans les comprendre. Vous causez avec quelques-uns qui vous suivent parce qu'ils veulent de vous quelque chose, des emplois, des récompenses, ou ce qu'ils aiment mieux que tout parce que ces gens sont vaniteux, de l'autorité sur les autres. J'ai vu cela, moi ; j'ai vu à Châteauroux comme on entourait les représentants envoyés de Paris, et Dumont entendait comme on les jugeait, ces quémandeux de pouvoir, dans la rue et sur la porte des maisons. Tout ça, voyez-vous, c'était une cour et un cortège que l'on faisait aux maîtres de la République pour en obtenir ce qu'on voulait, et, si un archevêque ou un prince fût venu à la place, c'eût été les mêmes cris et les mêmes flatteries. Vous qui avez cent fois plus d'esprit que nous, vous avez été tout de même dupe de ces intrigants d'en bas que vous receviez, non sans dégoût, à votre table, et que vous supportiez parce qu'ils vous disaient : « Je réponds de ma rue, de mon faubourg, de ma corporation. » Ils vous trompaient pour se rendre importants et nécessaires. Ils ne pouvaient répondre de rien et vous l'avez bien vu, quand, outrés de leur méchanceté et de leurs pilleries, vous avez dû les punir pour contenter la justice de votre cœur et celle du peuple indigné. Voilà votre malheur et celui de vos amis, monsieur Costejoux ; vous croyez connaître le peuple parce que vous vous jetez résolument au beau milieu de ce qu'il a de plus mauvais et de plus terrible, et vous n'en connaissez que la lie, et vous croyez que le peuple tout entier est féroce et affamé de vengeance. Alors, vous travaillez pour le contentement des pires et vous ne vous doutez pas du blâme des meilleurs. Vous jugez ceux-ci timides et mauvais patriotes parce qu'ils ne vont pas en bonnets rouges vous tutoyer et vous caresser. Moi, je dis que ces modérés si méprisés ont été meilleurs patriotes que les autres, puisqu'ils vous ont supportés pour ne point nuire à la défense du pays. Ce qu'il faudrait connaître, ce qu'il faudrait entendre, voyez-vous, c'est ce qui se dit tout bas, et c'est là ce que vous ne savez jamais, puisque vous ne vivez qu'au milieu des déclamations ou des hurlements. Quand vous l'apprenez, il est trop tard. Aujourd'hui, voilà que les hurleurs et les malfaiteurs du parti ennemi prennent la place des vôtres, et le peuple triste et silencieux vous abandonne à leur colère. C'est alors que vous êtes forcés de compter les têtes et de voir que le grand nombre est contre vous, et cela vous étonne ! Vous dites que le peuple est lâche et ingrat. Eh bien, moi qui en suis, de ce pauvre peuple, moi qui vous aime et qui vous dois la vie d'Émilien, c'est-à-dire plus que la mienne, je vous dis : Vous vous êtes égaré dans une forêt où la nuit nous a surpris et où vous avez pris le sentier d'épines pour le grand chemin. Pour en sortir, il vous a fallu vous battre avec les loups et vous arrivez au jour, tout étonné de voir que vous avez reculé au lieu d'avancer, que vous avez marché avec les bêtes sauvages et que la foule des hommes s'est rangée de l'autre côté. À présent, les royalistes auront beau jeu ; plus méchants que vous, je ne dis pas non, ils ne feront pourtant pas pire que vous. Ils auront leurs flatteurs, leurs intrigants, leurs égorgeurs, leur vilain monde à part, qui les trompera comme vous avez été trompés : et, à leur tour, ils perdront la partie. Qui la gagnera ? Ce sera le premier venu, pourvu que la guerre civile finisse et que chacun puisse vivre chez lui sans craindre d'être dénoncé, emprisonné et guillotiné le lendemain. Et ce n'est pas parce que le monde est royaliste ou girondin, ou égoïste, ou poltron ; ce n'est pas non plus parce qu'on a besoin de repos que cela arrivera. Les bons soldats n'ont pas manqué pour les armées, parce que, de ce côté-là, le devoir est net et la cause bonne. Ce dont on est las, c'est d'être forcé de se méfier, de se haïr et de voir périr des innocents sans pouvoir les assister. On est fatigué aussi de ne point travailler. Pour le paysan, c'est la pire fatigue, et ce ne sont point vos secours, vos allégements et vos aumônes qui le consolent et le dédommagent du temps perdu. Il a un grand courage et une grande bonté de cœur dont vous n'avez pas connu l'emploi. Pris séparément, il a bien des défauts, mais je vais vous parler comme il parle : si vous pouviez mettre en un tas ce qu'il y a de moralité, plus ou moins, dans le cœur de chacun, vous verriez une montagne qui vous ferait peur, parce que vous n'avez point voulu la voir et parce qu'il vous faut renoncer à l'abattre.

J'avais parlé vivement, en marchant par la chambre, en tisonnant le feu, en prenant et quittant mon ouvrage ; je m'étais montée plus que je ne l'avais prévu, et je ne voulais point regarder M. Costejoux pour ne pas perdre le courage d'aller jusqu'au bout de mes idées. Je crois que j'en aurais trouvé encore à dire, mais il en avait assez, lui. Il se leva, me prit le bras et le serra jusqu'à me faire mal, en disant :

— Tais-toi, paysanne ! tu ne vois donc pas que tu m'assassines ?

XXIII

— Ce n'est pas vous que je voudrais tuer, lui dis-je. Je vous aime et vous estime trop pour ça ; mais je voudrais tuer le mensonge auquel vous vous êtes laissé prendre.

— Et ce mensonge, c'est la patrie, la liberté, la justice ?

— Non ! c'est votre fameuse idée que la fin justifie le moyen !

Il alla se rasseoir au bout de la salle et ne s'avoua point vaincu. Il resta pensif ; puis revenant à moi :

— Est-ce que tu aimes passionnément Franqueville ?

— Je ne sais pas bien ce que veut dire le mot passionnément. Je l'aime plus que moi-même, voilà tout ce que je sais.

— Et tu ne pourrais pas en aimer un autre, moi, par exemple ?

Je fus si étonnée, que je ne répondis point.

— Ne sois pas surprise, reprit-il ; je veux me marier, quitter la France, abandonner la politique. Je ne dois rien à Louise que l'aumône du château de ses pères. Elle partagera ce débris de fortune avec Émilien. Ils redeviendront seigneurs de ces paysans qui ne demandent qu'à redevenir serfs... Ne discutons plus ! Je suis dégoûté d'eux, du peuple des villes et de toutes choses. Je hais la noblesse, tu devrais la haïr aussi, car Émilien ne pourra ni ne voudra t'épouser si la monarchie recommence : je ne suis pas plus aristocrate que toi par ma naissance. La fortune que j'ai, je la dois au travail de mon père et au mien. Ne me crains pas, je ne suis pas épris de toi, Nanette ! Si j'écoutais mon penchant, je serais amoureux de Louise. Mais je sais qu'elle est une femmelette, et je vois en toi un esprit supérieur, un caractère admirable. Tu es assez belle pour que l'on te désire, et, si tu m'encourageais, j'oublierais facilement tout ce qui n'est pas toi. Tiens ! ne me réponds pas. Réfléchis. La nuit porte conseil. Tu seras plus utile à Émilien en devenant ma femme qu'en songeant à être la sienne. Tu sais que je l'aime beaucoup. À nous deux nous lui referons une existence ; je te permettrai de le regarder comme ton frère. Je ne serai pas jaloux, on ne doit pas l'être de la droiture en personne... L'homme qui épousera Louise sera dévoré d'inquiétude, celui à qui tu auras dit oui pourra compter sur toi comme sur Dieu. C'est te dire que tu seras appréciée comme tu le mérites... Tais-toi ! attends à demain ! Plus de discussion, plus de récriminations. Décide de ton sort et du mien.

Il prit son flambeau et se retira vivement sans me regarder. Je restai abasourdie, mais non indécise. Quand même j'eusse pu avoir de l'inclination pour lui, je voyais de reste qu'il était follement amoureux de Louise et qu'il ne m'eût épousée que pour s'en guérir. En supposant qu'il n'y eût pas réussi, combien j'aurais été malheureuse ? M. Costejoux était un homme exalté, tout de premier mouvement, et capable de tomber d'un excès dans l'autre. Certainement il méritait qu'on eût le dévouement de s'attacher à lui, mais on risquait fort d'y faire son propre malheur et le sien. Son idée ne m'enivra donc pas. Si je le sentais au-dessus de moi par son éducation et ses grands talents, je le sentais faible et indécis de caractère. Ses moments de violence ne m'eussent point effrayée, mais son agitation intérieure m'eût troublée moi-même et je n'aimais pas le trouble, qui est une incertitude. Combien Franqueville, avec sa simplicité de cœur et sa droiture d'intention, me paraissait plus digne de mes soins et de mon attachement ! Il n'y avait rien en lui qui ne fût clair pour moi, et chacune de ses paroles entrait dans mon âme comme une lumière d'en haut. Certes, il n'aurait jamais l'habileté de faire sa fortune, comme M. Costejoux : il se contentait de si peu de chose en ce monde ! C'était à moi d'y songer pour lui, tandis qu'il me dirigerait dans les choses plus élevées. Et puis je l'aimais uniquement, je l'avais aimé toute ma vie, je n'aurais pu seulement essayer d'en aimer un autre, ne fût-ce que moitié moins.

Le lendemain matin, M. Costejoux, qui se disposait à partir et à qui je servais son déjeuner, voyant que j'étais aussi calme qu'à l'ordinaire et que je ne cherchais point à être seule avec lui, comprit bien que je n'avais pas changé d'idée et parut se repentir de ce qu'il m'avait dit la veille.

— J'étais très animé, me dit-il, vous m'avez troublé avec vos idées où il y a du vrai, mais qui pèchent par la base, car vous supposez que la situation où nous nous sommes trouvés avait été faite et choisie par nous, tandis que nous avons été forcés de la subir. Dans cette discussion, un petit secret que j'ai dans un recoin du cœur m'a échappé, et le sot dépit qu'il me cause, mince blessure à ajouter à toutes celles qui me déchirent l'âme, m'a porté, je ne sais comment, à vous dire des choses folles, dont vous vous moqueriez si vous n'étiez une personne généreuse et sage. Puis-je compter que vous les garderez pour vous seule et qu'Émilien même... Émilien surtout, n'en sera pas instruit ?

— Comme je n'ai pas eu seulement l'idée de vous faire dire ces choses, et que vous les avez dites vous-même sans réflexion, ma conscience ne m'oblige pas à les lui rapporter. Comptez, d'ailleurs, qu'elles seront oubliées de moi aussi vite qu'elles ont été conçues par vous.

— Je vous en remercie, Nanette, et je compte sur votre parole. Un moment peut venir où j'aurai à demander à Franqueville la main de sa sœur. La confidence que vous lui auriez faite de mes irrésolutions pourrait le mal disposer. Il est plus sérieux que moi parce qu'il est naïf. Il ne me comprendrait pas.

— C'est vrai ! Que ces irrésolutions soient donc bien enterrées, monsieur Costejoux. Si vous aimez vraiment Louise, vous la corrigerez de ses petits travers que vous encouragez trop, c'est vous-même qui le dites. Faites-vous aimer, une femme donne toujours raison et autorité à celui qu'elle aime. Maintenant, mon cher monsieur, réfléchissez à l'affaire qui était convenue entre nous. Si elle ne vous satisfait pas entièrement...

— Elle me satisfait, elle est conclue, je ne la regrette pas. Croyez bien, Nanette, que je suis plus que jamais votre ami et très fier de l'être.

Il me serra cordialement la main, et, le prieur étant venu se mettre à table, il causa librement et avec une sorte de résignation moqueuse des choses qui se passaient à Paris et qui nous parurent bien étonnantes, à nous autres. Il nous apprit que, pendant que nous étions encore tout ébranlés et comme brisés par les émotions de la veille, les privations et les souffrances du présent avec les appréhensions du lendemain, le beau monde était en joie et semblait devenu fou. Il nous raconta les fêtes que donnaient Mme Tallien et Mme Beauharnais, les costumes grecs de ces dames, les bals des victimes où l'on saluait en faisant la pantomime de laisser tomber sa tête, où l'on dansait en robe blanche et ceinture de deuil, où l'on se coiffait en cheveux courts dits toilette de guillotine, où l'on n'était admis enfin que lorsqu'on avait eu au moins un guillotiné dans sa famille. Cela me parut si atroce et si lugubre, que j'eus peur et que j'en rêvai la nuit suivante. J'aurais compris des réunions de royalistes où l'on eût fait quelque simulacre funèbre avec des larmes en commun ou des serments de vengeance ; mais danser sur la tombe des parents et des amis, c'était du délire, et Paris en fête m'épouvantait l'esprit encore plus que Paris se ruant autour de l'échafaud.

Pendant qu'on faisait ces réjouissances cyniques dans le beau monde, nos pauvres et sublimes armées prenaient la Hollande. Aux premiers jours de février 95, je reçus une lettre d'Émilien :

« Nous sommes entrés aujourd'hui 20 janvier à Amsterdam, sans souliers, sans vêtements et couvrant notre nudité avec des tresses en paille, mais en bon ordre et musique en tête. On ne nous attendait pas si tôt, rien n'était prêt pour nous recevoir. Nous avons attendu six heures dans la neige, qu'on pût nous donner du pain et nous caserner. Pas un murmure n'est sorti de la poitrine de nos héroïques soldats, et les vaincus les contemplaient avec admiration. Ah ! mon amie, qu'on est fier de conduire de tels hommes et d'appartenir à cette armée où l'âme de la France, égarée et meurtrie, s'est réfugiée, pure et sublime, libre de toute pensée personnelle, enivrée de l'amour de la République et de la patrie ! Que je suis heureux de t'aimer et de me sentir digne de toi après des souffrances inouïes acceptées joyeusement ! Ne plains pas ton ami, sois heureuse aussi, et compte que, aussitôt la paix faite, il ira chercher dans tes bras sa récompense. Dis à mon père Dumont que je le chéris, et à Mariotte que je l'embrasse. Dis à notre cher prieur que j'ai pensé à ses paroles à tous les moments de mon épreuve. En souffrant le froid, la fatigue, la faim, je me disais : "On a fait le mal, et le mal a fait tous les maux. Il faut pourtant forcer le bien à renaître. Pour cela, il faut souffrir, et le soldat est la victime expiatoire qui réconciliera le* *ciel avec la France." »

Il y avait en post-scriptum :

« J'allais oublier de vous dire que j'ai été nommé capitaine à l'affaire de Dueren, sur le champ de bataille. »

Rassemblés tous les quatre, le prieur, Dumont, Mariotte et moi autour de cette chère lettre, nous pleurions de plaisir et de douleur. Il ne disait pas quand il reviendrait : nous ne savions pas s'il ne serait pas bientôt aux prises avec de nouvelles souffrances et de nouveaux dangers ; mais il nous voulait contents et fiers de son martyre ; nous nous efforcions d'oublier le chagrin pour ne sentir que la joie.

Aux approches du printemps, le prieur qui avait, grâce à nos soins, assez bien supporté ce rude hiver, se trouva tout à coup plus malade. Je ne le quittais presque plus, ce qui gênait bien ma surveillance et mes occupations ; mais j'étais décidée à tout perdre plutôt que de l'abandonner à lui-même. Sa maladie était de celles où le courage fait défaut. Il ne se sentait point souffrant, il mangeait bien et il aurait eu de la force s'il eût pu respirer. Cet étouffement lui causait une sorte de colère suivie de profonds découragements. Moi seule pouvais alors le consoler.

Un jour qu'il se sentait mieux, il m'engagea à prendre l'air et j'en profitai pour aller voir un autre malade, une pauvre femme à laquelle je m'intéressais aussi et qui demeurait assez loin. J'allai et revins vite ; mais les jours étaient encore courts. Partie à midi, je me trouvai en un bois à la nuit, et, comme les loups ne manquaient point, ce fut plaisir pour moi d'entendre parler et marcher à peu de distance, sur un chemin qui traversait le bois par le milieu, tandis que je me dirigeais en biaisant vers la lisière. L'idée me vint de prendre le plus long et de suivre ces gens qui me rassuraient contre les mauvaises bêtes. Pourtant, ils n'étaient pas de chez nous, car ils allaient dans un autre sens, et, comme j'étais une trop grande fille pour faire ronde avec des étrangers, je les suivis sans faire de bruit.

J'étais assez près pour entendre leurs voix, et il me sembla distinguer quelques paroles ; entre autres : le prieur -- moutier de Valcreux -- minuit !

Ceci me donna de l'inquiétude, je doublai le pas légèrement, sans me faire entendre, et me trouvai bientôt à portée de ne rien perdre.

Ils s'étaient arrêtés et, autant que je pus compter les voix, car la nuit ne me permettait pas de voir à travers les branches, ils n'étaient que trois. Je compris qu'ils en attendaient d'autres qui arrivèrent un moment après, et puis d'autres encore, et ils se comptèrent mystérieusement, à demi-voix, en se donnant des noms dont aucun ne m'était connu et qui me firent l'effet d'une convention entre eux : Trompe-la-Mort, Gargousse, Franc-Limier, etc. Ils parlaient aussi en mots convenus comme une espèce d'argot.

Je compris pourtant, ou plutôt je devinai. C'était une bande de ces malfaiteurs inconnus qui, sous prétexte de royalisme, surprenaient les châteaux ou les fermes durant la nuit et torturaient les gens qui s'y trouvaient pour avoir leur argent. On en parlait dans le pays et on en avait grand-peur. On racontait d'eux des cruautés effroyables et des vols audacieux. On nous avait tant annoncé, d'année en année, des brigands qui n'avaient jamais paru chez nous, que je n'y croyais plus. Force me fut de voir le danger et de l'apprécier.

Ils étaient sept et ne se jugeaient point en nombre suffisant pour attaquer l'abbaye de Beaulieu, qui était devenue une ferme habitée et bien gardée. À Valcreux, disaient-ils, il n'y avait que le vieux prieur, deux vieux ouvriers et deux femmes. Ils étaient bien renseignés ; seulement, ils ne comptaient pas Dumont, ce qui me prouva qu'il n'y en avait aucun de notre commune. Cela me fit plaisir.

S'emparer du moutier n'était donc pas difficile ; mais y avait-il là quelque chose à prendre qui en valût la peine ? On ne connaissait aucune économie au prieur, et la République s'était emparée de tout l'argent des moines. Il n'y avait qu'un plaisir à espérer, celui de dévaster la propriété du jacobin Costejoux.

Un de ces hommes insista sur l'argent que devait avoir le prieur. Il dit que ces gens-là étaient plus malins que la République et qu'ils avaient constamment trouvé le moyen de lui soustraire quelque chose. Il paraît qu'il ne faisait pas plus de cas des gens d'Église que des jacobins.

Le dernier avis parut l'emporter et on parla de la manière de s'introduire. Deux de ces hommes devaient se présenter dans la soirée comme mendiants et demander à coucher dans la grange. À minuit, ils ouvriraient la porte aux deux autres. Ils ne paraissaient pas ignorer que les brèches avaient été réparées et qu'il n'était pas facile d'entrer par-dessus les murs. En attendant, ces bandits parlèrent de souper chez le garde de la forêt, qui était un homme à eux, une manière de complice et de receleur.

Je jugeai que je n'avais pas de temps à perdre pour contrarier ces beaux projets. Je m'apprêtais à quitter ma cachette pour m'éloigner, lorsque je heurtai une souche dans l'obscurité et fis quelque bruit en tombant. Tous firent silence et j'entendis armer des fusils. Je restai à terre immobile. On chercha autour de moi ; je pensais que c'était ma dernière heure, car ils ne faisaient point de grâce à ceux qui découvraient leur secret. Ils ne me trouvèrent pas et s'imaginèrent n'avoir entendu que le bruit d'une branche morte tombant d'un arbre. Je profitai, pour m'échapper, du bruit qu'ils firent eux-mêmes en retournant à leur carrefour. Mais, forcée de percer dans le taillis, car toutes les routes que j'aurais pu prendre aboutissaient à ce carrefour d'où ils auraient pu me voir, je ne pus savoir où j'étais et je m'égarai pendant une bonne demi-heure, tremblant de revenir sur mes pas et de me retrouver auprès d'eux.

Enfin, après m'être heurtée à bien des arbres et déchirée à toutes les épines, je me retrouvai à la lisière du bois, et je m'enfuis à travers la lande jusqu'à ce que j'eusse rejoint le chemin de Valcreux. J'y arrivai baignée de sueur malgré le froid qu'il faisait, et si essoufflée que j'avais peine à m'expliquer. J'allai au plus pressé, qui était de courir chez notre ancien maire, lequel était réélu depuis deux jours, et de lui raconter l'aventure. Il savait que je n'étais ni peureuse, ni visionnaire, et, sur-le-champ, il manda le garde champêtre pour rassembler le monde et avertir du danger qui menaçait le moutier. Nous n'avions plus guère d'hommes valides, tous les jeunes étaient à l'armée, mais les vieux ne manquaient pas de courage, et, quand on sut que les brigands n'étaient pas plus de sept, on résolut de tâcher de les prendre, car on soupçonnait plus d'une personne mal famée des environs de faire partie de la bande et on leur en voulait plus que s'ils eussent été des étrangers.

On s'arma comme on put. On avait encore quelques vieux fusils cachés qui avaient échappé aux réquisitions ; et puis on avait les fameuses piques et hallebardes prises au moutier en 89 et qui faisaient le fond de l'armement de la garde nationale de la commune. On m'engagea à bien recevoir les faux mendiants et à leur laisser ouvrir la porte à minuit. On convint que vingt des nôtres se tiendraient cachés dans le pli de terrain autour de la fontaine aux Miracles ; douze autres seraient cachés d'avance dans la chapelle du moutier, de manière à prendre les bandits par-devant et par-derrière.

Je courus donc avertir le prieur, et je l'engageai à se tenir bien tranquille dans sa chambre, que je chargeai Dumont de garder avec la Mariotte. Celle-ci mit en riant une broche derrière la porte, bien résolue à s'en armer au besoin. Les deux ouvriers veillèrent dans la cuisine et je m'en retournai à la grande porte pour recevoir les faux mendiants, qui ne tardèrent pas à se présenter et que je fis entrer sans leur témoigner de défiance.

Je leur demandai s'ils avaient faim. Ils répondirent que non, qu'ils avaient beaucoup marché et ne souhaitaient qu'un coin pour dormir. Je les conduisis à l'endroit que je leur destinais et ils se jetèrent sur un tas de fougères, comme des gens harassés. J'eus à veiller à ce que nos amis du village fussent assez prudents pour s'introduire sans bruit un à un dans la chapelle. Mais j'eus beau faire et beau dire, ils ne purent se tenir d'y causer à voix basse et bientôt je vis que les deux bandits ne dormaient pas, qu'ils se méfiaient et se glissaient dans la cour pour observer. Il était déjà onze heures du soir quand tous les préparatifs de nos défenseurs furent terminés, et nous fûmes surpris d'entendre les chouettes du donjon crier plus que de coutume. Je fis grande attention, et tout à coup, je dis à nos gens :

— Ce ne sont pas de vrais cris d'oiseau. Les chouettes elles-mêmes s'en aperçoivent, elles ne disent plus rien. Ce sont nos deux bandits qui ont grimpé au faîte du grenier et qui avertissent leurs camarades de ne pas approcher, parce que le moutier est en état de défense. Je serais bien étonnée si, dans un moment, ils n'essayaient pas de sortir du moutier pour les rejoindre.

— En ce cas, me répondit-on, il faut les guetter, leur tomber dessus et les arrêter.

Ce fut fait sans grand effort, car ces gens se rendirent sans résistance, leur rôle étant de ne pas comprendre de quoi on pouvait les accuser. On les mit dans le cachot du moutier, d'où ils ne pouvaient se faire entendre, et ils n'essayèrent plus d'avertir, ce qui les eût trop compromis.

Tout cela prit environ une heure, et minuit sonnait quand chacun se retrouva à son poste. Nous ouvrîmes la porte à moitié, et, pendant dix bonnes minutes, on réussit à ne pas faire un mouvement, à ne pas échanger une parole. Je me tenais dans la tourelle de l'ancien frère portier, à même de jeter des pierres sur les assaillants, car je m'attendais à un essai de combat, et je ne voulais pas avoir exposé mes amis sans payer aussi de ma personne.

Tout à coup je sentis une odeur de brûlé, et, regardant par la meurtrière qui donnait sur la cour, je vis la fumée sortir de la grange. Les deux bandits, soit par mégarde, soit à dessein, y avaient mis le feu en sortant. Je n'eus que le temps d'avertir les hommes postés dans la chapelle. On éteignit vite ce commencement d'incendie, et ceux qui attendaient près de la fontaine se rapprochèrent afin d'entourer l'entrée du moutier, n'espérant plus s'emparer de la bande par surprise. Tout cela fut cause qu'elle ne vint pas, mais on vit approcher deux éclaireurs à cheval, et, comme on leur courait sus, ils prirent la fuite au triple galop et disparurent dans la nuit. Ils étaient bien montés, et nous ne l'étions pas du tout. Il fallut renoncer à les prendre et à les connaître. On monta la garde durant plusieurs nuits, ce qui fut inutile ; ils se tinrent pour avertis et ne* *reparurent ni chez nous, ni aux environs. On conduisit les deux prisonniers à Chambon, où ils furent interrogés. L'un des deux nia tout et jura que, s'il avait mis le feu dans notre grange en fumant sa pipe, il n'en savait absolument rien et ne pouvait ni s'en justifier ni s'en accuser. L'autre fit le rôle d'imbécile et ne répondit à aucune question. On avait trouvé sur eux des couteaux qui ressemblaient à de grands poignards. Il n'y eut pas d'autre révélation de leurs mauvais desseins. On les garda assez longtemps en prison, afin de s'enquérir de ce qu'ils étaient. On ne put le découvrir et on les condamna comme vagabonds à faire plusieurs mois de détention à Limoges.

XXIV

Je ne sus ces choses que beaucoup plus tard, car cette alerte si heureusement déjouée amena de graves résultats d'un autre genre.

Malgré tout ce que nous avions fait pour rassurer le prieur, il avait eu une peur affreuse, et, le lendemain, il fut pris d'une grosse fièvre avec le délire. Je dus le garder durant trois nuits, bien que je me sentisse très malade moi-même sans savoir de quoi et pourquoi, car je n'avais pas eu d'autre peur que celle d'être surprise aux écoutes dans le bois et celle de ne pas arriver chez nous à temps pour déjouer les projets des brigands. J'avais eu à songer à tant de choses ensuite, que je me souvenais à peine d'avoir été effrayée et surmenée de fatigue. Je m'étais mise en quatre et en dix, après la fuite des bandits, pour donner à boire et à manger à ceux qui nous avaient porté secours de si bon cœur. On s'était régalé de tous mes fromages, on avait bu force piquette et chanté jusqu'au jour dans le grand réfectoire du couvent, de sorte que les préparatifs et l'attente de la bataille s'étaient terminés, comme il arrive toujours entre paysans, par une fête. J'espérais que ces chants du pays, si doux et si naïfs, réjouiraient l'oreille du prieur et lui ôteraient toute inquiétude. Il n'en fut rien ; il s'obstina à croire que les brigands festoyaient chez nous et qu'ils allaient venir le torturer pour avoir son argent.

— Eh mon Dieu, lui dis-je, ne sachant plus quelles raisons lui faire entendre, quand même ils seraient chez nous et voudraient nous dépouiller, nous ne serions pas torturés pour cela. Il serait bien facile de leur abandonner, sans nous faire prier, le peu que nous avons à la maison, et je ne comprends pas que vous vous tourmentiez si fort pour une pauvre petite bourse qui ne mérite certainement pas le martyre dont on vous menacerait.

— Ma bourse ! s'écria-t-il en s'agitant sur son lit, jamais ! jamais ! Mon avoir, mon bien ! J'y tiens plus qu'à ma vie. Non ! Jamais ! Je mourrai dans les supplices plutôt que de rien révéler. Qu'on apprête le bûcher, me voilà ! brûlez-moi, coupez-moi par morceaux, faites, misérables, je suis prêt, je ne dirai rien !

Il ne se calma que dans la matinée, et, le soir, il recommença son rêve, ses cris, ses terreurs, ses protestations. Le médecin le trouva bien mal, et, la nuit suivante, ce fut encore pire. Je m'épuisais à le tranquilliser, il ne m'écoutait pas et ne me connaissait plus. Le médecin m'engagea à prendre du repos, il me dit que j'avais la figure très altérée et qu'il me croyait très malade aussi.

— Je ne suis pas du tout malade, lui répondis-je ; ne vous occupez que de ce pauvre homme qui souffre tant !

Et, comme je disais cela, il paraît que je tombai tout à coup comme morte et qu'on m'emporta dans ma chambre. Je ne m'aperçus de rien, j'étais tout à fait sans force, sans connaissance et sans souvenir ni souci d'aucune chose. Je n'éprouvais qu'un besoin, dormir, dormir encore, dormir toujours. Ma seule souffrance, c'était quand on m'examinait et quand on m'interrogeait. C'était pour moi un dérangement cruel, un effort impossible à faire. Je restai ainsi sept jours entiers. J'avais pris une fluxion de poitrine. Ce fut ma seule maladie, mais elle fut très grave et on espérait peu de moi quand je repris ma connaissance tout d'un coup, comme je l'avais perdue, sans avoir conscience de rien.

J'eus de la peine à rassembler mes souvenirs. J'avais rêvé dans la fièvre que le prieur était mort. Je l'avais vu enterrer ; -- et puis c'était Émilien, et puis moi-même. Enfin je réussis à questionner Dumont que je reconnus auprès de mon lit :

— Vous êtes sauvée, me dit-il.

— Et les autres ?

— Tous les autres vont bien.

— Émilien ?

— Bonnes nouvelles. La paix est faite là-bas.

— Le prieur ?

— Mieux, mieux ! beaucoup mieux !

— Mariotte ?

— Elle est là.

— Ah oui ! mais qui donc soigne... ?

— Le prieur ? Il est bien*. *J'y retourne. Dormez, ne vous inquiétez de rien.

Je me rendormis et j'entrai tout de suite en convalescence. La maladie n'avait pas duré assez longtemps pour m'affaiblir beaucoup. Je fus bientôt en état de me tenir sur un fauteuil et j'aurais voulu aller voir le prieur, mais on m'en empêcha.

— Puisqu'il va si bien, dis-je à Dumont, pourquoi ne vient-il pas me voir ?

— Le médecin a défendu qu'on vous fît parler, ayez patience deux ou trois jours encore. Vous devez cela à vos amis qui ont été si inquiets de vous.

Je me soumis ; mais, le lendemain, sentant que je pouvais faire le tour de la chambre sans fatigue, je m'approchai de ma fenêtre et je regardai celle du prieur ; elle était fermée, ce qui était tout à fait contraire aux habitudes d'un asthmatique qui permettait à peine qu'elle fût fermée la nuit par les grands froids.

— Dumont, m'écriai-je, vous me trompez !... Le prieur...

— Voilà que vous vous tourmentez, répondit-il, et que vous risquez de retomber malade ! Ce n'est pas bien, vous avez* *promis de patienter.

Je me rassis et je cachai mon angoisse ; Dumont, pour me faire croire qu'il allait chez le prieur, me laissa avec la Mariotte que je ne voulus pas questionner. Comme c'était l'heure de me faire manger, elle me quitta pour aller faire ma soupe. Alors, me trouvant seule et ne pouvant supporter plus longtemps mon incertitude, je sortis doucement de ma chambre, et, en me soutenant contre les murs, je gagnai celle du prieur qui était au bout du petit cloître. Elle était ouverte ; le lit sans rideaux, les matelas retournés et repliés en deux, la chambre bien nettoyée, bien rangée, le grand fauteuil de cuir tourné contre la muraille, les vêtements serrés dans les armoires, un reste d'odeur d'encens mortuaire, tout me révélait la triste vérité. Je me rappelai que, de la chambre voisine qui était celle d'Émilien, on voyait le cimetière. J'y allai, je regardai. Je vis près de l'entrée une tombe toute fraîche avec une croix de bois blanc sur laquelle on n'avait rien écrit et dans les branches de laquelle était passée une grosse couronne de feuillage flétrie depuis peu.

Voilà donc tout ce qui restait de ce cher malade que j'avais tant disputé à la mort ! Pendant que je luttais moi-même contre elle, elle s'était emparée de lui. Je ne l'avais pas su... à moins que mon rêve de fièvre n'eût été une vision de ce qui se passait réellement à ce moment-là.

Je retournai chez moi brisée et j'eus encore un accès de fièvre, mais sans gravité. Les larmes vinrent et me soulagèrent physiquement ; mais mon cœur était brisé de n'avoir pu recueillir le dernier adieu et la bénédiction suprême de mon pauvre cher ami.

Quand je fus tout à fait remise, on se décida à m'apprendre les détails de sa mort. Il avait succombé à son mal après un mieux apparent et avec un grand calme.

Ce malheur nous était arrivé au moment où j'étais au plus mal. Il m'avait beaucoup demandée, on lui avait caché mon état, mais il avait bien fallu lui dire que j'étais indisposée ; alors il avait appelé Dumont et s'était entretenu avec lui de ses dernières volontés.

— À présent, ajouta Dumont, si vous vous sentez bien et de force à supporter une nouvelle émotion qui ne fera, je le sais, qu'ajouter à vos regrets, écoutez-moi. M. le prieur, à qui vous supposiez de très petites ressources et que vous entreteniez de tout par votre travail sans lui permettre de rien dépenser, sachant combien il tenait à son argent, était riche d'une somme de vingt-cinq mille francs que je lui avais rapportée de Guéret, son pays, où il m'envoya, il y a quatre ans, pour toucher son héritage. Je lui avais promis le secret, je le lui ai gardé ; je connaissais aussi ses intentions, et, quand il s'effrayait tant des bandits, je savais aussi que ce n'était pas à cause de lui-même qu'il tenait à conserver son bien ; c'était à cause de vous, Nanette, de vous, son héritière, car vous voilà riche, grâce à lui, très riche pour Émilien, que vous ne vous ferez pas scrupule d'épouser.

« "Ces enfants m'ont sauvé, m'a dit le prieur. Ils m'ont tiré d'un cachot où j'ai laissé ma santé, mais où, sans eux, j'aurais laissé ma vie. Voilà maintenant que la vie aussi me quitte, ne laissez pas les prêtres venir me tourmenter. J'en sais aussi long qu'eux. Je me confesse à Dieu directement, à Dieu auquel je crois, tandis que, pour la plupart, ils en doutent. J'espère mourir en paix avec lui, et, si j'ai fait des fautes en ma vie, je les répare par une bonne action. J'enrichis deux enfants qui m'ont aimé, soigné, consolé, fait durer le plus qu'ils ont pu, Nanette surtout. Elle a été un ange pour moi, un véritable ange gardien ! Elle s'est imposé, pour moi, les plus grands sacrifices, elle mérite bien ce que je fais pour elle. C'est elle seule que j'institue mon héritière, sachant bien qui elle aime et qui elle épousera. Elle a une bonne tête, elle tirera bon parti de mon argent. Dès que vous m'aurez fermé les yeux, prenez mon portefeuille qui est sous mon oreiller. Il contient un mandat payable à vue pour la somme que je vous ai dite, et qui est déposée chez le banquier frère de Costejoux, à Limoges. Mon testament, qui date du jour où vous m'avez apporté cette somme, a été déposé entre les mains de Costejoux lui-même, qui en ignore les dispositions. Vous conduirez Nanette chez lui et il la mettra en possession de son héritage."

« J'objectai au prieur, continua Dumont, qu'il avait une famille qu'il n'avait peut-être pas le droit de frustrer de cet héritage. Il me répondit qu'il était en règle : que ses frères et sœurs, ayant joui de ses revenus pendant les quarante années qu'il avait passées au couvent, lui avaient offert très honnêtement de les lui restituer, en même temps que sa légitime, et qu'il avait refusé, moyennant qu'ils renonceraient à son héritage, à quoi ils avaient consenti. Il avait cet acte en bonne forme, et la moralité de ses parents était une garantie de plus. Enfin, je devais trouver et j'ai trouvé en effet toutes les pièces dans le portefeuille. Je n'ai pas attendu votre guérison pour écrire à M. Costejoux, qui m'a répondu et qui sera ici ce soir pour vous mettre en possession de vos titres, après toutes les formalités qu'il s'est chargé de remplir. Il vous demandera quel emploi vous voulez faire de votre capital, c'est à vous d'aviser.

— Mon pauvre Dumont, lui répondis-je, je n'y ai vraiment pas la tête, tu vois ! Je ne fais que pleurer. Je ne peux songer qu'à ce pauvre cher homme qui n'est plus là et que je n'ai pas seulement pu remercier de son amitié pour moi !

— Tu le remercieras dans tes prières, reprit Dumont, qui, me regardant déjà comme la femme d'Émilien, ne voulait plus me tutoyer, mais qui y retombait de temps en temps, ce qui me faisait plaisir. Je n'ai jamais été grand dévot, ajouta-t-il, mais je crois que les âmes nous entendent, et, la nuit, je m'imagine que je cause encore avec ce cher prieur et qu'il me répond.

— C'est comme moi, Dumont, je le vois et je l'entends toujours, et ma seule consolation est d'espérer qu'il me voit et m'entend aussi. J'espère qu'il sait bien que, si je n'ai pas reçu son dernier soupir, ce n'est pas ma faute, qu'il voit comme je le pleure, comme je l'aime, et combien j'aurais été plus contente de le conserver que d'être riche !

— Moi, dit Dumont, je suis sûr que son âme se réjouit d'avoir assuré l'avenir de ses chers enfants. Croiriez-vous qu'il m'a embrassé, une heure avant de s'endormir de son dernier sommeil, et qu'il m'a dit : « Voilà ma bénédiction pour Nanette et pour Émilien ! »

Comme chaque parole de Dumont me faisait pleurer, il craignit de me rendre malade et m'emmena au jardin. Il commençait à faire beau, et nous vîmes bientôt M. Costejoux, qui me fit appuyer sur son bras pour rentrer et me témoigna beaucoup d'intérêt. Il m'apportait le testament et les pièces qui me mettaient en possession des vingt-cinq mille francs.

Quand je fus en état de parler d'affaires, je répondis à ses questions que je souhaitais lui payer tout de suite la propriété qu'il m'avait vendue.

— Vous auriez tort, me dit-il ; votre argent vous rapporte six pour cent chez mon frère ; vous feriez mieux de me payer deux pour cent et d'utiliser le reste de vos revenus pour de nouvelles acquisitions.

— Je* *ferai ce que vous me conseillerez, lui répondis-je. Je n'ai plus de volonté.

— Ça reviendra, reprit-il, vous reconnaîtrez que je vous donne un bon conseil. Avec votre économie et votre activité, vous arriverez à vous libérer avec moi sans vous en apercevoir, tout en arrondissant peu à peu votre domaine qui, dans vingt ans, aura triplé de valeur, sinon quadruplé. Remarquez que l'intérêt que vous me servirez ira toujours en diminuant avec le chiffre de la dette. Nous en reparlerons demain. Causons aujourd'hui d'Émilien. Comptez-vous l'avertir de votre nouvelle situation ?

— Non, non, monsieur Costejoux ! Je veux lui laisser le mérite de me prendre pauvre. Qui sait si ce ne serait point à son tour d'avoir des scrupules ?

— Non ! il n'en aura pas ! Je le connais bien. Son âme vit dans une région plus élevée que le positif. L'argent n'a pas de valeur pour lui. C'est une espèce de saint des temps évangéliques ; mais il est heureux que vous soyez pratique, et il faut continuer à l'être pour deux. Épousez-le et dirigez les affaires, c'est ainsi qu'il sera heureux.

J'insistai pour qu'Émilien ne fût pas informé. Je prenais plaisir à le surprendre à son retour, car je savais bien que, s'il ne se souciait pas de l'argent, il avait de l'affection pour le moutier et serait content de s'y voir établi pour toujours. Il fut donc convenu qu'il serait averti seulement de la mort du prieur et de la tendre bénédiction qu'il lui avait envoyée à sa dernière heure.

M. Costejoux, me trouvant très éprouvée par la maladie et le chagrin, m'engagea à venir voir Louise à Franqueville :

— C'est, me dit-il, un voyage de quelques heures, la voiture vous fera du bien, le changement d'air aussi. Et puis vous devez à votre ami de vous assurer par vos yeux des soins que nous donnons à sa sœur, ainsi que de la belle santé qu'elle a recouvrée. Vous ne l'avez pas pu jusqu'à présent, et c'est le premier usage que vous devez faire de votre liberté.

Je consentis à aller passer vingt-quatre heures à Franqueville. J'emmenai Dumont afin d'épargner à M. Costejoux la peine de me ramener, et nous partîmes avec lui le lendemain.

Chemin faisant, il me parla beaucoup de Louise et même il ne me parla que d'elle. Je vis bien qu'il en était de plus en plus épris et qu'il espérait lui faire accepter son nom roturier, malgré quelques petites grimaces qu'elle faisait à cette idée. Je lui demandai si elle était instruite des projets d'Émilien à mon égard.

— Non ! me répondit-il, elle ne les soupçonne même pas. Vous verrez si vous jugez à propos de la préparer à ce qui doit s'accomplir.

J'avouai à M. Costejoux que je redoutais beaucoup les dédains et même les mépris de Louise.

— Non, dit-il ; elle n'est plus l'enfant maladive et maussade que vous avez connue. Elle a compris la force des événements, elle s'y est soumise. Sa haine pour la Révolution est un jeu, une taquinerie, oserai-je dire une coquetterie à mon adresse !

— Dites-le si cela est !

— Eh bien, cela est ! Louise veut que je l'aime et semble me dire que je dois payer, en subissant ses malices, le plaisir d'être aimé d'elle. Au reste, il y a déjà quelque temps que nous n'avons causé politique. Je ne serai pas fâché de voir comment elle prendra votre mariage avec son frère : pourtant nous n'en dirons rien si vous répugnez à cette confidence.

— Laissez-moi juge de l'opportunité, répondis-je ; il faut voir quel accueil elle va me faire.

Aux approches de Franqueville, je me sentis très émue de voir pour la première fois le pays où mon cher Émilien avait passé son enfance. Je me penchais à la portière pour regarder toutes choses et toutes gens. C'était un pays de collines et de ravins très ressemblant au nôtre ; la vallée où le château était situé avait plus d'ouverture et moins de sauvagerie que celle du moutier. La campagne paraissait plus riche, les habitants plus aisés avaient l'air plus fiers et moins doux.

— Ils ne sont pas très faciles à vivre, me dit M. Costejoux. Ils se passionnent plus que les gens de chez vous pour les choses politiques et ils les comprennent moins. Ils n'ont pas la moitié autant de bon sens, et l'honnêteté n'est pas leur vertu dominante. La faute n'en est point à eux, mais à la mauvaise influence d'un grand château et du contact d'une nombreuse valetaille. Feu le marquis ne s'occupait nullement des rustres de son domaine. Il connaissait davantage les loups et les sangliers de ses forêts. Ses paysans n'étaient guère plus pour lui que ses chiens. Les courtes apparitions qu'il faisait chez lui n'étaient que des parties de chasse et de table, et, bien qu'on détestât le maître, on se réjouissait toujours de le voir, parce qu'il y avait quelque argent à gagner pour sa bonne chère et ses divertissements. Rien ne démoralise plus le paysan que le profit de sa soumission à ce qu'il ne respecte pas. Mais nous arrivons. Ne jugez pas du manoir par l'apparence. Hormis quelques tourelles et girouettes armoriées que nous avons fait abattre, il a encore belle apparence ; mais l'intérieur a été pillé et abîmé, dès 89, par ces bons paysans qui nous reprochent aujourd'hui d'avoir fait enlever les écussons et découronner les pigeonniers.

En effet, l'aspect du vestibule était navrant. Il nous fallut traverser de véritables ruines pour pénétrer dans le grand salon qui était encore debout et entier, mais sans vitres et sans portes. Les châssis des fenêtres pendaient tout brisés. Les belles tapisseries arrachées des murs traînaient par terre en lambeaux. La cheminée monumentale avait toutes ses sculptures en miettes ; ainsi des riches moulures dorées des plafonds ; des restes de cadres, des fragments de glaces, des épaves de toute sorte montraient qu'on avait détruit tout ce qu'on n'avait pu emporter.

— Et ils se plaignent de la Révolution ! pensais-je. Il me semble qu'ils n'ont pourtant pas négligé d'en profiter.

M. Costejoux me guida dans un petit escalier jusqu'à une tour qui avait été plus épargnée que le reste et où il avait trouvé moyen de faire promptement arranger un petit appartement joli et agréable pour sa mère et pour Louise. C'est là que madame Costejoux nous reçut avec beaucoup de grâce et de bonté. Elle savait toute mon histoire et celle de Dumont, qu'elle accueillit en l'appelant citoyen et en l'engageant à s'asseoir ; mais Dumont, aussitôt qu'il eut déposé dans un coin mon petit paquet et présenté un panier de nos plus beaux fruits que j'avais choisis pour mes hôtes, se retira discrètement.

— J'espère que vous dînerez avec nous, lui avait dit la vieille dame.

Et il avait remercié d'un ton attendri ; mais il se souvenait d'avoir été domestique, et non des premiers, dans ce château restitué en quelque sorte à Mlle de Franqueville, et, bien qu'il eût longtemps mangé à la même table qu'elle au moutier, il pensait bien qu'elle ne s'accommoderait pas de cette égalité à Franqueville. Il prétexta de vieux amis à embrasser dans le village et on ne le revit plus.

J'attendais Louise avec impatience.

— Elle vous prie de l'excuser, nous dit Mme Costejoux, si elle n'accourt pas tout de suite. Elle était restée en déshabillé toute la journée, ce qui n'est pas son habitude. C'est qu'aujourd'hui elle a eu une assez forte émotion en recevant une nouvelle que je dois me hâter de vous apprendre. Son frère aîné, le marquis de Franqueville, qui servait contre la France, est mort des suites d'un duel. Nous n'avons pas d'autres détails, mais la chose est certaine, et Louise, bien qu'elle connût à peine ce frère si coupable, a été bouleversée, ce qui est bien naturel.

— Eh bien, mais, s'écria M. Costejoux en me regardant, voilà Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions ! Il peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre l'opposition ou les reproches de personne. Il ne* *lui reste que des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui et qui n'ont pas de raison pour s'en occuper jamais.

— Il lui reste Louise, pensai-je en baissant les yeux. Peut-être, à elle seule, lui fera-t-elle plus d'opposition qu'une famille entière !

XXV

Elle arriva enfin, toute vêtue de deuil et belle comme un ange. Elle commença par tendre la main à M. Costejoux en lui disant :

— Eh bien, vous savez le nouveau malheur qui me frappe ?

Il lui baisa la main en lui répondant :

— Nous tâcherons d'autant plus de vous remplacer tous ceux que vous perdez.

Elle le remercia par un sourire triste et charmant et vint à moi, gracieuse, bonne, mais non tendre et spontanée.

— Ma bonne Nanette, dit-elle en me tendant son beau front, embrasse-moi, je t'en prie. Tu me fais grand plaisir de venir me voir, j'ai tant à te remercier de tout ce que tu as fait pour mon frère ! Je le sais, tu lui as sauvé la vie cent fois pour une en le cachant et en t'exposant pour lui à toute heure. Ah ! nous sommes heureux, nous autres persécutés, qu'il y ait encore quelques âmes dévouées en France ! Et Dumont ? car Dumont a fait autant que toi, à ce qu'il paraît ?

— Certainement, répondis-je ; sans M. Costejoux d'abord, et sans Dumont ensuite, je n'aurais peut-être réussi à rien.

— Et comment va-t-il, ce pauvre homme ? est-ce que nous ne le verrons pas ?

— Si fait, répondit M. Costejoux, mais voilà le dîner servi et notre amie doit avoir faim.

Il offrit son bras à Louise, et nous passâmes dans la salle à manger qui était à l'étage au-dessous. Le service ne se faisait pas vite, bien qu'il occupât deux domestiques, mais M. Costejoux aimait à rester longtemps à table quand il était dans sa famille ; c'était, disait-il, pour tout le temps qu'il mangeait seul, debout, ou en travaillant.

Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car c'était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise, et M. Costejoux était assez riche pour qu'il y parût, même dans cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de ménage qui s'occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent d'aucun bien-être et même d'aucune recherche. M. Costejoux semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et tout aussitôt il devinait ce qu'elle voulait et s'empressait pour qu'elle n'eût pas même la peine de parler. Il était auprès d'elle comme j'étais auprès d'Émilien quand j'avais le bonheur de le prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m'étonnait, bien que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée. J'avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée moralement par une vie de misère et de chagrin : je retrouvais une belle demoiselle qui s'était développée tout à coup dans le bien-être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle était devenue longue et mince, de trapue qu'elle avait menacé d'être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d'une peau si transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains, polies comme de l'ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût dit qu'elles ne pouvaient servir à rien qu'à être regardées et baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux, parce qu'elle tenait à les avoir propres et saines, mais je n'avais pas de gants à lui donner, et je n'aurais jamais imaginé qu'on pût les amener à ce point de perfection.

Elle s'aperçut de l'admiration qu'elle m'inspirait, et, se penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je me rappelai que jamais elle ne m'avait honorée d'un baiser, même dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries. M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec moi et me disait :

— N'est-ce pas qu'elle est changée ?

— Elle est embellie, lui répondis-je.

— Eh bien, et toi ? dit-elle en me regardant comme si elle ne m'eût pas encore vue : sais-tu que tu n'es pas reconnaissable, Nanon ? tu es vraiment une très belle fille. La maladie t'a donné de la distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si tu les soignais.

— Soigner mes mains ? repris-je en riant : moi ?...

Je m'arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison, mais elle le devina et me dit avec une grande douceur :

— Oui, toi, tu soignes tout ce qui n'est pas toi, et moi, je suis une personne gâtée par la charité des autres au point d'avoir l'air de croire que cela m'est dû ; mais je suis loin d'oublier ce que je suis, va !

— Et qui donc êtes-vous ? lui dit M. Costejoux avec une tendre inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans un jour de mélancolie et d'abandon. Dites du mal de vous, c'est votre procédé pour avoir nos mamours.

— Vous voulez que je me confesse ? reprit-elle ; je veux bien ; je suis si sûre d'une maternelle absolution de ma tante (elle appelait ainsi madame Costejoux) ! et, quant à vous, il n'y a pas de papa plus indulgent. Nanon est une gâteuse d'enfants, de premier ordre. J'en sais quelque chose. L'ai-je fait assez enrager avec mes colères et mes caprices ! J'étais détestable, Nanon, j'étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais : « Ce n'est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera ! » Tu empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce pauvre prieur que mes malices devaient l'amuser. Elles ne l'amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d'enfance sont des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.

— Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin ; j'aurais voulu souffrir pour vous davantage ; on ne regrette pas sa peine quand on aime.

— Je sais cela ; aimer est ta religion. Pourquoi n'est-ce pas la mienne au même degré ? Je serais heureuse, parce que je me sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà ma tristesse et ma honte, vois-tu ! je suis comme une plante brisée qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu'elle soit. Mon esprit et mon cœur languissent. Je ne comprends rien à ma destinée. J'en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi, pourquoi l'on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est maudite et anéantie ; pourquoi enfin, on ne m'a pas laissé m'étioler et m'éteindre comme tant d'autres victimes plus intéressantes que moi ?

Pendant qu'elle disait ces choses tristes avec un sourire singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s'adressait à personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la voir déclarer à M. Costejoux qu'elle ne l'aimerait jamais.

Il ne voulait point croire à cela, lui ; il prit la chose gaiement.

— Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et que vous n'aimez pas ? Voilà un grand malheur, en effet, mais difficile à comprendre, car, si vous n'aimiez pas du tout, vous n'auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.

Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l'eût pas entendu, elle se retourna vers moi.

— Tu es aimante à l'excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant, amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir ?

M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie, qui me rendit pâle et confuse ; il oublia la promesse qu'il m'avait faite et répondit vivement à ma place :

— Son avenir sera d'être adorée de son mari : tout le monde n'est pas privé de cœur ni de raison.

Louise devint rouge de dépit.

— Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux dessein d'épouser celle qui lui a sauvé la vie : mais le voilà marquis, monsieur Costejoux, il devient l'aîné de la famille...

— Par conséquent, le maître de disposer de son avenir, mademoiselle de Franqueville ! et, s'il n'épousait pas sa meilleure amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.

M. Costejoux était en colère, Louise n'osa répliquer. Mme Costejoux s'efforça de renouer la conversation, mais tout le monde était blessé, elle échoua.

Le dîner était fini, elle me prit le bras et m'emmena dans sa chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de toilettes, de petits meubles à chiffons ; on eût dit d'une boutique.

— Nous sommes à l'étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et vous dormirez près de moi. J'ai le sommeil tranquille ; mais, si vous voulez causer, nous causerons ; je m'arrange de tout. Rien ne me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content. Je l'ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si bien !

— Je le sais, répondis-je. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense est beau et bien ! Mais croyez-vous vraiment travailler à son bonheur ?...

— Ah ! je sais bien ! je sais bien ! reprit-elle avec plus de vivacité que ne le lui permettait d'habitude son parler lent et mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime ! N'est-ce pas votre avis ?

— Moi, je ne sais pas, répondis-je ; je n'ai pas eu à changer d'idée.

— Mon fils me l'a dit. Vous avez toujours aimé le jeune Franqueville. Il n'est pas comme sa sœur, lui ! Il n'a pas d'orgueil. Peut-être l'engagera-t-il à* *épouser mon fils ; qu'en pensez-vous ?

— Je le pense.

— A-t-il beaucoup d'autorité sur elle ?

— Aucune.

— Et vous ?

— Encore moins.

— Tant pis, tant pis ! dit-elle d'un ton mélancolique en prenant son tricot.

Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la forme à ma cornette de basin plissé :

— Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a fâchée tout à l'heure ?

— Non, madame. Je m'attendais à ce qu'elle a dit. Je ne lui en veux pas, c'est son idée. D'ailleurs, vous la connaissez mieux que moi à présent : vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes si bonne.

— Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l'êtes aussi, mon fils m'a tant parlé de vous ! Savez-vous... oui, il vous l'a dit, et il me raconte tout. Si vous n'eussiez pas été engagée de cœur, il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous causera des peines, je m'y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu se fasse ! Pourvu qu'elle ne me renvoie pas d'avec mon fils ! Ce serait ma mort. Que voulez-vous ! c'est le seul qui me reste de sept enfants que j'ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur est dans une famille ! on a raison de dire : Dieu est grand, et nous ne le comprenons pas.

Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d'une voix basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes d'écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait qu'elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans l'ombre de coquetterie : on sentait une personne qui n'avait vécu que pour ceux qu'elle aimait et qui n'était point lasse d'aimer malgré tout ce qu'elle avait souffert.

Je baisai doucement ses mains et elle m'embrassa maternellement. Je cherchai à lui donner de l'espérance, mais je vis bien qu'au fond elle pensait comme moi ; elle ne faisait pas de l'espérance personnelle la condition de son dévouement.

Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front de la vieille dame s'éclaircit.

— Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très fort, à propos de noblesse, comme toujours ! Comme toujours, monsieur votre fils a eu plus d'esprit et d'éloquence que moi ; mais, comme toujours, j'ai eu plus de raison que lui. Je suis positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un monde nouveau ! C'est son thème habituel. Il croit que la Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps, comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi indestructible que la religion, et que mon frère est toujours aussi marquis qu'il l'eût été au décès de son père et de son frère aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il m'apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l'état des choses. Moi, je ne m'occupe pas de cela. Je n'ai qu'une ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l'argent. Vous allez me dire que j'ai un impérieux besoin de tout ce que l'argent procure. C'est possible ; en cela je ne suis pas logique : mais Émilien est très logique, lui. Il n'a jamais souci ni envie de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon. Oh ! j'en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture. Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de l'épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s'il se rappelle qu'il est marquis et qu'il hésite un tant soit peu, tu te résigneras. C'est donc ce qu'il faut voir, ce sera à lui de décider, et, s'il se décide en ta faveur, j'en prendrai mon parti ; je t'accepterai pour ma belle-sœur et je ne t'humilierai jamais. Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas ; je t'estime, j'ai même de l'amitié pour toi et je n'oublie pas tes soins ; mais tout cela ne fera pas que j'aie tort de dire ce que je dis.

— Que dites-vous donc ? répondis-je, car il faut conclure. Votre frère s'abaissera en oubliant qu'il est marquis ?

— Je ne dis pas qu'il s'abaissera, je dis qu'il descendra volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point de gré.

— Le monde des sots, s'écria M. Costejoux.

— C'est le monde dont je suis, reprit-elle.

— Et dont il ne faut plus être !

Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui gronde son enfant, mais qui l'adore, et je vis qu'il ne se trompait pas en supposant qu'elle voulait être adorée ainsi, car elle se laissait dire des choses dures, à condition qu'elle y sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle semblait se rendre.

Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur, et finit par m'embrasser elle-même, en me disant :

— Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m'a gâtée et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère, je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins, voilà qui est dit une fois pour toutes.

Le lendemain, je me levai de bonne heure, je m'habillai sans bruit et je sortis sans éveiller la bonne madame Costejoux. Je voulais voir le parc et j'y trouvai Boucherot qui me le montra en détail.

Louise vint m'y rejoindre, et, Boucherot s'étant discrètement retiré :

— Nanon, me dit-elle, j'ai réfléchi depuis hier. Puisque te voilà riche, et que tu dois le devenir davantage (c'est M. Costejoux qui dit cela), tu devrais lui racheter Franqueville pour mon frère. Comme cela, tu mériterais vraiment de devenir marquise.

— Parlons de vous et non de moi, lui répondis-je en riant de ce compromis inattendu. Est-ce que Franqueville n'est pas à vous, si vous le souhaitez ?

— Non ! reprit-elle vivement, car je ne veux point m'appeler madame Costejoux ; j'aimerais mieux rester avec mon frère et toi, ne pas me marier, me faire paysanne comme vous, soigner vos poules et garder vos vaches. Ce ne serait pas déroger !

— Si c'est une idée bien arrêtée de refuser M. Costejoux, il serait honnête et digne de vous de le lui dire, ma chère enfant !

— Je le lui dis toutes les fois que je le vois.

— Non, vous vous abusez. Si vous le lui dites, c'est de manière à lui laisser de l'espérance.

— Tu veux dire que je suis coquette ?

— Très coquette.

— Que veux-tu ! je ne puis m'en défendre. Il me plaît, et, s'il faut tout te dire, je crois bien que je l'aime !

— Eh bien, alors ?.*..*

— Eh bien, alors, je ne veux pas céder à cette folie de mon cerveau. Est-ce que je peux épouser un jacobin, un homme qui eût envoyé mes parents à l'échafaud s'ils fussent tombés dans ses mains ? Il a sauvé Émilien de la mort et il m'a sauvée de la misère ; mais il haïssait mon père et mon frère aîné.

— Non, il haïssait l'émigration.

— Et moi, je l'approuve, l'émigration ! Je n'ai qu'un reproche à faire à mes parents, c'est de ne pas m'avoir emmenée avec eux. Ils m'eussent peut-être mariée là-bas selon ma naissance, au lieu que me voilà réduite à recevoir l'aumône.

— Ne dites pas cela, Louise, c'est très mal. Vous savez bien que M. Costejoux ne vous fera jamais une condition de l'épouser.

— Eh bien, c'est ce que je dis ! Je ne l'épouserai pas, et il me faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère, Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n'en serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains. Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes opinions.

— Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien compter qu'elle sera faite si j'épouse votre frère, et vous n'aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que vous vous contentiez de nos habitudes de paysans ; nous tâcherons même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez point heureuse ainsi.

— Si fait ! tu me crois encore paresseuse et princesse ?

— Ce n'est pas cela : je crois ce que vous m'avez dit ; vous aimez M. Costejoux et vous regretterez d'avoir fait son malheur et le vôtre pour contenter votre orgueil...

Je m'arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin se tourna en dépit.

— Je l'aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux mariés que brouillés. Est-ce que* *je sais, d'ailleurs, si c'est de l'amour que j'ai pour lui ? Connaît-on l'amour à mon âge ? Je suis encore une enfant, moi, et j'aime qui me gâte et me choie. Il a beaucoup d'esprit, Costejoux ! il parle si bien, il sait tant de choses, qu'on s'instruit tout d'un coup en l'écoutant, sans être obligée de lire un tas de livres. Certainement il m'a beaucoup changée et, par moments, il me semble qu'il est dans le vrai et que je suis dans l'erreur. Mais je me repens de cela et je rougis de mon engouement. Je m'ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses perfectionnements domestiques, que j'en suis impatientée. Nous ne voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas, car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou un râteau dans le jardin, et ma paresse m'est devenue insupportable. Avec cela, je n'ai pas reçu l'éducation première qui fait qu'on sait s'occuper et qu'on peut raisonner ses idées. Je n'ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j'ai l'âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je m'ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir, je m'éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de l'attachement : qui sait si tout autre ne m'en inspirerait pas autant, dans l'état d'esprit où je me trouve ?

— Si vous me demandez conseil, Louise, il faut écouter votre cœur et sacrifier votre orgueil, voilà ce que je pense. M. Costejoux mérite d'être aimé, ce n'est pas un homme ordinaire.

— Tu n'en sais rien ! Tu connais le monde et les hommes encore moins que moi.

— Mais je les devine mieux que vous. Je sens dans M. Costejoux un grand cœur et un grand esprit. Tous ceux qui me parlent de lui me confirment dans mon idée.

— Il passe pour un homme supérieur, je le sais. Si j'étais sûre qu'il le fût réellement !... mais non, cela ne m'absoudrait pas ; je ne dois pas épouser l'ennemi de ma race. Promets-moi de me donner asile, et, le lendemain de ton mariage avec mon frère, je me sauverai d'ici pour aller chez vous.

— Je n'ai rien à vous promettre, moi. Émilien, s'il est mon mari, sera mon maître et je serai contente de lui obéir. Vous savez bien qu'il sera heureux de vous avoir avec lui. Soyez donc tranquille de ce côté-là, et, à présent que vous êtes sûre d'être libre dans l'avenir, songez au présent sans prévention. Voyez comme vous êtes aimée, gâtée, et comme vous seriez heureuse si vous aviez l'esprit de l'être.

— Tu as peut-être raison, répondit-elle. Je réfléchirai encore, Nanon, mais donne-moi ta parole de ne pas dire à Costejoux que je l'aime.

— Je vous la donne, mais rendez-la-moi tout de suite. Laissez-moi lui donner ce bonheur qu'il mérite si bien, et qui lui fera avoir encore plus d'éloquence pour vous persuader.

— Non, non ! je* *ne veux pas ! Il est déjà assez fat avec moi. Dis-lui que je t'ai laissée dans l'incertitude, puisqu'au fond, c'est la vérité.

Il fallut me contenter de cette conclusion qui n'en était pas une.

XXVI

Pendant le déjeuner, elle me fit de plus franches amitiés que je n'en avais encore reçu d'elle, et me dit à plusieurs reprises que, si j'étais au-dessous d'elle par la naissance, j'étais fort au-dessus par l'intelligence et l'instruction. Mais M. Costejoux ne put jamais lui faire reconnaître ou avouer que ce que l'on a acquis par le travail et la volonté vaut plus que ce que le hasard vous a donné.

Ils insistèrent tellement pour me garder, que je dus passer encore la journée avec eux. Ils étaient si bons et Louise se montrait si aimable, que je n'eus aucun déplaisir en leur compagnie ; mais l'habitude d'agir et de m'occuper d'autre chose que de paroles me fit trouver le temps long, et, malgré de tendres adieux à mes hôtes, je fus contente de remonter en voiture pour retourner chez nous.

Comme je disais cela en route, à Dumont :

— Pourquoi, répondit-il, ne dites-vous pas chez moi, puisque vous voilà maîtresse de maison, propriétaire, et aussi dame que qui que ce soit ?

— Non, mon ami, lui répondis-je après un moment de réflexion. Je veux rester paysanne. J'ai mon orgueil de race aussi, moi ! C'est une découverte que Louise m'a fait faire et* *à laquelle je n'avais jamais songé. Si, comme elle dit, Émilien se souvient d'être marquis et qu'il me croie au-dessous de lui, je resterai sa servante par amitié ; mais je ne me marierai pas avec un homme qui mépriserait ma naissance. Je la trouve bonne, moi, ma naissance ! Mes parents étaient honnêtes. Ma mère fut pleine de cœur et de courage, tout le monde me l'a dit ; mon grand-oncle était un saint homme. De père en fils et de mère en fille, nous avons travaillé de toutes nos forces et n'avons fait de tort à personne. Il n'y a pas de quoi rougir.

Cette idée me resta dans la tête et me donna une certaine force d'esprit que je n'avais pas encore senti en moi. Ce fut le profit de mon voyage à Franqueville. Louise m'écrivit, d'une écriture de chat et sans un mot d'orthographe, pour me dire que ma visite lui avait fait du bien et que, se sentant libre, grâce à ma promesse, elle se trouvait plus contente de sa position présente et des soins de ses aimables hôtes.

Les événements de Paris, les émeutes du 1er avril et du 20 mai eurent chez nous le retentissement tardif accoutumé. On arriva jusqu'en juin sans comprendre ce que signifiaient ces luttes si graves. Enfin l'on comprit que c'en était fait du jacobinisme et du pouvoir du peuple parisien. Les paysans s'en réjouirent et personne chez nous ne plaignit les déportés, si ce n'est moi, car il devait y avoir parmi eux des gens de cœur comme M. Costejoux, qui avaient cru leur opinion seule capable de sauver la France et qui avaient sacrifié leurs instincts généreux à ce qu'ils regardaient comme leur devoir. J'eus bien quelque inquiétude pour lui, et, pendant quelques semaines, il s'absenta du pays pour se faire oublier. Cela servit ses amours, car Louise m'écrivit qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas le voir, qu'elle était alarmée pour lui et qu'elle lui était véritablement très attachée.

Sans être bien ardent comme l'on voit, cela était sincère. Elle ne songeait point à* *se réjouir des vengeances de la réaction. Pour la distraire de la solitude, Mme Costejoux lui offrit de me rendre ma visite ; je les y engageai vivement, et, par un beau jour de l'été de 95, elles arrivèrent au moutier.

Louise était mise très simplement et paraissait revenue de ses idées vaines et fausses. Elle admira beaucoup la propreté, l'ordre et le confort que j'avais enfin pu établir au moutier malgré la rigueur des temps. Mon intérieur était loin d'être somptueux, mais j'avais su tirer parti de tout. Avec de vieux meubles brisés et abandonnés dans les greniers, j'avais su, en dirigeant les ouvriers du village qui n'étaient point maladroits, réinstaller un mobilier très passé de mode, mais plus beau que les colifichets modernes. J'avais fait de la salle du chapitre, une manière de grand parloir, dont les stalles sculptées avaient été dédaignées comme des antiquailles par la saisie révolutionnaire, et cette décoration en bois avec son revêtement finement ouvragé qui couvrait en partie la muraille, était aussi belle que saine. Il n'en coûtait rien de la tenir propre et brillante. Le pavé de marbre noir était intact, j'avais obtenu de Mariotte que les poules n'y pénétreraient pas, non plus que dans les appartements du rez-de-chaussée, car il y a plus d'apathie que de nécessité à vivre avec les animaux, et je me rappelais que mon grand-oncle ne les souffrait pas dans sa pauvre chaumière, ce qui ne m'avait pas empêchée d'élever très bien les miens.

Le moutier était donc rangé et rafraîchi quand Louise y rentra, surprise de le voir plus conservé et plus imposant qu'elle n'en avait gardé souvenance.

Je lui avais préparé la chambre d'Émilien, que j'avais rendue tout à fait gentille et j'avais aussi très soigneusement arrangé la mienne pour Mme Costejoux qui s'y trouva fort bien. Quoique mon ordinaire avec Dumont et Mariotte fût des plus sobres, j'avais assez soigné le prieur, qui aimait à bien vivre, pour savoir ordonner et faire par moi-même un bon dîner. J'étais très aimée au pays, je n'avais qu'un mot à dire pour que chasseurs et pêcheurs fussent toujours prêts à m'apporter leurs plus belles prises, et, comme je n'abusais pas de leur obligeance, mes rares jours de luxe ne me coûtaient que la peine de remercier. Ils prétendaient être encore mes obligés.

Louise fit beaucoup de réflexions sur tout cela ; elle parut s'éveiller au bon sens et voulut m'aider aux soins du ménage pour me faire voir, disait-elle, qu'on avait tort de la traiter comme une poupée à Franqueville. Mais, moi, je vis bien qu'elle n'était pas née pour s'aider elle-même. Elle était maladroite, distraite, et tout de suite fatiguée. Elle ne comprenait pas que j'eusse le temps de faire tant de choses et encore celui de lire et de m'instruire tous les jours un peu plus que la veille.

— Tu es une personne supérieure, me disait-elle, je vois que je ne t'avais pas comprise et que M. Costejoux te jugeait bien. Je voudrais avoir ton secret pour trouver les journées trop courtes. Moi, je ne sais pas les remplir. J'ai autant d'esprit qu'une autre quand je cause, mais je ne peux rien apprendre seule, et il faut que les idées me viennent par les paroles que j'entends et auxquelles je réponds.

— Donc, lui disais-je, il vous faut un avocat pour mari, et vous ne tomberez jamais mieux.

Elle fut charmante pour Dumont, avec qui elle dîna sans hésiter, et pour la Mariotte, à qui elle demanda pardon de l'avoir fait beaucoup enrager. Elle était si gentille quand elle voulait, qu'on l'aimait sans se demander si elle était bien capable de vous payer de retour. Elle était de ces personnes qui, avec quelques jolis mots et un doux sourire, se font tenir quittes de dévouement. Elle courut dans tout le village et plut à tous ceux qu'elle avait irrités autrefois. J'étais comme les autres, je lui donnais tout mon cœur sans presque rien demander au sien. Je me contentais de l'heureux changement de son humeur et de ses manières. Quand on n'est pas très aimant, c'est un grand honneur d'être très aimable.

La guerre avec la Hollande était finie, la paix était faite. J'avais espéré revoir Émilien tout de suite, et pourtant il ne revenait pas comme il me l'avait fait espérer. Dumont me disait que cela ne pouvait pas se passer ainsi, que l'armée de Sambre-et-Meuse allait être envoyée ailleurs si elle n'était déjà en route pour entrer en campagne. Malgré les retards et les manquements de la poste, qui était en désarroi comme toutes choses, nous avions eu le bonheur de recevoir toutes les lettres d'Émilien, et je ne voulais pas prévoir le cas où elles ne me parviendraient pas. Aussi mon inquiétude fut-elle grande et douloureuse quand je m'en vis privée durant trois mortels mois. Dumont me disait tout ce qu'il pouvait imaginer pour me rassurer, mais je voyais bien qu'il était inquiet aussi. Si nous avions pu savoir où était le régiment d'Émilien, nous serions partis pour aller le voir, ne fût-ce que le temps de l'embrasser au milieu des boulets.

Les jours se succédaient et ce silence me devenait atroce à supporter. Quand on s'éveille tous les matins avec l'idée fixe d'une espérance aussitôt déçue, chaque jour décuple l'impatience. Je m'efforçais en vain de me distraire par le travail. Je sentais que, si je perdais le but de ma vie, je n'aimerais plus ni le travail ni la vie, et je m'en allais rêver sur la tombe que j'avais fait élever au prieur. Je parlais dans mon esprit à cette bonne âme qui avait voulu me laisser heureuse. Je lui disais tout bas : « Mon bon cher prieur, si Émilien n'est plus, je n'aurai plus besoin que d'aller au plus tôt vous rejoindre. »

Un soir que j'étais assise auprès de ce tombeau, la tête appuyée sur la croix de pierre qui avait remplacé la croix de bois des premiers jours, je me trouvai plus faible et plus attendrie que de coutume. J'avais eu jusque-là le courage de* *me soutenir un peu en me disant qu'Émilien mort, je mourrais de chagrin en peu de temps. J'en avais bien la conviction, mais je me mis à pleurer comme une enfant en songeant à tout ce que j'avais espéré de bonheur à lui donner, et, les choses réelles se mêlant à ma peine morale, je voyais repasser devant moi tous les efforts de mon passé et tous les rêves de mon avenir. Tant de soins, tant de réflexions, de prévisions, de travail, de calcul et de patience ne devaient donc pas aboutir ? À quoi bon tout cela ? À quoi bon travailler et vouloir, à quoi bon aimer, puisqu'une balle ennemie pouvait tout détruire en moins de temps qu'il ne m'en fallait pour me représenter mon désastre ?

J'essayai de me tourner vers l'image de ma réunion à celui que j'aimais, dans une vie meilleure, plus douce et plus sûre ; mais je n'étais pas une nature mystique. Très soumise à Dieu, et aussi religieuse que mon éducation le comportait, je n'avais pas grand enthousiasme pour les choses inconnues. Je ne pouvais pas me représenter la félicité céleste telle qu'on me l'avait enseignée. Elle me faisait même, je l'avoue, plus de peur que d'envie, car je n'ai jamais pu comprendre qu'on vécût éternellement sans rien faire. Je m'aperçus, dans ma douleur, de ce fait que j'aimais la vie et les choses de ce monde, non pour moi seule, mais pour l'objet de mon affection, et que je n'étais pas capable de me contenter de l'espérance du ciel avant d'avoir accompli ma tâche sur la terre.

Je résumais dans ma pensée toutes les chères rigueurs de cette tâche sacrée.

— Quel dommage, me disais-je, d'abandonner tout cela au début, quand tout était espoir et promesse ! Il eût été si content de voir son jardin embelli, sa petite chambre remeublée, son vieux Dumont encore solide et bien guéri de son dangereux penchant, sa pauvre Mariotte toujours gaie, ses animaux en bon état, son chien bien soigné, ses livres bien rangés.

Et je voyais tout cela retomber dans l'abandon et le désordre s'il ne devait plus revenir. Je songeais à tout ce qui périrait avec nous, même à mes poules, même aux papillons du jardin qui n'y trouveraient plus de fleurs, et je pleurais sur ces êtres comme s'ils eussent fait partie de moi-même.

Et cependant j'avais toujours l'oreille tendue au moindre bruit, comme une personne qui attend la mort ou la vie. Au milieu de mes larmes, il me sembla entendre un mouvement inusité dans la cour du moutier. En deux sauts, je fus là, palpitante, prête à tomber morte si c'était la mauvaise nouvelle. Tout à coup la voix d'Émilien résonne faiblement, comme s'il parlait avec précaution dans la salle du chapitre.

C'est sa voix. Je ne peux pas m'y tromper. Il est là, et il ne me cherche pas, il parle à Dumont, il lui raconte quelque chose que je ne peux pas comprendre. Je saisis seulement ces mots : « Va la chercher, et ne lui dis rien encore. Je crains le premier moment ! »

Et pourquoi donc craindre ? qu'avait-il de terrible à m'apprendre ? Mes jambes refusaient de franchir le seuil. Je me penche en m'appuyant contre le chambranle de l'ogive. Je le vois, c'est lui ; il est debout et Dumont lui arrange son manteau sur les épaules. Pourquoi un manteau en plein été ? Pourquoi ce soin de s'arranger au lieu d'accourir vers moi ? Est-ce pour me cacher les guenilles de son petit habit d'officier ? Qu'est-ce que Dumont lui dit à l'oreille ? Je veux crier : « Émilien ! », son nom se change dans mon gosier en un long sanglot ; il y répond en s'élançant vers moi les bras ouverts... non, un seul bras ! Il me serre contre sa poitrine avec un seul bras ! l'autre, le droit, est amputé jusqu'au coude, voilà ce qu'on voulait me cacher dans le premier moment.

À l'idée de ce qu'il avait dû souffrir, de ce qu'il souffrait peut-être encore, j'eus un violent chagrin, comme si on me l'eût rendu à moitié mort. Je n'avais plus aucun souci de pudeur, je le couvrais de caresses et de larmes, je criais comme une folle :

— Assez de cette guerre, assez de malheurs ! vous ne partirez plus, je ne veux pas !

— Mais tu vois bien que je ne suis plus bon pour la guerre, me disait-il. Si tu me trouves encore bon pour t'aimer, me voilà revenu pour toujours.

Quand on put se calmer et s'entendre :

— Voyons, ma chérie Nanette, me dit-il, n'auras-tu pas de dégoût et de dédain pour un pauvre soldat mutilé ? Je suis guéri. Je n'ai voulu revenir que bien sûr du fait, car, pendant trois mois, après la paix, j'ai été en traitement pour la blessure reçue à la première affaire, négligée par moi et envenimée par le froid de la campagne de Hollande, que j'ai voulu faire quand même avec mon bras en écharpe. J'ai affreusement souffert, c'est vrai ! J'espérais conserver mon bras pour travailler : impossible ! Alors j'ai consenti à en être débarrassé, et, l'opération ayant bien réussi, j'avais écrit de la main gauche à Dumont pour qu'il te prévînt tout doucement de ma guérison et de mon prochain retour. Il paraît que vous n'avez pas reçu ma lettre et que je te cause une cruelle surprise. C'est encore une épreuve à mettre sur le carnet de mes titres, car la perte de mon bras m'a été moins sensible que tes larmes.

— C'est fini ! lui dis-je. Pardonnez-moi d'avoir gâté par ma faiblesse, ce moment qui eût dû être le plus beau de notre vie. Dès l'instant que vous ne souffrez plus, je n'ai plus de chagrin, et, si vous aviez pu perdre ce bras sans souffrir, je me trouverais contente d'avoir à vous servir un peu plus que par le passé.

— J'étais sûr de cela, Nanon ! Je me suis dit cela pendant l'opération ; elle sera contente de me servir ! Mais ne crois pas que je te laisserai travailler pour deux. Je trouverai quelque métier sédentaire, je ferai des écritures, je deviendrai habile de ma main gauche, j'aurai peut-être une petite pension, plus tard, quand on pourra !

— Vous n'avez pas besoin de cela, lui dit Dumont en clignant de l'œil ; vous tiendrez les comptes de votre exploitation, vous surveillerez vos travaux, vous compterez vos gerbes... et vos revenus !

— Et si je ne puis manier la bêche ou la fourche, tu m'aideras à mettre les sacs et autres fardeaux sur mes épaules, car je suis endurci à la fatigue, et dix fois plus fort que je ne l'étais. Ah çà ! vos affaires vont très bien ici, à présent ? Le moutier fait plaisir à voir. Il faut que M. Costejoux y ait fait de la dépense. Est-ce qu'il compte y demeurer ?

— Non, lui dis-je, c'est pour vous que j'ai pris soin de la maison et du domaine, car domaine et maison sont à vous.

— À moi ? dit-il en riant. Comment cela se peut-il faire ?

Dumont lui apprit la vérité à laquelle, sauf le bon souvenir du prieur, il ne fut pas aussi sensible que Dumont l'aurait voulu, car Dumont était plus content de lui dire notre richesse que lui de l'apprendre. Moi, cela ne m'étonnait pas. Je savais que son désintéressement était une vertu passée presque à l'état de défaut, mais je l'aimais ainsi, et je savais que peu à peu il apprécierait les avantages de la sécurité.

D'abord, ce ne fut guère que de l'étonnement, surtout quand il sut que j'avais acheté le moutier avant de savoir si j'aurais de quoi le payer, et qu'ayant de quoi le payer, je m'occupais chaque jour d'acheter autre chose. Mais, comme il avait l'intelligence prompte, il comprit vite mes plans et y prit confiance.

— Tu aimes le tracas, me dit-il. Par nature, j'aimerais mieux songer un peu moins à l'avenir. Mais je sais que tu feras le miracle d'y songer sans que le présent soit moins doux, et je trouverai toujours que ce que tu veux est ce que je dois vouloir. Prends-moi pour ton régisseur, commande, mon bonheur à moi sera de t'obéir.

Après lui avoir longuement parlé de sa sœur, nous remîmes au lendemain à lui apprendre la mort de son frère, dont nous vîmes qu'il n'était point informé. Je n'avais plus aucune crainte de le voir métamorphosé par la recouvrance de son droit d'aînesse et de son titre de marquis ; mais notre joie aurait été troublée par des larmes, et, bien qu'il eût à peine connu son frère, nous ne voulions pas attrister davantage ce premier jour de bonheur.

Comme je le regardais aux lumières quand je me trouvai à souper en face de lui ! Il avait beaucoup grandi au milieu de tout cela ! Sa figure s'était allongée, ses yeux s'étaient creusés. Il n'avait plus rien d'un enfant, si ce n'est ce sourire naïf qui rendait toujours sa bouche jolie, et ce bon regard confiant qui rendait sa physionomie belle en dépit du peu de régularité de ses traits. Je m'affligeais de le voir si maigre et si pâle, je trouvais qu'il ne mangeait pas et ne voulais point croire que l'émotion seule l'en* *empêchât.

— Si tu vas t'inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un* *bras laissé au champ d'honneur est un grand sujet d'orgueil et que mon malheur a fait des jaloux. D'autres qui s'étaient battus aussi bien que moi ont trouvé que j'avais trop de chance, et j'ai dû me faire pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J'avais une belle perspective d'avancement avec cela, si j'eusse été tant soit peu ambitieux ; mais je ne le suis pas, tu le sais ! Je n'ai voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d'homme et de patriote. Je ne sais ce que l'avenir réserve à la France. Je quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu'il arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas mes compatriotes, quoi qu'ils fassent. Ma conscience est en repos. J'ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l'ai pas donné pour la patrie seulement ; je l'ai donné aussi pour la cause de la liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j'ai payé le droit d'être un citoyen, un laboureur, un père de famille ; j'ai rompu avec tous les intérêts d'une race qui m'eût prescrit de fuir ou de conspirer. J'ai expié ma noblesse, j'ai conquis ma place au soleil de l'égalité civique, et, si la France renonce à cette égalité, je garderai mon droit à l'égalité morale. -- À présent, Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette très adroitement pour me faire voir qu'il pouvait se passer d'une main, la nuit est belle et douce : conduis-moi à la tombe du prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.

XXVII

Quand nous quittâmes le cimetière, il me demanda de descendre avec lui à la rivière, en me jurant qu'il n'était pas fatigué. Il voulait revoir le vieux saule avec moi. Ç'avait été, disait-il, l'idée fixe de ses jours de pire souffrance. Ç'avait été aussi la mienne et je le priai de m'attendre un instant. Je courus chercher les feuilles desséchées que j'avais toujours gardées, et je les lui fis toucher quand nous fûmes au pied de l'arbre. L'air était tiède, la nuit toute semée d'étoiles, et la rivière qui n'avait pas beaucoup d'eau bruissait si doucement qu'on l'entendait à peine ; il mit mes mains sur son cœur et me dit :

— Tu vois, Nanon, toutes choses sont aujourd'hui comme elles étaient. Ce que je t'ai promis ici, je te le promets encore. Jamais je ne te ferai de peine et jamais personne ne prendra ta place dans ce cœur-là !

Je lui racontai que j'avais toujours pensé à* *ce moment, à cette première promesse qu'il m'avait faite et que je n'avais pas comprise, au point que plus tard j'avais cru que c'était un rêve, et que, durant ma maladie, je m'étais vue, tantôt allant au mariage avec une couronne des chatons blancs de ce vieux saule, tantôt morte et ensevelie avec cette même couronne virginale.

Il ne savait pas que j'avais été malade et en danger de mort. Je n'avais pas voulu le lui écrire. Je le fis pleurer en lui racontant de quelle manière j'avais découvert la mort du prieur ; et puis je lui parlai encore de Louise, et, comme il était curieux de connaître ses sentiments à mon égard, je me fis scrupule de lui laisser ignorer plus longtemps qu'il était marquis et que Louise souhaitait qu'il s'en souvînt. Il était si franc et si juste, qu'il ne se fit pas un devoir de regretter ce frère dont il n'avait jamais reçu que des marques d'indifférence dédaigneuse, et, quant à son marquisat, la chose lui fit hausser les épaules.

— Mon amie, me dit-il, je ne sais pas ce que l'on pense aujourd'hui, en France, de ces vieux titres. Je sors d'un milieu où leur valeur est déjà tellement discréditée, que, si l'on m'eût traité de marquis au régiment, j'aurais été forcé de me battre pour ne pas permettre que le ridicule s'attachât à mon nom.

— Votre sœur croit, lui dis-je, que ces titres n'ont rien perdu de leur prix, et qu'un jour viendra, peut-être bientôt, où on les reprendra avec fureur. Elle croit même que les républicains d'à présent, si fiers de leur bourgeoisie, M. Costejoux tout le premier, mettront leur orgueil à prendre le nom et les titres des seigneuries qu'ils auront achetées.

— Tout est possible ! répondit mon ami. Les Français ont beaucoup de vanité et les plus sérieux ont leur grain d'enfantillage. Ils oublieront peut-être tout le sang que nous avons versé pour repousser l'ennemi qui veut restaurer des vieilleries et nous rendre la monarchie avec les seigneurs et leurs privilèges, les couvents et leurs victimes. Tu peux bien pardonner à ma sœur d'être une enfant, quand des hommes sont si peu raisonnables. Quant à moi, je ne me pardonnerais pas d'être si sot et si fou que de sacrifier à une mode quelconque mon titre de citoyen si chèrement acquis. Personne ne pourra jamais me contraindre à en prendre un autre, puisque je n'en reconnais pas de plus honorable. Oublions ces misères, Nanon ! Me voilà libre entièrement, et j'espère que tu as pour toujours abjuré tes scrupules et les étonnements d'autrefois, quand tu pensais qu'un noble ne pouvait pas épouser une paysanne. C'est au contraire une alliance plus facile, je dirais presque plus naturelle, que l'union de la noblesse avec la bourgeoisie. Ces deux classes se haïssent trop, et, dans cette question personnelle qui n'intéresse pas le peuple autant qu'on le croit, le paysan reste neutre. Ce qu'il veut, c'est d'être affranchi de ses anciennes corvées, de la misère et des extorsions. Il en est affranchi pour toujours, va ! Le paysan, c'est le nombre, et on ne pourra plus sacrifier le nombre à une caste. Tu fais donc bien, puisque tu as le goût des bonnes affaires, de baser tes projets sur la confiance en l'avenir de la terre. Moi aussi, j'aime la terre, je l'aime pour elle-même, et, s'il faut en avoir la possession pour être à même de la rendre féconde et riante, va pour la possession ! Je lui donnerai le bras qui me reste, ma réflexion, mon intelligence et l'instruction que je saurai acquérir pour alléger aux bras des autres et à ta grande activité, toute la fatigue qu'il sera possible d'épargner. Voyons, ma Nanette, fixons l'époque, fixons le jour de notre mariage. Tu vois que je n'ai pas de scrupules, moi, de m'offrir à toi sans fortune et avec un bras de moins. Je sais qu'à la campagne, il y a un grand effroi de la mutilation. Si c'est un grand honneur à l'armée, c'est presque un abaissement dans nos idées de paysan, c'est du moins une infériorité qu'on peut respecter, mais qu'on plaint toujours ; seras-tu humiliée de ne point faire de jalouses et d'entendre dire que tu acceptes un grand fardeau, au lieu de prendre un bon ouvrier pour te faire honneur et profit ?

— Les gens d'ici valent mieux que cela, lui répondis-je ; ils ne le diront point. Ils vous aiment et vous respectent parce qu'ils vous connaissent. Ils comprendront qu'une bonne tête est plus utile que cent bras, et, s'il faut faire des jaloux pour être heureux, ce que je ne crois pas, je ferai encore envie aux plus fières, n'en doutez point. Ce que j'ai aimé en vous, ce n'est pas un ouvrier plus ou moins diligent ; c'est le grand cœur et le grand esprit que vous avez. C'est la bonté et la raison. C'est votre amitié qui est aussi sûre et aussi fidèle que la vérité... J'ai hésité, je vous le confesse. J'étais comme folle quand j'ai quitté l'aire aux Fades, j'étais presque plus effrayée que contente, et pourtant vous aviez vos deux bras ! moi, j'avais encore, il faut croire, des idées de paysan à peine affranchi du servage. Je craignais de vous faire descendre dans l'estime des autres et peut-être un jour dans la vôtre propre. J'ai bien souffert, car, pendant des mois entiers, je me suis persuadé que je devais renoncer à vous.

— Tu voulais donc mon malheur ?

— Attendez ! je ne voulais pas vous quitter pour cela, je me serais dévouée à votre bonheur autrement ! Mais laissez-moi oublier ce mortel chagrin dont je me suis peu à peu guérie par ma volonté. Quand j'ai eu formé le projet d'être riche, quand M. Costejoux m'a montré que je pouvais le devenir et qu'il m'en a facilité les moyens, quand la générosité du prieur m'a mise à même d'essayer mes forces et de voir que je réussissais à vous être utile au lieu de vous être à charge, enfin quand j'ai senti le néant des idées de Louise et entendu les bonnes raisons que M. Costejoux disait pour les combattre, j'ai pris confiance : il m'a poussé une sorte de fierté, et, à présent, je sens que je ne rougirai plus jamais d'être ce que je suis. Si vous avez gagné le repos de votre conscience et la juste estime de vous-même en souffrant beaucoup pour votre pays et pour sa liberté, moi j'ai acquis les mêmes joies intérieures en faisant tout ce qui m'était possible pour vous et pour votre liberté personnelle.

— Et tu as raison, comme toujours, s'écria-t-il en se mettant à genoux devant moi ; je reconnais que la sobriété, le travail des bras et l'honnêteté ne suffisent pas pour assurer l'indépendance, sans l'épargne qui permet la réflexion, le travail de l'esprit, l'usage de l'intelligence. Tu vois bien, Nanon, que tu es ma bienfaitrice, car je te devrai la vie de l'âme, et, pour une âme remplie d'un amour immense, si la sécurité matérielle n'est pas absolument nécessaire, elle n'en est pas moins d'un grand prix et d'une douceur infinie. Je l'aurai, grâce à toi, et ne crains pas que j'oublie que je te dois tout.

Et, comme nous étions arrivés, en causant, à la barrière de la prairie :

— Te souviens-tu, dit-il, que c'est ici que nous nous sommes vus pour la première fois, il y a sept ans ? Tu possédais un mouton et ce devait être le commencement de ta fortune ; moi, je ne possédais et ne devais jamais rien posséder. Sans toi, je serais devenu un idiot ou un vagabond, au milieu de cette révolution qui m'eût jeté sur les chemins, sans notions de la vie et de la société, ou avec des notions insensées, funestes peut-être ! Tu m'as sauvé de l'abjection, comme, plus tard tu m'as sauvé de l'échafaud et de la proscription : je t'appartiens, je n'ai qu'un mérite, c'est de l'avoir compris !

Nous étions près du cimetière ; avant de rentrer, il voulut encore toucher la tombe du prieur dans l'obscurité.

— Mon ami, lui dit-il, m'entendez-vous ? Si vous pouvez m'entendre, je vous dis que je vous aime toujours, que je vous remercie d'avoir béni vos deux enfants, et je vous jure de rendre heureuse celle que vous me destiniez pour femme.

Il me demanda encore de fixer le jour de notre mariage. Je lui répondis que nous devions aller demander à M. Costejoux, que je savais revenu à Franqueville, de le fixer le plus proche possible. Émilien reconnut que nous devions cet acte de déférence à un ami si dévoué. D'ailleurs il désirait vivement l'avoir pour beau-frère et il se flattait de décider Louise. Nous partîmes dès le lendemain.

Comme nous pénétrions dans le parc de Franqueville, nous vîmes M. Costejoux qui vint à notre rencontre, les bras ouverts, et avec un sourire de contentement ; mais presque aussitôt l'effort qu'il faisait trahit sa volonté : il devint très pâle et des larmes parurent briller dans ses yeux.

— Mon ami, mon cher ami, lui dit Émilien, qui attribuait, ainsi que moi, l'émotion de notre hôte à la vue de son pauvre corps mutilé : ne me plaignez pas : elle m'aime, elle m'accepte et nous venons vous demander la bénédiction fraternelle.

Costejoux pâlit encore plus.

— Oui, oui, répondit-il, c'est cela ! C'est la vue de cette épouvantable conséquence de la guerre ! Je savais le fait, Dumont me l'avait confié, et pourtant, en vous voyant revenir ainsi... Mais ne parlons que de votre prochain bonheur : à quand le mariage ?

— C'est vous qui déciderez, lui dis-je. S'il nous fallait attendre encore pour célébrer ce bonheur en même temps que le vôtre...

Il secoua la tête et m'interrompant :

— J'avais formé certains projets... auxquels il me faut renoncer et auxquels je renonce sans dépit. Arrêtons-nous sur ce banc. Je me sens très fatigué, j'ai travaillé beaucoup cette nuit, j'ai beaucoup marché dans la matinée...

— Vous êtes souffrant ou vous avez un grand chagrin, lui dit Émilien en lui saisissant les deux mains ! votre mère...

— Bien, très bien, ma bonne mère ! vous allez la voir.

— Et Louise ?...

— Votre sœur... très bien aussi ; mais vous ne la verrez pas ici. Elle est... partie.

— Partie !... où ? comment ?

— Avec sa vieille parente, Mme de Montifault, la Vendéenne, la chouanne irréconciliable ! Chargée par vos parents de veiller sur Louise, mais empêchée longtemps par le louable devoir de fomenter et de continuer la guerre civile, elle a pu enfin sortir du repaire ; elle est venue hier soir chercher Louise, et Louise l'a suivie.

— Sans résistance ?

— Et sans regret ! Vous aurez donc le regret, vous, de ne pas l'embrasser aujourd'hui, ni peut-être de sitôt...

— J'irai la chercher ! Où qu'elle soit, je la retrouverai, je la ramènerai. Je suis majeur, elle est ma pupille, elle ne dépend que de moi. Je n'entends pas que ma sœur aille vivre parmi les brigands.

— La paix est faite, mon ami, il faut en finir avec toutes ces haines ; moi, j'en suis las, et je vous engage à laisser à votre sœur la liberté de ses actions et de ses opinions. Dans quelques mois, elle aura vingt ans ; un an encore et elle aura le droit légal de résider où il lui plaira, comme elle a déjà le droit moral de penser ce qui lui plaît, de haïr et de repousser qui bon lui semble. Nous avons souffert et combattu pour la liberté, mon enfant, chacun selon nos forces. Respectons la liberté des consciences et reconnaissons que ce qui est du domaine de la croyance nous échappe.

— Vous avez raison, reprit Émilien, et, si ma sœur se rend bien compte de ce qu'elle a fait en quittant ainsi votre maison, je l'abandonnerai à ses préjugés. Mais peut-être ne sont-ils pas aussi invétérés que vous le pensez. Peut-être a-t-elle cru devoir obéir à la dernière volonté de ses parents, peut-être n'est-elle pas ingrate au fond du cœur, et, puisqu'elle touche à l'âge où elle pourra disposer d'elle-même, peut-être n'attend-elle que ce moment et ma sanction pour...

— Non ! jamais ! reprit Costejoux en se levant : elle ne m'aime pas, -- et, moi, je ne l'aime plus ! Son obstination a lassé ma patience, sa froideur a glacé mon âme ! J'en ai souffert, je l'avoue ; j'ai passé une nuit affreuse, mais je me suis raisonné, résumé, repris. Je suis un homme, j'ai eu tort de croire qu'il y avait quelque chose dans la femme. Pardon, Nanette, vous êtes une exception. Je peux dire devant vous ce que je pense des autres.

— Et votre mère ! m'écriai-je.

— Ma mère ! Exception aussi ! Vous êtes deux, et, après cela, je n'en connais pas d'autres. Mais allons la trouver, cette chère mère ; elle pleure Louise, elle ! elle pleure ! c'est un soulagement pour elle. Aidez-moi à la distraire, à la rassurer, car elle s'inquiète de moi avant tout, et moi, une chose me soulage, c'est que Louise ne l'eût pas rendu heureuse, elle ne l'aimait pas, elle n'aime et n'aimera jamais personne.

— Permettez-moi de croire ma sœur moins indigne ! répondit Émilien avec feu. Je pars, je veux partir à l'instant même. Je vous confie Nanette. Je serai de retour demain ; ma sœur ne peut être loin, puisqu'elle est partie hier au soir. Dites-moi quelle route elle a dû suivre.

— C'est inutile ! puisque le sacrifice est accompli...

— Non, il ne l'est pas !

— Émilien, laissez-moi guérir. J'aime mieux ne pas la revoir.

— Vous guérirez si elle est réellement ingrate, car, pour vous comme pour moi, pour nous qui sommes des cœurs dévoués, l'ingratitude est impardonnable, odieuse. Vous êtes un homme, vous l'avez dit, et je sais que cela est. Ne vous comportez pas en homme faible. Soyez généreux jusqu'au bout. Accueillez le repentir, si repentir il y a, et, si vous ne l'aimez plus, pardonnez-lui du moins avec la douceur et la dignité qui vous conviennent. Moi, je ne puis souffrir qu'elle vous quitte sans avoir obtenu ce pardon, c'est une question d'honneur pour moi. Adieu, renseignez-moi, pour que je la retrouve, j'exige cela de vous !

Émilien, malgré ses habitudes de douceur et de patience, était si résolu devant l'appel du devoir, que M. Costejoux dut céder et lui indiquer la route que Louise et Mme de Montifault avaient prise pour gagner la Vendée. Il m'embrassa, remonta dans la voiture qui nous avait amenés et partit sans entrer sous le toit de ses pères, sans y jeter même un regard.

Je réussis à rassurer Mme Costejoux sur l'état d'esprit de son fils ; lui-même réussit à lui faire croire, pendant le souper, qu'il était fatigué, brisé, mais tout à fait calmé, et que, Louise revînt-elle, il la reverrait avec une tranquille indifférence.

Il prit tellement sur lui-même, qu'il réussit à me persuader aussi. Il nous quitta de bonne heure, disant qu'il tombait de sommeil et que, quand il aurait dormi sur son chagrin et sa colère, il n'y songerait plus.

Mme Costejoux me pria de coucher dans sa chambre. Elle avait besoin de parler de Louise et de se plaindre de la dureté inouïe de la vieille Vendéenne, de son ton arrogant, de ses mépris, de son impertinence, contre lesquels Louise, confuse et comme paralysée, n'avait pas eu le cœur de protester.

— Et pourtant, lui dis-je, Louise aime votre fils, elle me l'avait confié, et, à présent, pour la justifier, je trahis son secret.

— Elle l'aimait, reprit-elle, oui, je l'ai cru aussi ; mais elle en rougit à présent, et bientôt, dans ce pays de prêtres où on l'emmène, elle s'en confessera comme d'un crime. Elle fera pénitence pour laver cette honte. Voilà comment son cœur nous remerciera de tant de bienfaits, de tendresses, d'hommages et de soins. Ah ! mon pauvre fils ! puisse-t-il guérir par le mépris !

Elle s'endormit en gémissant ; moi, je ne pus fermer l'œil. Je me demandais si, en effet, le mépris guérit de la passion : je ne savais ! Je n'avais pas d'expérience. Je n'avais jamais connu l'atroce nécessité de mépriser une personne aimée. L'âme d'un homme agité comme M. Costejoux était pour moi un mystère. Je voyais en lui de si puissantes contradictions ! je me rappelais les sévérités, je pourrais dire les rigueurs de sa conduite politique, et, en même temps, sa généreuse pitié pour les victimes ; sa haine contre les nobles et cet amour pour Louise étaient pour moi une inconséquence indéchiffrable.

XXVIII

Je commençais à m'assoupir vers deux heures du matin, quand Mme Costejoux, en rêvant, prononça à voix haute et avec un accent de détresse le nom de son fils. Je crus devoir la tirer de ce mauvais rêve.

— Oui, oui, dit-elle en se soulevant, c'est un cauchemar ! Je rêve qu'il tombe d'une falaise élevée dans la mer. Mieux vaudrait ne pas dormir !

Mais, comme elle avait passé la nuit précédente à causer avec lui de leur commune préoccupation, elle se laissa retomber sur l'oreiller et se rendormit. Peu d'instants après, elle parla encore, et je saisis, parmi ses paroles confuses, cette prière dite d'un ton suppliant :

— Secourez-le, ne l'abandonnez pas !

Une crainte superstitieuse s'empara de mon esprit.

— Qui sait, me disais-je, si cette pauvre mère ne subit pas le contrecoup de quelque grand péril couru par son fils ? S'il était, lui, dans une crise de désespoir ? Et si, dans ce moment même où nous le croyons endormi, il se trouvait aux prises avec le vertige du suicide ?

Une fenêtre s'ouvrit au-dessous de la nôtre. Je regardai Mme Costejoux, elle tressaillit, mais ne s'éveilla pas. J'écoutai en retenant mon haleine, on marchait dans la chambre de M. Costejoux ; il ne reposait donc pas ? Avait-il l'habitude de se lever si matin ? En proie à une inquiétude sans but déterminé, mais insurmontable, je m'habillai à la hâte et je descendis sans bruit. Je collai mon oreille contre sa porte. Tout était rentré dans le silence. J'allais remonter, quand j'entendis marcher au rez-de-chaussée. Je redescendis encore jusqu'à la porte du jardin qu'on venait d'ouvrir. Je regardai vers le parc, je vis M. Costejoux qui s'y enfonçait. Je l'y suivis, résolue à l'observer et à le surveiller.

Il marchait à grands pas, faisant des gestes comme un orateur, mais sans parler. J'approchai, il ne s'en aperçut pas ; il m'effraya par son air égaré, ses yeux creusés mais brillants, qui semblaient voir des choses ou des êtres que je ne voyais pas. Était-ce une habitude d'étudier ainsi ses causes, ou un accès de délire ? Il alla jusqu'au fond du parc, qui se terminait en terrasse coupée à pic au-dessus de la petite rivière profondément encaissée, et il continua à gesticuler dans cet endroit dangereux, s'approchant jusqu'au rebord écroulé, comme s'il n'eût pas su où il était. Au risque de l'interrompre dans un travail d'esprit, peut-être salutaire, je le joignis vivement, je lui saisis le bras et le forçai à se retourner.

— Qu'y a-t-il donc ? s'écria-t-il, surpris et comme terrifié ; qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

— Vous dormiez en marchant ? lui dis-je. Vous ne saviez pas où vous étiez ?

— C'est vrai, dit-il, cela m'arrive quelquefois. Ce n'est pas tout à fait du somnambulisme, cela y ressemble... C'est de famille, mon père était comme cela quand il travaillait une cause difficile.

— Et la cause que vous travaillez maintenant...

— Est une cause perdue ! Je m'imaginais parler à une assemblée de chouans, à qui je redemandais Louise et qui voulait me mettre à mort. Voyez ! ma vie est sauvée, puisque vous m'avez réveillé au bord de l'abîme ; mais ils ne me rendront pas Louise. J'ai plaidé devant des pierres !

— Ainsi vous rêviez ? C'est bien vrai ? Vous n'aviez pas d'intention mauvaise ?

— Que voulez-vous dire ?

Et, comme je n'osais pas émettre ma pensée, il fit un effort pour la deviner. Il recouvra aussitôt une lucidité complète, et, me saisissant la main :

— Bonne Nanon, reprit-il, vous m'avez pris pour un fou ou pour un lâche ! Comment êtes-vous ici ? Les ouvriers ne sont pas encore levés et il fait à peine jour.

— C'est pour cela que je me suis inquiétée en vous entendant sortir.

— Vous ne dormiez donc pas ? Est-ce que ma mère s'inquiète aussi ?

— Non, elle dort.

— Pauvre mère, c'est le bienfait de son âge ! Elle n'est plus de force à se tourmenter beaucoup.

— Ne croyez pas cela ! Elle dort bien mal ; elle rêvait tout à l'heure que vous tombiez d'une falaise dans la mer. C'est pour cela que j'ai eu peur, et bien m'en a pris. Vous pouviez vous tuer tout à l'heure.

— Cela eût été heureux pour moi.

— Et pour elle ? Vous croyez que mourir de chagrin est une douce chose ?

— Nanon, je ne veux pas me tuer ! non ! À cause de ma mère, je supporterai l'horreur et le supplice de la vie. Pauvre chère femme, je le sais bien, que je la tuerais avec moi ! Voyez ! il y a comme un lien mystérieux entre les agitations de mon âme et les rêves de son sommeil. Ah ! je serais un misérable si je ne combattais pas l'attrait du suicide, et pourtant il me charme, il me fascine et m'endort ; il m'attire à mon insu ! Comment mon propre rêve m'a-t-il amené au bord de ce ravin ? Quittons vite ce lieu maudit. J'y suis venu hier matin. Je ne dormais pas, je regardais cette eau glauque qui rampe sous nos pieds. Je me disais : « La fin du martyre est là. » Je m'en suis éloigné avec effroi en pensant à ma mère ; je n'y reviendrai plus, je vous le jure, Nanon, je saurai souffrir.

Je l'emmenai dans la partie du jardin que sa mère pouvait voir de sa fenêtre en s'éveillant, et, en m'asseyant avec lui sur un banc, je provoquai l'épanchement de son cœur.

— Est-il possible, lui dis-je, que vous ayez laissé une si violente passion gouverner et troubler un esprit comme le vôtre ?

— Ce n'est pas cela seulement, répondit-il, c'est le reste, c'est tout ! C'est la République qui expire autour de moi et en moi-même. Oui, je la sens là qui meurt dans mon sein refroidi ; ma foi me quitte !

— Pourquoi donc ? lui dis-je. Ne sommes-nous pas encore en république, et l'ère de paix et de tolérance que vous rêviez, que vous annonciez, n'est-elle pas venue ? Nous sommes vainqueurs partout, nos ennemis du dehors nous demandent la paix et ceux du dedans sont apaisés. Le bien-être revient avec la liberté.

— Oui, il semble que les représailles soient assouvies et que nous entrions dans un monde nouveau qui serait la réconciliation du tiers état avec la noblesse, la paix au-dedans et au-dehors. Mais cette tranquillité est illusoire et ne durera qu'un jour. L'Europe monarchique n'acceptera pas notre indépendance, les mauvais partis conspirent et le tiers état s'endort, satisfait de l'importance qu'il a acquise. Il se corrompt déjà, il pardonne, il tend la main au clergé, il singe la noblesse et la fréquente, les femmes de cette race nous subjuguent, à commencer par moi qui suis épris d'une Franqueville dont je haïssais et méprisais le père. Vous voyez bien que tout se dissout et que l'élan révolutionnaire est fini ! J'aimais la Révolution comme on aime une amante. Pour elle, j'aurais de mes mains arraché mes entrailles ; pour elle, j'étais fier de souffrir la haine de ses ennemis. Je bravais même l'effroi inintelligent du peuple. Cet enthousiasme m'abandonne, le dégoût s'est emparé de moi quand j'ai vu le néant ou la méchanceté de tous les hommes, quand je me suis dit que nous étions tous indignes de notre mission et loin de notre but. Enfin ! c'est une tentative avortée, rien de plus ! les Français ne veulent pas être libres, ils rougiraient d'être égaux. Ils reprendront les chaînes que nous avons brisées, et nous qui avons voulu les affranchir, nous serons méconnus et maudits, à moins que nous ne nous punissions d'avoir échoué, en nous maudissant nous-mêmes et en disparaissant de la scène du monde !

Je vis tout ce que la chute des jacobins avait amassé de découragement et d'amertume dans cette âme ardente, qui ne pouvait plus comprendre les destinées de son pays confiées à d'autres mains, et qui ne pouvait ressaisir l'espérance. Pour lui, la patience était une transaction. Homme d'action et de premier mouvement, il ne savait pas garder son idéal, du moment que l'application n'était pas immédiate et irrévocable. Ce fut à moi, pauvre fille ignorante, de lui démontrer que tous les grands efforts de son parti n'étaient pas perdus, et qu'un jour, bientôt peut-être, l'opinion éclairée ferait la part du blâme et celle de la reconnaissance. Pour lui exprimer cela de mon mieux, je lui parlai beaucoup du progrès certain du peuple et des grandes misères dont la Révolution l'avait délivré. Je me gardai de revenir à mes anciennes critiques de la Terreur : il était encore plus pénétré que moi du mal qu'elle avait fait. Je lui en démontrai les bons côtés, le grand élan patriotique qu'elle avait donné, les conspirations qu'elle avait déjouées. Enfin, si j'eus quelque éloquence pour le convaincre, c'est que je fis entrer dans ma parole le feu et la conviction qu'Émilien avait mis dans mon cœur. Devant le grand dévouement de mon fiancé à la patrie, j'étais devenue moins paysanne, c'est-à-dire plus Française.

M. Costejoux m'écouta très sérieusement, et, voyant que j'étais sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son dépit contre Louise, et, l'ayant bien exhalé, il se laissa toucher par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu'il me promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien qu'il était malade. L'état bizarre où je venais de le surprendre n'était point son état normal, et ce n'était pas non plus celui d'un homme en santé. J'obtins qu'il mangerait et dormirait aussi régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et l'urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans les siennes, qu'il écarterait les idées de suicide comme indigne d'un bon fils et d'un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.

Pauvre Costejoux ! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura beaucoup devant les reproches d'Émilien. Elle eût voulu écrire, pour exprimer tous les combats de son cœur et marquer ses regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire, elle eût voulu parler elle-même ; mais elle n'osa revenir sur ses pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de redire tout ce qu'elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le monde.

Il était ou semblait guéri ; mais Louise s'ennuya de la misère, de la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle avait demandé asile.

Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de Mme Costejoux, et peu de semaines après elle épousa notre ami.

Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves reproches mutuels à se faire. Mais leurs cœurs ne s'entendirent et ne se confondirent qu'à la longue. Ils avaient chacun une religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean-Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d'elle, elle était si jolie avec ses grâces de chatte ; mais il ne pouvait la prendre au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son âme à l'endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral. Il s'attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes filles, dont l'une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville, mon fils aîné.

Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis aujourd'hui, et, quand nous avons le bonheur d'être tous réunis avec leurs enfants et leurs femmes, il s'agit de mettre vingt-cinq couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu'il adore, et la fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n'a pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n'ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m'occupe plus de politique -- je n'en ai pas le temps -- je ne les ai jamais contredits, et, si j'eusse été sûre d'avoir raison contre eux, je n'aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j'admirais la trempe de ces caractères du passé, l'un impétueux et enthousiaste, l'autre calme et inébranlable, qui n'ont pas vieilli et qui m'ont toujours semblé plus riches de cœur et plus frais d'imagination que les hommes d'aujourd'hui.

J'ai perdu, l'an dernier, l'ami de ma jeunesse, le compagnon de ma vie, l'être le plus pur et le plus juste que j'aie jamais connu. J'avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux chers enfants et petits-enfants qui m'entourent. J'ai soixante-quinze ans, et je n'ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon bien-aimé.

— Sois tranquille, m'a-t-il dit en mourant ; nous ne pouvons pas être longtemps séparés, nous nous sommes trop aimés en ce monde-ci pour recommencer l'un sans l'autre une autre vie.

Mme la marquise de Franqueville est morte en 1864, épuisée de fatigue pour avoir soigné les malades de son village dans une épidémie. Elle avait vécu jusque-là sans aucune infirmité, toujours active, douce et bienfaisante, adorée de sa famille, de ses amis et de ses paroissiens, comme disent encore les vieux paysans du centre. Elle avait acquis, par son intelligente gestion et celle de son mari et de ses fils, une fortune assez considérable dont ils avaient toujours fait le plus noble usage et dont elle se plaisait à dire qu'elle l'avait commencée avec un mouton.

J'ai su qu'elle avait, à force de sagesse et de bonté, vaincu les répugnances de ce qui restait de parents à son mari. Elle secourut ceux qui étaient tombés dans la détresse, et* *sut ménager si bien les convictions des autres, que tous la prirent en grande estime et même quelques-uns en grand respect. Mme de Montifault ne voulut jamais la voir, mais elle finit par dire un jour :

— On prétend que cette Nanon est une personne aussi distinguée et d'aussi bonne tenue que qui que ce soit. Elle fait du bien avec délicatesse ; peut-être même m'en a-t-elle fait à mon insu, car j'ai reçu des secours dont je n'ai jamais su la provenance. Au reste, j'aime autant ne pas le savoir. Quand les Bourbons reviendront et que je pourrai m'acquitter, je tirerai la chose au clair. Je ne me soucie pas d'avoir à remercier la Nanon, non plus que son jacobin de mari.

Tous les nobles persécutés de ce temps-là ne furent pas aussi implacables, et si, au retour des Bourbons, beaucoup d'entre eux furent vindicatifs, plusieurs furent reconnaissants et mieux éclairés. On a vu le grand parloir du moutier s'emplir, aux grandes occasions, de visiteurs et d'amis de tout rang, depuis les nobles parents des filles de M. Costejoux, descendantes des Franqueville par leur mère, jusqu'aux arrière-petits-fils de Jean Lepic, le grand-oncle de Nanon. Je me suis informé de Pierre et de Jacques Lepic, ces deux cousins de la marquise qui furent les compagnons de son enfance. L'aîné à qui elle avait appris à lire, devint officier ; mais lorsqu'il revint en congé, elle dut l'éloigner au moment de son mariage. Il s'était mis en tête de supplanter Émilien auprès d'elle, alléguant qu'il était aussi gradé que son rival et qu'il avait un bras de plus. Il s'est résigné et s'est fixé ailleurs. Quant au petit cousin Pierre, il est resté l'ami de la famille, et un de ses fils a épousé, sans cesser, quoique convenablement instruit, d'être un paysan, une des demoiselles de Franqueville.

J'ai eu occasion de voir une fois la marquise de Franqueville à Bourges, où elle avait affaire. Elle me frappa par son grand air sous sa cornette de paysanne qu'elle n'a jamais voulu quitter et qui faisait songer à ces royales têtes du moyen âge dont nos villageoises ont gardé la coiffure légendaire. J'ai vu aussi le marquis en cheveux gris avec sa manche vide attachée sur sa poitrine au bouton de sa veste. Lui aussi porta toujours le costume rustique. Ses manières simples, son langage pur et modeste, une beauté extraordinaire dans le regard, donnaient l'idée d'un homme de grand mérite, qui a préféré le bonheur à l'éclat et choisi l'amour à l'exclusion de la gloire.

Appendix A

Note: Inutile de dire qu'on chercherait vainement ces noms dans les souvenirs des habitants. Nanon a dû les changer en écrivant ses Mémoires.
Note: Il s'appelait Marin. Voir les intéressants détails publiés dans Le Progrès du Centre, par M. le docteur Fauconneau-Dufrène.
Note: Pierres posées sur la tranche et non à plat comme pour un pavement.
Note: J'ai su depuis, que c'était la Par-ell, en celtique, la haute pierre du feu, le grand autel des druides.

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TextGrid Repository (2023). French ELTeC Novel Corpus (ELTeC-fra). Nanon. Nanon. . ELTeC conversion. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001C-EC5F-F